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VIRGILE<br />
L'ENEIDE<br />
LIVRE Premier<br />
1
TRADUCTION DE FRANCK LOZAC'H<br />
2
LIVRE PREMIER<br />
-------------<br />
L’arrivée Énée à Carthage<br />
3
Je chante les armes et le héros qui, <strong>premier</strong><br />
Entre tous, des rivages de Troie, vint, banni<br />
Du sort, en Italie, des côtes où s’élevait<br />
Lavinium. Longtemps, et sur terre et sur mer,<br />
Il fut le jouet de la puissance des Dieux<br />
D'en haut, à cause du ressentiment de la<br />
Cruelle Junon ; et longtemps aussi il eut<br />
A souffrir les maux de la guerre en attendant<br />
De fonder sa ville et de transporter ses dieux<br />
Dans le Latium : de là sont sortis la race<br />
Latine, les Albains nos pères, et sur les hauteurs,<br />
Les remparts de Rome.<br />
Muse, rappelle-moi les causes ;<br />
Dis-moi pour quelle offense à sa divinité,<br />
Et pour quelle injure, la reine des dieux poussa<br />
Un héros, d'une insigne piété, dans un semblable<br />
Enchaînement de malheurs et devant de si<br />
Rudes épreuves. Entrerait-il tant de colère<br />
Dans les âmes divines ?<br />
Une ville occupée<br />
Autrefois, (des colons tyriens l'habitèrent)<br />
Carthage, voyait au loin, en face, l'Italie<br />
4
Et les bouches du Tibre, abondante en richesse<br />
Et passionnément âpre pour l'ardeur guerrière.<br />
Junon la préférait à tout autre séjour,<br />
Dit-on, même à Samos. Là, elle avait ses armes<br />
Et son char. Si les destins le permettent, elle rêve<br />
Et s'efforce d'en faire la reine des nations,<br />
Dès lors. Mais elle avait su que du sang troyen<br />
Naîtrait une race qui renverserait un jour<br />
La citadelle tyrienne ; qu'un peuple, régnant<br />
De toute part et superbe à la guerre viendrait<br />
D'elle pour la ruine de la Libye : tel est<br />
Le destin déroulé par les Parques. C'est sa crainte ;<br />
Au souvenir de la guerre qu'elle avait jadis<br />
Soutenue devant Troie, pour ses Argiens chéris,<br />
La Saturnienne y joignait des raisons de haine<br />
Et de ressentiments farouches qui n'étaient pas<br />
Sortis de son esprit : au fond de son cœur vivent<br />
Toujours le jugement de Pis et l'injure<br />
De sa beauté méprisée, l'horreur d'une race<br />
Odieuse, l'enlèvement et les horreurs de<br />
Ganymède. Elle en brûlait encore, repoussant<br />
Loin du Latium, ballotté sur l'étendue<br />
De la mer le reste des Troyens échappé<br />
Aux Danaens et à l’impitoyable Achille<br />
5
Depuis de longues années, ils erraient de mer<br />
En mer, poussés par les destins. Tant était lourde<br />
Cette charge de fonder la nation romaine !<br />
A peine, hors de la vue des côtes siciliennes,<br />
Les Troyens faisaient-ils voile vers la haute mer,<br />
Soulevant de leur proue d'airain l'onde salée<br />
Que Junon qui gardait l'éternelle blessure<br />
Au fond du cœur, se dit à elle-même : "Moi, vaincue<br />
Me faut-il donc renoncer à mon entreprise<br />
Sans pouvoir écarter de l'Italie le roi<br />
Des Teucères ? Les destins ne le défendent. Pallas<br />
A bien pu brûler la flotte des Argiens et<br />
Les engloutir eux-mêmes pour châtier la faute<br />
Et les fureurs du seul Ajax, fils d'Oïlée.<br />
Elle a lancé du haut des nues le feu rapide<br />
De Jupiter, elle a dispersé leurs vaisseaux,<br />
A bouleversé les flots à l'aide des vents ;<br />
Elle a saisi dans un tourbillon le coupable,<br />
Sa poitrine transpercée vomissait des flammes<br />
Le clouant sur un roc pointu. Et moi la reine<br />
Des dieux, moi la sœur, l'épouse de Jupiter,<br />
Je guerroie depuis tant d'années contre un seul peuple !<br />
6
Qui, après cela, peut adorer la puissance<br />
De Junon ou viendra en suppliant porter<br />
Des vœux à ses autels ?<br />
Et son cœur enflammé<br />
S'agitait ainsi : elle arrive dans l'Éolie,<br />
La patrie des Orages, terre pleine des autans<br />
Furieux. Et là, dans une vaste caverne<br />
Le roi Éole maîtrise les vents tumultueux<br />
Et les bruyantes tempêtes. Il les tient ainsi<br />
A l'attache emprisonnés ; mais eux, indignés<br />
Remplissent la montagne de leur mugissement<br />
Se pressant de frémir autour de leurs barrières.<br />
Assis sur le roc le plus élevé, Éole<br />
Le spectre dans la main adoucit leur humeur<br />
Et tempère leur courroux. Sans lui, certainement<br />
Les mers les terres, les profondeurs du ciel seraient<br />
Emportées dans leur course, balayées dans les airs.<br />
Craignant ce danger, le Père Tout-Puissant les a<br />
Enfermés dans de sombres cavernes et il a<br />
Entassé une masse de hautes montagnes<br />
Sur leurs têtes ; et il leur a donné un roi qui,<br />
D’après un pacte précis, et selon ses ordres,<br />
Sut les serrer ou lâcher leurs rênes.<br />
7
C'est à lui<br />
Que Junon suppliante s'adressa en ces termes :<br />
"Éole, toi qui tiens du père des dieux et du roi<br />
Des hommes le pouvoir d'apaiser et de lever<br />
Les flots au gré des vents, une race ennemie<br />
Sur la mer Tyrrhénienne navigue, et elle porte<br />
En Italie Ilion avec ses Pénates<br />
Vaincus : Déchaîne les vents, submerge la flotte,<br />
Engloutis-les, disperse-les, convie la mer<br />
De leurs cadavres. J'ai quatorze nymphes dont le corps<br />
Est admirable. Déiopée est la plus belle.<br />
Je l'unirai à toi par un durable hymen<br />
Et elle sera ton bien pour toujours. Ce sera<br />
Le prix d'un tel service : qu'elle consacre sa vie<br />
A ta personne et qu'elle te fasse le père de beaux<br />
Enfants."<br />
Éole lui répondit : "C'est à toi, reine<br />
D’examiner avec soin ce que tu désires.<br />
Pour moi, mon devoir est d'exécuter tes ordres.<br />
C'est de toi que je tiens toute ma royauté<br />
Mon spectre et la faveur de Jupiter ; c'est toi<br />
Qui me permets de m'étendre au banquet des dieux,<br />
De disposer des orages et des tempêtes."<br />
8
Ayant dit, du feu de sa lance, il a frappé<br />
Le flanc de la montagne caverneuse. Les vents,<br />
Comme en un bataillon, par la porte qui s'ouvre<br />
Se précipitent et balayent dans un tourbillon<br />
La terre. L'Eurus, le Notus, l'Africus chargé<br />
D'ouragans la bouleversent dans ses profondeurs,<br />
Ils se sont abattus sur la mer, et ils roulent<br />
Sur les rivages de vastes flots. La clameur des<br />
Hommes se mêlent au sifflement des câbles. Soudain<br />
Les nuages dérobent le ciel et le jour<br />
Aux yeux des Teucères. Une ténébreuse nuit<br />
S'étend sur les eaux ; les cieux tonnent ; et l'éther brille<br />
De feux lumineux. Le spectacle de la mort<br />
S'offre aux regards des hommes.<br />
Énée sent se glacer<br />
Ses membres tout à coup. Il gémit et, levant<br />
Les paumes de ses mains vers les astres, il prononce<br />
Ces paroles-ci : "Trois et quatre fois heureux<br />
