Mgr Oscar Romero
9782873566447
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<strong>Mgr</strong> Óscar <strong>Romero</strong><br />
« Dieu est passé par le Salvador »<br />
par Jon SOBRINO
Sur la route des saints<br />
30<br />
Monseigneur<br />
Óscar <strong>Romero</strong><br />
« Dieu est passé par le Salvador »<br />
Jon Sobrino, s.j.<br />
Préface par <strong>Mgr</strong> Jean-Pierre Delville,<br />
évêque de Liège
Dans la même collection (derniers titres parus) :<br />
Lambert Louis Conrardy, n o 22<br />
Alberto Hurtado, n o 23<br />
Ignace de Loyola, François Xavier, Pierre Favre, n o 24<br />
Eustache van Lieshout, n o 25<br />
Marie-Eugénie Milleret, n o 26<br />
Claude La Colombière, Marguerite-Marie Alacoque, n o 27<br />
Joseph Anciaux, n o 28<br />
Anne de Jésus, n o 29<br />
Cum permissu superiorum<br />
Deux articles de Jan Sobrino s.j. parus dans Revista latinoamerica de<br />
teología, Universidad centroamericana, San Salvador :<br />
– « Mi recuerdo de Monsenor <strong>Romero</strong> », n° 16, 1989<br />
Traduit de la version néerlandaise publiée par Altiora, Averbode par<br />
A. Gillet scheutiste. Première édition française : Éditions l’Épiphanie,<br />
B.P. 724, Limete-Kinshasa. Seconde édition française : Éditions<br />
Fidélité, Namur, 1992.<br />
– « Monseñor <strong>Romero</strong> (1917-1980) Ante Díos con su pueblo »,<br />
n° 92, 2014<br />
Traduit par P. Dehove s.j., Y. Roullière, P. Sauvage s.j.<br />
© 2015, Éditions jésuites<br />
Belgique : 7, rue Blondeau, 5000 Namur<br />
France : 14, rue d’Assas, 75006 Paris<br />
Dépôt légal : D.2015, 4323.14<br />
ISBN : 978-2-87356-664-7<br />
Maquette : Jean-Marie Schwartz<br />
Imprimé en Belgique
Préface<br />
Óscar <strong>Romero</strong><br />
martyr et pasteur de son peuple<br />
par <strong>Mgr</strong> Jean-Pierre Delville,<br />
évêque de Liège<br />
Q<br />
uelle joie pour moi de préfacer ce témoignage du<br />
P. Jon Sobrino sur <strong>Mgr</strong> Óscar Arnulfo <strong>Romero</strong>, assassiné<br />
le 24 mars 1980 à San Salvador et béatifié le 23 mai<br />
2015 ! « <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> était un homme pieux, humble, discret,<br />
m’a un jour confié Jésus Delgado, son secrétaire. Rien<br />
ne le prédisposait à des actions d’éclat. Peu après son ordination<br />
épiscopale, en 1977, il a pris conscience de la situation<br />
dramatique de son pays. « J’ai été nommé évêque pour<br />
ramasser des cadavres », disait-il. C’est pour cela qu’il voulut<br />
dénoncer les causes du mal social, montrer un visage de<br />
l’Église proche des pauvres, prendre une option préférentielle<br />
pour les pauvres. » C’est l’assassinat de son ami jésuite<br />
Rutilio Grande qui l’a rendu fort dans son témoignage et son<br />
ministère.<br />
<strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> composait ses homélies suivant un double<br />
volet : commentaire de l’Évangile et explication de la réalité<br />
sociale violente de son pays. Il réalisait ce que le pape François<br />
nous dit du prêtre quand il prononce une homélie : il<br />
doit être à l’écoute de Dieu et à l’écoute du peuple, et per-<br />
5
mettre par son homélie de mettre en dialogue Dieu et son<br />
peuple.<br />
Lors de son doctorat honoris causa à l’Université<br />
catholique de Louvain, le 2 février 1980, <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> a pu<br />
dire : « Le monde des pauvres nous apprend que la libération<br />
arrivera non seulement quand les pauvres seront les<br />
destinataires privilégiés des attentions des gouvernements<br />
et de l’Église, mais bien quand ils seront les acteurs et les<br />
protagonistes de leur propre lutte et de leur libération en<br />
démasquant ainsi la dernière racine des faux paternalismes,<br />
même ceux de l’Église. » Peu avant sa mort, il avait voulu<br />
citer pour la première fois dans une homélie à la cathédrale le<br />
nom d’un responsable des massacres : le général d’Aubuisson.<br />
D’après J. Delgado, on sait depuis lors que c’est celui-là<br />
