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TrouNoir

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TROU NOIR<br />

Ça s’est produit d’un seul coup. Je n’ai pas compris ce qu’il m’arrivait. J’étais en train de faire<br />

mes exercices de musculation dans le gymnase du lycée, où j’enseigne l’éducation physique et,<br />

haltères en mains, je vérifiais mes mouvements à travers une grande baie vitrée qui me renvoyait<br />

mon reflet sur le fond noir et blanc d’une nuit enneigée. J’avais peine à me concentrer et<br />

j’effectuais mes mouvements machinalement tout en regardant au-dehors de fins flocons de neige<br />

éclabousser l’espace de milliers de points blancs. Et soudain, mon reflet a disparu dans la vitre. Il y<br />

a eu un grand trou noir et tout, autour de moi, a cessé d’exister.<br />

Au même moment, je me suis retrouvé haletant et écrasé de chaleur au bord d’un champ.<br />

J’étais seul, une casquette fripée dans une main. Le soleil était déjà bas sur l’horizon mais<br />

j’avais terriblement chaud et ma peau était moite de sueur. C’est étonnant car il est rare<br />

que mes séances d’haltérophilie me fassent transpirer. Mais ce qui m’a le plus étonné,<br />

c’est l’épaisse toison noire qui recouvrait mon bras. Un bras si velu et si repoussant que je<br />

l’ai pris une fraction de seconde pour un corps étranger. Mais c’était bien le mien. Appuyé<br />

sur l'avant de mon bras gauche, il pesait sur la poignée d’une bêche qu’enserrait mon<br />

autre main. J’étais là à transpirer au-dessus d’un sillon fraîchement creusé et tout mon<br />

corps s’appesantissait sur le manche de l’outil. Mon torse, tout aussi velu que mes bras,<br />

était nu et je n’avais d’autre vêtement qu’un ample pantalon de serge beige, tout maculé<br />

de taches. Mes pieds, également nus, s’enfonçaient dans d’épais sabots de bois rugueux.<br />

J’étais passablement affaibli et au bord du malaise. Ce qui m’arrivait était incroyable et<br />

pourtant indéniablement réel. Mes pensées étaient confuses, désordonnées et je ne<br />

voyais pas comment échapper à l’étrangeté de ma situation quand – allez savoir<br />

pourquoi – j’ai été pris d’une envie aussi subite qu’irrésistible de rentrer à la maison. Et<br />

c’est alors qu’elle s’est imposée à ma vue. Ma maison !<br />

De l’autre côté du vaste champ où j’étais censé avoir creusé un sillon, en partie masquée<br />

par la frondaison d’une ligne d'érables aux feuilles rougeoyantes, une longue bâtisse<br />

blanche, recouverte d’un toit de chaume, venait d’envahir mon espace visuel. C’était un<br />

bâtiment massif, blanchi à la chaux, qui comportait dans sa partie habitation une porte<br />

vitrée bleue, flanquée de part et d’autre de deux fenêtres à petits croisillons de même<br />

couleur. Elle était prolongée par un corps de ferme en pierres de taille, comportant en son<br />

milieu un imposant portail à double vantaux, formant arche une fois joints. Ainsi que les<br />

deux lucarnes qui l’encadraient, il était en chêne massif et agrémenté de larges pentures<br />

transversales noires. Porte et volets étaient clos. L’apparition de la maison avait été si<br />

soudaine que j’étais tenté de croire qu’elle n’avait surgi de terre que poussée par mon<br />

désir intense de rentrer chez moi. Et bien que ma mémoire n'en eut aucun souvenir, j’étais<br />

certain que c’était bien là ma demeure.<br />

Cette certitude, alors que j’étais complètement perdu et privé de repères, n’a fait que me<br />

déconcerter davantage. En quel lieu me trouvais-je ? Et pourquoi ? Comme en réponse à<br />

mon introspection, un son lointain, qui m’a semblé être celui d’une voix, s’est fait entendre<br />

du côté de la maison. Une silhouette féminine est alors venue s’encadrer dans<br />

l’embrasure de la porte. Machinalement et d’une démarche flageolante, je suis allé à sa<br />

rencontre. J’allais peut-être avoir des réponses à mes questions.


