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Algérie, les oubliés du 19 mars 1962

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E-ISBN : 9782809826289

Copyright © L’Archipel, 2019.


Du même auteur

Rescapés d’Auschwitz, L’Archipel, 2015.

Pieds-noirs, les bernés de l’Histoire, L’Archipel, 2014.

Vel’ d’Hiv, 16 juillet 1942, L’Archipel, 2012.

Les larmes de la rue des Rosiers, Éditions des Syrtes, 2010.

Un temps pour danser, Éditions du Rocher, 2007.

Quinquas, les parias de l’emploi, Belfond, 2006.

Je veux revoir maman, Éditions des Syrtes, 2005.

La France résistante, Éditions des Syrtes, 2004.

Paroles de flics, Romillat, 2002.

Fleurs de béton, Romillat, 2001.


À Pascale et Matthias


Table des matières

Couverture

Page de titre

Page de copyright

Du même auteur

Première partie - LES ÉTAPES DU GRAND GÂCHIS

Il y avait eu l'espoir

Il y avait eu la désillusion

Il y avait eu le désespoir

Et ce fut l'abandon

Seconde partie - OUBLIÉS PARMI D'AUTRES

Caporal-chef Paul Bonhomme

Joseph Laplume

Louis Akermann et sa femme, Catherine Coll

Joseph Pinto

Paul Teuma

Cyr Jacquemain

Christian Mesmacque


Soldat Michel Chombeau

René-Claude Prudhon

Joseph Belda

ANNEXES

Chronologie

Glossaire

Repères bibliographiques

Remerciements

Promo éditeur


Première partie

LES ÉTAPES DU GRAND GÂCHIS

« Les mondes dépourvus de mémoire sont condamnés à être des

mondes sans avenir. »

Samuel Pisar,

Le Sang de l’espoir

« Le diable en France était un diable aimable, plein de manières. Ce

que sa nature avait de diabolique se manifestait seulement dans

l’indifférence courtoise dont il faisait preuve face aux souffrances des

autres, dans son je-m’en-foutisme et sa lenteur administrative. »

Lion Feuchtwanger,

Le Diable en France


IL Y AVAIT EU L’ESPOIR

Les réticences ne se justifiaient pas. Toutes les garanties bordaient les

accords d’Évian signés le 18 mars 1962.

« Les Français bénéficieront des mêmes droits et libertés

démocratiques que les Algériens […]. Ils pourront aller et venir

librement entre l’Algérie et les autres pays […]. Ils exerceront les

droits “civils”, c’est-à-dire qu’ils pourront effectuer, comme des

nationaux, tous les actes juridiques nécessaires dans la vie privée :

acheter, louer, passer des contrats de toute sorte. Ils pourront,

notamment, exercer toutes les professions, bénéficier de la Sécurité

sociale, etc. La jouissance des droits patrimoniaux est garantie

contre toute mesure arbitraire ou discriminatoire […]. Les

particularismes seront respectés sur le plan culturel, juridique et

religieux : emploi de la langue française, liberté de l’enseignement,

sections françaises dans l’enseignement public, statut personnel… »

Sur une affiche du gouvernement – un garçonnet européen tenant par

l’épaule une fillette arabe, ils se regardent en riant – ce message

annonciateur de lendemains radieux : « Pour nos enfants, la paix en

Algérie ». Les accords d’Évian devaient, assurait le général de Gaulle,

permettre à « deux peuples de marcher, main dans la main, sur la route de

la civilisation » : que du papier !

Plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants allaient être

chassés d’une terre que, depuis des générations, ils avaient travaillée,

enrichie, façonnée de prairies, de champs, de vignes et de vergers, qu’ils

avaient hérissée de bourgades et de villes, une terre dont ils avaient

peuplé les cimetières et qu’ils croyaient être un pan inaliénable de leur

patrie, la France, qu’à l’école, ils avaient appris à vénérer. Après les

Numides, les Phéniciens, les Vandales, les Romains, les Byzantins, les

Arabes et les Ottomans, leurs aïeux, poussés par la misère, une


condamnation à l’exil ou des chambardements politiques, étaient venus

de toute l’Europe, beaucoup ne tardant pas à succomber aux épidémies,

aux travaux harassants, à la malnutrition, au manque de soins et aux

bandes armées arabes. À leurs descendants, ils avaient transmis en

héritage leur ardeur au travail et l’idéal républicain de Jules Ferry, le père

de l’école « publique, gratuite et obligatoire », qui, le 28 juillet 1885, à la

Chambre des députés, avait vanté les mérites de l’expansion coloniale :

« Je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec

largeur, avec grandeur et honnêteté, de leur devoir supérieur de

civilisation. Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut

dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-àvis

des races inférieures. Parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles

ont un devoir de civiliser les races inférieures. Ces devoirs ont été

méconnus dans les siècles précédents. Et certainement quand les

soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans

l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir

d’hommes de race supérieure… »

Les pieds-noirs se pensaient chez eux dans ces départements français,

sur l’autre rive de la Méditerranée. En 1958, après des années de

tergiversations politiciennes et d’instabilité gouvernementale en

métropole, d’attentats du FLN et d’incertitudes sur l’avenir qui minaient

la population et l’armée en Algérie, beaucoup ont cru en la parole du

général de Gaulle. Durant la Deuxième Guerre mondiale, n’avait-il pas

refusé de s’incliner devant la barbarie et sauvé l’honneur de la France

piétinée par l’Occupant nazi et ses collaborateurs vichyssois ?

Le 20 janvier 1946, lassé des chicaneries parlementaires, l’homme de

l’Appel du 18 juin avait démissionné avec fracas de la présidence du

Conseil, « je fous le camp », persuadé que ses compatriotes ne tarderaient

pas à le rappeler. Pendant douze ans, ils allaient l’abandonner dans sa

retraite de Colombey-les-deux-Églises. Son retour s’est effectué en

e

plusieurs étapes, sur fond de énième crise de la IV République qui

s’embourbait. Des relents de coup d’État.

*


Le 15 avril 1958, le gouvernement de Félix Gaillard, socialiste de la

SFIO, mis en minorité au parlement, vient de tomber. Le 9 mai, le

président de la République, René Coty, charge Pierre Pflimlin, un

démocrate-chrétien du MRP, habitué des maroquins ministériels, de

former un nouveau gouvernement, le vingt-troisième de la

e

IV République, en douze ans.

Ce même jour, le général Raoul Salan, commandant en chef

interarmées en Algérie, adresse au général Paul Ély, chef d’état-major des

armées, un télégramme à remettre au président Coty :

« L’armée en Algérie est troublée par le sentiment de sa

responsabilité à l’égard des hommes qui combattent et qui risquent

un sacrifice inutile si la représentation nationale n’est pas décidée à

maintenir l’Algérie française, comme le préambule de la loi-cadre le

stipule, à l’égard de la population française de l’intérieur qui se sent

abandonnée et des Français musulmans qui, chaque jour plus

nombreux, ont redonné leur confiance à la France, assurés de nos

promesses réitérées de ne jamais les abandonner. L’Armée

française, d’une façon unanime, sentirait comme un outrage

l’abandon de ce patrimoine national. On ne saurait préjuger de sa

réaction de désespoir. Je vous demande de bien vouloir appeler

l’attention du président de la République sur notre angoisse que seul

un mouvement fermement décidé à maintenir notre drapeau en

Algérie peut effacer. »

Toujours le 9 mai, à Tunis, un communiqué du FLN annonce que trois

appelés du contingent, le sergent Robert Richomme, les soldats René

Decourteix et Jacques Feuillebois, enlevés par des fellaghas le

er

1 novembre 1956 à la frontière, près de La Calle, ont été fusillés, après

un simulacre de procès, le 25 avril, en Tunisie. Officielle depuis sa

récente accession à l’indépendance, la neutralité de ce pays voisin ne

pèse guère face à la solidarité arabo-musulmane.

1

Le 11 mai, Alain de Sérigny , directeur de L’Écho d’Alger, signe dans

Dimanche matin, le supplément dominical du quotidien, un éditorial sous

le titre : « Parlez, mais parlez vite, mon général ». Pétainiste pendant la

Deuxième Guerre mondiale, ce pied-noir d’adoption, né à Nantes, rallie

l’ancien chef de la France libre :


« En Algérie, ce n’est un secret pour personne que L’Écho

d’Alger, dont j’assume la direction depuis 1941, a pris, dès cette

époque, une position très nette en faveur de la politique suivie en

Afrique du Nord par le maréchal Pétain et conduite par un chef

prestigieux, le général Weygand […].

Aujourd’hui, mon général, la situation de l’Algérie et, partant, de

la France, est positivement dramatique. Ce n’est pas le plan

militaire qui nous inquiète, c’est ce qu’on appelle communément, le

“front intérieur” qui nous angoisse […].

À cor et à cris, l’Algérie tout entière, privée de sa représentation

légale à l’Assemblée nationale, supplie en vain le parlement de faire

taire ses querelles intestines pour la formation d’un gouvernement

de salut public, seul capable de sauver du désastre dix millions de

Français qui, aux yeux de certains, commettent sans doute un crime

en voulant rester français.

Dans leur détresse, vers qui se tourneraient ces Français sinon

vers l’homme qui s’est tenu rigoureusement à l’écart de ces luttes

misérables et qui incarne l’attachement à la seule cause de la

patrie ?

Je n’ignore pas, mon général, qu’à plusieurs de vos amis qui

s’étonnaient de votre silence vous avez répondu fort à propos : “À

quoi bon parler si l’on ne peut pas agir ?” Aujourd’hui, me tournant

vers vous, je m’écrie : Je vous en conjure, parlez, parlez vite, mon

général, vos paroles seront une action. »

Le 13 mai, Pierre Lagaillarde, avocat, officier parachutiste de réserve

et président de l’Association générale des étudiants d’Algérie (AGEA), le

général Salan et son adjoint, le général Edmond Jouhaud, un pied-noir,

ainsi que plusieurs chefs militaires, dont l’amiral Philippe Auboyneau,

qui commande les forces maritimes en Algérie, soutenus par le général

Jacques Massu, ancien combattant de la France libre, Compagnon de la

e

Libération, et sa 10 division parachutiste, appellent les Algérois à se

joindre à eux, square Laferrière, devant le monument aux morts d’Alger,

que domine le Gouvernement général, dans un hommage aux trois

appelés exécutés en Tunisie par le FLN. Depuis le 11 novembre 1928,

date de son inauguration, Le Grand Pavois, œuvre du sculpteur Paul


Landowski, symbolise la fraternité franco-algérienne dans les combats de

2

la Grande Guerre . Grève générale. Magasins fermés. Des flots denses,

pieds-noirs, Arabes, convergent vers le square Laferrière. Alger la

blanche éclate de lumière sous le soleil. Drapeaux et banderoles colorent

de bleu-blanc-rouge la foule, de plus en plus compacte, d’où s’élèvent La

3

Marseillaise, Le Chant des Africains et ce slogan scandé en cinq notes :

« Al-gé-rie fran-çaise ! Al-gé-rie fran-çaise ! »

Même allégresse à Oran. José Castano a douze ans. Il racontera :

« Pour la première fois, une race neuve prend conscience d’ellemême.

Ce n’est pas une voix isolée qui crie et qui chante sa joie au

hasard de l’inspiration. C’est tout un chœur de jeunes volontés qui

s’accordent dans un même rythme, qui se sont groupées avec

intention et qui savent parfaitement ce qu’elles veulent : une Algérie

unie, une Algérie fraternelle, une Algérie en paix. “Arrachez vos

voiles !”, ordonna une femme musulmane à un petit groupe de

4

jeunes filles, vous êtes libres. Les haïks tombent un à un … »

Conduits par Pierre Lagaillarde, en tenue « léopard », des manifestants

s’emparent du Gouvernement général et constituent un Comité de salut

public. Présidé par le général Massu et composé de militaires et de civils,

dont des gaullistes très actifs, il exige que soit créé, à Paris, un

gouvernement de salut public, « seul capable de conserver l’Algérie

partie intégrante de la métropole ».

Dans la nuit, Pierre Pflimlin reçoit l’investiture de l’Assemblée

nationale. Les partisans de l’Algérie française se méfient de lui. Ils lui

reprochent de vouloir négocier avec le FLN, par l’entremise du Maroc et

de la Tunisie.

Le 14, au petit matin, le général Massu « supplie le général de Gaulle

de bien vouloir rompre le silence en vue de la constitution d’un

gouvernement de salut public qui seul peut sauver l’Algérie de

l’abandon ».

Manchette en première page de L’Écho d’Alger : « Journée et nuit

d’insurrection patriotique ».

Le 15, déclaration du général de Gaulle :


« La dégradation de l’État entraîne infailliblement l’éloignement

des peuples associés, le trouble de l’armée au combat, la dislocation

nationale, la perte de l’indépendance. Depuis douze ans, la France,

aux prises avec des problèmes trop rudes pour le régime des partis,

est engagée dans ce processus désastreux.

Naguère, le pays, dans ses profondeurs, m’a fait confiance pour le

conduire tout entier jusqu’à son salut. Aujourd’hui, devant les

épreuves qui montent de nouveau vers lui, qu’il sache que je me

tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République. »

À la Une de France Soir, ce jeudi 15 mai :

« Investi, l’autre nuit par 274 voix contre 129, après le coup de

force du général Massu à Alger, Pflimlin : “J’ai chargé le général

Salan de maintenir l’ordre à Alger. Il assume cette mission depuis

mercredi matin.” »

Le 16, à 12 heures, du balcon du Gouvernement général, le général

Salan lance à des milliers d’Algérois, toutes communautés confondues,

massés sur le Forum :

« Tout d’abord, sachez que je suis des vôtres, puisque mon fils est

enterré au cimetière du Clos-Salembier. Je ne saurais jamais

l’oublier puisqu’il est sur cette terre qui est la vôtre. Depuis dix-huit

mois, je fais la guerre aux fellaghas. Je la continue et nous la

gagnerons.

Ce que vous venez de faire, en montrant à la France votre

détermination de rester Français par tous les moyens, prouvera au

monde entier que, partout et toujours, l’Algérie sauvera la France.

Tous les musulmans nous suivent. Avant-hier, à Biskra,

7 000 musulmans sont allés porter des gerbes au Monument aux

Morts pour honorer la mémoire de nos trois fusillés en territoire

tunisien.

Mes amis, l’action qui a été menée ici a ramené près de nous tous

les musulmans de ce pays. Maintenant, pour nous, le seul terme,

avec tous ici, c’est la victoire avec cette armée que vous n’avez

cessé de soutenir, que vous aimez et qui vous aime.


Avec les généraux qui m’entourent, le général Jouhaud, le général

Allard, le général Massu qui, ici, vous a préservés des fellaghas,

nous gagnerons parce que nous l’avons mérité et que là est la voie

sacrée pour la grandeur de la France. Mes amis, je crie : “Vive la

France ! Vive l’Algérie française !… Et vive De Gaulle !” »

Le 19, conférence de presse au palais d’Orsay, à Paris : le général de

Gaulle se pose en recours.

« Ce qui se passe en ce moment en Algérie par rapport à la

métropole et dans la métropole par rapport à l’Algérie peut conduire

à une crise extrêmement grave. Mais aussi ce peut être le début

d’une espèce de résurrection. Voilà pourquoi le moment m’a semblé

venu où il pourrait m’être possible d’être utile, encore une fois,

directement à la France. »

Et cette phrase : « Croit-on qu’à soixante-sept ans, je vais commencer

une carrière de dictateur ? »

Le 21, un titre à la une de La Dépêche Quotidienne d’Algérie : « Salan

à de Gaulle : “Vos paroles ont fait naître une immense espérance de

grandeur et d’unité nationale.” »

Le 27, communiqué du général de Gaulle :

« J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à

l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assurer

l’unité et l’indépendance du pays. Je compte que ce processus va se

poursuivre et que le Pays fera voir, par son calme et sa dignité, qu’il

souhaite le voir aboutir. Dans ces conditions, toute action, de

quelque côté qu’elle vienne, qui met en cause l’ordre public, risque

d’avoir de graves conséquences. Tout en faisant la part des

circonstances, je ne saurais l’approuver. J’attends des forces

terrestres, navales et aériennes, présentes en Algérie, qu’elles

demeurent exemplaires, sous les ordres de leurs chefs : le général

Salan, l’amiral Auboyneau, le général Jouhaud. À ces chefs,

j’exprime la confiance et mon intention de prendre incessamment

contact avec eux. »

Le 29, un message du président Coty est lu au parlement :


« Nous voici maintenant au bord de la guerre civile. Après s’être,

depuis quarante ans, tant battus contre l’ennemi, les Français vontils,

demain, se battre contre les Français ? De part et d’autre, des

hommes ont la conviction profonde de servir la Patrie, que, parmi

les uns comme parmi les autres, beaucoup ont défendue au prix de

si durs sacrifices. De part et d’autre, on semble s’apprêter au combat

fratricide. Sommes-nous une nation où la force pourrait primer le

droit ? Quels que soient les vainqueurs provisoires, que resterait-il,

après une lutte inexpiable, que resterait-il de notre France ? […].

Dans le péril de la Patrie et de la République, je me suis tourné vers

le plus illustre des Français, celui qui, aux années les plus sombres

de notre histoire, fut notre chef pour la reconquête de la liberté et

qui, ayant ainsi réalisé autour de lui l’unanimité nationale, refusa la

dictature pour rétablir la République. »

Le 30, en couverture du Courrier de la colère, fondé en

novembre 1957 par Michel Debré, sénateur d’Indre-et-Loire et partisan

de l’Algérie française, une photo du général de Gaulle et un éditorial titré

« Unité et Union » :

« Il jaillit comme une condamnation des folles politiques qui ont

gaspillé l’héritage ancien et les chances nouvelles. Il jaillit comme

une condamnation d’un État impuissant, inapte à assurer l’avenir de

la liberté et l’honneur des citoyens. Il jaillit comme une

condamnation des hommes, des quelques hommes qui, contre toute

bonne foi, s’entêtent, depuis des mois, à maintenir un régime

inconsistant, source principale de nos malheurs.

Mais il jaillit aussi, ce cri, comme un espoir. Qui peut douter

désormais dans le monde de la volonté de l’Algérie de demeurer

française ? Qui peut douter désormais de la foi patriotique non

seulement de l’armée du peuple, mais également du peuple qui se

retrouve dans son armée ? La France est en train de faire une

révolution, qui est la révolution de l’honneur outragé contre le

mensonge et la honte, la révolution de la nation jeune qui veut

grandir contre un système qui l’étouffe jusqu’à la mort… »


Dans le numéro du 2 décembre 1957 de son « hebdomadaire politique

paraissant le jeudi », Michel Debré écrivait :

« Le seul problème, pour ceux qui entendent séparer l’Algérie de

la France, est d’imaginer le système juridique ou la politique qui

mettra hors de la légalité les défenseurs de l’Algérie française. Tant

que la loi en Algérie est la loi française, le combat pour l’Algérie

française est le combat légal ; l’insurrection pour l’Algérie française

est l’insurrection légitime. »

er

Le 1 juin, le général de Gaulle prononce son discours d’investiture à

l’Assemblée nationale :

« La dégradation de l’État qui va se précipitant. L’unité française

immédiatement menacée. L’Algérie plongée dans la tempête des

épreuves et des émotions. La Corse subissant une fiévreuse

contagion. Dans la métropole, des mouvements en sens opposé

renforçant d’heure en heure leur passion et leur action. L’armée,

longuement éprouvée par des tâches sanglantes et méritoires, mais

scandalisée par la carence des pouvoirs. Notre position

internationale battue en brèche jusqu’au sein même de nos alliances.

Telle est la situation du pays. En ce temps même où tant de chances,

à tant d’égards, s’offrent à la France, elle se trouve menacée de

dislocation, et, peut-être, de guerre civile.

C’est dans ces conditions que je me suis proposé pour tenter de

conduire une fois de plus au salut le pays, l’État, la République et

que, désigné par le chef de l’État, je me trouve amené à demander à

l’Assemblée nationale de m’investir pour un lourd devoir.

De ce devoir il faut les moyens.

Le Gouvernement, si vous voulez l’investir, vous proposera de

les lui attribuer aussitôt. Il vous demandera les pleins pouvoirs, afin

d’être en mesure d’agir dans les conditions d’efficacité, de rapidité,

de responsabilité que les circonstances exigent. Il vous les

demandera pour une durée de six mois, espérant, qu’au terme de

cette période l’ordre rétabli dans l’État, l’espoir retrouvé en Algérie,

l’union refaite dans la nation permettront aux pouvoirs publics de

reprendre le cours normal de leur fonctionnement… »


Le nouveau président du Conseil obtient 329 voix contre 224.

S’ouvre alors le temps de l’allégresse, de la sérénité, de l’espoir en

l’avenir. Un mirage, que le général de Gaulle, à peine installé à l’hôtel

Matignon, entretient savamment lors d’un voyage de trois jours en

Algérie.

Le 4 juin, Alger l’accueille dans une explosion de joie. Des nuées de

papillons de papier multicolores saluent le passage de sa voiture. À ses

côtés : le général Salan. Dans la soirée, une marée humaine envahit le

Forum devant le Gouvernement général, où il doit prendre la parole. Elle

crie : « Al-gé-rie fran-çaise ! Al-gé-rie fran-çaise ! », « Vive Salan ! »,

« Vive de Gaulle ! », « Soustelle avec nous ! » En février 1956, des

dizaines de milliers d’Algérois avaient hurlé leur désarroi, lorsque le

président du Conseil, Guy Mollet, avait « limogé » Jacques Soustelle,

gouverneur général d’Algérie, qu’ils estimaient. Du balcon de

l’imposante bâtisse, le général de Gaulle lance :

*

« Je vous ai compris ! Je sais ce qui s’est passé ici. Je vois ce que

vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en

Algérie, c’est celle de la rénovation et de la fraternité […]. Eh bien !

de tout cela, je prends acte au nom de la France et je déclare, qu’à

partir d’aujourd’hui, la France considère que, dans toute l’Algérie, il

n’y a qu’une seule catégorie d’habitants : il n’y a que des Français à

part entière, des Français à part entière, avec les mêmes droits et les

mêmes devoirs. Cela signifie qu’il faut ouvrir des voies qui, jusqu’à

présent, étaient fermées devant beaucoup. Cela signifie qu’il faut

donner les moyens de vivre à ceux qui ne les avaient pas. Cela

signifie qu’il faut reconnaître la dignité de ceux à qui on la

contestait. Cela veut dire qu’il faut assurer une patrie à ceux qui

pouvaient douter d’en avoir une… »

Le lendemain, à Bône :

« Voilà ce que l’on n’a jamais vu ! Voilà une flamme immense

qui sort de toutes ces âmes ! Rénovation ! Fraternité ! Voilà ce que


Bône à son tour crie aujourd’hui à la France […]. Que ceux-là qui

ont mené, par désespoir, avec courage, un combat cruel et fratricide

reviennent prendre part à notre fraternité, la porte leur est ouverte

[…]. Venez à la France, elle, ne vous faillira pas. J’en suis sûr,

aujourd’hui plus que jamais… »

Et à Constantine :

« On ne fait rien de grand sans grand mouvement des âmes et des

esprits […]. Ce grand mouvement, l’Algérie l’a suscité […]. Qui

peut le faire, l’organiser, sinon la France ? […]. Dans trois mois, les

dix millions de Français qui vivent en Algérie doivent participer

avec la France tout entière à l’immense référendum qui décidera de

son destin… »

Le 6 juin, dans la matinée, à Oran :

« La France est ici ! Elle est ici pour toujours. Elle est ici en vous,

hommes et femmes d’Algérie de toutes communautés, catégories et

confessions. Elle est ici dans son armée qui accomplit une tâche

magnifique de sécurité, et avec une ténacité qui restera à jamais

gravée dans notre histoire.

Elle est ici en ma personne qu’elle a mandatée pour la conduire.

Si vous saviez comme j’en ressens l’honneur et la responsabilité

[…].

Vive Oran, ville que j’aime et que je salue, bonne, chère grande

ville française. Vive la République ! Vive la France ! »

Auparavant, rue d’Arzew, la DS19 noire du président du Conseil, qui

roulait vers le centre, est passée devant le cinéma Le Rialto. Sur la

façade, en grosses lettres : Les Carottes sont cuites, film de Robert

Vernay, avec Jeanne Sourza, Raymond Souplex, Pauline Carton et Jackie

Sardou. Programmation prémonitoire.

L’après-midi, à Mostaganem :

« Il est parti de cette terre magnifique d’Algérie un mouvement

exemplaire de rénovation et de fraternité. Il s’est élevé de cette terre

éprouvée et meurtrie un souffle admirable qui, par-dessus la mer, est


venu passer sur la France entière pour lui rappeler quelle était sa

vocation ici et ailleurs.

C’est grâce à cela que la France a renoncé à un système qui ne

convenait ni à sa vocation, ni à son devoir, ni à sa grandeur. C’est à

cause de cela, c’est d’abord à cause de vous qu’elle m’a mandaté

pour renouveler ses institutions et pour l’entraîner, corps et âme,

non plus vers les abîmes où elle courait, mais vers les sommets du

monde […].

Il n’y a plus ici, je le proclame en son nom et je vous en donne

ma parole, que des Français à part entière, des compatriotes, des

concitoyens, des frères qui marchent désormais dans la vie en se

tenant par la main […].

À ceux, en particulier, qui, par désespoir, ont cru devoir ouvrir le

combat, je demande de revenir parmi les leurs, de prendre part

librement, comme les autres, à l’expression de tous ceux qui sont

ici. Je leur garantis qu’ils peuvent le faire sans risque,

honorablement.

Mostaganem, merci ! Merci du fond du cœur, c’est-à-dire du

cœur d’un homme qui sait qu’il porte une des plus lourdes

responsabilités de l’Histoire. Merci, merci, d’avoir témoigné pour

moi, en même temps que pour la France. Vive Mostaganem ! Vive

l’Algérie ! Vive la République ! Vive la France ! »

Tel un écho, retentit le slogan : « Al-gé-rie-fran-çaise ! Al-gé-rie-française

! » Le général de Gaulle reprend le micro : « Vive l’Algérie

française ! »

Ce 6 juin, ordre du jour adressé « aux Forces terrestres, navales et

aériennes d’Algérie » :

« Officiers, sous-officiers, officiers mariniers, soldats, marins,

aviateurs,

Pendant les trois magnifiques journées que j’ai passées en

Algérie, je vous ai vus sous les armes et je sais l’œuvre que, sous les

ordres de vos chefs, vous accomplissez avec un courage et une

discipline exemplaires, pour garder l’Algérie à la France et pour la

garder française.


La confiance que la population manifeste à l’Armée, et dont j’ai

eu tant de preuves, me donne la certitude que vos efforts au sein du

pays seront récompensés par un grand succès national.

La France ici va gagner sa partie, celle de la paix, de l’unité et de

la fraternité. »

Ce même 6 juin, le général de Gaulle dicte une lettre destinée au

général Salan. Il le nomme délégué général du gouvernement et

commandant en chef des forces en Algérie :

« Il vous appartient de maintenir, et, éventuellement, de rétablir

l’exercice de l’autorité régulière. Tous ceux des membres du

personnel administratif que vous ne jugerez pas à propos

d’employer dans les circonstances présentes seront remis par vous

sans délais à la disposition de leurs départements ministériels

respectifs. Par contre, vous m’adresserez toutes demandes

nécessaires pour le recomplètement des cadres administratifs.

Les Comités qui se sont spontanément constitués dans les

circonstances récentes ne sauraient évidemment empiéter en aucun

cas sur les attributions des autorités régulières. Par contre, ils

peuvent s’employer sous votre contrôle à une œuvre d’unité de

l’opinion publique et tout particulièrement aux contacts à établir

5

entre les différentes communautés algériennes . »

Le 7 juin, à La Sénia, l’aéroport oranais, au pied de la Caravelle qui

doit s’envoler pour Paris, le général de Gaulle serre, « tout ému », la

main du général Jouhaud : « Jouhaud, on ne va pas partir d’ici tout de

6

même ? » Réponse : « Mais il n’en a jamais été question . »

Des discours annonciateurs d’une nouvelle ère. Apparemment. Oubliés

les cauchemars qui duraient depuis des années.

Oubliées les émeutes de Sétif et de Petite Kabylie, en mai 1945, les

vociférations « N’katlou ennessera ! » (« Mort aux Européens ! »),

« Djihad ! Djihad ! », « Tuons les infidèles ! Tuons les chrétiens ! Tuons

*


les juifs ! », les femmes violées, éventrées, les hommes émasculés, les

enfants égorgés, les fermes, les maisons forestières incendiées, à

Kherrata, Amouchas, Chevreul, Périgot-Ville, El Ouricia et Sillègue,

ainsi que la répression brutale ordonnée par le général de Gaulle, alors

chef du gouvernement provisoire. Bilan de quatorze jours de folie

meurtrière : 102 morts et 110 blessés parmi les Européens. Chez les

Arabes, entre 1 165 morts, chiffre des autorités françaises, et 45 000,

chiffre de la propagande algérienne.

Le Parti communiste français, qui participe alors au gouvernement

provisoire, exige que soient prises « toutes les mesures nécessaires pour

réprimer les agissements d’une minorité d’agitateurs ». Le 11 mai,

Étienne Fajon, porte-parole du groupe communiste, s’exclame, à la

tribune de l’Assemblée nationale : « Les tueries de Guelma et de Sétif

sont la manifestation d’un complot fasciste qui a trouvé des agents dans

les milieux nationalistes. » Le lendemain, le bureau politique du PCF

publie un communiqué : « Il faut tout de suite châtier impitoyablement et

rapidement les organisateurs de la révolte et les hommes de main qui ont

dirigé l’émeute. » Le texte inspire un tract, distribué en Algérie, dans

lequel le PCF demande de « passer par les armes les instigateurs de la

révolte et les hommes de main qui ont dirigé l’émeute. Il ne s’agit pas de

vengeance, ni de représailles. Il s’agit de mesures de justice. Il s’agit de

mesures de sécurité pour le pays ».

Oubliée la Toussaint Rouge, dans la nuit du 31 octobre au

er

1 novembre 1954. Trois bombes à Alger, des lignes téléphoniques

coupées et des entrepôts de liège incendiés à Tizi Ouzou, la préfecture, la

caserne et des dépôts d’armes mitraillés à Batna, la gendarmerie de

Tigzirt attaquée, ainsi que les casernes de Boufarik, de Khenchela et de

Biskra… Sept morts. Et, à l’aube, un barrage sur la RN31, étroite et

sinueuse, qui relie Biskra à Arris, dans les gorges de Tighanimine. Une

dizaine d’individus armés. L’un d’eux monte dans un vieil autobus

Berliet GLC, qui a pilé net. « Nous sommes l’armée de libération

nationale ! Que personne ne bouge ! » Puis, il ordonne à trois voyageurs

de descendre : un notable musulman en gandoura, le caïd du douar

M’chounèche, Hadj Sadok, ancien capitaine de l’armée française, et un

jeune couple, Guy et Jeannine Monnerot, vingt-trois et vingt et un ans,

des instituteurs limougeauds, en Algérie depuis moins d’un mois. Ils ont

été affectés à Tifelfel, une mechta isolée entre Arris et Batna. Rafale de


mitraillette. Seule Jeannine Monnerot, grièvement blessée à la hanche, va

survivre. Dans la journée, au Caire, La Voix des Arabes, radio d’État

égyptienne créée l’année précédente par Gamal Abdel Nasser, diffuse un

communiqué triomphant : « La lutte grandiose pour la liberté, l’arabisme

et l’islam a commencé en Algérie », tandis qu’une proclamation du FLN

revendique « l’indépendance nationale par la restauration d’un État

algérien souverain démocratique et social dans le cadre des principes

islamiques ». Avec la promesse de respecter « toutes les libertés

7

fondamentales sans distinction de races et de confessions ».

Oubliées, les hordes encadrées par le FLN qui, en août 1955, armées

de couteaux, de haches, de faux, de serpes, de pioches, de pelles, de

gourdins et de carabines, ont déferlé sur une trentaine de villes et de

villages du Constantinois. À Constantine, des grenades explosent, Abbas

Allouah, neveu de Ferhat Abbas, hostile au FLN, est exécuté dans sa

pharmacie. À Aïn-Abid, les émeutiers s’acharnent à coups de pelles et de

pioches sur le conducteur d’une voiture et ses trois passagers. Dans une

maison, ils anéantissent une famille entière : le père qu’ils amputent à la

hache des bras et des jambes, sa femme qu’ils éventrent, un bébé de

quatre jours, un enfant de dix ans et une grand-mère de soixantetreize

ans. À 3 kilomètres de Philippeville, à El Halia, où est exploitée

une mine de pyrite, ils reçoivent le renfort de mineurs arabes qui les

guident vers les maisons de pieds-noirs. Dans l’une, ils tuent le mari, la

femme, leurs deux filles, dont l’une est paralysée, et un bébé, qu’ils

éclatent contre un mur. Dans une autre, ils s’en prennent à une mère, son

garçonnet dans les bras. À la cantine de la mine, ils martyrisent à mort un

8

ouvrier avec des piques de fourchettes .

Oubliée l’année 1956, marquée par un emballement du terrorisme. Un

fermier européen empalé et rôti vivant, près de Lavigerie ; un ancien

combattant arabe ligoté à un poteau, la chair arrachée avec des tenailles,

près de Miliana ; deux familles égorgées, près de Palestro ; trois

adolescents d’Aïn Beida, Jean-Paul Morio, quinze ans, Jean Almeras,

quatorze ans, et Gilbert Bouquet, quinze ans, enlevés alors qu’ils se

baladaient à vélo, égorgés et jetés au fond d’un puits ; six goumiers

9

égorgés, près de Saint-Pierre-et-Paul …

Oubliée la sauvagerie de Sakamody, le 25 février 1956. Dans la

matinée, au col des Deux-Bassins, des individus, affublés d’uniformes


militaires volés, dressent un barrage. Ils arrêtent un car de la SATAC

(Société algérienne des transports automobiles en commun), une Simca

Aronde, une Peugeot 403 et un camion. Les passagers du car sont arabes,

ils les relâchent. Sauf un : il est sous-officier de l’armée française. Ils

l’abattent. Dans la Simca Aronde : une famille de quatre touristes bretons

et un de leurs amis parisiens. Avant d’égorger le mari ainsi que son ami

parisien, les fellaghas violent sous ses yeux sa femme, sa belle-mère et sa

fillette de sept ans, puis leur tranchent le cou. Également égorgés, les

occupant de la Peugeot 403 : un architecte d’Alger et son assistant arabe.

Dans le camion, un petit patron pied-noir et ses quatre ouvriers arabes.

Ces derniers supplient : « C’est un bon patron ! C’est un bon patron !

10

Épargnez-le ! » Une balle dans la tête : « Voilà pour les bons patrons ! »

Le 22 janvier, Albert Camus avait organisé une réunion dans la grande

salle du Cercle du Progrès, au deuxième étage d’un immeuble Second

Empire situé en bas de la Casbah, place du Gouvernement, en face de la

Grande Mosquée. « En dehors de toute politique », il avait lancé un appel

à la « trêve civile ». Sa priorité : épargner les femmes, les enfants, les

vieillards…

« De quoi s’agit-il ? D’obtenir que le mouvement arabe et les

autorités françaises, sans avoir à entrer en contact, ni à s’engager à

rien d’autre, déclarent, simultanément, que, pendant toute la durée

des troubles, la population civile sera, en toute occasion, respectée

et protégée. Pourquoi cette mesure ? La première raison, sur

laquelle je n’insisterai pas beaucoup, est, je l’ai dit, de simple

humanité. Quelles que soient les origines anciennes et profondes de

la tragédie algérienne, un fait demeure : aucune cause ne justifie la

11

mort de l’innocent … »

Oubliée l’embuscade, le 18 mai 1956, dans les gorges de Palestro, qui

relient la plaine de la Mitidja au flanc méridional du Djurdjura. Une

section d’appelés et de rappelés du contingent, appartenant au

e e e

9 régiment d’infanterie coloniale (RIC), 2 bataillon, 6 compagnie, part,

à 7 h 30, de son lieu de stationnement pour une mission de

reconnaissance. N’étant pas de retour à l’heure prévue, midi, des

e

goumiers et des éléments du 9 RIC entreprennent des recherches.


Commandée par l’aspirant Hervé Artur, un sursitaire qui préparait une

agrégation de philosophie, la section a été anéantie. Le lendemain, sont

découverts 17 corps dévêtus, mutilés, égorgés, yeux crevés, écorchés.

Deux autres cadavres sont retrouvés les jours suivants ainsi qu’un

rescapé, blessé, dans une grotte. Deux disparus, le caporal-chef Louis

Aurousseau, vingt-quatre ans, et le soldat de deuxième classe Raymond

Serreau, vingt et un ans.

On suspectera les fusils automatiques utilisés par les fellaghas de

provenir d’un camion transportant armes et munitions détourné, le

4 avril, par un aspirant pied-noir déserteur, membre du Parti communiste

algérien (PCA), Henri Maillot, vingt-huit ans.

Dans son édition du 20 mai, L’Écho d’Alger va annoncer, en Une, ce

« tragique guet-apens ». À côté, une autre information : « Dans la

banlieue de Philippeville, dix-sept musulmans, dont six femmes et sept

enfants, assassinés par les rebelles. »

La mère de Louis Aurousseau, qui habite Maurecourt, en Seine-et-

Oise, recevra du Front de libération nationale une lettre manuscrite, datée

du 21 mai, lui annonçant, avec cynisme, la mort de son fils :

« Madame,

Votre fils est tué. C’est pénible. Il est tombé dans une embuscade

à Beni Amram (Alger) […]. Une section composée de jeunes. C’est

pénible. La guerre surtout quand elle est sale, sanglante, douteuse,

comme celle d’Algérie. Pénible quand on sait qu’un époux ou un

fils est tombé pour une cause injuste, pour une poignée de requins.

Madame, joignez votre voix, votre effort, votre indignation à celle

des autres épouses et mères. Dites et fort ce que vous pensez d’une

guerre colonialiste. »

En guise de signature, un cachet rond, dessiné à la main, et

représentant un croissant surmonté d’une étoile à six branches.

Le mois suivant, le FLN diffusera un tract dactylographié, en

caractères majuscules et intitulé « Zabana et Ferradj seront vengés ».

Ahmed Zabana avait attaqué, le 4 novembre 1954, avec trois autres

hommes, une maison de gardes forestiers à l’est d’Oran, et avait tué le


responsable d’une balle dans la tête. Abdelkader Ferradj Ben Moussa

avait participé, le 25 février 1956, à l’embuscade de Sakamody.

Le texte du tract sous-entend que les deux Français sont encore en vie :

« La main criminelle de la France vient de frapper un nouveau

coup. Les frères Zabana et Ferradj détenus à la prison civile de

Barberousse ont été guillotinés au petit matin du 19 juin 1956.

Après les massacres collectifs de nos populations civiles par

l’aviation et l’artillerie françaises, après les exécutions sommaires

de milliers de nos fellahs, voici que l’on s’acharne lâchement sur

nos prisonniers. D’autant que les soldats de l’Armée de libération

nationale traitent humainement les militaires français tombés entre

leurs mains.

Puisque les Français ne comprennent que le langage de la force,

l’ALN va changer de méthode. Nous répondrons au crime par le

crime et à la violence par la violence. Le sang de Zabana et de

Ferradj, de tous les Algériens morts pour l’Algérie sera vengé.

D’ores et déjà, les soldats Aurousseau et Serreau faits prisonniers

à la suite de l’embuscade de Beni-Amrane et que nous nous

apprêtions à libérer seront exécutés. Les civils français seront

attaqués par nos groupes armés dans les villes et dans les

campagnes. Pour un prisonnier algérien guillotiné, l’ALN exécutera

100 civils français… »

Oublié ce dimanche maudit du 30 septembre 1956, à Alger. Dernier

jour des vacances scolaires. Rue Michelet, deux clientes arabes

élégamment vêtues à l’européenne s’éloignent de La Cafétéria, un bar

d’étudiants en face des facultés. Déflagration. Samia Lakhdari, robe bleu

ciel, accompagnée de sa mère, a laissé une bombe, de la taille de deux

kilos de sucre, derrière elles. Vingt minutes plus tard, une autre jeune

fille, Zohra Drif, pantalon et pull moulant, paye sa consommation et sort

du Milk Bar, une adresse de la rue d’Isly, à l’angle de la place Bugeaud,

réputée pour ses glaces aux fruits confits recouverts de Chantilly. Sous sa

table : un sac. La salle est bondée. Des familles revenant de la plage. Le

carnage.


Un troisième engin, apporté par une troisième jeune fille, Djamila

Bouhired, robe légère en tissu imprimé, dans le hall de l’agence Air

France, au rez-de-chaussée de l’immeuble Maurétania, au carrefour de

l’Agha, n’a pas fonctionné. Des décombres de La Cafétéria et du Milk

Bar, les secours dégagent trois morts, cinquante-neuf blessés, dont

certains très grièvement, leur état nécessitant des amputations.

Nicole Guiraud a perdu un bras. Elle avait six ans. Elle rentrait d’une

promenade avec son père, boulevard du Front-de-mer, quand il lui a

proposé une glace au Milk Bar. Aucune table n’étant libre, ils se sont

approchés du comptoir, où Raymond Guiraud a commandé un cornet que

Nicole dégusterait en marchant. Il s’apprêtait à régler la note à la

caisse… Nicole confiera : « Les objets fracassés volaient de tous les

côtés. Le souffle fut si puissant qu’il me projeta hors de la salle […]. Des

gens me piétinaient sans me voir. J’essayais de me relever, appelant

“Papa ! Papa !” Je ne savais pas où il était. Le nuage opaque de fumée et

de poussière jaunâtre ne me permettait de discerner que des ombres et la

détonation m’avait rendue presque sourde. Les cris couvraient ma voix.

J’ai remarqué que ma robe, en tissu écossais, était imbibée de sang.

Enfin, mon père ! Il me souleva dans ses bras. Touché à la jambe, il tenait

difficilement debout. Un soldat du contingent se précipita et, utilisant sa

cravate, noua un garrot autour de mon bras gauche. » Sur le trajet de

l’hôpital Mustapha, Nicole sombre dans un demi-coma. « Je jouais avec

les doigts de ma main inerte comme avec ceux d’une poupée. Je ne

souffrais pas. Sous le choc, j’étais trop sonnée pour la douleur. Mais je

sentais que j’allais mourir, victime d’une de ces bombes dont parlaient

12

les adultes . »

Oublié l’assassinat, le 28 décembre 1956, d’Amédée Froger, maire de

Boufarik, dans la plaine de la Mitidja, entre Alger et Blida. Trois balles

de 7.65, près de son domicile algérois. Son tueur, membre du FLN, Ali

Amar, alias « Ali la Pointe », sera tué, dans la soirée de 8 octobre 1957,

er

par des parachutistes du 1 REP venus l’arrêter. Il se terrait dans une

cache du 5, rue des Abdérames, en haut de la Casbah.

Le 5 mai 1930, dans le cadre des commémorations du centenaire du

13

débarquement français à Sidi-Ferruch , Amédée Froger avait dévoilé, à

l’intersection des routes de Blida et de Koléa, un gigantesque monument,

de 45 mètres de long et 9 de haut, « à la gloire de la colonisation


française ». Dans son discours, il avait évoqué les prémices de la

bourgade : « Alentour, c’était le marécage avec sa vase épaisse et ses

eaux dormantes… C’était la solitude morne et impressionnante, c’était la

brousse qui cachait le pillard, c’était la fièvre, c’était la nuit, c’était la

mort. Au milieu de ce chaos, les Français vinrent construire le camp

d’Erlon. » Et l’édile de saluer le courage de ces pionniers : « Dès lors,

partout, du Levant au couchant, du nord au sud, la lutte fut entreprise,

âpre et sévère. Pendant vingt ans, sans relâche, il fallut assainir, cultiver

et construire. La mort devant tant d’audace réclamait sans cesse son

tribut. Les régiments étaient décimés, les colons disparaissaient, mais de

nouveaux arrivants venaient à chaque moment prendre la pioche de ceux

qui tombaient. »

14

Dans Le Premier Homme , Albert Camus rendra hommage à ces

« braves gens », « qui vivaient et avaient vécu sur cette terre sans laisser

de trace sinon sur les dalles usées et verdies des petits cimetières de la

colonisation » :

« Des foules entières étaient venues ici depuis plus d’un siècle,

avaient labouré, creusé des sillons, de plus en plus profonds en

certains endroits, en certains autres de plus en plus tremblés jusqu’à

ce qu’une terre légère les recouvre et la région retournait alors aux

végétations sauvages, et ils avaient procréé puis disparu. Et ainsi de

leurs fils. Et les fils et les petits-fils de ceux-ci s’étaient trouvés sur

cette terre comme lui-même s’y était trouvé, sans passé, sans

morale, sans leçon, sans religion mais heureux de l’être et de l’être

dans la lumière, angoissés devant la nuit et la mort. Toutes ces

générations, tous ces hommes venus de tant de pays différents, sous

ce ciel admirable où montait déjà l’annonce du crépuscule, avaient

disparu sans laisser de traces, refermés sur eux-mêmes. »

Oubliée cette autre année de barbarie : 1957. À Alger.

3 janvier, à 18 h 30, une bombe dans un trolleybus reliant Hydra à la

Grande Poste. Deux morts.

24 janvier, rue Michelet. L’Otomatic, un autre bar du quartier des

facultés, où les étudiants refont le monde. Après avoir commandé des jus

de fruits, Danièle Minne, militante communiste, duffle-coat gris clair, et

Zahia Kerfallah, emmitouflée dans un manteau sur lequel tombent ses


cheveux teints en blond, se dirigent vers les toilettes pour dames.

Danielle Minne grimpe sur la cuvette des WC et pose sur le réservoir de

la chasse d’eau une petite boîte, pas plus grande qu’un paquet de

cigarettes. Zahia Kerfallah, dont c’est la première « mission », fait le guet

en se recoiffant dans la glace d’un lavabo. Elles ressortent tranquillement.

À 17 h 25, le chaos. À 17 h 26, sur le trottoir d’en face, à La Cafétéria,

déjà cible d’un attentat le 30 septembre, une autre petite boîte explose.

Elle a été glissée sous une des banquettes en molesquine par une

troisième jeune fille, Zoubida Fadila. Une quatrième, Djamila Bouazza,

longs cheveux noirs et grands yeux marron, a discrètement « oublié »

l’engin miniaturisé qui lui a été confié sous un guéridon du Coq Hardi, à

l’angle de la rue Charles-Péguy et de la rue Monge. À 17 h 28, la

brasserie et sa terrasse ornée de plantes vertes ne sont plus que cris de

douleur. En trois minutes : cinq morts et trente-deux blessés.

10 février. Au stade d’El Biar, un match de foot oppose le SCUEB

(Sporting-Club Union d’El Biar) au RUA (Racing universitaire d’Alger).

Au stade du Ruisseau, autre rencontre entre le Gallia d’Alger et le Stade

Guyotvillois. Deux machines infernales dans les tribunes. Onze morts,

dont trois enfants, et cinquante blessés.

3 juin, 18 heures 30, à la sortie des bureaux. Trois bombes dans des

lampadaires, à proximité d’arrêts de bus, près de la Grande Poste, de la

gare de l’Agha et rue Hoche. Dix morts, dont trois enfants, et quatrevingt-douze

blessés. Trente-trois amputations.

9 juin, dimanche de Pentecôte. Dancing du Casino, sur la Corniche, à

une dizaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, près de Pointe-Pescade. La

décoration est sobre : murs bleu foncé piquetés d’étoiles et baies vitrées

ouvrant sur la mer. Sur la piste, des couples qui tentent d’oublier la

guerre. Vers 19 heures, tout bascule. Un jeune plongeur arabe a dissimulé

une bombe de 2 kilos sous la scène, où se produit un groupe de jazz

dirigé par Lucien Serror, dit « Lucky Starway ». Éventré, il meurt sur le

coup. Sa chanteuse a les pieds arrachés, le danseur, Paul Pérez, les

jambes sectionnées. La piste est ravagée. Huit morts, quatre-vingt-un

blessés, dont dix seront amputés.

Oubliée la tragédie de Melouza, le 28 mai 1957. 350 hommes du FLN

s’emparent de ce douar des plateaux, à la lisière du Constantinois et de la

Kabylie. À la hache, à la pioche et au couteau, ils massacrent plus de


300 villageois qui soutiendraient le MNA (Mouvement national algérien)

15

se réclamant de Messali Hadj , rival du FLN.

16

Un tract du MNA va dénoncer ce « crime cynique » commis par

« des fauves assassins du FLN » :

« Peuple algérien ! Ne te méprends pas, ces hypocrites qui

prétendent lutter pour toi ne sont en fait que des voleurs et des

meurtriers sanglants, depuis le début de notre révolution, ils n’ont

fait que piller et perpétrer partout dans notre pays des crimes qui

pour être moins connus n’en sont pas moins aussi abominables que

ce dernier forfait. »

Suivent des exemples : un homme de M’sila a eu la langue tranchée.

Un autre, de Béni Yalla, a été énucléé et les bras coupés. À un troisième,

ses bourreaux ont défoncé la tête avec un coin de fer chauffé à blanc…

Odieux jusque dans le mensonge, FLN attribue la responsabilité de cet

Oradour-sur-Glane algérien à l’armée française :

« Un drame affreux vient d’ensanglanter la terre algérienne déjà

si éprouvée par les crimes sans nom d’un colonialisme aux abois.

Toute la population mâle du douar de Melouza a été sauvagement

assassinée. Si ce carnage s’inscrit normalement dans la longue liste

des crimes collectifs organisés avec préméditation et exécutés

froidement par l’armée française dite de “pacification”, il dépasse

de beaucoup tout ce que tout esprit saint peut imaginer… »

Le sang, les hurlements de douleurs, les larmes… Du passé. En

juin 1958, les paroles du général de Gaulle semblent guérir toutes les

plaies. L’année précédente, en neuf mois, les 10 000 parachutistes du

général Massu, à qui le président du Conseil, Guy Mollet, avait confié, le

7 janvier, les pleins pouvoirs civils et militaires, ont démantelé les filières

terroristes du FLN à Alger, au prix de méthodes, arrestations massives,

tortures, généralisation des fouilles et des perquisitions, qui ont soulevé

des protestations. La ville est pacifiée, militairement dans les rues et,

*


politiquement dans les cœurs. Aucune tentative d’attentat lors des grands

rassemblements sur le Forum en mai et juin 1958.

Quatre ans plus tard…

1. Né à Nantes le 18 février 1912, Alain Le Moyne de Sérigny, dit Alain de Sérigny, est arrivé dès

son plus jeune âge en Alger, où son père, directeur à la Compagnie transatlantique, avait été nommé.

Plus tard, il dira : « J’aime cette terre comme la mienne. Et aussi cette population, qui mérite l’Oscar

du patriotisme et à qui on inflige un martyre incessant. »

2. Le pavois, sur lequel reposait un homme, européen ou arabe, était porté par deux cavaliers, un

Européen et un Arabe, tandis qu’au dos, deux femmes, symbolisant les deux communautés,

s’appuyaient l’une contre l’autre, pleurant leurs fils morts pour la France. En 1978, à l’occasion

d’une rencontre de pays africains à Alger, le gouvernement algérien fera recouvrir Le Grand Pavois

d’un coffrage de ciment.

3. Fait prisonnier par les Allemands en 1940, le père du Chant des Africains, le capitaine Félix

Boyer, fils d’un chef d’orchestre du Casino de la Jetée, à Nice, avait été libéré en 1941 en tant

qu’ancien combattant de 1914-1918. Ayant regagné Alger, il fut chargé d’organiser la musique

militaire des troupes d’Afrique du Nord. Reprenant les paroles d’une marche de 1915 de la Division

marocaine, Les Marocains, il créa, en 1943, Les Africains, chant de guerre de l’armée d’Afrique qu’il

dédia au général Joseph Goislard de Monsabert, futur Compagnon de la Libération. Pendant la guerre

d’Algérie, pieds-noirs et partisans de l’Algérie française en firent leur hymne. Après 1962, le

considérant comme « séditieux », le général de Gaulle bannit Le Chant des Africains des musiques et

fanfares militaires françaises. En janvier 1967, il refusa même qu’il fût joué aux obsèques du

maréchal Alphonse Juin, pied-noir, héros de la campagne d’Italie en 1944. Il fallut attendre

août 1969, le général de Gaulle ayant démissionné le soir même de sa défaite au référendum du

27 avril, pour que l’interdiction fût levée par Henri Duvillard, ministre des Anciens combattants et

Victimes de guerres.

4. José Castano, Les Larmes de la passion, Société héraultaise d’édition, 1982.

5. Six mois plus tard, le 12 décembre, le général de Gaulle éloignera d’Algérie le général Salan vers

un poste honorifique à Paris : inspecteur général de la Défense.

6. Edmond Jouhaud, Ô mon pays perdu, Fayard, 1969.

7. En 1963, la promesse tombera dans une oubliette. L’article 4 de la Constitution de l’État algérien

stipulera : « L’islam est la religion de l’État. » Et l’article 23 : « Le Front de libération nationale est le

parti unique d’avant-garde en Algérie. » Le 28 février 2006, le président Abdelaziz Bouteflika

signera une ordonnance réglementant « les conditions et les règles d’exercice des cultes autres que

musulmans ». Dans son article 11, celle-ci précisera : « Sans préjudice des peines plus graves, est

puni d’un emprisonnement de deux à cinq ans et d’une amende de 500 000 DA à 1 000 000 DA

quiconque : 1° incite, contraint ou utilise des moyens de séduction tendant à convertir un musulman à

une autre religion, ou en utilisant à cette fin des établissements d’enseignement, d’éducation, de

santé, à caractère social ou culturel, ou institutions de formation, ou tout autre établissement, ou tout

moyen financier. 2° fabrique, entrepose, ou distribue des documents imprimés ou métrages

audiovisuels ou par tout autre support ou moyen qui visent à ébranler la foi d’un musulman. »

Aussitôt, une vingtaine d’étudiants africains, participant à une rencontre biblique à Tizi Ouzou,

seront expulsés, de même qu’en novembre 2007, de jeunes Brésiliens, invités par l’archevêque

d’Alger, Mgr Henri Tessier. En décembre, un directeur d’école et un instituteur algériens seront

radiés de l’Éducation nationale pour « prosélytisme ». Le 27 janvier 2008, trois protestants seront

traduits en justice pour avoir « proféré des injures contre la religion et la personne du prophète ».

Le 30, ce sera un prêtre catholique d’Oran. Son crime : avoir prié, le lendemain de Noël, avec un

groupe d’immigrés camerounais catholiques. Le 29 mars 2008, les gendarmes arrêteront, dans le bus


d’Oran, une jeune chrétienne de Tiaret, Habiba Kouider, trente-sept ans, éducatrice dans une crèche.

Dans son sac : des Bibles et des Évangiles. Accusée de « pratique d’un culte non musulman sans

autorisation ». Le procureur lui proposera un marché : « Tu réintègres l’islam, et je classe le dossier ;

si tu persistes dans le péché, tu subiras les foudres de la justice ! » Le 12 août 2010, en Kabylie, deux

ouvriers, Hocine Hocini, quarante-quatre ans, et Salem Fellak, trente-quatre ans, seront inculpés pour

« atteinte et offense aux préceptes de l’islam ». La police les a surpris, sur un chantier, « en flagrant

délit de consommation de denrées alimentaires ». Ils rompaient d’un casse-croûte le jeûne du

ramadan. Au tribunal, Hocine Hocini objectera qu’il n’est pas musulman, mais chrétien. Le procureur

lui conseillera de « quitter ce pays qui est une terre d’islam ».

8. Dès qu’il est informé de l’ampleur des massacres (171 victimes), Jacques Soustelle, alors

gouverneur général d’Algérie, se rend sur les lieux. Quelques mois plus tard, dans Aimée et

souffrante Algérie, livre publié en 1956, aux éditions Plon, il racontera ce qu’il a vu : « Alignés sur

les lits, dans des appartements dévastés, les morts, égorgés et mutilés (dont une fillette de quatre

jours) offraient le spectacle de leurs plaies affreuses. Le sang avait giclé partout, maculant ces

humbles intérieurs, les photos pendues aux murs, les meubles provinciaux, toutes les pauvres

richesses de ces colons sans fortune. À l’hôpital de Constantine, des femmes, des garçonnets, des

fillettes de quelques années gémissaient dans leur fièvre et leurs cauchemars, des doigts sectionnés, la

gorge à moitié tranchée… » Après son déplacement à El Halia, Jacques Soustelle, ethnologue, député

gaulliste du Rhône, jusque-là partisan du dialogue, rompt tous pourparlers avec des interlocuteurs

cautionnant pareille sauvagerie. Il ordonne la plus grande fermeté dans la répression. Un millier

d’Arabes sont tués par l’armée et des milices de pieds-noirs formées dans la douleur.

9. Pierre Montagnon, Histoire de l’Algérie, Pygmalion, 1998.

10. André Rossfelder, Le Onzième Commandement, Gallimard, 2000.

11. Albert Camus, Essais, Gallimard, 1972.

12. Alain Vincenot, Pieds-noirs, les bernés de l’Histoire, L’Archipel, 2014.

13. Le 14 juin 1830, trente ans avant le rattachement de la Savoie à la France, l’armée du roi

Charles X débarquait, au lever du jour, sur la presqu’île de Sidi-Ferruch. Dans la soirée, la

re

1 division d’infanterie, sous les ordres du général baron Pierre Berthezène, épaulée par la division

Loverdo, contrôlait la place. Le 5 juillet, le dey d’Alger, représentant du sultan ottoman qui régnait

sur le Maghreb, se pliait à l’acte de capitulation transmis par le général Louis Auguste Victor de

Ghaisne, comte de Bourmont, ministre de la Guerre, Commandant en chef de l’expédition. Le texte

prévoyait : « L’exercice de la religion mahométane restera libre ; la liberté des habitants de toutes les

classes, leur religion, leur commerce, leur industrie, ne recevront aucune atteinte ; leurs femmes

seront respectées. Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur. » Pour Charles X, il

s’agissait de laver un affront vieux de trois ans. Le 29 avril 1827, veille de l’Aïd el Seghir, fin du

ramadan, le dey d’Alger, avait, au cours d’une audience rendue houleuse par des créances impayées,

donné un coup de chasse mouche au consul de France, Pierre Duval. Ce n’était pas la seule raison.

Les pays européens voulaient mettre un terme à la piraterie barbaresque qui, depuis des siècles,

infestait la Méditerranée, aux captures de chrétiens vendus comme esclaves sur les marchés d’Alger

et aux cruels supplices dont Arabes et Ottomans appréciaient le spectacle. En mai 1830, 675 navires,

avec à leur bord plus de 36 000 soldats, avaient levé l’ancre à Marseille et Toulon. Avant

l’embarquement, le général en chef leur avait transmis son premier ordre du jour : « La cause de la

France est celle de l’humanité. Montrez-vous dignes de votre belle mission. Qu’aucun excès ne

ternisse l’éclat de vos exploits ; terribles dans le combat, soyez justes et humains après la victoire. »

14. Albert Camus, Le Premier homme, Gallimard, 1994. Le 4 janvier 1960, quand, à hauteur de

Villeblevin, un village de l’Yonne, la Facel Vega du neveu de l’éditeur Gaston Gallimard, Michel

Gallimard, directeur de la collection « Bibliothèque de La Pléiade », s’est encastrée, à 13 h 55, sur un

des platanes bordant la RN6, entre Champigny-sur-Yonne et Villeneuve-la-Guyard, tuant Albert

Camus sur le coup, dans une sacoche se trouvaient les 144 pages du Premier homme. Inachevé, le

manuscrit ne sera publié que trente-quatre ans plus tard.


15. Considéré comme le père du nationalisme algérien, Ahmed Messali, dit « Messali Hadj »,

revendiquait dès 1927 l’indépendance de l’Algérie, le retrait des troupes françaises, la constitution

d’une armée nationale et la confiscation des grandes propriétés agricoles. Né en 1898, dans une

famille modeste de Tlemcen, il habitait Paris, enchaînant les petits boulots. Sa femme, une Française,

Émilie Busquant, fille d’un mineur syndicaliste lorrain, vendeuse au rayon « parfumerie et objets

pour dames » des Magasins réunis, aurait, en 1934, dans leur logement de la rue du Repos, dans le

e

XX arrondissement, confectionné le premier drapeau algérien, vert, blanc et rouge. En 1937, son

mouvement, l’Étoile nord-africaine (ENA), essentiellement implanté en métropole parmi les

travailleurs algériens, ayant été dissous par le gouvernement, il avait fondé le Parti du peuple algérien

(PPA) qu’il a implanté en Algérie. Accusé de reconstitution de ligue dissoute, il a été arrêté et son

mouvement interdit. Jusqu’à sa mort, en 1974, à Gouvieux, près de Chantilly, dans l’Oise, il n’allait

plus connaître que la prison, la résidence surveillée et l’exil. Le PPA se transformera en Mouvement

pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), puis en Mouvement national algérien (MNA).

Une guerre féroce opposera FLN et MNA, faisant près de 4 000 morts en métropole entre le

er

1 janvier 1956 et le 23 janvier 1962. Et le FLN éradiquera le MNA, s’érigeant, après

l’indépendance, en parti unique, source d’autoritarisme, de bureaucratie, d’incompétence,

d’affairisme et de corruption.

16. http://fondationmessali.org


IL Y AVAIT EU LA DESILLUSION

1943. Le 10 février, trois mois après le débarquement anglo-américain

en Afrique du Nord, était publié le « Manifeste du peuple algérien »,

1

initié par un pharmacien de Sétif, Ferhat Abbas . Ses vingt-huit

signataires musulmans, précisait le document,

« entendent ne rien renier de la culture française et occidentale

qu’ils ont reçue et qui leur reste chère. C’est, au contraire, en

puisant dans les richesses morales et spirituelles de la France

métropolitaine et dans la tradition de liberté du peuple français

qu’ils trouvent la force et la justification de leur action présente

[…] ».

Plus loin :

« Placé en face de ses responsabilités, le peuple algérien, dans

son désir de servir à la fois la paix et la liberté, élève sa voix pour

dénoncer le régime colonial qui lui est imposé, rappeler ses

protestations antérieures et revendiquer son droit à la vie […].

Désormais, un musulman algérien ne demandera pas autre chose

que d’être un Algérien musulman. »

En octobre, séjournant à Alger, où, en juin, il avait constitué le Comité

2

français de libération nationale (CFLN) , le général de Gaulle confiait à

André Philip, commissaire à l’Intérieur de cet embryon de gouvernement

provisoire :

3

« L’autonomie interne… Tout cela finira par l’indépendance . »

Le ton était donné. Longtemps mis en sourdine, il allait, néanmoins,

filtrer au travers de petites phrases prudemment égrenées à des proches.

Février 1955, à Edmond Michelet, sénateur RPF de la Seine :


4

« L’Algérie est perdue. L’Algérie sera indépendante . »

Avril 1955, à l’écrivain kabyle Jean Amrouche :

« L’Algérie sera émancipée. Ce sera long. Il y aura de la casse.

5

Beaucoup de casse . »

18 mai 1955, à Louis Terrenoire, un gaulliste de gauche pro-arabe qui,

de février 1960 à avril 1962, sera ministre de l’Information, puis porteparole

du général de Gaulle :

« Nous sommes en présence d’un mouvement général dans le

monde, d’une vague qui emporte tous les peuples vers

l’émancipation. Il y a des imbéciles qui ne veulent pas comprendre ;

6

ce n’est pas la peine de leur en parler . »

En mars 1959, à Alain Peyrefitte, député UNR de Seine-et-Marne :

« Qu’on ne se raconte pas d’histoires ! Les musulmans, vous êtes

allé les voir ? Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs

djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Ceux

qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri […]. Essayez

d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout

d’un moment, ils se sépareront à nouveau. Les Arabes sont des

Arabes. Les Français sont des Français. Vous croyez que le corps

français peut absorber 10 millions de musulmans, qui demain seront

20 millions et après-demain 40 ? Si nous faisions l’intégration, si

tous les Arabes et les Berbères d’Algérie étaient considérés comme

des Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en

métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ?

Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais

Colombey-les-Deux-Mosquées. »

En octobre 1959, toujours à Alain Peyrefitte :

« Avez-vous songé que les Arabes se multiplieront par cinq, puis

par dix, pendant que la population française restera presque

stationnaire ? Il y aurait 200, puis 400 députés arabes à Paris ? Vous

7

voyez un président arabe à l’Élysée ? »


Pour le Général, selon les propos rapportés par Alain Peyrefitte dans

C’était de Gaulle, la France était, « avant tout, un peuple européen, de

race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne ».

Ces épanchements éclairent les louvoiements à venir de « l’homme

providentiel » dans ce que Raymond Aron considérera comme « une

8

suite de reniements odieux et de ruses cyniques ». Pourtant, en

juin 1958, les promesses du général de Gaulle avaient convaincu le

philosophe. Lors d’une conférence à Harvard, il avait affirmé :

« Le monde doit prendre note que ni les colons, ni l’armée, ni le

gouvernement de Paris ne seront jamais prêts à abandonner

l’Algérie. Cela peut nous plaire ou nous déplaire, mais la décision

semble définitive. »

Été et début d’automne 1958. Les murs de métropole et d’Algérie se

couvrent d’affiches. Une Marianne, drapée d’un drapeau tricolore et

ayant brisé ses chaînes : « Oui à la Constitution. Oui à la France et à la

communauté. Oui à l’essor social et économique. Oui à la République

libérée du Système ». Une Marianne qui glisse un bulletin « oui » dans

une urne. Une flamme tricolore jaillissant d’une torche ornée d’un « oui »

et ce texte : « Le plus grand besoin d’un peuple est d’être gouverné. Son

plus grand bonheur est d’être bien gouverné. Tout par le peuple. Tout

pour le peuple. »

Le 29 août, à 17 heures, sur Radio Alger, le général de Gaulle

s’adresse aux « Algériens de toutes communautés » :

*

« Si dures que soient les épreuves où les place une lutte fratricide,

quelle que puisse être l’idée que se font les uns et les autres de ce

vers quoi devrait tendre le statut de leur pays, une fois la paix

revenue et les déchirements passés, les bulletins qu’ils mettront

dans l’urne auront sur un point capital une claire signification. Pour

chacun, répondre “oui” dans les circonstances présentes, cela

voudra dire, tout au moins, que l’on veut se comporter comme un


Français à part entière et que l’on croit que l’évolution nécessaire de

l’Algérie doit s’accomplir dans le cadre français. »

28 septembre. Référendum. Une question : « Approuvez-vous la

Constitution qui vous est proposée par le Gouvernement de la

e

République ? » Les électeurs plébiscitent la V République. 79 % de

« oui » en Métropole, 95 % dans les isoloirs du Grand Sud, si proche et si

lointain, à 700 kilomètres de Marseille.

