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COLONNE<br />
Caro Ticino<br />
Carl Spitteler, prix Nobel 1919, hésitait déjà dans ses pages très personnelles (1897) quant à<br />
son itinéraire préféré pour passer le col du Saint-Gothard en train : préférait-il celui en direction<br />
du sud ou au contraire celui vers le nord ? Dans sa réponse, il se demandait déjà si le voyage du<br />
sud au nord, Bellinzone-Lucerne, n'était pas plus satisfaisant, plus gratifiant que l'autre, du nord<br />
au sud : En repensant à mes expériences personnelles, je serais enclin à répondre affirmativement<br />
à une telle question, car j'ai souvent remarqué que le voyage aller est fatigant alors que le retour a<br />
un effet corroborant. Si l'on doit faire un choix, pour nous l'accent est immédiatement mis sur un<br />
mot, qui est le mot clé : le retour. En effet, Spitteler, lors de son voyage vers le nord, animé par de<br />
nombreuses impressions passionnantes et de nouvelles observations, retournait dans la ville où il<br />
vivait, Lucerne où il savait qu'il retrouverait le point fixe où, en revivant ses différentes expériences,<br />
il mûrirait ses précieuses réflexions, ses précises comparaisons des deux versants.<br />
Et nous, alors ? J'ai quitté ma ville d'origine, Lugano, dans mes vingt ans, pour étudier à<br />
Zurich et jusqu'à ce jour je suis restée près de cette ville pour y travailler. Depuis lors, soit plus<br />
de six décennies, je fais régulièrement le parcours dans les deux sens, pour retrouver mes deux<br />
domiciles. « L'autre chez moi ? », je m'interroge en sourdine, avant même de descendre du train<br />
à Lugano. Presque comme si « l'autre chez moi » venait de s'évaporer dans le bruit des bagages,<br />
des appels, des salutations à la gare, qui submergent ceux qui arrivent, ceux qui doivent d'abord<br />
tester le nouvel air sur leur peau, comme un vêtement fait sur mesure.<br />
« Bienvenue » me disent-ils et se disent-ils tous, et je reconnais la voix de chez moi comme<br />
je reconnais le frottement sec des pas sur les cubes de porphyre, et le clocher de San Lorenzo<br />
qui semble à peine sortir du lac, avec Caprino et Cavallino en toile de fond. Aucun ne manque à<br />
l'appel, même Monsieur S. de la Librairie, celui qui me dit à chaque fois « bonne continuation »<br />
(j'en ai déjà parlé dans une de mes histoires), « bonne continuation » me répète-t-il aujourd'hui en<br />
dehors de mon histoire en traversant la place. Confuse, je lui réponds en allemand, distraite par<br />
le rire de Frau Rohner sur l'escalier roulant. Non, pas Frau Rohner, la femme du vétérinaire (mais<br />
c'est vrai qu'elle lui ressemble), laissons-la « de l'autre côté » où elle est chez elle. Je suis ici pour<br />
marcher en italien sur des tranches de soleil découpées grossièrement par des ombres précises,<br />
comme lorsque j'allais à l'école avec mes amis ici.<br />
Aujourd'hui, j'essaie d'éviter le trafic le plus fort en passant dans les rues aux noms familiers<br />
de nos artistes, hommes (et femmes ?) de culture, ingénieurs ou pédagogues, pour arriver chez<br />
moi, où les lauriers roses sous les fenêtres sont peut-être déjà en fleurs. Je vais y arriver. C'est<br />
ce que confirme la maison de devant, avec les arabesques des balcons redessinés par le soleil en<br />
imprudentes diagonales sur la façade. Puis on entre dans la maison à vivre : comme là-bas (là-bas<br />
?) il faut remplacer une ampoule, remplir le réfrigérateur, enlever les toiles d'araignée. Jour après<br />
jour, on retrouve la vaisselle du passé, les tiroirs, les gestes de l'époque, les louches de plus en plus<br />
creusées, incolores : que de fidélité et que de saveurs elles ont déjà goûtées. Et là-bas ?<br />
« Je repars demain. »<br />
« Quand reviens-tu ? » Comme si là-bas ignorait son propre retour, s'excluait dans le naturel<br />
généreux d'« ici » et que là-bas il n'y avait ni louches ni fidélité à sauver, ni artistes et libraires à<br />
retrouver, ni responsabilités à assumer.<br />
Quand reviendrai-je ? Je me pose la question dans le train, en quittant le Tessin et en entreprenant<br />
le « meilleur » voyage selon le raisonnement de Spitteler ; mais je suis assise dans le<br />
sens contraire comme pour y retourner. La femme assise devant moi, toute en chevelure, remplit<br />
au stylo des pages et des pages de son cahier strié : entrera-t-elle demain dans une histoire ?<br />
L'ordinateur l'attend.<br />
Le salut que j'écris pour <strong>#ticinomoments</strong>, ce « Caro Ticino », avant de retrouver l'obscurité<br />
de Bodio, veut déjà reconnaître dans le présent adieu, toute la certitude du retour.<br />
Anna Felder<br />
Née à Lugano, Anna Felder<br />
est diplômée de l'Université<br />
de Zurich où elle a présenté<br />
une thèse sur Eugenio Montale,<br />
et elle a enseigné au<br />
Lycée cantonal d'Aarau où<br />
elle a travaillé sur l'intégration<br />
sociale et culturelle des<br />
jeunes émigrés italiens en<br />
Suisse. Elle a reçu plusieurs<br />
récompenses, dont plusieurs<br />
fois le Prix Schiller, l'Aargauer<br />
Literaturpreis pour<br />
l'ensemble de son œuvre et,<br />
en 2018, le Grand Prix suisse<br />
de littérature. Outre des<br />
romans et des nouvelles,<br />
elle a écrit plusieurs pièces<br />
radiophoniques et deux<br />
œuvres de théâtre. Anna<br />
Felder vit aujourd'hui entre<br />
Aarau et Lugano.