même qui a commandité son assassinat.<br />
<strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> se refusait à faire appel à la violence ; sa<br />
position était donc délicate, c’était celle d’un résistant non<br />
violent. Il disait dans une homélie le 17 février 1980 : « Ce<br />
que je cherche à faire, ce n’est pas de la politique. Et si par<br />
la nécessité du moment, j’éclaire la politique de ma patrie,<br />
c’est parce que je suis pasteur, c’est à partir de l’Évangile,<br />
c’est une lumière qui doit éclairer les routes de mon pays. »<br />
Le témoignage du P. Jon Sobrino, qu’on va lire dans les<br />
pages qui suivent, rédigées en 1989, montre comment l’engagement<br />
de <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> a été facteur d’unité dans son<br />
Église locale. Il écrivait peu avant sa mort : « S’ils me tuent,<br />
je ressusciterai dans le peuple salvadorien. » Le martyre de<br />
<strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> a débouché sur la paix au Salvador en 1992,<br />
signée grâce à l’engagement de son successeur, <strong>Mgr</strong> Rivera<br />
y Damas. Entre-temps, six jésuites de l’Université centraméricaine<br />
furent martyrisés le 16 novembre 1989. La passion<br />
des martyrs est devenue source de la résurrection du pays.<br />
6
Situation du Salvador<br />
au temps de <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong><br />
Le chrétien face à l’oppression au Salvador<br />
L<br />
e Salvador est bordé par l’océan Pacifique, par le Guatemala<br />
et le Honduras. C’est le plus petit État d’Amérique<br />
centrale, mais celui où la population est la plus dense, avec<br />
plus de 200 habitants au kilomètre carré. La population est<br />
fortement métissée : 70 % de Métis, 20 % d’In diens et 10 %<br />
de Blancs. Elle est en majorité rurale et se trouve concentrée<br />
sur le plateau de l’intérieur qui est fertile et qui est dominé<br />
par une chaîne de montagnes volcaniques, tandis que la<br />
plaine côtière qui borde le Pacifique est basse et lagunaire.<br />
La propriété de la terre est concentrée dans les mains de<br />
quelques familles riches. Ils veu lent à tout prix conserver le<br />
pouvoir et ne recu lent devant aucun moyen pour défendre<br />
leurs privilèges. En 1931, ne parvenant plus à conte nir<br />
l’agitation sociale, l’oligarchie confie le pou voir politique à<br />
l’armée. À partir de cette date, le Salvador a été marqué par<br />
l’instabilité politi que et les dictatures militaires qui se succèdent.<br />
En 1979, une junte militaire prit le pouvoir et depuis<br />
lors elle fait face à une guérilla menée par des mouvements<br />
révolutionnaires armés de gauche. Cette guerre civile a<br />
entraîné la mort de dizaines de milliers de personnes et la<br />
paralysie de l’économie du pays.<br />
7
La majorité de la population est composée de paysans<br />
sans terre, qui vivent dans des conditions très difficiles.<br />
Le plus souvent, ils louent un petit lopin de terre où ils font<br />
pousser du maïs, des haricots et du riz. En octobre, ils s’en<br />
vont travailler comme main-d’œuvre dans les grandes plantations<br />
de café, de canne à sucre et de coton. Le coton est<br />
cultivé dans les plaines côtières. Pendant ce travail saisonnier,<br />
l’épouse reste à la maison avec les plus jeunes enfants.<br />
Le rôle de l’Église est religieux, mais ne s’ins crit pas<br />
hors de la réalité. Annoncer la Bonne Nouvelle implique le<br />
devoir de contribuer à la libération totale de l’homme. Aussi<br />
les évêques latino-américains, face à une situation généralisée<br />
d’exploitation des masses paysannes, ont-ils pris position<br />
en faveur des pauvres à Puebla, en 1979. Auparavant,<br />
en 1968, l’Église latino-américaine avait tenu sa conférence<br />
épiscopale de Medellín, pour appliquer le concile Vatican II<br />
à l’Amérique latine. Medellín avait proclamé que Dieu veut<br />
la justice et avait élaboré les idées fondatrices de la théologie<br />
de la libération. Peu à peu, des communautés ecclésiales de<br />
