Le Figaro: le crépuscule sanglant de l'Algérie Française
- No tags were found...
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
H
HAVRIL-MAI
2022 – BIMESTRIEL
– NUMÉRO
61
BEL : 9,20 € - CAN : 14,50 $C - CH : 14,90 FS - D : 9,30 € - DOM : 9,50 € - GB : 7,50 £ - GRE : 9,20 € - IT : 9,30 € - LUX : 9,20 € - MAR : 90 DH - NL : 9,50 € - PORT CONT : 9,20 €.
M05595 -61-F: 8,90 € -RD
3’:HIKPPJ=ZU]^UV:?a@k@g@l@a";
LE
CRÉPUSCULE
SANGLANT
de l’Algérie française
ALEXIS BRÉZET,
DIRECTEUR
DESRÉDACTIONS
DU FIGARO
Le Figaro vous convie aux
Journées Athéniennes
du Figaro Histoire
àl’occasion de son 10 e anniversaire,
du 25 au 30 mai 2022
MICHELDEJAEGHERE
DIRECTEUR
DE LA RÉDACTION
DU FIGARO HISTOIRE
©MF-stock.adobe.com. ©J.C Marmara/Le Figaro.©L.Crespi/LeFigaroMagazine.photos :©F.Bouchon/Le Figaro.©2019 MuséeduLouvre-StephanGladieu.©MDJ.©Nikos Aliagas.© GC.©J.Renard. ©PhotoLot.
VOS CONFÉRENCIERS À ATHÈNES
JEAN TULARD,
DE L’INSTITUT
FRANÇOIS-XAVIER
BELLAMY,
PHILOSOPHE
JEAN-LUC MARTINEZ,
ARCHÉOLOGUE,
PRÉSIDENT
HONORAIRE
DU LOUVRE
MARINA
LAMBRAKI-PLAKA,
DIRECTRICEDE
LA PINACOTHÈQUE
ANDREA
MARCOLONGO,
HELLÉNISTE
SYLVAIN
TESSON,
ÉCRIVAIN
ISABELLE
SCHMITZ,
DU FIGARO
HORS-SÉRIE
ALEXIA KEFALAS,
CORRESPONDANTE
DU FIGARO
ÀATHÈNES
CONFÉRENCES
MICHELDEJAEGHERE:Démocratieantique, démocratiemoderne.
JEAN TULARD : LesFrançaisdansl’épopéedel’indépendancehellénique.
JEAN-LUC MARTINEZ:L’artgrec, un artcitoyen ?
FRANÇOIS-XAVIERBELLAMY:L’invention de la philosophie.
MARINA LAMBRAKI-PLAKA : La peinture dans l’affirmation de l’identitégrecque.
ANDREA MARCOLONGO:Le géniedelalanguegrecque.
VISITES
L’Acropole, le muséedel’Acropole, l’Académie,leMusée national
archéologique, la Pinacothèque d’Athènes, l’îled’Egine avec le temple d’Aphaïa.
RENCONTRES
AVEC ALEXIS BRÉZET,SYLVAIN TESSON,PHILIPPE BRUNET, ALEXIA KEFALAS,
ISABELLE SCHMITZ ET GEOFFROY CAILLET. Réception àlamairied’Athènes ;dîner
de gala au lacdeVouliagmeni. Hébergement àl’Hôtel Grande Bretagne*****
SPECTACLES
PHILIPPE BRUNET
ET LA TROUPE
DÉMODOCOS :
Antigone
de Sophocle.
SYLVAINTESSON
ET WILLIAM
MESGUICH :
Byron, la
liberté àmort.
VOYAGE 6 JOURS/5 NUITS
3700 €*
RENSEIGNEMENTS ET RÉSERVATIONS
01 57 08 70 02 OU WWW.LESVOYAGESF.FR
*Tarifcalculé parpersonne sur la based’une occupation doubleetd’ungrouped’aumoins50personnes.
P40
P8
P106
AU SOMMAIRE
© CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES. © MARC GARANGER/AURIMAGES. © E55EVU-STOCK.ADOBE.COM.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
8. L’Ukraine au carrefour des ambitions Par Pierre Lorrain
16. Des hommes et du feu Par Geoffroy Caillet
18. L’Europe rêvée de Charles Quint Entretien avec Juan Carlos
D’Amico, propos recueillis par Frédéric Valloire
23. L’Antiquité au cœur Par Jean-Louis Voisin
24. Ça ira mieux demain Par Jean Sévillia
26. La marée du soir Par Michel De Jaeghere
27. Côté livres
33. Le gros méchant mou Par Eugénie Bastié
34. Expositions Par François-Joseph Ambroselli
36. Aux portes du Valhalla Par Marie-Amélie Brocard
37. Tranches de vie Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut
EN COUVERTURE
40. Dans les affres de la guerre civile Par Rémi Kauffer
50. La stratégie du chaos Entretien avec Henri-Christian
Giraud, propos recueillis par Michel De Jaeghere
H
RETROUVEZ LE FIGARO HISTOIRE SUR WWW.LEFIGARO.FR/HISTOIRE ET SUR
58. Les trahisons du 19 mars Par Olivier Dard
68. Oran la sanglante Par Guillaume Zeller
72. La tragédie des harkis Par Jean Sévillia
80. Un peuple entre deux rives Par Guy Pervillé
86. Des hommes dans la tourmente Par Guillaume Zeller
94. La guerre des images
98. Lettres d’Alger
100. La déchirure Par Albane Piot
et François-Joseph Ambroselli
L’ESPRIT DES LIEUX
106. Dans l’antre de Polyphème Par Geoffroy Caillet
114. Un bain de culture Par Albane Piot
118. Le soleil noir des pharaons Par Albane Piot
126. La voix de Notre-Dame Par Sophie Humann
130. Camus ou la politique de l’amandier
Par Vincent Trémolet de Villers
Société du Figaro Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris.
Président Charles Edelstenne. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet.
LE FIGARO HISTOIRE. Directeur de la rédaction Michel De Jaeghere. Rédacteur en chef Geoffroy Caillet.
Enquêtes Albane Piot, François-Joseph Ambroselli. Chef de studio Françoise Grandclaude. Secrétariat de rédaction Caroline
Lécharny-Maratray. Rédactrice photo Carole Brochart. Editeur Robert Mergui. Directeur industriel Marc Tonkovic.
Responsable fabrication Emmanuelle Dauer. Responsable pré-presse Corinne Videau.
LE FIGARO HISTOIRE. Commission paritaire : 0624 K 91376. ISSN : 2259-2733. Edité par la Société du Figaro. ISBN : 978-2-8105-0984-3
Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Régie publicitaire MEDIA.figaro
Président-directeur général Aurore Domont. 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 56 52 26 26.
Imprimé en France par RotoFrance Impression, 25, rue de la Maison-Rouge, 77185 Lognes. Mars 2022. Origine du papier : Allemagne.
Taux de fibres recyclées : 0 %. Eutrophisation : Ptot 0,020 kg/tonne de papier. Abonnement un an (6 numéros) : 39 € TTC.
Etranger, nous consulter au 01 70 37 31 70, du lundi au vendredi, de 7 heures à 17 heures, le samedi, de 8 heures à 12 heures.
Le Figaro Histoire est disponible sur iPhone et iPad.
CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE CHARLES-ÉDOUARD COUTURIER, ÉRIC MENSION-RIGAU, MARIE PELTIER, ISABELLE SCHMITZ,
OLIVIA JAN, PHILIPPE MAXENCE, HENRI-CHRISTIAN GIRAUD, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, SOPHIE SUBERBÈRE, RÉDACTRICE PHOTO, KEY GRAPHIC,
PHOTOGRAVURE, ET SOPHIE TROTIN, FABRICATION.
EN COUVERTURE : LES PIEDS-NOIRS FUYANT L’ALGÉRIE EN 1962. © DALMAS/SIPA.
CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Simone Bertière, historienne, maître
de conférences honoraire à l’université Bordeaux-Montaigne et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine)
à l’université Paris-Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne ; Maurizio De Luca,
ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Barbara Jatta, directrice des musées du Vatican ; Thierry Lentz, directeur
de la Fondation Napoléon ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université Paris-Sorbonne ; Arnold Nesselrath,
professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, ancien délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées
du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole
d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université
Paris-Sorbonne ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ;
Jean Sévillia, journaliste et historien.
Le Figaro Histoire
est imprimé dans le respect
de l’environnement.
© LEA CRESPI/LE FIGARO MAGAZINE
LA STATUE DU COMMANDEUR
La cause est entendue : l’indépendance de l’Algérie était inévitable
; elle était inscrite dans les lois inexorables de l’Histoire,
le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et les tendances
lourdes de la décolonisation. En prenant la responsabilité de
l’imposer à la hussarde, le général De Gaulle avait dégagé la France
d’un piège où elle avait tout à perdre. Les pieds-noirs chassés de
leur sol et spoliés de leurs biens, de leurs maisons, de leurs terres
et de leurs cimetières, les harkis livrés au couteau des égorgeurs,
émasculés, enterrés vivants ou brûlés vifs à l’essence, les militaires
sacrifiés dans une guerre qu’ils avaient gagnée sur le terrain, mais
qu’on avait perdue sur le tapis vert, les Européens enlevés, disparus,
tués ou torturés par le FLN n’avaient été que les victimes collatérales
d’une solution dictée par le bon sens. Il serait vain de pleurer
sur le lait renversé. Sans l’esprit de décision qui avait permis au
chef de l’Etat de trancher dans le vif (« Eh bien, ils souffriront ! »
disait-il sobrement des victimes de sa politique), nous aurions
assisté au lent pourrissement d’une guerre permanente, porté
l’Algérie comme un fardeau insupportable en même temps que
senti les atteintes du conflit comme celles d’une plaie purulente.
De Gaulle était sans illusion. Il savait parfaitement ce qu’il faisait :
« L’Algérie étant actuellement ce qu’elle est et le monde ce que nous
savons, avait-il déclaré le 16 septembre 1959, la conséquence de la
sécession serait une misère épouvantable, un affreux chaos politique,
unégorgementgénéraliséetbientôtladictaturebelliqueusedescommunistes.
» Il n’avait pourtant trouvé d’autre issue que de transmettre
les commandes du pays à ceux qui s’en étaient eux-mêmes
proclamés les seuls représentants légitimes et sans lesquels on ne
pourrait opérer ce « dégagement » qu’il estimait indispensable,
fussent-ils les membres d’un parti révolutionnaire corrompu, une
junte incapable qui conjuguerait bientôt l’oppression et la ruine et
ne parviendrait à se maintenir au pouvoir que par la grâce d’un
boom pétrolier rendant soudain providentiels les gisements
d’hydrocarbures sahariens qu’on avait livrés à l’Algérie indépendante
par simple lassitude, volonté de conclure un accord à tout
prix, sans qu’elle ait le moindre droit historique sur les étendues
désertiques au sein desquelles ils avaient été découverts par la
France. Et tant pis si la crise pétrolière nous en ferait amèrement
ressentir, quelques années plus tard, le manque !
Nos soldats avaient pu vaincre sur le terrain leurs adversaires,
laminer les forces combattantes de l’ALN après les avoir coupées de
leurs arrières au terme du plan Challe : la pression exercée par les
grandes puissances, Etats-Unis et Union soviétique associés,
commeilsl’avaientétélorsdelacrisedeSuez,pourjugeranachronique
le maintien de tout ou partie de notre influence coloniale, le
poids qu’auraient représenté les investissements indispensables à la
remise à niveau des départements algériens n’en conspiraient pas
moins à rendre nécessaire ce qu’il faut bien appeler une capitulation.Ilseraitabsurdedes’enplaindreetondevraitaucontraire(c’est
tout le sens du Sursaut, le livre décapant que Franz-Olivier Giesbert
vient de consacrer à la naissance de la V e République) porter cette
débandade au crédit de l’homme du 18 Juin, qui avait su, cette fois,
rendre les armes et abandonner la partie sans gloire, sacrifier une
portion du territoire de la République française et condamner à
l’exode ou au massacre tant de milliers de nos concitoyens, manquer
à la foi jurée et à la parole de la France : parce que cela avait permis
en contrepartie à notre pays de se réorienter vers son véritable
destin, son inscription dans le formidable essor économique de
l’après-guerre et le développement de la société de consommation.
Le général avait bradé les chimères de l’empire pour nous donner
accèsauxdélicesdelamachineàlaver,del’auto etdelatélévision.Le
miracle est que, par la magie de son verbe, la mise en place parallèle
d’une monarchie républicaine taillée à sa mesure et le développement
de la force de dissuasion, il était parvenu à nous présenter ce
choix politique comme celui de la grandeur.