2 octobre. Le général de Gaulle, de nouveau en Algérie. À Tiaret, qui

détient le record de « oui » ou référendum, 98,6 %, il s’exclame :

« Vive l’Algérie avec la France ! Vive la France avec

l’Algérie ! »

À Constantine, le 3 octobre :

« 3 millions d’Algériens sont venus apporter à la France et à moimême

le bulletin de leur confiance. C’est un fait aussi clair que

l’éclatante lumière du soleil. Et ce fait est capital pour cette raison

qu’il engage l’une envers l’autre, et pour toujours, l’Algérie et la

France. »

Il annonce un ambitieux plan de développement : construction de

200 000 logements, redistribution de 250 000 hectares de terres agricoles,

développement de l’irrigation, création de 400 000 emplois industriels…

Le soir, dans l’avion, il lâche devant Pierre Viansson-Ponté, journaliste

du Monde :

« Les généraux, au fond, me détestent. Je le leur rends bien. Vous

les avez vus, en rang d’oignons, sur l’aérodrome, à Telergma ? Des

crétins, uniquement préoccupés de leur avancement, de leurs

décorations, de leur confort, qui n’ont rien compris et ne

comprendront jamais rien. Ce Salan, un drogué. Ce Jouhaud, un

gros ahuri. Et Massu ? Un brave type, Massu, mais qui n’a pas

9

inventé l’eau chaude . »

Ces mêmes généraux qui l’ont porté au pouvoir, assurés qu’il ne

détacherait pas l’Algérie de la France…


Le 5 octobre, le Journal officiel publie l’acte de naissance de la

e

V République. Rédigée en deux mois par un comité consultatif de trenteneuf

membres sous la direction de Michel Debré, garde des Sceaux, la

nouvelle constitution stipule que « la France est une République

indivisible » et que le président de la République est « garant » de

« l’intégrité du territoire ».

23 octobre, conférence de presse. À une question sur le rôle de

l’armée, le général de Gaulle rend hommage à ce « corps dévoué,

discipliné et désintéressé » et en rappelle la double mission, d’une part,

« empêcher que l’Algérie soit perdue par les armes et sur le terrain »,

d’autre part « assurer la sécurité de toutes les catégories de la population,

notamment, bien entendu, de la population musulmane » :

« Il faut savoir que si, depuis quatre ans, en Algérie, environ

1 500 Français de souche ont été tués, c’est plus de 10 000

musulmans, hommes, femmes et enfants, qui ont été massacrés par

les rebelles, presque toujours par égorgement. Dans la métropole,

pour 75 Français de souche auxquels les attentats ont coûté la vie,

1 717 musulmans sont tombés sous les balles ou le couteau des

tueurs. »

Et cette mise en garde :

« À quelles hécatombes condamnerions-nous ce pays si nous

étions assez stupides et assez lâches pour l’abandonner ! Voilà la

raison, le mérite, le résultat de tant d’actions militaires coûteuses en

hommes et en fatigues, de tant de nuits et de jours de garde, de tant

de reconnaissances, de patrouilles, d’accrochages. Hélas !

7 200 officiers et soldats sont morts. Hélas ! 77 000 rebelles ont été

tués en combattant. »

La question suivante porte sur le FLN. Réponse :

« Bien sûr, on peut, si on veut, continuer des attentats, dresser des

embuscades sur les routes, jeter des grenades dans les marchés,

pénétrer la nuit dans des villages pour y tuer quelques malheureux.

On peut se réfugier dans des grottes de montagne, aller en groupes

de djebel en djebel, cacher des armes dans des creux de rochers


pour les y reprendre à l’occasion. Mais l’issue n’est pas là. Elle

n’est pas, non plus, dans les rêves politiques et dans l’éloquence de

la propagande des réfugiés à l’étranger.

En vérité et en toute conscience, l’issue est maintenant tracée.

Elle est tracée par le fait que les forces de l’ordre maîtrisent peu à

peu le terrain. Mais surtout, elle est tracée par la manifestation

décisive du 28 septembre.

Cependant, je le dis sans ambages, pour la plupart d’entre eux, les

hommes de l’insurrection ont combattu courageusement. Que

vienne la paix des braves, et je suis sûr que les haines iront en

s’effaçant.

J’ai parlé de paix des braves. Qu’est-ce à dire ? Simplement ceci :

que ceux qui ont ouvert le feu le cessent et qu’ils retournent, sans

10

humiliation, à leur famille et à leur travail . »

Le FLN repousse la main tendue.

Le 24 octobre, lettre du général de Gaulle au général Salan.

Amicale :

« Mon cher Salan,

Tout va très vite en ce moment, au moins en apparence, mais ce

n’est pas dans le mauvais sens. L’ensemble de la nation française

fait maintenant bloc sur quelques idées simples :

– On ne doit pas lâcher l’Algérie.

– Plus tôt cessera la rébellion, mieux cela vaudra.

– Il faut mettre en valeur ce pays misérable.

– Quant aux affaires politiques (statut, ou non, etc.) on verra plus

tard. Aujourd’hui, ce n’est pas la question. […].

Tout ce qui marquera, sur le terrain, notre résolution, notre

activité et notre supériorité, sera, pour l’ensemble, de la plus haute

importance.

Soyez, mon cher Salan, bien assuré de mes sentiments de

confiance profonde et de sincère amitié. »

Le 25 novembre, autre lettre. Toujours amicale :


« Mon cher Salan, […].

J’apprécie à sa très haute valeur l’œuvre de commandement que

vous avez accomplie en Algérie. À tous égards et, en particulier, au

point de vue militaire, de beaucoup le principal, vous avez, comme

on dit, très bien “réussi”. Songeant à ce que vous avez dû surmonter

en fait de difficultés du côté des événements et du côté des hommes,

évoquant notamment la grande crise nationale et algérienne de cette

année, je vous rends de tout cœur ce témoignage que vous avez

parfaitement bien servi et que vous m’avez aidé moi-même le

mieux qu’il était possible. Je ne vous tiens pas seulement pour un

féal de très grande qualité, mais pour mon compagnon et mon ami.

[…].

À bientôt donc, mon cher Salan. Croyez-moi votre bien

cordialement dévoué. »

Dix-sept jours plus tard, le couperet tombe. Le 12 décembre, six mois

après l’avoir nommé délégué général du gouvernement et commandant

en chef des forces en Algérie, le général de Gaulle écarte son « cher

Salan » vers un placard à Paris, inspecteur général de la Défense. Le

courrier, formel, est sec et distant :

« Mon cher général,

[…]

Je tiens à vous adresser mon témoignage et celui du

Gouvernement pour la façon dont vous vous êtes acquitté de la

tâche capitale et difficile qui vous avait été confiée.

Vous avez eu à le faire en une période où l’insurrection et les

menaces pesant sur les frontières exigeaient de votre part une

capacité de commandement exceptionnelle. Il s’est trouvé aussi que

certains mouvements de l’opinion algérienne ainsi que le courant

national qui a conduit les pouvoirs publics à renouveler les

institutions ont mis à l’épreuve votre esprit de discipline et votre

autorité. Au milieu de ces événements vous vous êtes, général

Salan, comporté avec honneur.

Veuillez croire, mon général, à mes sentiments bien cordiaux. »


21 décembre 1958. Conformément à la Constitution que vient

d’approuver une large majorité de Français, un collège de 80 000 grands

électeurs, députés, sénateurs, conseillers généraux, représentants des

conseils municipaux, élisent le général de Gaulle président de la

République.

Le 30 janvier 1959, en civil, assis à son bureau, il interpelle à nouveau

le FLN, devant les caméras de télévision :

« Une lutte stérile se traîne encore en Algérie. Devant les

épreuves traversées, rien n’est plus vain que de donner dans les

slogans ou les rodomontades. Rien n’est absurde autant que

d’afficher l’intransigeance et la guerre ou, au contraire, de se livrer

au renoncement et à l’abandon. La vérité c’est qu’en ce moment le

destin de l’Algérie se forge, non point du tout par des mots, mais sur

place, au fond des âmes ; que ce destin est essentiellement dans les

Algériens eux-mêmes ; que ceux-ci, pour s’exprimer, voient

désormais s’ouvrir la voie du vrai suffrage universel, la seule qui

puisse être valable, voie qui ira s’élargissant et qui implique, bien

entendu, la liberté et la sécurité ; que ce pays admirable, mais noyé

de misère et étouffé par la crainte, doit se transformer dans les

domaines politique, économique, social, culturel, pour façonner sa

personnalité et se donner les moyens de vivre ; que cette grande

œuvre de progrès et de pacification s’accomplit avec la France et ne

saurait s’accomplir autrement ; que toutes les Algériennes et tous

les Algériens qui ont de l’avenir dans l’esprit, et d’abord les jeunes

gens, ont vocation d’y concourir.

À mesure que cela va se faire, on verra, sans nul doute, paraître

les éléments de la solution politique. Quant aux combats et aux

attentats que certains s’acharnent à prolonger, ils retarderont plus ou

moins l’évolution qui est en cours, mais ne pourront pas l’empêcher.

Et comme, dans ses profondeurs, l’Algérie a choisi la paix ; comme

la France, moins que jamais, renonce à la lui assurer, la guerre ne

peut mener à rien qu’à des misères inutiles. Il faudra bien en finir.

Alors ? Pourquoi pas tout de suite, dans d’honorables conditions,

ainsi que je l’ai proposé ? »

Intransigeant, le FLN ne veut rien entendre.


Ce 30 janvier, au théâtre Antoine, à Paris, Albert Camus crée Les

Possédés, d’après le roman de Fédor Dostoïevski. Thème de la pièce : le

nihilisme, les extrémistes enfiévrés de l’abstraction politique, qui, au

nom d’une cause, d’un absolu impérieux, justifient le terrorisme, même

s’il frappe, avant tout, des civils. L’un des personnages, Pierre

Verkhovensky, éructe, dans le « cinquième tableau » : « Moi je dis qu’il

faut agir. Je détruirai tout et d’autres bâtiront. Pas de réforme. Pas

d’amélioration. Plus on améliore et on réforme et pire c’est. Plus vite on

commence à détruire et mieux c’est. Détruire d’abord. Ensuite, ce n’est

plus notre affaire. Le reste est sornettes, sornettes, sornettes. »

En métropole, l’humanisme de Camus lui attire les foudres des partis

de gauche, des intellectuels marxistes et des militants anticolonialistes.

Campés sur leurs certitudes d’incarner la générosité historique et de bâtir

des lendemains qui chantent, ils ne cessent, subjugués par Jean-Paul

Sartre, de grossir outrancièrement les traits d’une caricature du pied-noir

raciste, fasciste, exploiteur d’Arabes. Albert Camus, ulcéré par leurs

indignations haineusement sélectives et leur mutisme devant les crimes,

d’emblée absous, du FLN, promu héraut de l’émancipation des peuples

opprimés, se sent de plus en plus isolé. Déjà, en 1955, dans L’Express, il

avait publié, le 21 octobre, un article intitulé « La bonne conscience » :

« Entre la métropole et les Français d’Algérie, le fossé n’a jamais

été aussi grand. Pour parler d’abord de la métropole, tout se passe

comme si le juste procès, fait enfin chez nous à la politique de

colonisation, avait été étendu à tous les Français qui vivent là-bas.

À lire une certaine presse, il semblerait vraiment que l’Algérie

soit peuplée d’un million de colons à cravache et cigare, montés sur

11

Cadillac . »

Le gamin de Belcourt, un quartier populaire d’Alger, orphelin de père,

élevé par deux femmes analphabètes, sa mère et sa grand-mère, déplore

que ne se développe chez les Français d’Algérie l’idée que « la France

métropolitaine leur a tiré dans le dos ».

Dans le numéro de mars-avril 1956 des Temps modernes, Jean-Paul

Sartre avait jeté l’anathème sur l’ensemble d’une population coupable

collectivement par la naissance :


« Le cycle infernal du colonialisme est une réalité. Mais cette

réalité s’incarne dans un million de colons, fils et petits-fils de

colons, qui ont été modelés par le colonialisme et qui pensent,

parlent et agissent selon les principes du système colonial. »

Le 12 décembre 1957, lors d’une conférence donnée à Stockholm,

après avoir reçu le prix Nobel de Littérature, l’auteur de L’Étranger avait

résumé :

« En ce moment, on lance des bombes dans les tramways

d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un ce ces tramways. Si c’est

cela la justice, je préfère ma mère. »

Haro dans les cercles germanopratins ! Relayés par les journaux

« progressistes » métropolitains, ils allaient s’empresser de tronquer ce

commentaire, en modifiant le sens : « Entre la justice et ma mère, je

préfère ma mère. » Et de déduire que le mouton noir algérois de la

pensée se désintéressait égoïstement des souffrances des colonisés.

En 1959, sur le plan militaire, le FLN subit défaite sur défaite. De

janvier à octobre 1957, la « bataille d’Alger », menée par le général

Massu et ses parachutistes, avait démantelé les réseaux terroristes qui

ensanglantaient la ville. De janvier à mai 1958, la « bataille du barrage »

a coupé l’ALN de ses bases arrière en Tunisie. Le 6 février 1959, le

général Maurice Challe, un aviateur, qui succède au général Salan à la

tête des armées françaises en Algérie, lance de vastes opérations qui

briseront les maquis de l’ALN. Le « Plan Challe » va durer jusqu’en

avril 1961. 26 000 fellaghas seront tués et 10 800 faits prisonniers.

Cependant, les atrocités du FLN perdurent. Mitraillage d’un manège

de fête foraine à Sidi Bel Abbès : un mort, un garçonnet de cinq ans qui,

sagement, attendait son tour, une pièce de monnaie dans la main.

Assassinat d’un moniteur d’aéro-club, près d’Oran. Grenade dans un bar

d’Alger : deux blessés graves. Une femme égorgée à Saïda. Un paysan

lacéré de coups de couteau, dans son champ à Oued-Fodda. Grenade à

Médéa : quinze blessés, dont cinq graves. Bombe sur la place de la mairie

*


à Tizi Ouzou : un mort et dix-huit blessés. Deux automobiles criblées de

balles sur la route de la plage, à Berard : deux morts et quatre blessés

graves. Bombe dans une crèmerie de Sidi Bel Abbès : un mort et onze

blessés. Assassinat du maire de Birtouta. À Mascara, une femme de

soixante ans, sa fille de vingt-six ans et sa petite-fille de quatre ans sont

enlevées. Leurs corps sont retrouvés deux jours plus tard dans une meule

de foin. Elles ont été violées et éviscérées. Grenade à Constantine : six

blessés. À Bou-Saada, explosion dans la synagogue pendant la prière du

Shabbat : un mort et onze blessés. Près d’Oran, entre Izi et Froha, un

agriculteur est égorgé. Bombe à Ziama-Mansouriah, dans la cantine

d’une entreprise de travaux publics fêtant la réalisation d’un chantier

dans le cadre du plan de Constantine : sept morts, dont le maire de ce

petit port de pêche, près de Bougie, deux conseillers municipaux, deux

militaires, et douze blessés. Un agent commercial et son correspondant

local arabe massacrés à Sidi Aïssa. Grenade dans la foule à Alger : un

blessé. Grenade à Orléansville : deux blessés. Sabotage provoquant le

déraillement du train Alger-Oran : onze blessés. À Guelma, un ébéniste

et un brigadier de police, passagers d’un car, sont abattus. À Mascara, un

vétérinaire et sa femme sont tués à coups de hache. À Sétif, explosion

d’un obus de 105 trafiqué en bombe à retardement : dix-sept blessés. À

Tizi Ouzou, deux employés des PTT travaillant sur la route d’Azazga

sont égorgés, un troisième grièvement blessé. À Menerville, un agent de

police et sa femme enceinte sont fauchés par une rafale de mitraillette. À

Berrouaghia, kidnapping d’un médecin musulman. Son cadavre est

découvert peu après. À Boghari, explosion au Foyer rural : trois blessés

graves…

Le 30 avril 1959, L’Écho d’Oran publie une longue interview accordée

par le général de Gaulle à son directeur, le député Pierre Laffont.

À propos de l’intégration, il dit :

« Je n’ai pas voulu prononcer ce mot, parce qu’on a voulu me

l’imposer […]. Mais que signifie-t-il ? Que l’Algérie est française ?

Est-ce utile de le dire puisque cela est ? […]. Ceux qui crient

aujourd’hui le plus fort intégration, ce sont ceux-là mêmes qui,

alors, étaient opposés à cette mesure. Ce qu’ils veulent, c’est qu’on

leur rende l’Algérie de papa. Mais l’Algérie de papa est morte, et si

on ne le comprend pas on mourra avec elle. »


À propos du FLN :

« Je n’ai pas à reconnaître cette organisation. Elle représente,

certes, une force importante, mais, à mes yeux, elle ne représente

pas l’Algérie, et même pas les musulmans d’Algérie. »

À propos de la fraternisation :

« La fraternisation des deux communautés ne s’est pas faite le

13 mai avec M. Lagaillarde. C’est au cours des journées qui

suivirent que la population musulmane a fraternisé avec la

population européenne sur le Forum. Et elle est venue parce qu’on a

commencé à crier le nom de De Gaulle. C’est sur mon nom que

s’est faite cette fraternisation. Et c’est à mon nom qu’on la doit. »

Le 13 mai, discours à l’Assemblée nationale, de Michel Debré,

Premier ministre depuis le 8 janvier :

« Appliquant cette belle idée de l’effort constant, le Général

entend justifier la légitimité française en Algérie, qu’il affirme, par

ailleurs, avec force, par la création continue que notre pays apporte

à cette province et qu’il a seul le pouvoir de lui apporter. C’est la

grande règle du chef de l’État, dont on saisit mieux, chaque jour, la

pensée. Souhaitant et organisant la défaite de la rébellion, le

Général ne veut à aucun prix que cette défaite soit celle de la masse

musulmane. Bien au contraire, il entend la persuader que sa cause

ne se confond en rien avec celle des rebelles et qu’elle sortira

gagnante de ces années sombres parce qu’elle aura conquis son

droit à la vie et à la citoyenneté d’une grande nation. »

Du 27 au 30 août, une « tournée des popotes » conduit le général de

Gaulle à Thiersville, Berthelot, Saïda, Cassaigne, Tebessa, El Meridj,

Lays-Petit, Tizi Ouzou et au PC Artois, sur un piton de Kabylie, d’où le

12

général Challe dirige l’opération « Jumelles » , enclenchée le 22 juillet

afin de réduire le maquis de la wilaya III. Le 27, à l’hôtel de ville de

Saïda, il jure :


« Moi vivant, jamais le drapeau du FLN ne flottera sur

l’Algérie. »

Dans cette petite ville de l’Oranie est basé le commando « Georges »

qui, composé de fellaghas ralliés, a gravé sur le monument édifié au

milieu de son cantonnement : « Dieu qui connaît nos cœurs sera fier de

nous, car nous aurons gagné la paix des braves. » Le général de Gaulle

est accompagné de Paul Delouvrier, qui, en décembre, a remplacé le

général Salan à la Délégation générale du gouvernement, du général

Challe et du colonel Marcel Bigeard, qui commande le secteur.

Le 30 août, au PC Artois, dernière étape, il veut sonder le moral de

l’armée. Au général Challe et à ses officiers, il déclare :

« Nous n’aurons pas les Algériens avec nous s’ils ne le veulent

pas eux-mêmes. Même en la pacifiant complètement, nous ne

garderions pas l’Algérie pour longtemps si nous ne la transformions

pas de fond en comble, afin d’en faire un pays moderne. Mais il est

nécessaire aussi qu’intervienne une transformation morale ; l’ère de

l’administration directe des autochtones par l’intermédiaire des

Européens est révolue.

L’armée a dans cette optique une tâche essentielle à remplir. Elle

en a la possibilité. Jamais elle n’a été soutenue autant qu’elle l’est

par le chef de l’État et le gouvernement.

Le monde entier doit comprendre que ce que nous faisons en

Algérie, ici, n’est pas une œuvre de domination et de conquête. Il

faut qu’il comprenne que nous le faisons avec la population, pour

elle et par elle […].

Quant à vous, écoutez-moi bien. Vous êtes l’armée de la France.

Vous n’existez que par elle, à cause d’elle, pour elle et à son service.

C’est votre raison d’être. Vous devez être cohérents, agissants et

disciplinés. »

Puis, ces deux phrases :

« Celui que je suis, à mon échelon, doit être obéi pour que la

France vive. Je suis sûr que c’est ce que vous faites et je vous en

remercie. »


En conclusion :

« Si nous perdions l’Algérie, je disparaîtrais personnellement

avec cette perte, et, avec moi, les institutions de la France. »

16 septembre 1959, coup de tonnerre : dans une allocution radiotélévisée,

il reconnaît le droit des Algériens à l’autodétermination. Il

dévoile trois options : la « sécession, où certains croient trouver

l’indépendance », « la francisation complète » ou « l’union étroite ».

*

« Naturellement, la question sera posée aux Algériens en tant

qu’individus. Car, depuis que le monde est monde, il n’y a jamais

eu d’unité, ni, à plus forte raison, de souveraineté algérienne.

Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes syriens,

Arabes de Cordoue, Turcs, Français, ont tour à tour pénétré le pays,

sans qu’il y ait eu, à aucun moment, sous aucune forme, un État

algérien […]. »

Toutefois, il met en garde contre l’option « sécession » :

« Je suis, pour ma part, convaincu qu’un tel aboutissement serait

invraisemblable et désastreux. L’Algérie étant actuellement ce

qu’elle est et le monde ce que nous savons, la sécession entraînerait

une misère épouvantable, un affreux chaos politique, l’égorgement

généralisé et, bientôt, la dictature belliqueuse des communistes. »

Trois ans plus tard, c’est ce choix, « invraisemblable et désastreux »

qu’il cautionnera.

À nouveau, il invoque la « paix des braves » :

« Toutes les voies sont ouvertes. Si les insurgés craignent qu’en

cessant la lutte ils soient livrés à la justice, il ne tient qu’à eux de

régler avec les autorités les conditions de leur libre retour, comme je

l’ai proposé en offrant la paix des braves. Si les hommes qui

constituent l’organisation politique du soulèvement entendent n’être


pas exclus des débats, puis des scrutins, enfin des institutions, qui

régleront le sort de l’Algérie et assureront sa vie politique, j’affirme

qu’ils auront, comme tous les autres et ni plus ni moins, l’audience,

la part, la place, que leur accorderont les suffrages des citoyens.

Pourquoi donc les combats odieux et les attentats fratricides, qui

ensanglantent encore l’Algérie, continueraient-ils désormais ? »

Le 13 octobre, à l’Assemblée nationale, Michel Debré revient sur la

« déclaration décisive » du général de Gaulle :

« La France en bonne voie de redressement, la France en bonne

voie de reprendre sa force dans un monde difficile se doit de faire

en sorte que cesse le cycle infernal de la violence. Elle doit créer le

changement, changement nécessaire pour l’Algérie, changement

nécessaire pour la France tout entière et, disons-le aussi, pour la

liberté, cette ouverture hors de la tragédie.

Comment peut-elle se faire ? Il n’est qu’un chemin, et c’est la

valeur éminente du président de la République que d’avoir ouvert ce

chemin, le retour au droit. Comment peut se faire ce retour au droit

et qu’est-ce que le droit ?

Le retour au droit, ce n’est pas et ce ne peut pas être la

reconnaissance d’une prétendue souveraineté algérienne. Il n’y a

pas de souveraineté algérienne, il n’y en a jamais eu.

Le retour au droit, ce n’est pas davantage, ce ne peut être

davantage une négociation politique avec les dirigeants de la

rébellion. Les hommes qui se sont placés à la tête des éléments

rebelles n’ont reçu aucun mandat et le terrorisme n’a jamais donné

de titre juridique, pas plus que n’en donne l’appel à l’étranger ou

l’obéissance à des gouvernements étrangers […]. »

Pourtant, le 10 novembre, au cours d’une conférence de presse à

l’Élysée, c’est aux « dirigeants de la rébellion », dépositaires d’« aucun

mandat », que le général de Gaulle offre de « débattre ».

« Je dis encore une fois que si les chefs de l’insurrection veulent

discuter avec les autorités des conditions à la fin des combats, ils

peuvent le faire. Les conditions, je le répète, seraient honorables,


elles respecteraient la liberté et la dignité de chacun, et elles

tiendraient un juste compte du courage déployé sous les armes. Et si

des représentants de l’organisation extérieure de la rébellion

décident de venir en France pour en débattre, il ne tiendra qu’à eux

de le faire, n’importe quand, soit en secret, soit publiquement,

suivant ce qu’ils choisiront. »

16 janvier 1960. À la une du Journal d’Alger : « De Gaulle prépare

“quelque chose” sur l’Algérie. »

Le 18 janvier, dans un quotidien ouest-allemand, la Süddeutsche

Zeitung, interview critique du général Massu :

« Nous ne comprenons pas la politique du général de Gaulle.

L’armée ne pouvait s’attendre à une telle attitude de sa part. Cela ne

vaut pas seulement pour sa politique algérienne… Notre plus grande

déception a été que le général de Gaulle soit devenu un homme de

gauche.

Le journaliste : C’est pourtant vous et vos amis qui avez appelé

de Gaulle au pouvoir le 13 mai 1958.

Général Massu : De Gaulle était le seul homme à notre

disposition. Nous avons peut-être commis une faute.

Le journaliste : L’armée obéira-t-elle à chaque consigne de

De Gaulle ?

Général Massu : Naturellement, il y a dans l’armée des gens qui

obéiront sans se poser de questions sur ce qui suivra… Mais, moimême,

et la majorité des officiers chargés d’un commandement,

n’exécuterons pas inconditionnellement les ordres du chef de

13

l’État . »

Des propos que reprend l’agence américaine United Press. La sanction

ne tarde pas : Le « héros de la bataille d’Alger » est rappelé à Paris, où,

le 22, il est démis de ses fonctions, avec interdiction de retourner à Alger.

Le 23, un samedi, L’Écho d’Alger titre : « Le général Massu relevé de

son commandement ». Son directeur, Alain de Sérigny, dénonce « une

machination destinée à abattre une des personnalités les plus

représentatives de la résistance à la désintégration nationale ».


L’avocat Pierre Lagaillarde, l’un des instigateurs du 13 mai 1958,

député sans étiquette, depuis les élections législatives du 30 novembre

1958, de la première circonscription d’Alger-Ville, Jean-Jacques Susini,

président, depuis un an, de l’Association générale des étudiants d’Algérie

(AGEA), Joseph Ortiz, dit « Jo », un militant d’extrême droite, fondateur

du Front national français (FNF), patron du bar algérois Le Forum, qui

avait été mêlé à l’attentat au bazooka, le 16 janvier 1957, contre le

14

général Salan , et un agriculteur de la plaine de la Mitidja, Robert

Martel, alias « le Chouan », comptent reproduire le scénario qui avait

e

précipité la chute de la IV République.

Ils appellent les Algérois à la grève générale et à un rassemblement sur

le plateau des Glières. Créées en 1955 après les émeutes du

Constantinois, les unités territoriales (UT), composées de réservistes de

15

l’armée, se mobilisent .

Le 24 janvier, un dimanche, en début d’après-midi, malgré

l’interdiction de manifester, 30 000 personnes se pressent square

Laferrière et en plusieurs points de la ville. Discours vibrants entrecoupés

de La Marseillaise et du Chant des Africains. Des barricades se dressent

rue Michelet et rue Charles-Péguy. Sur l’une d’elles, une banderole :

« Vive Massu ! »

À 18 heures, Paul Delouvrier et le général Challe donnent l’ordre de

dispersion. Les gendarmes mobiles qui, depuis le matin, bloquent l’accès

au Gouvernement général, square Laferrière, tentent de refouler les

manifestants vers Bab el Oued. Soudain, à 18 h 14, des coups de feu, des

rafales de fusils-mitrailleurs.

er

Le calme ne revient qu’avec l’arrivée des parachutistes du 1 REP

(régiment étranger de parachutistes), à 18 h 35. Ils s’interposent. Mais le

bilan est lourd : vingt-deux morts, dont quatorze gendarmes et six

manifestants, et une centaine de blessés.

Dans la soirée, au micro de Radio Alger, le général Challe annonce

qu’il place la ville en état de siège.

Informé des événements, le général de Gaulle, qui se trouve à

Colombey-les-Deux-Églises, rentre à Paris. Dans la nuit, il tance les

Algérois :


« L’émeute qui vient d’être déclenchée à Alger est un mauvais

coup porté à la France.

Un mauvais coup porté à la France en Algérie.

Un mauvais coup porté à la France devant le monde.

Un mauvais coup porté à la France au sein de la France.

Avec le gouvernement, d’accord avec le parlement, appelé et

soutenu par la Nation, j’ai pris la tête de l’État pour relever notre

pays et, notamment, pour faire triompher dans l’Algérie déchirée,

en unissant toutes ses communautés, une solution qui soit française.

Je dis en toute lucidité et en toute simplicité que si je manquais à

ma tâche, l’unité, le prestige, le sort de la France seraient du même

coup compromis. Et, d’abord, il n’y aurait plus pour elle aucune

chance de poursuivre sa grande œuvre en Algérie.

J’adjure ceux qui se dressent à Alger contre la patrie, égarés

qu’ils peuvent être par des mensonges et par des calomnies, de

rentrer dans l’ordre national. Rien n’est perdu pour un Français

quand il rallie sa mère, la France.

J’exprime ma confiance profonde à Paul Delouvrier, Délégué

général, au général Challe, commandant en chef, aux forces qui sont

sous leurs ordres pour servir la France et l’État, à la population

algérienne, si chère et si éprouvée.

Quant à moi, je ferai mon devoir.

Vive la France ! »

Lundi 25. L’Écho d’Alger titre : « Le sang a coulé hier à Alger ». Et ce

constat : « Tragique journée dans la lutte pour le maintien de l’Algérie

française ». Éditorial d’Alain de Sérigny :

« Que l’on ne nous demande pas de quel côté de la barricade se

trouvent aujourd’hui les victimes. Que l’on ne cherche pas à établir

une sinistre distinction entre manifestants et représentants de la

force publique. Parmi ces morts sur lesquels nous versons les

mêmes larmes, il est bien trop cruel de savoir que tous étaient des

Français, des bons Français. Nous avons le droit d’accuser ce qui les


a conduits à ce suprême sacrifice, le doute affreux pesant sur les

consciences de tous les citoyens. »

L’auteur de ces lignes est amer. Le 11 mai 1958, dans le supplément

hebdomadaire Dimanche matin, il avait lancé cet appel à l’homme du

18 juin 1940 : « Parlez, mais parlez vite, mon général. »

Pendant plusieurs jours, la situation stagne. Les insurgés, ravitaillés par

la population, dans une ambiance bon enfant, campent sur les barricades,

les consolident, les surélèvent. Leur objectif : l’abandon du projet

d’autodétermination. Les parachutistes fraternisent avec eux.

Mardi 26. Michel Debré se rend discrètement à Alger où le colonel

Antoine Argoud, ancien chef d’état-major du général Massu, lui assène :

*

« Monsieur le Premier ministre, la détermination des gens que

vous avez en face de vous est totale. Il n’est pas question de tirer sur

des Français qui crient : “Vive l’Algérie française !” De toute façon,

si on me donne l’ordre de tirer, je ne l’exécuterai pas, je donnerai

16

l’ordre à mes subordonnés de désobéir . »

Le général Salan écrit au général de Gaulle :

« Au moment où des événements tragiques, particulièrement

lourds de conséquences, ensanglantent notre terre d’Algérie, je

pense avoir le devoir, au nom des charges et des responsabilités que

j’ai assumées dans ce pays et des liens affectifs qui m’unissent à lui,

de venir vous demander très respectueusement, mais avec

insistance, de faire cesser cette lutte fratricide […].

Le désespoir, mon Général, commence à hanter l’esprit de

beaucoup d’Algériens, désespoir qui peut causer l’irrémédiable.

Pour notre armée, unie autour de ses chefs et qui, en toutes

circonstances, a su se montrer digne de son rôle, pour cette

population capable de tant de générosité et de courage,

d’attachement à la patrie, qu’il me soit permis, mon Général,


d’intervenir auprès de votre très Haute Autorité pour qu’une

solution humaine intervienne sans retard, pour rendre l’espérance à

l’Algérie dont la foi ardente pour la Mère Patrie incline au plus

17

profond respect . »

L’Élysée n’accorde à la lettre qu’un accusé de réception.

Mercredi 27. Le colonel Argoud prévient Paul Delouvrier :

« Vous n’avez pas de crainte à avoir pour les heures immédiates

[…]. On attend le discours de De Gaulle. S’il est bon, tout rentre

dans l’ordre. S’il est mauvais, ce sera pour vous l’heure de vérité.

Vous serez le nœud de la situation. Si vous prenez la tête de

l’insurrection, on vous obéira. Nous, les militaires, on ne veut pas le

pouvoir. Nous voulons l’Algérie française. Si de Gaulle ne dit pas :

“Il faut lutter pour la francisation”, la situation, encore une fois, sera

entre vos mains. Si vous ne prenez pas la tête du mouvement, on

18

vous neutralisera . »

Jeudi 28. Paul Delouvrier et le général Challe transfèrent leur poste de

commandement à Reghaïa, à une vingtaine de kilomètres à l’est d’Alger.

Avant de partir, le délégué général du gouvernement enregistre un

discours :

« En rejetant de Gaulle, vous vous perdez, vous perdez l’armée,

et la France aussi. En plébiscitant de Gaulle, qui ne demande que

vos voix, vous sauvez l’armée et son unité, et vous forcez la France

à vous sauver. Vous gagnerez aussi la guerre d’Algérie, vous allez

tuer le FLN […]. Vous allez le tuer en déterminant les musulmans,

quand demain, si vous me suivez, ces musulmans croiront qu’ils

sont devenus vraiment nos égaux. »

À Joseph Ortiz, Pierre Lagaillarde et au commandant de réserve

Michel Sapin-Lignières qui préside la fédération des territoriaux, il

propose la réconciliation :

« Nous irons ensemble au Monument aux Morts pleurer et prier

pour les morts de dimanche, morts à la fois pour que l’Algérie soit

19

française et pour que l’Algérie obéisse à de Gaulle . »


À la Une de La Dépêche Quotidienne d’Algérie : « Partout en Algérie

les foules musulmanes se sont mêlées aux manifestations pacifiques

organisées autour des Monuments aux Morts pour que l’Algérie reste

Française. »

Vendredi 29. Allocution du général de Gaulle :

« Si j’ai revêtu l’uniforme pour parler aujourd’hui à la télévision,

c’est afin de marquer que je le fais comme étant le général de

Gaulle aussi bien que le chef de l’État.

Nous combattons en Algérie une rébellion qui dure depuis cinq

ans. La France poursuit courageusement l’effort nécessaire pour

vaincre. Mais elle veut aboutir à une paix qui soit la paix, faire ce

qu’il faut pour que le drame ne recommence pas ensuite, agir de

manière à ne pas perdre, en fin de compte, l’Algérie, ce qui serait un

désastre pour nous et pour l’Occident […].

Français d’Algérie, comment pouvez-vous écouter les menteurs

et les conspirateurs qui vous disent qu’en accordant le libre choix

aux Algériens, la France et de Gaulle veulent vous abandonner, se

retirer d’Algérie et la livrer à la rébellion ? Est-ce donc vous

abandonner, est-ce vouloir perdre l’Algérie que d’y envoyer et d’y

maintenir une armée de 500 000 hommes, pourvue d’un matériel

énorme, d’y consentir le sacrifice d’un bon nombre de ses enfants,

d’y entreprendre une œuvre immense de mise en valeur, de tirer du

Sahara, à grands efforts et à grands frais, le pétrole et le gaz, pour

les amener jusqu’à la mer ? Comment pouvez-vous douter que si,

un jour, les musulmans décidaient librement et formellement que

l’Algérie de demain doit être unie étroitement à la France, rien ne

causerait plus de joie à la patrie et à de Gaulle que de les voir

choisir, entre telle ou telle solution, celle qui serait la plus

française ? Comment pouvez-vous nier que toute l’action de

développement des populations musulmanes, entamée depuis dixhuit

mois, actuellement poursuivie, et qui, après la pacification,

devra s’épanouir encore, tend précisément à créer de nouveaux liens

entre la France et les Algériens ? Par-dessus tout, comment ne

voyez-vous pas qu’en vous dressant contre l’État et contre la Nation

vous vous perdez à coup sûr, et qu’en même temps vous risquez de


faire perdre l’Algérie à la France au moment même où se précise le

déclin de la rébellion ? Je vous adjure de rentrer dans l’ordre […].

L’armée française que deviendrait-elle, sinon un ramassis

anarchique et dérisoire de féodalités militaires s’il arrivait que des

éléments mettent des conditions à leur loyalisme ? Or je suis, vous

le savez, le responsable suprême. C’est moi qui porte le destin du

pays. Je dois donc être obéi de tous les soldats français. Je crois que

je le serai parce que je vous connais, que je vous estime, que je vous

aime, que j’ai confiance dans le général Challe, que j’ai, soldats

d’Algérie, mis à votre tête, et puis parce que, pour la France, j’ai

besoin de vous […].

Enfin, je m’adresse à la France. Eh bien ! Mon cher et vieux

pays, nous voici donc ensemble encore une fois, face à une lourde

épreuve. En vertu du mandat que le peuple m’a donné et de la

légitimité nationale que j’incarne depuis vingt ans, je demande à

tous et à toutes de me soutenir quoi qu’il arrive. »

À Alger, le ciel se voile. Il se met à pleuvoir à torrents. Des trombes

d’eau noient les barricades. La population venue soutenir les insurgés,

leur apportant des paniers remplis de provisions, se disperse à la

recherche d’abris. Peu à peu, les hommes qui se sont révoltés contre Paris

abandonnent leurs positions. La météo hostile et la fermeté du général de

Gaulle, désormais surnommé « la Grande Zora », ont ébranlé leur moral.

Dimanche 31. Le général Challe fait bloquer tout accès aux barricades.

Paul Delouvrier ordonne d’utiliser les armes en cas de pression trop forte

de la foule. « Si les gens savent que les militaires n’ont pas l’instruction

formelle de tirer, le barrage passif sera balayé. Il est indispensable

d’empêcher le flot humain de l’emporter. »

Titre du Journal d’Alger : « Le “camp retranché” isolé. »

er

Lundi 1 février 1960. Joseph Ortiz a pris la fuite durant la nuit. Pierre

Lagaillarde et ses hommes, dont certains seront intégrés au commando

er 20

« Alcazar » du 1 REP , acceptent de se rendre aux parachutistes qui les

cernent et leur présentent les honneurs militaires. Arrêté, Pierre

Lagaillarde est transféré à Paris, derrière les murs de la prison de la

Santé. En liberté provisoire avant son procès, il va rejoindre Joseph Ortiz

qui s’est réfugié en Espagne.


Le 13 février, un nom de code, « Gerboise Bleue », fait entrer la

France dans le cercle des puissances nucléaires. À 7 h 04, le ciel tremble

à Hammoudia, en plein Sahara, à 50 kilomètres de Reggane. La bombe

atomique qui vient d’exploser a une puissance quatre fois supérieure à

21

« Little Boy », qui, le 6 août 1945, avait pulvérisé Hiroshima .

À 800 kilomètres au sud d’Alger, le sous-sol gorgé de pétrole d’Hassi

Messaoud fait miroiter d’immenses perspectives énergétiques.

Du 3 au 5 mars, seconde « tournée des popotes » du général de Gaulle.

Il visite une quinzaine de postes dans le Constantinois, l’Algérois et

l’Oranie. Après la semaine des barricades, il veut rassurer les militaires,

multiplie les promesses.

À Batna :

*

« Il n’y aura pas de Diên Biên Phu diplomatique […].

L’insurrection ne nous mettra pas à la porte de ce pays […]. Ce que

Ferhat Abbas appelle l’indépendance, c’est la misère, la

clochardisation, la catastrophe […]. La France ne doit pas partir.

Elle a le droit d’être en Algérie. Elle y restera. »

À Redjaz :

« Moi vivant, le drapeau vert et blanc ne flottera jamais sur

22

Alger . »

Des paroles apaisantes qu’à peine rentré à l’Élysée, il range au fond

d’un tiroir. Le 15 mars, il mute le général Jouhaud à l’Inspection générale

de l’armée de l’Air à Paris, et, en avril, le général Challe, malgré le

succès de sa lutte contre les fellaghas, à Fontainebleau, où il prend le

commandement des Forces alliées en Centre-Europe de l’Otan. En

désaccord avec la politique algérienne de la France, les deux officiers

vont démissionner de l’armée, le premier en octobre 1960, le second en

janvier 1961.

Le 14 juin 1960, à la télévision, « le Grand Charles » des

métropolitains martèle :


« Le 16 septembre a été ouverte la route droite et claire qui doit

mener l’Algérie vers la paix. Le gouvernement a adopté, le

parlement a approuvé cette décision de la France. Il est vrai que

ceux qui s’acharnent à poursuivre une lutte fratricide peuvent

provoquer encore des accrochages et des attentats, mais c’est un fait

qu’il tombe chaque jour quatre fois moins d’hommes

qu’auparavant. Surtout, il n’est contesté désormais nulle part que

l’autodétermination des Algériens, quant à leur destin, soit la seule

issue possible de ce drame complexe et douloureux. »

« Une fois de plus, au nom de la France », le général de Gaulle se

« tourne vers les dirigeants de l’insurrection » :

« Je leur déclare que nous les attendons ici pour trouver avec eux

une fin honorable au combat qui traîne encore : régler la destination

des armes, assurer le sort des combattants. Ensuite, tout sera fait

pour que le peuple algérien ait la parole dans l’apaisement. La

décision ne sera que la sienne. Mais je suis sûr, pour ma part, qu’il

prendra celle du bon sens, accompli en union avec la France et, dans

la coopération des communautés, la transformation de l’Algérie

algérienne en un pays prospère et fraternel ! »

Du 25 au 29 juin, à Melun, près de Paris, trois émissaires du FLN

rencontrent trois représentants du gouvernement français. Impossible de

surmonter les divergences. Les Algériens exigent, notamment, qu’un

accord sur les modalités de l’autodétermination précède le cessez-le-feu

demandé par les Français.

Le 6 septembre, lendemain de l’ouverture, à Paris, du procès du réseau

« Jeanson », dix-huit Français et six Algériens opérant en métropole pour

le compte du FLN, la revue Vérité-Liberté publie « Manifeste des 121 ».

Une « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre

d’Algérie », signée par 121 intellectuels et artistes de gauche, dont Jean-

Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Maurice Nadeau, François Maspero,

Simone Signoret, Daniel Gélin et Alain Robbe-Grillet. Réplique, le 14,

dans Combat, de Jacques Soustelle, ancien gouverneur général d’Algérie,

« limogé » en février 1956 par Guy Mollet. Il vitupère ces « porteurs de


valises » qui acheminent fonds et faux papiers pour le FLN, diffusent sa

propagande et en taisent les atrocités :

« Tiennent-ils à chercher une analogie dans les événements de la

dernière guerre ? Alors elle est toute trouvée : ils ne sont pas des

résistants, ils sont des collabos. »

Sous l’Occupation, il avait été l’un des patrons des services de

renseignement gaullistes.

En octobre, dans l’hebdomadaire Carrefour, un « Manifeste des

intellectuels français » dénonce les « déclarations scandaleuses » et les

« exhibitions » de la « cinquième colonne », des « apologistes de la

désertion » auxquels il dénie « le droit de se poser en représentants de

l’intelligence française » :

« La guerre d’Algérie est une guerre imposée à la France par une

minorité de rebelles fanatiques, terroristes et racistes, dans laquelle

l’armée française accomplit une mission civilisatrice, sociale et

humaine, et c’est une des formes les plus lâches de la trahison que

d’intoxiquer l’opinion publique et de faire croire à l’étranger que la

France souhaite l’abandon de l’Algérie et la mutilation du

territoire. »

300 signataires parmi lesquels le maréchal Alphonse Juin, qu’en 1943,

le général de Gaulle, son camarade à Saint-Cyr, avait nommé

commandant en chef des quatre divisions du corps expéditionnaire

français en Italie, Pierre Chaunu, Pierre Gaxotte, Daniel Halévy, Henry

de Monfreid, le colonel Rémy, Jules Romains, Roland Dorgelès, Roger

Nimier, Michel Déon et Jacques Laurent.

Le 10 juin, le général Salan a quitté le service actif, après un déjeuner

privé, l’avant-veille, avec le général de Gaulle et, le 30 juillet, il s’est

installé avec sa famille à Alger. Le 11 septembre, le ministre de la

Défense, Pierre Messmer, l’a convoqué à Paris et lui a interdit de

retourner en Algérie.

25 octobre. Celui qui, le 15 mai 1958, à Alger, avait lancé à la foule

« Vive de Gaulle ! » tient une conférence de presse :


« Cette décision gouvernementale, prise à mon égard, s’inspire

dans le fond, comme dans la forme, d’un arbitraire peu compatible

avec le jeu d’institutions réellement démocratiques. Elle apparaît

essentiellement comme un expédient autoritaire, doublé d’une

solution de facilité susceptible d’éluder toute discussion gênante sur

le statut actuel de l’Algérie et du Sahara, qu’on le veuille ou non

partie intégrante de la République Une et Indivisible, et dont, dans

le cadre de notre actuelle constitution, nul n’a reçu mandat d’en

décider l’abandon […]. Tout paraît en fait être mis en œuvre pour

démoraliser le pays et lui donner mauvaise conscience. L’affaire

Jeanson en est un des exemples les plus nets. L’apologie de la

rébellion, de la trahison, le scandaleux et infamant développement

du procès, le malaise qu’il a provoqué dans les cœurs français, m’a

amené à alerter l’opinion pour lui rappeler que l’Algérie est terre de

souveraineté française. »

À la fin du mois, l’officier cinq étoiles craint d’être arrêté. Il s’exile en

Espagne.

Le 4 novembre, le général de Gaulle insiste sur son intention de

« suivre un chemin nouveau », « au nom de la France » :

« Ce chemin conduit non plus au gouvernement de l’Algérie par

la métropole française mais à l’Algérie algérienne. Cela veut dire

une Algérie émancipée où c’est aux Algériens qu’il appartient de

décider de leur destin, où les responsabilités algériennes seront aux

mains des Algériens et où – comme, d’ailleurs, je crois que c’est le

cas – l’Algérie, si elle le veut, pourra avoir son gouvernement, ses

institutions et ses lois. L’Algérie de demain, telle qu’elle sera

décidée par l’autodétermination, peut être faite ou bien avec la

France ou bien contre la France, et celle-ci, je le déclare une fois de

plus, ne fera opposition, aucune opposition, à la solution, quelle

qu’elle soit, qui sortira des urnes. Si cela devait être la rupture

hostile, eh bien, nous ne nous acharnerions certainement pas à

vouloir rester auprès de gens qui nous rejetteraient, ni à engouffrer

dans une entreprise sans issue et sans espoir nos efforts et nos

milliards dont l’emploi est tout trouvé ailleurs […]. »


À propos des prétentions des « dirigeants rebelles, installés depuis six

ans en dehors de l’Algérie et qui […]. se disent être le gouvernement de

la république algérienne », le général de Gaulle s’étonne :

« Ils prétendent ne faire cesser les meurtres que si, au préalable,

nous ayons avec eux seuls réglé les conditions du référendum et on

voit bien que cela peut être extensif, comme s’ils étaient la

représentation de l’Algérie tout entière. Cela reviendrait à les

désigner d’avance et à les faire désigner par moi-même comme les

dirigeants, comme les gouvernants de l’Algérie de demain. Encore

exigent-ils que, avant le vote, je ramène l’armée dans la métropole.

Eh bien, je dis que leur arrivée à Alger dans de pareilles conditions

ferait que l’autodétermination ne serait qu’une formalité dérisoire et

jetterait, même s’ils ne le voulaient pas, le territoire dans un chaos

épouvantable. »

Dans la soirée du 30 octobre, un terroriste a pénétré dans une maison

d’Erraguène et a abattu, au pistolet-mitrailleur, une mère et ses deux

enfants, dont un bébé dans son berceau. L’obscurité lui a permis de

s’enfuir. La veille, une jeep de la gendarmerie de ce coin de Kabylie où la

France, après cinq ans de travaux titanesques, venait d’achever la

construction d’un barrage hydroélectrique sur l’oued Djendjen, avait

sauté sur un obus de 155 piégé. Le 31 octobre, un jeune sous-lieutenant

e

du 43 régiment d’infanterie, Guy Doly-Linaudière, tout juste sorti de

Saint-Cyr, promotion « Terre d’Afrique », écrivait à sa mère :

« Nous suivons les événements avec attention. La situation dans

la France de De Gaulle est lamentable. Ici, elle est plutôt tendue

pendant ces jours de Toussaint, anniversaire de la rébellion […].

Les fells ont donné des consignes de terrorisme : ils ne sont bons

qu’à cela… »

Autre lettre, le 5 novembre :

« Il est bien certain que la situation militaire s’améliore sans

cesse en Algérie et qu’il n’y a guère que le Constantinois qui ne soit

entièrement pacifié. Mais la situation politique se détériore de plus

en plus avec l’indécision gouvernementale. Ou l’on part et il faut le


dire tout de suite ; ou l’on reste et il faut adopter une attitude

conséquente […]. Que les gens qui ont les pieds au chaud en

métropole et qui se foutent de l’Algérie n’aillent pas décider que la

partie est perdue alors qu’elle est gagnée ! Ce serait monstrueux, et

23

si lourd de conséquences pour le peuple algérien … »

15 novembre. Obsèques, au cimetière de Zéralda, de onze légionnaires

er

du 1 REP tués dans les Aurès. L’inutilité de leur mort, alors que

l’Algérie avance vers son indépendance, bouleverse le père Louis

Delarue, l’aumônier qui célèbre la cérémonie :

« Vous étiez venus de tous les pays d’Europe où l’on aime encore

la liberté pour donner la liberté à ce pays […]. La mort vous a

frappés en pleine poitrine, en pleine face, comme des hommes, au

moment où vous vous réjouissiez d’avoir enfin découvert un

ennemi insaisissable jusque-là […]. Vous êtes tombés au moment

où, s’il faut en croire les discours, nous ne savons plus ici pourquoi

24

nous mourons . »

Même sentiment d’absurdité dans les paroles du colonel Henri Dufour,

er

qui commande le 1 REP :

« Il n’est pas possible que votre sacrifice demeure vain. Il n’est

pas possible que nos compatriotes de la métropole n’entendent pas

nos cris d’angoisse. »

Trois semaines plus tard, l’officier est relevé de son commandement et

25

déplacé en métropole .

L’amertume mine le moral du sous-lieutenant Doly-Linaudière. Le

21 novembre, il confie à sa mère :

« Je garde certes toute ma foi en la France, mais les Français me

dégoûtent. Ils sont mûrs pour le totalitarisme. Ici pourtant la guerre

continue, avec, de plus en plus, le sentiment que nos efforts vont

être vains. La fin que l’on sent proche augmente encore notre

mordant, une fureur de faire la guerre, de vivre, tout simplement.

Tout cela à cause de l’ineptie des envieux et des impuissants qui ne


pourront jamais admettre que nos armes gardent l’Algérie à la

26

France … »

Les atrocités, les saccages de cultures, de fermes isolées plombent les

jours et les nuits des civils. 5 décembre 1960 : dans un silo, près de

Constantine, sont découverts les corps martyrisés d’un homme et de son

fils de quinze ans, enlevés en 1959. À Sétif, explosion d’un vélo piégé,

un mort et neuf blessés. Deux couples sont égorgés près de Biskra…

Du 9 au 13 décembre, dernier voyage du général de Gaulle en Algérie.

Le projet d’« Algérie émancipée » angoisse pieds-noirs et Arabes hostiles

à l’indépendance. Le Front Algérie Française déclenche une grève

générale et organise des manifestations. Fondé le 16 juin par le « bachaga

Boualam », un ancien colonel de l’armée française, vice-président de

l’Assemblée nationale, le FAF totalise déjà un million d’adhérents, dont

40 % d’Arabes. Leur slogan : « Al-gé-rie-fran-çaise ! Al-gé-rie-française

» ! » Un espoir qui s’éloigne chaque jour davantage. Encadrés par

le FLN, les partisans de l’indépendance descendent également dans les

rues, criant : « Yahia de Gaulle ! Yahia FLN ! » Les pancartes « Algérie

française » s’opposent aux pancartes « Algérie algérienne ». Drapeaux

français contre drapeaux du FLN. Des heurts se produisent à Alger, Oran,

Zenata, Tenezera, Tlemcen, Blida, Cherchell, Orléansville, Sétif, Tizi

Ouzou, Aïn Témouchent, Telergma… Une centaine de morts. Le

15 décembre, le gouvernement interdit le FAF.

31 décembre 1960. Dans ses vœux télévisés aux Français, le général de

Gaulle leur demande de voter « oui » au référendum prévu le 8 janvier

sur l’autodétermination :

*

« Pour l’Algérie, nous voulons que 1961 soit l’année de la paix

rétablie afin que les populations puissent décider librement de leur

destin et pour que naisse l’Algérie algérienne. À cette Algérie-là qui

se gouvernera elle-même, qui fera leurs parts et garantira leurs

droits aux diverses communautés et qui sera unie à la France dans

les domaines où celle-ci peut l’aider, nous offrons d’avance notre

concours pour son développement, compte tenu non point des


mythes, des regrets, des rancunes, mais des facteurs réels du

problème, c’est là la solution valable. Et j’invite en particulier la

communauté de souche française d’Algérie à se débarrasser

décidément des troubles et des chimères qui la couperaient de la

nation. Et, non seulement admettre ce que le pays va décider, mais

en faire son affaire, à saisir la chance nouvelle qui est offerte à sa

valeur et à son énergie, car l’Algérie a besoin de la communauté

française et la France a besoin d’elle. En Algérie, bien entendu, quoi

qu’il arrive, la France protégera ses enfants, dans leur personne et

dans leurs biens, quelle que soit leur origine, tout comme elle

sauvegardera les intérêts qui sont les siens. »

En fait, le général de Gaulle tient à bazarder au plus vite la « boîte à

chagrins » algérienne, une « boîte à scorpions ». D’autant que, le

e

19 décembre, lors de sa 956 séance plénière, l’Assemblée générale des

Nations unies a reconnu « le droit du peuple algérien à la libre

détermination et à l’indépendance » ainsi que « la nécessité impérieuse

de garanties adéquates et efficaces pour assurer que le droit de libre

détermination sera mis en œuvre avec succès et avec justice sur la base

du respect de l’unité et de l’intégrité territoriale de l’Algérie ».

1. Fils d’un fonctionnaire de l’administration coloniale, Ferhat Abbas, pharmacien à Sétif, où il

siègeait au conseil municipal avant de devenir conseiller général de Constantine, avait fondé en 1938

l’Union populaire algérienne, qui préconisait l’égalité des droits des Algériens et des Français, dans

le cadre français. À son initiative était créée, en 1943, Les Amis du Manifeste et de la Liberté »

(AML). Cette association était dissoute après les émeutes de Sétif et du Constantinois de mai 1945 et

lui-même était condamné à un an de prison. Ensuite, il créait l’Union démocratique du Manifeste

algérien (UDMA) qui regroupait des notables modérés. Et avril 1956, il rejoignait le Front de

libération nationale (FLN). En septembre 1958, il était nommé président du Gouvernement provisoire

de la République algérienne (GPRA) et démissionnait en 1961. En 1962, il était élu à la présidence

de l’Assemblée constituante algérienne, qu’il quittait en août pour protester contre le fait que le FLN

n’ait pas consulté cette institution lors de l’élaboration de la Constitution algérienne.

2. Le 3 juin 1944, le Comité français de libération nationale (CFLN) deviendra le Gouvernement

provisoire de la République française (GPRF).

3. Jean-Raymond Tournoux, La Tragédie du Général, Plon, 1967.

4. Guy Pervillé, Les Accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne

(1954-2012), Armand Colin, 2012.

5. Michel Debré, Gouverner. Mémoires, tome 3, Albin Michel, 1988.

6. Louis Terrenoire, De Gaulle et l’Algérie, Fayard, 1964.

7. Gérard Bardy, Charles le Catholique. De Gaulle et l’Église, Plon, 2011.

8. Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1993.

9. Pierre Viansson-Ponté, Lettre ouverte aux hommes politiques, Albin Michel, 1976.

10. René Rémond, 1958, le retour de De Gaulle, Complexe, 1999.


11. Albert Camus, Chroniques algériennes, Gallimard, 1958.

12. Le plan Challe s’appuyait sur des opérations d’envergure : « Oranie », du 6 février au 19 juin

1959 ; « Étincelle », du 8 au 20 juillet 1959 ; « Jumelles », du 22 juillet 1959 au 4 avril 1960 ;

« Pierres précieuses », du 6 septembre 1959 au 30 septembre 1960 ; « Prométhée », d’avril à

novembre 1960 ; « Rocailles », en avril 1960 ; et « Flammèches », en mai 1960.

13. Jean-Pax Méfret, 1962. L’Été du malheur, Pygmalion, 2007.

14. 16 janvier 1957. À 19 heures, place d’Isly où se dressait la statue du maréchal Bugeaud, une

e

roquette de bazooka était tirée sur l’état-major de la X région militaire et atteignait le bureau du

général Raoul Salan, commandant en chef interarmées, qui s’était absenté momentanément. Son

adjoint, le commandant Robert Rodier, était tué. L’enquête de police allait remonter jusqu’à des

extrémistes de l’Algérie française, qui doutaient de la fidélité à leurs idées du général Salan. En

janvier 1962, celui-ci accusera Michel Debré et les milieux gaullistes d’avoir cherché à l’éliminer.

15. Créées par un décret du 13 octobre 1955, les unités territoriales (UT) rappelaient en service tous

les réservistes âgés de dix-huit à quarante-huit ans résidant en Algérie. Leur mission : aider l’armée

au maintien de l’ordre dans les villes, notamment en assurant la sécurité dans les transports publics et

en participant à la garde de points stratégiques. Au début de 1957, les unités territoriales comptaient,

à Alger, 17 000 hommes répartis en 55 compagnies. En 1959, ils étaient 25 000 sur l’ensemble de

l’Algérie, regroupés au sein d’une fédération, présidée par le commandant de réserve Michel Sapin-

Lignières. Après leur participation à la semaine des barricades, elles seront dissoutes le 12 février

1960.

16. Yves Courrière, La Guerre d’Algérie, quatre tomes, Le Livre de Poche, 1974.

17. Edmond Jouhaud, op. cit., Fayard, 1969.

18. Yves Courrière, op. cit.

19. Yves Courrière, op. cit.

20. Le commando « Alcazar » sera dissous le 4 mars 1960.

21. « Gerboise Bleue » a été tirée en l’air, au sommet d’une tour métallique haute de 100 mètres,

ainsi que trois autres essais, qui ont rapidement suivi : « Gerboise Blanche », « Rouge » et « Verte ».

En vertu d’une clause secrète des accords d’Évian du 18 mars 1962, la France a réalisé, jusqu’en

1967, treize autres essais, en sous-sol, sur le site.

22. Pierre Montagnon, La Guerre d’Algérie. Genèse et engrenage d’une tragédie (1954-1962),

Pygmalion, 2012.

23. Guy Doly-Linaudière, L’Imposture algérienne. Lettres secrètes d’un sous-lieutenant de 1960 à

1962, Filipacchi, 1992.

24. En 1957, durant la bataille d’Alger, alors que l’utilisation de la torture provoquait de vifs débats,

e

le Père Louis Delarue, aumônier du 2 RPC (régiment de parachutistes coloniaux), qui, en 1958,

e

deviendra le 2 RPIMa (régiment de parachutistes d’infanterie de marine) avait diffusé un texte

intitulé Réflexions d’un prêtre sur le terrorisme : « Dans l’intérêt commun, presque tous les peuples

civilisés ont maintenu la peine de mort, bien qu’il y ait eu des erreurs de jugement et que parfois des

innocents aient pu être exécutés. Et d’autre part, nous nous trouvons présentement en face d’une

chaîne de crimes. En conséquence, puisqu’il est légalement permis – dans l’intérêt de tous – de

supprimer un meurtrier, pourquoi vouloir qualifier de monstrueux le fait de soumettre un criminel –

reconnu comme tel par ailleurs, et déjà passible de peine de mort – à un interrogatoire pénible,

certes, mais dont le seul but est de parvenir, grâce aux révélations qu’il fera sur ses complices et ses

chefs, à protéger efficacement des innocents ? Entre deux maux : faire souffrir passagèrement un

bandit pris sur le fait – et qui d’ailleurs mérite la mort – en venant à bout de son obstination

criminelle par le moyen d’un interrogatoire obstiné, harassant et, d’autre part, laisser massacrer des

innocents que l’on sauverait si, par les révélations de ce criminel, on parvenait à anéantir le gang, il

faut sans hésiter choisir le moindre : un interrogatoire sans sadisme, mais efficace. L’horreur de ces

assassinats de femmes, d’enfants, d’hommes, dont le seul crime fut d’avoir voulu, par un bel aprèsmidi

de février, voir un beau match de football, nous autorise à faire sans joie, mais aussi sans honte,


par seul souci du devoir, cette rude besogne si contraire à nos habitudes de soldats, de civilisés… »

Les prises de position du Père Louis Delarue en faveur de l’Algérie française et son engagement sur

les barricades, en janvier 1960, lui vaudront d’être mis à la retraite et rappelé en métropole le

14 janvier 1961. Il intégrera, à Lyon, une communauté de son ordre, les Oblats de Marie Immaculée.

Décédé en mars 2018, il sera enterré, dans les Bouches-du-Rhône, au pied de la montagne Sainte-

Victoire, dans le petit cimetière de Puyloubier, près de l’institution des invalides de la Légion

étrangère.

25. Cinq mois plus tard, le colonel Henri Dufour rejoindra l’OAS.

26. Guy Doly-Linaudière, op. cit.


IL Y AVAIT EU LE DESESPOIR

1961. À Paris, les éditions Maspero publient Les Damnés de la terre,

essai anticolonialiste de Frantz Fanon, un psychiatre martiniquais,

militant du FLN, adepte de « la substitution totale, complète, absolue »

par « la violence absolue ». Avec la décolonisation, le « décolonisé »

doit, prône-t-il, pouvoir « s’installer à la table du colon, coucher dans le

lit du colon, si possible avec la femme du colon ». Autrement

dit, « travailler, c’est travailler à la mort du colon […]. La violence est

ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère

dans et par la violence […]. Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du

cadavre en décomposition du colon ». Un programme auquel adhère

Jean-Paul Sartre dans la préface de l’ouvrage :

« Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups,

supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un

homme mort et un homme libre. Le survivant, pour la première fois,

sent le sol national sous ses pieds. Dans cet instant, la Nation ne

s’éloigne pas de lui : on la trouve où il va, où il est, jamais plus loin,

1

elle se confond avec sa liberté . »

En Algérie la « violence absolue » ne faiblit pas. Le 2 janvier,

assassinat d’un agriculteur à Beni Mered. Le 6, à Tiaret, manifestation,

encadrée par le FLN : magasins pillés, et voitures incendiées. Meurtre

d’un artisan peintre de Sidi Bel Abbès sur la route de Telagh. En 1955, le

« journal des étudiants » de la grande mosquée Ez Zitouna de Tunis avait

recommandé aux « frères » algériens : « Ne tuez pas seulement… mais

mutilez vos adversaires sur la voie publique… Crevez-leur les yeux…

Coupez leurs bras et pendez-les. » Cinq années se sont écoulées. La

démentielle résonance de ces lignes s’est propagée. Généralement, les

victimes ne sont « pas seulement » tuées.


8 janvier 1961. Un nouveau référendum-plébiscite conforte le général

de Gaulle. Question : « Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple

français par le président de la République et concernant

l’autodétermination des populations algériennes et l’organisation des

pouvoirs publics en Algérie avant l’autodétermination ? » 75,25 % des

électeurs répondent « oui » en métropole, et 69,51 % en Algérie. Taux de

participation : 76,25 % en métropole et 58,76 % en Algérie, où le FLN a

ordonné l’abstention.

Depuis le 30 décembre, circulait, sur une feuille de papier à lettres à

en-tête du général d’armée Raoul Salan, un appel, depuis l’Espagne, à

résister au pouvoir gaulliste :

« Dans une pièce de Madrid, quatre Français se sont réunis

portant dans leur cœur l’angoisse de la patrie au bord de

l’éclatement. Ces hommes, le général Salan, ancien délégué général

du gouvernement et commandant en chef des forces en Algérie,

Pierre Lagaillarde, député d’Alger, Marcel Ronda, secrétaire général

de la Fédération des unités territoriales et groupes d’autodéfense

d’Algérie-Sahara, Jean-Jacques Susini, ancien président de

l’Association générale des étudiants d’Algérie, aussi divers que

résolus et unis, ne prétendent pas vous représenter. Mais chacun

d’entre eux est lié à la terre de France par tous les êtres chers qui y

reposent de Dunkerque à Tamanrasset, de même qu’ils sont tenus

par un serment qu’ils n’ont pas renié.

Ces quatre hommes feront tout pour partager, parmi vous, vos

souffrances et vos efforts. Mais la bataille doit être menée sous

toutes ses formes. C’est dans cet esprit que nous vous demandons

d’imposer le “non” au référendum du 8 janvier 1961. »

Le score massif du « non » à Alger, Blida, Oran, Bône, Constantine,

Mostaganem, Philippeville et Sidi Bel Abbès, villes façonnées par une

importante communauté européenne que tourmente son avenir, ne

dissuade pas le général de Gaulle de relancer, par l’intermédiaire de la

diplomatie suisse, les négociations avec le GPRA. Les pieds-noirs ? Des

« braillards ». Leurs réticences ? Elles l’horripilent. Ils ont cru en lui ? Il

a tourné la page. Ses serments ? Fariboles d’un temps révolu. En 1958, le

4 juin, à Alger : « Je vous ai compris ! » Le lendemain à Bône :


« Rénovation ! Fraternité ! Voilà ce que Bône à son tour crie aujourd’hui

à la France. » Le 6 juin, dans la matinée à Oran : « La France est ici. Elle

est ici pour toujours ! » Dans l’après-midi à Mostaganem : « Vive

Mostaganem ! Vive l’Algérie ! Vive la République ! Vive la France !…

Vive l’Algérie française ! » Toujours le 6 juin, dans l’ordre du jour

adressé aux « Forces terrestres, navales et aériennes d’Algérie » : « Je

sais l’œuvre que, sous les ordres de vos chefs, vous accomplissez avec un

courage et une discipline exemplaires, pour garder l’Algérie à la France

et pour la garder française. » En 1959, le 30 août, au PC Artois du

général Challe : « Si nous perdions l’Algérie, je disparaîtrais

personnellement avec cette perte, et, avec moi, les institutions de la

France. » En 1960, le 29 janvier, à la télévision : « Français d’Algérie,

comment pouvez-vous écouter les menteurs et les conspirateurs qui vous

disent qu’en accordant le libre choix aux Algériens, la France et de

Gaulle veulent vous abandonner, se retirer d’Algérie et la livrer à la

rébellion ? » En mars, à Batna : « La France ne doit pas partir. Elle a le

droit d’être en Algérie. Elle y restera. » À Redjaz : « Moi vivant, le

drapeau vert et blanc ne flottera jamais sur Alger. » Et ces vœux du

31 décembre 1960 : « En Algérie, bien entendu, quoi qu’il arrive, la

France protégera ses enfants, dans leur personne et dans leurs biens,

quelle que soit leur origine, tout comme elle sauvegardera les intérêts qui

sont les siens. »

Des paroles que va balayer « le mouvement général dans le monde ».