— Ben alors, mon homme ? T’es-t-y donc sourd qu’t’entends point quand j'm’égosille ?<br />

J't'avions déjà appelé deux fois.<br />

Était-ce ma femme cette femme courtaude et légèrement enrobée, au visage plutôt<br />

avenant mais que l’âge commençait à bouffir ? Ça paraissait bien être le cas, même si<br />

j’avais du mal à l’admettre. Trop petite. Trop charnue, trop… enfin, pas exactement mon<br />

genre, disons !<br />

— Bah qu’est-ce qu’t’as donc à m’regarder comme ça ? Comme qu’si qu’tu m’avions<br />

jamais vue ? Et pis t’en fais une tête ! T’es tout pâlot sous ton hâle.<br />

— T’as raison ma mie. J’me sens comme qui dirait tout chose. P’tête ben que j’fais un<br />

début d’insolation. C’est qu’y cogne fort encore le cagnard à c’t'heure. J’boirais ben un<br />

coup moi d’ailleurs.<br />

Non mais quel langage ! Comment une telle façon de parler avait-elle pu sortir de ma<br />

bouche ? Ça avait pourtant été spontané. Comme si, par une sorte de mimétisme ou dans<br />

un réflexe de protection, j’avais adopté la faconde de celle qui venait de m’apostropher.<br />

Alors même que j’ignorais l’instant d’avant que je pouvais m’exprimer de la sorte. Ma mie !<br />

Moi, j’avais dit ma mie ! Je rêve !<br />

— La Manon, elle est soi-disant à confesse. Mais ça m’étonnerait point qu’à c’t’heure elle<br />

s’laisse conter fleurette par un galant. L’est devenue bien pieuse la drôlesse tout soudain.<br />

Et j’crois pas trop aux bondieuseries de cette sainte Nitouche, oué. Ah bah teins donc, la<br />

v’là justement qui arrive !<br />

Mon Dieu, qu’elle était belle ! Ça m’a tout remué en dedans. D’autant qu’en franchissant le<br />

seuil de la maison, elle m’a lancé, en passant devant moi, un regard, comme qui dirait, à<br />

vous agenouiller le cœur. Étrange que ce regard, et difficile à interpréter tant il exprimait,<br />

de façon fugace, des humeurs changeantes. D’abord coquin et rieur puis, sourcils<br />

haussés, empreint d’un certain étonnement auquel se mêlait, sourcils froncés, un soupçon<br />

de reproche. Et puis très brièvement, comme les derniers feux d’un soleil à travers un<br />

nuage, un rayon de lumière aux reflets mordorés, empli d’une amoureuse tendresse. Sa<br />

bouche aux lèvres sensuelles me fit au passage une moue furtive, à la fois boudeuse et<br />

complice.<br />

Qu’est-ce que ça voulait dire ? La jeune et belle Manon m’était complètement inconnue et<br />

pourtant son regard supposait une connivence entre nous. Et à bien y réfléchir, quelque<br />

chose en elle m’était familier. À commencer par ces discrètes effluves de jasmin qu’elle<br />

laissait dans son sillage et que je savais avoir déjà respirées. Comme une lointaine<br />

signature. Était-ce ma fille ? Je le craignais autant que j’en doutais. D’abord, elle ne me<br />

ressemblait en rien. Et puis que dire de ce léger pincement au cœur que j’avais ressenti<br />

en entendant ma femme mentionner un possible galant. Jalousie ?<br />

Avec ses cheveux longs tombant en une longue volute de boucles noires jusqu’au bas de<br />

ses reins, son teint hâlé et ses yeux verts pailletés d’or, Manon avait la beauté fière et<br />

sauvage d’une Tzigane. Une impression que venaient d’ailleurs renforcer deux grosses<br />

boucles d’argent ciselé ornant ses oreilles.