Sans De Gaulle (c’était la crainte des insurgés du 13 mai 1958), la
IV e République aurait sans aucun doute fait, tôt ou tard, le même
choix. Avec lui, le drame avait été rendu plus sanglant par le fait
même que parvenu au pouvoir par un coup d’Etat fomenté à son
profit par les ultras del’Algérie française,dûment retournés et subvertis
par ses propres émissaires, il n’avait pu abattre cyniquement
son jeu sans avoir, d’abord, engagé notre armée à redoubler ses
efforts pour vaincre la rébellion, multiplié de manière exponentielle
le nombre des supplétifs qui auraient, au terme de sa politique,
à répondre sur leur vie de son changement de cap (« Venez à
la France, elle ne vous trahira pas », leur avait-il lancé, à Bône, le
5 juin 1958). Qu’en trompant ceux-là mêmes qui avaient permis
son retour et le renversement des institutions, il avait porté à son
paroxysme leur colère, brouillé les cadres de leur discernement et
jeté les graines d’une impitoyable guerre franco-française.
Celle-ci était venue, à partir de 1960, doubler la guerre coloniale
de son cortège d’attentats, de meurtres, de ratonnades, ses tentatives
d’assassinat. De Gaulle y avait répondu par la répression
impitoyable de ceux qui lui apparaissaient comme des vaincus de
l’Histoire, l’emploi d’une milice d’irréguliers et de voyous peu
scrupuleux sur les moyens d’action, la mise en place de juridictions
d’exception, le piétinement des droits de la défense et de
l’indépendance des magistrats, le contrôle étroit de l’information,
la censure, tout l’appareil d’une autocratie peu regardante sur les
libertés individuelles.
On a accoutumé de fermer pudiquement les yeux sur ces épisodes
parfois dignes d’une dictature sud-américaine (quand les barbouzes
travaillaient leurs prisonniers de l’OAS au chalumeau, ou
quandilsbalançaientlesnomsetlescoordonnéesdeleursadversaires
aux tueurs du FLN) pour ne retenirque leterrorisme aveugle des
ultras, qui avaient inutilement ajouté la guerre à la guerre, pratiqué
lapolitiquedupireettuédesinnocents.Etlorsqu’ilarrivequ’onlève
le voile sur tel ou tel aspect de la violence utilisée, aussi, par l’Etat
contre ses opposants (la répression de la manifestation du 17 octobre
1961, les violences policières du métro Charonne), on trouve
plus commode de polariser l’attention sur le préfet de police Maurice
Papon (ce rescapé de Vichy fait un méchant propre à attirer
opportunément sur lui seul la lumière). Mais celui-ci n’avait-il, audessus
de lui, aucun donneur d’ordre ? De Gaulle est étrangement
absent du récit deces épisodes, y compris sous la plume deceuxqui
ÉDITORIAL
Par Michel De Jaeghere
incriminent sans indulgence la France, comme les 50 000 ou
80 000 harkis livrés à leurs bourreaux semblent devoir rester victimes,
non de ses choix politiques, mais de la fatalité de l’Histoire.
Aucune ombre ne doit planer sur la statue du Commandeur.
Le vrai est que, parvenu au pouvoir sur un mensonge public et
éclatant, et décidé à mener une politique d’abandon qui était la
négation même de sa réputation de défense intransigeante du territoire
(« Avez-vous déjà vu De Gaulle abandonner quelqu’un ou
quelque chose ? » avait-il assuré, en septembre 1958, au capitaine
Georges Oudinot, un officier inquiet de ce que l’évolution de la
politique gaullienne seretourne un jour contre les moghaznis dont
lui-même assurait, alors, le recrutement en leur promettant que la
France était décidée à rester définitivement), le chef de l’Etat s’était
lui-même condamné à imposer sa solution par l’arbitraire, la dissimulation
et la violence. Devant le Haut Tribunal militaire constitué
toutexprèspourprononcersacondamnationàmortenchâtiment
de sa rébellion (il sera dissous au lendemain du prononcé d’un verdict
de réclusion perpétuelle qui avait suscité la colère du chef de
l’Etat),legénéralSalansauveraitsatêteenproduisant,parlavoixde
ses avocats Bernard Le Corroller et Jean-Louis Tixier-Vignancour,
cet appel de Michel Debré, futur Premier ministre liquidateur de
l’Algérie française proclamant, sous la IV e République, que contre
un gouvernement qui se placerait « hors la loi » en prétendant
abandonner les départements algériens, l’insurrection relèverait,
pour les patriotes, de la «légitime défense ».
Henri-Christian Giraud révèle, dans Le Piège gaulliste (Perrin), le
livre passionnant qu’il vient de dédier à la politique algérienne du
général De Gaulle, que, partisan jusqu’alors de l’Algérie française,
celui-ci avait été retourné en 1954 par le démographe Alfred
Sauvy, quiluiavaitmontréquel’évolutiondespopulationsmusulmane
et européenne (9 millions à forte natalité d’un côté ; 1 million
de l’autre) rendrait à terme la situation intenable pour la
France. L’argument pèsed’un poids immense.Il rend d’autant plus
incompréhensible le fait que l’indépendance accordée à l’Algérie
se soit accompagnée du maintien de la libre circulation des personnes
vers la France au bénéfice des ressortissants du nouvel
Etat algérien. Conjuguée aux violences de la guerre civile algéroalgérienne
qui avait suivi l’indépendance, à la ruine du pays par le
socialisme révolutionnaire,cette ouverture denos frontières donnerait
dès l’année 1962 et tout au long des suivantes un formidablecoup
defouet à l’immigration algérienne en France, accélérant
le phénomène qu’on avait prétendu conjurer par la sécession : il y
a aujourd’hui plus de possesseurs de la nationalité algérienne en
France qu’il y avait de musulmans en Algérie en 1830.
Une autre issue aurait-elle été possible ? Alain Peyrefitte avait
consacré, en 1961, une longue étude aux possibilités qu’ouvriraient
unepartitioninspiréedecellesdelaCoréeouduVietnam,unefédération
analogue à celle qui unit le Canada au Québec, ou la mise en
place d’institutions paritaires, protectrices de la minorité, telles que
celles qui ont longtemps protégé les droits des chrétiens au Liban
ou ceux des musulmans à Chypre. Ce fut tout le thème d’un livre
écrit dans les jours qui suivirent la signature des accords d’Evian par
notre futur prix Nobel d’économie, le Pr Maurice Allais (L’Algérie
d’Evian). Il y avait prophétisé avec une lucidité remarquable leur
échec et, faute de garanties réelles pour les Européens et les musulmans
profrançais, l’exode des pieds-noirs, le massacre des harkis et
le basculement du pays dans une dictature revancharde.
Lessolutionsalternativespeinentpourtantàreteniraujourd’hui
notre attention. Nous les rejetons d’un haussement d’épaules.
Nous sentons, par l’exemple que nous donne, partout, l’évolution
du monde, que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable,
quand même l’on concède qu’elle aurait pu se faire dans de meilleures
conditions : en mettant à la tête du pays les alliés dont la
France disposait sur place ou des opposants raisonnables plutôt
qu’en le confiant à ses pires adversaires.
Reste que la fin de l’Algérie française a été, en définitive, une nouvelle
étape du grand déclassement dont la débâcle de 1940 avait
donnélesignal;qu’ellemarqueenquelquesorteletermed’uneévolution
qui court sur tout le XX e siècle et qui a vu la France, en dépit
des apparences maintenues par notre présence, en 1945, à la table
des vainqueurs, par l’octroi, arraché en 1944-1945 par le succès de
nos armes, d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations
unies, quitter le cercle des puissances de premier rang, pleinement
maîtresses de leur histoire. Le grand art du général De Gaulle aura
été de dissimuler, par la virtuosité de sa rhétorique, la cruauté de
l’événement à ses concitoyens, de les convaincre que la poursuite
de la prospérité leur ouvrait au contraire des horizons tout aussi
exaltants que les mirages d’une inaccessible puissance.
Sa plus grande faiblesse aura été de ne pas voir le désarmement
des esprits qu’impliquait cette reconversion, cette réorientation
du récit national vers les seuls délices de la consommation, l’accumulation
des biens matériels et les satisfactions du bien-être à
court terme. «Le goût du repos ne peut se conserver que s’il s’unit au
goût de l’action, dit Périclès aux Athéniens dans Thucydide ; il ne
convient pas à une cité souveraine et c’est seulement dans une cité
sujette que l’on peut jouir d’un esclavage sans danger. » (La Guerre
du Péloponnèse II, 63). L’atonie avec laquelle notre pays a subi, les
années suivantes, l’invasion pacifique de son territoire par les peuples
laissés à eux-mêmes par la décolonisation et avides de venir
profiter des richesses de l’eldorado européen, quand ils n’estiment
pas devoir prendre sur nous une légitime revanche, la résignation
avec laquelle il l’a jugée, elle aussi, après tout, « inévitable », n’a
peut-être pas d’autre origine que le lâche soulagement avec lequel
il avait, alors, consenti à sortir de l’Histoire.
«L’Algérie algérienne, fille de la violence et du meurtre, sera une terre
de désordre, de violence et de haine, avait prévenu en 1960 le plus
prestigieux des porte-parole des musulmans fidèles à la France, le
bachaga Boualem. Alors, ce sera à vous, Français de la métropole, de
répondre denosvies,decellesdenosfamillesetdecellesdenosenfants.
(…) Nous abandonnerez-vous aux mains de ceux qui, dans les djebels
et dans les villes de métropole, ont aussi assassiné vos propres enfants ?
Si oui, c’est que le vent de l’Histoire existe vraiment et qu’il balaiera le
nom même de la France. » A soixante ans de distance, son avertissement
prend aujourd’hui une résonance saisissante.2
5
h
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© ALEX LOURIE/REDUX-REA. © GUY FERRANDIS/PATHÉ FILMS. © AKG-IMAGES/ERICH LESSING. © DROITS RÉSERVÉS/SP.
8
L’UKRAINE AU CARREFOUR
DES AMBITIONS
L’UKRAINE NE SERAIT-ELLE QU’UNE CRÉATION DE LA RUSSIE BOLCHEVIQUE,
COMME LE PRÉTEND VLADIMIR POUTINE ? PLONGEANT SES RACINES DANS
L’ANTIQUE RUS’ DE KIEV, LE PAYS A CONNU UNE HISTOIRE TOURMENTÉE,
TISSÉE DE CRISES ET TIRAILLÉE ENTRE EST ET OUEST.
16
DES HOMMES
ET DU FEU
TROIS ANS APRÈS L’INCENDIE
DE NOTRE-DAME, JEAN-JACQUES
ANNAUD MET EN SCÈNE
LE SAUVETAGE DE LA CATHÉDRALE
DANS UN THRILLER HALETANT
ET INSPIRÉ.
18
L’EUROPE RÊVÉE
DE CHARLES QUINT
HÉRITIER DE LA
COURONNE D’ESPAGNE
ET DU SAINT EMPIRE
ROMAIN GERMANIQUE,
ENNEMI JURÉ DE FRANÇOIS I ER ,
CHARLES QUINT REVIT
DANS UNE BIOGRAPHIE À LA
HAUTEUR DU PERSONNAGE.
ET AUSSI
L’ANTIQUITÉ AU CŒUR
ÇA IRA MIEUX DEMAIN
LA MARÉE DU SOIR
CÔTÉ LIVRES
LE GROS MÉCHANT MOU
EXPOSITIONS
AUX PORTES DU VALHALLA
TRANCHES DE VIE
À
L’AFFICHE
Par Pierre Lorrain
L’Ukraine
au Carrefour
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
8
h
desambitions
Convoitée par ses puissants voisins depuis l’origine,
l’Ukraine n’est devenue un Etat indépendant que récemment.
Fragile et contestée par la Russie, elle abrite aujourd’hui
un peuple à l’identité contrastée et à la mémoire contradictoire.
Le 21 février 2022, dans une allocution
télévisée destinée à préparer l’opinion
à l’intervention militaire qui devait
survenir trois jours plustard, Vladimir Poutine
expliquait que l’Ukraine moderne
avait été « entièrement créée par la Russie
bolchevique », c’est-à-dire par « Lénine et
ses acolytes » dans la foulée de la révolution
de 1917. L’Ukraine ne serait-elle ainsi
qu’un mirage ? Une mystification historique
de date récente ? On pourrait dès lors
sedemandersielleexistevraiment.Pouren
avoir le cœur net, une remontée dans le
temps s’impose qui répondra à ces questions
: à quelle date peut-on fixer sa naissance?Comments’est-elleformée?Quand
a-t-elle émergé sur la scène historique ?
En vérité, loin du raccourci politique
avancé par le président russe, le nom
« Ukraine » couvre une réalité beaucoup
plus ancienne. Pour s’en faire une idée, voyageons
à travers les siècles sur les riches territoiresdecessteppesdunorddelamerNoire,
ouvertes aux invasions et aux conquêtes.