base se sont constituées et l’Église a mis en route la formation<br />
de leaders, recrutés parmi les paysans eux-mêmes. Leur<br />
rôle est d’annoncer l’Évangile et de montrer, par une lutte<br />
contre toutes les formes d’oppression, que le règne de Dieu<br />
se réalise petit à petit. C’est un long travail de conscientisation<br />
qui s’effectue de la sorte au sein des communautés<br />
chrétiennes.<br />
Les chrétiens qui s’organisent ainsi pour dénoncer les<br />
injustices attirent sur eux la répression. Du fait qu’ils veulent<br />
obtenir pour les masses paysannes une situation plus<br />
humaine, ils sont considérés comme subversifs. Beaucoup de<br />
leaders de communautés ont été assassinés à cause de leur<br />
engagement chrétien, parce qu’ils ont enseigné que l’exploitation<br />
de l’homme par l’homme ne correspond pas au<br />
8
plan de Dieu. <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> n’était pas seul dans son martyre :<br />
avant lui six prêtres ont été assas sinés et, après sa disparition,<br />
il y eut le massacre en 1989 des six jésuites, profes seurs de<br />
l’Université d’Amérique centrale. À ceux-ci s’ajoutent des<br />
centaines de laïcs qui ont été arrêtés, torturés, assassinés ou<br />
qui ont dis paru. Ils n’ont pas versé leur sang en vain.<br />
La vie d’Óscar <strong>Romero</strong> (1917-1980)<br />
Óscar Arnulfo <strong>Romero</strong> y Galdamez est né à Ciudad Barrios,<br />
dans le département de San Miguel, le 15 août 1917.<br />
Ses parents étaient Santos <strong>Romero</strong> et Guadelupe de Jesus<br />
Galda mez. Ciudad Barrios se trouve à l’est du Salva dor, à<br />
16 km seulement de la frontière du Hon duras. Des pentes<br />
escarpées et boisées entou rent la ville, sise à près de mille<br />
mètres d’altitude.<br />
Le petit Óscar entra à l’école dès l’âge de six ans, mais n’y<br />
resta que jusqu’à l’âge de douze ans. Il fut ensuite apprenti<br />
chez un menuisier. L’année d’après, en 1930, un jeune<br />
prêtre de Ciudad Barrios revint à la ville pour dire sa première<br />
messe. Le vicaire général était présent à cette cérémonie et le<br />
jeune Óscar eut la chance de lui parler de son désir d’entrer<br />
au séminaire L’année suivante, il quittait sa ville natale pour<br />
le petit séminaire de San Miguel. Il y fit de bonnes études.<br />
Mais, après quelques années, il quitta le séminaire pour<br />
aller travailler dans les mines d’or de Potosi, à dix kilomètres<br />
de Ciudad Barrios. On était alors dans les années de dépression<br />
et sa famille avait des difficultés finan cières. Après trois<br />
mois, l’évêque obtint qu’Ós car revienne au séminaire.<br />
En 1937, il alla au grand séminaire de la capitale San<br />
Salvador. Après sept mois, son évê que l’envoya continuer<br />
ses études à Rome. Il y fut ordonné prêtre le 4 avril 1942.<br />
9
Personne de sa famille n’était présent à la cérémonie.<br />
<strong>Romero</strong> resta à Rome pour préparer un docto rat en théologie.<br />
Mais la guerre ne lui permit pas de finir ses études.<br />
Il rentra chez lui en 1943.<br />
Nommé dans une paroisse de montagne, il n’y resta<br />
que quelques mois. L’évêque le rap pela à l’évêché de San<br />
Miguel pour y assumer la fonction de secrétaire du diocèse.<br />
Il avait en plus la charge d’une paroisse. Il y resta plus de<br />
vingt ans et, en 1967, il partit pour la capitale et devint<br />
secrétaire général de la conférence des évêques. Trois ans<br />
plus tard, <strong>Romero</strong> est nommé évêque auxiliaire de l’archevêque<br />
<strong>Mgr</strong> Chavez à San Salvador. L’ordination épisco pale<br />
eut lieu le 21 juin 1970.<br />
Tout le monde ne se réjouissait pas de cette nomination.<br />
Pour certains prêtres qui avaient réfléchi sur la nouvelle<br />
direction donnée par l’Église au cours de Vatican II, et sur<br />
les déclarations des évêques latino-améri cains à Medellín,<br />
<strong>Romero</strong> représentait l’an cienne voie. Pourtant, il serait faux<br />