Piétinée, sa signature, au bas de l’ordonnance du 7 janvier 1959 « portant

sur l’organisation générale de la défense », dont l’article 1 stipulait : « La

défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et

contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire,

ainsi que la vie de la population. »

Jacques Soustelle écrira :

« Jamais on ne vit plus odieuse duperie que celle qui consista à

faire croire à d’innombrables Français abusés qu’en votant “oui” ils

contribuaient, on ne sait trop par quelle opération magique, à

ramener la paix en Algérie quasi instantanément. Un député UNR


de banlieue disait à une brave mère de famille : “Votre fils est en

Algérie ? Votez ‘ oui ’ et il sera revenu au printemps.”

Puis, conformément aux techniques du “viol des foules”, après

avoir fait miroiter l’espoir, on brandit la peur. Si le “non”

l’emportait, répétait-on, de Gaulle s’en irait et ce serait le “chaos”.

Pourquoi ? Quel chaos ? En quoi ce chaos serait-il pire que celui

qu’il créait lui-même en s’obstinant dans une politique dépassée ?

Personne ne se souciait de fournir une explication rationnelle. On se

contentait de marteler les cerveaux pour y faire entrer la crainte du

désordre et de l’aventure ; on s’adressait au Sancho Pança qui

sommeille au sein de chaque Français pour lui dire : “Si tu réponds

non, de Gaulle s’en ira, et alors, ce sera la catastrophe”, d’autant

2

plus redoutable qu’elle était imprécise . »

24 janvier 1961, à Saïda. Une quinquagénaire, aveugle, est égorgée

chez elle. Le 30, près d’El Arouche, dans le Constantinois, assassinat

d’un pharmacien de soixante-quinze ans et de l’un de ses amis. Le

3 février, près de Cap Aokas, en Kabylie, deux camions de chantier

d’EGA (Électricité et gaz d’Algérie) tombent dans une embuscade : trois

morts et cinq blessés, dont trois ouvriers arabes. Le 4, assassinat d’un

chaudronnier à Alger. Le 11, attaque d’un car dans la banlieue de Bône :

un mort et plusieurs blessés. Le 12, grenade dans un café de Constantine :

un mort et treize blessés, dont une fillette de cinq ans. Le 15, grenade

dans un autobus d’Alger : vingt et un blessés…

Le 20 février, une rencontre secrète entre émissaires du GPRA et de

Paris a lieu à l’hôtel Schweizerhof de Lucerne, au pied des Alpes

suisses ; une autre, le 5 mars, à Neufchâtel. Trois points d’achoppement :

les Français souhaitent que les « couteaux soient mis aux vestiaires »

avant toute discussion globale, que des droits soient accordés à la

minorité européenne, et que le Sahara, avec son pétrole, son gaz et ses

essais nucléaires français, soit doté d’un statut particulier. Leurs

interlocuteurs regimbent. Aucune trêve militaire avant les pourparlers.

Aucune entorse à l’unité de la nation algérienne. Aucune enclave

territoriale.

Le 28 février, à Oran, environ 200 Arabes se livrent à une

« piednoirade ». Ils pillent des magasins, lapident un gosse de cinq ans,


tirent une balle dans la nuque d’un brigadier de police et incendient une

voiture. Ses trois occupants, dont deux femmes, périssent brûlés vifs.

Les « préalables » grippent toute avancée diplomatique ? Le 7 mars, le

général de Gaulle propose l’ouverture d’une négociation officielle,

« étant entendu que, pour qu’elle s’engage, aucun préalable n’est soulevé

ni d’une part, ni de l’autre ». Ville choisie : Évian. Le 15 mars, un

communiqué, diffusé à Paris et à Tunis, siège du GPRA, rend

l’information publique. Le 31 mars, un ajournement de dernière minute

repousse l’événement.

À cette époque, trois lettres apparaissent sur les murs du centre

d’Alger : OAS. Un tract, ronéotypé à quelques milliers d’exemplaires, est

glissé dans des boîtes aux lettres :

« L’Union sacrée est faite. Le front de la résistance est uni.

Français de toute origine, la dernière heure de la France en Algérie

est la dernière heure de la France dans le monde, la dernière heure

de l’Occident.

Aujourd’hui, tout est près d’être perdu ou sauvé. Tout dépend de

nos volontés. Tout dépend de l’Année nationale.

Nous savons que l’ultime combat approche. Nous savons que ce

combat, pour être victorieux, exige l’unité la plus totale, la

discipline la plus absolue.

Aussi, les Mouvements nationaux clandestins et leur organisation

de résistance ont décidé de joindre unanimement leurs forces et

leurs efforts dans un seul mouvement de combat :

L’Organisation Armée Secrète. OAS.

Algériens de toute origine, en luttant pour l’Algérie française,

vous luttez pour votre vie et votre honneur, pour l’avenir de vos

enfants, vous participerez ainsi au grand mouvement de rénovation

nationale.

Dans cette lutte, vous suivrez désormais et exclusivement les

mots d’ordre de l’OAS. Soyez certains que nous nous dresserons

tous ensemble, les armes à la main, contre l’abandon de l’Algérie.

Et que la victoire est assurée si nous savons la mériter.

Dans le calme et la confiance.


Tous debout, tous prêts, tous unis, Vive la France ! »

Le sigle OAS fait référence à l’AS (Armée secrète), mouvement de

résistance gaulliste sous l’Occupation. À la tête de cette « union

sacrée » : les exilés à Madrid, le général Salan, Pierre Lagaillarde et Jean-

Jacques Susini, bientôt rejoints par le colonel Yves Godard, directeur

général de la Sûreté en Algérie de mai 1958 à janvier 1960, et le docteur

Jean-Claude Pérez, médecin à Bab el Oued, qui, depuis la Toussaint

Rouge, milite dans des groupes contre-terroristes.

Le 5 mars. Grenade dans un bar d’Alger : un blessé. Le 15, à Cheraga,

une femme est égorgée dans son appartement. Le 17, meurtres d’un

chauffeur de taxi à Philippeville, d’un menuisier à Sétif, d’un agriculteur

à Bône… Le 19, un employé de bureau est déchiqueté par une mine près

de Philippeville. Le 21, un couple est égorgé à Miliana. La femme a été

violée. Le 26, grenade dans un bar de Constantine : seize blessés. Le 29,

un homme poignardé à Sétif. Le 30, une grenade à Tiaret : un mort et six

blessés. Une autre à Oran : un mort.

Le 11 avril, conférence de presse à l’Élysée. Devant 600 journalistes

français et étrangers, sommation du général de Gaulle :

« Dans le monde actuel et à l’époque où nous sommes, la France

n’a aucun intérêt à maintenir sous sa loi et sous sa dépendance une

Algérie qui choisit un autre destin. Et la France n’aurait pas intérêt à

porter à bout de bras des populations dans une Algérie qui serait

devenue maîtresse d’elle-même et n’offrirait rien en échange de ce

qu’elle aurait à demander. Alors on dit, mais ces territoires dont la

France se retirerait, ils tomberont aussitôt dans la misère et le chaos,

en attendant le communisme. C’est en effet, sans doute, ce qui leur

arriverait, mais alors, nous n’aurions plus aucun devoir à leur égard

sinon de les plaindre. Pour le moment, la France continue à ramener

l’ordre public, à accomplir son œuvre de progrès, à aider l’Algérie à

devenir algérienne dans sa structure. Après quoi, si ce n’est pas

vain, le cœur et la raison se porteront sans nul doute vers l’aide et

vers l’amitié. »

Nuit du vendredi 21 avril au samedi 22. Agitation particulière dans les

er

er

rues d’Alger. Le 1 régiment étranger de parachutistes (1 REP), sous les


ordres du commandant Hélie Denoix de Saint Marc, ancien résistant,

déporté à Buchenwald, s’empare du Gouvernement général, en bordure

du Forum, de l’hôtel de ville, boulevard Carnot, de l’immeuble de la

radio, boulevard Bru, et de l’aéroport de Maison-Blanche. Les généraux

Maurice Challe, Edmond Jouhaud et André Zeller, nommé chef d’étatmajor

de l’armée de terre lors du retour du général de Gaulle en 1958, ont

décidé de prendre le contrôle de la ville. Leur but : faire plier le président

de la République.

Samedi, France V, rebaptisée « Radio France », diffuse un message du

général Challe aux forces armées :

« Officiers, sous-officiers, gendarmes, soldats, marins, aviateurs

des forces françaises d’Algérie, ici le général Challe qui vous parle.

Je suis à Alger avec les généraux Zeller et Jouhaud et en liaison

avec le général Salan pour tenir notre serment, le serment de

l’armée de garder l’Algérie, pour que nos morts ne soient pas morts

pour rien. Un gouvernement d’abandon a prôné successivement

l’Algérie française, l’Algérie dans la France, l’Algérie algérienne,

l’Algérie indépendante associée à la France. Il s’apprête aujourd’hui

à livrer définitivement l’Algérie à l’organisation extérieure de la

rébellion. Voudriez-vous renier vos promesses ? Abandonner nos

frères musulmans et européens ? Abandonner nos cadres, nos

soldats et nos supplétifs musulmans à la vengeance des rebelles ?

Voulez-vous que Mers el Kébir et Alger soient demain des bases

soviétiques ? Voulez-vous, une fois de plus, la dernière, amener

votre drapeau ? Alors, vous auriez tout perdu, même l’honneur… »

Dimanche 23 avril, en fin de matinée, le général Salan, surnommé « le

Mandarin », arrive de Madrid, accompagné de son aide de camp, le

capitaine Jean Ferrandi, qui l’a suivi en Espagne, et de Jean-Jacques

Susini.

À 20 heures, le général de Gaulle, en uniforme, apparaît à la télévision.

Son ton est grave :

« Un pouvoir insurrectionnel s’est établi en Algérie par un

pronunciamiento militaire. Les coupables de l’usurpation ont

exploité la passion des cadres de certaines unités spécialisées,


l’adhésion enflammée d’une partie de la population de souche

européenne qu’égarent les craintes et les mythes, l’impuissance des

responsables submergés par la conjuration militaire.

Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux à la

retraite. Il a une réalité : un groupe d’officiers, partisans, ambitieux

et fanatiques. Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire

expéditif et limité. Mais ils ne voient et ne comprennent la nation et

le monde que déformés à travers leur frénésie. Leur entreprise

conduit tout droit à un désastre national […].

Voici l’État bafoué, la nation défiée, notre puissance ébranlée,

notre prestige international abaissé, notre place et notre rôle en

Afrique compromis. Et par qui ? Hélas ! hélas ! hélas ! par des

hommes dont c’était le devoir, l’honneur, la raison d’être de servir

et d’obéir.

Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous

les moyens, soient employés pour barrer la route à ces hommes-là,

en attendant de les réduire. J’interdis à tout Français et, d’abord, à

tout soldat, d’exécuter aucun de leurs ordres […].

L’avenir des usurpateurs ne doit être que celui que leur destine la

rigueur des lois […].

J’ai décidé de mettre en œuvre l’article 16 de notre Constitution.

À partir d’aujourd’hui, je prendrai, au besoin directement, les

mesures qui paraîtront dictées par les circonstances […].

Françaises, Français ! Voyez où risque d’aller la France par

rapport à ce qu’elle était en train de devenir. Françaises, Français !

Aidez-moi ! »

Dans la nuit, Michel Debré mobilise, alarmiste, les métropolitains :

« Des avions sont prêts à lancer ou à déposer des parachutistes

sur divers aérodromes afin de préparer une prise du pouvoir. Des

ordres ont été donnés aux unités de repousser par tous les moyens,

je dis bien par tous les moyens, cette folle tentative. Dès que les

sirènes retentiront allez-y ! à pied ou en voiture convaincre des

soldats trompés de leur lourde erreur. Il faut que le bon sens vienne

de l’âme populaire et que chacun se sente une part de la nation. »


Une de L’Humanité du lundi 24 avril : « Levée en masse pour écraser

les factieux. » Et ce sous-titre : « Rassemblez-vous dans vos entreprises

et vos localités ! Ripostez sans délai aux tentatives fascistes ! Exigez tous

les moyens de mettre l’ennemi hors d’état de nuire ! » Autre journal,

Paris Jour : « Les paras vont arriver à Paris. Le général de Gaulle

ordonne : “Barrez la route à ces hommes…” »

Mardi 25 avril. La Dépêche quotidienne d’Algérie titre : « L’armée

acclamée au Forum par cent mille Algérois ». L’Écho d’Alger : « Challe :

“Nous garderons ce sol à la patrie.” Salan : “L’armée n’a jamais cessé

d’être à vos côtés.” Jouhaud : “Hommage à l’armée clandestine.” » En

métropole, le mot d’ordre des syndicats, grève générale d’une heure, est

largement suivi. Avec les partis de gauche, ils manifestent « l’opposition

des travailleurs et des démocrates au coup de force d’Alger ».

En fait, beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Le général Challe,

qui, à Alger, refuse d’armer les civils, ne reçoit pas, de la part des

militaires, le soutien espéré. La majorité des régiments stationnés en

Algérie scrute l’évolution de la situation avant de se déterminer. Or,

celle-ci ne sourit pas aux insurgés. Les attentistes ne vont pas les suivre.

Dans les rangs du contingent, seule compte la perspective de la « quille ».

Les bidasses métropolitains se fichent de l’Algérie. À moins que,

embrigadés par la propagande des gaullistes, des communistes et du

FLN, ils ne peignent sur les murs leur hostilité aux putschistes : « Ne

comptez pas sur le contingent » ; « Le contingent ne marche pas ».

La tentative de putsch fait pschitt ! Plusieurs de ses chefs, notamment

les généraux Salan et Jouhaud, disparaissent dans la clandestinité.

D’autres, dont le commandant Hélie Denoix de Saint Marc et les

généraux Challe et Zeller, se rendent. Ils seront traduits devant le Haut

3

Tribunal militaire , juridiction d’exception instituée pour déférer « les

auteurs et complices des crimes et délits contre la sûreté de l’État et

contre la discipline des armées, ainsi que les infractions connexes,

commis en relation avec les événements d’Algérie ». Les légionnaires du

er

1 REP regagnent leur base de Zéralda, à 23 kilomètres d’Alger. Dans

leurs camions, ils entonnent la chanson d’Édith Piaf : « Non ! Rien de

rien… Non ! Je ne regrette rien… »

Le 5 juin, le commandant Hélie Denoix de Saint Marc va objecter au

procureur général qui l’accable de son réquisitoire :


« En Algérie, après bien des équivoques, après bien des

tâtonnements, nous avions reçu une mission claire : vaincre

l’adversaire, maintenir l’intégrité du patrimoine national, y

promouvoir la justice sociale, l’égalité politique. On nous a fait faire

tous les métiers, oui, tous les métiers, parce que personne d’autre ne

pouvait ou ne voulait les faire. Nous avons dû accomplir des tâches

souvent ingrates. Nous y avons laissé le meilleur de nous-mêmes.

Nous y avons gagné l’indifférence, l’incompréhension de beaucoup,

les injures de certains. Des milliers de nos camarades sont morts en

accomplissant cette mission. Des dizaines de milliers de musulmans

se sont joints à nous comme camarades de combat, partageant nos

peines, nos souffrances, nos espoirs, nos craintes. Nombreux sont

ceux qui sont tombés à nos côtés. Le lien du sang versé nous lie à

eux pour toujours. Et puis, un jour, on nous a expliqué que cette

mission était changée. Je ne parlerai pas de l’évolution qui a amené

ce changement. Tout le monde la connaît. Un soir, pas tellement

lointain, il nous a été dit qu’il fallait songer à abandonner ce pays

auquel nous étions tant attachés. Alors, nous avons pleuré. Nous

nous souvenions de quinze années de sacrifices inutiles, de quinze

années d’abus de confiance. […]. Nous pensions à toutes ces

promesses solennelles faites sur cette terre d’Afrique. Nous

pensions à tous ces hommes, à toutes ces femmes, à tous ces jeunes

qui avaient choisi la France à cause de nous et qui, à cause de nous,

risquaient, chaque jour, à chaque instant, une mort affreuse. Nous

pensions à ces inscriptions qui recouvrent les murs de tous ces

villages et mechtas d’Algérie : “L’armée nous protégera, l’armée

restera.” Nous pensions à notre honneur perdu. […]. On peut

demander beaucoup à un soldat, en particulier de mourir, c’est son

métier. On ne peut lui demander de tricher, de se dédire, de se

contredire, de se renier, de se parjurer… »

Officier de la Légion d’honneur, médaillé de la Résistance, médaillé de

la Déportation et de l’Internement pour faits de Résistance, Croix du

combattant volontaire de la Résistance, Croix de guerre 1939-1945,

4

Croix de la valeur militaire, Croix de guerre des TOE , le commandant

Hélie Denoix de Saint Marc, qui n’a pas quarante ans, sera condamné à

dix ans de réclusion criminelle. Incarcéré à la prison de Tulle, il sera


gracié le 25 décembre 1966. Réhabilité en 1978, le président de la

République, Nicolas Sarkozy, l’élèvera le 28 novembre 2011, en fin de

matinée, dans la cour d’honneur des Invalides, à la dignité de Grand-

Croix de la Légion d’honneur. Le 30 août 2013, dans l’éloge funèbre à

« notre compagnon fidèle » prononcé sur le parvis de la primatiale Saint-

Jean de Lyon, le général d’armée Bruno Dary, président de l’Association

des anciens légionnaires parachutistes (AALP), relèvera :

« Au cours de cette cérémonie émouvante, qui eut lieu dans le

Panthéon des soldats, nul ne saura si l’accolade du chef des armées

représentait le pardon du pays à un de ses grands soldats ou bien la

demande de pardon de la République pour avoir tant exigé de ses

soldats à l’époque de l’Algérie. Le pardon, par sa puissance, par son

exemple et surtout par son mystère, fera le reste de la cérémonie !

[…] Aujourd’hui, vous nous laissez l’exemple d’un soldat qui eut le

courage, à la fois fou et réfléchi, de tout sacrifier dans un acte de

5

désespoir pour sauver son honneur ! »

er

Parmi les autres officiers du 1 REP traînés devant le Haut Tribunal

e

militaire : le capitaine Joseph Estoup, qui commandait la 4 compagnie.

En juillet 1961, il va rappeler les différentes politiques dont l’armée avait

été chargée depuis 1955. « Colonialiste jusqu’en 1957, paternaliste en

1957-1958, fraternaliste en 1958-1959, opportuniste à partir de 1959. »

Et de résumer ses missions en quelques phrases :

« On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, à organiser le

ravitaillement en fruits et légumes d’une ville comme Alger. Le

25 janvier 1957, j’en ai reçu l’ordre.

On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, à suivre une filière

policière. En février 1957, en septembre et en octobre, j’en ai reçu

l’ordre.

On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, comment s’exerçaient

les fonctions d’un préfet de police délégué pour une population

d’environ 30 000 habitants. En janvier, février et mars 1957, j’en ai

reçu l’ordre.

On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, à organiser un bureau

de vote. En septembre 1958, j’en ai reçu l’ordre.


On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, à monter un embryon

de municipalité, à ouvrir des écoles, à ouvrir un marché. En

automne 1957, j’en ai reçu l’ordre.

On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, à disperser

politiquement des citoyens insurgés. En février 1960, j’en ai reçu

l’ordre.

On ne m’avait pas appris davantage, à Saint-Cyr, à me défier de

mes camarades et de mes chefs […].

Je ne revendique pas pour mes pairs, ni pour moi le monopole du

patriotisme. Mais, pour le citoyen civil, le patriotisme, c’est le

costume exceptionnel qu’on tire de l’armoire le jour de la

mobilisation générale ; pour le soldat de métier, c’est, depuis vingt

ans, son bleu de travail de tous les jours. Et si j’ai souffert surtout,

c’est parce que j’ai vu trop souvent ceux dont le costume se mitait

6

dans l’armoire sourire et même rire de mon bleu de travail … »

Sur l’une des sept collines dominant le chef-lieu de la Corrèze, la

maison d’arrêt, récemment construite, dans un virage, à l’emplacement

d’anciens abattoirs, abritera derrière ses murs gris jusqu’à dix-huit

officiers impliqués dans le putsch. Ainsi, les généraux Challe et Zeller,

présentés par la presse métropolitaine comme des « félons ». Leur procès

s’ouvrira le 29 mai 1961. Grand-Croix de la Légion d’honneur, médaillé

de la Résistance, Croix de guerre 1939-1945, Croix de la valeur militaire,

le premier légitimera d’une phrase sa « forfaiture » :

*

« Servir, obéir, oui, jusqu’à la mort, mais non jusqu’au parjure. »

Grand officier de la Légion d’honneur, Croix de guerre 1914-1918,

Croix de guerre 1939-1945, Croix de la valeur militaire, Croix de guerre

des TOE, le second affirmera :

« Ce que nous avons fait est grave et contraire à nos traditions. Si

notre geste a pu servir à montrer notre profond amour du pays et de

l’Algérie, il n’aura pas été vain. »


La sentence sera prononcée le 31 mai : quinze ans de détention et perte

de leurs droits civiques. Par anticipation, ils quitteront leurs cellules en

décembre 1966 et seront amnistiés en 1968.

Une pluie de sanctions va décimer les hauts gradés proches des

putschistes : 11 officiers généraux et 300 officiers supérieurs seront

condamnés à des peines allant jusqu’à quinze ans de prison et 530 seront

er

radiés des cadres de l’armée. 1 300 démissionneront. Le 1 REP du

commandant Denoix de Saint Marc sera dissous. « Premier régiment de

choc de l’armée française », selon le général Paul Vanuxem, cité comme

témoin devant le Haut Tribunal militaire, il avait été reconstitué deux fois

en Indochine, ayant perdu au combat la quasi-totalité de ses effectifs. En

Algérie, ses hommes avaient reçu plus de 3 000 citations. Également

e e

dissous, les 14 et 18 régiments de chasseurs parachutistes, des unités

d’élite, ainsi que le groupement des commandos parachutistes de réserve

générale et le groupement des commandos parachutistes de l’Air.

8 mai 1961. Dans une allocution célébrant le seizième anniversaire de

la capitulation de l’Allemagne, le général de Gaulle « demande au nom

de la France » aux « Algériens de souche française » de « renoncer aux

mythes périmés, aux agitations absurdes, d’où ne sortent que des

malheurs et de tourner leur courage et leurs capacités vers la grande tâche

à accomplir ». Il ajoute que « si les populations algériennes se laissaient

entraîner, lors de l’autodétermination, à une situation de sécession ou de

rupture », la France « ne saurait renoncer à ses propres enfants. Elle a, du

reste, les moyens nécessaires pour les protéger ». Avertissement : « Elle

cesserait de consacrer à des populations qui l’auraient rejetée ses efforts,

ses hommes et son argent. » C’est le contraire qui se produira.

Le « pronunciamiento militaire » pousse gouvernement français et

GPRA à se hâter. Le 10 mai, ils annoncent que la conférence d’Évian se

tiendra du 20 mai au 13 juin. À l’hôtel du Parc, Louis Joxe, ministre

d’État chargé des Affaires algériennes, préside la délégation française ;

Krim Belkacem, vice-président du GPRA, dirige l’algérienne. Malgré les

concessions de Paris, « trêve unilatérale des opérations offensives »,

abandon du régime particulier pour les minorités, libération de 6 000

prisonniers, transfert à Saumur, en résidence surveillée, des dirigeants du

FLN emprisonnés avec Ahmed Ben Bella, après le détournement, le


22 octobre 1956, de l’avion qui les transportait à Tunis, les tractations

n’aboutissent pas.

Elles reprennent au château de Lugrin, près d’Évian, entre le 20 et le

28 juillet. Et butent sur le Sahara. Pour les Algériens, « il n’est français

que dans la mesure où l’Algérie est française ». Le 5 septembre, lors

d’une conférence de presse, le général de Gaulle recule devant leur

exigence :

« Pour ce qui est du Sahara, notre ligne de conduite, c’est celle

qui sauvegarde nos intérêts et qui tient compte des réalités. Quels

sont nos intérêts ? Nos intérêts ? C’est la libre exploitation du

pétrole et du gaz que nous avons découverts ou que nous

découvririons. C’est la disposition de terrains d’aviation et de droits

de circulation pour nos communications avec l’Afrique noire. Les

réalités ? C’est que, il n’y a pas un seul Algérien, je le sais, qui ne

pense que le Sahara doit faire partie de l’Algérie et qu’il n’y aurait

pas un seul gouvernement algérien, quelle que soit son orientation

par rapport à la France, qui ne doive revendiquer sans relâche la

souveraineté algérienne sur le Sahara. »

Au cours de la même conférence de presse :

« Nous ne croyons pas du tout que l’intérêt, que l’honneur, que

l’avenir de la France soit lié au maintien, à l’époque où nous

sommes, de sa domination sur des populations, dont la grande

majorité ne fait pas partie de son peuple, et que tout porte, et portera

de plus en plus, à s’affranchir et à s’appartenir. »

Les généraux Salan et Jouhaud accusent le général de Gaulle de les

avoir instrumentalisés pour accéder au pouvoir et d’avoir abusé la France

au profit de « terroristes » qu’ils affrontent depuis des années, dans une

guerre où 24 000 de leurs soldats sont morts. L’OAS multiplie, en

Algérie et en métropole, les attentats contre des militants du FLN, des

policiers, contre les locaux du journal Témoignage chrétien, contre des

barbouzes, individus troubles qui, aux ordres de Paris, traquent ses

membres.


Dans la soirée du 8 septembre, le convoi présidentiel roule en direction

de Colombey-les-Deux-Églises. Cinq voitures. Au volant de la première,

une Citroën DS noire : Francis Marroux, le chauffeur attitré du chef de

l’État. À sa droite : le colonel Jean Teisseire, son aide de camp. À

l’arrière : le général de Gaulle et son épouse, Yvonne. Soudain, à 21 h 35,

alors que la DS noire passe, à 110 kilomètres/heure, près d’un tas de

sable posé en bordure de la ligne droite qui relie Nogent-sur-Seine à

Pont-de-Seine, une violence déflagration la déporte de plusieurs mètres.

Aucune victime. L’humidité de la nuit a fortement atténué la puissance de

7

la charge explosive .

5 octobre. En réaction aux attentats du FLN qui visent régulièrement

des policiers et pour éviter des représailles de groupes « anti-terroristes »,

un conseil interministériel soumet les immigrés algériens à un couvrefeu.

« Dans le but de mettre un terme aux agissements criminels des

terroristes algériens », selon le communiqué du préfet de police, Maurice

Papon, « il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs

algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la

banlieue parisienne, et plus particulièrement entre 20 h 30 et 5 h 30 du

8

matin ». Réplique du FLN : le 17, il organise une manifestation dans les

rues de la capitale. La police tire. Des dizaines de morts.

3 novembre. Robert Buron, ministre des Travaux publics, des

Transports et du Tourisme, inaugure le nouvel aéroport oranais de La

Sénia : « Si nous avons investi des milliards pour la réalisation de cette

œuvre magnifique, c’est pour vous démontrer que la France est décidée à

rester ici pour longtemps. »

*

L’automne et l’hiver 1961-1962 s’émaillent de rencontres secrètes. En

Suisse, à Genève ou près de Bâle, et aux Rousses, dans le Jura, où, phase

décisive, les émissaires se retrouvent, du 11 au 18 février 1962, dans un

bâtiment anonyme et austère, « le Yéti », à l’entrée de la station de ski.

Au rez-de-chaussée, de larges portes de garages où stationnent des

chasse-neiges des Ponts et chaussées. À l’étage, des bureaux

*


inconfortables et deux petits appartements. Les consignes du général de

Gaulle traduisent son impatience : « Réussissez ou échouez, mais surtout,

ne laissez pas la négociation se prolonger indéfiniment. D’ailleurs, ne

9

vous attachez pas au détail. Il y a le possible et l’impossible . »

Il trépigne. Georges-Marc Benamou écrira : « De Gaulle est

omniprésent. De Paris, il se tient au courant en permanence. Les témoins

parlent d’un véritable “harcèlement téléphonique”. Louis Joxe est au

rapport plusieurs fois par jour, tandis qu’à l’autre bout du fil, le Général

veut tout savoir, tout contrôler, tout décider. Il interrompt et presse

10

toujours plus les négociateurs d’aboutir . »

Insensible aux « jérémiades » des pieds-noirs, il ne les entend pas crier

leur désarroi dans de pathétiques concerts de casseroles. Dès que la nuit

tombe, ils éteignent les lumières de leurs logements afin de ne pas être

repérés par les gendarmes mobiles qui patrouillent à la recherche de

sympathisants de l’OAS. Et cognent, cognent, cognent, « Al-gé-rie française

! Al-gé-rie fran-çaise ! Al-gé-rie fran-çaise ! », cabossant le fond de

leurs ustensiles de cuisine.

En 1962, les métropolitains se désintéressent, eux aussi, de l’avenir de

leurs compatriotes du Grand Sud. Indifférence doublée d’une hostilité

croissante à l’encontre de ces « rastaquouères, tapageurs et égoïstes,

agrippés à leurs privilèges de colons », pour lesquels des milliers de

jeunes appelés « se sont fait trouer la peau » et qui, maintenant, menacent

la République.

er

Le sang de ces « fauteurs de guerre » ne cesse de couler. Le 1 janvier,

une bombe à Bône : un mort et sept blessés. Le 2, six attentats à Alger :

trois morts et une dizaine de blessés ; un assassinat à Constantine ; trois à

Oran. Le 3, quarante morts sur l’ensemble de l’Algérie, dont seize à

Oran, trois à Alger, trois à Constantine et six à Bône, ainsi que soixantedix-huit

blessés. Le 4, sept attentats à Alger, un assassinat à

er

Constantine… Le 1 février, trente-sept attentats, huit morts et trente-huit

blessés. Le 2, deux morts à Alger, trois à Oran. Le 3, dix-huit morts et

quatorze blessés. Le 4, trois morts à Alger, quatre à Oran. Le 5, trente et

un attentats : seize tués et vingt-cinq blessés. Le 6, douze morts et huit

blessés à Alger, sept morts et six blessés à Oran… Des bilans que la

métropole tait ou minore. Donc, ils n’émeuvent pas grand monde.


En revanche, le 7 février – dix-huit morts et trente-quatre blessés en

Algérie – à Boulogne-Billancourt, près de Paris, un drame provoque un

ouragan de réprobation. L’explosion d’un pain de plastic, déposé par

l’OAS sur le rebord d’une fenêtre au rez-de-chaussée d’un pavillon, dont

André Malraux, ministre de la Culture, loue les premier et deuxième

étages, blesse grièvement à l’œil droit Delphine Renard, quatre ans et

demi. La couverture-choc de Paris-Match, une fillette ensanglantée et un

titre : « Ce visage mutilé accuse l’OAS », va révulser l’opinion publique

métropolitaine qui confond désormais OAS et pieds-noirs. Toute la

presse reprendra la photo.

Ce 7 février, neuf autres attentats de l’OAS visent les domiciles de

personnalités de gauche, dont l’écrivain Vladimir Pozner, auteur d’un

11

livre, Le Lieu du supplice , réquisitoire contre la présence française en

Algérie. Il est blessé à la tête. Le lendemain, en dépit de l’interdiction du

préfet de police, PC, PSU, CGT, CFTC, UNEF, SGEN, FEN, SNI et

Mouvement pour la paix maintiennent un rassemblement contre l’OAS,

place de la Bastille.

Leur tract :

« TOUS EN MASSE, ce soir à 18 h 30, place de la Bastille

Les assassins de l’OAS ont redoublé d’activité. Plusieurs fois,

dans la journée de mercredi, l’OAS a attenté à la vie de

personnalités politiques, syndicales, universitaires, de la presse et

des lettres. Des blessés sont à déplorer ; l’écrivain Pozner est dans

un état grave. Une fillette de quatre ans est très grièvement atteinte.

Il faut en finir avec les agissements des tueurs fascistes. Il faut

imposer leur mise hors d’état de nuire. Les complicités et l’impunité

dont ils bénéficient de la part du pouvoir, malgré les discours et les

déclarations officielles, encouragent les actes de l’OAS.

Une fois de plus, la preuve est faite que les antifascistes ne

peuvent compter que sur leurs forces, sur leur union, sur leur action.

Les organisations soussignées appellent les travailleurs et les

antifascistes de la région parisienne à proclamer leur indignation,

leur volonté de faire échec au fascisme et d’imposer la paix en

Algérie. »


Les manifestants commencent à se disperser quand, conformément aux

ordres reçus, la police charge « énergiquement ». Huit morts à la station

de métro Charonne.

Le 19 février, aux Rousses, les délégations française et algérienne

annoncent un compromis.

er

En Algérie, les mois se suivent et se ressemblent. Le 1 mars, journée

totalisant trente-trois morts et trente-huit blessés, la vie de Jean Ortega,

employé à la direction des constructions navales de Mers el Kébir,

bascule en enfer. Rentrant chez lui, il découvre trois cadavres

méconnaissables : celui de sa femme, Josette, trente ans, sur laquelle des

Arabes se sont acharnés à coups de hache dans sa loge de concierge au

stade de La Marsa, près de la base militaire ; celui de son petit garçon,

André, quatre ans, dont ils ont broyé le crâne ; et celui de sa petite fille,

Sylvette, cinq ans, dont ils ont fracassé la tête contre un mur, en la faisant

tournoyer après l’avoir saisie par les pieds.

2 mars : cinquante-six morts et soixante-trois blessés. 3 mars : trentetrois

morts et soixante et onze blessés. 4 mars : vingt-deux morts et

cinquante-six blessés. 5 mars : trente-cinq morts et cent trente blessés.

6 mars : vingt-trois morts et trente-deux blessés. Trois jeunes filles

enlevées à Alger. Elles ne seront jamais retrouvées. 7 mars : quatorze

morts, vingt-cinq blessés, et à l’hôtel du Parc d’Évian s’ouvre la seconde

conférence de la cité thermale.

Quelques jours plus tard, Jacques Soustelle publie L’Espérance

12

trahie . Extrait prémonitoire :

« Un crime contre l’Algérie et les Algériens, plongés dans un

bain de sang sous une dictature de terreur. Un crime contre la

France qui se déshonore et qui se voit chassée d’Afrique du Nord et

du Sahara. Un crime contre le monde libre, dont un des bastions

essentiels tomberait entre les mains des totalitaires. Un crime contre

l’humanité, car, musulmans, juifs ou chrétiens, bruns ou blancs,

arabes ou berbères, descendants d’Espagnols, de Maltais, de

Siciliens ou de “Françaouis”, des millions d’hommes et de femmes

seraient condamnés à la mort ou à l’exode. »


Le 18 mars sont signés les accords d’Évian. Cent onze articles, seize

chapitres, quatre-vingt-treize feuillets. Tout y est :

Un accord de cessez-le-feu

Article premier : « Il sera mis fin aux opérations militaires et à

toute action armée sur l’ensemble du territoire algérien le 19 mars

1962 à 12 heures. »

Article 2 : « Les deux parties s’engagent à interdire tout recours

aux actes de violence collective et individuelle. Toute action

clandestine et contraire à l’ordre public devra prendre fin… »

Article 3 : « Les forces combattantes du FLN existant au jour du

cessez-le-feu se stabiliseront à l’intérieur des régions correspondant

à leur implantation actuelle. Les déplacements individuels des

membres de ces forces en dehors de leur région se feront sans

armes. »

Article 11 : « Tous les prisonniers faits au combat, détenus par

chacune des parties au moment de l’entrée en vigueur du cessez-lefeu,

seront libérés ; ils seront remis dans les vingt jours à dater du

cessez-le-feu aux autorités désignées à cet effet. »

Un décret d’amnistie

Article premier : « En vue de permettre la mise en œuvre de

l’autodétermination des populations algériennes prévue par la loi du

14 janvier 1961, sont amnistiées :

– toutes infractions commises avant le 20 mars 1962 en vue de

participer ou d’apporter une aide directe ou indirecte à l’insurrection

algérienne, ainsi que les infractions connexes ;

– toutes infractions commises avant le 30 octobre 1954 dans le

cadre d’entreprises tendant à modifier le régime politique de

l’Algérie ;

– les tentatives ou complicités de ces mêmes infractions. »

Une déclaration générale


« La formation, à l’issue de l’autodétermination d’un État

indépendant et souverain paraissant conforme aux réalités

algériennes et, dans ces conditions, la coopération de la France et de

l’Algérie répondant aux intérêts des deux pays, le Gouvernement

français estime avec le FLN que la solution de l’indépendance de

l’Algérie en coopération avec la France est celle qui correspond à

cette situation. Le Gouvernement français et le FLN ont donc défini

d’un commun accord cette solution dans les déclarations qui seront

soumises à l’approbation des électeurs lors du scrutin

d’autodétermination. »

Suivent un premier chapitre intitulé « Règlement du référendum

d’autodétermination » ; un deuxième sur « l’organisation provisoire des

pouvoirs publics à partir du cessez-le-feu et jusqu’à l’autodétermination »

et un troisième portant sur « les déclarations de principe ». Parmi ces

dernières, les « dispositions générales » prévoient notamment :

« Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni

faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de

discrimination quelconque, en raison d’actes commis en relation

avec les événements politiques survenus en Algérie avant le jour de

la proclamation du cessez-le-feu.

Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni

faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de

discrimination quelconque, en raison de paroles ou d’opinions en

relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le

jour du scrutin d’autodétermination… »

Les accords d’Évian n’ont rien oublié. Ni l’égalité des droits et des

libertés démocratiques entre Algériens et pieds-noirs, ni les

particularismes culturels, linguistiques et religieux des seconds, ni

l’assurance que leurs biens ne seront pas confisqués, qu’ils pourront les

louer, les vendre, en acheter d’autres… À lire les multiples chapitres,

titres et articles des accords d’Évian, égrenés tout au long des soixanteseize

pages de la brochure que va éditer La Documentation française, des

pétales de roses jonchent la route de l’Algérie nouvelle. Pas un caillou,

pas une aspérité sur cette voie de la sagesse, de la paix et de la prospérité.


Pas l’ombre d’un nuage dans le ciel immaculé, annonciateur d’un avenir

radieux, dessiné par des hommes de bonne volonté, sous l’impulsion du

général de Gaulle.

Le soir du 18 mars, il se flatte de son succès :

« La conclusion du “cessez-le-feu” en Algérie, les dispositions

adoptées pour que les populations y choisissent leur destin, la

perspective qui s’ouvre sur l’avènement d’une Algérie indépendante

coopérant étroitement avec nous, satisfont la raison de la France.

Car ce qui vient d’être décidé répond à trois vérités qui sont aussi

claires que le jour.

La première, c’est que notre intérêt national, les réalités

françaises, algériennes et mondiales, le sens de l’œuvre et du génie

traditionnels de notre pays nous commandent de vouloir qu’en notre

temps l’Algérie dispose d’elle-même.

La seconde, c’est que les grands besoins et les vastes désirs des

Algériens pour ce qui est de leur développement, les nécessités

modernes de leur progrès économique, technique, culturel, la

présence au milieu d’eux d’une communauté de souche française

importante par le nombre, et, plus encore, par le rôle qu’elle joue

aujourd’hui et que la France lui demande de jouer demain dans

l’activité locale, l’effectif des musulmans qui viennent de l’autre

bord de la Méditerranée travailler ou s’instruire dans notre

métropole, imposent à l’Algérie de s’associer à notre pays.

Enfin, la troisième vérité c’est que, par-dessus les combats, les

attentats, les épreuves, et, en dépit de toutes les différences de race,

de vie et de religion, il y a, entre l’Algérie et la France, non

seulement de multiples liens tissés au long des cent trente-deux ans

de leur existence commune, non seulement les souvenirs des

grandes batailles, où les enfants de l’un et l’autre pays luttèrent côte

à côte dans nos rangs pour la liberté du monde, mais encore une

sorte d’attrait particulier et élémentaire. »

Pour le général de Gaulle,

« la solution du bon sens, poursuivie ici sans relâche depuis

bientôt quatre années, a fini par l’emporter sur la frénésie des uns,


l’aveuglement des autres, les agitations de beaucoup ».

Le lendemain, alors qu’à Paris, le Journal officiel dévoile le texte

intégral des accords d’Évian, à Alger, où le cessez-le-feu entre

officiellement en vigueur à 12 heures, Jean Morin, délégué général du

gouvernement en Algérie, clame :

« Voilà une Algérie nouvelle, libre, prospère, heureuse, qui

trouvera dans son indépendance les ressources de sa fierté, dans sa

coopération avec la France l’exaltation de ses souvenirs et les

raisons de ses espérances. »

Cependant, un tract de l’OAS prévient : « Le cessez-le-feu de

De Gaulle n’est pas celui de l’OAS. » Autre tract, signé du général

Salan :

« Je donne l’ordre à mes combattants de harceler toutes les

positions ennemies dans les grandes villes d’Algérie. Je donne

l’ordre à mes camarades des forces armées, musulmans et

européens, de nous rejoindre dans l’intérieur de ce pays, qu’il leur

appartiendra de rendre immédiatement à la seule souveraineté

légitime, celle de la France. »

Sur « Radio France », « la voix de l’Algérie française », il lance :

« Français, Françaises, un cessez-le-feu qui livre à l’ennemi des

terres françaises vient d’être consenti. Il s’agit là d’un crime contre

l’Histoire de notre nation. Je donne l’ordre à nos combattants de

harceler toutes les positions ennemies dans les grandes villes

d’Algérie. »

À peine Christian Fouchet prend-il ses fonctions de haut-commissaire

de la République en Algérie, poste créé en remplacement du délégué

général du gouvernement, qu’il se veut rassurant :

« FRANÇAIS D’ALGÉRIE,

*


Si après un délai de réflexion de trois ans, vous ne choisissez pas

la nationalité algérienne,

VOUS BÉNÉFICIEREZ D’UN STATUT PARTICULIER.

Vous pourrez à tout moment entrer et sortir d’Algérie librement.

Dans la vie publique :

Vous jouirez des droits civils et des libertés essentielles.

Vous pourrez utiliser partout la langue française.

Vous pourrez choisir l’école de vos enfants.

Dans la vie économique et sociale :

Vous pourrez acheter, gérer et céder librement tous vos biens.

Vos biens fonciers ne pourront être expropriés qu’après une

indemnisation préalable garantie par l’aide de la France.

Si vous désirez rentrer en France, vous pourrez y emporter vos

biens, meubles et capitaux.

TOUT EN CONSERVANT LA NATIONALITÉ FRANÇAISE,

VOUS AUREZ LA GARANTIE D’UN TRAITEMENT

PRIVILÉGIÉ. »

L’autodétermination voulue par le général de Gaulle, cette « solution

du bon sens », ainsi qu’il la qualifiait au soir du 18 mars 1962, n’est,

d’emblée, qu’un catalogue de violations des différents chapitres, titres et

articles cosignés par les deux délégations. Elle devait « l’emporter sur la

frénésie des uns, l’aveuglement des autres, les agitations de beaucoup ».

Réduite à une « formalité dérisoire », pire des hypothèses évoquée dans

l’allocution élyséenne du 4 novembre 1960, elle plonge l’Algérie dans le

« chaos épouvantable » redouté ou envisagé froidement comme une

probabilité.

Quant aux garanties sur la sécurité des personnes, elles sont piétinées.

Le 18 mars, quelques heures avant que le général de Gaulle ne se félicite

de la fin de la guerre, étaient découverts, dans le massif du Zaccar, près

d’Orléansville, les corps ligotés, égorgés, éventrés et émasculés de deux

frères, Henri et Paul Couturier, dix-huit et quatorze ans. Ils avaient été

enlevés le 14 janvier dans un faubourg de Tenès. Le 24 janvier, La


Dépêche d’Algérie avait consacré un article, illustré de la photo des deux

jeunes, à la détresse de leur père.

« Ultime démarche, un appel a été fait à la Croix-Rouge.

Espérons que celui-ci sera entendu par les ravisseurs et que des

démarches officielles soient entreprises afin de retrouver les deux

enfants. M. Couturier qui, rappelons-le, a perdu sa femme et une

fille lors du séisme d’Orléansville, adresse par l’intermédiaire de

notre journal un nouvel appel aux ravisseurs. »

Le 19 mars, alors qu’à 12 heures, il est officiellement « mis fin aux

opérations militaires et à toute action armée sur l’ensemble du territoire

algérien », barrage à la sortie de Bône. Après une réunion chez le préfet,

Henri Vernède, conseiller général et maire de Randon, petit village

proche de Mondovi, où Albert Camus était né dans une masure et où le

père du maréchal Juin avait été gendarme, est assassiné par des individus

armés. Son gendre qui lui sert de chauffeur subit le même sort. À Alger,

le FLN mitraille une voiture, tuant tous ses occupants. À 43 kilomètres

d’Oran, des fellaghas pénètrent dans Saint-Denis-du-Sig. Sur la place de

la bourgade, ils regroupent les harkis que l’armée française vient de

démobiliser. Devant la population, ils leur brisent les membres, leur

coupent les lèvres et le nez, les éventrent…

À Paris, L’Humanité applaudit : « Une grande victoire pour la paix.

Cessez-le-feu en Algérie ».

Malgré l’engagement pris par les deux parties d’« interdire tout

recours aux actes de violence collective et individuelle », le FLN ouvre la

chasse aux harkis, aux Arabes fidèles à la France et aux pieds-noirs.

L’Algérie nouvelle sera arabe et musulmane. Pas de chrétiens. Pas de

juifs. Et pas d’Arabes francophiles. La France ne leur sera d’aucun

secours.

Un peu partout, des « roumis », hommes femmes, enfants, vieillards,

sont torturés, assassinés, enlevés. Un adolescent de Sidi Bel Abbès est

écrasé entre deux planches transpercées de clous.

20 mars. Quarante attentats du FLN : trente morts, cent vingt-quatre

blessés. Le maréchal Juin, né à Bône d’un père corse, gendarme à

Mostaganem, et d’une mère vendéenne, prend la défense de ces hommes,


de ces femmes, ignorés, méprisés par Paris, « étrange amalgame de races,

d’un sang bouillonnant », « qui n’arrivent pas à se faire à l’idée d’être

chassés, en même temps que leurs morts, de cette terre sur laquelle ils

travaillent depuis plusieurs générations » :

« Le drame a commencé pour eux quand ils eurent constaté

l’indifférence totale des Français à leur égard et se virent traîner

successivement, par l’homme qu’ils avaient poussé au pouvoir le

13 mai, de la formule de l’intégration à base de fraternisation qu’ils

préconisaient à celle d’autodétermination, pour finir par la

prédétermination et la reconnaissance d’une République algérienne

jouissant de droits souverains. D’où leur révolte, par des moyens

qui prêtent à discussion et les peuvent conduire à des mesures

désespérées, voire suicidaires. L’armée, hier encore seule garante de

l’ordre, est aujourd’hui profondément désunie et désarmée

moralement par de coupables moyens. Qui donc arbitrera les

confrontations sanglantes que l’on voit poindre avec terreur à

l’horizon, en l’absence de toute autorité et même de toute

administration ? Il n’y a que les fous pour vouloir régler les affaires

d’Algérie par la violence ou par des accords négociés dont on

13

voudrait être assuré qu’ils ne sont pas des chiffons de papier . »

21 mars. Cinquante morts.

22 mars. Dix attentats à Alger : cinq morts et dix blessés. À Relizane,

un bébé est tué dans les bras de sa mère.

23 mars. À l’aube, 120 hommes, brassards tricolores frappés du sigle

« OAS », dressent des barrages à l’entrée de Bab el Oued, qu’ils

décrètent « zone insurrectionnelle ». Dans l’après-midi, à l’issue du

Conseil des ministres à l’Élysée, Louis Terrenoire, ministre délégué

chargé des Relations avec le parlement, porte-parole du général de

Gaulle, menace :

« Le président de la République a fait savoir au gouvernement

que la question capitale était de briser par tous les moyens et de

réprimer impitoyablement l’insurrection armée qui se développe

dans les deux plus grandes villes d’Algérie. »


Des milliers de CRS, gendarmes mobiles et soldats bouclent Bab el

Oued.

24 mars. À la Une du Journal d’Alger : « Bataille de rues entre forces

de l’ordre et insurgés. » Arrestations. Perquisitions. Des blindés

patrouillent dans les rues, tirent sur les façades. Des avions mitraillent les

terrasses. Plusieurs milliers d’hommes sont « ramassés » et conduits vers

des centres de triage.

25 mars. Christian Fouchet met en garde les pieds-noirs :

« Rien n’est perdu. Rien n’est perdu si vous avez les yeux

ouverts. L’attachement émouvant que vous avez pour votre pays,

comment ne pas le comprendre, comment ne pas le partager ? Mais

ceux qui vous disent de vous abandonner aux tentations du

désespoir, vous mentent et vous trahissent. Je vous le dis parce que

je viens d’en faire l’expérience vécue : sachez que le monde entier –

je dis bien le monde entier –, toutes les nations du monde,

pratiquement sans exception, se ligueraient contre vous si vous

vouliez revenir, tenter de revenir sur ce qui a été décidé et conclu,

vous lancer dans cette erreur terrible. Ce serait vous attirer la fureur

du monde et vous en seriez les principales et les premières victimes.

Et puis, surtout, vous vous sépareriez de la France, car ceux qui

vous disent que votre avenir est de vous insurger contre la

République et de protéger des assassins et de tirer sur des

gendarmes et des soldats français sont des fous et des criminels.

Pour eux, qu’ils le sachent, il n’y a pas de salut. Mais vous, au nom

du Ciel, ne vous solidarisez pas avec eux. Chassez-les, car rien n’est

perdu… »

14

À la mi-journée, le général Jouhaud est appréhendé dans un

appartement du Panoramic, immeuble moderne du boulevard du Frontde-mer,

à Oran. À son procès, témoigneront en sa faveur, le général

Joseph de Monsabert qui, en août 1944, avait libéré Marseille et Toulon,

le général Pierre de Bénouville, compagnon de la Libération, le colonel

Pierre-Louis Bourgoin, qui, durant la Deuxième Guerre mondiale, avait

commandé une unité française des SAS (Special Air Service)

britanniques, et Francine Camus, la veuve d’Albert Camus, qui

déclarera :


« Je suis née française en Algérie et je croyais que je mourrais

française dans mon pays. Je me sens comme dépossédée. Les piedsnoirs

seraient moins désespérés s’ils avaient senti en métropole, une

chaleur, une solidarité. Mais ils se sont sentis abandonnés, méprisés

et même insultés. »

Grand officier de la Légion d’honneur, médaillé de la Résistance,

Croix de guerre 1939-1945, Croix de la valeur militaire, Croix de guerre

des TOE, le général Jouhaud sera condamné à mort le 13 avril par le

Haut Tribunal militaire. Le Premier ministre, Georges Pompidou, ayant

menacé de démissionner si la sentence était exécutée, le général de

Gaulle commuera sa peine en détention criminelle à perpétuité.

Libéré de la prison de Tulle en décembre 1967, il sera amnistié en

15

1968. En avril 1969, il publiera Ô mon pays perdu . Premières lignes :

« Ô mon pays perdu…

De toute notre âme, nous avons voulu sauver notre terre natale.

Nous avons lutté, sans relâche, de l’aube au crépuscule, avec

l’horrible pressentiment que, si le destin nous était défavorable, ce

serait pour nous le commencement d’une profonde douleur. D’une

douleur infinie, dont le sens échapperait, chaque jour davantage, à

nos compatriotes métropolitains.

Français d’Algérie, nous avions été élevés sous d’autres cieux,

dans une autre lumière, sur une terre aux horizons infinis, et nous

voici amputés de tout ce qui, en nous, appartenait à cette terre, à

notre terre, où depuis des générations nous avions enseveli tant des

nôtres… »

Benjamin d’une fratrie de six enfants, Edmond Jouhaud était né en

1905, à Bousfer, à une vingtaine de kilomètres d’Oran. Ses parents, Jules

Jouhaud et Marie Élisabeth Bertrande Duclos, étaient instituteurs. Des

hussards de la République.

Le 26 mars 1962, un tract de l’OAS dénonce le siège de Bab el Oued

par les troupes gouvernementales.

« Une monstrueuse opération, sans précédent dans l’Histoire, est

en cours depuis trois jours à Alger : on affame 50 000 hommes,


femmes, enfants, vieillards, encerclés dans un immense ghetto, pour

briser leur volonté de rester français.

On leur coupe l’eau, les vivres frais, les moyens de communiquer

avec leurs proches dans l’espoir de leur arracher par la force, par la

lassitude, par la famine, par l’épidémie ou par tout autre moyen, ce

que le pouvoir est incapable d’obtenir autrement : l’adhésion de Bab

el Oued et de chacun de nous à la politique de trahison qui consiste

à livrer notre pays à ceux qui nous égorgent depuis sept ans et ont

tué 20 000 soldats français.

Nous ne laisserons pas perpétrer ce génocide. La population

entière du Grand-Alger se portera ce lundi 26 mars à partir de

15 heures, au secours de Bab el Oued : drapeau en tête, sans aucune

arme… »

Vers 14 h 45, rue d’Isly, un cortège d’Algérois se heurte à un barrage

e

tenu par le 4 RTA (régiment de tirailleurs algériens). Équipés de fusilsmitrailleurs,

les soldats, des Arabes du bled, pas formés au maintien de

l’ordre en ville, mal encadrés, ont reçu l’ordre de stopper les

manifestants. Coups de feu. Panique. À plusieurs reprises, un jeune

lieutenant crie « Halte au feu ! » En vain. Le crépitement des armes dure

une dizaine de minutes. Bilan : une centaine de morts et plus de

200 blessés.

Parmi les victimes : Renée, vingt-trois ans, tuée d’une balle dans la

tête. Sa sœur, Nicole Ferrandis, confiera :

« La rue d’Isly fut le coup de grâce. L’armée, que nous vénérions,

cette armée du pays des droits de l’homme, venait d’assassiner ma

sœur et ne viendrait pas à notre secours. Elle n’était plus en guerre

contre le FLN. Elle tirait sur des civils français désarmés. Le

16

pouvoir nous sacrifiait . »

Dans la soirée de cette tragique journée, le général de Gaulle exhorte

les Français à entériner les accords d’Évian en votant « oui » au

référendum du 8 avril :

« Dès lors que la France veut que l’Algérie dispose d’elle-même,

dès lors que notre armée s’est assuré la maîtrise du terrain, dès lors


qu’il est acquis qu’en contrepartie de notre aide l’Algérie nouvelle

respecte les intérêts de notre pays et procure les garanties

nécessaires à la communauté de souche française, la lutte n’a plus

de sens.

Mais les accords d’Évian et les déclarations par lesquelles le

gouvernement les a publiquement formulés représentent bien

davantage que le terme mis aux combats. Il s’agit, pour la France de

toujours et pour l’Algérie de demain, d’entreprendre ensemble une

œuvre de commune civilisation. Car, la coopération dans laquelle

s’engagent les deux peuples, c’est, en vérité cela […].

La vie internationale peut s’en trouver modifiée dans le sens de

notre génie, qui est celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

En faisant sien ce vaste et généreux dessein, le peuple français va

contribuer, une fois de plus dans son histoire, à éclairer l’univers.

Mais, par-dessus tout, c’est en nous-mêmes et pour nous-mêmes

que notre référendum revêt une importance extrême. Faire, et

justement au sujet de la grave affaire algérienne, la preuve éclatante

de notre unité et de notre volonté, c’est marquer que nous sommes

capables de résoudre délibérément un grand problème de notre

temps. C’est faire savoir que les criminels qui s’efforcent, à coups

d’attentats, de forcer la main à l’État et d’asservir la nation, n’ont

d’avenir que le châtiment. C’est démontrer que tant et tant

d’agitations, mises en demeure et malveillances, multipliées depuis

quatre années à partir d’horizons très divers, n’expriment pas la

réalité française, lucide, sereine et résolue. »

Pas un mot de compassion pour les morts et les blessés de la rue d’Isly.

28 mars. Au journal télévisé de 13 heures, Christian Fouchet rejette la

responsabilité de la tuerie sur l’OAS :

« Comme vous, je déplore ces morts d’hier, ces victimes,

innocentes, elles, poussées à la mort par des assassins. Et je veux

vous dire simplement ceci, en pensant surtout aux dizaines et aux

dizaines de milliers, aux centaines de milliers d’hommes, de

femmes et d’enfants d’Alger, dont une partie m’écoute ce soir et qui

n’ont qu’un désir, que se termine ce cauchemar, que la paix

revienne, qu’il soit de nouveau possible, à la fin des fins, de se


regarder, les yeux dans les yeux, de se sourire, et pourquoi pas, de

s’aimer. Je comptais dans quelques jours vous parler de votre

avenir, de notre avenir, de l’avenir de la France. Nous le ferons.

Mais aujourd’hui, aujourd’hui, où allez-vous ? Que voulez-vous ?

Quelle que soit la force de votre opinion, de vos convictions, de vos

passions quant à l’avenir de l’Algérie. Vous êtes parfaitement libres

d’en avoir. Une chose est d’être partisan de l’Algérie française,

chacun a le droit de l’être, une autre est d’être un assassin et

personne n’a le droit de l’être. Une autre est d’être le complice des

assassins ou de les protéger et, là non plus, personne n’a le droit de

l’être. Que croyez-vous, qu’espérez-vous ? Oh ceux qui vous

guident, qui vous guident vers la mort, qui vous guident vers le

drame pour Alger et pour vous, eux le savent. Ils savent bien qu’ils

n’ont plus qu’une chose à faire pour sauver leur mise, c’est de

s’appuyer sur votre sacrifice. Ils se trompent. Car leur partie est

perdue, elle est archi-perdue […]. Oui, leur partie est archi-perdue,

ne vous engloutissez pas avec eux. Français d’Alger, Françaises

d’Alger, au nom de la République, au nom de la loi, au nom de

l’humanité, au nom d’Alger, je vous demande de ne plus vous prêter

17

à ces désordres, je vous demande de faire confiance à la France . »

Dans l’ombre, la mission « C », comme Choc, du CRC (Centre de

recherches et de coordination), service de l’État créé l’année précédente

pour s’attaquer aux partisans de l’Algérie française, transmet au FLN des

listes de présumés membres de l’OAS, noms, pseudonymes et adresses, à

Alger et Oran. La France n’est plus en guerre contre le FLN, mais contre

l’OAS. Et sous-traite les basses besognes. Toutefois, sous couvert de lutte

contre l’ennemi commun, le FLN poursuit un autre but : pousser, par la

terreur, les Français à quitter l’Algérie.

En 1990, dans un « petit livre », Ma mère, l’Algérie, l’écrivain piednoir

Jean Pélégri, né à Rovigo, dans la plaine de la Mitidja, rappellera

qu’en mars 1961, une brochure du FLN intitulée « Tous Algériens » avait

donné aux pieds-noirs l’assurance de la citoyenneté algérienne. Il en

citait un extrait de la page 19 :

« Cette citoyenneté signifie que l’Algérien de souche européenne

qui aura choisi l’Algérie aura les mêmes droits et les mêmes devoirs


que l’Algérien de souche autochtone sur les plans politique et

civique dans le cadre d’un État algérien unitaire (notamment droits

de vote, d’éligibilité, etc.). Les distinctions et les différences

légitimes seront reconnues et respectées. En particulier l’originalité

culturelle, la liberté de conscience et l’exercice des cultes, ainsi que

toutes les libertés individuelles (liberté de circulation,

18

d’association, etc.) . »

Et cet « Algérien de cœur » de déplorer :

« On sait ce qu’il est advenu de ces promesses après

l’Indépendance […]. Ces promesses, ces solennelles promesses, ont

duré ce que durent les roses, l’espace d’un matin. »

Restait, constatera-t-il, amer,

« un code de nationalité ségrégationniste, fondé sur la race et la

religion ».

8 avril 1962. Référendum sur le « projet de loi soumis au peuple

français par le président de la République et concernant les accords à

établir et les mesures à prendre au sujet de l’Algérie sur la base des

déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ».

90,70 % des électeurs de métropole, seuls admis à voter, glissent un

« oui » dans les urnes. Les pieds-noirs ont été exclus des isoloirs. D’où ce

commentaire de René Lenoir, un pied-noir, qui dirigera l’ENA de 1988 à

1992 :

*

« Grande a été (leur) amertume de n’avoir en rien été associés à

des négociations qui engageaient leur avenir et celui de leurs

enfants. La roue de l’Histoire est passée sur eux en les ignorant.

Cent trente ans d’efforts, de souffrances, de sacrifices, de bonheur

19

aussi, étaient effacés d’un coup . »


20 avril. Arrestation du général Salan, à Alger, 25 rue Desfontaines.

Grand-Croix de la Légion d’honneur, Croix de guerre 1914-1918, Croix

de guerre 1939-1945, Croix de la valeur militaire, Croix de guerre des

TOE, il sera condamné, le 23 mai, à la détention criminelle à perpétuité.

Le général de Gaulle avait exigé la peine capitale. Durant le procès, il se

présentera, non comme « un chef de bande », mais comme « un général

français représentant l’armée victorieuse, et non vaincue » :

« À la différence de celui qui vous demande licence de me tuer,

j’ai servi le plus souvent hors de la métropole. J’ai voulu être un

officier colonial, je le suis devenu. Je me suis battu pour garder à la

patrie l’Empire de Gallieni, de Lyautey et du Père de Foucauld.

Mon corps a conservé les traces profondes de ce combat.

J’ai fait rayonner la France aux antipodes. J’ai secouru. J’ai

distribué. J’ai sévi et, par-dessus tout, j’ai aimé. Amour de cette

France souveraine et douce, forte et généreuse, qui portait au loin la

protection de ses soldats et le message de ses missionnaires […].

Quand on a connu la France du courage, on n’accepte jamais la

France de l’abandon […].

En acceptant de mener la lutte clandestine, ce n’est pas une

décision politique que j’ai prise. J’ai simplement été rappelé au

service, non par une convocation officielle, mais par le serment que

j’avais prêté.

Je sortais, Messieurs, de la légalité, mais ce n’était pas la

première fois. En mai 1958, j’ai répondu à l’immense clameur où

l’on pouvait distinguer la voix du général de Gaulle, qui me

demandait de jurer au nom de l’armée française – c’est-à-dire au

nom de la France – que l’Algérie demeurerait une province de la

France.

Le 13 mai, j’ai choisi, contre le gouvernement légal, l’union

enthousiaste des communautés d’Algérie, saccagée depuis par le

pouvoir. J’ai choisi la route qui conduisait à la victoire de la

fraternité préparée par notre armée […].

J’ai choisi de faire revenir au gouvernement le général de Gaulle.


J’ai fait acclamer et ratifier ce choix par l’Algérie tout entière,

comme par l’armée.

J’ai préparé, sans la réaliser, une opération militaire sur la

métropole, sur Paris, opération anxieusement souhaitée par celui qui

devait en être le bénéficiaire, le général de Gaulle, alors simple

particulier.

Voici pourquoi, lorsque j’eus la conviction que j’avais été, le

13 mai, la dupe d’une comédie affreuse et sacrilège, je me suis senti

engagé devant ma conscience, devant mes pairs, devant ma patrie et

devant Dieu.

Ceux qui avaient été trompés et bafoués avec moi, ce n’était pas

les membres d’une coterie. C’était des soldats vivants et morts de

l’armée d’Algérie, leurs camarades de métropole, et tout ce peuple

confiant et fort, celui-là même qui avait écrit à Cassino, toutes races

confondues, une page immortelle de gloire.

À aucun prix, je ne pouvais admettre d’être considéré comme le

complice du général de Gaulle dans le martyre de l’Algérie

française et dans sa livraison à l’ennemi.

Si j’avais trompé le peuple d’Algérie et l’armée en criant : “Vive

de Gaulle”, c’est parce que j’avais été trompé moi-même. »

Cité par la défense, Robert Lacoste, ancien ministre-résident et

gouverneur général d’Algérie entre février 1956 et mai 1958, témoignera,

le 19 mai, sur « la politique que nous avons menée, Salan et moi » :

« Il l’a menée loyalement, je dois le dire. Si je ne le disais pas, je

crois bien que je serais un misérable. […]. J’ai quand même le droit

de dire cette espèce d’écœurement que j’ai aujourd’hui parce que

ceux-là [du FLN] qui ont tué femmes et enfants à la terrasse des

cafés, aux arrêts d’autobus, à la sortie des écoles, dans les stades et

dans les bals populaires, sont amnistiés. »

Autre témoignage, celui du général Henri de Pouilly, commandant du

corps d’armée d’Oran, resté légaliste en avril 1962 :

« En choisissant la discipline, j’ai choisi de partager avec mes

concitoyens et la nation française, la honte de l’abandon. Ceux qui


n’ont pas pu supporter cette honte se sont révoltés. L’Histoire dira

20

peut-être que leur erreur était moins grave que la nôtre . »

En juin 1968, le général de Gaulle accordera au général Salan la grâce

présidentielle.

24 mai 1962. Conseil des ministres. Le général de Gaulle prévient :

*

« La France ne doit plus avoir aucune responsabilité dans le

maintien de l’ordre après l’autodétermination. Elle aura le devoir

d’assister les autorités algériennes. Mais ce sera de l’assistance

technique. Si les gens s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des

nouvelles autorités. »

En ce mois de mai, « l’Algérie de demain » chère au maître de l’Élysée

coule, emportée par les tourbillons de la « violence absolue » dont

rêvaient Frantz Fanon et ses disciples.

