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#ticinomoments 2020

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COLONNE<br />

Caro Ticino<br />

Carl Spitteler, prix Nobel 1919, hésitait déjà dans ses pages très personnelles (1897) quant à<br />

son itinéraire préféré pour passer le col du Saint-Gothard en train : préférait-il celui en direction<br />

du sud ou au contraire celui vers le nord ? Dans sa réponse, il se demandait déjà si le voyage du<br />

sud au nord, Bellinzone-Lucerne, n'était pas plus satisfaisant, plus gratifiant que l'autre, du nord<br />

au sud : En repensant à mes expériences personnelles, je serais enclin à répondre affirmativement<br />

à une telle question, car j'ai souvent remarqué que le voyage aller est fatigant alors que le retour a<br />

un effet corroborant. Si l'on doit faire un choix, pour nous l'accent est immédiatement mis sur un<br />

mot, qui est le mot clé : le retour. En effet, Spitteler, lors de son voyage vers le nord, animé par de<br />

nombreuses impressions passionnantes et de nouvelles observations, retournait dans la ville où il<br />

vivait, Lucerne où il savait qu'il retrouverait le point fixe où, en revivant ses différentes expériences,<br />

il mûrirait ses précieuses réflexions, ses précises comparaisons des deux versants.<br />

Et nous, alors ? J'ai quitté ma ville d'origine, Lugano, dans mes vingt ans, pour étudier à<br />

Zurich et jusqu'à ce jour je suis restée près de cette ville pour y travailler. Depuis lors, soit plus<br />

de six décennies, je fais régulièrement le parcours dans les deux sens, pour retrouver mes deux<br />

domiciles. « L'autre chez moi ? », je m'interroge en sourdine, avant même de descendre du train<br />

à Lugano. Presque comme si « l'autre chez moi » venait de s'évaporer dans le bruit des bagages,<br />

des appels, des salutations à la gare, qui submergent ceux qui arrivent, ceux qui doivent d'abord<br />

tester le nouvel air sur leur peau, comme un vêtement fait sur mesure.<br />

« Bienvenue » me disent-ils et se disent-ils tous, et je reconnais la voix de chez moi comme<br />

je reconnais le frottement sec des pas sur les cubes de porphyre, et le clocher de San Lorenzo<br />

qui semble à peine sortir du lac, avec Caprino et Cavallino en toile de fond. Aucun ne manque à<br />

l'appel, même Monsieur S. de la Librairie, celui qui me dit à chaque fois « bonne continuation »<br />

(j'en ai déjà parlé dans une de mes histoires), « bonne continuation » me répète-t-il aujourd'hui en<br />

dehors de mon histoire en traversant la place. Confuse, je lui réponds en allemand, distraite par<br />

le rire de Frau Rohner sur l'escalier roulant. Non, pas Frau Rohner, la femme du vétérinaire (mais<br />

c'est vrai qu'elle lui ressemble), laissons-la « de l'autre côté » où elle est chez elle. Je suis ici pour<br />

marcher en italien sur des tranches de soleil découpées grossièrement par des ombres précises,<br />

comme lorsque j'allais à l'école avec mes amis ici.<br />

Aujourd'hui, j'essaie d'éviter le trafic le plus fort en passant dans les rues aux noms familiers<br />

de nos artistes, hommes (et femmes ?) de culture, ingénieurs ou pédagogues, pour arriver chez<br />

moi, où les lauriers roses sous les fenêtres sont peut-être déjà en fleurs. Je vais y arriver. C'est<br />

ce que confirme la maison de devant, avec les arabesques des balcons redessinés par le soleil en<br />

imprudentes diagonales sur la façade. Puis on entre dans la maison à vivre : comme là-bas (là-bas<br />

?) il faut remplacer une ampoule, remplir le réfrigérateur, enlever les toiles d'araignée. Jour après<br />

jour, on retrouve la vaisselle du passé, les tiroirs, les gestes de l'époque, les louches de plus en plus<br />

creusées, incolores : que de fidélité et que de saveurs elles ont déjà goûtées. Et là-bas ?<br />

« Je repars demain. »<br />

« Quand reviens-tu ? » Comme si là-bas ignorait son propre retour, s'excluait dans le naturel<br />

généreux d'« ici » et que là-bas il n'y avait ni louches ni fidélité à sauver, ni artistes et libraires à<br />

retrouver, ni responsabilités à assumer.<br />

Quand reviendrai-je ? Je me pose la question dans le train, en quittant le Tessin et en entreprenant<br />

le « meilleur » voyage selon le raisonnement de Spitteler ; mais je suis assise dans le<br />

sens contraire comme pour y retourner. La femme assise devant moi, toute en chevelure, remplit<br />

au stylo des pages et des pages de son cahier strié : entrera-t-elle demain dans une histoire ?<br />

L'ordinateur l'attend.<br />

Le salut que j'écris pour <strong>#ticinomoments</strong>, ce « Caro Ticino », avant de retrouver l'obscurité<br />

de Bodio, veut déjà reconnaître dans le présent adieu, toute la certitude du retour.<br />

Anna Felder<br />

Née à Lugano, Anna Felder<br />

est diplômée de l'Université<br />

de Zurich où elle a présenté<br />

une thèse sur Eugenio Montale,<br />

et elle a enseigné au<br />

Lycée cantonal d'Aarau où<br />

elle a travaillé sur l'intégration<br />

sociale et culturelle des<br />

jeunes émigrés italiens en<br />

Suisse. Elle a reçu plusieurs<br />

récompenses, dont plusieurs<br />

fois le Prix Schiller, l'Aargauer<br />

Literaturpreis pour<br />

l'ensemble de son œuvre et,<br />

en 2018, le Grand Prix suisse<br />

de littérature. Outre des<br />

romans et des nouvelles,<br />

elle a écrit plusieurs pièces<br />

radiophoniques et deux<br />

œuvres de théâtre. Anna<br />

Felder vit aujourd'hui entre<br />

Aarau et Lugano.

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