DES VIKINGS À L’ORIGINE DE LA RUS’
Tout commence au début du IX e siècle de
notre ère, lorsque des Vikings suédois
appelés Varègues firent leur apparition à
Constantinople, la célèbre capitale de
l’Empire byzantin. Depuis la mer Baltique,
ils avaient suivi la Daugava, puis descendu
leDniepr jusqu’à la mer Noire à travers des
terres sauvages et peu connues, peuplées
deFinnois et deSlaves.Alafois guerrierset
marchands, ils avaient établi des comptoirs
commerciauxsur les voies fluvialeset
rançonné les peuplades autochtones qui
ne faisaient pas le poids face à ces redoutables
combattants. Elles avaient préféré
faire allégeance et payer le tribut, principalement
en fourrures.
La première mention des Varègues dans
les annales byzantines date de 836, mais
sans doute écumaient-ils la région depuis
LA GRANDE TRAVERSÉE
A gauche : Les Visiteurs
d’outre-mer, par Nicolas
Roerich, 1901 (Saint-
Pétersbourg, Musée
russe). Dans la première
moitié du IX e siècle,
les Varègues, d’origine
suédoise, empruntèrent
les rivières de l’Est
baltique pour rejoindre
le Dniepr et la mer Noire.
Page de droite : la statue
des fondateurs de Kiev,
place de l’Indépendance,
le 1 er mars 2022.
plus longtemps. A Constantinople,
certains d’entre eux s’engagèrent comme
mercenaires dans l’armée de l’empereur
Théophile, constituant une « garde varègue
» dont la tradition dura plusieurs siècles.
Selon les chroniques, ces Varègues
portaient lenomde«Rous».Ainsi,en 839,
un groupe de ces Rous (retranscrit Rhos
en latin) arriva à la cour de Louis le Pieux,
roi des Francs et empereur d’Occident, à
Ingelheim près de Mayence. Venant de
Constantinople, ils demandaient à traverser
les terres germaniques pour rentrer
chez eux,non pas en Suède… mais dans les
contrées du sud de la mer Baltique sur lesquelles
ils avaient établi leur domination.
Quelques années plus tard, vers 880, les
Rous établirent leur capitale à Kiev, une
petite ville sur le cours du Dniepr, idéalementsituéesurlesaxescommerciauxnordsud,
entre la Baltique et Byzance, et ouestest,entreleSaintEmpireetlericheroyaume
des Khazars, situé sur les rives dela mer Caspienne.
La légende raconte que, en prenant
possession dela ville,lerégent Olegseserait
écrié : « Cette ville sera la mère des villes des
Rous. » Ainsi naquit l’Etat qui entra dans
l’histoire sous le nom de «Rus’ de Kiev ».
Ces préliminaires sont essentiels pour la
suitedurécitcar, aujourd’hui,c’estàKievque
la Russie comme l’Ukraine font remonter
leurs origines. Les Ukrainiens fondent leurs
prétentions d’antériorité sur une continuité
territoriale depuis le haut Moyen Age. Les
Russes, eux,estiment que Kiev est le berceau
deleurpayspuisdeleurempire,maisquenul
ne passe sa vie dans un berceau. En réalité,
l’Ukraine et la Russie proviennent toutes les
deuxdelaRus’originelle(prononcertoutde
même «Rous ») et aucune ne peut prétendre
à une quelconque exclusivité. C’est bien
un seul et même peuple qui, partant de la
Daugavaet duDniepr,établitsadomination
le long des voies fluviales, vers l’est comme
vers l’ouest. Evidemment, l’expansion vers
l’ouestétaitbouchéeparlaprésenced’autres
Etats slaves, magyars ou germaniques, alors
que vers l’est, peu peuplé, il était relativement
aisédesoumettre destribuset defonder
des villes et des principautés sur des
étendues virtuellement sans limites. Au fil
du temps naquirent ainsi Rostov, Souzdal,
Vladimir, Moscou et bien d’autres.
Autre point important pour définir les
origines des Ukrainiens comme des Russes :
ils se reconnaissent dans un passé commun
où les grands héros fondateurs sont vénérés
de part et d’autre de la frontière actuelle, à
commencer par le grand prince Vladimir
le Grand qui, vers 988, se convertit au christianisme
pour pouvoir épouser une princesse
byzantine et sceller une alliance avec
Constantinople. Quant à son fils Iaroslav
le Sage, il poursuivit une politique de diplomatie
matrimoniale en faisant convoler ses
enfants au sein des principales familles
régnantes de l’Europe de son temps. Le
© FINEARTIMAGES/BRIDGEMAN IMAGES. © REUTERS/GLEB GARANICH.
Dniepr
L’Etat (Rus’) de Kiev (IX e -XI e siècle)
Pologne
Baltes
Dniestr
Rus’
de Kiev
Kiev
Dniepr
Frontière
actuelle de
l’Ukraine
Don
Coumans
L’invasion mongole (XIII e siècle)
Pologne
Lituanie
Principauté
de Volhynie
Lviv
Principauté
de Galicie
Rus’
de Kiev
Kiev
Moscou
Dniepr
Principauté
de Moscou
Horde d’or
Don
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
10
h
Hongrie
400 km
Danube
Empire
byzantin
Petchenègues
Mer Noire
Géorgie
Polonais et Lituaniens (XIV e -XVI e siècle)
Ordre
Teutonique
Pologne
Hongrie
Dniestr
Galicie
Volhynie
Vilna
Lituanie
Moldavie
Kiev
Voïvodie
de Bratslav
Voïvodie de
Tchernigov
Voïvodie
de Kiev
Dniepr
Moscovie
Don
Khanat
de Crimée
(Tatars)
400 km
Hongrie
Danube
Bulgarie
Dniestr
Mer Noire
Etats grecs et latins
Traité d’Androussovo (1667)
Prusse
Varsovie
Pologne
Transylvanie
Dniestr
Vilna
Moldavie
Kiev Slobody
Hetmanat
cosaque Kharkov
Zaporogues
Géorgie
Russie
Don
Danube
400 km
Valachie
Empire
ottoman
Mer Noire
400 km
Valachie
Danube
Empire
ottoman
Mer Noire
mariage que l’on cite le plus en France est
naturellement celui de sa fille Anne de Kiev
avec Henri I er , roi des Francs, en 1051.
LIGNE DE PARTAGE EST-OUEST
La première division de la Rus’ intervint au
XIII e siècle lors des invasions mongoles.
Venus d’Asie, les Mongols et leurs supplétifs,
les Tatars, combattants aguerris et bien disciplinés,
soumirent les principautés les unes
aprèslesautres,obligeantleursprincesàverser
le tribut. Ceux qui résistaient le payaient
lourdementparlamiseàsacdeleursvilleset
la décimation de leur population. Après la
prise et la destruction de Kiev, en 1240, tous
lesprincesdelaRus’avaientprêtéallégeance
aux Mongols. Leur chef, Batu Khan, petit-fils
deGengisKhan, établitsonkhanat,laHorde
d’or, sur le cours de la basse Volga, De là, il
pouvait lancer des expéditions punitives
contre ceux des princes qui ne respectaient
pas leurs engagements. En réalité, il n’y avait
pas de véritable occupation : la crainte de
représailles suffisait à faire régner l’ordre.
Evidemment, plus les principautés étaient
proches, plus elles se tenaient tranquilles.
A l’ouest, la soumission était moindre car
lamenaceétaitpluslointaine.Dansl’importante
et très riche principauté de Galicie-
Volhynie, frontalière de la Hongrie, de la
Pologne et de la Lituanie, le prince Daniel
(1201-1264), qui, comme ses homologues,
avait prêté serment d’allégeance au khan,
trouvaquesonéloignementpouvaitluipermettre
deselibérer desonvasselage.Iltenta
de créer une vaste coalition de puissances
d’Europe centrale et il établit des liens solides
avec les familles régnantes hongroises
et polonaises. Contrairement à la Galicie-
Volhynie orthodoxe, ces puissances étaient
catholiques, mais il n’échappait pas à Daniel
qu’un rapprochement avec la papauté
pouvait contribuer à souder une véritable
alliance des royaumes chrétiens contre les
Mongols. Contre l’avis de son clergé et de
ses nobles, les boïars, Daniel reconnut
alors l’autorité du pape Innocent IV qui, en
échange, accepta de faire de lui non plus un
CARTES : © PHILIPPE GODEFROY. © SHUTTERSTOCK/SERHII KHOMIAK.
simple prince mais un monarque au sens
occidental:en 1253,ilenvoyaen Galicieune
délégation papale pour le couronner rex
Russiae, c’est-à-dire roi de la Rus’.
Evidemment, une telle action provoqua
la colère du khan, qui envoya une armée
pour faire rentrer dans le rang le « roi »
récalcitrant. Alors que Daniel comptait sur
l’aide de ses alliés catholiques, personne
ne vint à son secours. Seul face aux forces
tataro-mongoles, il se vit contraint de
renouveler son allégeance.
Ainsi se créa une ligne de partage au
cœur même de la Rus’. Tandis que, dans
l’Est, les principautés de Vladimir, puis de
Moscou, reprenaient le legs orthodoxe
kiévien dans une entité qui finirait par
devenir la Russie, à l’ouest, le même héritage
se mêlait aux influences étrangères,
principalement catholiques, pour constituer
denouveauxensembles,tiraillésentre
les Etats de cette partie de l’Europe centrale.
Au XIV e siècle, la principauté de Galicie-Volhynie
finit par être absorbée par ses
voisins : la Pologne s’empara de la Galicie,
tandis que la Lituanie mettait la main sur
une grande partie de la Volhynie.
A ce point de notre récit, nous n’avons
pas encore rencontré le nom d’Ukraine
(Oukraïna)pourdésignerunpaysoumême
une simple contrée particulière. Il existait
bel et bien, mais il ne désignait cependant
aucune entité territoriale. Dérivé de kraï
(territoire), il signifiait simplement « audelàduterritoire
»,cequel’onappelaitjadis
les « marches » d’un royaume. Ce terme
était attribué à tout territoire lointain et
excentré. « Ukraine » ne devint le nom du
territoire qui s’étendait sur les steppes du
nord de la mer Noire que bien plus tard, à
partir du XVI e siècle, mais il ne désignait pas
encore unEtat,simplementdesrégions que
se disputaient les Etats avoisinants.
La puissance véritablement dominante
alors était la Lituanie, qui finit par mettre la
main non seulement sur la Volhynie mais
encore sur l’ensemble des principautés de la
Rus’ des origines, à l’exception de la Galicie,
intégrée au royaume de Pologne. Le clivage
entrecesdeuxpartiesdesterritoiresconquis
devient criant : les grands-ducs de Lituanie
étaient tolérants en matière religieuse et,
quoique d’origine païenne, permettaient la
LES VENTS DES PLAINES Ci-dessus : statue du roi Daniel (1201-1264) à Lviv. Prince de
Galicie-Volhynie, dans l’ouest de l’Ukraine, Daniel reconnut l’autorité du pape Innocent IV
qui le fit couronner roi de la Rus’ en 1253. Page de gauche : ouvertes aux invasions,
les plaines d’Ukraine ont été la proie de nombreuses conquêtes. A partir du XIII e siècle, le
territoire qui formera l’Ukraine moderne se divise entre une partie orientale soumise
aux Tatars et tournée de plus en plus vers la Moscovie, et une partie occidentale qui tombe
sous l’influence des conquérants polonais et lituaniens. En 1667, le traité polono-russe
d’Androussovo consacra la division politique et culturelle entre l’ouest et l’est de l’Ukraine.
permanence de l’orthodoxie sur leur territoire,
alors que les rois de Pologne imposaient
le catholicisme sur le leur.
Progressivement, la Pologne se renforça
et la Lituanie déclina, poussant les deux
Etats à conclure une union dynastique qui
se transforma, par l’Union de Lublin de
1569, en une nouvelle entité : la république
des Deux Nations, une monarchie élective
dans laquelle le grand-duché de Lituanie
bénéficiait d’une grande autonomie. Néanmoins,le
pouvoir de Varsovie mit à profit le
rapprochement pour annexer trois régions
de l’ancienne Rus’ précédemment sous
contrôle lituanien : Tchernigov, Bratslav et
Kiev. Ce furent ces trois «voïvodies » (provinces)nouvellementintégréesquireçurent
le nom officiel d’Ukraine car elles constituaient
les «marches » du sud du royaume.
L’ÉMERGENCE D’UN ÉTAT COSAQUE
Mais Oukraïna ne devint progressivement le
nom du territoire que l’on connaît aujourd’hui
qu’avec l’émergence d’une nouvelle
force militaire et politique : les Cosaques.