Charniers découverts à Hussein Dey, Bouzaréa… Au sud de Boghari,

quarante corps égorgés, lacérés de coups de couteau jetés au fond du

puits de Boughzoul. Assassinats à Alger, Oran, Tlemcen, Sidi Bel

Abbès… Enlèvements à Alger, Oran, Sidi Moussa, Saïda, Aïn

Temouchent, Telagh, Tipasa, Valmy… Viols. Fermes pillées, récoltes

brûlées, appartements dévastés, voitures volées, embuscades sur les

routes, cimetières catholiques et juifs profanés… Une femme kidnappée

à Alger. Elle est retrouvée le lendemain, égorgée, nez coupé… À

Tlemcen, une veuve et son fils de douze ans sont poignardés par leur

bonne qui travaillait chez eux depuis dix ans… À Cheragas, une vieille

femme de quatre-vingt-quatre ans et son fils de soixante-deux ans sont

égorgés dans leur maison… Deux copains du quartier du Ruisseau, à

Alger, sont enlevés, torturés pendant quarante et un jours, nez et oreilles

coupés, yeux crevés…

Les pieds-noirs comprennent que ce pays ne veut plus d’eux. Sur les

murs, un slogan : « La valise ou le cercueil. » La terreur convainc les plus

récalcitrants à boucler leurs valises. Fin juin, 690 000 ont déjà fui,

endurant d’éprouvantes heures d’attente, sans eau, sans nourriture, sans


le moindre secours, sur les ports et dans les aérogares d’Alger, d’Oran, de

Philippeville, de Bône, de Mostaganem. Maintenant, ils sont

entre 8 000 et 10 000 par jour. À peine signés, les accords d’Évian sont

déjà bafoués.

L’historien Jean-Jacques Jordi :

« Contrairement à une idée reçue, ni le FLN, ni l’ALN n’ont

respecté la déclaration de principes contenus dans ce qu’il est

convenu d’appeler les accords d’Évian. Dans les tout premiers jours

qui suivent la signature des Accords, FLN et ALN se livrent à des

exactions envers non seulement les civils européens, les civils

musulmans, mais aussi envers les forces de l’ordre. »

Il cite le général André Chérasse, qui commandait la gendarmerie en

Algérie :

« Les 20 et 21 mars, 91 actions de feu du FLN et de l’ALN sont

perpétrées contre les forces de l’ordre faisant 18 tués et 39 blessés et

peuvent être qualifiées de violations caractérisées de cessez-le-feu.

En outre, des membres de l’ALN armés circulent quotidiennement à

bord de véhicules dans toutes les zones et de nombreux barrages

sont effectués par des éléments locaux du FLN, qui fouillent les

Européens, procèdent parfois à des enlèvements de personnes dont

certaines sont cependant remises en liberté. »

Jean-Jacques Jordi ajoute :

« En avril, on passe à près de 600 actions imputables au seul FLN

et 185 attentats dirigés contre des civils européens (on recense alors

52 disparus pour ce mois). La situation empire en mai avec

805 attentats qui font 584 victimes, dont 176 tués et

21

135 enlèvements d’Européens. Et cela se poursuit en juin ! »

er

Le 1 juillet, 99,72 % des Algériens répondent « oui » à la question :

« Voulez-vous que l’Algérie devienne un État indépendant coopérant

avec la France dans les conditions définies par les déclarations du

19 mars 1962 ? »

Le 2 juillet, le maréchal Juin écrit :


« Que des Français en grande majorité aient, par référendum,

confirmé, approuvé l’abandon de l’Algérie, ce morceau de France,

trahie et livrée à l’ennemi, qu’ils aient été ainsi complices du

pillage, de la ruine et du massacre des Français d’Algérie, de leurs

familles, de nos frères musulmans, de nos anciens soldats qui

avaient une confiance totale en nous et ont été torturés, égorgés,

dans des conditions abominables, sans que rien n’ait été fait pour les

protéger : cela je ne le pardonnerai jamais à mes compatriotes. La

France est en état de péché mortel. Elle connaîtra un jour le

châtiment. »

Le 3 juillet 1962, « la France reconnaît solennellement l’indépendance

de l’Algérie ».

1. Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961.

2. Jacques Soustelle, L’Espérance trahie, Éditions de l’Alma, 1962.

3. Ayant condamné le 23 mai 1962 le général Salan, non pas à mort, comme le voulait le général de

Gaulle, mais à la prison à perpétuité, le Haut Tribunal militaire sera remplacé (ordonnance

er

présidentielle du 1 juin 1962) par une Cour militaire de justice, présidée par le général Edgard de

Larminat. Grand-Croix de la Légion d’honneur, Compagnon de la Libération, ce dernier avait été un

des premiers officiers à s’engager dans les Forces françaises libres, en juin 1940. Préférant le suicide

plutôt que d’avoir à choisir entre juger des officiers qu’il estimait et désobéir au général de Gaulle, il

er

se donnera la mort le 1 juillet 1962.

4. TOE : théâtres d’opérations extérieures.

er

5. Blog « Secret Défense » de L’Opinion, 1 septembre 2013.

6. Maurice Cottaz, Les Procès du putsch d’Alger et du complot de Paris, Nouvelles éditions latines,

1962.

7. Le 22 août 1962, un deuxième attentat vise la voiture du général de Gaulle au Petit-Clamart, en

région parisienne. Le 14 août 1964, au mont Faron, près de Toulon, où il doit présider une cérémonie,

une bombe, dissimulée dans une jarre, n’explose pas. Elle sera découverte quelques jours plus tard.

8. Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, Flammarion, 1999.

9. Robert Buron, Carnets politiques de la guerre d’Algérie, Plon, 1965.

10. Georges-Marc Benamou, Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie, Robert

Laffont, 2003.

11. Vladimir Pozner, Le Lieu du supplice, Julliard, 1959.

12. Jacques Soustelle, op. cit. En 1990, dans une interview au magazine Pieds-noirs d’hier et

d’aujourd’hui, il déclarera : « J’affirme qu’il n’était pas digne d’un État civilisé, ni conforme aux

Droits de l’Homme d’admettre qu’un million et demi de citoyens français soient chassés de leur pays,

exilés et spoliés. Avec le plus profond regret, je regrette que la haute figure historique du général de

Gaulle, libérateur du pays occupé, est et restera voilée d’une ombre tragique, celle de l’abandon de

l’Algérie et de ce qui fut l’Afrique française. »

13. Ne tolérant pas l’hostilité à sa politique en Algérie du maréchal Juin, son camarade de Saint-Cyr,

le général de Gaulle l’écartera du Conseil supérieur de la défense nationale, une place de droit liée à

son bâton étoilé, et de toute commémoration des deux guerres mondiales. Lors de ses obsèques en


février 1967, il interdira que soit joué Le Chant des Africains, l’hymne de l’armée d’Afrique, devenu

celui des pieds-noirs.

14. Avec Edmond Jouhaud, sont arrêtés le commandant Julien Camelin et le lieutenant de vaisseau

Pierre Guillaume, qui inspirera Pierre Schoendoerffer pour son livre Le Crabe-tambour (1976), dont

il tirera un film homonyme.

15. Edmond Jouhaud, op. cit.

16. Alain Vincenot, op. cit.

17. Commentant son éviction du ministère de l’Intérieur après les évènements de 1968, Christian

Fouchet dira : « J’en ai voulu au général de Gaulle de m’avoir limogé au lendemain de mai 1968.

C’était une faute politique. Il m’a reproché de ne pas avoir maintenu l’ordre. “Vous n’avez pas osé

faire tirer”, m’a-t-il dit. “J’aurais osé s’il l’avait fallu, lui ai-je répondu. Souvenez-vous de l’Algérie,

de la rue d’Isly. Là, j’ai osé et je ne le regrette pas, parce qu’il fallait montrer que l’armée n’était pas

complice avec la population algéroise.” » (Jean Mauriac, L’Après-de Gaulle. Notes confidentielles

1969-1989, Fayard, 2006).

18. Jean Pélégri, Ma mère l’Algérie, Actes Sud, 1990.

19. René Lenoir, Mon Algérie tendre et violente, Plon, 1994.

20. « Mémoire et vérité. Armée et Algérie 1830-1962 », numéro spécial 2012. Édité par l’ASAF

(Association de soutien à l’armée française).

21. Jean-Jacques Jordi, Un silence d’État. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie,

SOTECA, 2011.


ET CE FUT L’ABANDON

Le 22 septembre 1981, au cours d’une conférence de presse, François

Mitterrand, président de la République, avait prévenu :

« S’il s’agit de décider qu’une date doit être officialisée pour

célébrer le souvenir de la guerre d’Algérie, cela ne peut être le

19 mars, parce qu’il y aura confusion dans la mémoire du peuple. »

e

Onze fois ministre sous la IV République, notamment de l’Intérieur au

1

moment de la Toussaint Rouge en 1954 et garde des Sceaux pendant la

bataille d’Alger, en 1957, il connaissait le dossier et se situait dans la

ligne de son prédécesseur à la tête de l’État, Valéry Giscard d’Estaing,

pour qui « l’anniversaire des accords d’Évian n’a pas à faire l’objet d’une

célébration ».

Deux recommandations qui allaient être ignorées en 2012. Le 15 mai,

François Hollande devient le vingt-quatrième président de la République

française. En novembre, le parlement adopte une proposition de loi

2

socialiste, soutenue par la FNACA , proche de la gauche et par une

pléiade de municipalités socialistes et communistes, instituant le 19 mars

« Journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des

victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en

Tunisie et au Maroc ».

Comme si, subitement, à compter du 19 mars 1962, il n’y avait plus eu

de victimes, civiles et militaires, en Algérie. Comme si cette date avait

marqué la fin des attentats, des assassinats et des enlèvements. Comme si

elle n’avait pas été suivie de l’exode des pieds-noirs ainsi que de

l’extermination de plus de 80 000 harkis et Arabes fidèles à la France.

Le mois suivant le vote sur le 19 mars, François Hollande, en visite

officielle à Alger, confesse, devant les parlementaires algériens, « les

souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien ».


« Pendant cent trente-deux ans, l’Algérie a été soumise à un système

profondément injuste et brutal. » Dénonçant « les massacres » de Sétif,

de Guelma et de Kherrata qui « demeurent ancrés dans la mémoire et

dans la conscience des Algériens », il avoue : « Le 8 mai 1945, le jour

même où le monde triomphait de la barbarie, la France manquait à ses

3

valeurs universelles . »

Une déclaration qui fait écho à celle du président algérien, Abdelaziz

Bouteflika, en 2005, à l’occasion des commémorations du 8 mai 1945 :

« L’histoire ne cesse de raviver la mémoire blessée en souvenir

des massacres du 8 mai 1945, survenus il y a soixante ans, et qui ont

plongé le peuple algérien dans un bain de sang, lui ont ravi ses

enfants et dilapidé ses biens, son seul tort ayant été d’être sorti dans

la rue pour participer aux festivités marquant la fin de la Deuxième

Guerre mondiale […]. Qui ne se souvient des fours de la honte

installés par l’occupant dans la région de Guelma au lieudit “El hadj

Mebarek”, devenu lieu de pèlerinage où la mémoire conte les

secrets de la victime et du bourreau et des pratiques similaires à

“Kaf el Bouma”. Ces fours étaient identiques aux fours crématoires

des nazis […]. L’occupation a foulé la dignité humaine et commis

l’innommable à l’encontre des droits humains fondamentaux et, au

premier plan, le droit à la vie, et adopté la voie de l’extermination et

du génocide qui s’est inlassablement répété durant son règne

funeste. »

Et Abdelaziz Bouteflika de demander à la France de se repentir de

« tous les actes commis durant la période de colonisation, y compris la

guerre de Libération ». En osant des comparaisons outrancières avec les

crimes nazis, « fours de la honte » de « l’occupant », « fours

crématoires », « extermination », « génocide », en attisant un

ressentiment nationaliste, en invoquant « la mémoire blessée », il

cherche, en fait, à canaliser le mécontentement des Algériens vers la

France, donc à s’absoudre, ainsi que les oligarques du FLN, érigé en parti

unique, et de l’armée, toute-puissante, des maux qui ruinent l’Algérie

depuis son indépendance : dictature, incompétence, bureaucratie,

affairisme, corruption (annuellement, les sorties illégales de capitaux

dépassent 40 milliards de dollars)… Résultat : une économie qui croupit,


un déficit public qui culmine à 30 milliards de dollars en 2016, soit 24 %

du PIB, un déficit commercial budgétaire qui dépasse 20 milliards de

dollars, un déficit des paiements courants qui atteint 8 %, un chômage

qui touche 25 % de la population active et la moitié des jeunes diplômés.

4

Alors que le sous-sol du pays regorge d’hydrocarbures …

Le manquement de la France à « ses valeurs universelles », réprouvé

par François Hollande, le « pacifisme » des manifestants souhaitant

célébrer la victoire sur le nazisme invoqué par Abdelaziz Bouteflika

dissimulent la cause de la répression ordonnée, le 11 mai 1945, par le

général de Gaulle : les atrocités commises depuis le 8 mai, par les

émeutiers qui ensanglantaient la Petite-Kabylie, aux cris de « N’katlou

ennessera ! » (« Mort aux Européens ! »), « Djihad ! Djihad ! ».

Geste symbolique de François Hollande : le 19 mars 2016, il est le

premier président de la République à s’associer aux commémorations

d’un cessez-le-feu qui n’en fut pas un. Dans son discours, il affirme :

« Après huit années d’une guerre douloureuse, les peuples

français et algérien allaient chacun s’engager dans un nouvel avenir,

dans de nouvelles frontières, dans de nouveaux rapports de part et

d’autre de la Méditerranée […]. Le 19 mars est une date de

l’Histoire, elle marque l’aboutissement d’un processus long et

difficile de négociations pour sortir d’une guerre de décolonisation

qui fut aussi une guerre civile. La signature des accords d’Évian fut

une promesse de paix, mais elle portait aussi en elle, et nous en

sommes tous conscients, les violences et les drames des mois qui

ont suivi. Le 19 mars 1962, ce n’était pas encore la paix, c’était le

début de la sortie de la guerre dont l’Histoire nous apprend qu’elle

est bien souvent la source de violence, ce qui fut tragiquement le cas

en Algérie, avec des représailles, des vengeances, des attentats et

des massacres… »

Deux jours auparavant, l’écrivain algérien Boualem Sansal pestait :

« À quelques mois de la présidentielle (en Algérie), se prosterner

ainsi devant Bouteflika, c’est calamiteux pour l’image de la France

et catastrophique pour le combat courageux que les Algériens

mènent pour se libérer de la dictature coloniale du FLN et de


M. Bouteflika, qui, depuis le 19 mars 1962, en est l’un de ses

5

principaux animateurs . »

Le 13 janvier 2018, dans Valeurs actuelles, il énumérera, avec humour,

les « domaines sensibles » où « l’Algérie a battu des records mondiaux »

depuis « les exaltantes premières années de l’indépendance » lorsque,

brillant « au firmament du tiers monde », elle « allait rattraper l’Espagne

en 1980, l’Italie en 1990, la France en 2000, l’Allemagne en 2010 et les

États-Unis en 2020 » :

« la fraude électorale, la corruption au sommet de l’État, la fuite

des cadres et des capitaux, la déperdition scolaire, le suicide des

jeunes filles, le viol, le kidnapping, l’émigration clandestine, les

grands trafics, les règlements de comptes, les décès inexpliqués

dans les hôpitaux, les prisons, les commissariats, les cantines

scolaires… La liste est longue. »

Commentaire désabusé de Boualem Sansal :

« Dans les rapports annuels des ONG qui classent les pays selon

divers critères, l’Algérie tient son rang dans le peloton de queue,

parmi les grands champions du désastre intégral, le Zimbabwe, la

Corée du Nord, la Libye, l’Érythrée, la Somalie. »

La cérémonie du 19 mars 2016 intervenant durant le mois où François

Hollande a, en catimini, décoré de la Légion d’honneur le prince héritier

d’Arabie Saoudite, ministre de l’Intérieur, Mohammed ben Nayef ben

Abdelaziz Al Saoud, Philippe Bilger, ancien avocat général près la cour

d’appel de Paris, signait une tribune virulente. Après avoir relevé que le

« passif » du prince, « une multitude d’exécutions », « aurait dû suffire à

rendre cette distinction inconcevable dans son principe même », il

pourfendait l’adhésion du président au 19 mars :

« Pour complaire à l’Algérie, il sera présent pour commémorer

les accords d’Évian qui n’ont pas empêché des massacres les mois

suivants. »

6

Titre de la tribune : « L’honneur perdu de François Hollande ».


D’autres chapitres avaient ponctué débats et polémiques autour du

19 mars : le 23 janvier 2002, période de cohabitation, le Premier ministre

Lionel Jospin avait entrepris de faire adopter une loi visant à graver cette

date dans le marbre de l’Histoire. Sa défaite à l’élection présidentielle du

printemps 2002 et la reconduction de Jacques Chirac à l’Élysée ont

interrompu son projet. En 1956, il militait à l’UNEF par refus de la

guerre d’Algérie.

De son service militaire en Algérie, Jacques Chirac, lui, confiait que

c’était « la période la plus passionnante » de sa vie. Bien qu’ayant réussi

le concours d’entrée à l’ENA, il s’était porté volontaire. Vingt-neuf mois

e

e

à la tête du 3 escadron du 11 régiment de chasseurs d’Afrique, en 1956

et 1957. Le 11 novembre 1996, durant son premier mandat présidentiel, il

inaugurait, dans le parc de la butte du Chapeau-Rouge, à Paris, à l’est du

e

XIX arrondissement, un monument honorant les victimes civiles et

militaires d’Afrique du Nord. Au pied de deux silhouettes courbées, trois

stèles : la première « en hommage à tous ceux qui ont servi la France

jusqu’en 1962 en Tunisie, au Maroc et en Algérie » ; la deuxième « en

mémoire des harkis morts pour la France, Guerre d’Algérie, 1954-

1962 » ; la troisième « en mémoire des victimes civiles, Maroc, Tunisie,

Algérie, 1954-1962 ». Jacques Chirac saluait les « soldats du contingent

7

ou militaires d’active, officiers SAS , tirailleurs et spahis, légionnaires,

cavaliers, parachutistes, aviateurs et marins, harkis, moghaznis, toutes les

forces supplétives » qui « avaient sans doute rêvé d’une société plus

fraternelle qui serait restée indissolublement liée à la France, comme en

rêvaient ces populations inquiètes, menacées de jour et de nuit par le

terrorisme ». À cet hommage, il joignait « celui que nous devons à tous

ceux et à toutes celles qui ont contribué à la grandeur de notre pays, en

incarnant l’œuvre civilisatrice de la France ». Et d’affirmer :

*

« Nous ne saurions oublier que ces soldats furent aussi des

pionniers, des bâtisseurs, des administrateurs de talent qui mirent

leur courage, leur capacité et leur cœur à construire des routes et des

villages, à ouvrir des écoles, des dispensaires, des hôpitaux, à faire

produire à la terre ce qu’elle avait de meilleur : en un mot, à

lutter contre la maladie, la faim, la misère et la violence et, par


l’introduction du progrès, à favoriser pour ces peuples l’accès à de

plus hauts destins. »

Un tableau fort éloigné du « système injuste et brutal » infligé

« pendant cent trente-deux ans » à l’Algérie, que dénoncera François

Hollande.

Citons encore Jacques Chirac :

« Pacification, mise en valeur des territoires, diffusion de

l’enseignement, fondation d’une médecine moderne, création

d’institutions administratives et juridiques, voilà autant de traces de

cette œuvre incontestable à laquelle la présence française a

contribué […]. Traces matérielles certes, mais aussi apport

intellectuel, spirituel, culturel […]. Aussi, plus de trente ans après le

retour en métropole de ces Français, il convient de rappeler

l’importance et la richesse de l’œuvre que la France a accomplie làbas

et dont elle est fière… »

Le 5 décembre 2002, Jacques Chirac, réélu, présidait, à Paris, quai

e

Branly, dans le VII arrondissement, l’inauguration d’un Mémorial

national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie :

« Quarante ans après la fin de la guerre d’Algérie, après ces

déchirements terribles au terme desquels les pays d’Afrique du

Nord se sont séparés de la France, notre République doit assumer

pleinement son devoir de mémoire. »

En bordure de la Seine : trois colonnes, 5,85 mètres de haut, aux

couleurs de la nation, intégrant des afficheurs électroniques verticaux.

Sur la bleue et la rouge, défilent des noms de militaires. Sur la blanche,

ceux de civils. Au sol sont gravés ces mots :

« À la mémoire des combattants morts pour la France lors de la

guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, et à celle

de tous les membres des forces supplétives, tués après le cessez-lefeu

en Algérie, dont beaucoup n’ont pas été identifiés. »

Sur une plaque :


« La Nation associe les personnes disparues et les populations

civiles victimes de massacres ou d’exactions commis durant la

guerre d’Algérie et après le 19 mars 1962 en violation des accords

d’Évian, ainsi que les victimes civiles du Maroc et de Tunisie, à

l’hommage rendu aux combattants pour la France morts en Afrique

du Nord. »

Le 23 septembre 2003, un décret instituait le 5 décembre « Journée

nationale d’hommage aux Morts pour la France pendant la guerre

d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie ». Date que

confirmait, le 23 février 2005, une loi « portant reconnaissance de la

Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » :

Article 1 : « La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et

aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France

dans les anciens départements d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en

Indochine, ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous

la souveraineté française.

Elle reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés

par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et

assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des

événements liés au processus d’indépendance de ces anciens

départements et leur rend, ainsi qu’à leurs familles, solennellement

hommage. »

Article 2 : « La Nation associe les rapatriés d’Afrique du Nord,

les personnes disparues et les populations civiles victimes de

massacres ou d’exactions commis durant la guerre d’Algérie et

après le 19 mars 1962, en violation des accords d’Évian, ainsi que

les victimes civiles des combats de Tunisie et du Maroc, à

l’hommage rendu le 5 décembre aux combattants morts pour la

France en Afrique du Nord. »

Autre moment d’émotion, le 25 novembre 2007, sous la présidence de

Nicolas Sarkozy, qui refusait toute repentance : le secrétaire d’État aux

Anciens combattants, Alain Marleix, inaugurait, à Perpignan, dans le

jardin Mère-Antigo de l’ancien couvent Sainte-Claire de la Passion, un

Mur des disparus :


« À ces hommes et femmes, sans distinction d’origine, de

condition, de religion, qui sont demeurés sans sépulture, je veux

leur dire, aujourd’hui, solennellement, que nous ne les avons pas

oubliés […]. Je pense à chacune de ces femmes, à chacun de ces

hommes qui vécurent sur cette terre d’Algérie, dont l’engagement

fut fait de ferveur, de fidélité et d’idéal, qu’ils soient pieds-noirs,

qu’ils soient harkis ou venus de métropole. Je pense à vos familles

meurtries par l’absence inexpliquée, par le deuil inachevé, et aux

cicatrices béantes que rien ne peut refermer. »

Érigé grâce à une souscription lancée par une association, Le Cercle

algérianiste, ce mémorial de 15 mètres de long comporte plus de 2 000

noms gravés sur dix plaques de bronze. Celles-ci sont disposées de part et

d’autre d’un haut-relief, « À la mémoire des disparus morts sans

sépulture. Algérie 1954-1963 », qu’encadrent deux plaques de marbre

noir comportant, chacune, ces mots : « À TOUS, harkis, disparus aux

noms effacés… ». Sur l’une, une phrase de Chateaubriand : « Ce n’est

pas de tuer l’innocent comme innocent qui perd la société, c’est de le tuer

comme coupable. » Sur l’autre, une phrase de Jean Brune, fils d’un

forgeron d’Aïn Bessem et auteur de Cette haine qui ressemble à

8

l’amour : « La seule défaite irréparable c’est l’oubli . »

Le 29 janvier 2012, toujours dans l’enceinte du couvent Sainte-Claire

de la Passion, s’ouvrait le Centre de documentation des Français

d’Algérie. Ce jour-là, le maire de Perpignan, Jean-Marc Pujol, pied-noir

de Mostaganem, exaltait le « devoir accompli » :

« Non pas par rapport à moi, mais par rapport à nos parents et

grands-parents et à tous ceux qui ont construit l’Algérie pendant

cent trente-deux ans et qui ont été effacés par l’histoire de l’Algérie

française des huit dernières années et l’exil définitif. Ce pays de

contraste, où le caractère des hommes était illuminé par le soleil et

assombri par la dureté de sa terre, à jamais perdue par tous les

survivants. »

L’élu poursuivait :

« Ce que nous avons voulu, avec le Centre de documentation des

Français d’Algérie, ce n’est pas chercher une revanche qui n’aurait


pas de sens, mais mettre en valeur ce que tout le monde veut

cacher. »

Il citait Albert Camus :

« Je veux combattre pour la justice, non pour la pénitence des uns

et la vengeance des autres. »

En novembre 2012, patatras ! Biffant une loi votée neuf ans plus tôt

par la droite, la gauche, revenue au pouvoir, tire un trait sur des dizaines

de milliers de morts et consacre le 19 mars de son onction mémorielle.

Dans les accords d’Évian, mirage de paix brouillé de sang et de larmes,

Georges-Marc Benamou verra « une ruine abandonnée aux fantômes

9

qu’on ne prend plus le temps d’explorer tant elle est grimaçante ». De

son côté, René Mayer, pied-noir, polytechnicien, ancien haut

fonctionnaire en Algérie, notera :

« En France, les prétendus accords d’Évian ont été salués par une

explosion de soulagement comparable, toute proportion gardée, à

celle qui accueillit Daladier au retour des accords de Munich : ils

annonçaient le retour des jeunes du contingent. »

Et de constater :

« Si, bien qu’ils aient été violés dès la première heures, aucun

gouvernement français n’a jamais tenté un quelconque recours

devant la Cour internationale de justice de La Haye, c’est que

l’existence des “accords” d’Évian en tant que contrat ayant une

10

valeur juridique internationale est des plus douteuse . »

L’article 2 de l’accord de cessez-le-feu stipulait : « Les deux parties

s’engagent à interdire tout recours aux actes de violence collective ou

individuelle. » Côté algérien, ni l’ALN, ni le FLN ne vont s’y conformer,

nettoyant le pays des pieds-noirs et des Arabes qui ont cru en la parole de

la France. « La princesse des contes », « la madone aux fresques des

11

murs », ainsi que le général de Gaulle sublimait la France, ne va pas

protester.


Vice-président du GPRA, Krim Belkacem, qui dirigeait la délégation

du FLN à Évian, sera bientôt écarté du pouvoir par le tandem Ben Bella-

Boumédiène. Le 18 octobre 1970, il sera retrouvé étranglé avec sa

cravate dans une chambre d’hôtel de Francfort.

Malgré les assurances, la seule échappatoire consentie aux pieds-noirs,

s’ils veulent éviter le cercueil, est : prendre l’avion ou le bateau pour la

métropole. Là, ils dérangent, écornent « la grandeur de la France ».

Comment se dépêtrer de ces familles meurtries, spoliées, qui ont tout

perdu ? Le gouvernement va jusqu’à envisager de lointaines solutions,

comme les envoyer au Brésil, en Argentine, en Nouvelle-Calédonie ou en

Guyane. À l’époque secrétaire d’État à l’Information, Alain Peyrefitte,

12

révélera, dans C’était de Gaulle , les calembredaines qui émaillent, en

1962, les conseils des ministres. Louis Joxe, ministre d’État chargé des

Affaires algériennes, le 24 mai : « Ce sont des vacances anticipées à

l’arrivée des grandes chaleurs. » Robert Boulin, secrétaire d’État aux

Rapatriés, le 30 mai : « À peu près tous ont acheté un billet aller et retour.

Simplement, la plupart sont incertains sur la date de leur retour en

Algérie. » Fin juin : « Ce sont bien des vacanciers. Jusqu’à ce que la

preuve du contraire soit apportée. » Louis Joxe, le 8 juillet : « Les piedsnoirs

vont inoculer le fascisme en France. » Le 18 juillet : « Dans

beaucoup de cas, il n’est pas souhaitable qu’ils s’installent en France, où

ils seraient une mauvaise graine. » Roger Frey, ministre de l’Intérieur, le

22 août : « J’ai les moyens d’intervenir s’il y a des manifestations à

Marseille. »

Sur le port de la capitale de la bouillabaisse, que protège la

bienveillante Bonne Mère, des lettres géantes accueillent les

« rapatriés » : « Pieds-noirs, retournez chez vous », « Les pieds-noirs à la

mer ». Des dockers cégétistes n’hésitent pas à fouiller les cadres

contenant le peu de biens que des familles ont réussi à conserver de leur

passé. Ils se servent ou les laissent délibérément tomber à l’eau.

Chauffeurs de taxis, hôteliers et agents immobiliers font flamber tarifs et

loyers.

*


Le journal communiste de la ville, La Marseillaise, traite

d’« envahisseurs » les familles désemparées qui errent dans les rues.

Quant au sénateur-maire socialiste, Gaston Defferre, il se drape dans les

grotesques oripeaux d’un matamore bravache. Le 26 juillet, interviewé

par Paris-Presse-L’Intransigeant, il postillonne, martial : « Il y a 150 000

habitants de trop à Marseille. C’est le nombre des rapatriés d’Algérie, qui

pensent que le Grand Nord commence à Avignon. » Le journaliste : « Et

les enfants ? » Réponse : « Pas question de les inscrire à l’école, car il n’y

a déjà pas assez de place pour les petits Marseillais. » Plus loin : « Au

début, le Marseillais était ému par l’arrivée de ces pauvres gens, mais

bien vite les “pieds-noirs” ont voulu agir comme ils le faisaient en

Algérie, quand ils donnaient des coups de pied aux fesses aux Arabes.

Alors les Marseillais se sont rebiffés. Mais, vous-même, regardez en

ville : toutes les voitures immatriculées en Algérie sont en infraction… »

L’élu menace : « Si les pieds-noirs veulent nous chatouiller le bout du

nez, ils verront comment mes hommes savent se châtaigner… N’oubliez

pas que j’ai avec moi une majorité de dockers et de chauffeurs de

taxis ! » Tartarin de la Canebière, il hausse le ton : « Qu’ils quittent

Marseille en vitesse ! Qu’ils essaient de se réadapter ailleurs et tout ira

pour le mieux. »

Craignant les mauvaises influences que représentent ces flots de

populations débarqués d’Algérie, le journal La Croix du 24 février incite

onctueusement ses lecteurs à « éviter de laisser notre jeunesse se

contaminer au contact de garçons qui ont pris l’habitude de la violence

13

poussée jusqu’au crime ».

Autre conseil charitable de la publication catholique, relevé par André

Rossfelder dans Le Onzième Commandement : « Il faut traiter

collectivement les pieds-noirs comme un homme en train de se noyer

14

qu’il convient d’assommer pour mieux le sauver . » Blessé par le déni de

vérité et de justice qui frappe pieds-noirs et Arabes fidèles à la France, ce

pied-noir de la quatrième génération, ami d’Albert Camus, engagé très

jeune dans la Résistance et dans les combats pour la libération de la

métropole au sein de l’Armée d’Afrique, puis dans celui de l’Algérie

Française, estime que le 19 mars 1962 « marque pour l’histoire le

commencement du pire de ces temps diaboliques ».


Dans L’Humanité du 5 juin, François Billoux, député communiste des

Bouches-du-Rhône, recommande au gouvernement de loger les rapatriés

« dans les châteaux de l’OAS » : « Ne laissons pas les repliés d’Algérie

devenir une réserve du fascisme. »

Sur les harkis déferlent les monstruosités de l’apocalypse. Les

nouveaux maîtres de l’Algérie foulent rapidement les nébuleuses

promesses de pardon qu’ils leur avaient dispensées. Ils se vengent. Tenus

par la France de rendre leurs armes, privés de protection, sans défense,

les « traîtres » sont livrés, par unités entières, par villages entiers, par

familles entières, à leurs bourreaux, qui leur crèvent les yeux, leurs

coupent les nez, les oreilles, les lèvres, leur arrachent la langue, les

plongent dans des chaudrons d’eau bouillante, les empalent, les

embrochent, les émasculent, les égorgent, les dépècent à la tenaille, salent

leurs plaies, les lapident, les brûlent vifs, les enterrent vivants… Des

250 hommes du commando Georges qui, le 27 août 1959, avaient défilé

fièrement, à Saïda, devant le général de Gaulle, une poignée seulement

va échapper à la mort.

Né en Kabylie, Mohand Hamoumou, fils de harki, témoignera :

*

« La plupart furent humiliés et torturés publiquement,

longuement, avec un luxe de raffinement dans l’horreur. La mort

était une délivrance, d’où la recherche de morts lentes pour faire

durer l’expiation. Le supplice est destiné à rendre infâme celui qui

en est la victime et à attester le triomphe de celui qui l’impose. Plus

le doute est permis sur l’infamie de l’accusé, plus le supplice doit

être démesuré pour persuader l’assistance de la culpabilité de la

15

victime . »

« Un massacre honteux pour la France, comme pour l’Algérie », dira

Jean Lacouture dans Télérama du 13 septembre 1991. Dominique

Schnapper, dans Le Monde du 4 novembre 1999 : « La France s’est mal

conduite. Elle n’a pas respecté sa parole pour des raisons politiques. Elle

a abandonné à la vengeance de ses ennemis ceux qui étaient engagés

pour elle. » Et Simone Veil, le 18 mars 2010, lors de sa réception à


l’Académie française : « La tragédie de ces familles entières

abandonnées laisse en tout cas une trace indélébile sur notre histoire

contemporaine. »

Impossible de chercher refuge dans l’Hexagone. Le 16 mai 1962,

directive de Pierre Messmer, ministre des Armées :

« À compter du 20 mai, seront refoulés sur l’Algérie, tous

anciens supplétifs qui arriveraient en métropole sans autorisation de

ma part, accordée après consultation des départements ministériels

concernés. »

Le 15 juillet, son collègue du gouvernement, Louis Joxe :

« Les supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan

général seront renvoyés en Algérie. »

L’armée française doit rester l’arme au pied. Le 16 mars, deux jours

avant la signature des accords d’Évian, le général de Gaulle en avait

avisé Michel Debré :

« En cas d’ouverture du feu par l’ALN, nos forces riposteront,

mais au cas où des éléments regroupés de l’ALN ou des membres

du FLN se livreraient à des opérations de pillage, saccage,

destruction, harcèlements ou embuscades sur nos forces ou sur des

biens publics et privés, nos forces ne devront riposter que pour

assurer leur propre défense et celle de nos installations. Toute autre

action ne pourra être engagée que sur réquisition par l’autorité

publique. Dans tous les cas, y compris les enlèvements, l’incident

sera simultanément porté à la connaissance de la commission mixte

locale et du haut-commissaire. »

Traduction : les militaires peuvent répliquer s’ils sont directement

visés, mais il leur est interdit d’intervenir pour protéger des civils.

Le 13 mai, devant le Monoprix du quartier Belcourt, à Alger, des

Arabes enlèvent un pied-noir. Une patrouille est présente. Elle laisse

faire. Le cadavre de l’homme, retrouvé le lendemain rue Albert-de-Mun,

illustre la phrase lâchée, le 4 mai, par le général de Gaulle :


« L’intérêt de la France a cessé de se confondre avec celui des

16

pieds-noirs . »

5 juillet. L’Algérie proclame officiellement son indépendance. Cent

trente-deux ans plus tôt, jour pour jour, le dey d’Alger, représentant du

sultan ottoman qui régnait sur le Maghreb, avait ouvert les portes de sa

ville au général Louis Auguste Victor de Ghaisne, comte de Bourmont,

ministre de la Guerre du roi Charles X, commandant en chef d’une

expédition conçue, notamment, pour mettre fin, en Méditerranée, aux

pillages et aux captures d’esclaves par la piraterie barbaresque. En

mai 1830, 675 navires s’étaient éloignés des ports de Marseille et de

Toulon. Au lever du soleil, le 14 juin, plus de 30 000 soldats avaient

commencé à débarquer sur la presqu’île de Sidi-Ferruch.

Le 5 juillet 1962, l’Algérie devient donc un « État indépendant

coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations

du 19 mars 1962 ». La veille, en Conseil des ministres, le général de

Gaulle s’est entêté à négliger l’ampleur de l’exode des pieds-noirs :

« Même si beaucoup continuent à s’en aller, je suis persuadé que la

grande majorité d’entre eux retourneront en Algérie. »

À Oran, en quelques mois, la population européenne, qui était

majoritaire, a fondu de moitié, passant de 230 000 à 100 000 habitants.

La peur. Les messages rassurants diffusés par les haut-parleurs de

véhicules de l’armée française, qui sillonnaient la ville, ne l’ont pas

apaisée.

Dès le petit matin du 5 juillet, la liesse se répand dans les quartiers

arabes de la périphérie, Medioni, Lamur et Ville-Nouvelle. Par les

boulevards Andrieu, Maréchal-Joffre, Paul-Doumer, Sebastopol,

Magenta, Clemenceau, Giraud et Magenta, des cortèges, hérissés de

drapeaux algériens, convergent vers le centre, la place Foch et la place

d’Armes. Ils ne cessent de grossir. Entre les chants patriotiques, des

slogans glorifient Allah et les martyrs de l’indépendance. D’abord

joyeuse, la foule ne tarde pas à adopter l’arrogance des vainqueurs quand

elle croise des « roumis ». L’atmosphère se tend, s’électrise. Vers

11 h 30 : des coups de feu. Tirs de joie ? Quand ils se transforment en

longues rafales, la gaieté se noie sous d’hideux rictus, la haine enivre les

manifestants arabes. La panique s’empare des passants européens.


L’hostilité des regards, des paroles et des bras d’honneur se mue en

torrents de fanatisme.

Pendant des heures, un déchaînement de violence va fondre sur les

pieds-noirs et les Arabes suspectés de sympathie pour l’Algérie française.

17

Jeunes voyous désœuvrés, hommes de l’ALN, ATO , civils, armés de

pistolets, de couteaux, de gourdins, se jettent, hystériques, sur les piétons,

enfoncent les portes des appartements, les pillent, dévalisent les

magasins, les cafés, les restaurants. Hurlant « Mort aux roumis ! Mort

aux youdis ! », ils vident les chargeurs de leurs armes, poignardent,

violent, lynchent, éventrent, pendent, arrêtent, enlèvent…

À la Grande Poste, des enragés égorgent des fonctionnaires et des

clients. Rue de la Fonderie, ils pénètrent dans un restaurant grec, tuent

des habitués. Ils en enlèvent d’autres. Au restaurant du Midi, rue

d’Alsace-Lorraine, une mère de sept enfants s’écroule sous les yeux de

son mari. Le couple souhaitait s’offrir un déjeuner en amoureux. Rue

d’Arzew, une boulangère aperçoit un camion transportant des cadavres se

balançant à des crocs de boucher. Un chauffeur-livreur est lynché près de

la place d’Armes. Et ce jeune employé de banque, que sa fiancée a

attendu en vain. Ou ces deux policiers en uniforme, pris à partie par des

voyous armés. Des militaires français assistent à la scène. Ils ne

bronchent pas. Selon un témoin, les deux policiers, conduits aux abattoirs

d’Eckmühl, seront pendus à des crochets et saignés comme des bœufs.

Sur la route de La Sénia, un entrepreneur est arrêté, dans son camion, à

un barrage. Des hommes le conduisent au commissariat central. Battu,

laissé pour mort. Attiré par ses gémissements, un jeune Arabe du FLN,

fils de sa femme de ménage, va le cacher.

Les dépouilles de beaucoup seront abandonnées sur un coin de trottoir

ou jetées dans des fosses communes. Notamment dans la zone du Petit-

Lac, où des charniers, ouverts à la pelleteuse, sont, une fois remplis,

aplanis au bulldozer. Il va s’en dégager une infecte puanteur de cadavres

en décomposition.

Consul de Suisse à Oran, René Gehrig racontera ce qu’il a vu en

arrivant à son bureau :

« Je traverse la chaussée en courant, me plaque contre la porte du

couloir pour l’ouvrir… juste à temps… Une rafale de mitraillette


siffle et abat un homme qui était au coin, un peu plus loin que moi.

Il avait l’air de regarder qui venait… ou voulait-il me parler ou se

réfugier dans le couloir, avec moi ? Le fait qu’il a été tué et que si je

ne m’étais pas collé contre la porte… Aussitôt dans le couloir et

après avoir fermé, sans bruit, j’ai grimpé quatre à quatre les

escaliers m’amenant au premier étage. De mon bureau, à travers les

lamelles des volets fermés, j’ai revu cette voiture, qui avait fait le

tour du pâté de maisons. C’était une petite camionnette sur laquelle

quatre musulmans avaient pris place, chacun la mitraillette à la

main, tiraient sur tout ce qui bougeait, parfois dans les vitrines ou

les fenêtres ouvertes… et ils rigolaient… Je les vois entrer dans le

parking, où j’aurais dû garer la voiture, ce que je n’avais pas fait

exceptionnellement. Peut-être me cherchent-ils ? Un autre Européen

arrive à son tour, à moto pour se garer. Il me semble que les

musulmans lui demandent ses papiers… mais au moment où il met

sa main dans la poche… l’un d’eux lui tire, à bout portant, une balle

18

dans la tête … »

Autre témoignage, celui de Gérard Rosenzweig, que publiera Causeur,

le 4 juillet 2016, sous le titre « Requiem pour un massacre oublié » :

« Place d’Armes, les manifestants, après de multiples

égorgements, font maintenant des prisonniers. Tout ce qui montre

allure européenne, vêtements, visages, langage, tout est capturé,

dépouillé, roué de coups, blessé. Malheur au Blanc et à tout ce qui

s’en approche. Là aussi, des dizaines et des dizaines d’hommes, de

femmes ou d’enfants touchent à leur dernier jour. La ville n’est plus

qu’une clameur multiple de cris de mourants, de pogroms et de

haine brutale. La contagion est instantanée. En moins d’une heure le

massacre pousse ses métastases partout et s’organise selon

d’épouvantables modes. Ici, on tue à la chaîne. Là, c’est à l’unité, à

la famille. En quelques lieux, le sang a envahi les caniveaux.

Ailleurs, on assassine, on démembre, on violente, on blesse pour

faire plus longtemps souffrir ; le parent meurt devant le parent

provisoirement épargné. »

L’historien Jean Monneret parlera de « mouvement de folie et de

meurtre collectif » :


« On se venge sur l’autre, le différent, on exerce des représailles

raciales, comme cela s’est si souvent produit durant la guerre

d’Algérie. C’est un règlement de compte ethnique qui se déroule.

Des civils sont porteurs de couteaux et d’armes au poing ; ils

abattent les pieds-noirs rencontrés. Les ATO font de même, et ils ne

sont pas les derniers à participer aux lynchages et aux assassinats.

D’autres civils armés leur apportent du renfort. Au bout d’un certain

temps, les hommes de l’ALN vont se faire plus nombreux. Ils

19

entreprennent de ratisser le centre-ville … »

Les 18 000 militaires français, cantonnés dans leurs casernes, ne

bougent pas. Cris. Appels au secours. Ils n’interviennent pas. Certains

refoulent les malheureux implorant leur l’aide aux postes de garde. Ordre

du général Joseph Katz, qui commande le secteur. Lui aussi obéit. « Si

les gens s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des nouvelles autorités », a

tranché, le 24 mai, le général de Gaulle en Conseil des ministres.

Quelques rares officiers, néanmoins, se substituent aux « nouvelles

e

autorités ». Commandant de la deuxième compagnie du 2 Zouaves, le

capitaine Croguennec, accompagné d’un sous-officier, se fait remettre, au

commissariat central, 200 civils terrorisés…

e e

À la tête de sa demi-compagnie, ancienne 4 du 30 BCP (Bataillon de

chasseurs portés), majoritairement composée de militaires nord-africains,

et transformée, après le 19 mars, en unité de la Force locale algérienne

e

(430 UFL ou UFO), le lieutenant Rabah Kheliff libère plusieurs

centaines d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards regroupés

devant la préfecture…

Le calme ne reviendra que vers 17 heures, après que l’armée a, enfin,

été autorisée à se déployer dans les rues. Pour absoudre son inertie, le

général Katz se retranchera derrière la confusion des instructions dont il

fut assailli :

er

« Du 13 juin au 1 juillet, nous sont arrivés d’Alger vingt notes ou

messages fixant l’attitude que nous aurions à tenir dès l’indépendance

venue, les uns et les autres étant souvent en contradiction sur beaucoup

20

de points . »


Ainsi, une note du 19 juin, signée du général Michel Fourquet,

commandant supérieur des forces armées en Algérie, qui stipulait :

« En cas de légitime défense, ou pour porter assistance à des

personnes en danger, les secours sont apportés à l’initiative et surle-champ

par les personnes ou petits groupes de militaires se

trouvant sur les lieux ou à proximité, conformément à l’article 63 du

Code pénal. Si pour porter secours il faut engager une unité, l’ordre

ou l’autorisation du commandant de corps d’armée sont

nécessaires. »

Cette note, se justifiera le général Katz,

« insistait sur le respect de la souveraineté algérienne et nous

enlevait pratiquement toute charge du maintien de l’ordre. Les

forces de troisième catégorie, c’est-à-dire les unités de l’armée,

autres que la gendarmerie, ne recevaient aucune mission

d’intervention sauf sur ordre du Génésuper, des commandants de

corps d’armée et à la demande expresse et écrite des autorités

civiles qui, tant du côté français que du côté algérien, seraient mises

er

en place à partir du 1 juillet sans être encore capables d’apprécier

la situation. Qu’un incident survienne et l’ordre d’intervention

arrivera trop tard ; les dispositions arrêtées étaient bonnes tout juste

à régler une manifestation dans une paisible sous-préfecture ».

Coût humain de la célébration de l’indépendance de l’Algérie, à Oran :

des centaines de morts et de disparus, macabre résonance à cet éditorial

du 31 août 1955 sur Radio Damas :

« En Algérie, un million d’étrangers environ, armés ou non, se

trouvent face à face avec dix millions d’Arabes disséminés sur toute

l’étendue du territoire. Aussi, si chaque Arabe avait à tuer un

Français, il serait possible d’exterminer sans exception tous les

Français, contre un chiffre de martyrs qui ne dépasserait pas le

douzième de l’ensemble du vaillant peuple algérien. Le facteur

initial et fondamental qui doit décider les Français à évacuer et

déguerpir est un climat de terreur permanente et de peur

permanente. »


En métropole, la presse va minimiser l’ampleur de la tragédie. Elle

minaude. Dans son édition datée du 10 juillet, Le Monde, si prompt à

stigmatiser les méfaits de la colonisation et les exactions de l’armée

française, se distinguera par sa prudence. Un modèle de désinformation :

« Les Oranais se racontent de bouche à oreille des scènes d’enlèvements,

de tortures, de pillages. Ces récits sont difficilement contrôlables. » Sousentendu,

les rastaquouères ont la réputation d’avoir le sang chaud, ils

exagèrent certainement… Le 8 juillet, le quotidien de référence du soir

avait, du haut de sa respectabilité, chiffré à 25 le nombre d’Européens

tués ou enlevés…

Depuis les accords d’Évian, les enlèvements constituent l’un des

instruments de la stratégie « de terreur permanente et de peur

permanente » prônée par Radio Damas.

Le 5 juillet, dans l’après-midi, Joseph Pinto, cinquante-huit ans,

représentant de commerce, sort de chez lui, 10 rue Léon-Djian. Curieux,

il veut voir ce qui se passe dehors. Dans l’appartement, sa famille va

guetter son retour. Impatiente. Pas de bruit de pas dans l’escalier. La

porte qui ne s’ouvre pas… L’angoisse va s’insinuer. Joseph Pinto ne

reviendra pas.

Également disparus le 5 juillet, Eugène Benoît, cinquante-huit ans,

er

adjoint forestier, kidnappé à son domicile, 37 avenue Albert-I ; Alfred

Aranda, trente-sept ans, enlevé avenue d’Oujda, à proximité du cinéma

Rex ; Gérard Chérubino, dix-huit ans, employé de banque ; Francis

Segado, trente-deux ans, chauffeur d’autobus ; Henri Muller, trente-deux

ans, entrepreneur de transports ; Christian Mesmacque, dix-huit ans,

enlevé avec des amis, André Chiappone, Julien Bagout, sa sœur, Jeanne

Bagout-Ricard, et ses quatre enfants, Alain, Christiane, Edith et

Salvadore. Ils étaient partis à la plage ; Ernest Martinez, vingt-deux ans,

menuisier ; Henri Jover, vingt-trois ans, employé des Ponts et chaussées ;

Cyr Jacquemain, vingt-sept ans, magasinier sur la base aérienne 141, et

son oncle, Joseph Garcia, cinquante-sept ans ; ils se rendaient à La Sénia

à bord d’une Peugeot 403 noire, immatriculée 822 EA 9G ; Marcel Facet,

quarante-neuf ans, et son frère Lucien, cinquante-sept ans, agriculteurs à

Saint-André-de-Mascara ; ils circulaient dans une voiture

*


immatriculée 825 J9 ; Renée Benhamou, cinquante-six ans, de Tlemcen,

avait pris la route pour Oran. Vers 10 heures, a été aperçue à Aïn

Temouchent…

Joseph Roca, cinquante-six ans, chef de chantier au sein de la Société

Salas François Père & Fils. Dans la matinée du 5 juillet, il quitte Sidi Bel

Abbès dans son Ariane verte. Avec lui, son beau-frère, Thomas Botella.

Ils accompagnent à Oran la mère de Joseph Roca, Marie, son fils, Jean-

Claude, et une de ses nièces, qui, par une amie employée à la Compagnie

maritime, a obtenu trois places sur un bateau pour Marseille. Joseph Roca

et Thomas Botella ne rentreront pas à Sidi Bel Abbès.

Le 6 juillet, l’épouse de Joseph Roca, Isabelle, va au commissariat de

sa ville, où des Algériens ont remplacé les policiers européens. Rigolards,

les nouveaux représentants des forces de l’ordre plastronnent : « Votre

mari ne serait-il pas parti avec une femme ? » Elle va avoir droit à la

visite d’Arabes – informés par qui ? elle l’ignore – qui exigent de l’argent

et des médicaments pour son mari, opéré récemment de la vésicule

biliaire. Sans suite, évidemment.

Contrainte de quitter Sidi Bel Abbès et l’Algérie, Isabelle Roca va, en

métropole, multiplier les démarches auprès du ministère des Affaires

étrangères et de la Croix-Rouge. Fin octobre 1962, une lettre du consul

général de France à Oran, datée du 16, l’informe :

« M. Joseph Roca se trouve actuellement empêché de manifester

sa volonté, en raison des événements survenus en Algérie. À l’issue

des enquêtes que nous avons provoquées, il apparaît que l’intéressé

aurait été enlevé le 5 juillet 1962 à Oran, avec son beau-frère,

M. Thomas Botella, alors qu’ils circulaient à bord d’une Simca

o

Ariane verte n 411 EH 9G. »

La voiture s’est volatilisée.

Toujours le 5 juillet, à Oran. Vers 15 h 30, Paul Teuma, quarantequatre

ans, directeur des établissements Monserrat, spécialisés dans la

distribution de vins et de boissons gazeuses, quitte dans une Peugeot 404

son bureau, 18 boulevard Froment-Coste. Son inspecteur, Manuel

Hernandez, est assis à la place du passager. Deux camions, un Berliet,

conduit par Édouard Segura, et un Hotchkiss, conduit par Jean


Lenormand, les suivent. Une livraison urgente à la base aéronavale de

Lartigue, près de l’aérodrome de La Sénia…

Jean Monneret :

« Il s’agit d’une mutation du terrorisme du FLN. Celui-là a, jusque-là,

usé de moyens en quelque sorte traditionnels : assassinats à la sauvette

d’Européens, grenades et bombes dans les lieux publics ou les moyens de

transports. Bien entendu, et selon une règle jamais démentie, les

terroristes n’épargnaient ni les femmes, ni les enfants. Après le 19 mars,

tenu par le cessez-le-feu, le FLN va changer de méthode. Il n’utilise plus

21

d’arme, il ne tue plus dans la rue. Il enlève . »

La vague oranaise de rapts emporte également des soldats français.

Vers 12 h 30, le maréchal des logis-major Jacques Nouge, de la

e

128 compagnie muletière, déjeune, chez lui, 1, rue de Tlemcen, avec sa

femme et ses deux enfants. Des hommes de l’ALN sonnent à la porte…

À 14 h 10, le soldat de première classe Jack Delabrière, de la

e

666 compagnie de gestion du parc, entreprend, à bord d’une 2CV

militaire, sa tournée de ramassage des cadres civils et militaires logeant

en ville. Son itinéraire ne varie pas : La Sénia, avenue de Sidi-Chami,

cité Perret, et sens inverse. Son retour était prévu à 14 h 45…

L’adjudant-chef Alfred Guillem, du service de la préparation militaire

en Algérie, règle les derniers détails de son déménagement à Paris, où il

vient d’être muté. En uniforme, selon les consignes, coiffé de son béret

rouge et accompagné de sa fille, quinze ans, il se dirige, au volant de sa

2CV personnelle, vers le district de transit d’Oran. La foule submergeant

les rues, il y renonce et prend le boulevard Joffre et l’avenue de Tlemcen.

Dans l’impossibilité d’avancer, il espère se réfugier chez son frère,

Sauveur, 41, rue du Fondouk. Bloqué contre le trottoir par une Aronde

verte, il est arraché de son véhicule, violemment tabassé à coups de poing

et de pied dans le ventre. Ses agresseurs le poussent dans une 4 CV

Renault. Sa fille parvient à courir jusque chez Sauveur. Quelques jours

plus tard, son épouse recevra ses papiers d’identité, sans son portefeuille.

Chargés des approvisionnements de la base aérienne de La Sénia, les

sergents Henri Corbier et Jean-Claude Gardin avaient ordre d’effectuer


des achats à Oran…

Bénéficiant d’une permission, le soldat Maurice Cassis, de l’école

militaire de Koléa, avait pris, à Blida, le train de 8 heures pour Oran où

habitait sa famille. Aucune trace de son arrivée…

Oranaise, Geneviève de Ternant consacrera un ouvrage en trois

22

volumes à L’Agonie d’Oran . Citant la phrase de Charles Péguy : « Qui

ne gueule pas la vérité quand il sait la vérité, se fait le complice des

menteurs et des faussaires », elle notera que, s’ils n’ont pas été aussitôt

assassinés, souvent après d’horribles tortures, nombre d’hommes enlevés

ont été internés dans des camps, utilisés comme esclaves dans des usines,

des mines, sur des chantiers ou dans des opérations de déminage. Quant

aux femmes, certaines ont été vendues à des maisons closes, à des bars à

soldats ou à des réseaux internationaux de prostitution opérant au

Maghreb ou en Afrique noire. Autre ignominie : des

malheureux étaient vidés de leur sang dans des « cliniques » du FLN afin

de permettre des transfusions à des fellaghas blessés.

Dès 1963 est publiée en Suisse une brochure intitulée Le Drame des

disparus d’Algérie. À l’origine de cet opuscule : une « Commission

internationale de recherche historique sur les événements d’Algérie »,

pilotée par Jacques Soustelle, alors dans la clandestinité.

On y lit :

« C’est après les accords d’Évian et souvent même après la

proclamation de l’indépendance algérienne, que 2 000 personnes

ont été enlevées, séquestrées, torturées, soumises à des traitements

dégradants et souvent assassinées. Cette constatation permet

d’apprécier à sa juste valeur la thèse officielle selon laquelle les

accords d’Évian, geste de sagesse politique du plus haut degré, ont

jeté les bases d’une coopération confiante entre la France et le

nouvel État algérien. »

En 1934, Jacques Soustelle, ethnologue, avait adhéré au Comité de

vigilance des intellectuels antifascistes et, en juin 1940, il avait rallié le

général de Gaulle à Londres. Un homme blessé dans sa fidélité gaulliste

par les revirements et les engagements non tenus de l’ancien chef de la

France libre. Écarté par Guy Mollet, le 30 janvier 1956, du poste de


gouverneur général d’Algérie qu’il occupait depuis un an, ce député du

Rhône avait alors fondé, avec Georges Bidault, autre gaulliste qui, en

1943, avait succédé à Jean Moulin à la présidence du Conseil national de

la Résistance, l’Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie

Française (USRAF). Affichant son accord avec les objectifs de l’OAS, il

allait s’exiler pendant six ans.

Le 19 novembre de cette année 1963, Étienne Dailly, sénateur Gauche

démocratique de Seine-et-Marne, évoque, devant la haute assemblée, le

cas d’Evelyne Valadier,

« jeune Française de vingt-sept ans enlevée à Alger le 14 juin

1962, donc trois mois après les accords d’Évian, à un barrage de la

police algérienne et retrouvée par hasard dans une maison close à

Belcourt. Par qui ? Par l’ancien locataire de sa belle-sœur. Ce

musulman la rachète et réussit à l’en extraire, mais dans quel état ! »

Si l’intensité des enlèvements de civils culmine le 5 juillet 1962 à

Oran, le phénomène, qui a pris de l’ampleur à peine signés les accords

d’Évian, existait déjà auparavant.

Aujourd’hui, parmi les noms de civils qui s’affichent sur la colonne

blanche du Mémorial du quai Branly : plus de 1 500 disparus. Ils n’ont

vraisemblablement pas survécu longtemps. Quand sont-ils morts ? Dans

quelles conditions ? Où sont-ils enterrés ? Depuis 1954, dans les bascôtés

de l’Histoire gisent des dates, des patronymes et des familles qui

n’ont pu faire le deuil d’êtres chers…

25 juillet 1956. Victor Lacout, soixante-quatorze ans, agriculteur près

de Fedj M’zala, dans le Constantinois. Malgré les vols de bétail, les

incendies de fermes et les destructions de récoltes dans la région, il

refusait de déserter sa terre. Jusqu’à ce que trois Arabes armés…

8 février 1957. Louis Barthe, trente-six ans, viticulteur à Turenne, près

de Tlemcen. Il taillait sa vigne…

28 février 1957. Robert Navarro, trente-quatre ans, chef du district

d’Électricité et gaz d’Algérie de Tizi Ouzou. Vers 16 heures, il était parti

*


en 2CV inspecter un chantier… Huit ans plus tard, le 29 octobre 1965,

Jean de Broglie, secrétaire d’État chargé des Affaires algériennes,

successeur de Louis Joxe, ministre d’État chargé des Affaires algériennes

qui avait présidé la délégation française des accords d’Évian, écrira à son

épouse, Madeleine : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que des

premiers éléments de l’enquête à laquelle j’ai fait procéder, il ressort que

M. Navarro Robert, serait décédé deux mois après son enlèvement par

des éléments du FLN. »

9 mars 1957. Gabriel Fine, quarante-huit ans. Agriculteur, il habitait

rue des Chalets à Sidi Bel Abbès. Comme chaque matin, il avait pris la

route de son exploitation située à Tessala, à une quinzaine de

kilomètres…

13 février 1958. Dominique Penniello, vingt-neuf ans, fils d’un

industriel de Castiglione, et son épouse, Colette, vingt-cinq ans. Jeunes

mariés, ils étaient partis de Castiglione en voyage de noces…

13 mars 1958. Blas Herrera, quarante-trois ans. Après une journée de

travail à la ferme qu’il louait, il rentrait chez lui à Aïn Merdja, près de

Saïda. Seule sa voiture a été retrouvée… criblée de balles.

9 avril 1958. Joseph Laplume, quarante-sept ans, surveillant, dans

l’équipe de nuit, à l’usine de séchage de phosphates du Kouif, à la

frontière tunisienne. Vers 23 h 40, des fellaghas ont pénétré dans le

bâtiment…

er

1 septembre 1958. Salvador Blanes, cinquante-trois ans, directeur

d’une petite entreprise de transports publics, deux camions, à Teniet el

Haad. Il avait des céréales à charger sur la route de Trolad Taza à une

quinzaine de kilomètres de Téniet el Haad…

19 septembre 1958. Urbain Roux, quarante-quatre ans, supervisait les

labours sur la propriété d’une compagnie suisse, à 2 kilomètres de Sétif.

Vers midi, des hommes du FLN…

Nuit du 3 au 4 décembre 1958. Émile Bixio, quarante-sept ans,

propriétaire du Touring-Club Hôtel à Batna. Des inconnus se sont

présentés à son domicile…

17 novembre 1960. André Wachs, quarante-deux ans, instituteur à

Bessombourg. Deux individus armés ont exigé qu’il les suive…


20 août 1961. Pierre Calmon, trente-quatre ans, agriculteur à Boufarik.

C’était un dimanche, vers 18 heures. Une soirée en famille avec sa

femme et ses trois enfants. Cinq fellaghas sont entrés dans la maison,

qu’ils ont fouillée de fond en comble. Ayant arraché les fils du téléphone,

ils ont attaché les mains de Pierre Calmon dans le dos et l’ont emmené…

2 décembre 1961. Lucien Martin, vingt-huit ans, agriculteur à Trézel,

près de Tiaret. Il travaillait dans ses champs…

Puis il y eut la longue liste de 1962.

17 avril. Célestin Zapata, quarante-neuf ans, cafetier avenue

Alexandre-de-Yougoslavie, à Oran. Accompagné de sa femme,

Antoinette, quarante-cinq ans, et de son fils, Lucien, dix-huit ans, il était

allé tenter de récupérer une partie de l’argent que lui devait un débiteur…

18 avril. Fernand Tisserant, cinquante-trois ans, hôtelier à Aïn el Turk.

Dans sa fourgonnette Panhard, il se rendait aux halles centrales d’Oran.

Intercepté sur la route par un barrage du FLN…

27 avril. Marius Piffault, soixante-quatre ans. La dernière fois où il a

été vu, il circulait, dans sa Dauphine, à l’angle de la l’avenue de la

République et de la rue Émile-Vidal, à Oran…

5 mai. Robert Boirie, trente-sept ans, et son fils, Mathieu, treize ans.

Ils habitaient Kouba, sur les hauteurs d’Alger…

8 mai. André Banon, vingt-neuf ans. Agriculteur au Guelda, entre

Alger et Oran, une zone d’où s’était retirée l’armée française, il s’était

replié sur Alger. L’état d’entretien de ses cultures le tracassant, il avait

pris sa camionnette pour Le Guelda…

16 mai. Eugène Féraut, soixante et un ans, agriculteur à Oued el

Alleug… À sa sœur, un gendarme répondit : « Si vous voulez savoir

quelque chose, faites-le vous-même »…

12 juin. Louis Akermann, cinquante-quatre ans, agriculteur à Rhylen,

un lieudit à 5 kilomètres de Boufarik, et sa femme, Catherine Coll,

quarante-neuf ans…

14 juin. Georges Santerre, vingt-huit ans, agriculteur à Ameur el Aïn.

Vers 9 h 30, il se rendait dans sa ferme du hameau de Chatterbach, au

volant de sa Simca P60, beige à toit blanc, immatriculée 679 HM 9A…

De ses recherches pour le retrouver, son épouse, Colette Ducos Ader,


n’allait grappiller que des informations contradictoires. « Tantôt certitude

de vie. Tantôt mort dans des lieux différents. » Ne renonçant pas au

« droit de savoir », notamment au sein de plusieurs associations, elle

créera, en 2002, avec Monseigneur Pierre Boz, exarque patriarcal des

melkites catholiques, spécialiste de la langue arabe et de l’islam, et deux

historiens de la guerre d’Algérie, le général Maurice Faivre et Jean

Monneret, le GRFDA (Groupe de recherche des Français disparus en

23

Algérie) . Selon ses statuts, cette association a notamment pour objet :

« être à l’écoute des familles des enlevés portés disparus pendant

la guerre d’Algérie 1954-1962 et dans les mois qui ont suivi

l’indépendance. Les aider, les soutenir dans les démarches, les

procédures si nécessaire – attribution de la mention “Mort pour la

France” et octroi de pensions de victimes civiles du terrorisme […].

Inciter les historiens, les élus et les diverses administrations à porter

une attention particulière sur la période qui a suivi les accords

d’Évian, pendant laquelle ont été perpétrés des crimes et exactions

en violation des principes généraux du droit et sous la responsabilité

des États à qui incombe la protection juridique et morale des

personnes et des biens. »

29 juin. Dans la matinée, Mimoun Cohen, soixante-deux ans, et son

épouse, Yvonne, cinquante-deux ans, qui tenaient un bazar, La Gazelle,

avenue Jean-Jaurès, à Beni Saf, leur fille Colette, vingt-huit ans, et un

ami, Jean-Louis Levy, vingt-quatre ans, montaient dans la DS familiale.

Direction : Oran, à la recherche du mari de Colette, Jean-Jacques Sicsic,

trente-huit ans, et de l’oncle de Jean-Louis, Milo Bensoussan, trente-neuf

ans, qui, la veille, étaient allés se renseigner sur les bateaux appareillant

pour la France. Aucun des six n’est réapparu…

7 juillet. Ange Castello, quarante-neuf ans, maraîcher à Bou Thelis, et

son neveu, André Perez, vingt-six ans. Ils livraient des pommes de terre

et des tomates aux halles d’Oran…

17 juillet. Louis et Solange Gex, cinquante-quatre et cinquante ans,

agriculteurs, près d’Alger…

20 juillet. Émile Sanchez, cinquante-sept ans, employé de bureau à la

chambre de commerce d’Oran. Selon des témoins, il avait le visage en


sang quand, vers 11 heures, des soldats de l’ALN l’ont poussé hors de

son immeuble, 13 rue d’Auerstaedt…

22 juillet. Bernard Pessardière, quarante ans, de Mostaganem…

25 juillet. René-Claude Prudhon, cinquante-quatre ans, directeur

technique de la société Bastos à Alger. Vers 8 h 30, devant sa villa du

Club des Pins, il avait démarré sa Peugeot 404…

23 août. Marcel Astier, soixante-treize ans, colonel de réserve,

Commandeur de la Légion d’honneur, maire, pendant trente-six ans, de

son village natal, Souma, où sa famille, provençale, avait posé ses espoirs

en 1845. Le dispensaire, qu’il y avait fondé en 1935, venait d’être pillé

en juillet. Dirigeant une entreprise de battage-bottelage qui rayonnait sur

la plaine de la Mitidja, il est parti à 10 h 30 pour un rendez-vous à

Boufarik, distant de 5 kilomètres… Deux ans plus tôt, il avait écrit à un

ami : « Nous voulons bien souffrir, nous voulons bien mourir. Mais nous

ne voulons pas être humiliés. »

30 août. Philippe Adam, trente-deux ans, directeur de la concession

Peugeot à Tiaret. Il allait à Oran dans sa Peugeot 404 bleu turquoise. Il a

été aperçu la dernière fois à une station d’essence de Charon.