Après avoir posé ma bêche contre le mur, je lui ai emboîté le pas et l’ai suivie dans la<br />

maison. La pièce où nous venions d’entrer tenait lieu à la fois de cuisine et de salle-àmanger.<br />

Une imposante cheminée occupait presque tout le mur du fond. Sa hotte<br />

trapézoïdale était en partie masquée par de nombreux ustensiles de cuisine. Au centre du<br />

foyer, une grosse marmite noircie par le feu pendait au bout de sa crémaillère. La salle<br />

était traversée en son milieu et dans sa largeur par une longue table de ferme, en chêne<br />

doré, qui servait de séparation. Sur la table trônait une grosse soupière en faïence<br />

blanche, décorée sur tout son pourtour d’un grossier motif à larges feuilles vertes. Ma<br />

femme souleva le couvercle et aussitôt une odeur de choux envahit la pièce dans un épais<br />

nuage de vapeur, masquant d’un coup les émanations subtiles du parfum de Manon.<br />

— Allons bon, c’est pas tout ça, mais faut manger avant qu’la soupe, al soit froide.<br />

J’étais tellement bouleversé que je me sentais bien incapable de manger quoi que ce fût.<br />

C’est à peine si j’arrivais à avaler ma salive. Même si mon désir de comprendre ce qu'il<br />

m’arrivait était vif, j’appréhendais de manger avec ces deux étrangères qui semblaient<br />

pourtant si bien me connaître. Au moment où j’allais demander à être dispensé de repas,<br />

la joviale Manon s’accrocha de ses deux mains à mon bras et, pesant dessus de tout son<br />

poids, elle me força à prendre place sur le banc de bois qui bordait la table dans toute sa<br />

longueur. Et sans lâcher prise, elle se pressa tout contre moi.<br />

— Allons, mon beau-papa, assieds-toi donc au lieu de rester là planté comme un<br />

épouvantail. Et arrête de triturer tout le temps ta casquette. Donne-la-moi, dit-elle en me<br />

l’arrachant prestement.. Et sans doute étonnée par mon mutisme et mon pauvre air<br />

hébété, elle ajouta :<br />

— C’est le cas de le dire, t’as pas l’air dans ton assiette. Y a quelque chose qui va pas ?<br />

Tu parais tout chose.<br />

Comment ne l’aurais-je pas été tout chose alors que Manon, tout en parlant, pressait<br />

fermement sa cuisse contre la mienne et frottait intentionnellement son sein contre mon<br />

bras ?<br />

— Passez-moi vos assiettes intervint fort à propos ma femme à qui l’attitude par trop<br />

familière de sa fille semblait fortement déplaire. Et Manon, tout en s’exécutant profita de<br />

ce que sa mère se concentrait sur le remplissage d’une assiette pour chuchoter<br />

subrepticement à mon oreille :<br />

— Bah alors ? Je t’ai attendu, moi !<br />

Je ne savais que dire. J’étais comme tétanisé. Non seulement parce que la situation<br />

m’échappait complètement mais aussi parce que la présence insistante de Manon à mon<br />

côté ne faisait qu’accroître mon trouble. L’haleine douce et tiède de sa bouche, le<br />

chatouillement de ses lèvres au creux de mon oreille, la chaude caresse de sa jambe<br />

contre la mienne et la ferme rondeur de son sein contre mon bras, m’ôtaient tous mes<br />

moyens.<br />

J’avais de plus en plus chaud. Bien plus chaud encore qu’au moment où je m’étais<br />

retrouvé dans le champ à creuser un sillon avec ma bêche.<br />

— J’étouffe. Je prendrais bien une douche avant de manger, ai-je réussi à dire d’une voix<br />

mal assurée.<br />

J’ai lu de l’étonnement dans le regard qu’ont échangé Manon et sa mère. Et puis toutes


deux sont parties d’un grand éclat de rire.<br />

— Ah ! Ah ! T’aimerais quoi ? s’est exclamée ma femme. Pour sûr qu’le soleil t’a retourné<br />

la caboche. Une douche ? Monsieur s’croit chez les gens d’la haute ! Non mais écoutezmoi<br />

ça, une douche ! T’as qu’à tirer de l’eau au puits comme nous autres ou attendre le<br />

baquet du dimanche si tu veux t’baigner.<br />

C’en était trop. Était-ce la chaleur, l’odeur écœurante du chou mêlée à celle du jasmin ou<br />

était-ce parce que ma situation était devenue insoutenable ? Toujours est-il que mes<br />

forces m’ont abandonné et que j’ai perdu connaissance.