Leur origine est intimement liée à la steppe.
Plaines exceptionnellement fertiles mais
sansvéritablesobstaclesnaturels,lessteppes
étaient ouvertes aux invasions et ravagées
régulièrementparlesguerresquiopposaient
pour leur contrôle les puissances voisines : la
Pologne et la Lituanie, comme nous l’avons
vu, mais aussi la Moscovie à l’est et, au sud, le
khanat de Crimée, l’un des Etats tatars issus
des invasions mongoles. L’Empire ottoman
vint s’y ajouter, surtout après la chute de
Constantinople en 1453.
Le besoin de terres cultivables poussa les
Polonais à exploiter les territoires des steppes
sous leur contrôle, notamment dans les
trois voïvodies « ukrainiennes » de Kiev,
Tchernigov et Bratslav. Cependant, la colonisation
ne s’étendit pas à toute la steppe.
D’énormes zones demeuraient inexploitées
à la lisière des frontières avec le khanat de
Crimée. La richesse de ces contrées, qu’un
contemporaincomparaitàlaterrequeDieu
promit aux Hébreux, «où coulaient le lait et
le miel », ne pouvait qu’attirer la convoitise
d’aventuriers – chasseurs, trappeurs, mais
aussi paysans – prêts à braver les dangers
des raids des Tatars à la recherche de butin,
d’esclaves ou de récoltes exceptionnelles.
Peu à peu, des exploitations permanentes
s’établirent. Par la force des choses, les travailleurs
développèrent des aptitudes militaires
pour assurer leur propre défense. Ils
attirèrent aussi leur lot de hors-la-loi et de
11
h
DANS LA SPHÈRE RUSSE A gauche : Charge cosaque, par Franz Roubaud, fin XIX e -
début XX e siècle (collection particulière). Page de droite : à la faveur des partages de
la Pologne, à la fin du XVIII e siècle, entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, cette dernière
achève de réunir sous sa férule les territoires de l’ancienne Rus’, sauf la Galicie et une
partie de la Volhynie tombées dans l’escarcelle de l’Autriche. Ce n’est qu’en 1918 qu’un
Etat ukrainien indépendant voit le jour, très vite incorporé dans l’Union soviétique.
Le traité de Versailles accorda la Galicie à la Pologne qui retrouva sa frontière de 1772.
Mais en 1945, l’URSS imposa l’attribution de ce territoire à l’Ukraine, au prix d’un
échange de populations massif et d’une soviétisation forcée particulièrement violente.
12
h
soldats en rupture de ban, disposés à mettre
leurs talents guerriers au service de ces
communautés libres qui échappaient aux
autorités polonaises. Une bonne partie de
ces hommes étaient des déserteurs des
armées du khan de Crimée. Le terme turciqueqazaq,quidésignaitdesmercenaires,des
pilleurs ou, par extension, des aventuriers,
servait à les désigner : il donna «Cosaque ».
Russes et Polonais virent très vite le parti
qu’ils pouvaient tirer de ces soldats aguerris
pour protéger leurs frontières. Cependant,
leur sort fut différent en fonction de leur
localisation géographique. La politique tsariste
depeuplement desrégions frontalières
consistait à créer des zones libres de taxes et
de contraintes, les slobody, où les Cosaques
qui faisaient allégeance au souverain moscovite
pouvaient mener une vie libre aux
confins du royaume. En Pologne, en revanche,
les Cosaques furent assez vite soumis à
l’enregistrement et acquirent un statut particulier
de troupes de garnison dans les voïvodies
frontalières. Un troisième groupe de
Cosaques, les Zaporogues, établit sa sitch
(centre politique et militaire) dans les communautésdelasteppe.Enthéorie,ilsétaient
sujets du roi de Pologne, mais il ne s’agissait
que d’une allégeance de principe. En fait, ils
étaient vassaux du grand-duc de Lituanie,
qui leur accordait une grande autonomie.
Le roi était loin et le grand-duc ne se mêlait
pas de leurs affaires.
Après l’Union de Lublin, les choses changèrent
: les Cosaques zaporogues se retrouvèrent
directement soumis aux autorités
polonaises, qui supportaient difficilement
leur singularité. De plus, les puissants
nobles polonais, les magnats, louchaient
sur leurs terres pour agrandir leurs domaines.
Pour couronner le tout, comme le
raconte Nicolas Gogol dans son roman
Taras Boulba, ils étaient orthodoxes et les
Polonais, catholiques, cherchaient à imposer
leur foi. De ce fait, la révolte grondait et
les soulèvements qui se produisirent, en
particulier dans la première moitié du
XVII e siècle, furent sévèrement réprimés.
En 1648, Bogdan Khmelnitski, un Cosaque
enregistré qui avait été dépossédé
par un magnat polonais et injustement
condamné, se réfugia dans la sitch zaporogue,oùilpritlatête
d’unenouvelleinsurrectiond’ampleur.
Après des succès initiaux,les
offensives contre les Polonais marquèrent
le pas et, après de longues négociations, il
décida, en 1654, de placer l’Hetmanat cosaque
– le nouvel Etat qu’il avait constitué –
sous la protection du tsar de Russie, Alexis
Mikhaïlovitch, par un accord de vassalité, le
traitédePereïaslav.PourMoscou,cetévénement
fut interprété comme l’entrée des territoires
ukrainiens dans le tsarat de Russie.
Naturellement, le pouvoir polonais ne
pouvait laisser faire. Dans la guerre qui
s’ensuivit, les Russes prirent le dessus et en
1667, après treize ans de combats, une
trêve fut conclue à Androussovo : la république
des Deux Nations céda à la Russie
toute la rive gauche du Dniepr, y compris
Kiev. Cet accord devint définitif en 1686
par la signature d’un « traité de paix éternelle
» entre les deux Etats.
Progressivement, les slobody, ces territoires
de la Couronne moscovite laissés libres
pour le peuplement, devinrent des provinces
russes avec Kharkov comme principal
centre, tandis que les Cosaques qui y habitaient
étaient intégrés dans l’armée impériale.L’Hetmanatetlasitchzaporoguefurent
également intégrés comme provinces de
l’empire pendant la seconde moitié du
XVIII e siècle. Ainsi, après les trois partages
de la Pologne entre l’Autriche, la Prusse et la
Russie en 1772, 1793 et 1795, cette dernière
reprit la totalité des territoires de l’ancienne
Rus’ à l’exception de la Galicie et d’une partie
de la Volhynie, qui tombèrent sous le
contrôle de Vienne. A la même époque,
l’impératrice Catherine II établit sa suzeraineté
sur les territoires du khanat tatar de
Crimée qui, russifiés, reçurent le nom de
Novorossija (Nouvelle Russie).
Il faut comprendre que, pour les tsars,
ces différentes contrées ne constituaient
pas un ensemble unique, mais différentes
régions deleurempire dont leseuldénominateur
commun était d’avoir jadis fait partie
de l’ancienne Rus’. Pour les désigner de
manièregénérique,onparlaitdePetiteRussie.
Ce nom faisait référence à une division
de l’Eglise orthodoxe datant du XIV e siècle :
l’autorité religieuse était alors partagée
entre deux métropolites (archevêques),
dont l’un, à l’ouest (Galitch, puis Kiev), avait
sousson autorité moins d’éparchies(diocèses)
que l’autre, à l’est (Vladimir, puis Moscou),
d’où les appellations de « Petite » et
de «Grande » Rus’.
IDENTITÉ NATIONALE
ET RÊVE D’INDÉPENDANCE
CefutaudébutduXIXsiècle,danslaGalicie-
Volhynie intégrée dans l’empire d’Autriche,
qu’un sentiment national ukrainien naquit
pour la première fois. A rebours de la pratique
jacobine qui, en France, cherchait à
créer une nation française en gommant les
particularismes régionaux, les Habsbourg
privilégiaientlesautonomieslocales.Lesouverain
était le principal fédérateur des territoires
réunis sous sa main régnante. Chaque
peuple de l’empire devait bénéficier d’un
territoire, d’une langue enseignée à l’école
primaire (l’allemand était de rigueur dans le
secondaire et le supérieur) et d’assemblées
électives chargées de régler les problèmes
locaux. Ainsi les autorités autrichiennes
favorisèrent l’ukrainien, dialecte essentiellement
parlé dans les campagnes, en permettant
sa structuration grammaticale à partir
duslavonliturgique,dupolonaisetdurusse.
Bientôt,desalmanachs,desrecueilsfolkloriques
et même des livres d’histoire locale
furent publiés en ukrainien.
Au siècle du printemps des peuples, la
prise de conscience d’une identité nationale
ne s’accompagna pas en Galicie-Volhynie de
revendications indépendantistes. Du moins
pastoutdesuite.Vienne,capitaledel’empire
puis de la double monarchie austro-hongroise,
apparaissait aux nationalistes ukrainiens
comme une alliée plutôt qu’un adversaire
: leur territoire était également habité
par une population polonaise et, dans un
© CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES. CARTES : © PHILIPPE GODEFROY.
Dniepr
L’extension russe (1667-1914)
All.
1815
Galicie
1772 Lemberg
Bukovine
1774
Autriche- 1812
Hongrie
Roumanie
Serbie
400 km
1792-1795
Volhynie
Danube
Bulgarie
Dniestr
1772
Kiev
Kharkov
1783
Mer Noire
Empire ottoman
Russie
1667
Ukraine
du Dniepr
Zaporogues
1864
Don
1810
1878
L’Ukraine indépendante (1918)
All.
Pologne
Tch.
400 km
Lit.
Lwow
Hong. Bukovine
Ruthénie
subcarpatique
Roumanie
Youg.
Galicie
Danube
Bulgarie
Dniepr
Dniestr
Kiev
Ukraine
Limite Ouest
de l’URSS
1922
Turquie
Russie
bolchevique
Limite Est de la
zone d’occupation
allemande
1917-1918
Mer Noire
Don
L’Ukraine soviétique (1922-1991)
Frontière
à partir
de 1945
Pologne
Tch.
Hong.
1945
Frontière
jusqu’en 1939
RSS de
Biélorussie
Galicie
Lvov
Dniestr
Kiev
RSS
d’Ukraine
URSS
Dniepr
x Territoires
ajoutés à l’Ukraine
par l’URSS
RSFS
de Russie
Don
La Seconde Guerre mondiale
All.
Hongrie
Frontière
de l’URSS
1940
Kiev
Commissariat
du Reich
Ukraine
Dniestr
Dniepr
Avancée
extrême
allemande
1942
URSS
Don
13
h
Youg.
Roumanie
Danube
Bulgarie
1945
1954
Mer Noire
Roumanie
Serbie
Danube
Bulgarie
Mer Noire
400 km
Turquie
400 km
Turquie
premier temps, les autorités autrichiennes
eurent tendance à favoriser les Ukrainiens
parrapportauxPolonais.Lerapportdeforce
s’inversa dans le dernier tiers du XIX e siècle
et ce fut alors que les nationalistes se mirent
à rêver ouvertement d’indépendance.
Ils étaient aidés en cela par un mouvement
similaire né de l’autre côté de la frontière,
en Russie. Contrairement aux Habsbourg,
les Romanov menaient une politique
plus jacobine en matière de nationalités.
Leur but était de créer une nation
«russienne » (et non pas «russe ») à partir
des trois principaux peuples slaves de leur
empire : les Russes, les Biélorusses et les
Petits Russes, c’est-à-dire les Ukrainiens. Si
le nationalisme ukrainien naquit en Galicie
autrichienne, l’indépendantisme se
développa cependant dans l’Ukraine russe,
appeléeparcommoditéUkraineduDniepr.
Tout au long du siècle, les contacts entre
intellectuels des deux côtés de la frontière
furent permanents et les échanges littéraires
et philologiques, notamment avec les
universités de Kharkov et de Kiev, créèrent
unedynamiquedanslesdomaineslinguistique
et culturel. Les écrivains Ivan Franko, en
Galicie, et Taras Chevtchenko, à Kiev, donnèrent
à l’ukrainien ses lettres de noblesse.
Contrairement à une idée reçue, l’ukrainien
était autorisé en Russie et la culture
ukrainienne favorisée car elle représentait
unepartiedel’héritagehistoriquecommun.
En revanche, l’activisme politique était
sévèrement interdit et durement réprimé.
Or, le mouvement nationaliste en Ukraine
du Dniepr, travaillé par les idées socialistes,
nihilistes et marxistes, considérait la Russie
comme une «prison des peuples » dont il
fallait se libérer. Les nationalistes du Dniepr
disposaient de ce qui manquait aux Galiciens
: un adversaire puissant à combattre.
Cela donna à leurs mouvements un aspect
considérablement plus radical.