4 septembre. Fernand Roca, vingt-quatre ans, agent technique aux

établissements Eternit. Vers 12 h 30, trois hommes l’attendaient, dans une

Simca P60 crème à toit vert, devant son domicile, 19, rue Maselli, à

Alger. Le 5 novembre, il était vu à la préfecture d’Alger, dans les bureaux

de la police des renseignements généraux. Le 14 février 1964, le tribunal

de grande instance de la Seine le déclarera décédé. Le 3 janvier 1966, le

consul général de France à Alger, Maxime Hure, écrira à son

ambassadeur : « J’ai le regret de faire connaître que je n’ai pu recueillir

aucune indication tant à la PRG qu’à la PJ où le personnel actuel prétend

ignorer cette affaire et ne trouve aucune trace de la détention de notre

compatriote. »

13 septembre. Joseph Belda, cinquante-trois ans, viticulteur. Après

avoir vendangé toute la journée sur sa propriété d’Oued Sebbah, il

regagnait son domicile à Aïn el Arba…

*


29 novembre 1962. Courrier de l’ambassadeur de France à Alger,

Jean-Marcel Jeanneney, à Louis Joxe :

« Les rapports unanimes de nos consuls constatent ce glissement

général des départements algériens vers un “niveau de vie” qui ne

sera nullement comparable à celui que la France avait

artificiellement assuré à l’Algérie. Cela était sans doute une des

conséquences inévitables de l’indépendance, mais les accords

d’Évian, s’ils avaient pu être appliqués dans le contexte prévu, en

auraient limité l’ampleur et nos compatriotes auraient pu, sans trop

de mal, s’adapter aux conditions nouvelles qui leur auraient été

faites. Aujourd’hui, ils ont le sentiment, au moins dans les

campagnes et les petites villes, qu’il n’y a plus de place pour eux

dans un pays livré au marasme économique et au désordre

administratif. À moins d’un sérieux redressement, que l’évolution

des dernières semaines ne permet pas d’espérer, il est probable que

nos ressortissants devront tirer les conséquences d’un état de fait

irréversible et renoncer à se maintenir, avec une installation

permanente, dans l’intérieur du pays. Il est de plus en plus clair que

la colonie française n’a de chance de subsister qu’à Alger et dans

quelques grandes villes qui resteront peut-être comme les façades

modernes et occidentalisées d’un pays retombé, pour de nombreuses

24

années, en arrière . »

25

Président de SOLDIS-Algérie , le général Henry-Jean Fournier voit

dans le 19 mars 1962 « le signal d’une période particulièrement

douloureuse de la tragédie algérienne » :

« À partir de cette date et jusqu’à l’exode total des Européens

d’Algérie, il y a eu plus de victimes, d’origine européenne ou nordafricaine,

que durant toute la guerre. Assassinats et enlèvements, qui

avaient été pratiquement éradiqués, ont connu une virulence

accentuée par la sauvagerie et le caractère irrationnel des actes

commis. S’il n’existait qu’une seule raison pour refuser le 19 mars,

elle ferait appel à la mémoire de tous ceux qui sont tombés là-bas et

dont la mort n’a servi à rien. Elle ferait surtout appel à tous ceux qui

sont morts après, parce que la France avait baissé les armes et les

avait abandonnés à leurs tueurs. Vouloir célébrer le 19 mars est un


déni d’honneur à l’égard des premiers et un déni de mémoire à

l’égard des seconds. »

L’article 11 des accords d’Évian stipulait :

« Tous les prisonniers faits au combat, détenus par chacune des

parties au moment de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, seront

libérés ; ils seront remis dans les 20 jours à dater du cessez-le-feu

aux autorités désignées à cet effet. »

Si la France s’y est scrupuleusement conformée, le FLN a libéré à

peine une petite dizaine de ses prisonniers. Les autres ? Le silence. Et les

interrogations.

Général Fournier :

« La gestion par l’armée française de ce problème des disparus a

été inhumaine. Les familles n’ont eu aucune information, si ce n’est

un télégramme annonçant la disparition de leur proche, puis une

lettre du chef de corps commentant cette dernière. Personne, en

dehors de ceux qui les pleurent depuis plus de cinquante ans, ne

s’est jamais soucié de ces hommes jamais revenus, ni morts, ni

vivants. Pire, personne n’est aujourd’hui capable d’en donner la

liste nominative précise. Personne n’est même en mesure d’en

donner le nombre exact, que l’on évalue officiellement entre 500

et 1 000. »

Un chiffre : entre le 19 mars 1962 et le 5 juillet 1964, date de retour

des derniers contingents en métropole, 593 militaires français ont été tués

en Algérie ou sont portés disparus.

D’où, en 2014, la décision du général Fournier de créer SOLDIS-

Algérie. Son but : « Contribuer à l’écriture de la mémoire nationale à

l’égard des militaires français de l’armée régulière portés disparus en

er

Algérie, entre le 1 novembre 1954 et le 5 juillet 1964, et de sauvegarder

leur mémoire. » Il cite la Bible (Isaïe 56, 5) : « Je leur donnerai dans ma

maison et dans mes murailles une place et un nom meilleur que le nom

de fils ou de filles ; je leur donnerai à chacun une réputation éternelle, qui

ne sera point retranchée. »


Le 13 septembre 2018, un geste officiel sème le trouble sur le passé.

Le président de la République, Emmanuel Macron, rend visite à la veuve

de Maurice Audin, assistant de mathématiques à la faculté d’Alger,

militant du parti communiste algérien et sympathisant du FLN, disparu

en juin 1957. Dans un communiqué, publié sur le site du palais de

l’Élysée, il déclare :

*

« Il était temps que la Nation accomplisse un travail de vérité sur

ce sujet. »

Il reconnaît que Maurice Audin a été

« torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui

l’avaient arrêté à son domicile […]. Si la mort est, en dernier

ressort, le fait de quelques-uns, elle a néanmoins été rendue possible

par un système légalement institué : le système “arrestationdétention”,

mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux qui

avaient été confiés par voie légale aux forces armées à cette

période ».

Stupeur au Comité national d’entente (CNE), qui regroupe une

quarantaine d’associations d’anciens combattants, dont le président, le

général Bruno Dary, gouverneur militaire de Paris de 2007 à 2012, se fait

le porte-parole dans une lettre à Emmanuel Macron :

« Faut-il que le président de tous les Français évoque la guerre

d’Algérie à travers un cas particulier, sombre et sorti de son

contexte, dans une guerre dont les plaies ne sont pas encore

refermées au sein des communautés française et algérienne ?

Parmi toutes les missions ordonnées par le pouvoir politique à

l’armée française pendant sept années en raison de l’incapacité des

forces de sécurité à faire face au déferlement d’attentats aveugles,

faut-il donner l’impression de ne retenir que la plus sombre ?

Faut-il laisser entendre, par cette démarche, que Maurice Audin,

parce qu’il a été une victime, devienne un héros, oubliant ainsi qu’il

trahissait sa patrie, ses concitoyens et l’armée française ?


Faut-il occulter que la bataille d’Alger, même si elle eut des

heures sombres, a éradiqué le terrorisme qui frappait

quotidiennement la population algéroise, permettant ainsi de sauver

des centaines d’innocents, de femmes et d’enfants ?

Et s’il faut reconnaître la honte laissée par la torture de Maurice

Audin, faut-il oublier les centaines de Français, civils et militaires,

victimes du terrorisme, kidnappés, torturés et assassinés et jamais

retrouvés ? »

Pour le général Fournier, il est souhaitable que

« l’exemple retenu d’un militant d’un parti interdit et agissant

contre son pays n’occulte pas, notamment auprès des médias, le cas

de ce millier de militaires français, de souche européenne comme de

souche nord-africaine, qui ont été envoyés en mission en Algérie

pour y défendre les intérêts de la France et qui ont été portés

disparus soit au cours des combats, soit à la suite d’actes terroristes,

sans jamais se voir reconnaître la qualité de prisonniers de guerre et

qui ont subi privations, tortures et exécutions sommaires, sans que

jamais leur corps ne soit rendu aux familles, ni que l’État ne se

26

préoccupe d’elles . »

er

Ainsi, les vingt appelés du 1 groupe de compagnies nomades

re e

d’Algérie. Les 1 et 3 sections, vingt « Français de souche européenne »

(FSE) et vingt-quatre « Français de souche nord-africaine » (FSNA),

avaient installé leur campement aux Abdellys, entre Tlemcen et Sidi Bel

Abbès. Un secteur agité. Attentats, assassinats, incendies de fermes,

er

enlèvements de civils… Dans la nuit du 31 octobre au 1 novembre

1956, probablement grâce à un ou plusieurs complices, des fellaghas se

glissent à l’intérieur du hangar, où dorment la quarantaine de

« nomades », près de la place du village. Pas de bruit de bagarre. Pas un

coup de feu. Seulement des aboiements de chiens. Au petit matin, le

hangar est désert. Même les armes, les munitions, les grenades, un

mortier de 60 et ses obus ont été emportés.

Séparés des FSNA, les vingt FSE sont emmenés dans la montagne.

Encordés les uns aux autres, pieds nus, en slip et maillot de corps, ils se

seraient déplacés de nuit afin que le millier de militaires français lancés à


leur recherche ne les repère pas. Au bout de huit jours, leurs ravisseurs

les auraient égorgés et auraient jeté leurs corps dans un gouffre, le Ras el

Oued.

À la veille de Noël, les parents recevront des signes de vies de leurs

fils. Vingt lettres écrites sous contrôle et tamponnées du cachet de l’ALN.

Datées du 7 novembre, elles ont été postées de Tanger, donc après la mort

des jeunes appelés.

Dans l’une d’elles (sic) :

« Bien chers parents,

Je viens par ce petit moment vous donner de mes nouvelles qui

sont toujours très bonnes pour le moment et je souhaite que toute la

maison est en parfaite et bonne santé et que vous ne vous êtes pas

trop fait de souci de ne pas avoir reçu du courrier, mais je vais vous

er

dire que depuis le 1 novembre je suis prisonnier où j’ai été très

bien vu, bien soigné et bonne nourriture, donc, comme vous le

voyez je suis en de très bonne main et surtout ne vous faites aucun

souci puisque nous pouvons encore vous donner de nos nouvelles

de temps en temps.

Partout où l’on a passé nous avons été bien reçus et nous

comprenons vraiment la situation d’Algérie car les gens vivent

vraiment comme des pauvres et tout ça c’est la faute à tous les gros

qui occupent la terre algérienne. Et pourtant ces gens-là sont chez

eux et n’ont même pas un morceau de terre qui leur appartient. Je ne

vois plus grand-chose à vous dire pour aujourd’hui et rester en

bonne santé. »

Autre lettre, celle de Michel Gaborit, de Froidfond, en Vendée, à ses

parents :

« Je suis prisonnier au Maroc. Mais vous pouvez vous consoler

car je suis très bien. Nous sommes comme si nous étions chez nous.

Il ne nous manque rien. Pour la nourriture, elle est très bonne… »

Suivent, là encore, quelques phrases dictées par ses geôliers sur la

grandeur de la lutte pour l’indépendance algérienne.


Le FLN adressera un courrier aux parents des vingt jeunes assassinés.

Par exemple à ceux de Bernard Delemne, qui habitent Nomain, dans le

Nord :

« Nous avons l’honneur de vous informer que le soldat Delemne

Bernard, matricule 708, entré en service le 15.10.55 à Wittlih, se

trouve actuellement dans un de nos camps de prisonniers de

guerre. »

Ensuite, plus rien.

Le 31 octobre 2015, après des décennies de silence, sera dévoilée, au

cimetière du Père-Lachaise, à Paris, une stèle de marbre rose, portant,

gravés en lettres d’or, les vingt noms des Abdellys. Présidant la

cérémonie, le secrétaire d’État aux Anciens Combattants, Jean-Marc

Todeschini, déclarera : « Avec cette stèle, c’est une identité, un nom,

presque un visage, que chacun de ces vingt disparus morts pour la France

va retrouver. »

e

30 août 1957. Un convoi du 27 bataillon de chasseurs alpins tombe

dans une embuscade entre Bouzeguen et Haoura. Cinq tués, onze blessés

et un disparu, le caporal-chef Paul Bonhomme.

16 janvier 1958. Autre embuscade, au douar Beni Bou Attab, près du

barrage de l’oued Fodda, dans l’arrondissement d’Orléansville Un

e

détachement du 65 régiment d’artillerie. Sept tués et quinze capturés,

dont huit seront relâchés après des mois à croupir dans un camp de

l’ALN, à Oujda, au Maroc, importante base arrière du FLN. Le

26 janvier, l’un d’eux, le brigadier Joseph Szewczyk, ouvrier tourneur de

la Meuse, écrit à ses « chers parents » :

« Pendant que vous devez être dans l’inquiétude, je vous écris

pour vous donner de mes nouvelles qui sont excellentes et je pense

qu’il en est de même pour vous, ainsi que pour ma fiancée qui, je

m’en doute, doit se faire du mauvais sang. Alors, je vous demande

de la rassurer […]. Je peux vous dire une chose, c’est que les

journaux et les radios ne racontent que des mensonges car les

révolutionnaires ne sont pas si féroces qu’on le dit et que je souhaite

qu’une chose, c’est que cette maudite guerre finisse le plus vite

possible et que l’Algérie soit indépendante, car sur les sujets qu’on


nous parlait en France, ils ne racontaient que des mensonges […].

Tout va bien. Il est environ 9 heures du matin au moment où j’écris

ces mots. On m’a donné des cigarettes. Je suis très bien, ainsi que

mes camarades. »

Les parents du brigadier-chef Daniel Obin, vingt-sept ans, du première

classe Michel Destremont, vingt-trois ans, et des deuxièmes classes Yves

Cardu, vingt-deux ans, Jacques Egouvillon, vingt et un ans, André

Gaonach, vingt-deux ans, Raymond Haeck, vingt-deux ans, et Michel

Zabera, vingt et un ans, n’auront plus aucune nouvelle de leurs fils.

Cynisme d’une grande cruauté que dissimule soigneusement le

gouvernement français. Raison de cette discrétion qui dédaigne la

douleur des familles ? Le 17 avril 1958, le colonel Ducournau, chef du

cabinet militaire de Robert Lacoste, ministre résident en Algérie, écrit au

préfet de la Vienne :

« La situation des personnes qui tombent entre les mains du FLN

pose un problème extrêmement délicat à résoudre. Envisager un

échange pur et simple contre des rebelles détenus dans nos prisons

reviendrait “ipso facto” à faire reconnaître à ces derniers le statut de

prisonniers qu’ils ne peuvent avoir, le FLN n’ayant aucun des

caractères de belligérant officiel. Le chantage odieux que cet

organisme mène auprès des familles de ces malheureux est

d’ailleurs une preuve supplémentaire des procédés inhumains que

27

notre adversaire n’hésite pas à employer pour arriver à ses fins . »

13 juillet 1959. Les fellaghas enlèvent le brigadier-chef Maurice

Lanfroy ainsi que le sergent Joël Gouget et les soldats Marcel Braun et

e

Henri Garat, du 30 régiment de dragons. Leur colonne patrouillait à la

frontière marocaine lorsqu’ils ont été submergés. Laissant derrière eux

les cadavres de quinze de leurs copains, les quatre prisonniers doivent

longtemps marcher dans le djebel pour contourner le barrage électrifié

destiné à empêcher les infiltrations de l’ALN depuis le royaume

chérifien. Blessé durant le combat, le sergent Joël Gouget ralentit le

groupe. Un fellagha l’élimine. Les trois autres sont conduits au camp

d’Oujda.


Le 31 décembre, Marcel Braun et Henri Garat sont remis, à Rabat, à la

Croix-Rouge internationale. Pas le brigadier-chef Maurice Lanfroy qui,

en avril 1960 obtient l’autorisation d’écrire à ses parents, mais qu’un

tribunal militaire révolutionnaire condamne à mort, en août.

En janvier 1961, l’ALN annonce être prête à le gracier en échange de

l’engagement, par le gouvernement français, de ne pas exécuter l’exsous-lieutenant

Ahmed Ben Chérif, un déserteur de l’armée française. En

juillet 1957, il avait rejoint le FLN avec une partie de la section du

er

1 régiment de tirailleurs algériens, qu’il commandait dans la région

d’Aumale, égorgeant la dizaine de ses hommes, Européens et Arabes, qui

refusaient de le suivre. Capturé en octobre 1960, un tribunal militaire

l’avait condamné à mort.

En avril 1962, conformément aux accords d’Évian, Ahmed Ben

Chérif, qui, en septembre, prendra la tête de la gendarmerie algérienne,

est libéré. Pas Maurice Lanfroy.

Le 8 mai, le sénateur Bernard Lafay interpelle à son sujet Louis Joxe.

Il rappelle au ministre d’État chargé des Affaires algériennes le

télégramme qu’il lui a adressé, le 18 mars alors que, présidant la

délégation française, il s’apprêtait à signer les Accords :

« Puisque les circonstances vous le permettent, je vous demande

une nouvelle fois que le sort de plusieurs centaines de soldats

français prisonniers du FLN cesse d’être volontairement passé sous

silence. Vos interlocuteurs ont toujours refusé de répondre à ce

sujet, même à la Croix-Rouge internationale. Ils sont à même de

vous informer. Votre devoir est d’obtenir des renseignements sur le

nombre des prisonniers français survivants et sur les circonstances

dans lesquelles ont été abattus leurs camarades tués en captivité. Les

familles de nos prisonniers attendent que vous répondiez en

conscience à leur angoisse. »

Bernard Lafay conclut :

« Monsieur le Ministre, ces familles attendent toujours. »

Maurice Lanfroy est libéré le 19 mai.


Combien d’autres ne le seront jamais, comme le soldat Michel

e

Chombeau, du 22 régiment d’infanterie de marine, enlevé entre Bousfer

et Aïn el Turk. Civils ou militaires, ils sont passés, au fil des années, du

statut de disparus à celui d’oubliés, d’abandonnés. Au point que, dans

son allocution du 19 mars 2016, François Hollande concédera :

« Drame aussi des disparus, de ces hommes, de ces femmes là

aussi de toutes origines dont la trace s’est perdue dans la guerre. Je

sais à quel point cette question est douloureuse pour les familles

concernées […]. »

Le 18 décembre 1992, l’Assemblée générale des Nations unies

adoptait une « Déclaration relative à la protection de toutes les personnes

contre les disparitions forcées », selon laquelle « les disparitions forcées

constituent un délit spécifique ». Et en 1998, la Commission onusienne

du droit international considérait la « disparition forcée comme une

violation systématique des droits de l’homme ».

Le 20 décembre 2006, l’Assemblée générale des Nations unies

adoptait la « convention internationale pour la protection de toutes les

personnes contre les disparitions forcées », que les représentants de

cinquante-sept pays signaient, le 6 février 2007, à Paris.

1. Le 12 novembre 1954, au lendemain des attentats de la Toussaint Rouge, le président du Conseil

Pierre Mendès France déclarait, à l’Assemblée nationale : « Qu’on n’attende de nous aucun

ménagement à l’égard de la sédition, aucun compromis avec elle. On ne transige pas lorsqu’il s’agit

de défendre la paix intérieure de la nation, l’unité et l’intégrité de la République française. Les

départements d’Algérie constituent une partie de la République française. Ils sont français depuis

longtemps et de manière irrévocable. » Une fermeté que partageait François Mitterrand, alors

ministre de l’Intérieur, questionné, au cours de cette séance, par les députés : « Tous ceux qui

essayeront, d’une manière ou d’une autre, de créer le désordre et qui tendront à la sécession seront

frappés par tous les moyens mis à notre disposition par la loi […]. L’Algérie, c’est la France. »

2. Fédération nationale des Anciens combattants en Algérie. Elle regroupe surtout d’anciens appelés

et rappelés.

3. Le 14 février 2017, lors d’un déplacement à Alger, Emmanuel Macron, candidat à l’élection

présidentielle, soucieux vraisemblablement de séduire l’électorat franco-algérien, provoquera un tollé

en déclarant : « Je pense qu’il est inadmissible de faire la glorification de la colonisation. Certains ont

voulu faire cela en France, il y a dix ans. Jamais, vous ne m’entendrez tenir ce genre de propos. J’ai

toujours condamné la colonisation comme un acte de barbarie. La colonisation est un crime. C’est un

crime contre l’humanité. C’est une vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons

regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et de ceux vers lesquels nous

avons commis ces gestes. » Dans Marianne du 24 février 2017, l’historien Michel Renard,

responsable du blog « Études coloniales », écrira : « La démographie interdit de parler de “génocide”.


En 1830, la population algérienne comptait 3 millions d’habitants ; en 1936, 6,2 ; en 1948 :

7,5 millions ; en 1954 : 8,4 millions ; en 1962 : 9,5 millions. Où est le crime contre l’humanité ? » Et

de citer deux historiens, Gilbert Meynier et Claude Liauzu, qui écrivaient, le 2 juin 2005, dans Le

Nouvel Observateur, à la suite des déclarations d’Abdelaziz Bouteflika, le mois précédent : « Si les

mots ont un sens, il est faux d’affirmer que la colonisation française a été un génocide mené sur cent

trente-deux ans. » Rappelons, par ailleurs, la définition du « crime contre l’humanité », donnée par

l’article 6 du statut du Tribunal militaire international, qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a

jugé à Nuremberg vingt-quatre des principaux dignitaires nazis : « Les crimes contre l’humanité :

c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte

inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les

persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils

aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à

la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. » Dans Le

Figaro du 17 février 2017, Emmanuel Macron reviendra sur ses propos : « Je ne veux pas faire

d’anachronisme ni comparer cela avec l’unicité de la Shoah, mais la colonisation a bel et bien

comporté des actes de barbarie que nous qualifierions aujourd’hui de crimes contre l’humanité. » Le

18 février, en meeting au Zénith de Toulon, il ne parlera plus que de « crime contre l’humain ». Et

paraphrasant le général de Gaulle, le 4 juin 1958, à Alger, il lancera maladroitement aux pieds-noirs :

« Je vous ai compris. » Une formule qu’une majorité de pieds-noirs avait interprétée comme une

trahison… À noter que, le 23 novembre 2016, dans une interview au Point, Emmanuel Macron se

montrait plus nuancé : « Oui, en Algérie, il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un État, de

richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de

civilisation et des éléments de barbarie. »

4. Nicolas Baverez, Le Point, 23 février 2017.

5. Interview parue dans Le Figaro du 17 mars 2016. Boualem Sansal a préfacé Pieds-noirs, les

bernés de l’Histoire, le livre de l’auteur paru aux éditions de l’Archipel en 2014.

6. Tribune parue dans Figaro Vox le 10 mars 2016.

7. SAS : section administrative spécialisée.

8. Jean Brune, Cette haine qui ressemble à l’amour, La Table Ronde, 1961.

9. Georges-Marc Benamou, op. cit.

10. René Mayer, Algérie : mémoire déracinée, L’Harmattan, 2001.

11. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 1, Plon. 1954.

12. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 1, Fayard, 1994.

13. Alain Vircondelet, HuffingtonPost, 6 octobre 2016.

14. André Rossfelder, op. cit.

15. Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, Fayard, 1993.

16. Alain Peyrefitte, op. cit., tome 1.

17. ATO : auxiliaires temporaires occasionnels. Ce sont des policiers arabes hâtivement recrutés

pour remplacer les policiers français.

18. Geneviève de Ternant, L’Agonie d’Oran, 3 tomes, J. Gandini, 1994, 1996 et 2000.

19. Jean Monneret, La Tragédie dissimulée. Oran, 5 juillet 1962, Michalon, 2006.

20. Joseph Katz, L’Honneur d’un général. Oran 1962, L’Harmattan, 2000.

21. Jean Monneret, op. cit.

22. Geneviève de Ternant, op. cit.

23. GRFDA (Groupe de recherche des Français disparus en Algérie), 65 boulevard de la Plage,

33120 Arcachon. Tel : 05 57 52 08 27.

Mail : col.gda@wanadoo.fr

24. Anne Liskenne, L’Algérie indépendante. L’ambassade de Jean-Marcel Jeanneney (juillet 1962-

janvier 1963), Armand Colin, 2015.


25. SOLDIS-Algérie, 15, rue Thiers, 24000 Périgueux. Tel : 05 53 12 42. Mail :

soldis.algérie@orange.fr En exergue de la plaquette de présentation de SOLDIS-Algérie, ces mots de

Roland Dorgelès : « Il ne faut pas les oublier. / Dire seulement leur nom, / c’est les défendre, c’est les

sauver. / Camarades de régiment, /quand vous vous retrouverez, parlez des morts, / parlez-en

librement, / comme s’ils étaient encore vivants… / Ils ne mourront pas tant que nous les aimerons. »

26. Dans une tribune publiée le 20 septembre 2018, dans Valeurs actuelles, Jeannette Bougrab, fille

de harkis et dont le grand-père avait été égorgé l’année même de la disparition de Maurice Audin,

reprochait au président de la République « une mémoire trop sélective ». Elle regrettait qu’il ne

dénonce pas « avec autant de force la torture, les bombes posées dans les cafés par les rebelles pour

semer la terreur, tuant aveuglément, sans distinction, les femmes et les hommes ». Elle écrivait : « La

gauche refusa systématiquement de dénoncer les pulsions autoritaires du FLN et même celles à

l’endroit du MNA de Messali Hadj, de peur de faire le jeu des partisans de l’Algérie française. Elle

passait également sous silence le rigorisme religieux imposé aux combattants : interdiction du tabac,

de l’alcool, des jeux d’argent et nez coupé à ceux qui étaient surpris en train de fumer pendant le

ramadan ! Des médecins militaires français pratiquaient des opérations de chirurgie réparatrice pour

tenter de soigner ces pauvres bougres mutilés par les prétendus défenseurs des opprimés. Toutes les

belles consciences métropolitaines préférèrent ignorer ces crimes de même qu’ils laissèrent

massacrer des milliers de harkis dans des conditions épouvantables par des bourreaux victorieux et

inhumains. Quant aux milliers de “pieds-rouges”, ces Français communistes et militants les plus

zélés de l’anticolonialisme qui restèrent après l’indépendance, ils fermèrent les yeux, eux aussi, non

seulement sur l’éradication des harkis, mais encore sur la chasse aux pieds-noirs. Camus, toujours

très justement, écrivait “qu’une partie hélas de notre opinion pense obscurément que les Arabes ont

acquis le droit, d’une certaine manière, d’égorger et de mutiler tandis qu’une autre partie accepte de

légitimer, d’une certaine manière, tous les excès… Lorsque la violence répond à la violence dans un

délire qui s’exaspère et rend impossible le simple langage de la raison, le rôle des intellectuels ne

peut être, comme on le lit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et de condamner

l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner jusqu’à la fureur le violent condamné et d’encourager à

plus de violence le violent innocenté.” Il semble qu’Emmanuel Macron est tombé dans ce travers que

Camus dénonçait. »

o

27. SOLDIS-Info, n 5.


Seconde partie

OUBLIÉS PARMI D’AUTRES

« Un événement raconté par une seule personne est son destin.

Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. Voilà la difficulté :

concilier les deux vérités, la personnelle et la générale. »

Svetlana Alexievitch,

La Supplication


Les témoignages de cette seconde partie ont été recueillis par l’auteur.


Caporal-chef Paul Bonhomme

Disparu le 30 août 1957 à l’âge de 22 ans

1957. Année de sang en Algérie. Alors que le général Massu,

e

commandant la 10 division parachutiste, reçoit les pleins pouvoirs civils

et militaires pour éradiquer le terrorisme à Alger, le FLN se déchaîne.

Deux morts, le 3 janvier, dans le trolleybus entre Hydra et la Grande

Poste. Cinq morts et trente-deux blessés, le 24 janvier, à L’Otomatic et à

La Cafétéria, rue Michelet, ainsi qu’au Coq Hardi, à l’angle de la rue

Charles-Péguy et de la rue Monge. Onze morts et cinquante blessés, le

10 février, au stade d’El Biar et à celui du Ruisseau. Huit morts et quatrevingt-dix-blessés,

le 3 juin, près de la Grande Poste, de la gare de l’Agha

et rue Hoche. Huit morts et quatre-vingt-un blessés, le 9 juin, au dancing

du Casino…

er

À Perregaux, le 1 janvier. Deux fermiers suppliciés à coups de

hache…

e

À Gouraya, près de Dupleix, le 28 février. Un convoi du 22 régiment

d’infanterie tombe dans une embuscade. Vingt-sept morts et dix-sept

blessés. Il rentrait d’une mission de ravitaillement à Bouyamène…

e

À Saïda, le 11 avril. Un colon et douze militaires du 8 régiment

d’infanterie motorisée qui protégeaient son exploitation sont tués dans

une attaque…

À Oran, le 19 avril. Bombe dans un trolleybus. Un mort, le chauffeur,

et quatre blessés…

À Héliopolis, le 23 avril. L’épouse d’un policier musulman et son bébé

de dix-huit mois sont brûlés vifs…

À Bône, le 30 avril. Un employé des Ponts et chaussées est abattu

devant sa fillette de six ans.


À Guelma, le 7 mai. Assassinat d’un médecin très estimé dans la

région…

À 15 kilomètres de Sétif, le 11 mai. Toute une famille est égorgée dans

sa ferme, le père, cinquante-cinq ans, la mère, quarante-quatre ans, le fils,

seize ans, et les deux filles, vingt et douze ans…

À Melouza, au nord de M’Sila, sur les hauts plateaux, le 28 mai. Le

FLN massacre plus de 300 villageois arabes…

À Francheti, le 22 mai. Un jeune homme poignardé à mort…

Près de Bou Hanifa, le 4 juillet. Découverte du cadavre d’un

septuagénaire, torturé et égorgé. Il avait été enlevé plusieurs jours

auparavant…

À Cavaillac, le 23 juillet. Un agriculteur assassiné dans sa ferme…

À Aumale, le 11 août. Grenade sur le marché. Deux morts et vingt

blessés…

Le 7 septembre 1957, à Assi Ben Okba, entre Arzew et Oran, un

télégramme, portant la mention « Origine : aux armées », s’abat sur une

famille : « CC Bonhomme disparu suites accrochage avec les rebelles. »

Par ces mots, figés dans la froideur administrative, Félix Bonhomme et

son fils, Roger, apprennent que le cadet, Paul, caporal-chef du

e

27 bataillon de chasseurs alpins, a été enlevé par des fellaghas. Ensuite,

Félix Bonhomme va recevoir une lettre du chef de bataillon Pascal,

e

commandant le 27 BCA :

« C’est avec une certaine tristesse que je vous écris. Votre fils a

disparu au cours d’une embuscade tendue par une très forte bande

rebelle le 30 août. Il s’est battu à bord de son camion blindé et

lorsque le combat eut cessé, votre fils ne répondait pas à l’appel.

Des recherches immédiates furent entreprises jusqu’à la nuit très

largement tombée. Elles furent reprises le lendemain et pendant

toute la journée […].

J’espère que votre fils est encore vivant, mais je n’ai absolument

aucune certitude. Mes souhaits les plus chers sont que l’on puisse le

retrouver vivant très rapidement. Des opérations vont se dérouler

dans des zones limitrophes où a eu lieu l’embuscade et qui sont le


refuge de bandes. Je souhaite que des indices nous permettent de le

suivre et de le retrouver […].

Croyez à mes sentiments de sympathie. Je vous assure des liens

très étroits qui unissent les membres de cette grande famille qu’est

e

le 27 BCA. Je vous exprime ma profonde et sincère affliction. »

Assi Ben Okba. Un village agricole. Des rues rectilignes, certaines

bordées d’arbres, se croisant à angle droit, une église, une mairie, un

monument aux morts et des cultures qui se perdent dans l’horizon. Il

s’agit d’un des trente-cinq anciens centres de colonisation créés en 1848

afin de mettre en valeur cette contrée ingrate que gangrènaient la garrigue

et le maquis, au sous-sol caillouteux rongé par les racines tenaces des

palmiers nains. La France s’y débarrassait de ses ressortissants les plus

contestataires ou les plus déshérités auxquels elle promettait, à défaut

d’un avenir radieux, une existence moins misérable.

Le 24 mai 1850, le gouverneur général d’Algérie faisait diffuser un

« avis aux cultivateurs » : « Il existe un certain nombre de concessions

disponibles dans les colonies agricoles des provinces d’Oran et de

Constantine. L’administration en disposera, de préférence, en faveur des

cultivateurs français et mariés, résidant en Algérie depuis plusieurs

années. » Les candidats sélectionnés bénéficieraient d’une série

d’« avantages » : « Une maison en bonne maçonnerie ; des terres en

partie défrichées ; des instruments aratoires, des bestiaux ; des vivres

pendant un an pour toute la famille. » Pièces à fournir : « Actes de

naissance pour tous les membres de la famille ; acte de mariage ;

certificat de bonnes vie et mœurs ; certificat de profession agricole ;

certificat d’aptitude physique, délivré par le médecin. » Précision : « Les

familles les plus nombreuses seront préférées, quand elles posséderont

des enfants en état de travailler. »

En réalité, les promesses d’« avantages » se concrétisaient rarement et

les « cultivateurs » remplissaient les cimetières. Le manque d’hygiène, la

nourriture insuffisante, les travaux harassants, les étés brûlants, les

accidents, les épidémies, l’absence de soins, les serpents, les insectes et

les bandes armées arabes taillaient sans pitié dans cette population de

réprouvés. En 1851, près de la moitié des premiers « colons » étaient

morts ou avaient abandonné. De nouveaux flots de pauvres bougres les


avaient remplacés, perpétuant le rêve fou de bâtir un monde plus vivable

et plus juste, auquel ils allaient lentement donner forme.

Mondovi, village natal d’Albert Camus, était un autre de ces centres de

colonisation fondés en 1848. Née quant à elle dans une famille

bourgeoise d’Alger, Marie Cardinal rendra hommage à ces « premiers

colons » qui « s’étaient donné du mal » pour rendre la terre

« cultivable » : « Ils avaient asséché les marécages qui grouillaient de

vipères et de moustiques à paludisme. Ils avaient drainé l’eau salée qui

imbibait les plaines côtières. Ils avaient ensuite dessalé ces plaines pour

les rendre fertiles. Ils s’étaient crevés à la peine sous le soleil. Les fièvres

et la fatigue les avaient fait mourir comme meurent les pionniers de

1

légende, dans la maison qu’ils avaient construite de leurs mains … »

En 1862, les surfaces cultivées autour d’Assi Ben Okba avaient

augmenté de moitié et, en 1878, le village comptait 72 maisons et

320 habitants.

Le premier Bonhomme à y avoir posé ses valises est l’arrière-grandpère

de Roger. « Paysan de Gaillac, dans le Tarn, il était un peu

révolutionnaire et certainement très pauvre. » La mère de Roger, Adeline

Lambreghts, avait des origines belges et italiennes. « Ses aïeux, non plus,

ne roulaient pas sur l’or. » Les uns et les autres avaient cru aux promesses

nord-africaines. « Une maladie grave, ainsi parlait les médecins de

l’époque », emporta Adeline Lambreghts en 1947. Elle avait trente ans.

Ses deux fils, Roger, né le 25 avril 1932, et Paul, né le 17 mai 1935,

n’avaient plus que leur père, lui aussi souffrant d’une « maladie grave ».

L’aîné, Roger, dut nourrir la famille et, bien qu’élève studieux,

abandonner les salles de classe du collège Ardaillon, à Oran pour les six

hectares de vigne et les sept hectares de céréales dont son père, trop

faible, ne pouvait plus s’occuper. « Nous étions un peu largués. Certes,

mon père avait dix frères et sœurs. Mais chacun devait affronter ses

propres problèmes qui l’empêchaient de se charger des nôtres. »

Paul a vingt ans et travaille dans une menuiserie quand un de ses

copains lui annonce fièrement qu’il s’enrôle dans les chasseurs alpins

« pour faire du ski ». Pourquoi Paul ne le suivrait-il pas ? Il accepte. Le

15 juin 1955, il signe un « engagement volontaire provisoire » de deux

ans. Le 28, il débarque à Marseille et, le 12 août, il franchit, près

e

d’Annecy, le portail du 27 BCA, qui a pour double devise « Vivre libre


ou mourir » et « Toujours à l’affût ». La rébellion se développant en

e

e

Kabylie, les chasseurs alpins du 27 BCA, rattachés à la 27 division

d’infanterie alpine, se déploient dans cette montagne escarpée et sauvage

au climat rigoureux. Pendant des mois, Paul va quadriller le secteur

d’Azazga. « Dans ses lettres, Paul nous racontait que les gars de son unité

avaient pour mission d’assainir une zone au relief tourmenté, que ce

n’était pas une promenade d’agrément, qu’ils se déplaçaient

généralement à pied, qu’ils débusquaient les fellaghas jusque dans les

coins les plus difficiles d’accès, que des morts et des blessés tombaient

des deux côtés. »

Le 28 août 1957, arrivant au terme de son contrat sous l’uniforme, le

caporal-chef Paul Bonhomme doit passer une visite médicale de routine

avant que l’armée ne le rende à la vie civile. Plusieurs de ses camarades,

dans son cas, ont également à subir des examens. Tous empruntent un

convoi qui, constitué de deux camions GMC et d’un half-track blindé

semi-chenillé et équipé d’une mitrailleuse, les conduit à Ifigha, au PC du

e

bataillon. Au total : vingt-neuf hommes. Des soldats de la 4 compagnie

assurent l’escorte.

Le 30 août, les différentes formalités remplies, le convoi quitte Ifigha

vers 16 heures. Il remonte vers Bouzeguen et Haoura, où sont cantonnés

les militaires libérables. Aux environs de 17 h 30, le convoi, après une

halte à Bouzeguen, s’engage sur une piste étroite, réputée dangereuse,

bordée de murets de pierre. Le sergent-chef qui le commande néglige une

mesure de sécurité : ordonner une inspection des abords de la piste afin

de s’assurer qu’aucune embuscade ne s’y prépare. Quant à l’avion de

reconnaissance censé leur ouvrir la voie, il fait demi-tour et rentre à sa

base. Le convoi progresse dans l’inconnu. Soudain, entre le lieu-dit « le

Carrefour des généraux » et le village d’Aït Ferrach, des grenades

explosent, des rafales de mitraillettes crépitent. Disposés sur environ

200 mètres, entre soixante et cent fellaghas se lancent à l’assaut des

véhicules, surprenant leurs occupants. Seuls, les chasseurs du half-track,

en tête du convoi, parviennent à riposter. Ceux des deux camions GMC,

que les premiers tirs ont miraculeusement épargnés, se jettent dans les

fossés. Prévenus par radio, Bouzeguen dépêche des renforts. Mais le

radio est mortellement touché. Impossible de signaler la position des

assaillants à l’artillerie. Dans la confusion, le combat est acharné. Quand

les fellaghas se retirent, ils laissent derrière eux le plus lourd bilan


e

enregistré, en une seule opération, par le 27 BCA durant ses sept années

2

de présence en Algérie : cinq tués, deux sergents et trois chasseurs, onze

blessés, dont la plupart réussissent à gagner Haoura, d’où ils sont évacués

par hélicoptère vers l’hôpital de Tizi Ouzou… et un disparu : le caporalchef

Paul Bonhomme.

Immédiatement, des patrouilles partent dans toutes les directions.

Fouilles systématiques du terrain, broussailles, fonds de crevasses,

grottes… Enquêtes dans les villages avoisinants. Aucune trace du

caporal-chef Paul Bonhomme et de ses ravisseurs. Les recherches

reprennent les jours suivants. Rien.

Après le télégramme de l’armée et la lettre du chef de bataillon Pascal,

Roger Bonhomme et son père guettent un signe. Attente insupportable.

Enfin, un courrier, tapé à la machine, non signé et posté à Tizi Ozou le

17 septembre, arrive à la compagnie. Son destinataire : le lieutenant qui

la commande. Le caporal-chef Paul Bonhomme, vraisemblablement sous

la dictée des fellaghas, y développe la propagande du FLN. Un autre

« texte » à la gloire des rebelles, de leur courage et de leur cause juste

parvient à un sergent. Pour l’instant, personne ne doute des « sentiments

nationaux » du jeune soldat. Même la lettre manuscrite reçue par son père

et son frère et datée du 25 septembre n’entache pas cette certitude. Les

geôliers ont dû en surveiller chaque ligne attentivement :

« Cher papa,

Il vous sera surprenant de lire une lettre que je vous écris du maquis. Ne

vous inquiétez pas, je suis sain et sauf d’abord.

Je voudrais bien vous raconter, comme je devine vos désirs et vos pensées,

comment s’est passée ma mésaventure…

De retour d’une opération, notre section fut attaquée en cours de route,

précisément avant d’arriver au camp, par un fort contingent de l’Armée de

libération algérienne (ALN). Les premières rafales d’armes automatiques

(ils disposent de plus de trois FM et de plusieurs armes semi-automatiques)

furent très meurtrières. La puissance de feu dont ils disposaient avait

interdit toute riposte de notre part. Plusieurs soldats furent atteints. Certains

moururent sur le coup. D’autres furent grièvement blessés. Les survivants

fuyaient sans pouvoir opposer la moindre résistance. Tapi à l’intérieur de

mon camion, j’assistais à la fusillade, impuissant, interdit. Soudain, les


hommes de l’Armée algérienne firent assaut et dans un laps de temps très

court, je me retrouvais prisonnier.

Les maquisards m’intiment l’ordre de les suivre. Je n’avais pas cru mes

oreilles parce que je croyais être abattu sur-le-champ. Nos officiers nous

l’avaient maintes fois affirmé. Eh bien, c’est faux… Je ne fus pas abattu. Au

contraire, les hommes de l’Armée algérienne m’invitèrent dans un français

correct à les accompagner pour être présenté à leur chef. L’accrochage

terminé, ordre est donné de prendre une direction que je ne connaissais pas.

Entre-temps, j’avais constaté que plusieurs maquisards portaient deux

armes chacun et j’ai pu déduire que c’était des armes récupérées.

Au bout d’une heure de marche, nous nous arrêtâmes dans une maison de

campagne. J’ai appris qu’un chef important a recommandé à l’aspirant-chef

de la compagnie de l’Armée algérienne de bien me traiter, de me donner

vivres et couverts et surtout de ne pas me maltraiter. Il a même promis de

me rendre la liberté sachant que j’allais être libéré le 6. À partir de ce

moment, je ne fus nullement inquiété. Je manque cependant de cigarettes,

les maquisards ne fument pas. Ils observent et respectent strictement les

consignes de leurs chefs. Vraiment ce sont des chics types. Ils parlent

presque tous le français et se réfèrent dans leur conversation avec moi aux

traditions révolutionnaires du peuple de France. Je suis très étonné par leur

conduite. Ni injures, ni propos déplacés. Ils s’aiment fraternellement.

Ce n’est pas comme dans notre armée, on ne parle jamais de réjouissances

mondaines. J’ai l’impression que ce ne sont pas des hommes, mais des

anges. Ils m’ont entretenu de leurs aspirations qui me paraissent toutes

légitimes. Leur meilleur vœu est d’aller défiler à Alger ou occuper une

place au paradis. Franchement, je ne croyais pas que ceux que nos organes

de presse appellent “rebelles” sont des hommes comme nous, qu’ils

méritent respect et considération. La propagande a laissé les véritables

données de la guerre. De cette sale guerre on nous a dit qu’ils sont une

dizaine. En réalité, nous avons devant nous une armée organisée par

sections, compagnies, bataillons. Avec des officiers et sous-officiers, un

armement moderne, ils disposent même de mortiers.

Cher papa, je suis un peu entraîné par la plume, je veux bien raconter dans

les détails tout ce que j’ai pu constater dans le maquis. Une vie fascinante,

grouille de dangers et d’espoir, mais je m’arrête pour vous dire

essentiellement que je vais très bien, ma santé est excellente, malgré les

longues marches nocturnes auxquelles je commence déjà à m’habituer. La


nourriture est très bonne et même meilleure que celle du camp. Je compte

sur la parole du chef et je ne désespère pas d’être prochainement libéré. Je

crois devoir apaiser vos craintes et dans l’espoir de vous revoir bientôt je

vous embrasse bien fort. »

D’autres lettres, que le prisonnier aurait adressées à des camarades,

déblatèrent contre l’inutilité de leurs missions épuisantes et dangereuses,

contre leur caractère odieux, contre la cruelle oppression que subit le

vaillant peuple algérien épris de liberté mais réduit en esclavage par le

méchant colon raciste. Le caporal-chef Paul Bonhomme semble

instrumentalisé au service d’une technique caricaturale de guerre

psychologique appliquée pour briser le moral de ses compagnons

d’armes.

Parallèlement, des rebelles capturés livrent quelques informations. Le

23 septembre, l’un d’eux se montre très bavard : le Français serait aux

mains du commando de la région 2, zone III, wilaya 4. Le mois suivant,

un autre déclare l’avoir récemment croisé dans un campement.

Le 9 novembre, un homme, qui, kidnappé par des fellaghas, se serait

s’évadé du camp où il aurait été retenu une quinzaine de jours, déclare y

avoir rencontré un soldat français, prénommé Paul, fils d’un pied-noir de

l’Oranie. Il reconnaît le fils Bonhomme sur des photos. Pendant le mois

qui a suivi son enlèvement, Paul aurait été maintenu dans un trou étroit

creusé dans le sol. « Interdiction d’en sortir pour ses besoins. Ses

gardiens lui jetaient à manger comme à un chien. Dans un état pitoyable,

au milieu de ses excréments, il était enflé de partout. La faim avait

couvert son corps d’œdèmes. Quand il a pu s’extraire de son trou, il n’a

pas été autorisé à laver son treillis. Attaché, sauf pour manger, il tenait

tête à ses gardiens, attitude qui lui valait des brimades. »

Toutefois, le témoignage d’un fellagha contredit la thèse du prisonnier

au patriotisme intraitable, tandis qu’une enquête de gendarmerie

relèverait sa présence au sein d’une bande de fellaghas. Par ailleurs, deux

documents, saisis fin novembre, une lettre à ses « chers copains » et un

« Appel aux soldats français » les poussant à la désertion, noircissent son

dossier. Le 28 décembre, le général qui commande le corps d’armée

d’Alger ordonne d’arrêter le caporal-chef Paul Bonhomme et de le

traduire devant le Tribunal permanent des forces armées pour « atteinte à

la sûreté extérieure de l’État ».


Un cataclysme pour Roger Bonhomme et son père. « Quand les

gendarmes de Saint-Cloud-Oran ont demandé au maire d’Assi Ben Okba,

M. Courtois, de les accompagner chez nous afin de remettre à mon père

un mandat d’arrêt pour désertion frappant son fils, il a éclaté en sanglots.

Et a refusé. Il connaissait la droiture de Paul. Il jugeait insultante une

telle accusation. Il a conseillé aux pandores de se tourner vers mon

cousin Louis, qui était l’un de ses adjoints. Lui aussi les a éconduits, tout

en les prévenant. Si mon père, ulcéré par le mandat d’arrêt, entrait dans la

maison, qu’ils prennent garde, ce serait pour décrocher son fusil. Il ne

pouvait admettre que l’on suspecte ainsi son fils. Il leur tirerait dessus.

Qu’ils ne s’attardent pas et rebroussent chemin rapidement. Comme

prévu, mon père, sans un mot, est entré dans la maison pour décrocher

son fusil. Quand il est ressorti, les gendarmes avaient filé. »

Début 1958, Félix Bonhomme reçoit une note laconique datée du

13 février et signée du capitaine commandant la compagnie

o

administrative régionale n 101 du corps d’armée d’Alger :

« Comme suite à votre lettre du 4 février, j’ai l’honneur de vous

faire savoir que le caporal-chef Bonhomme Félix [erreur sur le

o

prénom], figure sur les contrôles de la CAR n 101 en position

d’absence. Aucun autre renseignement n’est en ma possession. »

Félix Bonhomme n’aura plus jamais de nouvelles de son fils. Ses

lettres se heurteront à l’inertie des administrations.

En mai 1961, il mourra de chagrin, piétiné par la marche de l’Histoire

dans laquelle le général de Gaulle entraîne la France. Il sera enterré au

cimetière d’Assi Ben Okba.

Roger prendra le relais de son père. À son tour, il se heurte à

l’indolence de ses correspondants. « Les autorités françaises n’ont pas

fait grand-chose pour retrouver Paul. Les réponses des ministères à mes

demandes répétaient toutes, évasives : “On est en train de chercher.” Ce

qui ne signifiait rien, car ils ne me donnaient aucun élément tangible. On

m’éconduisait poliment. »

En 1959, Roger a épousé Nicolle Maddalena, une pied-noir, institutrice

à Oran. Originaires d’Ischia, île italienne en face de Capri, ses grandsparents

s’étaient installés à Guyotville, près Alger vers 1900. En 1958, à


Alger, un terroriste avait exécuté un de ses oncles d’une balle dans la

nuque, alors qu’il s’apprêtait à monter dans sa 4CV. Le couple aura un

fils et une fille, cinq petits-enfants et deux arrière-petits-enfants.

S’étant engagé dans l’armée de l’air après son service militaire sur

l’aéroport de La Sénia, à Oran, Roger est affecté, en février 1962, sur la

base d’Aix-en-Provence : contrôleur aérien. En 1971, ayant atteint le

grade d’adjudant-chef, il quittera l’armée pour un emploi dans la banque,

avant de rejoindre – Roger est ancien champion d’Algérie de pentathlon

militaire – la direction du service des sports de la mairie d’Aix-en-

Provence.

Longtemps, il ignorera si son frère est mort ou déserteur et vivant. Il

l’attendra. « Durant plusieurs décennies, alors que je n’habitais plus à

Assi Ben Okba, mais en métropole, je me suis levé, la nuit, croyant

l’entendre toquer à la porte et j’imaginais que je lui ouvrais. Nous nous

retrouvions. »

En 2002 il apprendra qu’en l’absence de preuves formelles de

culpabilité et devant les attestations de bonne conduite, le caporal-chef

Paul Bonhomme a bénéficié d’un non-lieu, en 1958. Autrement dit, il

n’avait jamais porté « atteinte à la sûreté extérieure de l’État ».

Roger découvrira également qu’en mars 1962, une enquête de la

Croix-Rouge internationale sur les soldats français faits prisonniers par

les rebelles, dont le caporal-chef Paul Bonhomme, n’a donné aucun

résultat. Pourtant, l’article 11 des accords d’Évian, signés le 18 mars,

prévoyait :

« Tous les prisonniers faits au combat, détenus par chacune des

parties au moment de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, seront

libérés ; ils seront remis dans les 20 jours à dater du cessez-le-feu

aux autorités désignées à cet effet. »

Autre information : le 18 octobre 1963, le tribunal de grande instance

de la Seine a déclaré Paul Bonhomme décédé le 30 août 1957 à Aït

Ferrach. Banale procédure administrative destinée aux familles de

disparus.

En mars 2009, le bureau central d’archives administratives militaires

transmettra à Roger plusieurs copies de documents : un extrait des états


de services de son frère ; l’attestation par laquelle le ministre des Armées,

le 10 décembre 1964, lui a décerné la mention « Mort pour la France » ;

et une citation à l’ordre de l’armée comportant l’attribution de la Croix

de la valeur militaire avec palme :

« Gradé énergique, discipliné, travailleur et dévoué. A participé

comme volontaire en 1956-1957 à de nombreuses opérations de

sécurité et de maintien de l’ordre en Grande-Kabylie. A trouvé la

mort dans la nuit du 29 au 30 août 1957, au cours d’un violent

accrochage contre une forte bande rebelle, à proximité du village

d’Aït Ferrach (secteur Michelet). »

Maintenant, Roger Bonhomme sait que son frère est mort. La nuit, il

ne l’entend plus frapper à la porte de l’appartement. « Depuis le 30 août

1957, j’étais dans le flou. » Le nom de Paul Bonhomme figure sur une

colonne du Mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du

Maroc et de la Tunisie, quai Branly, à Paris. Il a aussi été gravé, à

Perpignan, sur le Mur des disparus.

Une interrogation dévore cependant Roger Bonhomme : « J’aimerais

tant savoir où se trouve la dépouille de Paul. Il n’a pas de tombe. On n’a

même pas pu récupérer ses affaires personnelles. » Sa femme confie :

« Ce que mon mari a enduré pendant toutes ces années, ces incertitudes,

ces angoisses qui le minaient, est inhumain. »

1. Marie Cardinal, Les Mots pour le dire, Grasset, 1975.

2. Claude Grandjacques, Des Miades aux djebels. Notre guerre d’Algérie. Alain, André, Bernard et

Claude, 1956-1962, édité par l’association Miages-djebels, 2006.


Joseph Laplume

Disparu dans la nuit du 9 au 10 avril 1958 à l’âge de 47 ans

La création du Kouif, village du Constantinois, à deux pas de la

frontière tunisienne, est liée à l’exploitation du phosphate à partir de

1893. Après son extraction, le minerai était trié, séché, traité et

conditionné sur place. Ensuite, un train à vapeur le transportait jusqu’au

port de Bône. 260 kilomètres scindés en deux tronçons : Kouif-Souk

Ahras, puis Souk Ahras-Bône. Les lignes seront électrifiées entre 1932 et

1951. Le 20 juillet 1912, Le Journal des finances consacrait un article à

la Société générale de mines d’Algérie-Tunisie, familièrement appelée

« L’Omnium d’Algérie et de Tunisie » : « L’Omnium vient de constituer

une filiale, la Compagnie de phosphates de Constantine, qui pourrait

réaliser assez rapidement des bénéfices nets intéressants. Parce qu’elle va

exploiter d’une façon intensive un domaine riche, le gisement du Kouif,

acheté à la Constantine Phosphate Company Limited. »

1

En 1935, dans L’Algérie, fille de la France , André Foucault,

prolifique auteur de récits de voyages, s’émerveillait devant « le centre

minier le plus remarquable d’Algérie » :

« Rien n’était là au début du siècle, qu’un plateau balayé aussi

bien par les vents du nord que par le sirocco, désolé tour à tour par

la neige ou la sécheresse, et le visiteur se trouve projeté dans un

ensemble où l’architecture moderne rivalise avec la restitution

africaine […]. Sur ces hauteurs chauves, tantôt desséchées, tantôt

tapissées de boue neigeuse, un village est né qui n’appartient ni à

l’État, ni à la Colonie. Il appartient à la mine. C’est une propriété

privée où les services publics : postes, écoles, etc., fonctionnent non

par droit régalien, mais par accord avec les concessionnaires

miniers qui sont en même temps propriétaires de tous les bâtiments


du village. Les marchés et marchands en boutique ne peuvent de

même se tenir ou pratiquer le commerce qu’avec l’approbation de la

mine […]. La rationalisation a été poussée à l’extrême. Elle en

impose moins que l’élégance des bâtiments, même d’utilité.

Hommes d’avant-garde, les animateurs du Kouif ont donné corps à

e

la philosophie esthétique qui enseigne que le style du XX siècle n’est

qu’une adaptation aux idées de production, de vitesse, de

coordination qui commandent l’époque, et que le machinisme sert

l’intelligence et l’art sous tous les climats […]. Comme tous les

grands colons d’Algérie, Le Kouif a planté des arbres sans

considérer la dépense. Pour entretenir l’humidité nécessaire à

chaque arbre, il faut, en effet, faire monter l’eau à grands frais d’une

source de la vallée. Mais, du moins, par eux, la vie a pris quelque

poésie sur ces tremplins de désolation. Chaque bâtiment d’intérêt

général vise de même à améliorer le site, à faire oublier l’isolement

du village, à lui donner une personnalité qui réjouisse l’ingénieur ou

l’ouvrier. La villa du directeur, les chalets des chefs de service, le

cercle-hôtel, le théâtre où fonctionne le cinéma parlant, le café

maure, avec hammam réservé aux indigènes, défient la monotonie

par leur plantation, leur coupe, leur décoration, et font voisiner sans

heurt l’inspiration européenne et l’africaine. Le magasin

d’approvisionnement, aussi vaste qu’une grande épicerie parisienne,

l’infirmerie-hôpital, avec matériel de radiologie, la bibliothèque,

complètent un ensemble dont le bijou est une chapelle due à la

collaboration d’artistes angevins […]. »

Depuis 1930, Joseph Laplume était surveillant à l’usine de traitement,

construite au sud du village, à 300 mètres des dernières maisons. Né le

26 août 1912, à 30 kilomètres du Kouif, à Tebessa, antique Théveste

romaine où se dressaient des vestiges datant de 214 avant J.-C., il avait

des racines auvergnates par ses grands-parents paternels et siciliennes par

ses grands-parents maternels. Son grand-père avait été ouvrier, son père,

Octave Laplume, garde forestier dans les Aurès. En 1935, Joseph

Laplume avait épousé Lisiane Theller, aux origines gardoises et

alsaciennes, vendeuse dans une pâtisserie de Batna. À proximité de la

cité, le mausolée de Medghassen, le plus ancien monument numide


d’Algérie, datait de 300 avant J.-C. Le père de Lisiane Theller était

dessinateur industriel à la chefferie du génie de la ville.

Le jeune couple s’était installé au Kouif où, le 15 octobre 1940,

Lisiane a accouché d’une fille, Josiane, qui se souvient : « Nous habitions

une des maisons de mineurs, semblables à celles des corons du Nord en

métropole, impeccablement alignées le long d’une rue. » Josiane avait un

frère de quatre ans son aîné, Louis. Une sœur, Annie, naîtra en 1947 et un

petit frère, Gilbert, en 1954.

Le phosphate régit toute l’activité du Kouif, garantissant, par son

omniprésence économique, la sérénité entre les communautés. « À

1 000 mètres d’altitude, le climat était rude. Très froid en hiver, très

chaud en été. Mais nous vivions en harmonie. Européens, Arabes, tout le

monde se connaissait. Les hommes travaillaient à la mine ou à l’usine de

traitement. Je n’ai de cette époque que de bons souvenirs. Les enfants,

nous allions à l’école ensemble. Cependant, après le certificat d’études

primaires, nos copines arabes ne sortaient plus jouer avec nous. Leurs

parents les cloîtraient dans les maisons en attendant de les marier. On

avait mal au cœur de ne plus les voir. C’était ainsi. On respectait leurs

traditions. »

Les attentats de la Toussaint Rouge, en 1954, provoquent un début de

rupture. Josiane a quatorze ans : « Les rapports entre pieds-noirs et

Arabes ont commencé à se détériorer. La méfiance. »

L’année suivante, les émeutes sanglantes du Constantinois les

éloignent davantage les uns des autres. « Le soupçon a infecté le village.

Nous ignorions si tel ou tel habitant que nous côtoyions pouvait ou non

s’avérer hostile. Les enfants d’Européens ne voulaient plus aller à

l’école. Et la situation n’a fait qu’empirer. Pratiquement tous les soirs, on

subissait des attaques. Depuis la Tunisie, les types du FLN nous

envoyaient des obus de mortier. On se glissait sous les lits ou on se

blottissait dans un placard et on attendait la fin des tirs. Certes, des

militaires français stationnaient dans le village. Mais ils avaient

interdiction de riposter. Risque d’incident diplomatique avec le

gouvernement tunisien qui aurait immédiatement dénoncé une violation

de son territoire. On craignait également que des fellaghas ne s’infiltrent

dans le village, entrent chez nous et nous égorgent. On guettait le

moindre bruit. À la tombée de la nuit, on se barricadait dans la maison. »


9 avril 1958. En début de soirée, Joseph Laplume, d’équipe de nuit, se

rend à son travail. Vêtu d’un pantalon gris, d’un chandail kaki et d’une

veste bleue. Chaussé d’une paire de savates en caoutchouc noir et coiffé

d’un béret basque. Au poignet, une montre-bracelet, sans grande valeur.

Il ne semble pas plus soucieux que d’habitude.

Le lendemain matin, à 6 h 45, Lisiane Theller entend frapper. Elle se

lève et retire la grosse barre de fer, « bricolée par mon père », qui bloque

la porte, raconte leur fille Josiane. C’est monsieur Raynaud, le directeur

de la mine. Il lui annonce que son mari a été enlevé. Abasourdie, laissant

le porteur de mauvaise nouvelle sur le pas de la porte, elle va tout de

suite réveiller Josiane. Et, en état de choc, file dans sa chambre s’asseoir,

silencieuse, sur le bord de son lit. « Moi, je n’ai pas pu retenir mes

larmes. J’avais la rage au cœur. J’étais désespérée. Nous n’étions pas

riches. Mon père se contentait de son salaire d’ouvrier. Mes parents

connaissaient les fins de mois difficiles. Dans l’hypothèse où les

ravisseurs auraient eu pour but le versement d’une rançon, ils auraient

commis une erreur. Nous n’aurions jamais pu payer. En fait, dans leur

esprit, nous incarnions une faute : être français. Nous devions l’expier.

Une tornade s’est abattue sur nous. Mon petit frère, Gilbert, n’avait que

quatre ans. Longtemps, avant de s’endormir, il allait réclamer son papa.

Ma sœur, Annie, onze ans, allait attraper une jaunisse. »

Le 14 avril, dans leur rapport, quatre gendarmes du Kouif, soulignant

que les recherches entreprises, en collaboration avec l’armée, « sont

demeurées vaines jusqu’à ce jour », citent la déposition d’un cadre de la

Compagnie des phosphates de Constantine :

« Vers minuit, l’usine s’est arrêtée. J’ai quitté mon poste et suis

allé me renseigner de la cause de cet arrêt. J’ai alors appris que

notre surveillant, Laplume Joseph, avait été enlevé par les rebelles à

l’intérieur même de l’usine […]. Je n’ai rien vu de cet enlèvement,

la poussière constante atténue considérablement la visibilité et les

machines et les fours font beaucoup de bruit. »

Les gendarmes mentionnent deux autres témoignages : deux

« journaliers » arabes enlevés avec Joseph Laplume et libérés rapidement

sur la route de Rhilane.

Le premier :


« J’étais à mon travail […]. qui consiste à surveiller les plaques

tournantes des fours, lorsque j’ai été interpellé par un individu qui

m’a ordonné “haut les mains !”. Je me suis retourné et ai aperçu 5

ou 6 hommes armés et, parmi eux, notre surveillant, Laplume

Joseph. »

Le second :

« Ces individus nous ont emmenés à travers l’usine et conduits à

l’extérieur. Je ne crois pas qu’au cours de ce trajet nous avons été

aperçus par d’autres ouvriers. À 100 mètres environ à l’extérieur,

nous avons été relâchés, tandis que Laplume était emmené. Les

rebelles ont précisé que si nous parlions ils nous tueraient. Nous

sommes revenus à l’usine par le même chemin et, malgré les

menaces, j’ai fait arrêter l’usine […]. Je n’ai reconnu personne

parmi ces hors-la-loi. »

Plus tard, une fiche du commandement supérieur des forces en Algérie

récapitulera :

« Les recherches du secteur de Tebessa, avec l’aide de chiens,

n’ont donné aucun résultat si ce n’est que effectivement le

surveillant Laplume avait été emmené vivant de l’autre côté de la

frontière. Au début de l’enlèvement le prisonnier aurait été vu une

première fois à Thala. Puis, il y a quelques mois, dans un camp à

2

Kalaat Djerda , mine qui se trouve à proximité de la frontière à

quelques kilomètres du Kouif. »

Un incident va choquer Josiane. « Régulièrement, un marchand

ambulant arabe passait à la maison. Ma mère lui achetait les bleus de

travail de mon père, parfois une couverture. Peu de temps après le 9 avril,

il est venu et m’a remis un petit papier. Des militaires, des appelés pas

très futés, qui, je suppose, surveillaient notre maison, lui sont tombés

dessus. J’ai eu beau leur répéter qu’il n’était pas un complice des

fellaghas, que je le connaissais, ils ne m’ont pas écoutée. Ils l’ont arrêté

sans ménagement. Ils croyaient avoir capturé un des auteurs de

l’enlèvement. Or, il venait simplement rendre à ma mère le papier sur

lequel elle avait griffonné la taille, du 46, de mon père. Il n’avait pas en


stock le modèle de bleu qu’elle lui avait commandé. Devant mes

protestations et celles de ma mère, les militaires ont exigé du pauvre

Arabe qu’il leur montre, preuve de son innocence, une couverture qu’il

nous avait vendue auparavant. Ma mère les a engueulés : “Allez chercher

mon mari, plutôt que d’embêter un brave homme.” Finalement, ils n’ont

pas persévéré. »

À propos de la légende du pied-noir qui refuse un verre d’eau à un

appelé métropolitain assoiffé, Josiane se souvient d’une anecdote : « Mon

frère jouait dehors. Deux ou trois bidasses, qui passaient devant la

maison, lui ont demandé du vin. Ma mère est sortie et leur a donné une

bouteille. L’ayant bue, ils sont revenus. Ma mère leur en a apporté une

autre. À la fin, ils étaient saouls, des cochons qui embêtaient tout le

quartier, provoquant un esclandre. Dans les jours qui ont suivi, l’officier

qui les commandait les a sommés de nous présenter leurs excuses. »

Sans le père, la famille Laplume doit faire face aux difficultés qui

s’accumulent. Le fils aîné, Louis, est absent. Il effectue son service

militaire dans la région d’Ouargla, aux portes du Sahara. Lourde

responsabilité pour la mère qui, secondée par sa fille, Josiane, a la charge

de deux jeunes enfants. « On nous a dit que mon père était prisonnier en

Tunisie. Or, la Compagnie des phosphates de Constantine n’avait pas

prévu ce genre de problème. D’ailleurs, l’usine, pas plus que la mine,

n’était gardée. Mon père était le premier homme kidnappé dans le secteur

du Kouif. Ma mère est restée trois mois sans salaire. Un frère de mon

père, Ernest, garde forestier comme son père, nous a accueillis chez lui,

en pleine campagne, près de Youks-les-Bains, à une quarantaine de

kilomètres du Kouif. »

Centre de peuplement fondé avec quarante-neuf colons près d’une

source thermale jadis prisée des Romains, Youks-les-Bains avait été

rattaché, en 1890, à la commune mixte de Morsott. Là encore, des

vestiges antiques rappelaient le glorieux passé du lieu avant les invasions

arabes.

Déclarée présumée veuve, la mère de Josiane touche une demi-pension

et, en 1959, elle se rapproche de sa mère à Bône. « Ma grand-mère, qui

avait quitté Batna, y louait un étroit deux pièces, 69 rue Bélisaire, cité

Auzas. Un rez-de-chaussée donnant sur une cour envahie de

bougainvilliers. Elle nous a hébergés. » Josiane trouve un emploi de


vendeuse aux Galeries de France, cours Bertagna, puis dans une boutique

de chaussures.