II.<br />

Quand j'ai repris conscience, j’étais couché dans un lit. Je ne sais s’il faisait jour ou nuit<br />

au-dehors car la fenêtre de la pièce où je me trouvais était fermée par d’épais volets en<br />

bois. Dans un bougeoir en cuivre posé sur une chaise au chevet du lit, une chandelle<br />

faisait danser, de sa lueur sombre, des ombres sur les murs. Une forte odeur de vinaigre<br />

emplissait la pièce. Elle émanait d’une bassine en métal émaillé, à moitié rentrée sous le<br />

lit et dans laquelle trempait un morceau de linge blanc. Mon corps, qui avait retrouvé de sa<br />

fraîcheur, était totalement nu sous les draps. J’ai perçu un bruit de pas qui s’approchait, et<br />

bientôt une faible lueur s’est mise à chanceler sous la porte de la pièce, à l’autre bout,<br />

presque en face de mon lit. L’instant d’après, ma femme apparaissait dans<br />

l’entrebâillement, un chandelier à la main. Elle venait prendre de mes nouvelles.<br />

— Ah bah dis donc, on peut dire qu’tu nous as fait peur. T’es tombé en arrière sans crier<br />

gare. Heureusement qu'la Manon était là pour te retenir dans ta chute. Mais qu’est-ce<br />

qu’tas donc mon homme ? T’es-t’y donc malade ? Tu veux qu’je fasse venir le médecin ?<br />

C’est qu’tu m’inquiètes, sais-tu !<br />

Je me sentais extrêmement faible et comme je craignais en parlant de laisser échapper<br />

une nouvelle incongruité par rapport à ce milieu qui m’était étranger, j’ai fait non de la tête.<br />

— Tu veux que j’t’applique encore du vinaigre ? Ça a l’air d’t’avoir fait du bien.<br />

De nouveau, j'ai fait un signe de dénégation.<br />

— Non j’me sens faiblard et j’ai seulement besoin d’me reposer. On verra demain si ça va<br />

pas mieux.<br />

— Bon alors j’vas te laisser dormir. Avec la Manon, on t’a couché dans sa chambre. Pour<br />

c’te nuit, elle dormira sur la litière dans la grange ; comme ça tu seras tranquille. Appellemoi<br />

si ça va pas.<br />

Sur ces mots, ma femme posa un baiser appuyé sur mon front et sortit. Les événements<br />

étranges de cette journée m’avaient véritablement assommé et je me suis endormi<br />

aussitôt. Je ne sais combien de temps a duré mon sommeil mais quand je me suis<br />

réveillé, la bougie agonisait dans son bougeoir en une vacillante flammèche jaune-orangé.<br />

Un léger craquement derrière la porte m’a mis en alerte et j’ai vu le battant s’ouvrir, très<br />

lentement, imperceptiblement comme si l’arrivant s’efforçait de ne pas faire de bruit. La<br />

svelte silhouette de Manon, tenant en main une grossière chandelle de suif, s’est alors<br />

profilée dans l’embrasure. Elle était vêtue d’une simple tunique en linon soyeux. Avant que<br />

j’aie pu revenir de ma surprise, elle s’est glissée furtivement dans mon lit et a soufflé sa<br />

chandelle après l'avoir plantée sur celle mourante du bougeoir.<br />

J’allais exprimer mon étonnement quand sa bouche est venue se coller sur la mienne. Et<br />

comme pour bien m’ôter toute velléité de prononcer un mot, sa langue s’est frayé un<br />

chemin entre mes lèvres et a forcé la barrière de mes dents.<br />

Ô ce baiser ! Si voluptueux que j'en ai eu l'échine tout électrisée ! Je me suis senti fondre,<br />

m’alanguir, tandis que le corps souple et désormais complètement dénudé de Manon<br />