Ilnefautcependantpasseleurrer:jusqu’à
la Première Guerre mondiale et les révolutions
de 1917, le nationalisme était loin
d’être majoritaire au sein de la population.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
14
h
Mais, comme toujours, les minorités agissantes
emportent les décisions.
NAISSANCE D’UN ÉTAT
SOUS CONTRÔLE
Enmars 1918,lasignature parlesbolcheviks
du traité de Brest-Litovsk avec Berlin laissa
aux Allemands le contrôle de l’Ukraine du
Dniepr. Dans un premier temps, ils tentèrent
de s’entendre avec les nationalistes
ukrainiens pour soutenir la création d’une
République nationale d’Ukraine (UNR)
dont la tâche, en échange de l’indépendance,devaitêtre
desoutenirl’approvisionnement
notamment alimentaire del’armée
allemande. Au bout de deux mois, constatant
l’incapacité de l’UNR à tenir ses engagements,
les Allemands décidèrent d’installeraupouvoirleurproprehomme,ungénéral
de l’armée tsariste, Pavlo Skoropadsky,
qui se fit proclamer hetman et instaura un
pouvoir autoritaire. Pour la première fois,
l’Ukraine était indépendante, mais sous
contrôle de Berlin.
Le pouvoir de Skoropadsky ne dura
que jusqu’à la signature de l’armistice de
novembre 1918. Les Allemands partis, il
s’effondra, laissant l’UNR tenter de revenir,
tandisqu’uneRépubliquesocialistesoviétique
d’Ukraine (RSSU), dirigée par les bolcheviks,
lui disputait le pouvoir. Lénine et
son « acolyte », le commissaire aux Nationalités
Joseph Staline, avaient en la matière
une vision proche de celle des Habsbourg
et estimaient que chaque nationalité présente
dans l’ancienne « prison des peuples
» devait disposer de son territoire,
de sa langue et de ses institutions… bien
évidemment sous le contrôle strictdu Parti
communiste bolchevique.
La guerre atroce entre l’UNR et la RSSU
dura trois longues années, dans un chaos où
se mêlaient aussi les généraux blancs et leurs
troupes, des armées anarchistes et des bandessans
foiniloi,quirivalisaient aussidans la
haine des Juifs et la dimension des pogroms
dont ils se rendaient coupables. Les bolcheviks
finirent par l’emporter et la RSS
d’UkrainedevintunEtatofficiellementindépendant,
mais soumis aux ordres des camarades
de Moscou. Quant à la Galicie, le traité
de Versailles l’attribua à la Pologne, faisant
perdurer ainsi le partage entre l’est et l’ouest.
Cependant, la formation de la RSS
d’Ukraine présentait, dès le départ, une
faille majeure qui ne manqua pas d’apparaître,
dans toute sa complexité, soixante-dix
ans plus tard, lors de l’effondrement de
l’URSS. La composition de la population
était en effet loin d’être uniforme dans les
anciennes régions de l’empire ainsi regroupées
par les Soviétiques : dans la partie
orientale, dans le « bassin du Donets » ou
Donbass, formé schématiquement par les
anciennes slobody, les habitants étaient
majoritairement Russes ethniques et
n’avaient jamais parlé l’ukrainien. Dans le
reste de l’Ukraine, en revanche, un sentiment
national sedéveloppa d’autant mieux
que la politique officielle du Parti communiste,
du moins dans les années 1920, était
la korenizatsija (l’«indigénisation »), qui
consistait à promouvoir l’autonomie culturelle
des différents peuples de l’URSS.
Dans ce cadre, l’ukrainien, langue officielle
delaRSSU,futfavoriséetenseigné.Audébut
des années 1930, il ne s’était jamais publié
autant de livres, de journaux et de revues en
ukrainien. De la même manière, les Russes et
les membres des autres nationalités présentes
sur le territoire – Polonais, Allemands,
Juifs, etc. – avaient le droit de recevoir un
enseignement dans leur propre langue et de
disposer de leurs propres publications. En
réalité, la nationalité de chaque habitant
de l’URSS était décorrélée de l’endroit où il
habitait. Ses papiers d’identité (le fameux
«passeport intérieur ») mentionnaient sa
citoyenneté – soviétique – et, dans le cinquième
paragraphe, sa nationalité propre,
c’est-à-dire celle de son lieu de naissance ou
de l’un de ses parents. Et peu importait l’itinéraire
qu’il suivait au cours de sa vie.
Dans lesannées1930,l’usagedeslangues
nationalesfutprogressivementmisdecôté
tandis que progressaient l’industrialisation
de l’URSS à travers les plans quinquennaux
et la collectivisation de l’agriculture, qui
imposaient une gestion unifiée de l’ensemble
du pays. Dans l’esprit de Staline et des
membres de la direction soviétique, cette
politique exigeait l’usage du russe comme
langue d’uniformisation.
Lacollectivisationdesterresfutaumême
moment à l’origine de l’une des plus grandes
catastrophes de l’époque. Il s’agissait
d’éliminer la classe sociale des paysans propriétaires
de leurs champs (koulaks) et de
les transformer en ouvriers agricoles dans
le cadre des fermes collectives ou d’Etat,
kolkhozes et sovkhozes.
La dékoulakisation se traduisit par la
confiscation des terres et des récoltes, ce
qui désorganisa totalement la production
agricole, provoquant une grande famine
qui culmina en 1932 et 1933, faisant quelque
sept millions de morts dans l’ensemble
de l’URSS : notamment en Russie et au
Kazakhstan, mais surtout en Ukraine où se
concentrait la plus grande partie des terres
agricoles. Rien que là, périrent quelque
quatre millions de personnes. Le souvenir
de cet événement – le Holodomor, que l’on
peut traduire par «famine » mais aussi par
«extermination par la faim » – est devenu,
depuisl’indépendanceen1991,unélément
important du ressentiment des Ukrainiens
à l’égard des Russes, même si cette conséquence
inhumaine de la collectivisation,
qui ne tenait pas compte des frontières,
était sociale et non ethnique.
La Seconde Guerre mondiale apporta à
l’Ukraine un lot de souffrances supplémentaires
car la majeure partie des combats
entre Allemands et Soviétiques se déroula
sur son sol. En 1941, beaucoup d’Ukrainiens,
qui avaient tant souffert du communisme,
accueillirent la Wehrmacht en libératrice. Ils
déchantèrent bien vite car Hitler n’avait nullementl’intentiondecréerunEtatukrainien
associé au Reich dans les valeurs du national-socialisme,
comme le demandait dans
une proclamation d’indépendance, le
30 juin 1941, l’un des principaux dirigeants
© AKG-IMAGES/ELSENGOLD VERLAG/SAMMLUNG WOLFGANG HOLTZ. © ALEXANDER KHUDOTEPLY/AFP.
L’UN CHASSE L’AUTRE
Page de gauche :
le 29 avril 1918, deux
mois après la signature
du traité de Brest-
Litovsk, Pavlo
Skoropadsky, général
de l’armée russe, se
fit proclamer hetman
d’Ukraine avec le
soutien de l’Allemagne
qui occupait le
territoire. L’armistice
de novembre signé
et les Allemands
partis, l’hetmanat
de Skoropadsky laissa
place à la rivalité entre
la République nationale
d’Ukraine (UNR) et
la République socialiste
soviétique d’Ukraine
(RSSU). Ci-contre : un
jeune militant prorusse
drapé dans le drapeau
communiste, en 2014,
à Donetsk, dans
la région séparatiste,
à l’est de l’Ukraine.
nationalistes ukrainiens de Galicie, Stepan
Bandera. Les nazis voulaient avant tout
récupérer les riches territoires ukrainiens
comme une colonie de peuplement germanique.
Or les formations bandéristes et les
groupes d’extrême droite ukrainiens qui, au
début de la guerre, combattaient aux côtés
des Allemands ou leur prêtaient main-forte
pour exterminer les Juifs dans la «Shoah par
balles » constituaient une entrave à ces
plans.Apartirdumilieude1943,faceàl’hostilité
nazie, les partisans de Bandera, réunis
au sein de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne
(UPA), se virent contraints de lutter
sur deux fronts : contre les «moscoutairesbolcheviques
», ce qu’ils faisaient depuis
deux ans, mais aussi contre les Allemands.
Bien entendu, d’autres partisans ukrainiens
– surtout dans le Donbass, mais pas
seulement – luttaient quant à eux du côté
de l’Armée rouge. Le clivage entre les deux
extrémités de l’Ukraine – la Galicie fortement
germaniséeet l’Est russien–semanifesta
cette fois dans le déchirement d’une
explosion de violence entre deux totalitarismes,
le nazi et le soviétique, avec des
combattants armés des deux côtés.
A la fin de la guerre, la Galicie et d’autres
territoires qui n’avaient jamais été russes
furentincorporésdéfinitivementàl’Ukraine
soviétique et connurent une soviétisation
forcée particulièrement violente, avec la
destruction systématique des élites intellectuelles
et politiques de l’ancien régime et la
spoliation généralisée qui accompagnait la
collectivisation des terres, du commerce et
des moyens de production. Cela ne fit que
renforcer l’aversion de ces populations à
l’égard du pouvoir soviétique, assimilé, évidemment,
à un pouvoir russe.
En 1954, pour célébrer officiellement le
300 e anniversaire du traité de Pereïaslav et
del’unionentrelaRussieetl’Ukraine,leParti
communiste soviétique fit cadeau à cette
dernière de la Crimée, qui n’avait jamais été
ukrainienne et était peuplée très majoritairement
de Russes. Les frontières intérieures
de l’URSS étant purement administratives,
cela ne changea rien pour les populations
concernées, du moins tant que perdura le
pouvoir soviétique. En revanche, après
l’effondrement de 1991 et l’indépendance
des républiques fédérées, la question de la
place des populations russes de Crimée et
du Donbass dans l’ensemble ukrainien se
posa avec une gravité croissante. Tant que
les premiers présidents de l’Ukraine indépendante,
Leonid Kravtchouk et Leonid
Koutchma,préservèrent un équilibre politique
entre l’est et l’ouest du pays, lorgnant
vers l’Europe mais ménageant la Russie, la
situation resta sous contrôle. En revanche,
après la « révolution orange » de 2004, le
pouvoir prit une orientation de plus en plus
pro-occidentale et antirusse. Les tensions
entre l’est et l’ouest de l’Ukraine s’exacerbèrentetatteignirentleurparoxysmelorsdela
crise de l’Euromaïdan, en 2013-2014, entraînant
le pays dans la guerre civile, jusqu’à ce
que le pouvoir russe en prenne prétexte, en
2022, pour envahir le pays. 2
Ecrivain et journaliste, spécialiste
de la Russie et de l’ex-URSS, Pierre Lorrain
est l’auteur de Moscou et la naissance d’une
nation (Bartillat, 2010) et de La Fin tragique
des Romanov (Bartillat, 2018).
À LIRE de Pierre Lorrain
L’Ukraine,
une histoire
entre deux destins
Bartillat
688 pages
25 €
15
h
C INÉMA
Par Geoffroy Caillet
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© GUY FERRANDIS/PATHÉ FILMS.
Des
hommes
etdufeu
Avec Notre-Dame brûle, Jean-Jacques Annaud livre un film
spectaculaire et inspiré, à mi-chemin entre le documentaire
et le thriller, sur l’incendie de la cathédrale de Paris.
16
h
PHOTOS : © MICKAEL LEFEVRE-BSPP/PATHÉ FILMS.
« Tout est vrai sans que rien ne semble
vraisemblable. » Placée en exergue
de Notre-Dame brûle, cette citation
de Rivarol traduit l’impression qui a saisi le
monde entier le 15 avril 2019 au spectacle
de l’incendie de la cathédrale de Paris. Elle
dit aussi la teneur du film de Jean-Jacques
Annaud : une épopée haletante où le spectateur
cherche sans cesse à douter de ce
qu’il voit dans l’espoir de conjurer une réalité
qu’il ne connaît que trop. En s’ouvrant
sur un plan de cigarette allumée, en faisant
crépiter plus loin des câbles électriques,
Notre-Dame brûle s’ingénie à brouiller les
pistes.Carcen’estpaslacausedel’incendie
de la cathédrale, dont l’enquête vient tout
juste de conclure qu’il n’était pas criminel,
qui intéresse Annaud, mais l’histoire hallucinée
de son sauvetage, le combat à mort
qui s’est joué pendant quinze heures entre
des hommes et du feu. Ironie du cinéma :
il y a quarante ans, le réalisateur du Nom
de la rose et de L’Ours avait réalisé une première
et mémorable Guerre du feu.