de prétendre qu’il était un conservateur obstiné qui ne voulait<br />
pas de Vatican II. Homme d’Église, formé à Rome, il ne<br />
pouvait manquer de suivre l’Église ; mais il n’était pas prêt à<br />
tirer toutes les conclusions des déclarations de Vatican II et<br />
des évêques d’Amérique latine. Même après le grand changement<br />
qu’il subit plus tard comme archevêque, il n’accepta<br />
jamais toutes les idées des plus radicaux de ses prêtres.<br />
*<br />
* *<br />
Le 15 octobre 1974, <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> fut nommé évêque de<br />
Santiago de Maria, un nou veau diocèse qui comprenait sa<br />
ville natale de Ciudad Barrios. Les deux années de <strong>Romero</strong><br />
à Santiago de Maria commencèrent à lui ouvrir les yeux sur<br />
la situation des paysans salvado riens. Il apparut comme<br />
un homme cherchant sa voie ; ses attitudes et ses positions<br />
n’étaient pas encore tranchées.<br />
10
Le 22 février 1977, <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> est nommé et installé<br />
comme archevêque de San Salvador. Il le sera pendant trois<br />
ans jusqu’au 24 mars 1980, jour où il fut abattu d’un coup<br />
de fusil, pendant qu’il célébrait l’eucharistie.<br />
Le Père Jon Sobrino, jésuite espagnol, théologien et missionnaire<br />
au Salvador depuis 1957, fut un proche collaborateur<br />
et ami de <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> durant trois années et le premier<br />
prêtre à apprendre sa mort. Lui-même aurait dû être parmi<br />
les six jésuites qui ont été brutalement assassinés, ainsi que<br />
leur cuisinière et sa fille, le 16 novembre 1986, par des soldats<br />
de l’armée salvadorienne à cause de leur engagement<br />
pour la foi et la justice. Théologien de la libération mondialement<br />
connu, il est docteur honoris causa notamment de<br />
l’Université catholique de Louvain (KU Leuven, Belgique).<br />
*<br />
* *<br />
Dans ce livre, nous présentons deux articles complémentaires<br />
de ce théologien jésuite 1 . Le premier est un témoignage<br />
à la première personne – Mes souvenirs de Monseigneur<br />
<strong>Romero</strong>. Il fut écrit quelques années après la mort de l’évêque<br />
(1989). Le second est un essai récent (2014) – Monseigneur<br />
<strong>Romero</strong> (1917-1980) devant Dieu et son peuple 2 . Dans celui-ci,<br />
le théologien espagnol aborde, de manière plus réflexive, la<br />
façon dont Óscar <strong>Romero</strong> a vécu son ministère épiscopal durant<br />
son mandat d’archevêque.<br />
Les Éditeurs<br />
1. Nous remercions Jon Sobrino qui a permis de traduire le second article.<br />
2. Ces deux articles sont parus en espagnol dans Revista latinoamericana<br />
de teología (Universidad centroamericana, San Salvador). Nous remercions<br />
A. Gillet scheutiste pour sa traduction du premier article, à partir du néerlandais<br />
et Paul Dehove, s.j., Yves Roullière et Pierre Sauvage, s.j. pour celle<br />
du second, à partir de l’espagnol.<br />
11
Souvenirs<br />
de Monseigneur <strong>Romero</strong>
1<br />
L’événement qui bouleverse<br />
une vie<br />
M<br />
a première rencontre avec l’archevêque <strong>Romero</strong> date<br />
du 12 mars 1977. C’était l’après-midi du jour où<br />
le Père Rutilio Grande s.j. fut assassiné près d’El Paisnal en<br />
même temps qu’un jeune paysan et un autre plus âgé.<br />
Ce soir-là, de nombreux jésuites, des prêtres, des religieuses<br />
étaient venus au couvent d’Agui lares pour le pleurer. Des<br />
centaines de paysans, auxquels le Père Rutilio avait annoncé<br />
la Bonne Nouvelle, étaient également présents.<br />
<strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> venait à peine d’être installé comme archevêque<br />
le 22 février. Nous l’atten dions, ainsi que <strong>Mgr</strong> Rivera,<br />
son évêque auxi liaire. Ils devaient célébrer l’eucharistie en<br />
pré sence des corps des trois victimes ; mais il se faisait tard,<br />
et les évêques n’arrivaient pas. La soirée s’avançait, et les<br />
gens commençaient à s’impatienter et à s’énerver. Aussi,<br />