Ceux qui eurent la chance de mourir sous les yeux<br />
De leurs parents, face aux murs élevés de Troie !<br />
O toi fils de Tydée, le plus brave des Grecs,<br />
Que n'ai-je pu tomber dans la plaine d'Ilion<br />
Et rendre l'âme sous tes coups, aux lieux où gît<br />
9
Le farouche Hector, transpercé par le fer de<br />
L'Eacide, où est couché le grand Sarpédon,<br />
Où le Simoïs a englouti et roulé<br />
Dans ses ondes tant de boucliers, et de casques, et<br />
De corps de héros !"<br />
Comme il disait ces paroles,<br />
Le souffle strident de l'Aquilon frappe en plein<br />
Sa voile, et jusqu’aux astres soulève les flots.<br />
Et les rames se brisent, puis la proue se détourne<br />
Et découvre aux vagues le flanc du vaisseau. Et l'onde<br />
Aussitôt s'amoncelle en forme de montagne<br />
Abrupte. Les uns restent suspendus à la cime,<br />
Du fond du gouffre béant, les autres aperçoivent<br />
La terre. L'eau avec le sable furieusement<br />
Bouillonnent. Le Notus fait tournoyer trois vaisseaux<br />
Et les lance sur des rochers invisibles, rochers<br />
Que les Italiens nomment Autels, et au milieu<br />
De la mer, comme un dos énorme ils en effleurent<br />
La surface. L'Eurus en précipite trois autres<br />
De la haute mer sur des bas-fonds, sur des syrtes,<br />
Pitoyable spectacle ! les brise sur des écueils<br />
Et les ceint d'une barrière de sable. Celui<br />
Qui portait les Lyciens avec le fidèle<br />
Oronte, reçoit un énorme paquet de mer,<br />
10
Sous les yeux mêmes Énée, qui de sa hauteur<br />
S'abat sur la poupe. Le pilote est arraché<br />
Et roulé la tête en avant. Sous la poussée<br />
Du flot, trois fois, sans changer de place, le navire<br />
Tourne sur lui-même, le rapide tourbillon<br />
L’engloutit. Et quelques rares nageurs apparaissent<br />
Çà et là sur le gouffre immense, avec des armes,<br />
Des planches et le trésor de Troie. Ni le solide<br />
Vaisseau d'Ilionée, déjà, ni celui du<br />
Vaillant Achate, ni celui qui porte Abas, ni<br />
Celui que monte le vieil Aletès n'ont su<br />
Résister à la tempête. Par les flancs disjoints,<br />
Ils laissent passer l'onde ennemie : ils se fendent,<br />
S'entrouvrent de toutes parts.<br />
Cependant Neptune<br />
A entendu les convulsions tumultueuses<br />
De la mer avec la tempête déchaînée,<br />
Et la mer agitée jusqu'en ses profondeurs<br />
L'a vivement ému. Il lève son calme front<br />
Sur la vaste étendue, promenant son regard<br />
Au loin. Il voit la flotte Énée dispersée<br />
Sur toute la mer, et les Troyens accablés<br />
Par les flots, le ciel qui semble fondre sur eux.<br />
11
Le frère de Junon reconnaît les artifices<br />
Et les fureurs de sa sœur Il appelle à lui<br />
L'Eurus et le Zéphyr : "Est-ce votre origine,<br />
Leur dit-il, qui vous aura donné une telle<br />
Audace ? Vous bouleversez le ciel et la terre<br />
Sans ma permission, vous osez, vents insolents<br />
Soulever ces énormes masses ? Je devrais vous...<br />
Il vaut mieux apaiser l'agitation des flots.<br />
Désormais, je vous ferai payer votre faute.<br />
Hâtez-vous de vous enfuir et dites ceci<br />
A votre roi : "Ce n'est pas à lui, mais à moi<br />
Que le sort a donné l'empire de la mer et<br />
Le terrible trident ! Les énormes rochers,<br />
Votre demeure, Eurus, il les possède avec<br />
Sa cour. Qu'Eole se pavane dans ce beau palais<br />
Et qu'il règne dans la prison des vents captifs."<br />
Il dit et en moins de temps encore qu'il n'en faut,<br />
Il apaise les flots gonflés et met en fuite<br />
Tout 1'amoncellement de nuages et ramène<br />
Le soleil. Tous deux, Cymothoé et Triton<br />
Dégagent les navires de la pointe des rocs.<br />
Et lui-même les soulève de son trident,<br />
12
Ouvre les vastes syrtes et aplanit les eaux,<br />
Il effleure la surface des ondes, de ses roues<br />
Légères.<br />
Souvent il arrive qu'une sédition<br />
S'élève dans un grand peuple, et la plèbe ignoble<br />
Est en proie à la colère. Les brandons, les pierres<br />
Déjà volent ; la fureur arme tous les bras. Mais<br />
Si un homme apparaît, et que par sa pitié,<br />
Ses services rendus, il soit recommandable,<br />
La foule s’arrête, se tait et attentive<br />
Prête l'oreille : il parle, sa parole maîtrise<br />
Les esprits et adoucit les cœurs. Ainsi est<br />
Tombé tout d'un seul coup le fracas de la mer<br />
Dès que le père des Dieux, surveillant du regard<br />
La plaine liquide, sous un ciel redevenu<br />
Serein, lance ses chevaux, il lâche les rênes<br />
Et son char vole sur les eaux.<br />
(Et) harassés,<br />
Les compagnons Énée se hâtent de gagner<br />
Les rivages les plus proches, et ils se dirigent<br />
Vers les côtes de la Libye. Là, dans une baie<br />
Profonde est une île, et ses flancs disposés<br />
Forment un port, les flots venus du large s’y brisent<br />
13
Se séparent et forment deux courants. Des deux côtés,<br />
De vastes rochers et des cimes menaçantes<br />
Se dressent vers le ciel. Sous leur escarpement<br />
Les flots sont calmes et silencieux. Au-dessus<br />
Comme un mur de fond des arbres touffus s'élèvent<br />
Aux feuilles frémissantes, et un bois noir étend<br />
Son ombre mystérieuse. En face de l'île<br />
Sous des rocs suspendus, se creuse une caverne<br />
Avec des eaux douces, et dans la pierre vive<br />
Des bancs semblent taillés : une demeure de Nymphes.<br />
Là les navires fatigués par l’orage ne sont<br />
Retenus par des câbles ou enchaînés par l'ancre<br />
A la dent mordante. C'est là Énée rassemble et<br />
Rallie les sept derniers vaisseaux de sa flotte.<br />
Impatients de toucher la terre, les Troyens<br />
Débarquent, s'emparent de cette plage tant désirée<br />
Et sur la grève reposent les membres ruisselants<br />
D'eau salée.<br />
Achate fait jaillir d'un caillou<br />
Une étincelle, la recueille sur des feuilles sèches,<br />
L'entoure et la nourrit de brindilles qu'il enflamme.<br />
Pressés par le besoin, ils retirent des vaisseaux<br />
14
Les provisions de Cérès que l'eau de la mer<br />
A altérées, et les instruments de Cérès.<br />
Ils s’apprêtent à sécher au feu et à broyer<br />
Sous la pierre le grain sauve du naufrage.<br />
Énée<br />
Cependant escalade un rocher et promène<br />
Son regard sur la mer immense. Il voudrait voir<br />
Ballottés par le vent, Anthée et les birèmes<br />
Phrygiennes, Capys, les armes de Caïcus<br />
Sur sa poupe élevée. Nul vaisseau ne paraît<br />
A l'horizon, mais il aperçoit trois cerfs errer<br />
Sur le rivage, derrière eux, un troupeau entier<br />
Qui paît en longue file à travers la vallée.<br />
Il s'arrête, et saisit dans les mains du fidèle<br />
Achate, son arc et les flèches rapides ; d'abord<br />
Il abat les trois cerfs dont la tête élevée<br />
Portait de longues ramures, ensuite il disperse<br />