Elle se lie d’amitié avec une fille de voisins arabes, un peu plus jeune

qu’elle, Doulette. Un soir d’été, par les portes et les fenêtres ouvertes afin

de récupérer un peu de fraîcheur, entrent des cris et des pleurs dans les

appartements. Tous les locataires se précipitent. Doulette vient de

recevoir un coup de marteau de sa mère en furie. « Amoureuse d’un

garçon de son âge, elle m’avait confié en larmes qu’elle refusait

d’épouser l’homme avec qui ses parents avaient négocié un mariage. Il

était très laid et beaucoup plus âgé qu’elle. Finalement, elle a cédé. Sa

petite sœur, Bela, déterminée, bougonnait : “Moi, on ne me fera pas ça.”

A-t-elle pu résister à la coutume ? J’en doute. »

L’appartement de la rue Bélisaire s’avère trop étroit pour cinq

personnes. Les Laplume dégotent un trois pièces, 2, place Maria-Fabre,

au deuxième étage. « Il s’agissait d’un meublé, mais nous n’avions pas le

choix. Nous avions tout laissé au Kouif et nos moyens ne nous auraient

pas permis de racheter du mobilier et de la vaisselle. »

Le quartier se vide de ses Européens. « Dans l’immeuble, nous étions

les seuls pieds-noirs. Nous avions très peur d’être égorgés. Le soir, on

poussait les meubles contre la porte d’entrée. En fait, nous étions

constamment sur le qui-vive. Quand, le matin, je partais au travail,

quand, le soir, je rentrais, je marchais la peur au ventre. Je me retournais

toutes les cinq minutes. Au cinéma, après la séance, j’attendais qu’il n’y

ait pratiquement plus personne sur le trottoir, devant la salle, pour me

lever de mon siège. Afin d’augmenter la quantité de leurs victimes, les

terroristes ciblaient de préférence les attroupements. Un jour, en 1960, où

j’étais allée danser, contre l’avis de maman, une grenade a rebondi sur la

piste. Elle n’a pas explosé. J’ai eu de la veine. »

31 juillet 1962. Ayant perdu tout espoir que, conformément aux

accords d’Évian, le FLN libérerait ses prisonniers, Josiane, sa mère, sa

sœur et son petit frère n’ont plus d’avenir en Algérie. Ils ont obtenu

quatre places sur un bateau qui lève l’ancre pour la métropole. « La mort

dans l’âme, nous abdiquions. Nos démarches n’avaient débouché que sur

des ronciers d’incompréhension. Les autorités françaises ne nous avaient

octroyé que de vagues réponses ou des renseignements sans

consistance. »


La veille du départ des Laplume, une Arabe s’est invitée au deuxième

étage du 2, place Maria-Fabre. Conquérante, elle voulait leur

appartement. « Nous lui avons dit de revenir le lendemain, que la porte

serait grande ouverte. J’ai passé ma nuit à tout casser, à éventrer les

matelas et les fauteuils, à déchirer les draps et les rideaux. »

Pour la traversée, Josiane a sacrifié une de ses valises, qu’elle a

remplacée par un panier en osier dans lequel elle emporte les deux chats

de la famille, Nina et Bibi. « Hélas ! J’ai dû abandonner mon chien, le

fidèle Youki. Il voulait nous suivre. Je lui ai lancé des cailloux pour l’en

empêcher. La scène me hante encore. Je l’ai livré à la violence

vengeresse de la populace. Sachant qu’il appartenait à des pieds-noirs,

que ne lui ont-ils pas fait subir ! »

À Marseille, les Laplume dérangent. Heureusement, Louis les attend

sur le port. Libéré de ses obligations militaires, il s’est marié à une

Auvergnate et s’est installé garagiste à Chabreloche, un village près de

Thiers, dans le Puy-de-Dôme. « Sans son hospitalité, nous aurions

échoué dans le coin d’un quai, comme beaucoup de gens autour de nous.

Dénués de commisération, mairie et Croix-Rouge les incitaient à monter

vers le nord. On leur disait que plus ils s’éloigneraient de Marseille, plus

ils auraient droit à quelque chose. »

Au bout de plusieurs mois à Chabreloche, où l’emploi est rare, Josiane

et les siens optent pour Lyon qui leur réserve une surprise désagréable : le

centre d’hébergement des rapatriés est insalubre. « On dormait sur des

matelas posés à même le sol. Pire : alors que l’hiver 1962 fut

exceptionnellement froid, la température, à – 18 °C, atteignant des

records, le chauffage était défaillant et nous n’avions pas d’eau chaude

pour la toilette. »

e

Une chambre dans un modeste hôtel du VI arrondissement, rue

Cuvier, leur procure le confort minimum : l’eau chaude. « On s’en est

contenté. On ne mangeait qu’une fois par jour, un sandwich, pour

pouvoir la payer. » Le salaire de Josiane, ouvrière dans une usine de

sous-vêtements du quartier, leur maintient la tête hors de l’eau. Elle fait

aussi la connaissance d’un ouvrier-charcutier de Dijon, Jean-Paul

Theuriet, en stage de traiteur à Lyon. « Après son service militaire chez

e

les parachutistes du 11 Choc, il aurait dû partir en Algérie. La tentative

de putsch d’avril 1961 l’avait bloqué en France. Contrairement à


beaucoup de métropolitains, devant lesquels nous n’osions pas dire d’où

nous venions, de crainte de nous attirer des réflexions fielleuses, il

comprenait la souffrance des pieds-noirs. »

Josiane Laplume et Jean-Paul Theuriet se marient en 1965. Ils se fixent

à Dijon, où, dans sa recherche d’un emploi, Josiane se heurte à

l’animosité envers les pieds-noirs. Elle se sent obligée de camoufler son

accent « comme une tare ». Le patron d’un grand magasin, où elle a

déposé sa candidature à un emploi de vendeuse, se distingue par son

degré de sadisme. Il lui demande de lui fournir des attestations de ses

précédents employeurs à Bône. Évidemment, elle ne les a pas. Narquois,

il lui intime de retourner les chercher. En décembre 1966, Josiane et

Jean-Paul reprennent une charcuterie, rue Monge à Dijon, qu’ils tiendront

pendant quarante ans. Ils auront deux filles, Anne-Lyse et Magali, et

deux petites-filles, Louise et Gabrielle.

Le 12 janvier 1968, le tribunal de grande instance de la Seine déclarera

le père de Josiane décédé. Et le 20 décembre, le ministre français des

Affaires étrangères indiquera dans un courrier au consul de France à

Annaba, anciennement Bône :

« J’ai l’honneur de vous faire savoir qu’il est inutile de

poursuivre vos recherches en ce qui concerne les circonstances de la

disparition de M. Joseph Laplume au Kouif (Bône) en 1958. »

Josiane ne parvient pas à pardonner à la France son indifférence : « Le

ministère des Affaires étrangères, l’ambassade, la Croix-Rouge ne se sont

pas préoccupés de nous. Maman est morte en 2009, sans savoir quel avait

été le sort de son mari. Elle est inhumée dans le cimetière de

Chabreloche, où Louis l’avait précédée sept ans auparavant. Par hasard,

j’ai appris, en 2007, que mon père avait le droit d’être reconnu Mort pour

la France. Exemple du désintérêt des pouvoirs publics à notre égard :

personne ne m’en avait informée. »

Et Josiane n’a toujours pas de réponse à cette question : « Qu’ont-ils

fait de mon père ? Un Arabe qui, autrefois, avait joué au foot avec lui,

aurait confié à Octave, un de mes oncles, que les fellaghas l’auraient

exécuté ainsi que d’autres prisonniers lors d’un accrochage avec l’armée.

Plus je vieillis, plus grandit la souffrance de ne rien savoir et de ne pas

pouvoir me recueillir sur sa tombe. »


En outre, la mélancolie la ronge : « Je n’ai pas la nostalgie de l’Algérie

française, la nostalgie de ceci ou de cela. J’ai la nostalgie de l’Algérie

tout court. Impossible de m’en guérir. Les odeurs des épices me

manquent. La musique arabe me manque, l’ambiance des petits cafés

arabes me manque. Tout cela façonnait de ma vie. Au bout de trois

générations dans un pays, vous en êtes imprégné. Lorsque j’entends

parler arabe, par exemple dans un bus, j’ai l’impression d’être là-bas,

chez moi. On me conseille de tourner la page. Je ne peux pas. Tout est

enfoui en moi. »

1. André Foucault, L’Algérie, fille de la France, Taillandier, 1935.

2. Thala et Kalaat-Djerda se trouvent en Tunisie, pays censé être neutre.


Louis Akermann et sa femme, Catherine Coll

Disparus le 12 juin 1962. Il avait 54 ans, elle, 49 ans

23 juillet 1830. Un peu plus d’un mois après le débarquement, le

14 juin, à Sidi-Ferruch, des troupes du roi Charles X, une première

colonne française passait à Boufarik, dans la plaine de la Mitidja, entre

Alger et Blida. Un lieu désolé, perdu au milieu de marais croupissants,

piqué d’un vieux puits à la margelle usée, autour duquel, chaque lundi,

des bédouins venaient planter leurs tentes et tenir un marché. Le 5 mars

1835, sur ordre du général comte Jean-Baptiste Drouet d’Erlon,

gouverneur général d’Algérie, une unité du génie y entreprit la

construction d’une redoute. Ce camp avancé destiné à protéger Alger,

distante d’une trentaine de kilomètres, pouvait recevoir 1 500 hommes et

600 chevaux.

Petits marchands, cantiniers et ouvriers suivirent l’armée. Ils

campaient, à l’extérieur de l’enceinte, dans un dédale de cabanes

insalubres faites de branchages divers et de roseaux des marais, « le

Bazar », auquel, le 27 septembre 1836, un arrêté du maréchal Bertrand

Clauzel, successeur du général comte d’Erlon au gouvernement général

d’Algérie, conféra le statut de centre de peuplement. Il découpa la

nouvelle entité territoriale en lots urbains, le village, et ruraux, les

champs.

Les fièvres, la dysenterie, les pillages, le manque d’hygiène en

décimèrent la population qui, pendant cinq ans, perdit, annuellement, le

cinquième, voire le tiers de ses habitants. En 1842, la localité était

considérée comme la plus dangereuse d’Algérie. Excédés par un taux de

mortalité record, ses habitants écrivirent au général Thomas-Robert

Bugeaud, nommé gouverneur général d’Algérie en 1941 :


« Si, cédant à nos vœux vous daigniez nous accorder les faveurs

que nous demandons, nous nous faisons forts de démontrer, avec un

an de sécurité, ce que l’on peut faire dans ce pays avec des bras et

des cœurs. »

En 1840, l’officier avait prôné la politique de la terre brûlée contre les

tribus rebelles :

« Le but n’est pas de courir après les Arabes, le but est

1

d’empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer . »

Bientôt, dans l’écrin de ses orangeraies, Boufarik, érigée en commune

de plein exercice le 21 novembre 1851, serait surnommée « la reine de la

Mitidja ».

En 1930, rien n’est trop beau pour louanger fièrement les bienfaits que,

depuis un siècle, la France, « maternelle et généreuse », a prodigués à

l’Algérie. Conférences, expositions, publications d’ouvrages, pièces de

théâtre, concerts, compétitions sportives, feux d’artifice, banquets,

spectaculaires défilés militaires… Les hommages pleuvent sur les

« glorieux soldats » et les « héroïques colons » qui ont apporté à ce pays

« la prospérité de la civilisation ». Le 3 mai, à Toulon, le président de la

République, Gaston Doumergue, s’embarque sur un navire de la marine

nationale. Il va « au nom de toute la France, saluer l’Algérie et s’associer

aux fêtes organisées pour célébrer l’œuvre admirable de colonisation et

2

de civilisation réalisée entre ces deux dates, 1830-1930 ».

Le 5 mai, à Boufarik, le maire, Amédée Froger, inaugure, en bordure

de la route de Blida, un « monument du génie colonisateur français ».

Amédée Froger est né en 1882, à Philippeville. En 1836, les promesses

de la lointaine contrée nord-africaine avaient séduit ses grands-parents

bretons. Toutefois, sur place, les périls qui les attendaient avaient écorné

la fresque idyllique qui les avait motivés. Opiniâtres, ils avaient retroussé

leurs manches. Dans son discours, ce grand mutilé de la guerre 14-18,

passionné de poésie, rappelle le « chaos » qu’affrontèrent les premiers

Français qui construisirent le camp d’Erlon.

1935. Sur un stand de la Foire internationale et coloniale de Marseille,

deux hommes font connaissance. De leur rencontre germe l’idée de ce

qui deviendra un fleuron de l’industrie agroalimentaire française :


l’Orangina. L’un, négociant de Boufarik, Léon Breton, commercialise des

huiles essentielles de lavande et de géranium. Il possède une orangeraie

dans la Mitidja. L’autre, médecin espagnol, Agustin Trigo Mirallès, a

inventé une boisson, la Naranjina (la « petite orange »), grâce à un

procédé permettant d’augmenter le temps de conservation du jus

d’orange. Interrompu par la guerre d’Espagne et la Seconde Guerre

mondiale, leur projet, vendre du jus d’orange à grande échelle, sera repris

en 1947 par Agustin Trigo Mirallès et le fils de Léon Breton, Jean-

Claude. Il se matérialisera, en 1951, avec la création de la société

Naranjina Nord-Afrique, qui se distinguera sur le marché des sodas par

une canette ventrue au contenu pétillant : l’Orangina. La chaîne de

fabrication de concentré sera aménagée dans une ancienne distillerie de

Boufarik. En 1953, une campagne publicitaire, signée de l’affichiste

Bernard Villemot, fera décoller les ventes. Mais en février 1961,

confrontée aux incertitudes de l’avenir, la société quittera Boufarik pour

Marseille.

À 5 kilomètres de Boufarik, les Akermann exploitent la ferme Héritier,

au lieudit « Rhylen ». 40 hectares, dont une dizaine d’orangeraies, ainsi

qu’une vigne, des vergers de pommiers, et des champs de néfliers et de

blé. Deux enfants : Daniel, né le 10 novembre 1948 à la clinique

Mustapha d’Alger, et sa sœur cadette, Hélyette, qui a vu le jour le

22 octobre 1951, également à Alger.

Après la maternelle chez les religieuses, Daniel fréquentera, à

Boufarik, l’école portant le nom d’un de ses anciens directeurs : Jean-

Louis Pagès qui, en 1884, aidé d’instituteurs et d’élèves, avait ouvert une

bibliothèque populaire gratuite. Ensuite, ses parents l’inscriront dans

l’une des trois classes qu’avait créées sur son domaine de Sainte-

Marguerite (800 hectares dans la campagne de Boufarik) une société

métropolitaine de Grasse, Chiris, spécialisée dans les matières premières

aromatiques. Enfin, Daniel passera l’année de son certificat d’études

primaires sur les bancs d’un établissement catholique, Saint-Joseph.

Agriculteur, le père, Louis Akermann, qui, dans les rangs de l’armée

d’Afrique, a en août 1944 débarqué en Provence, était né en 1908 à

Lavarande, près d’Affreville, dans le département d’Orléansville. De

même que ses parents. Ses grands-parents paternels, Lorrains, venaient

de Forbach et ses grands-parents maternels, Tarnais, de Lavitarelle, près


de Castres. Paysans les uns et les autres, ils avaient espéré trouver des

terres fertiles en Algérie. La mère, Catherine Coll, avait cinq ans de

moins que son mari. Avant leur mariage, elle habitait Rivet, une bourgade

à proximité des pistes de Maison-Blanche, l’aéroport d’Alger. Ses

grands-parents, paternels et maternels, ouvriers agricoles, avaient émigré

de Minorque. Comme beaucoup d’habitants de l’île, ils avaient fui la

misère des Baléares. Les vergers et les maraîchages arrachés aux

3

broussailles par ces Mahonnais , habitués aux exigences de l’agriculture

méditerranéenne malgré une chaleur accablante, avaient façonné, aux

portes d’Alger, « les jardins de la mer », un paysage qui allait inspirer les

peintres orientalistes.

À l’automne 1954, Daniel entend ses parents commenter, dans un

mélange d’indignation et d’inquiétude, les attentats de la Toussaint

Rouge. Notamment la rafale de mitraillette qui a froidement balayé, au

er

petit matin du 1 novembre 1954, trois passagers d’un autobus reliant

Biskra à Arris, dans les gorges de Tighanimine : un couple de jeunes

instituteurs limougeauds et un notable musulman.

L’année suivante, la tension augmente. Surtout après les émeutes du

20 août : des milliers de paysans arabes, qui, encadrés par le FLN, ont

semé la terreur dans une trentaine de villes et de villages du

Constantinois. À El Halia, village minier situé à 3 kilomètres de

Philippeville, l’abjection a dépassé le plus odieux des cauchemars.

171 hommes, femmes, enfants, égorgés, éventrés, émasculés, abattus à la

carabine. L’angoisse tenaille les paysans des fermes isolées. Incendies et

massacres obscurcissent leur environnement.

Début 1956, par souci de sécurité, les Akermann vont vivre à Rivet où,

dans sa grande maison, les héberge Antoine, dit « Tony », le frère aîné de

Catherine Coll. Daniel se rappelle son premier mort. « Je me trouvais, à

côté de mon oncle, à la porte de sa maison. Soudain, un coup de feu et, à

une cinquantaine de mètres de nous, un homme s’est effondré. » Louis

Akermann, quant à lui, refuse d’abandonner sa ferme, où logent quatre

ouvriers arabes et leurs familles. « Malgré les risques d’embuscades, il

partait, chaque matin à Rhylen et rentrait le soir. 30 kilomètres à l’aller et

au retour. Nous sommes restés six mois à Rivet. »

Le 28 décembre 1956, à 10 h 15, Amédée Froger, soixante-quatorze

ans, atteint de trois balles de 7.65 tirées par un tueur du FLN, Ali Amar,


dit « Ali la Pointe », s’écroule non loin de son domicile d’Alger, à l’angle

er

des rues Michelet et Altairac. Le 1 février 1959, un buste en bronze de

l’édile, réalisé par le sculpteur pied-noir André Greck, sera dévoilé en

4

face de la mairie de Boufarik . Lors de la cérémonie, le général Jacques

Massu saluera « le dynamique maire de Boufarik » qui « était au soir

d’une vie toute entière vouée au bien public et à l’idéal d’une Algérie

heureuse dans le sein d’une France rénovée et puissante ».

En 1957, le père de Daniel, qui ne se déplace plus sans son revolver,

construit une tour de guet au-dessus de la maison. « On y accédait

directement par la chambre de mes parents. Le soir, il grimpait au

sommet et surveillait les alentours. Souvent, je l’accompagnais. Tout en

fumant quelques cigarettes, il m’apprenait à détecter le moindre

mouvement dans l’obscurité et à distinguer, au loin, les vrais chacals des

faux, c’est-à-dire des Arabes qui imitaient les hurlements de l’animal

pour communiquer entre eux. »

Vers 22 heures, quand le père et le fils descendent de leur poste

d’observation, la famille va se coucher. « Papa avait blindé les volets en

bois à l’aide de plaques de fer. Il disait : “J’ai plus peur le jour que la

nuit.” Effectivement, dès le lever du soleil, un anodin détour de chemin,

un banal fossé ou un rang de vigne familier pouvait s’avérer mortel. »

En juillet 1958, c’est en plein après-midi, alors que Louis Akermann

discute avec un marchand venu lui acheter de la volaille, qu’un Arabe en

djellaba se dirige vers eux à travers la campagne et essaie de leur tirer

dessus. « Heureusement, son pistolet-mitrailleur s’est enrayé et il s’est

enfui. Après cet incident, mon père s’est procuré une arme plus

perfectionnée. Il s’entraînait à viser sur des boîtes de conserve. Habile, il

ratait rarement sa cible. Les fellaghas du coin étaient au courant. Ils

n’osaient pas se frotter à lui. »

Un mois auparavant, le général de Gaulle, tout juste investi à la

présidence du Conseil par l’Assemblée nationale, s’était montré prodigue

en phrases apaisantes lancées aux foules algériennes qui l’acclamaient.

Le 4 juin, à Alger : « Je vous ai compris ! » Le 6 juin, à Oran : « La

France est ici pour toujours ! » et à Mostaganem : « Vive l’Algérie

française ! »… « Mes parents l’ont cru. Mon père écoutait attentivement

les informations à la radio. Les discours de De Gaulle le rassuraient. La

fermeté de ses propos tranchait avec les tergiversations des précédents


gouvernements. Enfin, un homme politique qui redonnait aux pieds-noirs

confiance en la métropole. Il les avait persuadés qu’il allait rétablir la

paix et maintenir l’Algérie dans la France, pas qu’il ferait le contraire. »

1962. Les Européens n’ont plus leur place dans cette Algérie qu’ils ont

construite et que le FLN compte s’approprier. Enlèvements et assassinats

er

les poussent au départ. Le 1 juin, à 5 heures du matin, Daniel monte, à

Maison-Blanche, à bord d’un Breguet Deux-Ponts qui s’envole pour

Toulouse. Avec lui, dans l’appareil, sa sœur Hélyette, sa tante maternelle,

Edwige Coll, surnommée « Vigette », mariée à Charles Callegia, un

Rivéen d’origine maltaise, et leur fils Michel. Dans un autre avion, à

destination de Lyon, car « le Breguet Deux-Ponts pour Toulouse était

complet », Charles Callegia et Antoine Coll. Ce dernier, en 1959,

prévoyant une aggravation des désordres, a acheté une ferme à Saint-

Nicolas-de-la-Grave, dans le Tarn-et-Garonne. « Mon père dont j’étais

très proche et ma mère refusaient de quitter leur pays. Les fermes isolées

étaient attaquées l’une après l’autre. Sauf la nôtre. Mon père se savait

menacé. Il faisait attention à tout. »

Le 8 avril, les pieds-noirs ont été exclus du référendum. 90,7 % des

électeurs de métropole ont approuvé « le projet de loi soumis au peuple

français par le président de la République et concernant les accords à

établir et les mesures à prendre au sujet de l’Algérie sur la base des

déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ». Les parents

er

Akermann furent donc interdits d’isoloir. Le 1 juillet, les Algériens

répondront « oui » à la question : « Voulez-vous que l’Algérie devienne

un État indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies

par les déclarations du 19 mars 1962 ? »

Tandis que « la marche de l’Histoire » autour de laquelle le général de

Gaulle a entortillé la « grandeur de la France » poursuit sa progression

obstinée, le 12 juin 1962, un lundi, le sol se dérobe sous les pieds des

Akermann. « Comme tous les lundis, papa était allé au marché de

Boufarik. Profitant de son absence, il semble que des fellaghas aient

commencé par neutraliser les chiens qui gardaient la cour de la ferme.

Puis ils ont poussé maman, certainement sans ménagement, à l’intérieur

de la maison. À peine papa est-il rentré du marché que les fellaghas l’ont

mis en joue et maîtrisé. Après, nous ne pouvons que craindre le pire,

voire le pire du pire… »


La double tournée hebdomadaire du boulanger comprend une halte à

Rhylen les mardis et vendredis matin. Le mardi 13 juin, ne voyant

personne à la ferme des Akermann, il prévient les gendarmes.

« Ceux-ci sont d’abord allés chez un copain de papa, garagiste. On m’a

raconté l’entrevue :

— Tu as vu Louis ?

— Pas depuis hier matin.

À la réponse du garagiste, les pandores ont compris la gravité de la

situation.

— Tu ne le verras plus. Il a été enlevé.

Le copain de mon père a craqué.

— Puisque c’est ainsi, je ferme la boutique et je me casse en

métropole. Sinon, ils vont me kidnapper moi aussi.

Et il est parti. Voilà comment on a viré les pieds-noirs d’Algérie. »

Daniel se trouve alors à Saint-Nicolas-de-la-Grave avec sa sœur

Hélyette, son cousin Michel, sa tante Edwige, Charles Callegia et son

oncle Antoine. Rapidement, prévenus par les gendarmes du canton,

Antoine et Charles prennent le premier avion pour Alger.

« Ils ont enquêté dans toute la région. À droite, à gauche. Ils ont

contacté les administrations, le consulat de France. Ont interrogé les uns

et les autres. Ils ont cherché des indices à la ferme. Elle avait été pillée,

saccagée. Ils ont questionné les deux ouvriers de mon père. Ceux-ci

n’auraient rien vu, rien entendu. Mensonge. » Dans leur rapport du 7 août

1963, les délégués de la Croix-Rouge noteront que l’un d’eux, bien

qu’ayant « assisté à l’enlèvement », a prétendu « ne rien savoir » : « Cet

ouvrier ment par peur. »

Antoine et Charles apprendront que la voiture des Akermann, une

Peugeot 403 noire immatriculée 112 GW 9A, avait été aperçue dans les

rues de Boukarik. « Elle circulait en toute impunité. »

Daniel et sa sœur Hélyette sont orphelins. Leur tante Edwige et son

mari Charles les élèveront. Daniel ne saura jamais ce que ses parents ont

subi. « L’État français n’a absolument rien fait. » En 2018, un de ses

anciens camarades d’école, un Arabe immigré, est entré en contact avec

lui via Internet. Et ils ont correspondu par téléphone. « Selon lui, les


fellaghas auraient pendu mon père par les pieds, les bras attachés dans le

dos, et l’auraient égorgé comme un mouton. »

En 1981, Daniel est retourné en Algérie dans le cadre d’un voyage

organisé par une association de pieds-noirs. « À Boufarik, le maire nous a

accueillis cordialement. La ferme était à l’abandon. À Rivet, je me suis

promené dans les rues. Au cimetière, des vandales avaient ouvert la

tombe de mes grands-parents maternels. Je n’ai pas pu aller à Lavarande

me recueillir sur celle de mes grands-parents paternels. C’était trop

loin. »

Père de deux fils, Vincent, trente-six ans, et Sylvain, trente-trois ans,

Daniel habite toujours la maison de Saint-Nicolas-de-la-Grave. Mais il

souhaite la vendre et finir ses jours sur la côte méditerranéenne. « À

Fréjus, où j’ai des copains de Boufarik, ou à Saint-Cyprien où j’ai de la

famille… »

1. Le 14 avril 1844, dans Le Moniteur algérien, Bugeaud, maréchal depuis juillet 1843, menaçait les

tribus qui ne se soumettraient pas : « J’entrerai dans vos montagnes ; je brûlerai vos villages et vos

moissons ; je couperai vos arbres fruitiers… » Le 19 juin 1845, dans le massif du Dahra, un millier

de rebelles s’étaient réfugiés dans une grotte quasi imprenable. N’obtenant pas leur reddition, un de

ses officiers, le colonel Pélissier, ordonna de mettre le feu à l’entrée et d’entretenir le brasier durant la

nuit. Le lendemain, on compta plus de 700 morts. Les directives du maréchal avaient été appliquées :

« Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, fumez-les à outrance comme des renards. »

2. Le 10 mai 1830, à Alger, devant les 500 invités d’un banquet géant, le président Gaston

Doumergue va louer « la prospérité et la grandeur de l’Algérie unie pour toujours à la mère patrie

indivisible et républicaine ».

3. Les Mahonnais : leur nom venait de Mahon, la capitale de Minorque, où beaucoup embarquaient à

bord de balancelles pour l’Algérie. En 1834, une rue d’Alger a été baptisée rue de Mahon.

4. Le 29 mai 2008, le buste, qui avait été descellé et transporté en France chez sa fille, sera installé

dans la maison des Rapatriés, maison Maréchal-Juin, à Aix-en-Provence.


Joseph Pinto

Disparu le 5 juillet 1962 à l’âge de 58 ans

Dans la matinée du 6 juin 1958, le général de Gaulle, à Oran, avait

lancé à la foule :

« La France est ici ! Elle est ici pour toujours […]. Vive Oran,

ville que j’aime et que je salue, bonne, chère grande ville française.

Vive la République ! Vive la France ! »

L’après-midi, à 90 kilomètres de là, à Mostaganem :

« Il est parti de cette magnifique terre d’Algérie un mouvement

exemplaire de rénovation et de fraternité […]. Vive Mostaganem !

Vive l’Algérie ! Vive la République ! Vive la France !… Vive

l’Algérie française ! »

Quatre ans plus tard, à Oran, il n’y a plus de « ville que j’aime », plus

de « bonne, chère grande ville française », plus d’« Algérie Française »,

plus de « magnifique terre d’Algérie ». La France n’est plus « ici pour

toujours ». Le général de Gaulle relègue ses compatriotes de là-bas au

rang de « braillards » incapables de comprendre l’orgueilleuse vision

qu’il ambitionne pour la France dans le concert des nations ! Dans la

soirée du 18 mars 1962, se félicitant des accords d’Évian, « solution du

bon sens » qui « a fini par l’emporter sur la frénésie des uns,

l’aveuglement des autres, les agitations de beaucoup », il a tiré un trait

sur ses précédents engagements envers une population qui, en juin 1958,

l’avait acclamé. D’un geste, selon lui empreint de grandeur, il a tourné la

dernière page d’un chapitre qu’il compte léguer à la glorieuse Histoire de

son « cher et vieux pays », dans la lignée de ses illustres prédécesseurs,

Vercingétorix, le chevalier Bayard, Jeanne d’Arc, Henri IV… Il a refermé


« la boîte à chagrins » algérienne qui décidément lui causait trop de

tracas.

Qu’importe le prix en sang et en larmes. Le 5 juillet, Oran se couvrira

des hurlements d’hommes, de femmes et d’enfants égorgés, éventrés,

lynchés, enlevés. Les 18 000 hommes de l’armée française stationnés

dans le secteur ne bougeront pas, cantonnés dans leurs casernes.

Discipliné, leur chef, le général Katz, en poste depuis le 19 février 1962,

se bouchera les oreilles. Le 17 février 1989, interviewé par l’historien

Jean Monneret, il osera : « Je suis un soldat. J’avais une mission à

remplir. Je l’ai remplie, le plus humainement possible. Et ce que les gens

pouvaient penser de moi me laissait absolument indifférent […]. Des

Français d’Oran ont raconté n’importe quoi et continuent à raconter

n’importe quoi […]. Avec l’atmosphère du moment, la désespérance des

Français d’Algérie, ça peut s’expliquer, mais, que des années après, on ait

1

continué les affabulations, c’est malhonnête . »

En ce chaud été 1962, dans le centre d’Oran, les Pinto ne sortent plus

de leur appartement, 10 rue Léon-Djian. Représentant de commerce, le

père, Joseph Pinto, aux origines espagnoles, n’a quasiment plus de

revenus. Difficile de circuler et d’assurer les livraisons. Les clients ne

passent plus de commandes. Le fils aîné, Wilfrid, fait son service

militaire. Malgré son admission à la Sorbonne à Paris, l’armée lui a

refusé le sursis auquel il pensait avoir droit. Son prénom lui vient d’un

soldat américain avec qui son père s’était lié d’amitié après le

débarquement US en Afrique du Nord en novembre 1942. Les deux

autres fils, Jean-Louis et Paul, s’occupent comme ils peuvent dans

l’appartement. Quant à la fille, Viviane, dix-sept ans, elle assiste derrière

les volets fermés, au spectacle désolant de sa ville dont la radieuse

luminosité s’est ternie.

Elle est loin l’époque de son « enfance comblée, gâtée par ses parents

et ses grands-parents paternels et maternels ». La famille, « unie »,

e

habitait alors rue du Cirque, à proximité du boulevard du 2 Zouaves.

« Le bonheur… » Que n’ont brouillé ni la Toussaint Rouge en 1954, ni

les émeutes du Constantinois l’année suivante. Viviane a mesuré la

fragilité de ce paisible environnement lorsque son père a reçu un ordre de

mobilisation dans une unité de défense territoriale. Et l’insouciance de

son enfance n’a pas tardé à sombrer dans un carnage de coups de feu et


d’explosions. « L’enfer prendrait ses aises à Oran, que les pieds-noirs

commençaient à fuir. Mon père tenait bon. Il refusait de les imiter. Il était

propriétaire de son appartement. Il avait construit sa vie dans cette ville.

En 1961, par précaution, il m’a envoyée chez un de ses frères, Gaston,

installé à Paris. Je ne m’y suis pas plu. Il faisait froid, les immeubles, les

monuments, le ciel étaient gris. Mes copines, mes habitudes, le soleil,

mon Oran me manquaient. Je suis rentrée. »

Les accords d’Évian ont dynamité le dernier verrou qui garantissait

encore un semblant de sécurité. « Dès le 19 mars 1962, tout a dégénéré.

On assassinait, on enlevait les gens. Un marchand de primeurs que je

connaissais a disparu. Il était allé à la campagne s’approvisionner en

er

légumes… Les référendums du 8 avril en métropole et du 1 juillet en

Algérie ont exacerbé les crispations. Le second frère de mon père,

Edmond, qui avait repris l’affaire de vente en gros de tissus indigènes

créée par leurs parents, a baissé le rideau du magasin. Ses clients,

majoritairement arabes, ne venaient plus. Comment avons-nous pu rester

dans cette ville devenue folle ? Ce n’était plus vivable. »

Enfermés dans leur appartement, les Pinto entendent les voitures de

l’armée française et de la gendarmerie, munies de haut-parleurs, sillonner

la ville en invitant les Européens à ne plus avoir peur et à reprendre une

vie normale. Ces messages ne les rassurent pas plus que le tract qu’a

diffusé le haut-commissaire de la République en Algérie. Si « après un

délai de réflexion de trois ans », les « Français d’Algérie » ne

choisissaient pas la nation algérienne, il leur certifiait un catalogue de

promesses sur la liberté des déplacements, l’utilisation de la langue

française, l’école des enfants, l’achat ou la vente de biens… Christian

Fouchet concluait : « Tout en conservant la nationalité française vous

aurez la garantie d’un traitement privilégié. »

Les Pinto n’ont pas confiance. Pourtant, ce matin du 5 juillet, vers

10 h 30, alors que des flots de manifestants surexcités convergent vers le

centre-ville, Viviane décide d’accompagner son fiancé, Charles-Henri

Ezagouri, qui a maintenu un rendez-vous professionnel dans le quartier

Gambetta. Sa mère, Perla, tente de l’en dissuader. Elle crie de la fenêtre :

« Reste ici, c’est trop dangereux ! » Elle ne l’écoute pas et monte dans la

voiture de Charles-Henri, qui démarre. Ils ne roulent pas longtemps.

Boulevard Clemenceau, impossible d’avancer. Une foule compacte et


hurlante les bloque. Difficilement, Charles-Henri réussit un demi-tour…

Il progresse lentement. Place d’Armes, rue de la Révolution… Soudain,

des coups de feu. L’agressivité de la foule augmente. Des manifestants en

furie regroupent contre un mur les Européens qu’ils interceptent. Trois

individus en civil arrêtent le couple, inspectent la voiture. « Ils se sont

montrés corrects. Cependant, autour de nous, des femmes poussant des

youyous hystériques et des hommes, armés de couteaux, de fusils et de

revolvers, gueulaient à l’homme qui paraissait les commander de nous

abandonner à leur rage meurtrière. Rue Séguier, on les apercevait en train

de lyncher un Européen. Ils n’avaient pas l’intention de nous épargner.

Des femmes, les yeux exorbités, me regardaient en passant le doigt sur

leur cou. Elles éructaient : “Donne-la-nous ! Donne-la-nous !” J’étais

terrorisée. Je tremblais. L’homme m’a reconnue. Il habitait dans notre

rue. Il s’est interposé et nous a conseillé de gagner une caserne, rue du

Camp-Saint-Philippe, 300 mètres plus haut. Trop risqué. J’ai insisté pour

qu’il nous raccompagne jusque chez nous. Réticent, il a accepté. Après

plusieurs arrêts et des contrôles du véhicule nous obligeant à en

descendre, nous avons retrouvé le 10, rue Léon-Djian. Nous sommes des

rescapés. »

Plus tard, Viviane va croiser deux personnes qu’elle avait vues le long

du mur. Elles lui raconteront un miracle. L’homme qui lui a sauvé la vie

ainsi qu’à Charles-Henri a libéré, ce matin-là, d’autres pieds-noirs. « Il a

fait preuve d’une incroyable humanité au milieu d’un déchaînement de

barbarie. »

10, rue Léon-Djian, elle retrouve sa place, derrière les volets clos.

« Les Arabes, en civil ou tenue militaire de l’ALN, pénétraient dans les

immeubles, défonçaient les portes des appartements, arrêtaient leurs

occupants et tous les Européens qui passaient dans la rue. Ils les

abattaient sur place ou les rassemblaient, les escortaient en files indiennes

et les poussaient à l’arrière de camions. Ils n’avaient qu’un objectif :

trucider du “roumi”. Des scènes inoubliables. Des éclaboussures de sang

sur les façades, des flaques rouges sur les trottoirs. Des hurlements de

haine, des cris de douleur. »

De son côté, le père de Viviane est également sorti, curieux

d’appréhender ce qui se passe. « Que lui est-il arrivé ? Mystère ! »


En fin d’après-midi, des patrouilles de l’armée française et de la

gendarmerie ramènent le calme. Mais Joseph Pinto n’est toujours pas

parmi les siens.

Pendant des jours, Viviane, sa mère, et son frère Wilfrid qui termine à

Oran son service militaire (« l’armée française l’avait consigné tandis

qu’on assassinait son père ») vont le chercher. Au consulat de France, à la

préfecture, dans les bureaux de police, les casernes, dans les hôpitaux, à

la morgue… Ceux qui les reçoivent leur débitent un chapelet de formules

mille fois ressassé : « On fait le nécessaire. On vous tiendra au courant. »

Derrière ces phrases impersonnelles, « un mur de mensonges censé nous

tenir à l’écart, calmer notre désarroi ». Quelqu’un indique à Viviane et

Wilfrid que des civils, dont des blessés, sont détenus au stade dans des

conditions exécrables. Accès interdit. « Un soir, un gendarme

compatissant est venu chez nous avec des photos de victimes des

massacres. Il pensait que nous pourrions éventuellement identifier mon

père. Nous les avons examinées une par une. Tous ces cadavres, ces

visages boursouflés, défigurés par les blessures, maculés de croutes

brunâtres, c’était abominable. Mon père n’était pas l’un d’eux. »

Le 8 juillet, un crépitement d’arme automatique surprend Viviane et

son frère Jean-Louis dans la rue. Paniqués, ils courent se réfugier dans

une caserne de gendarmes mobiles. À l’entrée, le planton leur barre le

passage. Il lui faut l’autorisation de son commandant. « L’officier est

venu, en personne, nous accueillir. Encore ébranlé par le 5 juillet, il nous

a confié : “Je n’oublierai jamais mon impuissance face à cette tragédie.

J’entendais les appels au secours des civils qu’on égorgeait à l’extérieur.

Ils imploraient la clémence de leurs bourreaux. J’entendais les

hurlements, les coups de feu. Je ne pouvais que me taper la tête contre les

murs. Si nous étions intervenus, nous aurions eu les moyens d’empêcher

ces atrocités.” Ses supérieurs s’y sont opposés. Un poids qui a dû peser

longtemps sur sa conscience. »

Une photo de son père à la main, Viviane va arpenter les rues d’Oran

et accoster les passants. N’auraient-ils pas rencontré récemment cet

homme ? « Je n’ai pas obtenu le moindre indice. Même les Arabes

soupiraient : “Petite madame, vous ne le retrouverez pas. Le 5 juillet, ils

les ont tous massacrés.” Nous, on ne baissait pas les bras. »


Ayant tout tenté, tout espéré, les Pinto vont se résoudre à renoncer. Le

6 août, ils embarquent, le cœur déchiré, à bord d’un bateau qu’ils

surnomment L’Exodus. « Autour de nous, beaucoup de familles de

disparus. » Visages épuisés, ravagés par les épreuves, silhouettes

secouées par des sanglots. Regards perdus. À Marseille, leur dénuement

n’émeut personne. Pire, le maire socialiste, Gaston Deferre, et les

dockers de la CGT, qui ont déployé une banderole « pieds-noirs,

retournez chez vous », les traitent d’esclavagistes tout juste capables de

donner « des coups de pied aux fesses des Arabes ». La cité phocéenne

les rejette. Sur le quai, la Croix-Rouge leur offre un rapide verre de lait,

avant que des camions militaires ne les conduisent à La Rouguière, une

cité de la périphérie aménagée en centre de transit. Le lendemain, à

6 heures du matin, des haut-parleurs crachotent : « Bâtiment C, Auxerre ;

bâtiment D, Le Mans… » « Nous étions bâtiment C, nous avons eu droit

à Auxerre, où on nous a parqués dans un gymnase, équipé de lits de

camp. »

La famille du fiancé de Viviane s’étant établie à Marseille, les Pinto y

redescendent. « Il a fallu qu’on se débrouille. Maman, qui savait coudre,

broder et jouer du piano, dégotait, çà et là, des petits travaux à réaliser et

donnait des cours de musique. Totalement démunis, on ne mangeait que

le midi, des pâtes, pas le soir. » Perla Pinto décédera en mars 1989. Elle

sera inhumée à Marseille.

Viviane Pinto et Charles-Henri Ezagouri se marient en septembre. Ils

auront deux fils, Philippe et Joël, et un petit-fils, Adam. Viviane sera

sténodactylo, aide-comptable, mécanographe, opératrice de saisie sur des

ordinateurs. Mais, les images du 5 juillet 1962 l’obséderont sans répit, lui

imposant de fréquents arrêts de travail. « Les corps gisant dans des

flaques de sang, les traînées rouges sur les trottoirs, dans les caniveaux,

les cris… Une boucherie. Un employé de Charles-Henri a vu des types

jouer au ballon avec la tête d’un homme. Je suis traumatisée à vie.

Doublement traumatisée. Par la disparition de mon père dans cette Saint-

Barthélemy oranaise. Et par le black-out total qu’ont imposé les autorités

et les médias sur cette journée noire. Au nom de je ne sais quelles idées

progressistes et anticolonialistes, ils l’ont totalement occultée. La France

de De Gaulle a laissé mon père et d’autres se faire enlever. Elle les a

laissés se faire assassiner. Elle s’est rendue coupable de non-assistance à


personnes en danger. » Viviane ne lui pardonne pas sa passivité, ni le

dédain qu’elle a montré envers les victimes.

19 septembre 1963, courrier de Jean de Broglie :

« Il n’y a malheureusement plus d’espoir de retrouver Joseph

Pinto. »

Le secrétaire d’État aux Affaires algériennes relève de « fortes

présomptions de décès ». L’objet premier de pareille information serait-il

de clore sans délai un dossier encombrant ? Sur quelles preuves se base-telle

? Dans quelles circonstances Joseph Pinto est-il mort ? Le ministère

des Affaires étrangères ne transmettra à Viviane que quarante-deux ans

plus tard, le 24 août 2004, le rapport rédigé par les délégués du Comité

international de la Croix-Rouge le 21 août 1963 :

« Vu l’employeur, commerce de bonneterie, place Foch.

L’enlèvement a eu lieu à 15 h 30, rue Léon-Djian, à hauteur du

o

n 18. Les recherches effectuées par la famille sont demeurées sans

résultat.

Probablement égorgé, cadavre jeté dans le four d’un bain maure

(témoin européen anonyme). »

Pas un mot de condoléances de la part du ministère des Affaires

étrangères, retranché derrière une circulaire administrative.

Une si brutale absence de réconfort a blessé Viviane. « Pendant un an,

j’ai perdu le sommeil et je ne pouvais plus m’approcher d’une source de

chaleur sans fondre en larmes. » En outre, elle doute de la qualité du

rapport du CICR. « D’une part, l’employeur, “commerce de bonneterie,

place Foch”, n’est pas le bon. D’autre part, comment les enquêteurs ont-il

déterminé l’heure de la disparition, “15 h 30” et le lieu exact de

l’enlèvement, “à hauteur du numéro 18” ? Qui est ce “témoin européen

anonyme” ? Tout cela me semble bâclé. »

1. Jean Monneret, op. cit.


Paul Teuma

Disparu le 5 juillet 1962 à l’âge de 44 ans

Longtemps, Marie-Claude Teuma a espéré le retour de son père. « Des

années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a découvert des

soldats japonais qui erraient sur des îles désertes ou dans des forêts

profondes. Ils ignoraient que leur pays avait capitulé. Après

l’écroulement du bloc soviétique, sont réapparus des hommes et des

femmes qui avaient été retenus derrière le rideau de fer. Pourquoi, une

fois l’Algérie ancrée dans son indépendance, mon père n’aurait-il pas été

libéré par ses geôliers ? Pourquoi ne serait-il pas revenu parmi les siens ?

Tant qu’on n’a pas vu le cadavre de l’être cher, tant qu’on ne l’a pas

glissé dans une tombe, on refuse d’admettre sa mort. » Aujourd’hui,

Marie-Claude Teuma a cessé d’attendre. « L’espoir s’est éteint quand j’ai

pris conscience que l’âge de mon père interdisait toute illusion. Il avait

quarante-quatre ans lors de sa disparition. Il lui aurait été impossible de

survivre longtemps aux conditions de détention que le FLN infligeait à

ses prisonniers, quand il ne les tuait pas d’emblée. »

Bien que pied-noir, Paul Teuma était né à Carcès, dans le Var, le

30 juillet 1918. Ses parents, François Teuma, un Algérois dont le père

avait émigré de Malte, et Laure Brun, une jeune fille de Draguignan,

s’étaient rencontrés lors du mariage d’une cousine à Comps-sur-Artubie,

au-dessus de Draguignan, aux portes des gorges du Verdon. Le couple

était resté un temps en métropole, François travaillant notamment à

Marseille, puis il était rentré au pays avec l’enfant.

Paul Teuma épousera Suzanne-Élisabeth Vigne, née à Douera, entre

Alger et Blida, un ancien camp et hôpital militaire aménagé dès 1830 sur

un promontoire dominant la plaine de la Mitidja, qui n’est devenu

commune de plein exercice qu’en novembre 1951. Officier de chasseurs

alpins, le père de Suzanne-Élisabeth Vigne y était cantonné. « Il avait fait


la guerre de 14-18 et est mort des suites de ses blessures. Je ne l’ai pas

connu. » Le 22 avril 1944, Paul Teuma et Suzanne-Élisabeth Vigne

auront une fille, Marie-Claude. « Mon père travaillait à la TWA. Nous

habitions 9, rue Édouard-Cat, au douzième étage d’un immeuble

dominant le tunnel de Telemly. Nos fenêtres donnaient sur la baie

d’Alger. Une vue magnifique. À l’école maternelle, près de la rue

Hoche, mes petites copines étaient européennes ou arabes. On jouait

ensemble sans tenir compte de nos différences. »

Enfant unique, comme ses parents, Marie-Claude a sept ans quand la

famille déménage pour Oran, où Paul Teuma prend la tête des

établissements Montserrat, « vins et boissons gazeuses », qui

1

embouteillent et distribuent, en particulier, les canettes d’Orangina . Les

Teuma bénéficient d’un logement de fonction situé au-dessus de l’usine,

18, boulevard Froment-Coste. Le grand-père paternel de Marie-Claude,

François Teuma, dirige l’hôtel Quantin, 3, rue Ampère, « derrière la place

de la Bastille, près du Martinez », un quatre-étoiles, dont le patron sera

2

abattu le 5 juillet 1962 . Jeune immigré espagnol, Fernand Martinez avait

enchaîné, dans les années 1930, les emplois de garçon de café, avant de

se mettre à son compte et, réussissant dans les affaires, de se hisser au

rang de notable.

La série d’attentats de la Toussaint Rouge, en 1954, l’assassinat d’un

jeune instituteur, Guy Monnerot, et du caïd du douar m’chounèche, Hadj

Sadok, sur l’étroite RN31 entre Biskra et Arris, au petit matin du

er

1 novembre, pas plus que les émeutes du Constantinois, à la fin août de

l’année suivante, ne troublent la gaieté de la petite écolière de Jules-

Renard. L’école porte le nom de l’auteur d’un « ouvrage illustré de 40

gravures », Les étapes d’un petit Algérien dans la province d’Oran,

publié en 1888, « sous le patronage du conseil général et de la société de

géographie d’Oran ».

Une gamine qui grandit sereinement, en marge du monde des adultes.

Les débats du 12 novembre 1954 à l’Assemblée nationale ne distraient

pas Marie-Claude de ses jeux. Elle n’en mesure pas la gravité. Le

président du Conseil, Pierre Mendès France, qui s’exclame :

« Qu’on n’attende de nous aucun ménagement à l’égard de la

sédition, aucun compromis avec elle. On ne transige pas lorsqu’il


s’agit de défendre la paix intérieure de la nation, l’unité et l’intégrité

de la République française. Les départements d’Algérie constituent

une partie de la République française. Ils sont français depuis

longtemps et de manière irrévocable. Leur population, qui jouit de

la citoyenneté et est représentée au parlement, a donné assez de

preuves de son attachement à la France pour que la France ne laisse

pas mettre en cause son unité. Entre elle et la métropole, il n’est pas

de sécession concevable. Jamais la France, jamais aucun parlement,

jamais aucun gouvernement ne cédera sur ce principe

fondamental. »

Le ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, qui, répondant à une

question, renchérit :

« Tous ceux qui essayeront, d’une manière ou d’une autre, de

créer le désordre et qui tendront à la sécession seront frappés par

tous les moyens mis à notre disposition par la loi. Nous frapperons

également tous ceux qui y contribueront, même indirectement. Il

n’est pas supportable que, par voie de presse, d’écrits, de discours

ou sous quelque forme que ce soit, à plus forte raison par les armes,

un citoyen s’oppose à la nation, au risque de la déchirer. En tout cas,

s’il le fait, le gouvernement n’a qu’un devoir, et vous pouvez

compter sur le ministre chargé de cette mission, au nom de ce

gouvernement, pour décider les mesures qui s’imposeront. Il y a

dans l’histoire de la République assez d’exemples, de grands

exemples, vers lesquels notre volonté doit se reporter dans les

moments difficiles. L’Algérie, c’est la France. »

Pour Marie-Claude, l’Algérie est en France. Point. Elle ne tolère pas

l’ergotage. Elle ne soupçonne pas que l’actualité pourrait dissocier ces

mots de leur sens. Une telle éventualité politique relève de la sciencefiction.

En revanche, les 250 chars soviétiques qui, en novembre 1956,

écrasent, à Budapest, les aspirations des Hongrois à la liberté,

déclenchent chez elle des crises de panique. « La nuit, je me réveillais en

sursaut, redoutant une propagation de la guerre en Algérie. Les morts, les

destructions, les larmes… Patriote, je coloriais de petits drapeaux

tricolores que je jetais par la fenêtre dans la rue. »


En 1957, elle admire les légionnaires qui délogent les fellaghas dans

les campagnes et les parachutistes du général Massu qui traquent les

terroristes à Alger. « Oran, pendant ce temps, était calme. Nous ne

subissions pas les attentats comme à Alger, où j’avais des cousins. Ils

nous racontaient ce qu’endurait la population. Les bombes, les

enlèvements, dont ils nous parlaient et qui noircissaient les pages des

journaux, n’appartenaient pas à notre quotidien direct. »

3

Toutefois, l’insécurité à environ 400 kilomètres de Santa Cruz ne

tarde pas à entretenir un climat de peur grandissant. Plus les mois

passent, plus semble inappropriée la description qu’en 1884, Guy de

Maupassant consacrait à la cité dans Au soleil, un recueil de voyage :

« Oran est une vraie ville d’Europe, commerçante, plus espagnole que

française, et sans grand intérêt. On rencontre par les rues de belles filles

aux yeux noirs, à la peau d’ivoire, aux dents claires. Quand il fait beau,

on aperçoit, paraît-il, les côtes de l’Espagne, leur patrie. Dès qu’on a mis

le pied sur cette terre africaine, un besoin singulier vous envahit, celui

d’aller plus au sud. »

À partir de 1960, la situation se dégrade à Oran qui, lentement, perd

son apparente quiétude, que l’OAS attribuait à la forte implantation de

ses militants. Le couple Teuma a divorcé. Sa mère ayant emménagé rue

Lamartine, une voie perpendiculaire au boulevard du Front-de-Mer,

Marie-Claude fait souvent le trajet à pied entre le boulevard Froment

Coste, où son père a gardé le logement de fonction, l’hôtel du grand-père,

rue Ampère, et la rue Lamartine. « Mes parents n’étaient pas rassurés par

ces allers-retours. »

Dès la signature des accords d’Évian, le 18 mars 1962, Oran la

radieuse va se mettre à grimacer. Bientôt, les éboueurs ne vont plus

ramasser les poubelles. Exhalant des vagues d’odeurs pestilentielles, les

ordures vont s’amonceler sur les trottoirs encombrés de meubles, de

vaisselle, d’appareils ménagers, de linge, de photos de familles, de cartes

postales, de lettres jaunies et de bibelots, souvenirs d’existences rompues,

abandonnés par les dizaines de milliers de pieds-noirs qu’a chassés le

slogan « la valise ou le cercueil ».

Peu à peu, la violence va s’emparer des quartiers européens. FLN et

autorités françaises s’allient contre l’OAS. Les exactions se multiplient.

« Un jour de mai, je discutais, rue d’Arzew, avec les parents de ma


meilleure amie qui était en France. Soudain, depuis un camion qui

remontait la rue à toute vitesse, des gendarmes mobiles se sont mis à

mitrailler dans tous les sens. Les parents de ma copine se sont jetés à

terre. Moi, j’ai couru me mettre à l’abri dans une petite rue, tenaillée par

la hantise de ressentir une brûlure dans le dos, une balle qui m’aurait

touchée. Un autre jour, des militaires ont perquisitionné l’appartement de

ma mère, rue Lamartine. Ils ont tout fouillé, les armoires, les commodes,

les placards. Ils ont renversé des meubles, cassé des objets. Des brutes !

Écœurée, ma mère a pris les médailles de mon grand-père dans un tiroir

et les a jetées par la fenêtre en criant : “Il s’est battu contre les

Allemands, a défendu la France. Il a été grièvement blessé. Vous n’avez

pas honte ?” Un tel comportement de la part de soldats français la

révoltait. »

Après-midi du 5 juillet 1962. Marie-Claude s’envole vers la métropole.

Elle a attendu quatre jours et trois nuits, à La Sénia, l’aéroport d’Oran,

qui grouille de familles éperdues. Avant d’obtenir l’autorisation de

monter dans un appareil, elles sont parquées sur le parking et dans le hall,

sans eau, sans nourriture. Chaos de valises et de détresse devant un

avenir incertain. « Mon père m’avait mise à l’abri dans la guérite de la

météo, où il connaissait des gens. Quotidiennement, il venait me faire un

petit coucou, s’assurer que je n’avais besoin de rien. Il m’avait inscrite à

un séjour linguistique en Angleterre. Mais, auparavant, j’avais prévu une

escale à Marseille, où ma mère venait de s’installer. Toutefois, on ne

pouvait pas choisir sa destination. Des employés de l’aéroport nous

distribuaient des numéros et, à l’appel du sien, on embarquait dans le

premier avion qui se présentait. Résultat : je me suis retrouvée dans un

avion d’une compagnie anglaise et j’ai atterri à Lyon, où il m’a fallu

prendre un train pour Marseille. »

Ce 5 juillet 1962, à La Sénia, personne ne se doute des tueries dans les

rues d’Oran. Une vaste « piednoirade », qui, après celle de Sétif et de la

Petite-Kabylie, en mai 1945, et celle du Constantinois, en août 1955,

ensanglante la deuxième ville de l’Algérie. Personne n’imagine que des

corps de « roumis » remplissent par dizaines des charniers au Petit-Lac,

un quartier des faubourgs.

Dans la nuit, à « 2 heures du matin », le « vendredi 6 juillet », le souslieutenant

Guy Doly-Linaudière, du 43 régiment d’infanterie, décrit

e

à


des amis oranais réfugiés en France « un massacre épouvantable des

Européens » : « Perquisitions avec l’aide des listes que la gendarmerie

mobile a obligatoirement fournies à l’ALN, magasins pillés, femmes

arrêtées et brutalisées, hommes embarqués pour une destination

inconnue. Les gens ont été abattus systématiquement dans la rue. À

l’hôpital militaire Baudens, il y a ce soir une centaine de blessés, ceux

qui ont pu être récupérés, dont un commandant qui a eu les yeux arrachés

au couteau, une cinquantaine d’Européens la gorge ouverte, d’autres la

colonne vertébrale brisée à coups de crosse, des vieillards, les jambes

4

brisées par les rafales . »

Prêtre métropolitain, le Père Michel de Laparre de Saint-Sernin est à

5

Oran depuis 1961. Il tient le journal de tout ce qui l’entoure . « On a vu

des Mauresques éventrer des femmes dans les magasins, leur arracher les

yeux et leur couper les seins. C’était un beau carnage. Les Arabes

raflaient les hommes par camions entiers “pour contrôle” et consultaient

à chaque nom les listes de l’OAS. Beaucoup d’hommes ont été ainsi

abattus sur place ou fusillés au commissariat central […]. On ne peut

rencontrer personne aujourd’hui sans se replonger dans le deuil, les

6

larmes, l’angoisse et l’horreur. On est sidéré d’entendre à la RTF que

tout va bien. On a dû fermer la morgue, tant était insupportable tout ce

qu’on a ramassé sur les trottoirs : mains et bras coupés, foies, etc. […].

On n’y reconnaît les gens qu’aux vêtements, tant ils sont tous défigurés

[…]. À Saint-Eugène, des rues entières continuent à se vider. Malheur

aux retardataires isolés. Aux Mimosas ce matin, une famille de six

enfants, trop longue à se mettre en branle, a été égorgée. »

Tandis que La Sénia, cernée de barbelés, est coupée de l’extérieur,

aucune information ne parvient à Marseille. Omettant leur tragique

importance, les journaux, les radios de métropole se bornent à relater

quelques incidents à Oran, où les liaisons téléphoniques avec l’extérieur

sont interrompues. Rien sur les scènes d’épuration ethnique qui ont

marqué la terrible journée du 5 juillet 1962. « Un étouffoir recouvrait la

ville. Et mon père, ce héros, en cas de grabuge, j’étais persuadée qu’il se

faufilerait entre les balles. »

Sa mère accompagne Marie-Claude à Paris, où elle prend un avion

pour l’Angleterre. C’est dans le collège britannique où elle séjourne que

des élèves oranaises de sa classe, arrivées trois ou quatre jours après elle,


vont lui apprendre que son père a été enlevé. « Affolée, j’ai

immédiatement téléphoné à ma mère. Je lui ai dit que je voulais rentrer à

Oran. Elle a eu le plus grand mal à me calmer et m’a suggéré de la

rejoindre à Paris, où elle se trouvait encore. »

À Oran, les grands-parents Teuma ne négligent aucun contact

susceptible de leur fournir une piste. Même parmi les membres d’une

délégation d’Ahmed Ben Bella qui logent à l’hôtel Ampère. Ils ne

recueillent pas le moindre indice. Ils savent seulement que, vers 15 h 30,

le 5 juillet, leur fils et trois de ses employés ont quitté l’usine du 18,

boulevard Froment-Coste pour une livraison urgente à la base aéronavale

de Lartigues, derrière La Sénia. Ensuite, plus rien. Le sous-directeur de la

maison Montserrat et les proches des quatre disparus orientent leurs

recherches dans toutes les directions, hôpitaux, cliniques, morgues,

militaires français et algériens, administrations civiles…

Au bout de six mois, Oran leur ayant pris Paul et ne voulant plus

d’eux, François Teuma et Laure Brun se résignent à laisser derrière eux

l’Algérie, leur hôtel et tout ce qu’ils possèdent, n’emportant que

l’angoisse de ne rien savoir. « Ils se sont réfugiés dans un appartement

que mon grand-père avait acheté à Marseille, une ville qu’il adorait. »

Marie-Claude passe deux années, en classe de seconde puis de

première, dans un pensionnat catholique de Marseille, au Prado. « Les

religieuses nous proposaient de prier pour les accidentés de la route.

En revanche, rien pour les pieds-noirs. Nous n’étions que des exploiteurs

d’Arabes, des racistes. Notre désarroi n’avait pas de valeur à leurs yeux.

Je passais mes récréations à pleurer contre un arbre. Et j’ai raté

mon bac. »

Chez ses grands-parents, le chagrin paralyse tout. « Mon père était leur

fils unique. Personne ne parlait. » Un jour, Marie-Claude explose. « J’ai

brandi le revolver que mon grand-père avait rapporté d’Algérie. Et j’ai

hurlé : “Ça ne peut plus durer. Je ne veux plus vivre ainsi. Autant en finir

maintenant. Suicidons-nous.” J’étais à bout. » Exilés dans leur douleur, la

grand-mère de Marie-Claude décédera le 14 août 1972, son grand-père le

3 août 1980. Ils seront inhumés dans le vieux cimetière de Carcès, le

village natal de leur fils, près des arrière-grands-parents de Marie-Claude,

Ferdinand et Noelie Aicardy.


Ils n’auront eu aucune nouvelle de leur fils, à l’exception d’une lettre

de Jean de Broglie, dans laquelle le secrétaire d’État chargé des Affaires

algériennes leur faisait part des résultats d’une enquête de la Croix-

Rouge internationale :

« Ceux-ci sont malheureusement négatifs et j’ai le pénible devoir

de vous informer que, d’après les recherches effectuées par cet

organisme, il nous faut conclure au décès de M. Teuma et de ses

compagnons. D’après un témoignage qui paraît digne de foi, il

semble que M. Teuma et ses compagnons aient subi le même sort

que toutes les personnes disparues lors des émeutes des 4 et 5 juillet

à Oran. Arrêtés à un barrage sur la route de La Sénia, ils ont été

abattus alors que l’un d’entre eux tentait de s’enfuir. »

Les années fileront dans le silence méprisant des autorités françaises

sur le cas de Paul Teuma. Jusqu’à ce qu’à ce que, le 27 janvier 2005, en

réponse à une lettre du 8 juin 2004, la direction des archives du ministère

des Affaires étrangères lui transmette, « par dérogation, et à titre

strictement personnel », le rapport des délégués du Comité international

er

de la Croix-Rouge, rédigé le 1 août 1963 : le document qu’avait évoqué

Jean de Broglie quarante ans auparavant. Il signale trois véhicules. À

bord d’une Peugeot 404, Paul Teuma et son inspecteur, Manuel

Hernandez, précédaient un camion Berliet, immatriculé 970 TE 9G,

chargé de vin, conduit par Édouard Segura, et un Hotchkiss,

immatriculé 363 DA 9G, chargé de bière, conduit par Jean Lenormand.

Les délégués du CICR notent :

« On est donc sur l’autoroute Valmy-La Sénia, il est environ

16 heures, peut-être pas très loin du point d’arrivée, lorsqu’un

barrage arrête tout le monde. Voici la version du drame d’un Arabe

spectateur impuissant, faite à un autre Arabe qui veut absolument

garder l’anonymat : “M. Teuma, qui ne craint rien, demande avec le

sourire ce qu’il y a. À ce moment, Lenormand Jean pris de peur

tente de s’enfuir, une rafale de mitraillette l’étend sur le sol. Puis, il

paraît que MM. Teuma, Hernandez et Segura furent immédiatement

tués à la mitraillette.” On pense que les corps ont disparu au sinistre

Petit-Lac. On a retrouvé le camion Hotchkiss dix jours plus tard au


Petit-Lac, il y avait des traces de sang sur la banquette du chauffeur.

Le camion Berliet qui portait peint sur ses flancs le mot “Orangina”

a été vu plusieurs fois transportant des membres de l’ALN… »

Une notification irrite Marie-Claude : « Je ne pouvais ni reproduire, ni

diffuser ce rapport, “au titre de l’article L.213-2 du Code du patrimoine

o

(partie législative) publié par ordonnance n 2004-178 du 20 février

2004”, alors qu’il s’agissait, pour moi, du premier acte officiel certifiant

le décès de mon père. »

12 mai 2005. Au nom d’un Comité des familles de disparus et victimes

du 5 juillet 1962 à Oran, elle envoie au président de la République,

Jacques Chirac, une pétition de plus de 300 noms portant sur « la

reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans les massacres

commis en Algérie après le 19 mars 1962 ». « Les personnes qui ont

signé sont des familles de disparus, mais aussi des personnes qui ont

échappé par miracle à la rafle d’une population en délire. Je peux vous

assurer que l’émotion et la souffrance de ces gens-là sont toujours

présentes et bien réelles. » Rappelant que, le 5 juillet 1962, à Oran, les

militaires avaient « reçu l’ordre de ne pas intervenir » et que « les portes

des casernes sont restées fermées même pour ceux qui demandaient

assistance », elle remarque : « C’est la première fois dans l’Histoire

qu’un État ne porte pas assistance à ses ressortissants. »

Le 23 février 2005, Jacques Chirac avait fait voter une loi « portant

reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des

Français rapatriés ». Article 2 :

« La Nation associe les rapatriés d’Afrique du Nord, les

personnes disparues et les populations civiles victimes de massacres

ou d’exactions commis durant la guerre d’Algérie et après le

19 mars 1962, en violation des accords d’Évian, ainsi que les

victimes civiles des combats de Tunisie et du Maroc, à l’hommage

rendu le 5 décembre aux combattants morts pour la France en

Afrique du Nord. »

Militant dans plusieurs associations de rapatriés, dont le Cercle

algérianiste, Marie-Claude Teuma a « besoin de savoir » ce qui est arrivé

à son père. Comment est-il mort ? Se basant sur un témoignage indirect


et anonyme, le rapport du CCIF manque, selon elle, de rigueur. Autre

question : où a-t-il été enterré ? « Il faudrait que l’Algérie ouvre ses

archives. » En outre, elle estime que la France a une dette envers ces gens

« massacrés sous les yeux de ses militaires qui n’ont rien fait parce qu’on

leur avait donné l’ordre de ne pas bouger ». « Elle doit assumer son

passé. » D’où l’objectif qu’elle s’est fixé : « faire reconnaître

officiellement les disparus ». « Je me suis plongée dans les livres de

droit, ai épluché les textes de lois et j’ai déniché un article permettant

d’accorder la mention “Mort pour la France” aux civils victimes d’actes

de guerre. »

Le 18 septembre 2008, elle s’adresse au secrétariat d’État aux Anciens

combattants afin d’en faire bénéficier son père. Le 5 novembre 2009,

celui-ci lui accorde satisfaction :

« Les circonstances de son décès résultent d’actes de violence

constituant une suite directe de faits de guerre et permettent

l’apposition de la mention “Mort pour la France” conformément aux

dispositions de la loi du 28 février 1922 et de l’ordonnance du

2 novembre 1945 relatives aux actes de décès des militaires et civils

“Morts pour la France”. »

Cependant, le 21 décembre suivant, le même secrétariat d’État revient

sur cet avis qu’il déclare « entaché d’illégalité ». Justification d’un tel

revirement :

« L’acte mortel […]. est intervenu postérieurement au 2 juillet

1962, date de la fin de la guerre d’Algérie. »

Colère énorme de Marie-Claude. « Mon sang n’a fait qu’un tour. Ce

retrait des mots “Mort pour la France” signifiait qu’après le 2 juillet

1962, les violences de la guerre n’avaient tué ni fait disparaître personne

en Algérie. Un trait sur les centaines de pieds-noirs assassinés ou enlevés,

sur les dizaines de milliers de harkis morts sous d’ignobles tortures. Tout

cela n’aurait jamais existé. »

Marie-Claude écrit au médiateur de la République, au député du Gard.