le Père Perez, provincial des jésuites d’Amérique cen trale,<br />
décida-t-il de commencer la messe. Les assistants se dirigèrent<br />
vers l’église attenante au couvent. Quant à moi, je<br />
restai en arrière, je ne sais plus pour quelle raison. C’est alors<br />
qu’on frappa à la porte du couvent, et <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> entra en<br />
compagnie de <strong>Mgr</strong> Rivera. Il avait le visage sérieux et préoccupé.<br />
Je les saluai et les conduisis à l’église sans dire un mot.<br />
Ce fut là mon premier contact personnel avec <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong>.<br />
Ce fut très court, plutôt symbolique. Mais les circonstances<br />
que nous vivions en firent pour moi un événement très<br />
important.<br />
15
Nos pensées étaient évidemment tournées vers Rutilio<br />
et vers les paysans assassinés. Nous nous demandions ce<br />
qui allait encore arriver. La répression contre les paysans<br />
avait déjà commencé et certains prêtres avaient été appréhendés<br />
et expulsés du pays, mais l’assassi nat d’un prêtre<br />
restait jusqu’alors un événement inouï au Salvador. Ce crime<br />
dépassait les limites. Maintenant que les puissants avaient<br />
osé tuer un prêtre, on pouvait s’attendre à tout. Et effectivement,<br />
cette année 1977 fut une année très dure pour les<br />
paysans, pour les prê tres, et aussi pour nous jésuites. Deux<br />
mois après le meurtre de Rutilio, les trois jésuites qui restaient<br />
à Aguilares furent expulsés. Le 20 juin, tous les jésuites furent<br />
menacés de mort.<br />
Ce soir-là, c’est le cadavre de Rutilio qui drainait l’attention<br />
de tous. Mais pour moi, il fut aussi très important de faire<br />
l’expérience d’un <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> à la fois sérieux et très préoccupé.<br />
Cet évêque, je le connaissais comme conserva teur,<br />
et psychologiquement faible. Il commen çait son ministère<br />
d’archevêque, non dans la joie de célébrations solennelles,<br />
mais bien dans une période d’emprisonnements, de tortures<br />
et d’expulsions de ses prêtres. À présent, il était confronté<br />
avec le sang de l’un d’entre eux qu’il avait le mieux connu :<br />
Rutilio. Ce qui était le plus dur, c’était le développement de<br />
la répres sion contre les paysans et les ouvriers. Ce fait avait<br />
été courageusement dénoncé le 5 mars dans un message<br />
des évêques fortement stimu lés par <strong>Mgr</strong> Rivera.<br />
Le visage sérieux et préoccupé de <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong>, quand<br />
je lui ouvris la porte, je l’ai tou jours devant les yeux. En moimême,<br />
je pensais que je devais l’aider. Déjà dans les derniers<br />
jours de février, à l’occasion des réunions du clergé, lorsqu’il<br />
se présenta comme notre nouvel archevêque et qu’en<br />
raison des circons tances difficiles, il demanda notre aide,<br />
notre opinion à son sujet avait changé. Notre décision de<br />
16
l’aider fut spontanée et partagée par un grand nombre. Cela<br />
devenait pour chacun d’entre nous une nécessité. Nous<br />
pressentions que la situation allait devenir très problématique<br />
et qu’il valait mieux résister en groupe, en Église, que<br />
de le faire divisés et chacun de son côté. Un change ment<br />
évident était donc déjà survenu dans nos relations avec <strong>Mgr</strong><br />
<strong>Romero</strong>. Mais la soirée du 12 mars fut décisive. Ce fut d’ailleurs<br />
un changement surprenant car, depuis mon retour<br />
au Salvador en 1974, nos rares contacts avaient été plutôt<br />
tendus. La seule chose que je savais de lui alors, c’était qu’il<br />
était un évêque très conservateur, fort influencé par l’Opus<br />
Dei. Il s’opposait, parfois avec une certaine agressivité intellectuelle,<br />
aux prêtres et aux évêques qui avaient accepté la<br />
ligne de Medellín. Il considé rait certains jésuites du Salvador<br />
comme des marxistes politiquement engagés. Et comme par<br />