Les autres et poursuit de ses traits la troupe entière<br />
Qui détale confusément sous les bois feuillus.<br />
Il ne s’arrête point avant qu’il n'ait à terre<br />
Étendu sept énormes cerfs, un nombre égal<br />
A celui des vaisseaux.<br />
15
Il regagne le port,<br />
Partage son butin avec ses compagnons,<br />
Et distribue les amphores que le bon Aceste<br />
Avait remplies de vin au départ sur la côte<br />
De Trinacrie, il console leurs cœurs affligés<br />
En ces termes :<br />
"Ô compagnons, nous n'oublions pas<br />
Nos malheurs d'autrefois, et vous avez souffert<br />
Des pires maux d'aujourd'hui, mais la divinité<br />
Mettra encore un terme à ces misères. De près<br />
Vous avez vu la rage de Scylla, ses rochers<br />
Mugissant. Vous avez éprouvé ce que sont<br />
Les rocs des Cyclopes. Reprenez courage et<br />
Bannissez la crainte qui vous attriste. Peut-être<br />
Un jour aurez-vous du plaisir à évoquer<br />
Ces souvenirs. Par un long chemin de hasards<br />
Et de périls nous avançons vers le Latium<br />
Où les destins nous montrent des demeures tranquilles.<br />
Là les dieux nous permettront de ressusciter<br />
Le royaume de Troie. Soyez patients et<br />
Réservez-vous pour des jours favorables."<br />
Ainsi<br />
Son visage feint l'espoir tandis que son cœur cache<br />
16
Une profonde douleur. Les Troyens se mettent<br />
En devoir d’apprêter pour le prochain repas<br />
Les bêtes abattues. Ils dépouillent les côtes<br />
Et mettent à nu les viscères. Les uns découpent<br />
Et embrochent les chairs palpitantes. Sur le rivage<br />
D'autres placent des vases d'airain et attisent<br />
Les flammes. Ils reprennent leurs forces en mangeant, et,<br />
Couchés sur l'herbe, ils se rassasient d'un vieux vin<br />
Et de grasse venaison. La faim satisfaite<br />
Les tables enlevées, ils déplorent la perte<br />
De leurs compagnons dans de longs entretiens, et<br />
Partagés entre l'espoir et la crainte, ils doutent<br />
S'ils vivent encore. Ont-ils rendu leur dernier<br />
Soupir ? N'entendent-ils plus l'appel de leur nom ?<br />
Surtout le pieux Énée en lui-même gémit<br />
La perte du vaillant Oronte et d'Amycus,<br />
Le cruel destin de Lycus, le fort Gyas<br />
Et le fort Cloanthe.<br />
Ils avaient fini, quand,<br />
Jupiter contemplant du haut de l'éther et<br />
La mer, couverte de voiles, l'étendue des terres,<br />
Les rivages, et les immenses peuples, s'arrêta<br />
17
Au sommet du ciel, fixant ses regards sur le<br />
Royaume de Libye. Tandis que cette vue<br />
Occupait son esprit, triste, les yeux brillants<br />
Mouillant de larmes, Vénus lui dit : "Toi qui gouvernes<br />
Sous des décrets éternels les destins des hommes<br />
Et des dieux, qui les épouvante sous ta foudre,<br />
Quel crime mon Énée et les Troyens ont-ils pu<br />
Commettre envers toi, pour se voir, après tant de<br />
Désastres, fermer à cause de l'Italie tout<br />
L'Univers ? C'est d'eux pourtant, qu'un jour, les Romains<br />
Devaient naître, c'est du sang ranimé de Tencer<br />
Que devaient sortir ces maîtres dont le souverain<br />
Empire s'étendra sur la mer et sur les terres.<br />
Tu me l'avais promis. Qui donc t'a fait changer,<br />
Mon Père ? Car c’est dans cette pensée, à dire vrai,<br />
Que je me consolais de la chute de Troie<br />
Et de ses lamentables ruines : aux destins<br />
J'opposais des destins meilleurs. Mais maintenant<br />
Après tant de revers, c'est la même fortune<br />
Qui les poursuit encore. Grand roi, quand finiront<br />
Leurs épreuves ? Anténor échappé du milieu<br />
Des Achéens, aura pu sans danger pénétrer<br />
Dans le golfe d'Illyrie, même jusqu'au fond<br />
Du royaume des Liburnes, et franchir les sources<br />
18
D'où le Timave, par neuf bouches, sort de la montagne<br />
Avec un vaste grondement, tel une mer<br />
Impétueuse, et de ses flots retentissants<br />
Inonde les campagnes. C'est là pourtant qu'il a<br />
Fondé la ville de Patavium, qu'il a<br />
Fixé ses Troyens, donné un nom à son peuple<br />
Et suspendu les armes de Troie. Aujourd’hui<br />
Il se repose tranquille dans une paix profonde.<br />
Mais nous, ta progéniture, à qui tu promets<br />
Une place au ciel, nous perdons nos vaisseaux et<br />
Livrés aux courroux d'une seule divinité<br />
O douleur indicible, nous sommes rejetés<br />
Loin des côtes d'Italie ! Est-ce là le prix<br />
De la piété ? Est-ce ainsi que tu nous remets<br />
Le spectre en nos mains ?"<br />
Le père des Dieux et des hommes<br />
Souriant de cet air qui calme le ciel et<br />
Les tempêtes, donna un baiser à sa fille puis<br />
Il lui répondit : "Rassure-toi, Cythérée,<br />
La destinée de tes Troyens reste immuable.<br />
Tu verras la ville, les murs de Lavinium<br />
Qui t'ont été promis, et tu élèveras<br />
Jusqu'aux astres du ciel le magnanime Énée.<br />
Rien ne m'a fait changer. Je veux bien dérouler,<br />
19
Puisque cette inquiétude te ronge, sous tes yeux,<br />
Toute la succession des secrets du destin :<br />
Ce héros soutiendra une terrible guerre<br />
En Italie, domptera les peuples farouches<br />
Et donnera à ses guerriers des lois et des<br />
Remparts jusqu'au moment où le troisième été<br />
L'aura vu régner dans le Latinium et où<br />
Sur la soumission des Rutules aura passé<br />
Le troisième hiver. L'enfant qui porte aujourd'hui<br />
Le surnom d'Iule (car il s'appelait Ilus<br />
Tant que subsistera le royaume d'Ilion),<br />
Ascagne, remplira de son règne le long<br />
Déroulement des mois qui forme trente années,<br />
Il portera le siège de sa royauté<br />
De Lavinium à Abbe-la-Longue, et là<br />
Il ceindra cette ville de puissantes murailles.<br />
Là, pendant trois siècles pleins, régnera la race<br />
D'Hector, jusqu'à ce qu'Ilia, reine et prêtresse<br />
Fécondée par Mars, mette au monde deux jumeaux.<br />
Romulus, regorgeant de lait, à l'ombre fauve<br />
D'une louve, sa nourrice, recevra le spectre<br />
Fondera la ville de Mars, et nommera<br />
Les Romains de son nom. Je ne mets de limites<br />
A leur puissance, ni dans le temps ni dans l'espace,<br />
20
Je leur ai donné un empire sans fin. Et même<br />
Junon, âpre, qui fatigue aujourd'hui de ses craintes<br />
Et la mer et la terre et le ciel, cédera<br />
A des sentiments meilleurs et protégera<br />
Avec moi le peuple qui portera la toge,<br />
Les Romains, maîtres du monde. C'est ma volonté<br />
Un jour viendra après bien des temps, la maison<br />
D'Assaracus soumettra à sa servitude<br />
Phtie et la fameuse Mycènes, et dominera<br />
Sur Argos vaincue. Puis naîtra César, Troyen<br />
De belle origine qui étendra son empire<br />
Jusqu'à l'Océan, sa renommée jusqu'aux astres :<br />
Son nom de Jules lui viendra du grand nom d'Iule.<br />
Tu le recevras au ciel, libre de soucis,<br />