Tragédie gothique, Notre-Dame brûle
filme d’abord le drame minutieux et implacable
qui s’est noué dans la cathédrale à
partir de 18 h 17. La détection de l’incendie
à cette heure-là marque aussi le début
d’une cascade de dysfonctionnements plus
absurdes les uns que les autres, du surveillant
de l’alarme qui étrenne son poste
aux rues de Paris encombrées de vélos qui
DANS LES COULISSES DU TOURNAGE Ci-contre : scène de Notre-Dame
brûle tournée dans les studios de la Cité du cinéma à Saint-Denis, où le beffroi
de Notre-Dame a été entièrement reconstitué pour les besoins du film. Page
de gauche, en haut : Jean-Jacques Annaud devant Notre-Dame. En dessous :
une scène tournée dans les studios de cinéma de Bry-sur-Marne.
retardent l’arrivée des pompiers. Epousant
la progression du feu, la tension monte chez
le spectateur, qui s’évertue à distinguer les
scènes de fiction – jouées par des acteurs
peu connus du grand public – des archives
vidéo, le passage maîtrisé des unes aux
autres constituant un point fort du film.
Vient ensuite l’apocalypse. Car le monstre
a choisi le plus beau des théâtres. Assumant
en cinéaste la beauté implacable de
l’horreur, l’esthétique survoltée de l’effroi,
Annaud filme le buisson ardent de la charpente,
le déluge de feu qui s’abat des voûtes
d’une cathédrale reconstituée en studio, le
fleuveinfernalduplombfondusedéversant
dans les gargouilles ou sa pluie maléfique
perçant les tuyaux des pompiers. On était
devant Notre-Dame ou derrière son écran
le 15 avril 2019. Par la grâce d’une mise en
scène au cordeau et d’effets spéciaux époustouflants,
on se retrouve au cœur du brasier
avec les héros indiscutés de l’événement.
Car ce sont bien les pompiers, du général
commandant la brigade aux toutes
jeunes recrues, qui sont le véritable sujet
d’Annaud. Dans les escaliers enfumés, sur
les coursives impraticables,on les voit partout
au cœur de l’enfer, luttant pied à pied
contre l’ennemi, courageux et modestes,
parfaitement humains dans leur héroïsme,
conscients, surtout, jusqu’au fond de leurs
tripes, de la nature surnaturelle de ce
monument de pierre. C’est cette sourde
conscience d’un enjeu suprême que le film
capturefinalementlemieux,danslesauvetage
rocambolesque de la couronne d’épines
comme dans l’humble bougie qu’une
fillette dépose avec sa prière aux pieds de
la Vierge à l’Enfant (créditée au générique
!). Sur la joue de la statue, une larme
roule, échappée des lances à incendie. De
ce thriller dont chacun connaît l’issue –
victorieuse, malgré les plaies béantes – un
souffle jaillit. C’est l’âme de Notre-Dame et
elle est immortelle. 2
Notre-Dame brûle, de Jean-Jacques Annaud, 1 h 50.
LA GRANDE IMMERSION
C’est le rêve de tous les passionnés
d’histoire : voyager à travers les époques.
La société de production Amaclio
l’a réalisé : depuis le 15 janvier, sous
la Grande Arche de La Défense,
une « expédition immersive » propose
au public de se plonger dans l’histoire
de Notre-Dame de Paris, depuis
la pose de la première pierre au XII e siècle
jusqu’au chantier de restauration actuel.
Equipés d’un casque de réalité virtuelle,
les visiteurs déambulent pendant 45 min
dans un univers en trois dimensions,
entièrement créé à partir d’images de
synthèse, et peuvent notamment revivre
la pose de la rosace, gravir le beffroi,
se glisser sous la charpente… Le dispositif
de 500 m 2 sera installé dans la salle
des Gens d’armes de la Conciergerie au
printemps, avant d’occuper le parvis
de Notre-Dame de Paris à l’automne. F-JA
« Eternelle Notre-Dame », jusqu’au 21 décembre 2022.
Espace Grande Arche, 1 parvis de La Défense, 92400 Puteaux.
Tous les jours, sauf le lundi, de 12 h à 20 h (dernière
entrée 19 h). Tarifs : 35 €/25 € (sur place) ou 30 €/20 €
(en ligne). Rens. : www.eternellenotredame.com
LES NOUVEAUX TRÉSORS DE NOTRE-DAME
Ala croisée du transept de Notre-Dame
de Paris, un sarcophage anthropomorphe
en plomb a été exhumé lors de fouilles
archéologiques (photo, à droite) préalables
à l’installation d’un échafaudage : datant au
plus tard du XIV e siècle, il serait celui d’un
haut dignitaire. Une caméra endoscopique
a permis d’y observer des vestiges textiles,
organiques et végétaux, qui seront analysés
en laboratoire. Dans le chœur, ce même
chantier de 120 m 2 a mis au jour les éléments
sculptés polychromes d’un jubé du
XIII e siècle, démoli au XVIII e siècle, de «très
belles pièces, parmi lesquelles deux têtes,
des pieds, des mains, des motifs végétaux,
comme on l’a observé aussi dans les cathédrales
de Noyon et Bourges », commente
Dorothée Chaoui-Derieux, conservatrice
au service régional de l’archéologie
de la DRAC Ile-de-France,
qui a prescrit cette fouille menée
par l’Institut national de recherches
archéologiques préventives
(INRAP). Une fois étudiés, peutêtre
ces fragments rejoindront-ils ceux
découvertsau XIX e siècle par Viollet-le-Duc
et exposés au Louvre. Marie Zawisza
© ORANGE/EMISSIVE-ETNERNELLE NOTRE-DAME © P. ZACHMANN/MAGNUM PHOTOS.
ENTRETIEN AVEC JUAN CARLOS D’AMICO
Propos recueillis par Frédéric Valloire
L’
Europe rêvée
de
CharlesQuint
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
18
h
Fruit de plusieurs années de recherches de deux
spécialistes de Charles Quint, une nouvelle biographie
de l’empereur remet en perspective son grand projet
européen d’empire universel chrétien.
Pour présenter l’empereur
Charles Quint (1500-1558) lors
d’une conférence à l’université
de Salamanque, son descendant, Otto
de Habsbourg (1912-2011), soulignait :
«Le thème est trop profond et trop
faibles sont les forces d’un seul homme,
pour enfermer dans le cadre d’une
brève étude la figure monumentale
du grand souverain. Pour lui rendre
justice, pour comprendre sa grandeur,
fût-ce de manière approximative,
il faudrait décrire tout son siècle, ce qu’il
a signifié pour l’Occident, pour l’Eglise,
pour l’empire, pour le monde. »
Car affronter le seul prince de son temps
qui couche par écrit ses problèmes,
ses idées, ses angoisses est œuvre
de titan. D’autant qu’il a la plume
facile, travaille avec ardeur, règne
longtemps, assume des responsabilités
multiples et écrasantes et passe
le quart de sa vie à cheminer, à cheval
ou en litière, par toutes les routes,
toutes les mers et tous les temps,
de Gand à Séville, de Vienne à Alger,
de Messine à Londres. Aussi est-ce avec
curiosité que l’on suit l’entrée en lice
de deux universitaires peu connus : Juan
Carlos D’Amico est italien et enseigne
sa langue maternelle à l’université
de Caen ; Alexandra Danet, agrégée
d’espagnol, diffuse sa connaissance
du monde hispanique à l’Institut
d’études politiques de Paris. Le premier
avait étudié le renouveau du mythe
impérial en Italie au XVI e siècle ;
la seconde s’était spécialisée dans
les relations entre les Etats italiens et
l’Espagne au XVII e siècle. En 2007, un
colloque les a réunis autour de Charles
Quint. Décision est alors prise d’écrire
à quatre mains cette biographie en
insistant sur la dimension européenne
de Charles Quint. Le résultat ?
A la hauteur de l’ambition. Sans l’ombre
d’un doute, leur Charles Quint peut
rivaliser avec ceux écrits par d’illustres
devanciers, tels Pierre Chaunu
et Michèle Escamilla (Fayard, 2000),
Denis Crouzet (Odile Jacob, 2016).
Duc, roi, empereur ?
Quelles sont les grandes
dates à retenir de la vie
mouvementée de cet
« empereur nomade » ?
Quelle est sa formation ?
Il est né le 24 février 1500 au palais
Prinsenhof, à Gand. Il meurt le 21 septembre
1558 au monastère de Yuste,
en Estrémadure. Un parcours géographique
qui résume presque sa vie. Duc
de Bourgogne, depuis 1506 (après la
disparition prématurée de son père
Philippe le Beau), Charles est proclamé
roi de Castille et d’Aragon en 1516, à la
mort de son grand-père maternel, Ferdinand
le Catholique, même si l’héritière
légitime du trône était sa mère
Jeanne, passée à la postérité comme
« Jeanne la Folle ». Ensuite, en 1520,
après la mort de son grand-père paternel
Maximilien I er , il est élu empereur à
Francfort et couronné roi des Romains
à Aix-la-Chapelle. Finalement, avec le
couronnement de Bologne de 1530
par les mains du pape Clément VII, il
devient empereur des Romains. S’il
apprend ainsi l’art de régner et si, après
chaque élévation à un rang supérieur,
la tâche politique qui lui incombe se
révèle de plus en plus herculéenne, sa
formation a commencé dès l’enfance.
Leur père mort, leur mère enfermée en
CHEVALIER CHRÉTIEN
Ci-contre : Portrait de Charles
Quint, par Barend Van Orley, début
du XVI e siècle (Bourg-en-Bresse,
musée du Monastère royal de Brou).
Page de gauche : Juan Carlos D’Amico,
auteur, avec Alexandra Danet,
de Charles Quint. Un rêve impérial
pour l’Europe, est professeur d’italien
à l’université de Caen-Normandie.
© SOLANUM PHOTOGRAPHISTES. © JEAN-PAUL DUMONTIER/LA COLLECTION.
anachroniques. Charles partageait ces
principesavecdenombreuxaristocrates
etlesprincesdesonépoque,HenriVIIIet
FrançoisI er .EnFrancesurtout,sonimage
a été celle d’un prince peinant à comprendre
les changements institutionnels
en cours. En réalité, il faut nuancer la
notion de rupture entre Moyen Age et
Renaissance. Bien évidemment s’annoncent
de profondes transformations éthiques,
politiques, religieuses et culturelles.
Elles n’effacent pas cependant les
aspirations de l’époque précédente : le
républicanisme savonarolien cohabite
avec la conception machiavélienne du
prince ; l’idée d’une monarchie universelles’opposeauxambitionsterritoriales
et aux tentatives d’indépendance politique
des princes, des ducs et des républiques
; l’idéal de croisade ou la croyance
dans les prophéties demeurent très
ancrés dans l’imaginaire collectif chrétien
et continuent de jouer un rôle de
première importance dans les relations
entre les Etats. Le projet politique de
Charles pouvait susciter des adhésions
parce qu’il renouait avec des attentes
messianiques, toujours vives.
19
h
Espagne, Charles et ses sœurs sont
confiés à leur tante Marguerite, la fille
de Maximilien I er , qui s’installe à Malines.
Il grandit au sein d’une culture aristocratique
moins attachéeàunebonne
formation intellectuelle qu’à l’apprentissage
du maniement des armes. De
nombreux témoignages contemporains
confirment sa dextérité dans ce
domaine où il faisait l’admiration et
la fierté de son grand-père paternel. Il
était fasciné par ce grand-père qui avait
repris à son compte l’héritage laissépar
son beau-père, Charles le Téméraire, et
voulait récupérer les territoires que
les Bourguignons estimaient usurpés
par le roi de France. Pour cela, recouvrer
l’ancien duché de Bourgogne et sa
capitale Dijon fut l’une des préoccupations
premières de Charles pendant
une bonne partie de sa vie.
Est-il homme du passé
avec son côté chevaleresque
et son projet d’un empire
universaliste chrétien ?
Charles garda constamment à l’esprit
les enseignements moraux, chevaleresques
et religieux ainsi que les coutumes
bourguignonnes dans lesquelles il avait
été élevé. Sa ligne de conduite fut pratiquement
toujours en harmonie avec les
idéaux assimilés dans sa jeunesse qui,
malgré un monde en pleine mutation
technologique (diffusion de l’imprimerie
et des armes à feu), n’étaient en rien
Face aux Etats-nations
qui se forment, l’idée
impériale est-elle encore
actuelle ? Et que signifie
alors « empire » ?
Le concept d’empire, à la Renaissance,
était polysémique, très complexe ;
impossible de le définir avec rigueur. La
« monarchie composite » de Charles
Quint et l’idée d’empire qui l’accompagne
en sont un exemple. Son élaboration
liée à une logique juridique, religieuse
et historique dans un ensemble
de territoires qui se pense potentiellement
sans frontières, comme celui de la
république chrétienne, varie sous la
plume des intellectuels contemporains.