Sans résultat. Alors, en 2010, elle assigne en justice le ministère de la

Défense. Le tribunal de grande instance de Nîmes se déclare incompétent


et la dirige sur celui de Nantes qui, le 7 mars 2011 donne un « avis

défavorable à sa requête ».

Ne s’avouant pas vaincue, soutenue par sa famille, elle saisit la cour

d’appel de Rennes qui, le 15 octobre 2013, statue en sa faveur :

« M. Paul Teuma, abattu alors qu’il se rendait le 5 juillet 1962,

sur une base armée française afin de ravitailler, à leur demande, les

militaires toujours présents en Algérie en raison des troubles

consécutifs aux exactions subies durant la guerre par les Algériens

eux-mêmes, doit être considéré comme une victime de suite directe

de faits de guerre […]. Il convient dès lors […]. d’ordonner […].

que la mention “Mort pour la France” soit portée sur l’acte de décès

de M. Paul Teuma. »

Le 26 décembre 2013, le Parquet de Rennes suit cette décision. Marie-

Claude a gagné. « Quelle joie ! Enfin ! Ce jugement ne concernait pas

que mon père. Il allait faire jurisprudence. En reconnaissant les disparus

“Morts pour la France” après l’indépendance, la justice a apporté la

preuve que les “accords d’Évian” n’avaient pas été respectés et qu’ils ne

symbolisent nullement la fin de la guerre d’Algérie. Célébrer celle-ci le

19 mars est donc une aberration. »

La victoire de Marie-Claude : son père et les disparus ne sont plus

totalement oubliés. Déjà, le 25 novembre 2007, l’inauguration, à

Perpignan, du Mur des disparus, les avait arrachés à l’oubli. Y était gravé

le nom de Paul Teuma. Le 5 juillet 2016, il a également été inscrit sur le

monument aux morts de Carcès. « Une cérémonie émouvante. Le maire a

fait un discours, entouré des membres du conseil municipal, des

représentants du Souvenir français et de leur porte-drapeau, ainsi que de

représentants d’associations patriotiques et de leurs porte-drapeaux. »

Prenant la parole, Marie-Claude a déclaré : « Sachez qu’en accordant

symboliquement un lieu de sépulture à Paul Teuma c’est tous les disparus

de la guerre d’Algérie que vous honorez, et vous permettez ainsi à tous

de sortir de l’oubli et du néant, ils sont de nouveau parmi nous, les

survivants. Oui ! Ils ont existé. J’ai mené ce long combat pour rendre

justice et honneur à mon père et à ses compagnons d’infortune. Ce

monument devant lequel nous nous recueillons est une base d’instruction


de nos enfants et des générations futures. C’est une façon de transmettre

le flambeau de la mémoire. »

Marie-Claude peut faire son deuil. « Depuis juillet 1962, il ne se

passait pas une fête, pas un repas de famille sans qu’on ne pense à mon

père. Le soir, je ne l’attends plus. Combien de fois, à Marseille, dans

l’immeuble de mes grands-parents, ai-je grimpé quatre à quatre les

escaliers jusqu’à leur appartement. Essoufflée, je me disais : “Papa est

revenu !” Aujourd’hui, j’ai la conscience tranquille. »

1. Deux embouteilleurs-distributeurs, les établissements Montserrat et Marin, contribueront au

succès de la boisson.

2. Georges-Marc Benamou, op. cit.

3. À l’automne 1849, une épidémie de choléra ravage Oran, accablée par une chaleur intense.

Commandant les forces françaises, le général Aimable Pélissier, s’étant rendu sur place, se tourne

vers l’abbé Suchet, vicaire général d’Alger : « Je ne suis pas curé, et, pourtant, c’est moi qui vous le

dis : faites des processions ! » Montrant la colline de Santa Cruz qui domine la ville, il ajoute :

« Foutez-moi une Vierge là-haut et elle se chargera de jeter le choléra à la mer ! » Le dimanche

4 novembre, une procession, précédée d’une statue de la Vierge, monte sur la colline. Il se met alors à

pleuvoir et quelques jours plus tard, le choléra disparaît. Un sanctuaire sera édifié pour célébrer ce

miracle, ainsi qu’une tour surmontée d’une statue de la Vierge, Notre-Dame de Santa Cruz, qui

deviendra un lieu de pèlerinages. En 1964, la Vierge de Santa Cruz sera rapatriée à Nîmes et installée

sur la colline du Mas de Mingue.

4. Guy Doly-Linaudière, op. cit.

5. Michel de Laparre de Saint-Sernin, Journal d’un prêtre en Algérie. Oran 1961-1962, Page après

page, 2004. Premières lignes du préambule : « La réalité des graves évènements qui se sont passés en

Algérie en 1961-1962 a toujours été soigneusement cachée ou déformée en métropole par le pouvoir

et les médias. Au point que ce n’était plus seulement la mer qui les séparait, mais un mur

d’incompréhension. » Dans la préface de l’édition de 1964, le bachaga Boualam, écrivait : « Quand

le 8 avril 1962, le peuple de France s’est lui-même amputé et a poussé la honte ou l’inconscience

jusqu’à disposer de 11 millions de Français à part entière, le Père de Laparre écrivait : “Nous avons le

sentiment d’avoir été joués.” L’histoire des peuples civilisés, en effet, n’a jamais enregistré un fait

analogue. Jadis, on ne vendait que des esclaves ou des vaincus. Pour la première fois on a vendu ses

frères, pour les condamner à mourir, qu’il s’agisse de misère, de faim ou de tortures. »

6. RTF : Radiodiffusion-télévision française. Entre 1949 et 1964, elle fut la société nationale de

radio et télévision française, chargée du service public de l’audiovisuel.


Cyr Jacquemain

Disparu le 5 juillet 1962 à l’âge de 27 ans

En 1962, le général de Gaulle multiplie les allocutions, à la radio et à

la télévision, pour justifier les zigzags de sa politique algérienne, les

renoncements à ses engagements et sa déloyauté envers ceux qui, en

1958, avaient cru en lui, foules immenses qui l’avaient acclamé à Alger,

Constantine, Oran et Mostaganem. Parallèlement, les ondes accentuent

les écarts entre les générations. Tandis que Charles Aznavour chante « Il

faut savoir » et « Je m’voyais déjà », Bourvil, « Un clair de lune à

Maubeuge », et Marcel Amont, « Le Mexicain », le raz-de-marée yéyé

bouleverse programmes audiovisuels et bacs des disquaires. Les jeunes

écoutent « J’entends siffler le train » et « La leçon de twist » de Richard

Anthony, « Retiens la nuit » et « L’idole des jeunes » de Johnny

Hallyday, « Tous les garçons et les filles » de Françoise Hardy, « Belles,

belles, belles » de Claude François… « Ils ne dansent plus, ils braillent et

se trémoussent », se désolent leurs parents.

Quant à la voix tragique d’Édith Piaf, elle brave le destin : « Non, rien

de rien, non, Je ne regrette rien »… Un air, des paroles qu’ont entonnés,

er

en avril 1961, les légionnaires du 1 REP, quand, la tentative de putsch à

Alger ayant échoué, ils regagnaient dans leurs camions leur base de

Zéralda. En 2011, dans une interview au quotidien Le Progrès, leur chef,

le commandant Hélie Denoix de Saint Marc, reviendra sur sa décision de

s’opposer au général de Gaulle :

« Ça a été une déchirure, mais j’avais la volonté de ne pas revivre

ce qui s’était passé au Vietnam […]. L’Algérie était une guerre

civile […]. On disait à l’armée : “Battez-vous contre les rebelles,

rétablissez la paix pour que l’Algérie puisse évoluer.” Et un beau

jour, on s’aperçoit que le chef de l’État mène une politique qui


aboutit à une conclusion totalement opposée. On ne comprenait pas.

On obtient la victoire militaire et on nous dit de laisser ce pays à nos

ennemis. Nous avons eu l’impression d’être trahis, ce qui explique

notre révolte militaire […]. Un soldat qui risque sa vie doit savoir

pourquoi il se bat. On ne peut pas lui demander de mentir vis-à-vis

1

des populations. Ce doit être un homme de vérité . »

Inconsciemment ballottée par les chamboulements qui agitent le

monde des adultes, une fillette ne mesure pas la gravité des événements :

Geneviève. Le 14 juin 1962, loin des interventions du général de Gaulle

et des décibels yéyés, elle a fêté ses trois ans au milieu des siens : son

père, Cyr Jacquemain, magasinier à l’établissement régional du matériel

(ERM), sur la base aérienne 141 de La Sénia, sa mère, Huguette Perez,

qui attendait un quatrième enfant pour janvier 1963, sa grande sœur

Huguette, de deux ans son aînée, et sa cadette, Martine, née en 1961.

Le 5 juillet, il est 13 heures quand Cyr Jacquemain referme la porte de

leur appartement, cité Robespierre, dans le quartier Saint-Eugène, à Oran.

Il a déjeuné et repart à La Sénia. Avec lui, dans la voiture, une 403 noire,

immatriculée 822 EA 9G, un oncle de sa femme, Joseph Garcia… En

août 1963, rapport des délégués du CICR :

« A plus probablement été pris à un barrage par des énergumènes

déchaînés ce jour-là, au Petit-Lac vraisemblablement, puisqu’il

devait passer là. Remarque : piste sans suite, mort certaine. »

Cyr Jacquemain était né le 20 mai 1935 à Wallers, près de

Valenciennes, dans le Nord, d’un père chti, Rémy Jacquemain, employé à

l’ERM de la caserne Vincent, à Valenciennes, et d’une mère allemande

de la Sarre, Geneviève Feld. Après ses classes sur la base aérienne 103 de

Cambrai, il avait suivi une formation de mécanicien avion à l’école des

sous-officiers de l’armée de l’air de Rochefort et, une fois diplômé, avait

reçu sa première affectation sur la base d’Istres. À la fin de 1955, il avait

été nommé à La Sénia. En 1960, sergent, il avait démissionné de l’armée

pour un emploi de personnel civil sur la base.

Lors d’un bal à La Sénia, il avait rencontré sa future épouse, Huguette

Perez, nièce d’un de ses collègues, Joseph Garcia, soudeur. Les Perez :

une famille espagnole qui s’est enracinée en Algérie. Les premiers, des


journaliers, étaient venus depuis Murcie, en Andalousie, dans les

années 1840. L’arrière-arrière-grand-père et l’arrière-grand-père de

Geneviève avaient loué leurs bras à Oran et son grand-père, Vincent

Perez, avait été embauché sur le port, comme grutier. Également

andalouse, la famille maternelle d’Huguette Perez, les Bordonado, avait

e

émigré, au XIX siècle, de Elche, à une cinquantaine de kilomètres de

Murcie. À La Sénia, village que venait de créer, en 1844, le génie

militaire, et qui serait érigé en commune de plein exercice le 26 janvier

2

1874 , ils avaient acheté un bout de terrain inculte. Ils l’avaient défriché

mètre carré par mètre carré, y avaient planté une vigne et construit une

ferme.

Orpheline de mère à douze ans et de père à quinze, Huguette Perez ne

put pas réaliser son rêve : devenir institutrice. Recueillie par sa marraine,

une sœur de sa mère, elle s’occupa des enfants de sa bienfaitrice plutôt

que de poursuivre des études.

Geneviève soupire : « Contrairement aux mensonges des gaullistes,

des communistes et des anticolonialistes, nous n’étions pas des nantis,

nous ne roulions pas sur des trésors, servis par des serviteurs indigènes

qu’à la faute la plus anodine nous punissions à coups de fouet… »

Déjà, en 1957, l’ethnologue Germaine Tillion, résistante dès 1940,

déportée à Ravensbrück, s’était élevée contre la caricature, qui se

répandait en métropole, du pied-noir « cousu d’or », « faisant suer le

burnous » : « Des “vrais” colons, il y en a 12 000 environ, dont 300 sont

riches et une dizaine excessivement riches (vraisemblablement plus

riches à eux dix que tous les autres ensemble). Avec leurs familles, les

12 000 colons constituent une population d’environ 45 000 personnes.

Les autres “colons” – un million d’êtres humains – sont des ouvriers

spécialisés, des fonctionnaires, des employés, des chauffeurs de taxis, des

garagistes, des chefs de gare, des infirmières, des médecins, des

enseignants, des standardistes, des manœuvres, des ingénieurs, des

3

commerçants, des chefs d’entreprises . »

Quel père était Cyr Jacquemain ? Sévère ? tolérant ? d’humeur

enjouée ? austère ? Sa voix était-elle douce ou grave ? Jouait-il avec

elle ? La prenait-il sur ses genoux ? Geneviève l’ignore. Pour combler les

lacunes de ces questions sans réponses, elle s’est lancée dans les

méandres de la généalogie. « On a besoin de savoir d’où on vient, ce qui


nous relie au passé. » Elle conserve quelques papiers : une photo de

classe, quand son père, blouse grise de rigueur, avait dix ans. Le diplôme

de « certificat d’études primaires » que, le 10 juillet 1949, l’inspecteur

d’académie du Nord avait remis, à Lille, à l’adolescent de quatorze ans.

Une attestation que le magasinier de l’ERM à La Sénia avait obtenue, le

7 juin 1962, permettant à sa femme et à ses trois filles de bénéficier du

« tarif militaire », accordé aux membres de la famille d’un personnel civil

de l’armée, sur un aller-retour Oran La Sénia-Paris Orly. « Date de

départ : début juin 1962. Date approximative de retour : mi-août 1962 ».

« Il avait une priorité : nous protéger. » Enfin, la lettre du 16 mai 1966,

par laquelle Jean de Broglie avait informé sa mère que son père était

déclaré décédé par jugement du 18 mars 1966, le secrétaire d’État aux

Affaires algériennes lui « renouvelant », dans la formule de politesse, ses

« sentiments de sympathie attristée »… « Des mots mille fois répétés qui

ne signifiaient rien d’autre qu’un formalisme administratif qui épaissira

un dossier dans un fond d’armoire. »

Geneviève ne se rappelle pas le 5 juillet 1962. « On m’a raconté qu’en

fin d’après-midi, nous avions traversé à pied une partie du quartier Saint-

Eugène, de la cité Robespierre jusqu’à la rue Heredia, où habitait Joseph

Garcia. Ma mère tentait de se rassurer en se cramponnant à l’idée que

mon père et son oncle discutaient chez ce dernier des violences en ville.

Je l’imagine, enceinte, se dépêchant le long des trottoirs, derrière la

poussette, où était assise ma petite sœur, Martine, mon aînée, Huguette et

moi, trottinant à ses côtés. Sur le trajet, on entendait certainement des

coups de feu, des cris. Les éboueurs ne ramassant plus les poubelles, ça

devait sentir très mauvais. Rue Heredia, Tata Anna croyait, elle, que son

mari était chez nous. Notre venue l’a alarmée. » Les deux femmes

comprennent alors que quelque chose de grave s’est produit.

Premier souvenir de Geneviève : « Une grande frayeur », peu de temps

après le 5 juillet. « Ma mère nous avait emmenées en promenade sur le

boulevard du Front-de-Mer. Les grands immeubles blancs

m’éblouissaient. Et la Méditerranée, si belle. Soudain, un Arabe s’est mis

à nous suivre. Il avait une moustache, des lunettes noires et se cachait

dans les portes cochères des immeubles, comme un voleur qui craint

d’être repéré. Apeurées, nous avons couru et nous sommes réfugiées dans

une boucherie. Maman était affolée. Le boucher nous a raccompagnées

jusqu’à la cité Robespierre. »


Plus grande, Geneviève apprendra que sa mère, malgré la fatigue de la

grossesse, a sillonné tout Oran pour retrouver son mari et son oncle. « Au

consulat de France, où on l’a toisée de haut, elle a déposé avis de

recherche et photos d’identité. Elle a signalé leurs disparitions au

commissariat central, où il n’y avait plus que des policiers arabes. Elle a

contacté la Croix-Rouge. Elle a même demandé une audience à un

commandant de l’ALN et s’est aventurée dans les locaux du FLN. Vous

vous rendez compte ? Elle faisait preuve d’un culot monstre. Elle aurait

très bien pu finir dans une des fosses communes du Petit-Lac. Tous ces

efforts pour rien. »

Le 5 juillet 1962 a expulsé les dernières familles européennes de la cité

Robespierre. « Autour de nous, les logements n’étaient plus occupés que

par des Arabes. Sans scrupules, ils avaient pris possession des meubles et

de tout ce que n’avaient pu emporter les anciens locataires. Des balcons

communs longeaient les appartements. Bien qu’impatients de nous voir,

nous aussi, dégager, nos nouveaux voisins ne se montraient pas

particulièrement agressifs à notre encontre. En revanche, ils ont

empoisonné la vingtaine de bengalis, de canaris et de perruches que mon

père élevait dans une volière. Sa passion. Surtout les bengalis. Ma mère

se lamentait : “Ils ont même tué les oiseaux de votre père. Ils ne nous

auront rien laissé.” Elle ne comprenait pas tant de méchanceté. »

Moment d’émotion à la naissance de la sœur de Geneviève, Nadine

(« on la surnommera Nanou »), le 16 janvier 1963. « Un cousin de ma

mère était allé la déclarer à la mairie d’Oran. Un employé municipal l’a

informé que, s’il l’enregistrait, elle aurait la nationalité de la République

algérienne démocratique et populaire. Ce fut un choc. Ma mère tenait

absolument à ce que ses enfants restent français. Mon arrière-grand-père

Bordonado s’était fait naturaliser en 1905 afin que ma grand-mère soit

française. Finalement, Nadine a été déclarée au consulat de France,

comme Française née à l’étranger. »

Malgré un quatrième enfant, Huguette Perez ne renonce pas. Elle a un

but : sauver son mari. Ses visites, ses courriers se perdent dans

l’indifférence. L’apathie de l’armée française « écœure » Geneviève :

« Mon père et Joseph Garcia travaillaient pour elle. Je n’ai jamais

compris que celle-ci perde deux de ses employés et ne se préoccupe pas

de leur sort. Cette désinvolture me dégoûte. Maman a demandé à un de


ses cousins, consul en Afrique noire, ainsi qu’à un cousin de mon père,

militaire, d’intervenir. Ils lui ont rétorqué qu’ils ne pouvaient pas.

L’Algérie était quelque chose de sale. Il ne fallait pas y toucher. De

Gaulle l’avait recouverte d’une chape de plomb. Franco, qui n’était pas

un démocrate, lui a proposé d’ordonner à la marine espagnole de secourir

les pieds-noirs qui, sans eau, sans nourriture, ni soins, s’entassaient sur le

port d’Oran écrasé de soleil. Notre président de la République française a

refusé, préférant abandonner ces Français plutôt que d’écorner son

prestige. Son absence d’humanité est inqualifiable. Les politiques se sont

très mal comportés. Ils nous ont sacrifiés, nous leurs compatriotes

d’Algérie. »

Geneviève, sa mère et ses trois sœurs atterrissent à Orly, durant l’été

1963. Une tante paternelle les attend à l’aéroport et les conduit, en

voiture, dans le Nord. Elles emménagent à Marly, à 3 kilomètres de

Valenciennes, où, dans le cadre du redéploiement de ses personnels civils

stationnés en Algérie, l’armée avait projeté de rapatrier Cyr Jacquemain à

l’ERM de la caserne Vincent. « Maman tenait à ce que papa nous

retrouve sans difficulté quand il reviendrait. Issue heureuse dont elle se

persuadait au-delà du raisonnable. D’ailleurs, elle avait gardé un de ses

costumes, sa trousse de toilette et tout ce dont il aurait besoin. Elle ne

s’en est débarrassée que tardivement. Elle s’était même mise à consulter

des charlatans… Certains versaient du plomb fondu dans de l’eau et

interprétaient la forme que prenait le métal en se solidifiant, d’autres,

simulant une concentration extrême, perçaient les messages secrets du

marc de café ou bien lisaient dans le tarot ou encore scrutaient

attentivement des cartes routières sous les mouvements d’un pendule.

Elle était tellement désespérée qu’elle était prête à croire n’importe qui, à

faire n’importe quoi. Quelqu’un lui aurait assuré qu’un pèlerinage à pied

à La Mecque lui ramènerait son mari, elle n’aurait pas hésité. Des escrocs

l’ont dupée outrageusement. Les plus cyniques n’ont pas reculé devant

l’outrance, alléguant que “le vieux”, c’est-à-dire l’oncle de ma mère,

avait payé pour le jeune. »

L’accueil à Marly, municipalité communiste, ne se caractérise pas par

des débordements de générosité. Geneviève a quatre ans. Un jour, de

retour de l’école, elle s’approche, soucieuse, de sa mère : « Maman, dismoi.

Je suis quoi ? Je suis française ? Mon pays, c’est quoi ? » Sa mère :

« Tu es française et ton pays, c’est la France. – Alors, pourquoi, dans la


cour de récréation, on me dit de retourner dans mon pays ? – Qui t’a dit

ça ? – Les élèves. » « Furieuse, ma mère a pris un rendez-vous avec la

directrice. Le face-à-face, houleux, a eu pour conséquence une

convocation des enseignants, que la directrice a chargés d’expliquer aux

enfants la situation des rapatriés. Cela n’a pas, pour autant, calmé les

adultes les plus agités. Ainsi, un père, excité, est venu à la maison,

exigeant que ma mère nous retire de l’école. Il refusait que de sales

pieds-noirs abîment sa progéniture. Ma mère, qui donnait à manger à

Nanou, lui a jeté, sidérée, le biberon à la figure. Elle lui a rappelé que ses

grands-pères avaient combattu en France durant la Première Guerre

mondiale et son père pendant la Seconde. Finalement, l’individu s’est

excusé platement. Et on ne m’a plus embêtée à l’école. Toutefois, en

ville, l’hostilité anti-pieds-noirs a perduré. On avait l’impression d’être

atteints d’une tare inguérissable, d’une maladie contagieuse, de causer

tous les maux de la planète. Plus tard, Nanou ne supportera pas de ne pas

être considérée comme une Française à part entière. Lorsqu’on

l’interrogera sur son lieu de naissance, elle répondra Orange et non

Oran. »

Geneviève regrette d’avoir offert à sa mère un livre sur « l’agonie

d’Oran », compilation de témoignages sur le 5 juillet 1962. « Tous les

soirs, elle me téléphonait : “Ce que ton père a enduré ! Le pauvre !”

J’essayais de la calmer : “Maman, arrête ! Tu te rends malade !” Elle

insistait : “Je veux savoir ! Je veux savoir !” On ne saura jamais où il a

été retenu, ni comment il a été tué, ni où son corps a été enterré. A-t-il été

jeté dans une des fosses communes du Petit-Lac ? Depuis, la zone a été

bétonnée. Connaissant la cruauté du FLN sur ses prisonniers, j’espère

que ses ravisseurs l’ont exécuté rapidement et qu’ils ne se sont pas

amusés à le torturer. Jusqu’à la fin, ma mère a terriblement souffert. »

Huguette Perez est décédée en 2003. Geneviève l’a inhumée à Frasnoy,

un village près du Quesnoy, commune du Valenciennois. « Elle souhaitait

qu’on l’enterre dans le cimetière où repose la petite sœur de mon père,

Léontine. Avant de mourir, elle m’avait donné une consigne : Sur la

tombe, il fallait que j’indique également le nom de son mari, sa date de

naissance et la mention “assassiné le 5 juillet 1962”. Le terme

“assassiné” ne me convenait pas. Je préférais simplement la date de sa

disparition. Elle m’a dit d’accord. »


En 2012, pour le cinquantième anniversaire de ce jour de deuil,

Geneviève a déposé sur la tombe une plaque où elle avait fait graver :

« Cyr Jacquemain, porté disparu le 5 juillet 1962. Oran (Algérie). »

« Mon père est, avant tout, disparu. Pas mort. Un mort a droit à une

tombe. Il n’existe pas un jour où je ne pense pas à lui. »

Auparavant, en 2000, à Wallers, village natal de son père, traversé par

les deux conflits mondiaux, Geneviève avait convaincu le maire et

l’association d’anciens combattants, dont certains l’avaient connu

autrefois, notamment à l’école communale, d’ajouter Cyr Jacquemain à

la liste des noms de la stèle, érigée sur le côté de la mairie, en mémoire

des « victimes civiles » des guerres de « 14-18, 39-45, Indochine 1947 et

Algérie 1962 ». « Maman pouvait, enfin, déposer des fleurs quelque part.

Elle y allait le jour de l’anniversaire de papa et celui de sa disparition. Ça

lui faisait du bien. Elle pouvait se recueillir. » En 2018, son nom a aussi

été gravé sur le monument dédié « Aux enfants de Wallers morts pour la

patrie », qui se dresse en bordure d’un mur latéral de l’église.

Le 22 mars 1980, Geneviève, qui enseigne les mathématiques et les

sciences physiques dans un lycée professionnel, a épousé un « chti, blond

aux yeux bleus », Gérard Wyart. Ils ont eu trois enfants, Cyr, Laure et

Maxence. Elle a donné à son aîné le prénom de son père et, au cadet, un

prénom que sa mère aimait bien.

Le 16 septembre 2018, trois jours après la visite d’Emmanuel Macron

à la veuve de Maurice Audin et un communiqué de l’Élysée

reconnaissant que le jeune militant du parti communiste algérien, disparu

en juin 1957, avait été torturé par des militaires français, Geneviève lui

écrira son étonnement. Sa mère ayant été dans la même situation que

l’épouse de Maurice Audin, elle aurait aimée qu’elle ait droit à autant de

compassion :

Réponse du chef de cabinet, le 21 octobre :

« La guerre d’Algérie est une histoire douloureuse et le président

de la République souhaite précisément y faire face avec courage,

sans éluder aucun sujet, dans le but de réconcilier les différentes

mémoires trop souvent concurrentes.

Ce travail est de longue haleine : il se conduit progressivement en

s’appuyant sur la vérité historique, dans toute sa compexité et ses


nuances. C’est le propre des démocraties et l’honneur de la France

que de savoir reconnaître publiquement les ombres et les lumières

de son histoire, de faire la part des choses et d’analyser lucidement

son passé pour mieux éviter d’en reproduire les erreurs […]. »

Outrée par le ton « méprisant » du chef de l’État, via son chef de

cabinet, Geneviève postera, le 28 octobre, une seconde lettre :

« Je m’attendais à plus d’empathie à mon égard car, ma souffrance,

celle de ma maman et de mes sœurs fut la même que celle de la famille

Audin […]. Audin était un traître et a été arrêté pour cette raison. À cause

d’hommes comme lui, combien d’innocents sont morts ? Mais mon

père ? Lui ? Qu’avait-il fait ? »

1. « 50 ans après, le Lyonnais Hélie de Saint-Marc raconte son “putsch” d’Alger », Le Progrès,

21 avril 2011.

2. En 1909, un terrain de La Sénia accueillit le premier vol d’Oranie. En 1917, la marine l’occupa

pour ses ballons dirigeables utilisés pour surveiller la mer. Puis, l’aviation y installa plusieurs

escadrilles. En 1948, elle deviendra la base aérienne 141. Enfin sera construit l’aéroport civil d’Oran-

La Sénia.

3. Germaine Tillion, L’Algérie en 1957, Minuit, 1957. Germaine Tillion fut la deuxième femme,

après Geneviève de Gaulle-Anthonioz, à être promue Grand-Croix de la Légion d’honneur. Le

27 mai 2017, elle est entrée au Panthéon, en même temps que Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre

Brossolette et Jean Zay.


Christian Mesmacque

Disparu le 5 juillet 1962 à l’âge de 18 ans

Les Mesmacque, nom typiquement flamand, étaient établis depuis des

lustres aux environs de Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais. Agriculteurs à

Zudausques, Anatole Mesmacque (né en 1875) et sa femme Palmyre

Grébert (née en 1880), avaient eu quatorze enfants, dont quatre étaient

morts en bas âge. Le dixième, Benjamin, avait signé un engagement dans

l’une des unités qui, à Tlemcen, allaient constituer, en avril 1941, le

e

68 régiment d’artillerie d’Afrique. Puis il avait été envoyé en Syrie et en

Indochine, avant de finir sa carrière dans un bureau, à Oran.

Le 11 mars 1939, à Tlemcen, il avait épousé Georgette Abadie,

corsetière dans la mercerie que tenait sa mère, Marguerite, rue Clauzel.

Les racines de la jeune femme se perdaient du côté de Tarbes, dans les

Hautes-Pyrénées, où son grand-père paternel, Joseph Abadie, avait été

peintre en bâtiment, et à Bordeaux, où son grand-père maternel, Louis

Tonnelier, avait été négociant en vins.

À 140 kilomètres au sud-ouest d’Oran, au pied du djebel Terni,

Tlemcen, antique Pomaria romaine célèbre pour ses riches vergers, a vu

se mêler influences berbères, arabes, juives, hispano-mauresques et

françaises. Un foisonnement culturel qui couvrit de désignations

élogieuses cette cité, pendant des siècles liée à l’Andalousie musulmane :

« capitale du Maghreb central », « jumelle africaine de Grenade », « perle

du Maghreb », « Grenade africaine », « Médine de l’Occident », ou

encore « capitale de l’art arabo-mauresque en Algérie ». Longtemps,

Tlemcen et Grenade partagèrent les mêmes traditions vestimentaires,

culinaires, ainsi qu’une certaine façon de parler.

Georgette Abadie donna cinq enfants à Benjamin Mesmacque : des

jumelles, Anne-Marie et France, en 1939, deux garçons, Jean-Claude, en


1942, et Christian, en 1944, ainsi qu’une petite dernière, Claude, en 1947.

Le 12 novembre 1939, des complications rendirent difficile

l’accouchement des jumelles, prématurées. Un médecin arabe, le docteur

M’Rabeth, accompagna les premiers mois des bébés. Afin d’affermir au

mieux leur santé, il proposa aux parents de leur louer une maisonnette

qu’il possédait dans le faubourg Sienne, selon lui, « plus aéré que le

centre de la ville ». Rejoints par la mère de Georgette et sa grand-mère

maternelle, Virginie Loiseau, le couple et ses jumelles, y vécurent près de

vingt ans, leur cercle s’élargissant au fil des naissances. Des opérations

militaires extérieures éloignaient fréquemment le père de Tlemcen.

Anne-Marie se rappelle les « rues de terre battue du quartier » de son

enfance. « Une seule voie était goudronnée. Sur un premier tronçon,

c’était l’allée des Oliviers, sur le second, l’allée des Marronniers. » Autre

souvenir : « Notre chien, Dick, un petit bâtard ratier, brun, marron et

blanc, qui s’était donné pour mission de nous surveiller, ma sœur et moi.

Quand ma mère nous promenait dans la rue, il grognait et retroussait ses

babines sur des crocs féroces dès qu’un étranger à la famille s’approchait

trop près de notre poussette. Il prenait très au sérieux son rôle de

gardien. »

Dans la fratrie, les jumelles vont former un clan hermétique, face à

celui des deux garçons, Jean-Claude et Christian, auquel se greffera la

petite sœur. « Excepté pendant les repas, nous n’avions que très peu de

rapports avec nos frères. Nous ne jouions pas ensemble. Nous ne

partagions pas les mêmes centres d’intérêt. Pourtant, Christian débordait

de dynamisme. Il était farceur, rieur, plaisantait toujours, se liait

facilement, avait beaucoup de copains. ».

L’école maternelle et primaire est située, « à un quart d’heure, vingt

minutes à pied de la maison », place des Victoires, au centre de Tlemcen.

« Le bâtiment se dressait en bordure d’un square, autour duquel étaient

regroupés la mairie et divers commerces, horlogerie, librairie,

boulangerie, pâtisserie… À deux pas de la rue Clauzel et du magasin où

travaillait Maman. » Anne-Marie fréquentera également le collège EPS,

en retard d’un an sur sa sœur, qui collectionnera les bonnes notes au

lycée du quartier Slane, près de la Poste, où elle passera le bac. « Plutôt

paresseuse, je n’étais pas une bonne élève. Je n’aimais pas l’école. Je m’y


ennuyais. Mes notes s’en ressentaient. Pourtant je deviendrai

enseignante. »

La Toussaint Rouge, en 1954, et les émeutes du Constantinois, en

1955, n’écornent pas l’insouciance d’Anne-Marie, essentiellement

préoccupée par ses jeux et ses rêveries. Elle ne s’intéresse pas à

l’actualité, une affaire d’adultes.

En 1956, la famille déménage pour Oran, où l’adjudant-chef Benjamin

Mesmacque a été nommé à la direction des travaux du génie. Elle habite

11, rue Morse, dans un pavillon de la cité Protin, un lotissement militaire,

près d’Eckmühl et de ses arènes vouées aux corridas, symbole de

e

l’influence espagnole sur la cité depuis le XVI siècle.

En 1959, après avoir réussi le bac philo au lycée Ali-Chekkal d’Oran,

Anne-Marie est admise à l’école normale des filles, un ancien couvent

d’Eckmühl, où sa sœur a consolidé son avance d’un an. Là, Anne-Marie

prend conscience de la tension qui, peu à peu, détraque la ville.

« L’établissement n’était pas loin de la cité Protin, mais, tout au long du

trajet, je craignais d’être suivie. J’accélérais le pas au moindre soupçon.

Je n’étais pas tranquille, non, vraiment pas tranquille. »

1962. Les jumelles, institutrices à Tlemcen, enseignent dans une école

primaire de filles, récemment construite et baptisée Henri-Adès. « Les

accords d’Évian ? Franchement, nous évitions d’en parler. Nous

entretenions de bons rapports avec les Arabes de notre entourage. Nous

n’osions pas aborder ce genre de sujets. »

Lorsque l’indépendance de l’Algérie devient inéluctable, des mères

arabes, apprenant que les institutrices françaises vont bientôt être

rapatriées en métropole, les attendent à la sortie. « Elles nous

demandaient : “Que vont devenir nos filles ? Vous le savez, vous ? On

n’est pas sûre qu’elles pourront aller à l’école.” Elles ne nous

reprochaient pas d’être d’affreux colonialistes. »

À la fin de cette année scolaire 1962, Anne-Marie et France ne se

doutent pas qu’un pan de leur vie va se fracasser. Elles passent les

grandes vacances chez leurs parents, cité Protin. Christian a conservé son

caractère espiègle et blagueur, sans pour autant se montrer excessivement

désinvolte. Le 5 juin 1960, il avait reçu le brevet de secouriste de la

Croix-Rouge. Il aborde également avec sérieux son avenir professionnel.

Après un emploi de quelques mois à la DCAN Constructions navales, il


avait intégré un collège technique où, en mai 1961, il a décroché un CAP

de dessinateur industriel en chaudronnerie. À la même époque, il a

obtenu le permis de conduire. L’aîné des fils Mesmacque, Jean-Claude,

suit des études de droit à Toulouse.

Dans la matinée du 5 juillet, le vacarme de files de camions ébranlant

le pavillon attire l’attention des Mesmacque. « Ils étaient pleins

d’hommes qui brandissaient des armes et criaient des slogans. Affolée,

ma mère nous a interdit de sortir. Elle craignait des débordements. »

Christian a dix-huit ans. Il ne tient pas compte de ces conseils de

prudence. Il préfère une plage ensoleillée au malaise qui croît parmi les

siens. Dans une estafette Renault, bleue à toit blanc, immatriculée 201

FU 9G, il s’entasse avec ses copains Julien Bagout et André Chiappone,

ainsi que la sœur de Julien Bagout, Jeanne Ricard-Bagout et ses quatre

enfants, Alain, Christiane, Edith et Salvadore. En route pour le bord de

mer. Julien Bagou, à qui appartient le véhicule, s’est assis au volant. « Où

et à quelle heure se sont-ils heurtés à leurs ravisseurs ? »

Toute la soirée, Georgette attend le retour de son fils. « Elle répétait :

“Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ?” Elle pleurait. Je

tentais de la réconforter en lui disant qu’il avait certainement été invité

pour la soirée chez un copain. Je le pensais réellement. J’étais

inconsciente. Trop loin du centre d’Oran, nous ignorions la tragédie qui

s’y était déroulée. Les pillages, les assassinats, les viols, les

enlèvements… Nous n’avions pas entendu les coups de feu, ni les

hurlements. Nous n’avions pas vu les cadavres sur les trottoirs. Les jours

suivants, nous les découvrirons par les journaux. »

Le lendemain, Georgette se précipite au commissariat. Les policiers

l’écoutent distraitement. D’autres démarches s’avèrent aussi

infructueuses. Elle obtient une audience auprès du général Katz, auquel

son inaction pendant les massacres du 5 juillet a valu le surnom de

« boucher d’Oran ». Sèchement, l’officier qui, le 4 août, a été décoré de

la Croix de la valeur militaire, notamment pour « avoir su rétablir et

préserver avec force et dignité l’autorité légale et l’ordre public », lui

aurait asséné : « Vous avez semé le vent, vous récoltez la tempête. »

Le 28 septembre, le consul général de France, Claude Chayet, signe

une attestation certifiant que le père de Christian, Benjamin Mesmacque,

a déclaré sous serment que son fils a disparu.


« L’intéressé aurait été enlevé le 5 juillet à 16 heures, rue Maryse-

Bastié, à Oran. »

Le 17 septembre 1963, Georgette recevra une lettre du Comité

international de la Croix-Rouge lui signalant que la disparition de son

fils, de ses amis et des enfants a été enregistrée et, le 23 octobre, une

autre de Jean de Broglie :

« J’ai la triste mission de porter à votre connaissance que

l’enquête que j’avais tout particulièrement demandée à la Croix-

Rouge au sujet de cette disparition se traduit par une très forte

présomption de décès.

En effet, les délégués de cet organisme estiment que le sort de

M. Mesmacque et de ses compagnons est lié à celui de toutes les

personnes disparues lors de l’émeute du 5 juillet 1962 et que, de ce

fait, il n’y a malheureusement plus d’espoir de les retrouver en vie.

En l’état actuel des choses, seuls des éléments ou des

informations vraiment nouveaux pourraient modifier cette position.

Je ne néglige aucun effort à cet effet, bien que nos chances soient

infiniment minces. »

Georgette n’en démord pas : son fils est vivant.

Elle noie son opiniâtreté aveugle dans les divers courriers qu’elle

envoie. Ou reçoit, comme celui, le 14 avril 1964, du consul général de

France, indiquant qu’il ne dispose d’aucun élément nouveau.

Selon un témoignage recueilli par le père de Christian, l’estafette bleue

à toit blanc aurait été aperçue à Oran, arborant le sigle du Croissant rouge

et une nouvelle immatriculation : 518 EU 9G.

Les parents Mesmacque et leur fille Claude ne rentreront en France

qu’en 1965. Ils habiteront Sarcelles, une banlieue au nord de Paris. Le

père décédera subitement en 1967 et sera inhumé au cimetière de Pantin.

La mère, en 2005, et sera enterrée, en Côte-d’Or, dans le cimetière des

Fontaine-les-Dijon où veuve, elle était allée habiter auprès de sa cadette.

Le mois de juillet 1962 n’était pas fini que, par souci de sécurité, les

jumelles avaient été envoyées à Toulouse, où elles avaient retrouvé Jean-

Claude. « Nous avons été hébergées dans un pensionnat religieux de


jeunes filles. Le plus dur : se sentir rejetées. Quand nous contactions une

académie, à Toulouse ou ailleurs, afin de déposer notre candidature à un

poste d’enseignante, on nous rétorquait : “Il est réservé aux vrais

Français.” Alors qu’Oran s’était trouvé dans un département français ! »

Jusqu’au jour où, dans un couloir du rectorat de Paris, Anne-Marie

croise deux camarades d’Oran. Ils débloquent son dossier. Rapidement,

elle obtient sa nomination dans le Pas-de-Calais. « J’y avais de la famille

du côté de mon père. » Elle commence par des remplacements de

professeurs absents dans un CEG de Lens, où ses collègues lui réservent

un « accueil formidable ». « Handicapée par une lourde dépression,

France a dû redescendre à Toulouse. »

En 1965, Anne-Marie épouse Jean-Pierre Mathieu, un informaticien.

Ils s’étaient rencontrés à Tlemcen où il effectuait son service militaire.

« Son père était violoncelliste et professeur de musique à Casablanca. »

Anne-Marie enseignera un temps à l’école Georges-Lapierre

d’Argenteuil, dans le Val-d’Oise.

En 1969, le couple partira deux ans au Canada, Toronto et Ottawa, où,

en 1971, Anne-Marie, aura son premier enfant, une fille, Sylvie, tandis

que le second, un fils, Pierre, verra le jour en France, en 1974.

De retour en France, ils habiteront Sarcelles, puis Ivry.

En 1966, Anne-Marie avait pris le relai des recherches sur son frère.

« Ma mère m’a donné tous les documents qu’elle avait accumulés. Aidée

par mon mari, l’association Jeune pied-noir, de Bièvres, le Groupe de

recherche des Français disparus en Algérie, d’Arcachon, et le Cercle

algérianiste de Perpignan, j’ai persévéré. »

Elle contactera le député-maire UNR de Cannes, Bernard Cornut-

Gentille, qui, en juillet 1973, lui enverra la question écrite qu’il a

récemment adressée au ministre des Affaires étrangères sur « le sort de

civils français portés disparus au cours des événements d’Algérie ou

postérieurement à l’indépendance et qui, selon diverses informations

dignes de foi, se trouveraient encore en vie et seraient retenus contre leur

gré dans ce pays » :

« Aucune suite ne paraissant avoir été donnée aux nombreuses

démarches des familles de ces disparus ou des personnalités qui les

ont soutenues, il lui demande quelle a été l’action du gouvernement,


directe ou indirecte, officielle ou officieuse, indépendante ou en

cours avec des organismes tels que le Comité international de la

Croix-Rouge, pour rechercher les ressortissants français disparus et,

le cas échéant, obtenir leur rapatriement. »

Anne-Marie déplore que la question du parlementaire se soit perdue

dans le vide.

En 2007, elle obtient que le nom de son frère, déclaré officiellement

décédé le 21 mars 1979 par le tribunal de grande instance de Paris, figure

au mémorial du quai Branly à Paris et, en 2008, qu’il soit gravé sur une

plaque, la numéro 7, du Mur des disparus de Perpignan.

« Je ne connaissais pas beaucoup mon frère, mais j’avais promis à mes

parents de m’en occuper. J’ai tenu parole. Privé de tombe, il a maintenant

deux lieux où on peut se recueillir. »


Soldat Michel Chombeau

Disparu le 7 juillet 1962 à l’âge de 21 ans

Raoul Chombeau ne dissimule pas son pessimisme. Il voit s’éloigner

chaque année davantage tout espoir de connaître un jour dans quelles

circonstances son frère Michel a disparu le 7 juillet 1962, durant son

service militaire, entre Bousfer et Aïn el Turk, dans l’Oranie. Depuis, les

interrogations le taraudent. « Plus je vieillis, plus c’est terrible. Ne pas

savoir. L’incertitude vous mine. Le noir absolu, secoué de conjectures. »

Sa mère était persuadée que Michel reviendrait. Elle attendait, attendait.

Elle a attendu jusqu’à la fin. « Elle est décédée il y a six ans. À force de

se cramponner à un dénouement qui s’avérait de plus en plus illusoire,

elle était devenue une femme taciturne, aigrie. »

Un cancer foudroyant a emporté l’autre frère de Raoul, Henri, l’aîné.

« Il est mort rapidement, sans souffrir. Quand on connaît les tortures que

le FLN infligeait à ses prisonniers, je doute que Michel ait eu cette

chance. Combien de temps a-t-il survécu dans les geôles de ses

ravisseurs ? Henri repose dans une tombe au cimetière. Michel n’a rien.

Où son cadavre a-t-il été jeté ? Ce sont des blessures qu’on garde au fond

de soi. Elles ne cicatrisent jamais, suppurent, nous tourmentent sans

répit. »

À Biarritz, ils étaient trois frères Chombeau : Henri, l’aîné, Michel, né

le 19 juin 1941, et le cadet, Raoul. Leur père, Henry, un chti militaire de

carrière dans le génie, avait notamment servi sur la ligne Maginot et en

Indochine. Après avoir gravi les grades de sous-officier jusqu’à la

barrette d’adjudant-chef, il avait renoué avec la vie civile par un emploi

de représentant dans une boulangerie industrielle, puis avait pris sa

retraite. Alsacienne, leur mère, Charlotte Ruff, était mère au foyer.


Henri étant déjà en Algérie, dans un régiment du train, les parents

Chombeau pensaient que leur deuxième fils, Michel, apprenti chez

Dodin, une pâtisserie réputée de la ville, bénéficierait d’une exemption et

ne serait pas envoyé à la guerre. Erreur. Le 14 septembre 1961, il

embarquait à Port-Vendres et, le lendemain, son bateau accostait à Oran.

Le 16 janvier 1962, alors que, depuis plusieurs mois, émissaires français

et algériens se rencontraient secrètement en Suisse et dans le Jura, il était

e

affecté au 22 RIMA (régiment d’infanterie de marine).

« Il est revenu deux fois pour des permissions d’un peu plus d’une

semaine. Et un jour d’août 1962, j’ai vu deux gendarmes, avec leurs

beaux képis vissés sur la tête, garer leur estafette devant la maison.

Intrigués, les voisins sont sortis sur le trottoir. Ma mère était seule. Je l’ai

entendue hurler. À l’époque, on avait peur de la maréchaussée. Elle

incarnait l’autorité. Je me disais : “Quelle bêtise ai-je pu faire pour que

les gendarmes frappent à notre porte ?” Ils venaient d’annoncer à ma

mère que son fils avait déserté. Le soir, colère noire de mon père quand il

est rentré du travail. »

Quelques jours plus tard, deuxième visite des gendarmes. Ils

accusaient Michel Chombeau d’avoir trahi au profit de l’OAS. « Mon

père, un colosse, les a vigoureusement foutus à la porte. Comme dans les

westerns. »

Depuis la signature des accords d’Évian, le 18 mars précédent, et le

cessez-le feu censé entrer en vigueur le lendemain, à 12 heures, il était,

sur le papier, mis fin aux « opérations militaires et à toute action armée

sur l’ensemble du territoire algérien ». Depuis la proclamation officielle

de son indépendance, le 5 juillet, l’Algérie était un « État indépendant

coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations

du 19 mars 1962 ».

Pourtant, ce même 5 juillet, à Oran, la liesse d’une population

acclamant l’événement avait dégénéré en odieuse explosion de fanatisme

sanguinaire… Deux jours plus tard, les soldats Michel Chombeau, vingt

et un ans, célibataire, Michel Jacquet, vingt et un ans, marié, un enfant,

Rudolf Letient, vingt-deux ans, marié, un enfant, et le sergent Jean-Pierre

e

er

Brillouet, vingt-deux ans, célibataire, du 22 RIMA, 1 bataillon, peloton

scout-cars, se volatilisaient. « En patrouille, avaient-ils été victimes d’une


embuscade ? Avaient-ils fait le mur de leur caserne, comme l’a prétendu

une rumeur ? Ils n’ont plus jamais donné signe de vie. »

Henry Chombeau écrit, téléphone, s’incruste pour obtenir des rendezvous…

Il ne néglige aucune démarche susceptible de lui permettre

d’obtenir la plus infime information sur son fils. Ainsi, il contacte le

colonel Jean-Robert Thomazo, député des Basses-Pyrénées, qui

deviendront Pyrénées-Atlantiques en 1969. Surnommé « Nez-de-cuir »

depuis une grave blessure au visage durant la campagne d’Italie, en 1943,

il intimide Raoul. Le 13 mai 1958, à la tête de l’UTB (unité territoriale

blindée) qu’il avait formée, il avait soutenu le Comité de salut public qui,

composé de partisans de l’Algérie française et de gaullistes, allait, en un

mois, porter au pouvoir le général de Gaulle. En novembre 1958, il avait

été élu à l’Assemblée nationale sous l’étiquette UNR. En octobre 1959,

ne cautionnant pas les revirements du Général sur l’avenir de l’Algérie, il

avait plaqué le parti gaulliste pour le groupe Unité de la République,

partisan de l’Algérie française et, en 1960, il avait présidé le Front pour

l’Algérie Française (FAF), mouvement anti-indépendantiste,

farouchement hostile au FLN, fondé par le bachaga Boualam. Lorsque le

gouvernement français décida de le dissoudre, six mois plus tard, le FAF

comptait un million d’adhérents, dont 40 % d’Arabes.

Pendant des années, Henry Chombeau s’est démené tous azimuts.

Préfet des Basses-Pyrénées, autorités civiles et militaires, « la Grande

Muette se calfeutrait derrière une muraille inébranlable », Croix-Rouge,

« qui ne voit rien, n’entend rien », ministères… « Pas le début d’une

piste. L’armée n’a même pas rendu à mes parents le moindre objet

personnel ayant appartenu à mon frère. Mon père a écrit à l’officier qui

e

commandait le 22 RIMA, à celui qui commandait sa compagnie. Ils

n’ont pas daigné lui répondre. Il s’est adressé au général de Gaulle. Il n’a

eu droit qu’à un accusé de réception poli rédigé par un obscur membre

d’un quelconque cabinet. »

Parallèlement, l’administration déroulait, froidement, les étapes d’un

dossier :

22 août 1963 : le tribunal de grande instance de Bayonne déclarait le

soldat Michel Chombeau décédé


« ledit 7 juillet 1962 ». « Cause du décès inconnue, corps non

retrouvé. »

17 avril 1964 : attestation signée de Jean-Félix Charvet, consul général

de France à Oran :

« L’intéressé aurait été enlevé le 7 juillet 1962 à Oran. Les

recherches, entreprises n’ont, jusqu’à ce jour, donné aucun

résultat. »

20 avril 1964 : la mention « Mort pour la France » était attribuée, à

titre militaire, au soldat de deuxième classe Raoul Chombeau.

Tenaces, les Chombeau ont tenté d’attirer sur le cas de Michel

l’attention de tous les présidents de la République qui ont succédé au

général de Gaulle. En retour, ils n’ont reçu que de vagues courriers de

l’Élysée. « François Hollande, lui, nous ignorera. Pas une ligne. »

Dans la famille, l’atmosphère devenait pesante. « Mes parents ne

riaient plus, ne plaisantaient plus, ne s’accordaient plus la moindre

distraction. Pour moi, la belle vie, celle de gamin, était finie. Avec

Michel, nous avions neuf ans de différence. Nous étions très liés. Nous

allions ensemble à la plage, aux champignons… »

En 1968, Raoul ne supporte plus les silences, l’ambiance étouffante. Il

a dix-huit ans. Malgré des études de comptabilité, il s’engage dans le

génie. Comme son père. « La majorité légale étant à vingt et un ans, il

m’a signé une autorisation. » Il en sortira trente-deux ans plus tard, avec

le grade d’adjudant-chef.

Aujourd’hui, son père avançant en âge, il a pris sa suite. À son tour, il

écrit, cumule les rendez-vous… « Je ne compte plus les réponses du style

“Je soussigné, le chef d’escadron Tartempion, vous conseille de circuler.

Il n’y a rien à voir”. Autrement dit, il faudrait que je tire un trait sur mon

frère, que je passe à autre chose. D’ailleurs, les messieurs qui

condescendaient à me recevoir entre deux coups de téléphone, forcément

de la plus haute importance, ne m’écoutaient que d’une oreille distraite.

Ils avaient des affaires plus urgentes à traiter que celle d’un simple

bidasse de deuxième classe. Et me signifiaient, y mettant plus ou moins

les formes, que je leur faisais perdre leur temps. »


Tout aussi infructueuse : son approche de l’amicale des anciens du

e

22 RIMA. « En 2012, je suis allé à Vannes où est cantonné le régiment.

Sans résultat. On a refusé de me donner les coordonnées de l’officier qui,

à l’époque, le commandait. Il était, depuis, devenu général. On m’a

asséné : “On ne dérange pas comme ça un général”, autrement dit pour

des broutilles. On remisait mon frère dans la catégorie des futilités qui

n’ont pas à importuner un haut gradé. » Quant aux familles des trois

compagnons d’infortune de Michel, « elles préfèrent ne pas raviver les

plaies ». À l’exception du frère du sergent Brillouet, un ancien gendarme.

« Lui non plus n’a rien trouvé. »

Ayant appris qu’après le 5 juillet 1962, des charniers avaient été

découverts dans la zone du Petit-Lac, à la périphérie d’Oran, Raoul a

suggéré au ministère des Affaires étrangères que ce qui restait de la

dépouille de son frère s’y trouvait peut-être. Il était prêt à s’y rendre.

« On m’a rétorqué que c’était difficile de différencier les cadavres des

militaires de ceux des civils. Or les premiers portent sur eux une plaque

d’identité. En outre, on m’a fait comprendre que les relations entre la

France et l’Algérie n’étant pas au beau fixe, il n’était pas recommandé

que mon entêtement abîme la coopération qui unit nos deux pays. »

Ancien militaire, Raoul est scandalisé par l’indifférence de la France à

l’égard de ses soldats. « Au Vietnam, les Américains n’ont jamais

interrompu les recherches sur leurs disparus. Ils continuent à enquêter.

C’est, également, ce qu’ont longtemps fait les Soviétiques en

Afghanistan. En France, Rien. Il a fallu quarante-huit ans pour qu’un

étoilé, le général Fournier qui, en 2014, a créé l’association SOLDIS,

s’empare du sujet. Malgré son dévouement et sa bonne volonté, je doute

qu’il réussisse. Aujourd’hui, tout le monde se fout de notre malheur. »

En 2000, une lettre datée du 7 novembre du ministère de la Défense lui

apprend que sa demande de délivrance, « à titre posthume », du « titre de

reconnaissance de la Nation » instauré par un décret du 28 mars 1968 est

rejetée. Explication du chef du bureau des titres et de statuts :

« Je dois vous préciser que la délivrance de ce diplôme est

subordonnée à la condition expresse que les personnes décédées

aient disposé d’un droit de regard des dispositions législatives ou

réglementaires en vigueur au moment de leur décès. »


Pourtant, en juin 2001, Raoul apprend, par un diplôme à en-tête

« République française », signé de Jean-Pierre Masseret, secrétaire d’État

à la Défense chargé des Anciens combattants, que

« la Nation reconnaît les services rendus à la France par

M. Michel Chombeau qui a participé à la guerre d’Algérie ».

Le mois suivant, le directeur départemental de l’ONAC (Office

national des anciens combattants et victimes de guerre) du Bas-Rhin, où

Raoul habite désormais, l’informe que son frère

« aurait eu de son vivant vocation certaine à la carte du

Combattant au titre de la guerre d’Algérie ».

« Du grand n’importe quoi. Après l’indépendance de l’Algérie, la

France ne délivrait plus de carte de combattant pour l’Algérie. »

En 2003, peu de temps après l’inauguration du mémorial du quai

Branly, à Paris, Raoul et son père, qui avait alors quatre-vingt-neuf ans,

ont voulu voir les trois colonnes, bleu, blanc et rouge, érigées

« à la mémoire des combattants morts pour la France lors de la

guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, et à celle

de tous les membres des forces supplétives, tués après le cessez-lefeu

en Algérie, dont beaucoup n’ont pas été identifiés ».

« Les noms de mon frère et de ses trois malheureux camarades ne

figuraient pas sur l’affichage électronique des colonnes bleu et rouge, où

défilent les noms des militaires “Morts pour la France” ».

Furieux, Raoul écrit au ministère de la Défense qui, par lettre du

21 juillet 2004, justifie ainsi cette absence :

« Ce monument […]. regroupe uniquement les noms des soldats

“Morts pour la France” durant la période des combats, c’est-à-dire

er

entre le 1 janvier 1952 et le 2 juillet 1962. »

Lors d’une réunion de l’UNC (Union nationale des combattants), à

laquelle il a adhéré, espérant que cette association lui offrirait des

opportunités, il croise Hamlaoui Mekachera, ministre délégué aux


Anciens combattants. « Prenez contact avec mon chef de cabinet. Je vous

recevrai quand vous le souhaiterez. » « Je pensais qu’il s’agissait d’une

parole en l’air. Toutefois, quelques semaines plus tard, quelqu’un de son

entourage m’a téléphoné. Je suis monté à Paris et là, j’ai été confronté à

un vague sous-attaché, sous-secrétaire ou autre sous-fifre, qui ne m’a pas

rigolé au nez, mais c’était tout juste. »

Opiniâtre, il se tourne vers Antoine Herth, député du Bas-Rhin. Le

parlementaire saisit, à son tour, le ministre délégué, qui, dans un courrier

du 28 avril 2005, confirme :

« Je vous précise que le Mémorial national de la guerre l’Algérie

et des combats du Maroc et de la Tunisie ne fait figurer que le nom

des soldats “Morts pour la France” au cours de la période officielle

er

des combats, soit du 1 janvier 1952 au 2 juillet 1962. »

La ténacité de Raoul, soutenue par ses deux filles, Céline et Joëlle, qui

lui ont donné cinq petits-enfants, ne faiblit pas. En 2007, il reçoit une

lettre de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives au

ministère de la Défense :

« J’ai l’honneur de de vous faire connaître que les noms de votre

frère Michel Chombeau et de ses trois camarades, Jean-Pierre

Brillouet, Michel Jacquet et Rudolphe Letient, tous Morts pour la

France les 6 et 7 juillet 1962, figurent sur le Mémorial de la guerre

d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, situé quai

Branly, à Paris, ainsi que sur le site Internet “Mémoire des

hommes”. »

Raoul s’avoue cependant « écœuré par tous ces gratte-papiers » qui lui

infligent leur je-m’en-foutisme hautain. « Quand je leur parle, ils ne

m’écoutent pas. Ce qu’a subi mon frère ne les intéresse pas, les laisse

froids. Sur la morgue de leur visage, je lis : “Qu’est-ce que tu viens

m’emmerder avec cette vieille histoire ?” Et moi, j’essaie de les

sensibiliser. C’est mon frère et je ne sais toujours pas ce qui lui est arrivé.

Généralement, le troisième larron du service lambda d’une administration

que j’ai en face de moi ne comprend rien, ne sait rien. »


Quant aux monuments aux morts, Raoul juge « lamentable » qu’ils

omettent les noms des centaines de soldats morts ou disparus après le

19 mars. « Pourquoi, donc, avoir choisi cette date pour célébrer la fin de

la guerre d’Algérie ? Du négationnisme historique. Les cérémonies

organisées chaque année méprisent ces jeunes qui portaient l’uniforme de

l’armée française, comme elles méprisent les dizaines de milliers de

harkis massacrés. La France les abandonne dans l’oubli. Une honte ! Je

doute de la grandeur de mon pays, dont les jeunes générations ne font

que rabâcher le blablabla inculqué par la propagande communiste et

gaulliste : les Français, en Algérie, n’étaient que des méchants

colonialistes, des esclavagistes, maintenus dans leurs privilèges par une

armée de tortionnaires. Ils n’ont construit ni villes, ni hôpitaux, ni

écoles… Ils n’y ont rien fait de bien. »


René-Claude Prudhon

Disparu le 25 juillet 1962 à l’âge de 54 ans

Dernière lettre de son père reçue par Michèle Prudhon qui, depuis un

mois, vivait à Paris. Sur l’enveloppe jaunie, le tampon de la Poste indique

« Alger. 25-7 1962 ». La date de sa disparition. René-Claude Prudhon l’a

écrite la veille.

« Ma chère petite Mimi. Je suis rentré d’Oran dimanche soir ; il

faisait très chaud pendant les trois jours que j’y ai passés. C’est

navrant de voir cette ville, autrefois si animée, réduite à l’agonie.

On voit quelques rares cafés ouverts et, dans les rues, les passants

sont des militaires ou des musulmans. Il resterait 30 000 personnes

sur 200 000 et les départs continuent. Le personnel de l’usine a été

entièrement renouvelé. Sur mon chantier, je n’ai plus trouvé

l’architecte, ni son adjoint ni les sous-traitants. À ma grande

surprise j’ai pourtant vu l’entrepreneur mais qui m’a annoncé son

prochain départ. Tu vois que pour travailler dans ces conditions il

faut une certaine résistance […]. Nous ne sommes guère nombreux

et la villa des Bortolotti a été occupée dimanche par une grande

famille, ce serait un capitaine de l’ALN. Hier, c’était la villa de

Butori et sur la terrasse il y a des hommes armés. Toutes les

maisons Shell (après Mourier) ayant été pillées, c’est, paraît-il, pour

mettre de l’ordre que la force locale est venue. Il y a aussi les

militaires français qui tirent dans les dunes et je pense qu’après la

java de ce matin, on va les inviter à aller essayer leurs armes

ailleurs… »

Le père de Michèle Prudhon a posté cette lettre le jour de son

enlèvement. « Je la garde précieusement. À ma mort, je souhaite qu’on la

glisse dans mon cercueil. »


Ingénieur des Arts et Métiers, lieutenant-colonel de réserve dans

l’aviation, chevalier de la Légion d’honneur, Croix de guerre avec étoile

d’argent, décoré par les Américains de la Distinguished Unit Citation,

René-Claude Prudhon était né le 4 mai 1908 à Saint-Boil, en Saône-et-

Loire. Au début des années 1930, il avait eu le coup de foudre pour

l’Algérie. « Quel était le but de son premier séjour ? Je l’ignore. » Son

frère aîné, Henri, l’un des cadres dirigeants, à Saïgon, de la Société

indochinoise des tabacs, cigares et cigarettes J. Bastos, filiale de la

Bastos d’Oran, lui en avait-il vanté la douceur de vivre ? Recruté comme

ingénieur chez le cigarettier à Oran, René-Claude allait épouser, en 1935,

Georgette Joséphine Ward, née le 3 juin 1913, à Oran, fille d’un Anglais,

également ingénieur Bastos, et d’une Belge. Bientôt, il serait promu

directeur technique de l’entreprise à Alger.

Bastos : une institution, dont les débuts illustrent les opportunités, que,

dès 1836, promettait, dans son introduction, un petit livre de 248 pages,

intitulé Conducteur ou guide du voyageur et du colon de Paris et dans

l’Algérie, avec carte itinéraire, publié simultanément « chez Debecourt,

libraire-éditeur, rue des Saints-Pères, 69 », à Paris, et « chez Bastide et

Brachet, rue Bal el Oued, 101 », à Alger : « On peut garantir qu’avec un

peu d’avance, de l’intelligence et de la persévérance, tout homme

1

laborieux parviendra à se créer dans la colonie une existence aisée . »

Manuel José Bastos, Francisca Millan et leur fils, Juan, né en 1817, à

Malaga, avaient fui la misère andalouse pour cette terre africaine,

qu’après le débarquement à Sidi-Ferruch, en 1830, les armées françaises

étaient en train de conquérir. Très jeune, Juan ouvrait à Oran, où se

développait une dynamique communauté espagnole, une échoppe de

tabac à priser. En 1838, il fondait un humble atelier, qu’il baptisait,

néanmoins « Manufacture de tabacs, cigares et cigarettes J. Bastos ». Il

en créait rapidement trois autres à Oran et un quatrième à Alger.

Michèle Prudhon voit le jour 24 novembre 1938 à Oran, dans

l’appartement de ses grands-parents Ward, 38, rue de la Vieille-Mosquée.

« Ils n’ont pas connu les massacres de pieds-noirs, qui, le 5 juillet 1962,

ont célébré l’indépendance. Ils étaient déjà décédés. » Le père de Michèle

désirait que sa femme accouchât dans les meilleures conditions. Les

premiers souvenirs de la gamine se situent à Alger. « J’étais fille unique.

Mes parents me choyaient. » Maternelle et primaire à l’école de la rue du


Docteur-Trolard. Puis, lycée Ben-Aknoun, un établissement francomusulman

au-dessus d’El Biar, à la sortie d’Alger. « J’ai eu un professeur

de français extraordinaire, l’écrivain Mouloud Mammeri. Il m’a appris à

aimer la littérature. Il y avait, environ, quarante élèves par classe, dont

seulement une dizaine d’Européens. Pas de barrière entre nous. »

La Toussaint Rouge creuse les premières fissures. Ses parents

possèdent une villa, baptisée Murat, au Club des Pins, une plage près

d’Alger, où elle retrouve une bande de jeunes. « Plus que des copains et

des copines, je les considérais comme mes frères et sœurs. La plupart

étaient des enfants d’amis de mes parents. Nous avions grandi ensemble.

Mes parents et ces amis étaient comme les doigts de la main. Les

hommes, je les appelais “mes oncles” et les femmes, “mes tantes”. Ma

famille de cœur. » Lorsque les adultes apprennent la série d’attentats

er

commis dans la nuit du 31 octobre au 1 novembre 1954, leurs visages

s’assombrissent. « Aux bribes de conversations qu’on captait, on devinait

qu’ils lisaient un mauvais présage dans les explosions et les mitraillages

qui, en quelques heures, avaient ébranlé divers points du pays. » Et ce

bandeau, en Une de L’Écho d’Alger, le 2 novembre : « Attentats

terroristes en Algérie : 8 morts ». Les émeutes du Constantinois, l’année

suivante, enfoncent davantage les adultes dans leur pessimisme. « À

partir de cette époque, la violence s’est propagée tel un poison. »

En classe de troisième, les « événements » rendant dangereux le trajet

entre Alger et El Biar, les Prudhon inscrivent Michèle au cours Michelet,

rue Michelet, leur quartier, celui de la jeunesse et des facultés. « Nous

habitions 24, rue Lys-du-Pac, derrière L’Otomatic. » Le 24 janvier 1957,

peu après 17 heures, ce bar de la rue Michelet, ainsi que La Cafétéria, en

face, et Le Coq Hardi, à l’angle de la rue Charles-Péguy et de la rue

Monge, sont ravagés par des bombes. Cinq morts et trente-deux blessés.

Ce jour-là, Michèle, qui s’efforce de vivre normalement malgré les

attentats, est allée au cinéma avec son amie Mauricette, qui habite

rue du Docteur-Trolard. Après la séance, elles s’offrent un

rafraîchissement au premier étage de L’Otomatic. « Nous étions assises à

notre table. Subitement, dans un vacarme assourdissant, tout s’est mis à

bouger au ralenti. Comme dans un film. Montant l’escalier, le serveur,

qui tenait un plateau de consommations, s’est soulevé, porté par le

souffle. J’ai crié à Mauricette : “Ça y est ! Une bombe !” Un carnage

effroyable dans un brouillard de fumée et de poussière. Le sang. Les


corps étendus sur le sol, au milieu des gravats. Les hurlements, les

plaintes. Les bris de verre. Les tables et les chaises renversées, éclatées.