Chargé des dépouilles de l'Orient. A lui<br />
Aussi les mortels adresseront leurs prières ;<br />
Alors les guerres cesseront, les générations<br />
Farouches s'adouciront. La Foi chenue, Vesta,<br />
Quirinus avec son frère Rémus donneront<br />
Des lois. D'étroites chaînes de fer tiendront closes<br />
Les portes redoutées du temple de la Guerre.<br />
Et au-dedans, la Fureur sacrilège assise<br />
Sur un morceau d'armes meurtrières, et les mains<br />
21
Attachées derrière le dos par cent nœuds d'airain<br />
Frémira, hérissée et la bouche sanglante."<br />
Il dit, et du haut des cieux il envoie le fils<br />
De Maia pour que l'hospitalité ouvre<br />
Aux Troyens la terre avec la ville nouvelle<br />
De Carthage. Il craignait que Didon ignorant<br />
Le destin ne le repousse de ses frontières.<br />
Le dieu, vole et rame de ses ailes à travers<br />
L'air immense et arrive en un instant aux bords<br />
De la Libye. Et les ordres de Jupiter,<br />
Déjà il les exécute. Les Carthaginois<br />
Se dépouillent de leur humeur farouche, la reine<br />
Surtout exprime des sentiments pacifiques<br />
Et de bienveillance à l'égard des Troyens.<br />
Or,<br />
Le pieux Énée qui avait consacré sa nuit<br />
A réfléchir, à l'apparition du <strong>premier</strong><br />
Rayon de la bonne lumière se lève et sort.<br />
Il veut explorer ces lieux inconnus, savoir<br />
Sur quels bords les vents l'ont poussé, Si ce pays<br />
Qu'il voit inculte, est habité par des hommes<br />
Ou des bêtes sauvages, et rapporter à ses<br />
Compagnons ses découvertes. Il cache sa flotte<br />
22
Dans un enfoncement des bois, sous une voûte<br />
De rochers, entourée d'arbres et d'ombres touffues.<br />
Lui-même se met en route accompagné du seul<br />
Achate, balançant à la main deux javelots<br />
Armés d'un large fer.<br />
Sa mère s'offre à sa vue<br />
Au milieu de la forêt, elle avait les traits,<br />
Le costume et les armes d'une vierge de Sparte,<br />
Ou telle la Thrace Harpalyce quand elle fatigue<br />
Ses chevaux, et devance à la course le survol<br />
De l'Eurus. Vêtue en chasseresse, elle avait<br />
Suspendu à ses épaules l'arc souple, selon<br />
L’usage et elle avait laissé sa chevelure<br />
Flotter au caprice du vent, sa jambe nue<br />
Jusqu'au genou, et les plis flottant de sa robe<br />
Relevés par un nœud. "Hé ! Jeunes gens, fit-elle<br />
La première, dites-moi si vous n'avez pas vu<br />
Par hasard une de mes sœurs errer ici,<br />
Armée d'un carquois et couverte de la peau<br />
De lynx tachetée, chasser à grands cris la course<br />
D'un sanglier écumant ?"<br />
Ainsi Vénus parle,<br />
Et le fils de Vénus lui répond : "Je n'ai vu<br />
23
Ni entendu aucune de tes sœurs, ô vierge<br />
Que je ne sais comment nommer. Car tu n'as pas<br />
L'air d'une mortelle et ta voix n'a pas le son<br />
Humain. Déesse, certainement (es-tu la sœur<br />
De Thébus, ou du sang des Nymphes ?), sois-nous propice,<br />
Et allège, qui que tu sois, notre lourde tâche.<br />
Sous quels cieux, sous quelles rives, sommes-nous jetés ?<br />
Fais-le nous savoir. Nous ignorons tout, les lieux,<br />
Les hommes, nous errons ici poussés par le vent<br />
Et les vastes flots ? Et nos mains feront tomber<br />
Plus d'une victime devant tes autels."<br />
Alors<br />
Vénus : "Je ne suis pas digne d'un tel honneur.<br />
C'est l'usage des vierges Tyriennes de porter<br />
Le carquois, de chausser le cothurne de pourpre<br />
Jusqu'aux jambes.<br />
Tu vois là le royaume punique,<br />
En état Tyrien et la ville d'Agénor,<br />
Mais le pays appartient aux Libyens, race<br />
Indomptable et guerrière. Le pouvoir appartient<br />
A Didon qui a quitté la Ville de Tyr<br />
Pour fuir son frère. L'Histoire de ses malheurs est longue,<br />
Longues ses péripéties : j'en effleurerai<br />
24
Les faits les plus importants.<br />
Son mari Sychée<br />
Était le plus riche des Seigneurs de Phénicie,<br />
La malheureuse le chérissait d'un grand amour.<br />
Son père la lui avait donnée vierge et l'avait<br />
Mariée sous les <strong>premier</strong>s auspices de l'hymen.<br />
Son frère, qui possédait le royaume de Tyr<br />
Pygmalion, était le plus abominable<br />
Des scélérats. Une haine furieuse se mit<br />
Entre les deux beaux-frères, et l'impie aveuglé<br />
Par son amour de l'or surprend et tue Sychée<br />
En secret au pied de son autel, sans pitié<br />
Pour l'amour de sa sœur. Le forfait demeura<br />
Longtemps caché, et il fit preuve d'impostures,<br />
Trompant d'un vain espoir l'amante désolée.<br />
Elle vit dans son sommeil l'ombre de son mari,<br />
Privé de sépulture, le visage recouvert<br />
D'une pâleur étrange : il lui montra l'autel<br />
Sanglant, sa poitrine traversée d'une lame,<br />
Et il lui dévoile le mystérieux crime<br />
Commis dans son palais. Puis il lui conseilla<br />
De fuir en toute hâte, de quitter sa patrie<br />
Et pour l'aider dans son voyage il lui montra<br />
D'anciens trésors enfouis sous la terre, amas<br />
25
Ignoré d'argent et d'or. Remplie de frayeur,<br />
Didon se préparait à fuir et recherchait<br />
Des compagnons. Autour d'elle se rassemblent ceux<br />
Qui avaient éprouvé une haine féroce<br />
Et un âpre sentiment de crainte à l'égard<br />
Du tyran. Ils s'emparent de vaisseaux qui allaient<br />
Par hasard, appareiller. Ils les chargent d'or<br />
Et les richesses que l'avide Pygmalion<br />
Avait convoitées, sont emportées sur la mer.<br />
Une femme a tout conduit. Arrivés au lieu<br />
Où tu verras aujourd'hui d'énormes remparts<br />
Et la citadelle imposante de la nouvelle<br />
Carthage, ils achetèrent tout le sol qu'on pouvait<br />
Entourer avec la peau d'un taureau, d'où son<br />
Nom de Byrsa. Mais vous enfin, qui êtes-vous ?<br />
D'où venez-vous ? Où allez-vous ?"<br />
A ces questions<br />
Il soupire, tirant sa voix du fond de sa poitrine<br />
"O déesse, dit-il si je remontais jusqu'à<br />
L’origine première de mes maux, si tu avais<br />
Le loisir d'en écouter le récit, Vesper,<br />
Avant la fin de mon récit, aurait fermé<br />
Les portes de l'Olympe et du jour.<br />
26
Nous venons<br />
De l'Antique Troie dont le nom est arrivé<br />
Peut-être à tes oreilles. Errant de mer en mer,<br />
Les hasards de la tempête nous auront jetés<br />
Sur les côtes de la Libye. Je suis le pieux<br />
Énée, et j'emporte avec moi sur mes vaisseaux<br />
Les Pénates arrachés à l'ennemi, et<br />
Mon renom est allé jusqu'au haut de l'éther.<br />
Je cherche l'Italie, ma patrie, le berceau<br />
De mes pères qui descendent du grand Jupiter.<br />
Je me suis embarqué sur la mer de Phrygie<br />
Avec vingt vaisseaux. Quand la déesse, ma mère,<br />
Me montra le chemin, je suivis les destins<br />
Qui m'étaient imposés : c'est à peine s'il m'en reste<br />