hasard, c’était justement ceux-là qui, après mes sept années<br />
d’absence, m’avaient aidé à faire mes premiers pas de jésuite<br />
et de théologien.<br />
Si mes souvenirs sont bons, j’ai rencontré <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong><br />
pour la première fois en chair et en os au séminaire San José<br />
de la Montana, où je devais donner une conférence à des<br />
prêtres et à des séminaristes sur le thème « Jésus historique<br />
et le Royaume de Dieu ». Pendant ma conférence, il ne leva<br />
pas une seule fois les yeux comme s’il voulait prendre ses<br />
distances par rapport à ce que je disais. Bref, je dois avoir<br />
été, aux yeux de <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong>, un de ces prêtres marxistes.<br />
En ce qui me concerne, j’étais vraiment persuadé que<br />
l’image que l’on m’avait esquissée de <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> correspondait<br />
vraiment à la réalité.<br />
Tout cela trouva sa confirmation le 6 août 1976, le jour<br />
de la fête du Saint Sauveur, fête patronale du pays. On y célébrait<br />
toujours une messe solennelle. À cette époque, la tradition<br />
voulait que l’on invitât une autorité religieuse pour faire<br />
17
l’homélie en présence de tous les évêques, des autorités du<br />
pays, du corps diplo matique et d’autres invités. Cette homélie<br />
était donc d’une très grande importance. En 1970, c’est le<br />
Père Rutilio Grande qui l’avait pronon cée. C’était un prêtre<br />
reconnu et aimé dans l’ar chidiocèse. Il était aussi pressenti<br />
pour le recto rat du séminaire. À cette occasion, Rutilio avait<br />
commenté les trois mots inscrits sur le drapeau national :<br />
Dieu - Unité - Liberté. Et son sermon avait été une énergique<br />
dénonciation de tout ce qui se passait à l’époque dans le<br />
pays. Il n’y avait ni unité, ni liberté, et donc Dieu n’y était pas<br />
non plus. Cette homélie causa beaucoup de remue-ménage<br />
et eut comme conséquence que Rutilio ne fut jamais nommé<br />
recteur du sémi naire.<br />
En 1976, <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> fut invité à faire cette même prédication.<br />
Dans un premier point, il critiquait les christologies<br />
qui avaient du succès dans le pays. Il les considérait comme<br />
rationa listes, incitant le peuple à la haine et à la révolu tion.<br />
En d’autres mots, son homélie était une critique acerbe de<br />
ma propre christologie.<br />
On comprend dès lors que nous n’étions pas très enthousiastes<br />
lorsqu’il fut désigné comme successeur de l’archevêque<br />
Luis Chavez. Je me demandais si <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> aurait le<br />
courage de dénoncer la répression, ou si, au contraire, il allait<br />
la faciliter. Allait-il défendre les paysans et les prêtres menacés<br />
? Quelques jours plus tard, je recevais une carte postale<br />
d’un jésuite mexicain qui ne pouvait que m’offrir sa compassion.<br />
Décidément, nous n’avions pas une bonne opinion<br />
de <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong>, mais heureuse ment, nous nous sommes<br />
tous trompés.<br />
18
Une grande délicatesse de cœur<br />
Le soir du 12 mars, je ne pensais plus à tout cela, ni à<br />
l’homélie du 6 août. Pourtant en y réfléchissant par après,<br />
je pense que ce premier salut silencieux de <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> a<br />
été pour moi comme une sorte de réconciliation avec lui,<br />
le début d’une nouvelle relation en Église, le point de départ<br />
d’une amitié mutuelle. Je sais que beaucoup ont fait<br />
la même expérience. Tous, nous en étions très heureux.<br />
Certains pensent probablement que les prêtres progressistes,<br />
les théologiens de la libération et les membres des<br />
communautés de base ne cherchent les contacts avec la hiérarchie<br />
que pour des raisons tacti ques. Pourtant, il n’en est<br />
rien. C’est pour nous une source de joie de vivre ensemble<br />
comme des frères dans l’Église et surtout, quand c’est possible,<br />