venait se plaquer contre le mien. À peine l’ai-je enserré dans mes bras qu’elle m’a<br />

enjambé et s’est assise à califourchon sur moi. C’en était fini de mon envie de parler ou de


chercher à comprendre. Mon esprit, toujours confus, s’accommodait à présent de cette<br />

confusion. Mieux, il se délectait de cette aura de mystère et d’irréalité qui marquait l’entrée<br />

de Manon dans ma vie. Je commençais à aimer jusqu'à mon extrême pilosité. J’étais<br />

grisé. Grisé par la subtile senteur de jasmin que dégageaient les longues boucles de sa<br />

chevelure qui me caressaient le visage. Grisé par l’odeur suave de son corps. Grisé par<br />

l’intense désir qui s'emparait de nous.<br />

Lorsque Manon m’a membré en elle, j’ai ressenti comme une commotion et j’ai bien cru<br />

que j’allais encore défaillir. J’étais presque en état de choc et j’ai dû lutter pour ne pas<br />

perdre conscience et priver Manon de ma virilité. Il m’a fallu ensuite maîtriser ma<br />

jouissance naissante pour ne pas exploser en elle comme un feu d’artifice. Après avoir<br />

repris mon contrôle, nous nous sommes aimés avec frénésie, mêlant aux élans impétueux<br />

de notre passion, la ferveur de longues et tendres caresses. Est-ce Manon qui s’était faite<br />

fontaine de jouvence pour moi, toujours est-il que toute lassitude m’avait quitté et que rien<br />

ne semblait plus pouvoir éteindre ma vigueur ? Je ne sais combien de temps a duré notre<br />

amour charnel et acharné, mais à la fin de nos ébats, j’ai vu à travers des fentes et la<br />

fermeture mal jointe des volets de la chambre qu’au dehors le jour commençait à blanchir.<br />

Manon et moi sommes restés longtemps dans les bras l’un de l’autre sans rien nous dire.<br />

Nos corps étaient en sueur et nous entrecoupions nos souffles encore haletants et<br />

oppressés de furtifs baisers. C’est elle qui a rompu en premier le silence. Elle a approché<br />

sa bouche de la mienne puis m’a lancé un chapelet de baisers en les égrenant à chaque<br />

fois d'un “ je t’aime ”.<br />

— Et moi, je ne t’aime pas, je t’adore, ai-je répondu en lui rendant ses baisers avec la<br />

même impétuosité. Et c’était sincère. J’étais devenu absolument fou de Manon et<br />

ressentais pour elle une passion démentielle et dévorante, une véritable adoration.<br />

— Alors pourquoi ne m’as-tu pas rejoint dans la grange ? a-t-elle répliqué d’un ton<br />

boudeur.<br />

Aïe ! J’étais coincé ! Que répondre à cela ? Je m’aventurais comme un aveugle en terrain<br />

inconnu et risquais le faux pas à tout moment. J’ai alors choisi de me tenir au plus près de<br />

la vérité, si tant est qu’il y en eut une, dans mon invraisemblable histoire. J’ai confié à<br />

Manon mon ignorance de tout ce qui m’arrivait et le désarroi dans lequel je me trouvais. Et<br />

puisque ma présence dans son monde restait difficilement explicable, j’ai prétexté une<br />

subite amnésie, due sans doute à un mauvais coup de soleil.<br />

— Alors, vraiment, tu ne te souviens plus de notre histoire ? m’a demandé Manon tandis<br />

que ses doigts se perdaient dans la toison de ma poitrine en y dessinant d’aériennes<br />

arabesques.<br />

— Mon corps, curieusement, se souvient de notre communion. Elle est ancrée dans ma<br />

chair comme si nous étions deux êtres indivisibles. Mais pour le reste, mis à part peut-être<br />

ton parfum, je ne connais rien de toi et je ne comprends pas ma présence ici.<br />

Manon m’a lancé un regard surpris. Sa chambre baignait à présent dans une pénombre<br />

grise et je pouvais admirer de près la délicatesse de ses traits. Ses yeux, que faisait briller<br />

la lumière dorée qui perçait à travers les fentes des persiennes, me subjuguaient.<br />