Sept, brisés par les ondes et par 1'Eurus. Moi-même<br />
Inconnu et dénué de tout, je parcours<br />
Les déserts de la Libye, chassés d'Europe et<br />
D'Asie.<br />
Mais Vénus ne pouvait supporter<br />
Plus longtemps, et elle l'interrompit au milieu<br />
De sa douleur : "Qui que tu sois, non,[---]<br />
Je le crois, les dieux ne t'accusent point de vivre,<br />
Puisque, à la ville des Tyriens tu es<br />
Arrivé. Poursuis donc et va d'ici au seuil<br />
27
De la reine. Je t'annonce que tes compagnons sont<br />
De retour et que ta flotte t'es revenue.<br />
Un heureux chargement des Aquilons les a<br />
Ramenés en un lieu sûr, à moins toutefois<br />
Que mes parents qui m'ont instruite ne m'est trompée.<br />
Vois ces douze cygnes heureux de s'être formés<br />
En bataillon. L'oiseau de Jupiter fondant<br />
Des plaines éthérées, les avait dispersés<br />
Dans le vaste ciel ; maintenant, en longue file<br />
Ils semblent descendre sur la terre ou choisissent<br />
D'en haut la place où atterrir. Ces oiseaux fêtent<br />
Le retour du battement strident de leurs ailes ;<br />
Ils tournoient dans le ciel et ils font retentir<br />
Leurs chants. Tes vaisseaux et tes jeunes équipages<br />
De même sont au port, à voiles déployées,<br />
Ils y entrent déjà. Poursuis donc : ce chemin<br />
Te conduit ; suis-le."<br />
Elle dit, détournant la tête,<br />
Elle fit briller son cou de rose ; et ses cheveux<br />
Parfumés d'ambroisie exhalèrent une odeur<br />
Divine ; les plis de sa robe s'abaissèrent jusqu'à<br />
Ses pieds et sa démarche révéla la déesse.<br />
28
Énée a reconnu sa mère, il la poursuit<br />
Avec ces paroles : " Pourquoi toi aussi, cruelle,<br />
Abuses-tu ton fils de fausses apparences ?<br />
Que ne m'est-il donné de te presser la main,<br />
De t'entendre me parler et de te répondre<br />
Sans feinte." Et tout en lui adressant ces paroles,<br />
Il se dirige vers la ville. Pendant leur marche,<br />
Vénus les a enveloppés d'un nébuleux<br />
Brouillard, et elle a obscurci l'air autour d'eux<br />
Pour que personne ne puisse les voir ou les toucher,<br />
Les retarder ou leur demander les motifs<br />
De leur venue.<br />
Cependant elle s'élève dans les airs,<br />
S'éloigne vers Paphos, elle se plaît à revoir<br />
Ce séjour où les cent autels de son temple brûlent<br />
De l'encens de Saba, parfumés de guirlandes<br />
Fraîches.<br />
Cependant les guerriers avaient emprunté<br />
A grands pas le sentier qui les guide. Et déjà<br />
Ils gravissaient la colline qui de sa hauteur<br />
Domine toute la ville, dont le sommet fait face<br />
A la citadelle, Énée admire la masse<br />
29
Des édifices, jadis un amas de cabanes ;<br />
Et il admire les portes, le bruit de la foule,<br />
Le pavé des rues. Ardemment les Tyriens<br />
Travaillent : les uns prolongent les murs, ils construisent<br />
La citadelle, roulent de bas en haut des blocs<br />
De pierre ; les autres choisissent un emplacement<br />
Pour leur demeure et ils l'entourent d'un fossé.<br />
On élit des juges, des magistrats, un sénat<br />
Vénérable. Ici, l'on creuse des ports et là<br />
L'on jette les fondements profonds d'un théâtre<br />
Et l'on travaille dans le roc des colonnes immenses,<br />
Hautes décorations de la scène future.<br />
On voit dans les campagnes fleuries au retour<br />
De l'été, les abeilles en plein soleil sans trêve<br />
Affairées : elles élèvent leurs jeunes nourrissons<br />
Pour en faire des adultes, elles condensent le miel<br />
Limpide et gonflent leurs cellules d'un doux nectar,<br />
Elles déchargent de leurs fardeaux les arrivantes,<br />
Ou encore, en bataillon serré, elles repoussent<br />
De la ruche la troupe paresseuse des frelons.<br />
On travaille ardemment, et le miel embaumé<br />
Se parfume de l'odeur de thym.<br />
30
"Fortunés<br />
Ceux dont les murs s'élèvent déjà !", dit Énée<br />
En contemplant les hauts monuments de la ville.<br />
Ô merveille ! Enveloppé d'un nuage, il marche<br />
Dans la foule, se mêle aux Tyriens et n'est vu<br />
D’aucun d'eux.<br />
Au milieu de la cité, était<br />
Un bois sacré, riche d'ombre où les Phéniciens<br />
Battus des flots et des tourbillons déterrèrent<br />
Dès leur arrivée le présage que la royale<br />
Junon leur avait annoncé : c'était la tête<br />
D’un cheval fougueux, un signe pour la nation<br />
De victoire guerrière et d'abondance éternelle.<br />
Là, Didon la sidonienne y édifiait<br />
À Junon un grand temple, riche de ses offrandes<br />
Et de sa présence divine. Il s'élevait<br />
De son parvis des marches d'airain. Les linteaux<br />
Des portes étaient fixés par des travées d'airain<br />
Et sur les gonds pivotaient des portes d'airain.<br />
Dans ce bois sacré une chose inattendue<br />
Et rassurante s'offrit pour la première fois<br />
Aux regards Énée ; là, pour la première fois<br />
Il osa espérer le salut des Troyens<br />
31
Et concevoir dans sa misère un avenir<br />
Meilleur.<br />
Et comme il passe en revue les merveilles<br />
De cet immense temple en attendant la reine,<br />
Il admire la fortune de la ville, et l'adresse<br />
Des artisans, leur travail et l'œuvre, il voit<br />
Les batailles d'Ilion dans une série<br />
De tableaux, toutes ces guerres que la renommée<br />
Déjà a portées par tout l'univers, les fils<br />
D'Atrée, Priant et Achille cruel pour les uns<br />
Comme pour les autres. Il s'arrête et verse des larmes :<br />
" Quels dieux, dit-il Achate, quelle contrée sur la terre<br />
N'est pas déjà rempli du bruit de nos malheurs ?<br />
Voici Priam ! Ici même, les belles actions<br />
Sont récompensées. Il y a pour l'infortune<br />
Des larmes et les choses humaines touchent les cœurs.<br />
Ne crains pas : cette renommée, n'en doute pas,<br />
Contribuera à ton salut."<br />
Il se repaît<br />
L'âme de ces mauvaises peintures ; il gémit<br />
Longtemps, le visage inondé d'un flot de larmes.<br />
Il avait devant les yeux les combats, combats<br />
Autour de Pergame : d'un côté les Grecs fuyant,<br />
32
Pressés par la jeunesse troyenne, et de l'autre<br />
Les Phrygiens que poursuivait du haut de son char<br />
Achille au casque crêté. Tout près, en pleurant<br />
Il reconnaît les tentes de Rhésus aux toiles<br />
Blanches comme neige. C'est dans le <strong>premier</strong> sommeil<br />
Les surprenant, que le fils de Tydée sanglant<br />
Les emplit d'un vaste carnage, il détourna<br />
Vers son camp les ardents chevaux de Trace avant<br />
Qu'ils eussent goûté les pâturages de Troie et bu<br />
Les eaux de Xanthe.<br />
Et plus loin fuyait Troïlus<br />
Ayant perdu ses armes, jeune homme infortuné<br />
Et qui ne pouvait pas combattre contre Achille :<br />
Ses chevaux l'emportent, son corps reste suspendu,<br />
Attaché au char vide, il tient encore les rênes ;<br />