avec nos frères les évêques.<br />
19
En lecture partielle…
Table des matières<br />
Préface. Óscar <strong>Romero</strong> martyr et pasteur de son peuple<br />
par <strong>Mgr</strong> Jean-Pierre Delville, évêque de Liège ........... 5<br />
Situation du Salvador au temps de Monseigneur <strong>Romero</strong>,<br />
Les éditeurs ...................................... 7<br />
Le chrétien face à l’oppression au Salvador ............. 7<br />
La vie d’Óscar <strong>Romero</strong> (1917-1980) ................... 9<br />
Souvenirs de Monseigneur <strong>Romero</strong> ..................... 13<br />
1. L’événement qui bouleverse une vie ............... 15<br />
Une grande délicatesse de cœur .................. 19<br />
2. Faire le choix décisif ............................ 21<br />
Une option difficile ............................. 23<br />
Comment une telle option fut-elle rendue possible ?. . 25<br />
3. Un long chemin de fidélité ....................... 31<br />
Un geste prophétique .......................... 32<br />
4. Le courage de tenir bon ......................... 37<br />
Ombres et lumières ............................ 39<br />
5. L’Évangile source de force et de joie ............... 45<br />
119
6. Être avec les persécutés ......................... 49<br />
La théologie dans la vie ......................... 53<br />
7. Le choix prioritaire des pauvres ................... 57<br />
Bienveillance critique ........................... 61<br />
8. Courir les mêmes risques que Jésus ................ 65<br />
Conclusion. ..................................... 71<br />
Monseigneur Óscar <strong>Romero</strong> (1917-1980).<br />
Devant Dieu avec son peuple ....................... 73<br />
1. <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> devant Dieu. ....................... 75<br />
Honnêteté, délicatesse et abandon ................ 76<br />
L’acceptation d’une mort violente. ................ 77<br />
En conflit avec ses frères évêques et fidèle à l’Évangile . 80<br />
2. L’action de <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong>. ........................ 87<br />
« <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> a dit la vérité » .................... 87<br />
« <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> nous a défendus, nous, les pauvres » . . 95<br />
3. Le destin de <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> ....................... 103<br />
« Et c’est pourquoi ils l’ont tué » ................. 103<br />
« Avec <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong>, Dieu est passé par le Salvador » . 106<br />
« Le frère aîné, porteur de la foi d’un grand nombre » 110<br />
Conclusion. ....................................... 117<br />
Table des matières .................................. 119<br />
Achevé d’imprimer le 23 avril 2015<br />
sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).
Sur la route des saints<br />
30<br />
Monseigneur Óscar <strong>Romero</strong><br />
<strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> a été assassiné à San Salvador le<br />
24 mars 1980 tandis qu’il célébrait l’Eucharistie.<br />
Trois ans plus tôt, il avait été nommé archevêque<br />
de San Salvador à cause de ses positions conservatrices.<br />
Face au cadavre du P. Rutilio Grande,<br />
assassiné par les forces de l’ordre, il comprit et<br />
« changea de camp ». Désormais, il fut au côté<br />
des pauvres et devint la « voix des sans-voix ».<br />
Le P. Jon Sobrino, théologien bien connu làbas,<br />
témoin et collaborateur de ces trois années<br />
où <strong>Mgr</strong> <strong>Romero</strong> fut « pasteur, prophète, martyr,<br />
croyant salvadorien extraordinaire », nous livre<br />
ses souvenirs ainsi que ses réflexions sur la façon<br />
dont <strong>Mgr</strong> Óscar <strong>Romero</strong> a vécu son ministère<br />
épiscopal.<br />
Préface par <strong>Mgr</strong> Jean-Pierre Delville,<br />
évêque de Liège.<br />
ISBN 978-2-87356-664-7<br />
Prix TTC : 9,95 €<br />
9 782873 566647<br />
Illustration de couverture : D.R.