— Je ne te parle pas du temps que nous vivons à présent, et qui nous est compté, mais<br />

du temps immémorial où s’est scellé notre irrésistible et invivable amour. Sache que cet<br />

amour est frappé d’une malédiction à cause d’un être cher que nous avons trahi. Notre


passion aveugle et forcenée l’a sacrifié. Et il ne nous l'a jamais pardonné. C’était ta<br />

femme, c’était ma mère. Depuis, telle une Érinye, elle nous poursuit de sa vengeance à<br />

travers le temps et les espaces, et la mort de l’un de nous vient irrémédiablement<br />

sanctionner nos éternelles et éphémères amours !<br />

J’étais sidéré par ce que je venais d’entendre. Vivais-je un rêve ? Étais-je dans un conte<br />

ou une légende ? Je croyais nager en pleine science-fiction. Manon avait-elle tout son<br />

esprit ? Ou n’étais-je pas, moi-même, en train de perdre le mien ? J’ai commencé à avoir<br />

peur et à douter sérieusement de ma santé mentale.<br />

Un voile de tristesse est alors venu ternir le regard de Manon. Son visage trahissait une<br />

souffrance et une détresse profondes. Était-ce à cause de mon incrédulité ? Se sentaitelle<br />

reniée ? Elle a penché son visage sur le mien, ensevelissant ma tête sous son<br />

épaisse chevelure, et m’a longuement embrassé. Son baiser, chaud et mouillé de larmes,<br />

avait l'insistance d'un baiser d’adieu. J’ai voulu lui demander la cause de son chagrin mais<br />

je n’en ai pas eu le temps. La porte de la chambre s’est ouverte d’un coup et quand<br />

Manon a relevé la tête, j’ai aperçu, surgissant de la pénombre, la silhouette de ma femme,<br />

dressée au-dessus de nous. Elle était comme une furie, échevelée, hagarde et elle<br />

vociférait en brandissant sur nos têtes la bêche avec laquelle j’avais travaillé plus tôt. J’ai<br />

repoussé vivement Manon de côté pour lui éviter un coup fatal et puis il y a eu un choc,<br />

tout est devenu noir, et j’ai vu mille étincelles…<br />

Au-dehors, des milliers de points blancs continuaient à tacheter la nuit comme un amas d’étoiles dans<br />

une galaxie. La violence du choc a été telle que je suis tombé par terre. J’avais une plaie profonde à la<br />

tête et l’un de mes haltères était couvert de sang. J’ai failli crier de douleur mais me suis retenu pour ne<br />

pas attirer l’attention sur moi. Ma blessure m’élançait horriblement mais bien plus douloureuse encore<br />

était la déchirure de ma séparation d’avec Manon ! Sa perte m’était intolérable. Où était-elle et<br />

comment la retrouver par-delà cette nuit enneigée ? Où était le mystérieux passage qui m'avait conduit<br />

jusqu'à elle ? Submergé par mon désespoir, je me suis mis à pousser des hurlements sauvages<br />

entrecoupés de râles et de gémissements rauques.<br />

Des gens, alertés par le vacarme, se sont finalement portés à mon secours. Il paraît que je répétais<br />

sans cesse que « ça ne pouvait pas être moi, qu’il me manquait trop de poils ». À l’hôpital où l’on m’a<br />

conduit, ils ont diagnostiqué une commotion cérébrale avec œdème et il a fallu m’opérer. Comme mon<br />

état s’accompagnait de graves perturbations psychiques et que j’étais en proie à une agitation et des<br />

divagations inquiétantes, on m’a placé en observation psychiatrique et bourré de tranquillisants. Et<br />

maintenant, je reste l'esprit confus et nauséeux, prostré dans un fauteuil, en apparence tranquille. Mais<br />

tant que je n’aurai pas retrouvé cet au-delà de moi-même où m’attend Manon, je serai écorché vif<br />

intérieurement. Où qu’il me mène, je veux retrouver de nouveau le trou noir et « m’abîmer » en lui. Je<br />

veux mourir dans les bras de Manon !

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