Sa nuque et sa chevelure sont traînées à terre,<br />
Sa lance renversée trace dans la poussière<br />
Un sillon.<br />
Cependant les femmes d'Ilion<br />
Montaient vers le temple de l'hostile Pallas.<br />
Elles portaient le voile sacré, les cheveux<br />
En désordre, tristes suppliantes qui se frappaient<br />
La poitrine. Mais la déesse détourna la tête<br />
33
Les yeux fixés à terre. Trois fois autour des murs<br />
D'Ilion, Achille avait traîné Hector et<br />
Maintenant à prix d'or, il vendait son cadavre.<br />
Alors Énée pousse du fond de sa poitrine<br />
Un gémissement immense quand il aperçoit<br />
Les dépouilles, le char, le corps de son ami et<br />
Priam qui tend au vainqueur ses mains désarmées.<br />
Il se retrouve lui-même en pleine mêlée<br />
Avec les chefs Achéens, et il reconnaît<br />
Les bataillons venus du pays de l'Aurore,<br />
Et les armes du noir Mennon. Et à la tête<br />
Des troupes d'Amazones, armées de boucliers<br />
En forme de lune, la fougueuse Penthésilée ;<br />
Et remplie d'ardeur an milieu de ses milliers<br />
De combattantes, le sein découvert et noué<br />
Par un baudrier d'or, la vierge de la guerre<br />
Ne craint pas de se mesurer à des guerriers.<br />
Pendant que le Dardanien Énée admire,<br />
Stupéfait, immobile, dans sa contemplation,<br />
La reine Didon, éclatante de beauté,<br />
S'avance vers le temple avec une nombreuse<br />
34
Escorte de jeunes gens autour d'elle.<br />
Et telle,<br />
Aux bords de l'Eurotas ou sur les jougs du Cynthe,<br />
Diane conduit des chœurs de danse : mille Oréades<br />
S'empressent de partout sur ses pas ; la déesse<br />
Marche, un carquois porté à l'épaule, elle dépasse<br />
De la tête toutes ces immortelles, d'une joie<br />
Secrète, le cœur de Latone tressaille. Et c'est ainsi<br />
Qu'apparaissait Didon, rayonnante au milieu<br />
Des siens, pressant les travaux et l'achèvement<br />
De son futur empire.<br />
Puis, arrivée aux portes<br />
Du sanctuaire, sous la voûte du temple, ayant<br />
Autour d'elle des hommes en armes sur un trône très<br />
Élevé, elle s'assit. Elle rendait la justice<br />
Ou donnait des lois à son peuple, elle partageait<br />
Équitablement les travaux on les tirait<br />
Au sort, quand tout à coup Énée voit s'approcher<br />
Au milieu d'un grand concours de foule, Arthée et<br />
Sergeste, le vaillant Cloanthe, et d'autres Troyens<br />
Que le noir tourbillon de la tempête avait<br />
Dispersés sur la mer et rejetés bien loin<br />
Vers d'autres rivages.<br />
35
Énée reste stupéfait<br />
Et comme lui, Achate est bouleversé de joie<br />
Et de crainte, car ils désiraient avec ardeur<br />
Leur serrer la main. Cette aventure inouïe<br />
Jette le trouble dans leur cœur, ils se contiennent,<br />
Et, en observant sous leur manteau de nuée,<br />
Ils attendent afin de savoir quel a été<br />
Le sort de leurs compagnons, et sur quel rivage<br />
Ils ont laissé leur vaisseau, dans quel but ils viennent<br />
Car c'était une ambassade choisie parmi<br />
Tous les vaisseaux qui venait implorer l'accueil<br />
Bienveillant de la reine, et ils se dirigeaient<br />
Vers le temple au milieu des clameurs.<br />
Une fois<br />
Introduits, lorsqu'on leur eut permis de parler<br />
Devant la reine, le plus âgé, Ilionée<br />
Sur un ton apaisé commença en ces termes<br />
"Ô reine, à qui Jupiter donna de fonder<br />
Une ville nouvelle et de mettre le frein<br />
Des lois à des nations superbes, nous malheureux<br />
Troyens, traînés par les vents sur toutes les mers<br />
Nous te prions : écarte nos vaisseaux des feux<br />
Criminels, épargne une race pieuse et<br />
Examine ce que nous sommes. Nous ne sommes pas<br />
36
Venus avec le fer ravager les Pénates<br />
Libyens ou ravir et emporter le butin<br />
De vos richesses vers le rivage. Nos cœurs n'ont pas<br />
Une telle audace ni de vaincre une telle<br />
Insolence. Il est un pays que les Grecs nomment<br />
Hespérie, terre artique, puissante par les armes<br />
Et par la fécondité de la glèbe ; jadis<br />
Les Oemotriens l'ont habitée, et l'on dit<br />
Aujourd'hui que les descendants l'ont appelée<br />
Italie du nom de leur roi. Et c'était là<br />
Que nous allions, quand soudain surgissant avec<br />
Les flots, l'orageux Orion nous a entraînés<br />
Sur des fonds invisibles ; dans le déchaînement<br />
Des Austers, au milieu des vagues qui nous passaient<br />
Au-dessus de la tête, à travers des rochers<br />
Inextricables, il nous a dispersés ; et peu<br />
D'entre nous ont pu regagner à vos rivages.<br />
Mais quelle est cette race d'hommes ? Et quelle patrie<br />
Assez barbare favorise de pareilles mœurs ?<br />
On nous refuse l'hospitalité du rivage !<br />
On nous déclare la guerre et l'on nous interdit<br />
De mettre le pied sur une bande de sable.<br />
Si vous méprisez la race humaine et les armes<br />
Des mortels, craignez du moins les dieux qui n'oublient<br />
Ni la vertu ni le crime.<br />
37
Nous avions pour roi<br />
Énée ; nul autre ne fut plus juste, ni plus grand<br />
Par la piété ou par la guerre. Si les destins<br />
Nous gardent ce héros, s'il se nourrit encore<br />
Des brises de l'éther et s'il n'est point couché<br />
Sous les ombres cruelles, sois sans aucune crainte,<br />
Tu n'auras pas à te repentir de l'avoir<br />
Prévenu par tes bienfaits. Nous avons aussi<br />
Dans les contrées de la Sicile des villes, des armes<br />
Et l'illustre Aceste du sang troyen. Qu’il nous soit<br />
Permis de tirer sur le rivage notre flotte<br />
Endommagée par les vents, d'équarrir des poutres<br />
Dans vos forêts et de façonner des rames ; et,<br />
S'il nous est donné de partir vers l'Italie,<br />
Après avoir retrouvé nos compagnons et<br />
Notre roi, c'est avec joie que nous gagnerons<br />
L'Italie et le Latium ; si tout salut<br />
Nous est ravi, si la mer de Libye t'emporte,<br />
O bon père des Troyens, si Iule, notre espoir,<br />
Ne nous reste même plus, puissions-nous du moins<br />
Regagner les mers de Sicanie, et les terres<br />
Hospitalières d'où nous sommes partis, et<br />
Revoir le roi Aceste."<br />
38
Ainsi Ilionée<br />
Parla, et tous les Dardanides accompagnèrent<br />
D'un murmure flatteur ce discours.<br />
Alors Didon<br />
Baissant les yeux, leur répondit brièvement :<br />
"Rassurez-vous, Troyens, bannissez vos alarmes.<br />
Des circonstances difficiles et la nouveauté<br />
De mon empire m'obligent à telles mesures<br />
Et à garder au loin mes frontières. Qui pourrait<br />
Ne pas connaître la race des compagnons<br />
D'Enée, et la ville de Troie et ses vertus<br />
Ses héros, cette guerre et son vaste incendie ?<br />
Nous autres, Phéniciens, nous n'avons pas l'esprit<br />
Si grossier. Le soleil n'attelle point si loin<br />
Ses chevaux de la ville tyrienne. Mais pour vous,<br />