Cette création politique originale et
unique en son temps fut un véritable
laboratoire politique de l’Europe
moderne. Ni utopique ni anachronique,
elle oblige à revoir le « paradigme étatiste
» qui avait poussé les historiens à
la considérer comme une survivance
condamnée à une extinction rapide. A
cette construction historiographique
s’oppose celle de son éternel rival, François
I er , qui apparaissait déjà comme le
souverain d’un Etat moderne. Or, en
quoi consiste la formation des Etatsnations
? S’il s’agit d’un principe de centralisation
administrative, ce phénomène
était présent bien avant le début
du XVI e siècle. En revanche, si par Etat
moderne on se réfère à la séparation des
pouvoirs législatif, exécutif ou judiciaire,
nous en sommes loin. En réalité, l’on
parle encore de république chrétienne,
le pape tient un rôle prédominant dans
les relations avec les princes chrétiens, il
est question d’investitures et de conflits
entre le souverain pontife et l’empereur,
questions d’un temps qu’on pense
souvent révolu. La lutte pour la couronne
impériale concerne Charles
Quint, Henri VIII et François I er qui tous
perçoivent leur pouvoir au travers d’un
« prisme médiéval ». Ainsi, les thuriféraires
de François I er affirment que le roi
de France veut conduire une croisade en
tant que « fils aîné de l’Eglise », reconquérir
tous les territoires qui revenaient
de droit à son royaume et qu’il ne vivrait
en paix que lorsque toute la république
chrétienne serait assujettie à son pouvoir,commeàl’époquedeCharlemagne.
La guerre de plus de trente
ans entre François I er et
Charles serait-elle justifiée ?
Dans la première moitié du XVI e siècle,
la politique nationale des Etats et leur
politique d’expansion sont surtout guidées
par des alliances matrimoniales,
© AKG-IMAGES. © AKG-IMAGES/ERICH LESSING.
des intérêts dynastiques et des revendications
familiales sur d’anciennes
possessions. Charles rêvait de reconquérir
toutes les terres de Bourgogne
que Louis XI avait arrachées à sa grandmère
paternelle, Marie de Bourgogne,
la fille du Téméraire. Il considérait aussi
que les royaumes de Naples et de Sicile
lui appartenaient en tant qu’héritier de
Ferdinand le Catholique, et qu’il avait
le duché de Milan sous son pouvoir en
tant qu’empereurduSaintEmpire.Toutefois,
la « vérité historique » de Charles
n’était pas celle de François I er qui
donnait une interprétation diamétralement
opposée des événements.
Comme Charles, François I er voulait
le royaume de Naples et le duché de
Milan sans parler du duché de Bourgogne
qu’il considérait comme acquis
au royaume de France. Ni l’un ni l’autre
n’aurait renoncé aux territoires qu’ils
estimaient leur appartenir. Leur honneur,
leur réputation, leur prestige et
leur renommée auraient été affaiblis
aux yeux de leurs enfants et des différentes
classes de la société. En outre, le
règne d’un souverain devait s’inscrire
dans le respect de ses ancêtres et de sa
tradition dynastique. Sans compromis
satisfaisant, seules les armes étaient
capables de dénouer une telle situation.
Une «bonne guerre » valait mieux
qu’une « mauvaise paix ». Si les princes
électeurs allemands et les batailles en
Italie avaient récompensé François I er
par des victoires, il se serait volontiers
rangé derrière la nécessité d’administrer
une monarchie française composite
avec à sa tête les membres de sa
famille ou des familles aristocratiques
alliées des Valois. Cependant, la défaite
à l’élection impériale et les guerres en
Italie donnèrent raison à Charles. C’est
donc à lui que revint la tâche de gérer ce
conglomérat d’Etats hétérogènes en
utilisant des membres de sa famille et
des clientèles impériales.
Vous insistez
sur les problèmes
de communication
qu’a rencontrés
cet empereur à cheval.
Comment gouverner
ce conglomérat ?
Après son élection impériale, Charles
devait organiser et consolider ces vastes
territoires qui s’étendaient des Indes
occidentales à l’Europe et où vivaient
des peuples de cultures et de langues
différentes. Comment administrer ces
royaumes, vice-royaumes, principautés
ecclésiastiques, archiduchés, duchés, villes
libres où les lois et les formes de gouvernement
différaient ? La nécessité de
les unifier politiquement, administrativement
et, dans une certaine mesure,
socialement, impliqua un nouveau
mode de gestion. Charles Quint chargea
le chancelier Mercurino Arborio de Gattinara,
un juriste italien, de donner une
structureplusrationnelleàcetensemble
hétéroclite afin de garantir aux Habsbourg
une influence prépondérante
dans l’ensemble de l’Europe. Face à une
tâche d’une telle ampleur, de nouvelles
méthodes, fonctions et structures
furent mises alors en place qui se distinguèrent
de celles des autres royaumes
européens. Ainsi naquit, avec une fonction
consultative, le Conseil d’Etat, véritablecentrenévralgiquedupouvoirqui
s’occupait essentiellement de politique
étrangère.Silechancelieren déterminait
lesquestionsdébattueset l’ordredesdiscussions,
l’empereur le présidait. L’administration
intérieure des royaumes espagnols
fut confiée au Conseil d’Aragon et
au Conseil de Castille, l’administration
financière échut au Conseil des finances.
D’autres organismes furent créés par la
suite, comme le Conseil des Indes. Avec
toujours un but : rationaliser l’administration.
Un autre élément de modernité
futuneorganisationdeladiplomatieliée
à la structure de l’empire et à sa politique
internationale. Les finances impériales
garantirent une présence constante des
ambassadeurs impériaux dans les villes
européennes les plus importantes. Pour
assurer une relation efficace avec les
agents diplomatiques, fut mis sur pied
un système postal grâce à un contrat
passé avec la famille Tassis (futur Taxis)
pour gérer le service postal à l’intérieur
DYNASTIE IMPÉRIALE
Page de gauche : L’Empereur
Maximilien I er et Marie de Bourgogne
avec leur fils, Philippe le Beau
(en haut, au milieu), et leurs petits-fils,
Ferdinand I er et Charles Quint, et
Louis II de Hongrie, époux de leur petitefille
Marie (en bas, de gauche à droite),
par Bernhard Strigel, après 1515
(Vienne, Kunsthistorisches Museum).
Ci-contre : Buste de Charles Quint,
par Leone et Pompeo Leoni, 1553-
1555 (Madrid, Museo del Prado).
des territoires administrés par les Habsbourg
et une connexion avec les territoires
italiens. Des milliers de lettres circulaient
dans toute l’Europe, mais malgré
la quantité d’hommes, de chevaux et de
bateaux mis à disposition de ce service,
le temps que la correspondance mettait
à parcourir une même distance variait
considérablement.
Le nouveau monde
semble absent de votre
ouvrage en dehors
de quelques silhouettes,
telle celle de Cortès ?
Nous nous sommes limités à analyser
la stratégie politique de Charles Quint
en Europe, stratégie due en grande partie
à Gattinara. En s’appuyant sur le
mythe de la monarchie universelle et le
triomphe final du christianisme, elle
avait comme objectifs la destruction
de la monarchie française et la suprématie
des Habsbourg en Europe. L’or
en provenance des Indes occidentales
était avant tout un recours providentiel
pour mener à bien ce projet politique
en couvrant les dettes contractées
pour obtenir la suprématie militaire
en Europe. Ainsi, la Castille garantit sa
fidélité à la Couronne et consentit à lui
fournir les soldats et l’argent indispensables
au maintien du système impérial.
Cela conduira ce royaume au bord de la
faillite alors qu’une bonne partie de sa
population était écrasée par la misère,
malgré l’abondance de richesses en
provenance des Indes occidentales.
Charles Quint a-t-il eu
conscience que sa politique
se solderait par un double
échec, contre les Turcs
et contre les protestants ?
En Allemagne, Charles Quint avait
obtenu la consécration de son pouvoir.
Paradoxalement, ce furent les difficultés
auxquelles il se heurta dans ce pays
qui provoquèrent l’échec de son programme
politique. Les exigences des
princes allemands, les problèmes religieux
qui ruinaient l’unité du monde
chrétien et le conflit avec son frère pour
la succession impériale l’amenèrent à
différer constamment la réalisation
d’un projet qui devait être l’œuvre de sa
vie. Il concentra tous ses efforts pour
fairedesonfils Philippelesuccesseurde
son frère Ferdinand à la tête du Saint
Empire en négligeant la résistance de
son frère et de son neveu Maximilien.
Le projet dynastique échoua : les
21
h
UN EMPEREUR À CHEVAL
Ci-contre : Portrait équestre de Charles
Quint à Mühlberg, par Titien, 1548
(Madrid, Museo del Prado). Le 24 avril
1547, Charles Quint remporta, à Mühlberg,
à environ 150 km au sud de Berlin,
une victoire écrasante contre les princes
protestants allemands du Nord, unis
sous la bannière de la ligue de Smalkalde.
Malgré cette victoire, l’empereur dut signer,
en 1555, la paix d’Augsbourg, qui accordait
aux Etats luthériens la possibilité de choisir
entre les deux confessions chrétiennes.
Habsbourg n’avaient plus un seul chef,
mais deux branches et deux dynasties.
Est-ce la raison de sa
retraite après ses deux
abdications volontaires
(1555 et 1556) dans
le monastère de Yuste ?
Son abdication suscita la surprise et
l’étonnement dans toute l’Europe.
L’échec de ses projets politiques, l’hostilité
du nouveau pape Paul IV, une condition
physique détériorée, ainsi qu’une
certaine fatigue de vivre peuvent expliquer
cette décision. Quant à sa retraite,
certains historiens ont mis en évidence
son aspect mystique. L’empereur était
arrivé dans ce monastère des montagnes
d’Estrémadure pour y expier ses fautes,
être en paix avec sa conscience et se préparer
au jugement divin. Il poursuivait la
pratique religieuse qu’il avait exercée
avec zèle pendant ses années au pouvoir.
Iln’étaitnicloîtrédansunecellule,niisolé
durestedumonde.Ilavait fait construire
une demeure seigneuriale bâtie sur deux
étages qui jouxtait la chapelle du monastère.
Ornée de colonnes toscanes, couronnée
par une large terrasse couverte,
cette bâtisse de style Renaissance s’intégrait
parfaitement à l’austère architecture
du monastère. L’abandon de la vie
séculaire fut partiel. Charles continua à
s’occuper de politique. Des lettres arrivaient
à Yuste en provenance de toute
l’Europe. Ses enfants lui écrivaient,
demandaient des conseils et le tenaient
informé de l’évolution des affaires. Ses
journéesétaientparfaitementrythmées:
le matin, prière, messe, examen des affaires
courantes avec ses secrétaires, repas ;
l’après-midi, potager, pêche dans le bassin,
visites qu’il recevait, souper. Les soirs
d’été, il aimait s’attarder sur la terrasse ou
le mirador pour profiter de la fraîcheur.
Une belle mort ?
L’empereur avait alors 58 ans. Sa santé
précaire faisait de sa vie quotidienne un
véritable calvaire. De terribles crises de
goutte l’empêchaient parfois de marcher
et ses gentilshommes de chambre
© DOMINGIE & RABATTI/LA COLLECTION.
devaient alors le déplacer sur une litière.
Illuiétaitdevenuimpossibledemonterà
cheval.Toutefois,ilnerenonçaitpasàl’un
de ses plaisirs, les mets succulents salés et
épicés accompagnés d’une bonne bière
glacée. Son jeune médecin Henri Mathys
de Bruges n’avait pas la tâche facile et il
écrivait quotidiennement des lettres à la
régente Jeanne sur l’état de santé de son
père et sur sa difficulté à lui faire changer
ses habitudes alimentaires. Pendant
les premiers jours de septembre 1558,
la santé de Charles empira. Il vomissait
constamment. La nuit du 16 septembre,
il eut un accès de froid accompagné d’un
vomissement de bile noire, suivi d’une
violente attaque de fièvre qui le paralysa
et le priva de la parole pendant une journée
entière. Le 19 septembre, nouvelle
crise avec les mêmes symptômes. Le
matin du 21 septembre, l’empereur
fut certain que son heure était arrivée.
Les moines se réunirent autour de son
lit pour réciter des prières pour les
agonisants. Charles demeura toujours
conscient, il ne perdit ni connaissance ni
l’usage de la parole. Il demanda un crucifix,l’embrassaet
letint sur sapoitrine.Un
instant plus tard, il émit deux ou trois
profonds soupirs et il s’éteignit. L’homme
qui avait été le plus puissant de la terre
était mort de malaria.2
À LIRE
Charles Quint.
Un rêve impérial
pour l’Europe
Juan Carlos
D’Amico et
Alexandra Danet
Perrin
768 pages
27 €
H OMMAGE
Par Jean-Louis Voisin
L’Antiquité
au cœur
Spécialiste de l’histoire des religions de l’Antiquité grécoromaine,
Marie-Françoise Baslez s’est éteinte le 29 janvier 2022.
