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TrouNoir

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— Ben alors, mon homme ? T’es-t-y donc sourd qu’t’entends point quand j'm’égosille ?<br />

J't'avions déjà appelé deux fois.<br />

Était-ce ma femme cette femme courtaude et légèrement enrobée, au visage plutôt<br />

avenant mais que l’âge commençait à bouffir ? Ça paraissait bien être le cas, même si<br />

j’avais du mal à l’admettre. Trop petite. Trop charnue, trop… enfin, pas exactement mon<br />

genre, disons !<br />

— Bah qu’est-ce qu’t’as donc à m’regarder comme ça ? Comme qu’si qu’tu m’avions<br />

jamais vue ? Et pis t’en fais une tête ! T’es tout pâlot sous ton hâle.<br />

— T’as raison ma mie. J’me sens comme qui dirait tout chose. P’tête ben que j’fais un<br />

début d’insolation. C’est qu’y cogne fort encore le cagnard à c’t'heure. J’boirais ben un<br />

coup moi d’ailleurs.<br />

Non mais quel langage ! Comment une telle façon de parler avait-elle pu sortir de ma<br />

bouche ? Ça avait pourtant été spontané. Comme si, par une sorte de mimétisme ou dans<br />

un réflexe de protection, j’avais adopté la faconde de celle qui venait de m’apostropher.<br />

Alors même que j’ignorais l’instant d’avant que je pouvais m’exprimer de la sorte. Ma mie !<br />

Moi, j’avais dit ma mie ! Je rêve !<br />

— La Manon, elle est soi-disant à confesse. Mais ça m’étonnerait point qu’à c’t’heure elle<br />

s’laisse conter fleurette par un galant. L’est devenue bien pieuse la drôlesse tout soudain.<br />

Et j’crois pas trop aux bondieuseries de cette sainte Nitouche, oué. Ah bah teins donc, la<br />

v’là justement qui arrive !<br />

Mon Dieu, qu’elle était belle ! Ça m’a tout remué en dedans. D’autant qu’en franchissant le<br />

seuil de la maison, elle m’a lancé, en passant devant moi, un regard, comme qui dirait, à<br />

vous agenouiller le cœur. Étrange que ce regard, et difficile à interpréter tant il exprimait,<br />

de façon fugace, des humeurs changeantes. D’abord coquin et rieur puis, sourcils<br />

haussés, empreint d’un certain étonnement auquel se mêlait, sourcils froncés, un soupçon<br />

de reproche. Et puis très brièvement, comme les derniers feux d’un soleil à travers un<br />

nuage, un rayon de lumière aux reflets mordorés, empli d’une amoureuse tendresse. Sa<br />

bouche aux lèvres sensuelles me fit au passage une moue furtive, à la fois boudeuse et<br />

complice.<br />

Qu’est-ce que ça voulait dire ? La jeune et belle Manon m’était complètement inconnue et<br />

pourtant son regard supposait une connivence entre nous. Et à bien y réfléchir, quelque<br />

chose en elle m’était familier. À commencer par ces discrètes effluves de jasmin qu’elle<br />

laissait dans son sillage et que je savais avoir déjà respirées. Comme une lointaine<br />

signature. Était-ce ma fille ? Je le craignais autant que j’en doutais. D’abord, elle ne me<br />

ressemblait en rien. Et puis que dire de ce léger pincement au cœur que j’avais ressenti<br />

en entendant ma femme mentionner un possible galant. Jalousie ?<br />

Avec ses cheveux longs tombant en une longue volute de boucles noires jusqu’au bas de<br />

ses reins, son teint hâlé et ses yeux verts pailletés d’or, Manon avait la beauté fière et<br />

sauvage d’une Tzigane. Une impression que venaient d’ailleurs renforcer deux grosses<br />

boucles d’argent ciselé ornant ses oreilles.

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