Que vos vœux se portent vers la grande Hespérie<br />
Et les champs de Saturne ou vers la terre d'Eryx<br />
Et du roi Aceste, J'assurerai par mon aide<br />
Votre départ et vous aiderai de mes ressources.<br />
Vous plairait-il de vous fixer dans mon royaume<br />
Avec des droits égaux ? La ville que je fonde<br />
Est la vôtre. Tirez vos vaisseaux sur le rivage,<br />
39
Et je traiterai sans aucune différence<br />
Le Troyen et le Tyrien. Et plût au ciel<br />
Que votre roi poussé par le même Notus,<br />
Fût ici présent ! J'enverrai le long des côtes<br />
Des hommes sûrs avec ordre de visiter<br />
Les derniers confins de la Libye, pour le cas<br />
Où jeté sur les rives par le naufrage, il erre<br />
Dans quelque ville ou dans quelque forêt."<br />
Le cœur<br />
Rassuré par ces mots, le courageux Achate<br />
Et le divin Énée brûlaient depuis longtemps<br />
De s'élancer hors de leur nuage. Le <strong>premier</strong>,<br />
Achate s'adresse à Énée : "Fils d'une déesse,<br />
Quelle pensée maintenant se lève dans ton âme ?<br />
Tout est sauvé, tu le vois : tu as retrouvé<br />
Ta flotte et tes compagnons, Il n'en manque qu'un,<br />
Nous l'avons vu s'abîmer au milieu des flots ;<br />
Le reste correspond au discours de ta mère."<br />
Il achevait à peine que soudain le nuage<br />
Se déchire et se change en éther transparent.<br />
Resplendissant d'une claire lumière, Énée<br />
Debout apparut avec les traits et l'allure<br />
D'un Dieu. D'un souffle sa mère lui avait donné<br />
Une chevelure magnifique et répandu<br />
40
Sur sa personne l'éclat pourpre de la jeunesse.<br />
Et elle avait rempli ses yeux d'une beauté<br />
Lumineuse. Ainsi l'artiste ajoute à l'ivoire<br />
La grâce et entoure d'or blond l'argent ou la pierre<br />
De Paros.<br />
Alors il adresse la parole<br />
À la reine et dans la surprise générale<br />
Il dit : "Me voici devant vous : je suis celui<br />
Que vous cherchez, Énée le Troyen, arraché<br />
Aux ondes de la Libye. Ô toi, qui seule as<br />
Pitié des indicibles souffrances de Troie,<br />
Toi qui accueilles dans ta ville et dans ton palais,<br />
Comme des alliés, le reste échappé des Grecs,<br />
Épuisés par tous les revers subis sur terre<br />
Et sur mer, et dénués de tout au monde, non,<br />
Il n'est pas en notre pouvoir de reconnaître<br />
Dignement tes bienfaits, Didon, ni au pouvoir<br />
Des survivants de la nation dardanienne,<br />
Dispersée dans le vaste monde. Et que les dieux,<br />
Si quelques puissances témoignent de la pitié,<br />
Si la justice et l'amour du bien ont encore<br />
Quelque valeur - que les dieux veuillent te donner<br />
Les récompenses dont tu es digne. Quels siècles heureux<br />
T'ont vu naître ? Et quels admirables parents<br />
41
Ont mis au jour une princesse telle que toi ?<br />
Tant que les fleuves courront à la mer, tant que l'ombre<br />
Couvrira les flancs des montagnes, tant que le ciel<br />
Nourrira le feu des astres, sans cesse ta gloire,<br />
Ton nom, tes louanges vivront sur toutes les terres<br />
Où le destin m'appellera."<br />
Il dit et tend<br />
La main droite à Ilionée, son ami, et<br />
La gauche à Sereste, ensuite aux autres, au vaillant<br />
Gyas, au vaillant Cloanthe.<br />
Frappée en <strong>premier</strong><br />
Par l'aspect, puis devant l'infortune du héros,<br />
La Sidonienne Didon lui parla ainsi :<br />
"Ô fils d'une déesse, comment nouer le sort<br />
Qui te poursuit à travers de si grands périls ?<br />
Quelle puissance te jette sur ces côtes sauvages ?<br />
Es-tu cet Énée que la puissante Vénus<br />
A conçu du Dardanien Anchise aux bords<br />
Du Simoïs phrygien ?<br />
Moi, je me souviens<br />
D'avoir vu venir à Sidon Tencer, chassé<br />
De sa patrie et cherchant un nouveau royaume<br />
42
Avec le secours de Bélus. Bélus, mon père<br />
Avait alors ravagé l'opulente Chypre<br />
Et vainqueur la tenait sous sa domination.<br />
C'est depuis ce temps que je connais les malheurs<br />
De la ville de Troie, et ton nom et les rois<br />
Des pélasges.<br />
Tencer, quoiqu’ennemi des Troyens<br />
Faisait d'eux un grand éloge, et se prétendait<br />
De descendre de 1'antique souche des Teucères.<br />
Venez donc jeunes gens, entrez dans nos demeures.<br />
Moi aussi j'ai traversé de longues épreuves.<br />
La fortune m'a ballotté avant qu'elle m'ait<br />
Enfin fixée sur cette terre. Et l'expérience<br />
Du malheur m'apprit à aider les malheureux."<br />
Elle dit et conduit Énée dans son palais<br />
Royal et ordonne en même temps des actions<br />
De grâces dans les temples des dieux. Sur le rivage<br />
Restés, elle envoie aux compagnons du héros<br />
Vingt taureaux, cent porcs énormes au dos hérissé,<br />
Et cent agneaux bien gras avec leurs mères, présents<br />
D'un jour de fête.<br />
43
Et l'on décore l'intérieur<br />
Du palais qui resplendit d'un luxe royal.<br />
Au centre le banquet se prépare : des étoffes<br />
Façonnées avec art, et de pourpre superbe ;<br />
Sur les tables beaucoup de pièces d'argenterie,<br />
Et ciselés dans l'or, les hauts faits des ancêtres,<br />
Toute une longue suite de gloire déroulée<br />
À travers tant de héros depuis l'origine<br />
De cette antique famille.<br />
[---] Énée,<br />
Paternel ne laisse pas à son coeur de paix,<br />
Dépêche en toute hâte vers les navires Achate<br />
Pour porter ces nouvelles à Ascagne et lui-même<br />
L'amener dans les murs de la ville. Ascagne est<br />
L'unique souci de son tendre père.<br />
Aussi,<br />
Arrachés aux ruines d'Ilion, il ordonne<br />
D'apporter en présent ces richesses : un manteau<br />
Dont l'or et les broderies rehaussent l'étoffe<br />
Et un voile brodé d'acanthe couleur de safran,<br />
Parure de 1'Argienne Hélène, don merveilleux<br />
De sa mère Léda et qu'elle avait emporté<br />
De Mycènes, pour son coupable hymen de Pergame ;<br />
44
De plus, un spectre qu'avait porté Ilionée,<br />
L'aînée des filles de Priam ; un collier de perles,<br />
Sa couronne doublement enrichie de gemmes<br />
Et d'or. Empressé d'obéir aux ordres, Achate<br />
Se hâtait vers les navires.<br />
Mais Cythérée tourne<br />
Et retourne en son cœur de nouveaux artifices<br />
Et de nouveaux projets. Elle veut que Cupidon<br />
Changeant de forme et de visage, vienne à la place<br />
Du doux Ascagne et qu'offrant les présents Énée,<br />
Il embrasse la reine et pénètre le feu<br />
De l'amour dans ses moelles. Ce palais, en effet,<br />
Lui semble suspect, comme le double langage<br />
Des Tyriens ; l'animosité de Junon<br />
La tourmente, et à l'approche de cette nuit<br />
Le souci s'en revient plus encore. Elle s'adresse<br />
En ces termes, au dieu ailé, à l'Amour." Mon fils,<br />
Toi qui seul es ma force et ma grande puissance,<br />