Par miracle, nous n’avons pas eu une égratignure. »

L’engin avait été déposé dans les toilettes pour dames. Ce 24 janvier

1957 a marqué Michèle à jamais. Un traumatisme dont, des décennies

plus tard, elle n’est pas guérie. D’autant que l’actualité le ravive

régulièrement. « Aujourd’hui, il suffit que la radio ou la télévision

annoncent un attentat en France ou ailleurs, et les images de L’Otomatic

dévasté me reviennent. Odieuses. Insupportables. » Les deux jeunes filles

ne s’attardent pas dans ce lieu de la joie de vivre estudiantine que

quelques secondes ont suffi à métamorphoser en antre de la désolation.

Presque simultanément, l’enfer a traversé la rue Michelet et s’est

déchaîné à La Cafétéria, déjà cible de terroristes le 30 septembre

précédent. « Mauricette appréhendait de rentrer chez elle en retard. Très

stricts contrairement aux miens, ses parents l’auraient grondée. Nous

avons couru dans les rues que l’armée était en train de boucler. »

Autre date qui aurait pu tuer Michèle : le 26 mars 1962, rue d’Isly. Elle

participe à la manifestation de solidarité avec la population du quartier de

Bab el Oued, bouclé par l’armée. Elle défile en queue de cortège. « Au

niveau de la Grande Poste, j’ai entendu un officier ordonner : “Fermez la

manifestation !” Je n’ai pas oublié sa voix, ni son visage. Ils sont gravés

dans ma mémoire. Et j’ai reconnu le clic-clac des fusils qu’on arme. Une

amie et son fils m’accompagnaient. Je leur ai dit : “Déguerpissons !” Les

coups de feu ont commencé à pétarader. On a détalé à toute vitesse.

Autour de nous, des gens tombaient. À bout de souffle, on s’est accordé

une halte au niveau du Gouvernement général. »

Quatre ans auparavant, le 4 juin 1958, Michèle se pressait dans la foule

sur le Forum, avec son père, sa mère et des amis de ses parents. Au

balcon du Gouvernement général : la silhouette singulière du général de

Gaulle. Et ces mots : « Je vous ai compris ! », lancés aux milliers

d’Algérois qui l’acclamaient. Scandant « Algérie française ! Vive Salan !

Vive de Gaulle ! », ils croyaient que le nouveau président du Conseil les

protégerait. En fait, devant l’ambiguïté du discours, émaillé de phrases

pouvant prêter aux interprétations les plus contradictoires et de formules

alambiquées du style « français à part entière », le père de Michèle a

lâché : « C’est foutu. » « Pourtant, après l’indépendance, il est resté


s’occuper de l’usine et des ouvriers, auxquels il était attaché et qui le

respectaient. C’était un libéral. Il parlait couramment l’arabe, ayant tenu

à l’apprendre à peine installé en Algérie. »

Le 21 avril 1961 éclate le putsch des généraux. Michèle effectue alors

un stage de script à France V, dans l’immeuble de la radio-télévision

française, boulevard Bru. Partisane de l’Algérie française, elle soutient

ces officiers qui se dressent contre « la trahison du général de Gaulle ».

Les bureaux de France V, rebaptisée « Radio France » par les insurgés,

dominent le port d’Alger. « Des baies vitrées, on guettait l’arrivée de

bateaux d’où débarqueraient inévitablement des renforts. Une certitude

que rien n’ébréchait. Hélas ! Il n’y eut ni bateaux, ni renforts. Au lieu de

régiments amis, ce sont les mauvaises nouvelles qui ont déboulé. On était

fichu. La tristesse, l’abattement. »

Ensuite, elle se rabat sur le scénario fantasmé du général de Gaulle

finissant par céder devant la détermination d’une population

farouchement fidèle au drapeau tricolore et à qui il permet de rester dans

son pays. « J’habitais chez mes parents. Connaissant mon caractère

intransigeant, mon père craignait que je ne me mette en danger. Il ne me

le reprochait pas. Un soir, il m’a simplement conseillé : “Fais attention !”

Son unique commentaire. »

Jusqu’au jour où, jugeant les risques trop grands, il conduit sa fille à

l’aéroport. « Il m’a accompagnée au pied de l’avion. C’était la dernière

fois que je le voyais. Le 25 juin 1962. » Direction Paris, où Michèle va,

seule, trimbaler sa valise d’hôtel en hôtel.

Un mois plus tard, le 25 juillet 1962, vers 8 h 30, René-Claude

Prudhon, vêtu d’un pantalon gris anthracite et d’une chemise bleu ciel,

s’installe au volant de sa voiture de fonction Bastos, une Peugeot 404, de

couleur jaune clair, immatriculée 628 JV 9A. Comme chaque matin, il

compte se rendre à son bureau, 20, rue Mizon, à Alger. De sa villa Murat

du Club des Pins, où la famille séjourne en été, il a l’habitude de suivre le

même itinéraire par la route des Dunes, Chéragas et El Biar.

« Curieusement, notre femme de ménage, Zora, qui travaillait chez nous

depuis des années, a décliné la proposition de mon père de la conduire à

Alger où elle devait se rendre. Je l’aimais bien et je croyais qu’elle nous

aimait bien. Je ne peux m’empêcher de la suspecter d’avoir renseigné les

ravisseurs. »


À 14 h 50, au bout de deux heures d’essais infructueux, conséquence

de la désorganisation des services publics liée à l’indépendance, la

secrétaire de René-Claude Prudhon, Mme Martinez, inquiète de son

absence, obtient enfin une liaison téléphonique avec le Club des Pins. La

mère de Michèle apprend que son mari a disparu. Elle est abasourdie.

L’impitoyable marche de l’Histoire, qui pousse de plus en plus de piedsnoirs

à tout abandonner, vient de la frapper de plein fouet.

Immédiatement, la direction de Bastos prévient le consul général de

France, Jean Herly. Le lendemain, elle sollicite l’aide du consul général

de Grande-Bretagne – Georgette Prudhon, née Ward, ayant en effet la

nationalité britannique. Elle alerte le préfet de police d’Alger et le

président de la commission de sauvegarde, auxquels elle donne cette

description de son ingénieur : « 1,70 mètre environ, mince, port de tête

élevé, nez rectiligne, cheveux très courts, tempes grisonnantes, yeux

marron. » Elle presse les nouvelles autorités algériennes :

« Nous vous demandons de bien vouloir intervenir, par tous les

moyens dont vous pourrez disposer, pour que soit libéré et rendu à

son action M. Prudhon, technicien de grande valeur, lequel, comme

beaucoup de chefs d’entreprise, d’ingénieurs, de cadres techniciens,

avait estimé devoir poursuivre l’œuvre de développement

économique et la promotion de l’emploi dans l’Algérie nouvelle. »

Suivent ces lignes :

« Il ne vous échappera pas que ces faits, s’il n’y est pas porté

remède de toute urgence, sont de nature à désorganiser

complètement la structuration technique de nos usines, nous

obligeant ainsi à prendre des mesures pouvant aller jusqu’à la

fermeture complète des usines. »

Dans les mêmes termes, la direction de Bastos saisit Abderrahmane

Farès, président de l’Exécutif provisoire, et Ferhat Abbas, président de

l’Assemblée nationale constituante, qui, en octobre, va répondre :

« Comme suite à votre plainte pour enlèvement, je vous informe

que j’ai transmis votre demande aux ministères intéressés, en leur

recommandant de faire effectuer des recherches actives. Dans


l’espoir que l’issue en sera heureuse, je vous prie de recevoir mes

salutations distinguées. »

Toujours le 26, au préfet d’Alger, le président de l’Association

algérienne des ingénieurs de l’école des Arts et Métiers écrit :

« Je me permettrai d’attirer votre bienveillante attention sur la

profonde émotion créée dans le monde des ingénieurs par cette

disparition qui fait suite à d’autres dont nous avons déjà eu

l’occasion de vous entretenir… »

Il alerte également l’ambassadeur de France, Jean-Marcel Jeanneney,

afin qu’il use

« de toute son influence auprès des autorités algériennes pour que

des recherches soient activement menées et que Monsieur Prudhon

soit rapidement rendu à sa famille et à ses activités

professionnelles ».

Dévastée par la disparition de son mari, Georgette Prudhon se reprend,

épaulée par ses amis. Auprès de connaissances, de personnalités

politiques, elle se démène tant qu’elle peut. Lettres et requêtes… Plus

vaines les unes que les autres.

Le 29 novembre 1962, le consul général de France lui délivre un

« certificat de disparition », signé du consul général adjoint, Pierre

Dessaux.

« De ce fait, M. Prudhon se trouve, contre son gré, en raison

d’événements survenus en Algérie, hors d’état de manifester sa

volonté. »

Le 5 juin 1963, un autre « certificat de disparition » rédigé sur le

modèle du précédent et signé du même consul général adjoint, Pierre

Dessaux.

Genève, le 4 septembre 1963. Rapport des délégués de l’agence

centrale de recherches du CICR. La villa du Club des Pins étant vide, ils

ont rencontré, rue Lys-du-Pac, deux voisins des Prudhon, qui excluent le

rapt politique et la fugue passionnelle. Le motif serait, selon eux,


crapuleux, « chose courante à l’époque », notent les enquêteurs de la

Croix-Rouge. Ils ajoutent avoir appris que deux hommes, se disant de la

police judiciaire, « ont essayé de faire chanter Mme Prudhon » afin

qu’elle révèle des motifs sentimentaux.

Le 10 septembre suivant, « procès-verbal de disparition » émanant du

consulat général de France.

Le 10 octobre, attestation de R. Belin, président directeur général des

Manufactures algériennes de tabacs, cigares et cigarettes J. Bastos :

« Toutes les démarches que nous avons faites en vue de retrouver

sa trace, tant auprès des autorités algériennes que de la

représentation française à Alger, sont restées vaines. »

Le même jour, Jean de Broglie informe Henri Prudhon que la Croix-

Rouge a conclu « à une très forte présomption de décès » de son frère

René-Claude :

« En l’état actuel des choses, seuls des éléments ou des

informations vraiment nouveaux pourraient modifier cette position.

Je ne néglige aucun effort à cet effet, bien que nos chances soient

infiniment minces. »

Que des courriers administratifs. Paperasse officielle. Rien de plus.

Le 8 novembre, à Paris, le tribunal de grande instance de la Seine

certifie que

« M. Prudhon n’a pas donné de ses nouvelles et n’a pas reparu à

son domicile, qu’à la suite de l’enquête à laquelle il a été procédé

par la Croix-Rouge internationale à la demande du secrétariat d’État

chargé des Affaires algériennes, personne ne conserve le moindre

espoir de le retrouver en vie ».

Il serait donc officiellement déclaré mort. Est-ce une probabilité, une

évidence ou la réalité ? Où aurait-il été exécuté ? Par qui ? Où ses

bourreaux se seraient-ils débarrassés de son cadavre ? Aucune indication.

Dans l’immeuble de la rue Lys-du-Pac, Georgette Prudhon n’a plus de

voisins. Ils ont fui cette ville de mer et de lumière que leurs ancêtres


avaient bâtie, qui les émerveillait et qui ne veut plus d’eux. « La valise ou

le cercueil. » Se sentant menacée, Georgette Prudhon demande la

protection du consulat de France. Refusée. Plus sensible à son désarroi

que l’antenne diplomatique de la patrie des droits de l’homme, le

consulat de Grande-Bretagne lui délègue deux gardes du corps. Elle a

peur. Constamment. Elle a très peur. Son courage, qui parfois fléchit, ne

cède pas, soutenue par ses quelques amis qui ne sont pas encore partis.

Un couple possède une boutique de vêtements, rue Michelet. Il

l’embauche comme vendeuse. « Ils voulaient lui changer les idées. »

En 1964, après avoir tout tenté, frappé à toutes les portes, Georgette

Prudhon ne peut plus nier l’évidence : les ravisseurs de son mari l’ont

assassiné. Plus rien ne la retient en Algérie, dont elle n’attend plus que

des regrets et des larmes. Elle part pour la France, laissant derrière elle la

villa Murat du Club des Pins, l’appartement de la rue Lys-du-Pac, les

rues colorées et odorantes, les paysages écrasés par le soleil et tous les

biens de la famille, condamnés au pillage. « Elle n’a récupéré que

quelques meubles, ainsi que ma Dauphine bleue, cadeau de mon père,

qu’elle a pu embarquer, une prouesse. » Elle loue un appartement à Nice.

Ainsi, elle ne s’éloigne pas de sa chère Méditerranée. Nombre de piedsnoirs

se sont regroupés dans le Midi, le soleil du Sud et la mer leur

donnant l’illusion de maintenir un lien avec leur pays perdu. Avançant en

âge, elle prendra pension dans une maison de retraite, où elle décédera en

septembre 2005.

À Paris, Michèle est à l’affût du signe le plus mince. Rien. « Ça faisait

très mal. » Longtemps, de terribles questions l’ont obsédée. Son père estil

vivant ? Blessé ? Où est-il détenu ? Est-il mort ? « Je prie le Ciel qu’il

n’ait pas été torturé. Et le gouvernement de De Gaulle qui se foutait de

nous, au nom de la grandeur de la France, nous affublant presque de

l’infamant statut de délinquants. » Dans les mois qui suivent son

rapatriement, Michèle est prise de crises d’asthme. Cependant, il lui faut

avancer. « Très bien accueillie » par ses collègues de la Maison de la

Radio, elle va reprendre confiance en elle : travaillant à la réalisation

d’émissions, elle y restera jusqu’à la retraite.

Une part d’elle-même ne se détache pas de cette Algérie que, jamais,

elle n’aurait imaginé devoir quitter. Les inoubliables années de sa

jeunesse, où l’insouciance se partageait entre les études, la plage et les


surprises-parties, n’auraient-elles pas existé ? « Un tel déracinement était

impensable. Nous sommes des migrants qui avons été chassés d’un coin

de notre pays où nous étions heureux pour une autre partie de notre pays,

où nous gênions. »

Elle regrette que les métropolitains ne comprennent toujours pas les

pieds-noirs et ne cherchent nullement à s’intéresser à eux. « Ils nous

voient à dos de chameau, protégés du soleil par de délicates ombrelles,

des serviteurs arabes faméliques en haillons nous suivant à pied. Un soir,

j’avais invité des amis à dîner chez moi. Au cours du repas, l’un d’eux

m’a demandé : “C’était quoi ton lycée Ben-Aknoun ?” Je lui ai répondu

qu’il s’agissait d’un lycée franco-musulman. Mon ami est tombé des

nues. “Ah bon ? Tu étais avec des Arabes, garçons et filles ? Je ne te

crois pas. Les gosses musulmans n’allaient pas à l’école. Ils n’avaient pas

le droit à l’éducation.” J’ai montré à mes amis des photos de classes. Ils

étaient sidérés. “Il y avait beaucoup d’Arabes ? – Oui et ils apprenaient la

même chose que nous. – On ne savait pas.” Il y a plein de choses que les

métropolitains ne savent pas. En revanche, les légendes sur l’égoïsme et

le racisme des pieds-noirs pullulent. Comme celle du pauvre bidasse,

accablé par la chaleur, assoiffé, auquel un colon, gros et rougeaud, refuse

un verre d’eau. »

1. Alain Vincenot, op. cit.


Joseph Belda

Disparu le 13 septembre 1962 à l’âge de 53 ans

Dans la famille Belda, l’aîné des garçons reçoit traditionnellement le

prénom du père, Joseph. Vers 1865, un Joseph Belda, Espagnol de la

région de Valence, avait déposé dans l’Oranie ses espoirs en une vie

moins miteuse pour lui, sa femme, ses quatre fils et ses trois filles. Il

s’était fixé à Misserghin, village créé en 1844 en bordure d’un camp

militaire, où un religieux de l’Annonciation récolterait les premières

1

clémentines . C’était le temps des grandes campagnes de défrichage dans

la nouvelle colonie française. Elles attiraient nombre d’ouvriers agricoles

espagnols. Des saisonniers qui, un petit pécule en poche, repartaient au

bout de six mois harassants. Certains restaient définitivement. Comme

Joseph Belda. Des souches arrachées à la terre, il tirait du charbon de

bois qu’il vendait à Oran. Bientôt, il descendit un peu plus au sud, de

l’autre côté de la Sebka, un lac salé, dans la plaine de la Mleta, au pied

des monts du Tessala. Une étendue ingrate, envahie de palmiers nains, de

jujubiers et autres plantes revêches. Et il fallut, là aussi, défricher.

Récupérées, les tiges et les feuilles des palmiers nains servaient à

fabriquer du crin végétal, des cordages, et à mettre ainsi de l’argent de

côté.

Quatre générations plus tard, le 31 août 1942, à Oued Sebbah, une

ferme isolée du bled, à 7 kilomètres du village d’Aïn el Arba, centre de

peuplement implanté en 1858 dans la plaine de la Mleta et érigé en

commune de plein exercice en 1870, naissait José Joseph Belda. Trois

ans après sa sœur, Josette, et trois ans avant son frère, Jean-Marie. « Mes

parents souhaitaient me prénommer José, à cause de mes racines

espagnoles, auxquelles mon grand-père devait le surnom de “Pépé” et

mon père, qui avait deux frères et quatre sœurs, celui de “Pépico”, c’està-dire

“Petit Pépé”. Mais, à la mairie d’Aïn el Arba, l’officier d’état-civil


leur a rétorqué que ce prénom n’était pas homologué. Finalement, mes

parents se sont rabattus sur Joseph. Ce qui ne les a pas empêchés, ensuite,

de préférer m’appeler José plutôt que Joseph. »

Grâce à la vente du crin végétal et des cordages, le grand-père de José

et ses frères avaient acheté quelques hectares arides et s’étaient s’établis à

leur compte. N’étant pas français, ils n’avaient pas eu droit aux

concessions qu’accordait l’État à ses ressortissants. Leurs maigres

économies leur avaient seulement permis d’acquérir des biens de

parcours. Des étendues jamais cultivées auparavant, que traversaient des

nomades venus des hauts plateaux ou même du Grand Sud. « Cette

transhumance a duré jusqu’en 1954. Enfant, je les voyais passer avec

leurs chameaux et leurs moutons. À cause de la proximité du lac salé, la

plupart des puits ne donnaient qu’une eau saumâtre impropre à la

consommation. Les biens de parcours n’appartenaient à personne.

Contrairement à une image détestable, qui, en métropole, accusait les

pieds-noirs d’avoir spolié les Arabes et de les avoir réduits quasiment en

esclavage, mon grand-père Belda et ses frères, des agriculteurs, des

colons, n’ont dépouillé personne, ni exploité personne. Ils ont trimé dur,

se sont usés à gratter, creuser le sol pour le rendre fertile. »

L’épouse du grand-père paternel de José était d’origine savoyarde. Ses

aïeux, les Fillard, avaient débarqué en Algérie en 1860, année du

rattachement de la Savoie et du comté de Nice à la France. Comme ils

avaient la nationalité française, le gouvernement général d’Algérie leur

avait alloué une petite concession à Aïn el Arba.

La famille de la mère de José, Cécile Diez, venait de la région

d’Almeria, en Espagne. Des artisans qui avaient émigré en Algérie vers

1850. « Mon grand-père maternel était bourrelier à Aïn el Arba. Avant la

Seconde Guerre mondiale, les agriculteurs utilisaient essentiellement des

chevaux pour les travaux des champs. Puis, les tracteurs les ont

remplacés. »

Chez les Belda, le français n’était pas la langue familière. « Mon père

s’exprimait en valencien, un dialecte catalan, ma mère en castillan. Et

elle avait appris le valencien. Autre langue : l’arabe. » En revanche,

soucieux d’intégration, le grand-père Belda ne s’adressait qu’en français

à ses petits-enfants et les obligeait à lui répondre en français. Il leur

disait : « Vous êtes appelés à devenir de vrais Français. Vous devez parler


français. » Bien que fils de pieds-noirs, il était né en Espagne, dans le

e

village d’où venait sa famille. Une coutume : au XIX siècle et au début du

e

XX , afin de maintenir les liens avec le pays des ancêtres, les femmes y

étaient envoyées accoucher de leur premier bébé.

José qualifie son enfance à la ferme d’Oued Sebbah, où son père

produisait du raisin, des olives et des agrumes, de « plus belle période de

[sa] vie ». « Pas d’école. La liberté totale. Je jouais dehors toute la

journée. Comme nous étions les seuls Européens du secteur, je n’avais

pour copains que des petits Arabes, enfants des ouvriers de la ferme ou

du douar voisin où vivaient plusieurs centaines d’habitants. Jusqu’à ce

que j’aille à l’école d’Aïn el Arba. Le nom de ce village signifie “la

quatrième source” en arabe. »

1954. La Toussaint Rouge ne perturbe pas la tranquillité laborieuse

d’Oued Sebbah. José a douze ans. « Dans notre coin reculé, loin de

l’agitation des villes, on se sentait en sécurité. Mon père travaillant dans

les champs, il laissait ma mère seule à la ferme avec ses enfants. Nous

n’envisagions pas que notre monde se désagrégerait. »

Les problèmes commencent à se poser l’année suivante, après les

émeutes qui, en août, sèment la terreur dans le Constantinois. « La

situation s’est dégradée de mois en mois. » Craignant d’être agressé dans

l’obscurité, Joseph Belda, le soir, avant d’aller se coucher, ne sort plus

dans la cour pour éteindre le générateur d’électricité. Chaque jour, il

l’alimente d’une quantité limitée de fuel, afin que, le carburant épuisé, le

moteur s’arrête tout seul vers 23 heures. Aucun signe d’accalmie. De plus

en plus souvent, les journaux relatent des attaques de fermes. Bâtiments

incendiés, occupants massacrés. Juste avant l’été 1956, les Belda

déménagent pour la maison du grand-père, sur la place d’Aïn el Arba.

« Mon père prenait le chemin de la ferme au petit matin et rentrait le

soir. »

L’emballement du rythme des départs de pieds-noirs marque l’année

1962. Surtout après les accords d’Évian, qui prévoient pourtant :

« Leurs droits de propriété seront respectés. Aucune mesure de

dépossession ne sera prise à leur encontre sans l’octroi d’une

indemnité équitable préalablement fixée. Ils recevront les garanties

appropriées à leurs particularismes culturel, linguistique et


religieux. Ils conserveront leur statut personnel qui sera respecté et

appliqué par des juridictions algériennes comprenant des magistrats

de même statut. Ils utiliseront la langue française au sein des

assemblées et dans leurs rapports avec les pouvoirs publics. Une

association de sauvegarde contribuera à la protection des droits qui

leur seront garantis. Une Cour de garanties, institution de droit

interne algérien, sera chargée de veiller au respect de ces droits. »

À peine formulés, ces engagements ne rassurent pas, tant l’insécurité

empire. La multiplication des assassinats et des enlèvements accroît la

panique et gonfle les files d’attente sur les ports et dans les aéroports.

À Aïn el Arba, les Arabes semblent croire à la fin des violences. Le

4 juillet, leur communauté invite les pieds-noirs encore présents à

partager un couscous de la réconciliation. « Preuve que, sans les

interférences politiques, tout aurait très bien pu se passer entre nous. Le

mal est venu de ceux qui, ayant pris le pouvoir, avaient décidé de

gommer toute présence européenne. Ahmed Ben Bella et Houari

Boumédiène ne voulaient plus de nous. Tous les moyens, jusqu’aux plus

cruels, étaient bons pour nous éliminer et s’emparer de nos biens. »

Le lendemain du couscous de la réconciliation, la vague sanguinaire

qui à 60 kilomètres d’Aïn el Arba submerge Oran donne le coup fatal aux

derniers espoirs d’apaisement. « Enlevé dans une rue d’Oran, un de mes

cousins a été libéré de justesse par un ami arabe. Quelques heures plus

tard, il était sur le port, avec sa famille. » En juin 2005, dans la revue

2

Ensemble , Hocine Aït Ahmed, l’un des chefs historiques du FLN,

dénoncera la « tragédie humaine » que constitua l’expulsion des piedsnoirs

:

« Plus qu’un crime, une faute. Une faute terrible pour l’avenir

politique, économique et même culturel, car notre chère patrie a

perdu son identité sociale. N’oublions pas que les religions, les

cultures juive et chrétienne se trouvaient en Afrique du Nord bien

avant les arabo-musulmans, eux aussi colonisateurs, aujourd’hui

hégémonistes. Avec les pieds-noirs et leur dynamisme – je dis bien

les pieds-noirs et non les Français –, l’Algérie serait aujourd’hui une

grande puissance africaine, méditerranéenne. Hélas ! Je reconnais

que nous avons commis des erreurs politiques, stratégiques. Il y a


eu envers les pieds-noirs des fautes inadmissibles, des crimes de

guerre envers des civils innocents et dont l’Algérie devra répondre

au même titre que la Turquie envers les Arméniens. »

Durant l’été, Aïn el Arba se vide de sa population européenne.

Militaires et gendarmes français évacuent leurs casernes. Les civils les

suivent. « Les maisons libérées étaient ouvertes à tous vents. N’importe

qui pouvait se les approprier, y prendre ses aises ou se servir, piller,

saccager, arrachant même les interrupteurs. » Passionnément attaché à sa

ferme, Joseph Belda refuse d’abandonner ce qu’il a bâti et qui représente

des décennies d’efforts. La moisson terminée, il s’apprête à entamer les

vendanges. « En août, une dizaine de proches, qui s’étaient réfugiés en

métropole, lui ont écrit, demandant s’ils pouvaient rentrer. Malgré le peu

de confiance que lui inspiraient les troupes de l’ALN arrivées du Maroc,

il leur a répondu que l’heure lui paraissait à la détente. Ils l’ont cru. Ils ne

voulaient pas perdre leurs vendanges. »

13 septembre 1962. En fin d’après-midi, Joseph Belda, après une

journée au milieu de ses vignes, prend la route d’Aïn el Arba dans sa

DS 19 noire, immatriculée 250 EG 9G. « Généralement, il utilisait une

2CV pour aller à la ferme. Mais je l’avais esquintée dans un accident et il

n’y avait plus ni garagiste, ni carrossier pour la réparer. » Contrairement

à son habitude, José n’accompagne pas son père. Il révise la deuxième

partie du baccalauréat, dont les épreuves ont lieu trois jours plus tard à

Oran. « Ma mère nous donnait ce conseil : “Il faut que vous réussissiez

dans les études, car la colonie, c’est trop dur.” Par “colonie”, elle

entendait l’agriculture. Son rêve était que je devienne au moins

instituteur. »

Le soir, Joseph Belda n’est toujours pas chez lui. Parfois, après le

travail, il rend visite à une de ses tantes. « Elle était revenue de métropole

pour les vendanges. » Elle ne l’a pas vu. « Vers 21 heures, nous avons

pensé à un enlèvement. Or nous savions que les ravisseurs relâchaient

rarement leurs victimes. »

Depuis le début de la guerre, un couvre-feu interdit aux habitants

d’Aïn el Arba de sortir la nuit. José doit attendre le lendemain matin pour

amorcer des recherches. Dans un premier temps, des membres de sa

famille l’aident. Devant les risques, ils renoncent vite. Le 16, José est à


Oran. Sa mère tient à ce qu’il n’échoue pas au baccalauréat. Après

l’examen, il va, seul, refaire le trajet, 7 kilomètres, qui sépare Oued

Sebbah d’Aïn el Arba. Il inspecte chaque fossé, fouille chaque buisson,

interroge les gens susceptibles d’avoir croisé son père. Gendarmes et

militaires français ont déménagé de leurs casernes. Impossible de

compter sur eux.

Une certitude pour José. « Le FLN considérait comme un obstacle

mon père, qui avait incité des proches à revenir. Il fallait le réduire au

silence. D’ailleurs, en même temps que lui, deux habitants d’un village

voisin, Hammam Bou Adjar, ont disparu, augmentant la pression sur les

hésitants. » Autre cause, selon José, du kidnapping de son père : « La

DS19 noire. Elle suscitait bien des convoitises. »

Tout en retournant à la ferme pour les récoltes et les vendanges

(l’exploitation allait être nationalisée en octobre 1963), José s’engage

dans des études de droit et obtient un poste de maître d’internat au lycée

Lamoricière d’Oran, rebaptisé Pasteur. « Ma mère n’avait pas les moyens

de me garder à sa charge. Il fallait que je m’assume financièrement. »

L’ombre de son père le hante. Pendant deux ans, il va frapper à toutes les

portes, françaises et algériennes, administratives, judiciaires et militaires.

Il ne recevra aucun soutien des autorités françaises. « Au contraire, mes

interlocuteurs me faisaient comprendre que je les embêtais et que je

devais éviter les vagues. C’est, grosso modo, en ces termes que m’a

éconduit le consul général de France à Oran, rencontré par hasard dans

un couloir de ses bureaux. Même indifférence à la Croix-Rouge. Je lui ai

transmis des tas d’indications qui auraient pu permettre à ses enquêteurs

de progresser. Elle les a repoussées. Ma requête débordait, disait-on, du

cadre de sa mission. Alourdie par un carcan administratif, sans la

moindre volonté de s’en dégager, elle se contentait d’enregistrer les faits

et de recenser les disparitions. »

Les uns comme les autres se réfugient à l’abri d’une procédure

qu’aurait ouverte le juge de paix d’Aïn el Arba et qui leur interdirait

d’interférer. « Bien entendu, les investigations du magistrat n’ont jamais

abouti. » Des Arabes proposent à José de lui transmettre, contre

rétribution, des messages de son père. Ils se volatilisent. Parallèlement, il

a droit à des intimidations, se sent observé.


Son père a-t-il été assassiné dès son enlèvement ou après ? Croupit-il

dans un camp ? Est-il utilisé dans des opérations de déminage à la

frontière marocaine ? S’il est mort, son corps a-t-il été abandonné aux

chacals ? A-t-il été jeté dans un puits ? José explore tous ceux de la

région.

José dérange. « Pour me calmer, on nous envoyait des papiers

purement formels. » Ainsi, cette attestation, du 2 novembre 1962, signée

du consul général de France à Oran :

« M. Joseph Belda […]. se trouve actuellement empêché de

manifester sa volonté, en raison des événements survenus en

Algérie […]. La présente attestation habilite Mme Belda Cécile, née

Diez, épouse de cette personne, à la représenter pour tous actes de

retraits de fonds et tous actes autres que ceux de disposition, par

dérogation à l’article 219 du Code civil et en vertu des dispositions

o

de l’ordonnance n 62-1108 du 19 septembre 1962 publiée le

25 septembre au Journal officiel de la République française. »

Dans une lettre du 14 août 1963, Jean de Broglie évoque les résultats

d’une « enquête extrêmement poussée » qu’il dit avoir demandée à la

Croix-Rouge :

« Ceux-ci sont malheureusement tout à fait négatifs et j’ai le

douloureux devoir de vous informer que, d’après les recherches

effectuées par cet organisme, il nous faut conclure, pour le moment,

à une très forte présomption de décès […].

Cependant, nous demeurons encore dans une certaine incertitude

que seuls, des informations ou des éléments vraiment nouveaux

peuvent modifier. Je voudrais que vous soyez persuadé que je ne

néglige aucun effort à cet effet, bien que nos chances soient

extrêmement réduites […].

Sachez que dans votre angoisse, nous restons solidaires et nous

n’épargnons aucune démarche pour qu’il y soit mis fin. »

Le 7 octobre 1963, le consul général de France délivre un « certificat

de disparition » à « Cécile Diez, épouse Belda ». Pressé de clore le

dossier, le tribunal de grande instance d’Oran, lors de son audience du


9 mars 1965, déclare Joseph Belda décédé le 13 septembre 1962, jour de

son enlèvement, à Aïn el Arba. « Curieux jugement. Il a été rendu sans

qu’ait été établi un constat légal de la mort ou la connaissance du lieu de

sépulture du corps. »

Un matin, dans une rue d’Oran, José aperçoit la DS noire de son père.

Il la suit et la signale au commissariat. Des policiers algériens la

saisissent et l’envoient à la fourrière. « Je souhaitais la récupérer. Or, à la

fourrière, un fonctionnaire a exigé la carte grise. Je ne l’avais pas. Quand

je me suis présenté muni d’un duplicata, il n’y avait plus de véhicule.

J’allais le revoir dans la circulation transportant des officiers de l’ALN.

J’ai immédiatement saisi le consul et la Croix-Rouge, qui m’ont renvoyé

vers les autorités algériennes, celles qui paradaient dans la voiture de

mon père. On baignait dans l’absurdité. »

Le 30 octobre 1964, trois mois après sa sœur, José se résout à quitter

l’Algérie. Il atterrit à Bordeaux, aéroport le plus proche de Limoges, où

un oncle maternel a été rapatrié. « J’ai dit à ma mère que j’avais tout

tenté, que je ne pouvais rien faire de plus, que je devais penser à mon

avenir. » Elle prendra l’avion avec son frère, le 19 juin 1965, jour où

Houari Boumédiène, ministre de la Défense, renversera, par un putsch

3

militaire, Ahmed Ben Bella, président de la République .

À peine à Bordeaux, José s’inscrit à la faculté de droit de Poitiers. En

1969, il épousera Lydie, une Châtelleraudaise. Ils auront deux fils, dont

l’un se retirera dans un monastère au Luxembourg, et deux petits-enfants.

« Bien que je n’aie toujours pas fait le deuil de mon père, ma femme m’a

permis d’évacuer le trop-plein de ressentiment. »

Après avoir enseigné pendant cinq ans à la faculté de droit de

Limoges, José et son épouse iront vivre en Afrique sub-saharienne où il

mènera des projets de coopération dans l’enseignement supérieur.

Sa mère décédera en 2008, à quatre-vingt-quinze ans. « Elle est

enterrée dans le cimetière de Landouge, près de Limoges où mon frère

s’était installé après l’Algérie. Sur sa tombe, j’ai fait graver son nom

et celui de mon père. »

Entre-temps, en 2004, la Direction des archives du ministère des

Affaires étrangères transmettra à José divers documents concernant son

père. Ainsi la fiche de renseignements, établie le 7 décembre 1962 par

l’ambassade de France : « Au moment de sa disparition, était vêtu d’une


chemise bordeaux, pantalon bleu-marine – chaussé de souliers bas

marron coiffé d’un chapeau de brousse – portait des verres correcteurs. »

Ou bien le rapport de la Croix-Rouge auquel Jean de Broglie avait fait

allusion dans son courrier d’août 1963. Les enquêteurs y soulignaient que

le juge de paix d’Aïn el Arba, chargé d’instruire l’affaire des trois

hommes, dont Joseph Belda, enlevés dans la circonscription, « espère

trouver sous peu les restes de ces disparus ».

« Tous les témoins entendus sont formels : “Ils sont morts.”

Pousser l’enquête plus loin nous obligerait à intervenir dans une

affaire instruite judiciairement. »

José est indigné par les cas de non-assistance à personne en danger. Il

récapitule : « De la part de la Croix-Rouge. De la part du consulat général

de France à Oran. De la part du gouvernement français qui aurait dû,

conformément aux accords d’Évian, assurer la protection de ses citoyens.

Et de la part des autorités algériennes. »

Désormais, s’appuyant sur la Convention internationale contre les

disparitions forcées adoptée en décembre 2006 par l’Assemblée générale

des Nations unies et signée le 6 février 2007 à Paris, il va intenter un

recours sur la base de « crime contre l’humanité ».

Dans ses vœux aux Français le 31 décembre 1960, le général de Gaulle

avait déclaré :

« En Algérie, bien entendu, quoi qu’il arrive, la France protégera

ses enfants, dans leur personne et dans leurs biens, quelle que soit

leur origine, tout comme elle sauvegardera les intérêts qui sont les

siens. »

Le soir du 18 mars 1962, à peine signés les accords d’Évian, il avait

conclu son allocution télévisée par cette phrase :

« Qui sait même si la lutte qui se termine et le sacrifice des morts

tombés des deux côtés n’auront pas, en définitive, aidé les deux

peuples à mieux comprendre qu’ils sont faits, non pour se

combattre, mais pour marcher fraternellement ensemble sur la route

de la civilisation ? »


1. Misserghin, un village dont le nom est lié à celui de la clémentine. Né le 25 mai 1839 à Malveille,

dans le Puy-de-Dôme, Vital Rodier avait d’abord voulu se faire chartreux à Valbonne, dans le Gard.

Cependant, la vie austère du monastère ne lui convenait pas. Il rejoignit alors un de ses oncles,

religieux à l’Institut de l’Annonciation à Misserghin, en Algérie, un orphelinat fondé en 1851 par le

père Abraham, après la terrible épidémie de choléra de 1’automne 1849. Devenu frère Marie-

Clément, il s’est d’abord occupé du jardin, aidé par une quarantaine d’ouvriers. Puis, il planta

35 hectares de vignes qui seront exploitées jusqu’en 1960. Mais surtout, il créa une pépinière de

20 hectares, où il importa diverses variétés de graines et de petits plants d’arbres dont il allait

approvisionner les colons de la région. Un jour, il découvrit, au milieu des lentisques, un arbuste

isolé. Bien que n’étant ni un oranger, ni un mandarinier, celui-ci donnait de délicieux fruits de

couleur orangée qui s’épluchaient aisément et n’avaient pas de pépins. Il le greffa sur d’autres arbres.

Ainsi naquit la clémentine, nom que lui donna la société d’agriculture d’Algérie, vingt ans après la

mort du frère Marie-Clément en 1905. Auparavant, elle lui avait, de son vivant, attribué une médaille

d’or pour sa découverte.

2. Revue éditée par l’Association culturelle d’éducation populaire, rassemblant des pieds-noirs de

l’Est algérien.

3. Le 16 juin 1965, un de ses proches aurait prévenu Ahmed Ben Bella, président de la République

algérienne, de rumeurs évoquant des préparatifs de coup d’État. Celui-ci aurait rétorqué : « Ce n’est

pas des marionnettes comme cela qui sont capables de faire un coup d’État. » Trois jours plus tard, il

était renversé par un coup d’État conduit par Houari Boumédiène, vice-président et ministre de la

Défense. Emprisonné jusqu’en juillet 1979, puis assigné à résidence, il ne sera libéré qu’en 1981. En

1963, Houari Boumédiène aurait dit de lui : « Nous le soutiendrons tant qu’il sera utile à l’Algérie.

Le jour où il cessera de nous rendre service, il ne nous faudra pas plus de deux heures pour le

renverser. » Ses compagnons ont également été mis à l’écart. Mohamed Boudiaf sera déporté dans le

Sud. Hocine Aït Ahmed, fondateur du Front des forces socialistes (FFS), sera emprisonné. Krim

Belkacem, qui avait conduit la délégation du FLN lors des accords d’Évian, sera poussé à l’exil. Le

18 octobre 1970, il sera retrouvé étranglé avec sa cravate dans une chambre d’hôtel à Francfort.


ANNEXES


CHRONOLOGIE

1830

14 juin : débarquement des troupes françaises à Sidi-Ferruch.

5 juillet : le dey d’Alger capitule. Les Français entrent dans la ville.

1839

14 octobre : le général Virgile Schneider, ministre de la Guerre, demande

que l’ancienne régence d’Alger soit appelée l’Algérie.

1844

14 avril : gouverneur général d’Algérie depuis 1840, le maréchal

Bugeaud menace, dans Le Moniteur algérien, les tribus qui ne se

soumettent pas : « Je brûlerai vos villages et vos moissons. »

1845

19 juin : un des officiers de Bugeaud, le colonel Pélissier, ordonne

d’enfumer, dans le massif du Dahra, une grotte où se sont réfugiés un

millier de rebelles. Bilan : 700 morts.

Septembre : l’émir Abd el Kader anéantit, près de Sidi-Brahim, une

colonne de l’armée française. Bilan : 400 morts.

1860


Du 17 au 19 septembre : premier voyage de Napoléon III en Algérie :

« Notre premier devoir, déclare-t-il, est de nous occuper de trois

millions d’Arabes que le sort des armes a fait passer sous notre

domination. »

1870

24 octobre : décret Crémieux : « Les Israélites indigènes des

départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français. » Abrogé

par le gouvernement de Vichy le 7 octobre 1940, ce décret sera

rétabli le 20 octobre 1943, un an après le débarquement angloaméricain

en Afrique du Nord.

1871

16 mars : 250 tribus se soulèvent. À leur tête, un notable kabyle, Mokand

Amokrane, alias cheikh El Mokrani, et le maître de la confrérie des

Rahmaniya, le cheikh El Haddad, qui va proclamer la guerre sainte.

21 avril : des groupes d’indigènes se livrent à un massacre dans le village

de Palestro (250 habitants), à 80 kilomètres d’Alger. Bilan : 55 morts,

la plupart atrocement mutilés.

1883

29 mars : conférence d’Ernest Renan à la Sorbonne : « Toute personne

un peu instruite des choses de notre temps voit clairement l’infériorité

actuelle des pays musulmans, la décadence des États gouvernés par

l’islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de

cette religion leur culture et leur éducation. »

1927

Février : à Bruxelles, lors du congrès de fondation de la Ligue contre

l’impérialisme et l’oppression coloniale, émanation du Komintern,


Ahmed Messali, dit « Messali Hadj », délégué de l’Étoile nordafricaine,

organisation créée au printemps 1926 à Paris, en présente le

programme : indépendance de l’Algérie, retrait des troupes

françaises, constitution d’une armée nationale et confiscation des

grandes propriétés agricoles.

1930

De janvier à juin : célébration du centenaire du débarquement à Sidi-

Ferruch et de l’œuvre accomplie depuis lors. Une affiche du Parti

communiste français et de la CGTU dénonce « cent ans de

domination française ».

10 mai : à Alger, lors d’un banquet réunissant 500 invités, le président de

la République, Gaston Doumergue, loue « la prospérité et la grandeur

de l’Algérie unie pour toujours à la mère patrie indivisible et

républicaine ».

Dans un livre intitulé Un siècle de colonisation. Études au microscope,

Émile-Félix Gautier, professeur de géographie à l’université d’Alger,

écrit : « S’il existe quelque part sur la planète une région où, tout mis

en balance, le phénomène colonial ait abouti à un épanouissement

plus éclatant qu’en Algérie, on n’imagine pas où ça peut bien être. »

1931

6 mai : inauguration, au bois de Vincennes, à Paris, de l’Exposition

coloniale internationale et des pays d’outre-mer, qui va attirer, en six

mois, 8 millions de visiteurs. Dans son discours, Paul Reynaud,

ministre des Colonies, affirme : « La colonisation est le plus grand

fait de l’Histoire. »

2 juillet : Paul Reynaud évoque « un phénomène qui s’impose : il est

dans la nature des choses que les peuples arrivés à son niveau

supérieur d’évolution se penchent vers ceux qui sont à son niveau

inférieur pour les élever jusqu’à eux ».


1943

Février : Ferhat Abbas publie un « Manifeste du peuple algérien ».

Nommé en septembre 1958 président du Conseil du Gouvernement

provisoire de la République algérienne (GPRA), il en sera écarté, le

26 septembre 1962, par son vice-président, Ahmed Ben Bella,

premier président de la République algérienne démocratique et

populaire, qui sera lui-même renversé le 19 juin 1965, puis

emprisonné par son ministre de la Défense, le colonel Houari

Boumédiène.

1945

8 mai : début des émeutes de Sétif et de Petite-Kabylie.

11 mai : le général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, ordonne

à l’armée de rétablir l’ordre. Bilan de cette révolte : 102 morts et 110

blessés chez les Européens ; entre 1 165, chiffre des autorités

françaises de l’époque, et 45 000, chiffre de la propagande

algérienne, chez les Arabes.

1954

er

Nuit du 31 octobre au 1 novembre : Toussaint Rouge. Une trentaine

d’attentats à travers l’Algérie. L’un d’eux va horrifier la population.

Des terroristes assassinent le caïd d’un douar, Hadj Sadok, ancien

capitaine de l’armée française, et un jeune instituteur, Guy Monnerot,

tout juste arrivé de métropole, et blessent grièvement l’épouse de ce

dernier.

er

1 novembre : communiqué de La Voix des Arabes au Caire : « La lutte

grandiose pour la liberté, l’arabisme et l’islam a commencé en

Algérie. »

12 novembre : Pierre Mendès France, président du Conseil, à

l’Assemblée nationale : « Les départements de l’Algérie constituent

une partie de la République française. Ils sont français depuis


longtemps et de manière irrévocable. » François Mitterrand, ministre

de l’Intérieur : « L’Algérie, c’est la France. »

1955

20 août : sanglantes émeutes du Constantinois.

11 septembre : gare de Lyon, à Paris, des appelés refusent de monter dans

un train pour Marseille. Les mouvements de réfractaires se

multiplient en métropole.

21 octobre : Albert Camus écrit dans L’Express : « À lire une certaine

presse, il semblerait vraiment que l’Algérie soit peuplée d’un million

de colons à cravache et cigare, montés sur Cadillac. »

1956

22 janvier : dans la grande salle du Cercle du progrès, à Alger, Albert

Camus lance, « en dehors de toute politique », un appel à « la trêve

civile ».

24 janvier : des fellaghas massacrent des civils à un barrage au col des

Deux-Bassins, sur la route de Sakamody, tandis que, dans L’Express,

Pierre Mendès France admet que les pieds-noirs « ne sauraient

envisager de vivre ailleurs que sur cette terre à laquelle leurs parents

et eux-mêmes ont donné un visage nouveau ».

2 février : des dizaines de milliers d’Algérois accompagnent jusqu’au

port le gouverneur général, Jacques Soustelle, qui doit rentrer en

métropole, remplacé par le général Catroux, que les pieds-noirs

soupçonnent de vouloir « brader » l’Algérie. Jacques Soustelle a été

limogé par Guy Mollet, qui, en décembre, a succédé à Edgar Faure à

la tête du gouvernement.

6 février : Guy Mollet est accueilli à Alger par une pluie de tomates

mûres, d’oranges et de pommes de terre. Le général Catroux

démissionne. Il est remplacé par Robert Lacoste, un socialiste de

Dordogne, partisan de l’Algérie française.


Mars : redevenu député, Jacques Soustelle fonde avec Georges Bidault –

qui, en 1943, avait succédé à Jean Moulin à la présidence du Conseil

national de la Résistance – l’Union pour le salut et le renouveau de

l’Algérie française (USRAF).

18 mai : une section d’appelés tombe dans une embuscade dans les

gorges de Palestro. On compte 17 morts mutilés et 3 disparus. Un

aspirant pied-noir déserteur, Henri Maillot, membre du Parti

communiste algérien, sera suspecté d’avoir fourni les armes aux

rebelles.

10 août : en représailles à une vague d’attentats du FLN, des contreterroristes

font exploser une bombe rue de Thèbes, en plein cœur de

la Casbah d’Alger. Au moins 16 morts et 57 blessés.

30 septembre : à Alger, attentats de La Cafétéria et du Milk Bar : 3 morts

et 59 blessés, certains très grièvement.

28 décembre : à Alger, un tueur du FLN, Ali Amar, surnommé « la

Pointe », assassine devant son domicile le maire de Boufarik,

Amédée Froger, qui, le 5 mai 1930, lors des célébrations du

débarquement à Sidi-Ferruch, avait dévoilé un monument « à la

gloire de la colonisation française ».

1957

4 janvier : réunion à Paris, à l’hôtel Matignon, au cours de laquelle Guy

Mollet annonce qu’il confie au général Massu, ancien combattant de

e

la France libre, commandant de la 10 division parachutiste, les pleins

pouvoirs civils et militaires dans le département d’Alger, afin de

lutter contre les terroristes qui multiplient les attentats.

16 janvier : à Alger, une roquette de bazooka est tirée contre le bureau du

général Raoul Salan, commandant en chef interarmées. En

janvier 1962, celui-ci accusera Michel Debré et les milieux gaullistes

d’avoir cherché à l’éliminer.

24 janvier : à Alger, attentats contre L’Otomatic, La Cafétéria et Le Coq

Hardi : 5 morts et 32 blessés.

10 février : attentats au stade d’El Biar et au stade du Ruisseau :

11 morts, dont 3 enfants, et 50 blessés.


28 mai : 350 hommes du FLN s’emparent de Melouza, un douar à la

lisière du Constantinois et de la Kabylie, soupçonné de soutenir le

MNA (Mouvement nationaliste algérien) de Messali Hadj, et

massacrent plus de 300 villageois.

9 juin : à Alger, explosion d’une bombe au dancing du Casino, sur la

Corniche : 8 morts et 92 blessés.

2 décembre : dans son journal Le Courrier de la colère, Michel Debré,

sénateur d’Indre-et-Loire, écrit : « Tant que la loi en Algérie est la loi

française, le combat pour l’Algérie française est le combat légal ;

l’insurrection pour l’Algérie française est l’insurrection légitime. »

12 décembre : à Stockholm, où, deux jours auparavant, il a reçu le prix

Nobel de littérature, Albert Camus déclare devant des étudiants : « En

ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma

mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice,

je préfère ma mère. »

1958

9 mai : à Tunis, un communiqué du FLN annonce que trois appelés du

er

contingent, enlevés par des fellaghas le 1 novembre 1956, à la

frontière, près de La Calle, ont été fusillés le 25 avril en Tunisie.

13 mai : les Algérois sont appelés à rendre hommage aux trois suppliciés

devant le monument aux morts. La foule prend d’assaut le

Gouvernement général. Un Comité de salut public composé de civils

et de militaires, dont le général Salan et son adjoint, le général

Jouhaud, est constitué. Le général Massu, qui le préside, exige la

formation, à Paris, d’un gouvernement de salut public, « seul capable

de conserver l’Algérie partie intégrante de la métropole ».

14 mai : le général Massu « supplie le général de Gaulle de bien vouloir

rompre le silence en vue de la constitution d’un gouvernement de

salut public qui seul peut sauver l’Algérie de l’abandon ».

15 mai : à midi, du balcon du Gouvernement général, le général Salan

lance : « Vive la France ! Vive l’Algérie française ! Et vive de

Gaulle ! » À 17 heures, dans un communiqué, le général de Gaulle se

dit « prêt à assumer les pouvoirs de la République ».


27 mai : communiqué du général de Gaulle : « J’ai entamé hier le

processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement

républicain capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays. »

29 mai : dans un message lu au parlement, le président de la République,

René Coty, annonce s’être « tourné vers le plus illustre des

Français ».

30 mai : à la une du Courrier de la colère de Michel Debré, un éditorial

titré « Unité et union » : « Qui peut douter désormais dans le monde

de la volonté de l’Algérie de demeurer française ? »

er

1 juin : à l’Assemblée nationale, le général de Gaulle prononce son

discours d’investiture.

4 juin : à Alger, le général de Gaulle lance à la foule massée sur le

Forum : « Je vous ai compris ! »

6 juin : à Oran, le général de Gaulle : « Oui, oui oui ! La France est ici

pour toujours ! » À Mostaganem : « Vive l’Algérie française ! »

e

28 septembre : la Constitution de la V République est plébiscitée par

référendum : 79 % de « oui » en métropole, 95 % en Algérie.

3 octobre : lors de son deuxième voyage en Algérie, le général de Gaulle

lance, à Constantine, un ambitieux plan de développement

économique et social sur cinq ans.

23 octobre : il propose une « paix des braves » au FLN, qui la repousse.

21 décembre : le général de Gaulle est élu président de la République par

80 000 grands électeurs.

1959

6 février : début du plan du général Maurice Challe destiné à asphyxier

les maquis de l’ALN.

27 août : à Saïda, le général de Gaulle affirme : « Moi vivant, jamais le

drapeau du FLN ne flottera sur l’Algérie ! »

16 septembre : le général de Gaulle reconnaît le droit des Algériens à

l’autodétermination.


10 novembre : conférence de presse du général de Gaulle : « Je dis

encore une fois que si les chefs de l’insurrection veulent discuter avec

les autorités des conditions à la fin des combats, ils peuvent le faire. »

1960

4 janvier : Albert Camus meurt dans un accident sur une route de

l’Yonne.

24 janvier : le général Massu, « héros de la bataille d’Alger », ayant été

limogé le 18, Pierre Lagaillarde, l’un des instigateurs du 13 mai 1958,

appelle à manifester sur le plateau des Glières. Des barricades sont

dressées rue Michelet et rue Charles-Péguy, à Alger. Les gendarmes

mobiles chargent. Des coups de feu : 20 morts, dont 14 gendarmes et

6 manifestants, et une centaine de blessés.

29 janvier : allocution télévisée du général de Gaulle : « Français

d’Algérie, comment pouvez-vous écouter les menteurs et les

conspirateurs qui vous disent qu’en accordant le libre choix aux

Algériens, la France et de Gaulle veulent vous abandonner, se retirer

d’Algérie et la livrer à la rébellion ? »

er

1 février : Pierre Lagaillarde et ses hommes se rendent aux parachutistes

er

du 1 REP qui leur présentent les honneurs militaires.

13 février : premier essai nucléaire français dans le Sahara.

6 septembre : publication, dans le magazine Vérité-Liberté, du

« Manifeste des 121 », signé par 121 intellectuels et artistes de

gauche, en soutien aux 24 « porteurs de valises » du réseau

« Jeanson », dont le procès s’est ouvert la veille à Paris.

14 septembre : dans Combat, Jacques Soustelle fustige les Français qui

transportent des fonds et des faux papiers pour le FLN, diffusent sa

propagande et taisent les atrocités qu’il commet : « Tiennent-ils à

chercher une analogie dans les événements de la dernière guerre ?

Alors elle est toute trouvée : ils ne sont pas des résistants, ils sont des

collabos. »

Octobre : dans l’hebdomadaire Carrefour, 300 signataires du

« Manifeste des intellectuels français » dénoncent les « déclarations

scandaleuses » et les « exhibitions » de la « cinquième colonne »,


déniant « aux apologistes de la désertion le droit de se poser en

représentants de l’intelligence française ». Parmi eux, le maréchal

Alphonse Juin, qu’en 1943 le général de Gaulle, son camarade à

Saint-Cyr, avait nommé commandant en chef des quatre divisions du

corps expéditionnaire français en Italie.

4 novembre : le général de Gaulle affirme vouloir suivre un « chemin

nouveau » : « Ce chemin conduit non plus au gouvernement de

l’Algérie par la métropole française, mais à l’Algérie algérienne. »

Du 9 au 13 décembre : dernier voyage en Algérie du général de Gaulle.

Des heurts se produisent.

15 décembre : interdiction du Front Algérie française (FAF), présidé par

le bachaga Boualam, ancien colonel de l’armée française, viceprésident

de l’Assemblée nationale. Créé le 16 juin, le FAF, hostile au

FLN, compte déjà 1 million d’adhérents, dont 40 % d’Arabes.

1961

Dans la préface des Damnés de la terre, de Frantz Fanon, militant du

FLN, Jean-Paul Sartre écrit : « Abattre un Européen, c’est faire d’une

pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un

opprimé : restent un homme mort et un homme libre. Le survivant,

pour la première fois, sent le sol national sous ses pieds. »

8 janvier : référendum, en métropole, en Algérie et dans les Dom-Tom,

sur « l’autodétermination des populations algériennes » : le « oui »

recueille 76,25 % des voix en métropole, 58,76 % en Algérie.

Février : création à Madrid, autour du général Salan, de Pierre

Lagaillarde et de Jacques Susini, de l’Organisation armée secrète

(OAS).

11 avril : le général de Gaulle, lors d’une conférence de presse à

l’Élysée : « La France n’a aucun intérêt à maintenir sous sa loi et sous

sa dépendance une Algérie qui choisit un autre destin. »

21 avril : les généraux Maurice Challe, Edmond Jouhaud et André Zeller

tentent un coup d’État.


23 avril : dans l’après-midi, le général Salan arrive de Madrid et prend la

tête des putschistes. À 20 heures, le général de Gaulle dénonce à la

télévision « un quarteron de généraux en retraite » : « Au nom de la

France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les moyens, soient

employés pour barrer la route à ces hommes-là, en attendant de les

réduire. J’interdis à tout Français et, d’abord, à tout soldat, d’exécuter

aucun de leurs ordres. » Dans la nuit, Michel Debré appelle les

Français à se mobiliser pour barrer la route aux putschistes qui, selon

lui, veulent larguer des parachutistes sur Paris. La tentative de coup

d’État fait long feu.

17 octobre : malgré le couvre-feu, le FLN organise à Paris une

manifestation. La police tire et fait des dizaines de morts.

1962

8 février : partis de gauche et syndicats organisent, place de la Bastille, à

Paris, une manifestation, interdite par la préfecture, contre l’OAS. La

police charge. 8 morts à la station de métro Charonne.

18 mars : signature des accords d’Évian, censés notamment protéger les

pieds-noirs : « Leurs droits de propriété seront respectés. Aucune

mesure de dépossession ne sera prise à leur encontre sans l’octroi

d’une indemnité équitable préalablement fixée. » Les assassinats et

les enlèvements de pieds-noirs se multiplient, ainsi que les assassinats

de harkis.

23 mars : à Alger, 120 hommes de l’OAS prennent le contrôle de Bab el

Oued. L’armée boucle le quartier.

26 mars : manifestation de solidarité avec Bab el Oued. Vers 14 h 45, la

foule s’engage rue d’Isly, à Alger. À un barrage, les soldats du

e

4 RTA (régiment de tirailleurs algériens) tirent. Une centaine de

morts et plus de 200 blessés. Dans la soirée, le général de Gaulle

demande aux Français de voter « oui » au référendum du 8 avril

destiné à entériner les accords d’Évian. Pas un mot sur le drame de la

rue d’Isly.

8 avril : 90,70 % des électeurs de métropole glissent un bulletin « oui »

dans les urnes. Les Français d’Algérie n’ont pas été autorisés à voter.


24 mai : au Conseil des ministres, le général de Gaulle déclare : « La

France ne doit plus avoir aucune responsabilité dans le maintien de

l’ordre après l’autodétermination. Elle aura le devoir d’assister les

autorités algériennes. Mais ce sera de l’assistance technique. Si les

gens s’entremassacrent, ce sera l’affaire des autorités. »

er

1 juillet : 99,72 % des Algériens se prononcent pour une « Algérie

indépendante ».

5 juillet : l’Algérie célèbre son indépendance. Dans les rues d’Oran, la

haine se déchaîne contre les pieds-noirs et les Arabes pro-Français.

Les 18 000 soldats français cantonnés à Oran, sous les ordres du

général Katz, n’interviennent pas. On compte des centaines de morts

et de disparus.

Entre les accords d’Évian et novembre 1962, 3 000 pieds-noirs seront

enlevés en Algérie. Pour les harkis s’ouvrent les portes de l’enfer. De

80 000 à 150 000 hommes, femmes et enfants sont assassinés dans des

conditions effroyables. Les pieds-noirs n’ont le choix qu’entre « la valise ou

le cercueil ». En métropole, rien n’est prévu pour leur accueil, quand, après

avoir tout perdu, ils ne se heurtent pas à l’hostilité de certains. À Marseille,

le maire, Gaston Defferre, déclare dans une interview parue le 26 juillet

dans Paris-Presse-L’Intransigeant : « Qu’ils quittent Marseille en vitesse !

Qu’ils essaient de se réadapter ailleurs et tout ira pour le mieux. »

1981

22 septembre : François Mitterrand, président de la République, déclare

lors d’une conférence de presse : « S’il s’agit de décider qu’une date

doit être officialisée pour célébrer le souvenir de la guerre d’Algérie,

cela ne peut être le 19 mars, parce qu’il y aura confusion dans la

mémoire du peuple. »

1996

11 novembre : durant son premier mandat présidentiel, Jacques Chirac

inaugure dans le parc de la butte du Chapeau Rouge, à Paris, dans le

e

XIX arrondissement, un monument honorant les victimes civiles et


militaires d’Afrique du Nord. Au pied de deux silhouettes courbées,

trois stèles. La première « en hommage à tous ceux qui ont servi la

France jusqu’en 1962 en Tunisie, au Maroc et en Algérie ». La

deuxième « en mémoire des harkis morts pour la France, Guerre

d’Algérie, 1954-1962. » La troisième « en mémoire des victimes

civiles, Maroc, Tunisie, Algérie, 1954-1962 ».

Jacques Chirac salue les « soldats du contingent ou militaires d’active,

officiers SAS, tirailleurs et spahis, légionnaires, cavaliers parachutistes,

aviateurs, marins, harkis, moghaznis, toutes les forces supplétives ». « Nous

ne saurions oublier que ces soldats furent aussi des pionniers, des

bâtisseurs, des administrateurs de talent qui mirent leur courage, leur

capacité et leur cœur à construire des routes et des villages, à ouvrir des

écoles, des dispensaires, des hôpitaux, à faire produire à la terre ce qu’elle

avait de meilleur : en un mot à lutter contre la maladie, la faim, la misère et

la violence et, par l’introduction du progrès, à favoriser pour ces peuples

l’accès à de plus hauts destins. »

2002

5 décembre : réélu à l’Élysée, Jacques Chirac préside, quai Branly, à

e

Paris, dans le VII arrondissement, l’inauguration d’un Mémorial

national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de

Tunisie. Trois colonnes aux couleurs de la nation. Sur la bleue et la

rouge, défilent des noms de militaires. Sur la blanche, ceux de civils.

Au sol, ces mots gravés : « À la mémoire des combattants morts pour la

France lors de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie

et à celle de tous les membres des forces supplétives, tués après le cessezle-feu

en Algérie, dont beaucoup n’ont pas été identifiés. »

Sur une plaque : « La nation associe les personnes disparues et les

populations civiles victimes de massacres ou d’exactions commis durant la

guerre d’Algérie et après le 19 mars 1962 en violation des accords d’Évian,

ainsi que les victimes civiles du Maroc et de Tunisie, à l’hommage rendu

aux combattants pour la France morts en Afrique du Nord. »

2003


23 septembre : un décret institue le 5 décembre « Journée nationale

d’hommage aux “Morts pour la France” pendant la guerre d’Algérie

et les combats du Maroc et de la Tunisie ».

2005

23 février : loi « portant reconnaissance de la Nation et contribution

nationale en faveur des Français rapatriés ».

2007

25 novembre : sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le secrétaire d’État

aux Anciens Combattants, Alain Marleix, inaugure, à Perpignan, un

Mur des disparus, érigé grâce à une souscription lancée par une

association, le Cercle algérianiste : « À la mémoire des disparus

morts sans sépulture. Algérie 1954-1963. »

2012

12 janvier : ouverture à Perpignan du Centre de documentation des

Français d’Algérie.

10 mai : François Hollande est élu président de la République.

Novembre : le parlement adopte une proposition de loi socialiste

instituant le 19 mars « Journée nationale du souvenir et de

recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la

guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc ».

Décembre : en voyage officiel en Algérie, François Hollande confesse,

devant les parlementaires algériens « les souffrances que la

colonisation a infligées au peuple algérien ». Il ajoute : « Pendant

cent trente-deux ans, l’Algérie a été soumise à un système

profondément injuste et brutal. »

2016


19 mars : François Hollande s’associe aux commémorations célébrant le

cessez-le-feu en Algérie décidé le 18 mars par les accords d’Évian. Il

déclare : « Le 19 mars 1962, ce n’était pas encore la paix, mais c’était

le début de la sortie de la guerre dont l’Histoire nous apprend qu’elle

est bien souvent source de violence, ce qui fut tragiquement le cas en

Algérie, avec des représailles, des vengeances, des attentats et des

massacres. »

2017

14 février : lors d’un déplacement à Alger, Emmanuel Macron, candidat

à l’élection présidentielle, déclare : « J’ai toujours condamné la

colonisation comme un acte de barbarie. La colonisation est un crime.

C’est un crime contre l’humanité. »

2018

13 septembre : président de la République, Emmanuel Macron rend

visite à la veuve de Maurice Audin, assistant de mathématiques à la

faculté d’Alger, militant du Parti communiste algérien et

sympathisant du FLN, disparu en juin 1957. Dans un communiqué,

l’Élysée reconnaît que Maurice Audin a été « torturé puis exécuté ou

torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile ».


GLOSSAIRE

AGEA : Association générale des étudiants d’Algérie

ALN : Armée de libération nationale.

ANP : Armée nationale populaire.

ATO : Auxiliaire temporaire occasionnel.

CICR : Comité international de la Croix-Rouge.

CRC : Centre de recherches et de coordination.

ENA : Étoile nord-africaine.

FAF : Front Algérie française.

FLN : Front de libération nationale.

FNACA : Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie.

FNF : Front national français.

FSE : Français de souche européenne.

FSNA : Français de souche nord-africaine.

GPRA : Gouvernement provisoire de la République algérienne.

GRFDA : Groupe de recherche des Français disparus en Algérie.

MNA : Mouvement national algérien.

MTLD : Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques.

OAS : Organisation de l’armée secrète.

PCA : Parti communiste algérien.

PCF : Parti communiste français.

PPA : Parti du peuple algérien.

REP : Régiment étranger de parachutistes.

RPIMa : Régiment de parachutistes d’infanterie de marine.

RPC : Régiment de parachutistes coloniaux.


RTA : Régiment de tirailleurs algériens.

SAS : Section administrative spécialisée.

UDMA : Union démocratique du Manifeste algérien.

USRAF : Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie française.

UT : Unité territoriale.


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l’Algérie, First, 2012.

ZENATTI Valérie, Jacob, Jacob, L’Olivier, 2014.


REMERCIEMENTS

Leurs témoignages, leur aide et leurs conseils ont permis ce livre. Mes

remerciements à Daniel Akermann, José Joseph Belda, Roger

Bonhomme, Raoul Chombeau, Bernard Coll, Colette Ducos-Ader, au

général Henry-Jean Fournier, à Nicole Ferrandis, Nicole Guiraud,

Geneviève Jacquemain-Wyart, Josiane Laplume-Theuriet, Anne-Marie

Mesmacque-Mathieu, Viviane Pinto-Ezagouri, Michèle Prudhon, Marie-

Thérèse Roca-Rechet et Marie-Claude Teuma.

Pour les précieuses informations fournies, je remercie également

Assemblée-nationale.fr, l’ASAF (Association de soutien à l’armée

française), l’Association des amis de Raoul Salan, Bab el Oued Story, le

Centre de documentation des Français d’Algérie, le Centre de

documentation historique sur l’Algérie, le Centre de recherches sur les

disparus, Le Cercle algérianiste, La guerre d’Algérie jour par jour, la

Fondation Charles-de-Gaulle, le Groupe de recherches des Français

disparus en Algérie, Fresques. ina, Gaullisme.fr, JeuneAfrique.com,

Jeune pied-noir, SOLDIS-Algérie.

Enfin, je remercie Pascale Kalfon-Vincenot et Matthias Vincenot pour

leur patience, ainsi que mon éditeur qui a soutenu ce projet.


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