Mon fils, toi qui méprises les traits dont le Père<br />
Souverain a frappé Typhon, c'est bien à toi<br />
Que j'ai recours, je fais appel en suppliante<br />
À ton pouvoir.<br />
45
Énée sans cesse est rejeté<br />
De rivage en rivage, victime de la haine<br />
De la cruelle Junon, tu le sais ; tu as<br />
Souvent compati à notre douleur. Didon<br />
La Phénicienne aujourd'hui le retient et<br />
Elle l'amuse avec de flatteuses paroles.<br />
Mais comment va tourner cette hospitalité<br />
Sous les auspices de Junon, je l'ignore, mais<br />
Je crains ; Junon ne restera pas inactive<br />
Dans de telles circonstances. C'est pourquoi je médite<br />
De prendre la reine à mon piège, de l'enflammer<br />
Si bien qu'aucune divinité ne la change,<br />
Que nul grand amour ne l'attache, comme moi-même,<br />
À Énée.<br />
Voici comment tu pourrais t'y prendre :<br />
Écoute : à l'appel de son père l'enfant royal<br />
Qui fait tout mon souci va se rendre à Carthage.<br />
Il porte les présents qu'ont épargnés les mers<br />
Et l'incendie de Troie. Je vais l'endormir et<br />
Le cacher dans un lieu sacré sur les hauteurs<br />
De Cythère ou d'Idalie, afin qu'il ne puisse<br />
Connaître nos ruses et se jeter au travers.<br />
Toi, pour une nuit seulement, déguise-toi,<br />
Prends sa forme : enfant, prends les traits de cet enfant,<br />
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Que tu connais si bien ; quand Didon transportée<br />
De joie t'accueillera dans ses bras au milieu<br />
Du banquet royal et des libations offertes<br />
À Bacchus, quand elle t'embrassera te couvrant<br />
De doux baisers, souffle en elle un feu secret et,<br />
Verse-lui un poison."<br />
Et l'Amour obéit<br />
Aux ordres de sa mère chérie, il se dépouille,<br />
De ses ailes et se plaît à prendre la démarche<br />
D'Iule. Cependant Vénus fait couler un doux<br />
Repos dans les membres d'Ascagne, et elle l'emporte<br />
Pressé contre son sein dans les hautes forêts<br />
D'Idalie, où la marjolaine l'enveloppe<br />
De ses fleurs odorantes et de son doux ombrage<br />
Avec mollesse.<br />
Et déjà Cupidon portait,<br />
Obéissant aux ordres de sa mère, les dons<br />
Royaux aux Tyriens, il marchait tout joyeux<br />
Sous la conduite d'Achate ; à son arrivée,<br />
Déjà la reine s'est couchée sur le lit d'or,<br />
Aux tentures magnifiques, au centre de la table.<br />
Le divin Énée et la jeunesse troyenne<br />
Déjà s'assemblent et s'étendent sur des lits de pourpre.<br />
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Des serviteurs leur versent de l'eau sur les mains,<br />
Offrent dans des corbeilles les présents de Cérès,<br />
Et apportent des serviettes au grain lisse. Et là,<br />
À l'intérieur, cinquante servants préparent<br />
La longue ordonnance des plats et font brûler<br />
Des parfums à l'autel des Pénates. Puis, cent autres,<br />
Et autant de serviteurs et du même âge chargent<br />
Les tables de mets et y déposent les coupes.<br />
Les Tyriens en grand nombre franchissent à leur tour<br />
Le seuil de la fête, invités à prendre place<br />
Sur des lits couverts de broderies ; ils admirent<br />
Les présents Énée, ils admirent Iule, les yeux<br />
Étincelants du Dieu et la feinte douceur<br />
De ses paroles, la robe et le voile brodé<br />
D'une acanthe couleur de safran.<br />
Mais surtout,<br />
Hélas! L'infortunée Phénicienne vouée<br />
À une peste prochaine ne peut assouvir<br />
Son cœur, elle se consume à regarder Iule,<br />
Également émue par l'enfant et les dons<br />
Qu'il apporte. Lui, embrasse Énée et se suspend<br />
À son cou, lorsqu'il a comblé le grand amour<br />
Du père qu'il abuse, il court à la reine.<br />
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Sur lui,<br />
Elle attache ses regards de toute son âme ;<br />
Parfois elle le presse contre son sein sans savoir,<br />
L'infortunée Didon, quel dieu puissant s'assied<br />
Sur ses genoux ! Lui, se souvenant de sa mère<br />
L'Acidalienne, efface le souvenir<br />
De Sychée peu à peu, il s'applique à surprendre<br />
Par un vivant amour des sentiments depuis<br />
Longtemps en paix dans ce cœur déshabitué.<br />
Le repas fini et les plateaux enlevés,<br />
On apporte les grands cratères et l'on couronne<br />
Le vin. Un grand bruit se fait entendre au palais<br />
Et se répand à travers le vaste atrium.<br />
Des lustres brillants sont suspendus aux plafonds<br />
Dorés, le feu des torches triomphe de la nuit.<br />
Alors la reine demande et remplit de vin<br />
La patère lourde de gemmes et d'or, celle dont<br />
Bélus et tous les descendants nés de Bélus<br />
S'étaient toujours servis.<br />
Ensuite, dans le palais<br />
Le silence se fit : "Jupiter, car c'est toi,<br />
Dit-on, qui présides à l'hospitalité, fais<br />
Que ce jour soit jour de fête pour les Tyriens<br />
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Et pour ceux partis de Troie, que nos descendants<br />
En gardent la mémoire. Que Bacchus, créateur<br />
De joie et que la bonne Junon nous assistent !<br />
Et vous Tyriens, célébrez avec faveur<br />
Cette fête !"<br />
Elle dit et fit tomber sur la table<br />
Les prémices de la liqueur ; et la première,<br />
Cette libation faite, elle effleura la coupe<br />
De ses lèvres, puis elle la donna à Bitias<br />
En l'incitant à boire : lui, sans perdre un instant,<br />
Vida la patère écumante et s'abreuva<br />
Dans l'or pleinement. Après lui, les autres chefs.<br />
Iopas, aux longs cheveux, suivant les leçons<br />
Que lui enseigna le géant Atlas, répète<br />
Les chants sur une cithare d'or. Et son chant dit<br />
La lune errante et les éclipses du soleil,<br />
L'origine de la race humaine et des bêtes,<br />
La cause de la pluie, celle du feu, l'Arcture,<br />
Les pluvieuses Hyades et les deux Ourses, pourquoi<br />
Les soleils de l'hiver se hâtent tellement<br />
De se plonger dans l'Océan, et quel obstacle,<br />
Pendant l'été, ralentit la venue des nuits.<br />
Les Tyriens l'applaudissent, l'applaudissent encore,<br />
Les Troyens font de même.<br />
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Didon, l'infortunée,<br />
Prolongeait l'entretien sur de nombreux détails<br />
Fort avant dans la nuit et buvait le poison<br />
De l'amour à longs traits, interrogeait Énée<br />
De mille questions sur Priam et sur Hector !<br />
Quelles armes portaient le fils de l'aurore ? Ce qu'étaient<br />
Les chevaux de Diomède ? Et le grand Achille,<br />
Comment était-il ?<br />
"Mais plutôt raconte-nous,<br />
Ô mon hôte, dit-elle, depuis leur origine,<br />
Les embûches des Grecs, les malheurs de ton peuple<br />
Et tes courses errantes ; c'est le septième été<br />
Que tu erres par toutes les terres, sur tous les flots."<br />
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