Elle laisse une œuvre dense, rigoureuse et érudite.
« Je fais de l’histoire au ras du sol », aimait à
dire, avec un brin de coquetterie, Marie-
Françoise Baslez. Elle signalait ainsi qu’elle
s’attachait d’abord aux realia, aux textes
épigraphiques, aux approches concrètes de
l’histoire plutôt qu’aux grandes constructions
intellectuelles abstraites. Pourtant, de
fait, cette Angevine fière d’un passé familial
«chouan » appartenait au cercle des intellectuels
par son parcours d’excellence,
jalonné de prix littéraires : Ecole normale
supérieure de jeunes filles, première à l’agrégation
féminine d’histoire en 1970, postes de
maître-assistante à l’ENS et dans différentes
universités avant d’accéder au professorat
en 1993, à Orléans, puis Rennes, Paris-Est-
Créteil (Paris-XII), enfin à Paris-Sorbonne
(Paris-IV) en 2010 où elle occupait la chaire
d’histoire des religions de l’Antiquité. Enseignante
donc, une remarquable enseignante,
exigeanteetgénéreuse,unedecellesdontles
étudiantssesouviennenttouteunevie.Mais
également, une historienne hors pair. Si elle
a beaucoup écrit, organisé des colloques,
publié une centaine d’articles spécialisés,elle
tenait à informer un public plus large que
celuidesspécialistesdesavancéesfaitesdans
sondomaine:c’estlaraisonpourlaquelleelle
accepta avec joie de participer dès l’origine
au conseil scientifique du Figaro Histoire.
La cité grecque était le monde premier
desarecherchehistorique,qu’elleatrèsvite
dépassé. Dès sa thèse de troisième cycle,
Recherches sur les conditions de pénétration
et de diffusion des religions orientales à Délos
(II e -I er s. avant notre ère), soutenue en 1972 et
publiée en 1977, s’affirment trois thèmes qui
irriguerontjusqu’auboutsontravail:lechoix
de l’époque hellénistique où les courants
© DIDIER GOUPY/SIGNATURES.
d’échanges sont puissants et variés en particuliersurl’îledeDélos,danslesCyclades,qui
est privée de son indépendance peu avant
le milieu du II e siècle av. J.-C. et où la majeure
partie de la population est formée d’Orientaux;l’intérêtpourlesfidèlesquiaccueillent
etdiffusentdesdivinités,carpourelle«l’histoire
des religions ne doit pas être une simple
théologie », donc le recours constant aux
inscriptions, seuls témoignages qui dévoilent
le statut des fidèles et la nature du dieu
qu’ils invoquent ; l’attention portée aux
associations placées sous le patronage de
dieux orientaux qui forment de nouveaux
cadres pour la vie religieuse.
Sa thèse d’Etat sur les étrangers à Délos
poursuivit logiquement cette recherche qui
déboucha sur un essai, L’Etranger dans la
Grèce antique (1984, rééd. 2008). Salué par la
communauté scientifique, accessible à tous,
l’ouvragepermetàMarie-Françoised’approfondir
la qualité de citoyen et d’élargir son
horizon : elle se tourne vers un voyageur par
excellence,Paul,l’apôtrePaul,juifetcitoyen
romain, à qui elle consacre une biographie
magistrale (1991). Elle ouvre un passage
entreleportraitidéaletstéréotypéetlaréalité
d’une personnalité complexe, «homme
de Dieu, qui vécut sa vie pour Dieu ». Puis,
dans le sillage de Paul, elle explore avec
Jean-Marie André le monde des voyages
dansl’Antiquité(1993),analyselesrapports
entre judaïsme, hellénisme et christianisme
dans Bible et histoire (1998) et livre une synthèse
ambitieuse, brillante et réussie sur
Les Persécutions dans l’Antiquité. Victimes,
héros, martyrs (2007).
Désormais,ellenecessedetravaillersurles
premiers temps du christianisme sans que
sa foi catholique, vive et engagée, n’interfère
avec ses enquêtes. A côté d’un Dictionnaire
historique des évangiles (2017), elle croise
le fer avec Paul Veyne sur les raisons de la
conversion de Constantin (Comment notre
monde est devenu chrétien, 2008) et défriche
deux pistes peu empruntées, celles des
réseaux et des correspondances épiscopales
(Les Premiers Bâtisseurs de l’Eglise, 2016) et
celle de L’Eglise à la maison (2021), son dernier
essai. Il raconte l’histoire des premiers
chrétiens qui tout en «faisant communauté
dans une maison » ne se renferment pas sur
eux-mêmes, mais apprennent pas à pas à se
situer dans une société et dans une culture
quelechristianismeestencoreloindefaçonner.
Deux ouvrages qui retrouvent dans le
christianisme les thèmes affirmés pour le
paganisme dès sa recherche sur Délos.
J’ajoutequeMarie-Françoiseétaitunemerveilleuse
amie qui avait su tisser un réseau
d’amitiés. Elle s’accommodait de nos différences
que nous cultivions par jeu érudit.2
23
h
H ISTORIQUEMENT
Par Jean Sévillia
INCORRECT
ÇA IRA MIEUX DEMAIN
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
24
h
© BALTEL/SIPA.
Unpostulat domine, depuis quelques
années, la vie publique française : le
clivage gauche-droite serait dépassé,
puisque la droite s’est ralliéeaux idées sociétales
de la gauche et que la gauche s’est rangée
aux lois économiques du marché, naguère apanage de la
droite. Le véritable clivage opposerait désormais les progressistes
aux populistes ou aux conservateurs. Emmanuel Macron a, quant
à lui, franchement choisi son camp. « Le véritable clivage aujourd’hui
est entre les conservateurs passéistes (…) et les progressistes
réformateurs qui croient que le destin français est d’embrasser la
modernité », écrivait-il, en 2017, dans son livre Révolution. Le futur
chef de l’Etat s’y était engagé à « réinventer » la France et à lutter
contre «l’immobilisme » en levant les «blocages ». En 2022, candidat
à sa succession, il s’est contenté, du fait de la situation internationale,
d’une déclaration de candidature d’un format modeste,
mais où il assurait que «l’enjeu est de bâtir la France de nos enfants,
pas de ressasser la France de notre enfance ». Une affirmation qui
posait en principe que le monde de demain devrait nécessairement
être meilleur que celui d’hier, conception propre au progressisme,
idéologie qui présupposeun progrès inéluctable, non point
seulement dans le domaine technique ou scientifique, qui relève
de l’évidence, mais dans le domaine politique, social, moral et
culturel, que l’expérience historique ne vérifie pourtant pas. En
quoi, par exemple, le XX e siècle, qui vit deux guerres mondiales, le
goulag, Auschwitz et Hiroshima, aurait-il été plus civilisé que le
siècle de Périclès ou celui de Louis XIV ?
C’est en vue d’explorer ce panorama idéologique que trois universitaires
ont entrepris une œuvre collective d’une dimension
considérable puisqu’elle s’est traduite, in fine, par la parution de
trois dictionnaires de plus de 1 200 pages chacun. En 2017, Christophe
Boutin, professeur à l’université de Caen-Normandie où il
enseigne le droit constitutionnel et l’histoire des idées politiques,
Olivier Dard, professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne Université,
et Frédéric Rouvillois, professeur de droit public à l’université
Paris-Descartes, codirigeaient un Dictionnaire du conservatisme.
Deux ans plus tard, les mêmes patronnaient un Dictionnaire
des populismes. Cette année, enfin, leur Dictionnaire du progressisme
vient achever le triptyque. Chacun des volumes a fait appel à
une centaine de collaborateurs, dont certains ont participé à deux
Après deux premiers opus consacrés
au conservatisme et aux populismes,
Le Dictionnaire du progressisme
vient clore le monumental triptyque
fruit du travail collectif de plus
d’une centaine de contributeurs.
dictionnaires, voire aux trois, si bien que la liste des contributeurs,
philosophes, juristes, historiens, sociologues ou journalistes, forme
un ensemble éblouissant. Retenons notamment, outre les trois
codirecteurs qui ont signé de nombreuses notices, les noms d’Eric
Anceau,EugénieBastié,PhilippeBénéton,GuillaumeBernard,Jean-
Paul Bled, Mathieu Bock-Côté, Rémi Brague, Stéphane Courtois,
Chantal Delsol, Alexandre Devecchio, Patrice Gueniffey, Jean-Louis
Harouel, Alain Lanavère, Gérard Leclerc, Anne-Marie Le Pourhiet,
Pierre Manent, Philippe Pichot-Bravard, Olivier Rey, Ingrid Riocreux,
Catherine Rouvier, Jacques de Saint Victor, Pierre-André
Taguieff ou Arnaud Teyssier. Une équipe rédactionnelle orientée
dans un sens conservateur que les maîtres d’œuvre ne cherchent
pas à dissimuler, mais qui n’est pas non plus un parti pris systématique,
car ce sont les compétences qui ont été recherchées.
Premier paru, Le Dictionnaire du conservatisme visait à explorer
la pensée conservatrice sous toutes ses formes, et pas seulement
en France, à travers ses permanences, depuis Burke et les penseurs
contre-révolutionnaires du XIX e siècle, mais aussi son renouveau
actuel. Un renouveau tangible, à partir des années 2000-2010, à
travers le virage idéologique opéré par des intellectuels qui avaient
commencé leur carrière à gauche mais que leur désaccord avec le
credo multiculturaliste devenu la norme chez les ex- ou postmarxistesatransforméspeuàpeuenadversairesdeleursamisd’hier
(un personnage comme Alain Finkielkraut est très représentatif de
cette tendance), ou par l’émergence d’une jeune génération de journalistes,
d’essayistes ou d’universitaires décidés à rompre des lances
avec le politiquement correct et aidés en cela, outre leur talent, par
la diversification des moyens audiovisuels, notamment la multiplication
des débats sur les chaînes d’information en continu, et par la
caisse de résonance créée par les réseaux sociaux.
En France, le mot «conservateur », apparu en 1818 à l’occasion
de la fondation du journal de Chateaubriand, Le Conservateur,
n’a jamais acquis une légitimité indiscutée.Defait, il a été peu utilisé,
au rebours de l’Angleterre ou des pays germaniques, sauf à la
fin du XIX e siècle pour désigner des monarchistes privés de roi.
© BEN BIRCHALL/PRESS ASSOCIATION IMAGES/MAXPPP.
UN MONDE « MEILLEUR »
Ci-contre : à Bristol,
le 7 juin 2020, après avoir
déboulonné la statue
du négrier britannique
Edward Colston (1636-
1721), les manifestants
du mouvement Black
Lives Matter l’ont
jetée dans les eaux
du port de la ville.
Parmi les 260 entrées
du Dictionnaire
du progressisme,
on trouve notamment :
cancel culture,
empathie, homéopathie,
métissage, parité,
selfie, vivre-ensemble
et même Zorglub.
Le fait même que le terme soit dorénavant revendiqué, alors qu’il
était hier inusité ou même proscrit par la droite, marque un
changement de paradigme.
Publié en 2019, Le Dictionnaire des populismes annonçait, par le
pluriel employé dans son titre, le caractère protéiforme de son
objet, car il est impossible de donner une définition unique du
populisme, terme le plus souvent méprisant ou insultant, qui
appartient au vocabulaire de la polémique plus qu’à un concept de
science politique. La tendance, de nos jours, est de qualifier de
populistes des hommes et des partis qui n’ont d’autre point commun
que d’être apparus hors des élites traditionnelles. En effet, quel
rapport entre Napoléon III et Lénine ? Entre les ligues des années
1930etlesgiletsjaunes?EntreMussolinietJean-MarieLePen?Entre
le Serbe Slobodan Milosevic et le Britannique Nigel Farage ? Entre le
mouvement Tea Party aux Etats-Unis et la Lega Nord italienne ?
Troisième volet du triptyque élaboré par Christophe Boutin,
Olivier Dard et Frédéric Rouvillois, Le Dictionnaire du progressisme,
qui vient de paraître, explore en 260 notices toutes les facettes
d’une idéologie dont les origines remontent aux Lumières – l’idée
d’un progrès indéfini, horizon sécularisé de la destinée humaine –,
et dont les développements les plus récents se manifestent à travers
la cancel culture et le courant woke. Derrière la variété des thèmes
abordés dans les pages de ce précieux dictionnaire (antiracisme,
bougisme, cosmopolitisme, droit à la différence, féminisme,
inclusivisme, métissage, résilience, unisexe, vivre-ensemble…) se
déploie une vision du monde basée sur une philosophie et une
anthropologie dont les critères marquent une rupture avecla pensée
réaliste née à Athènes, Jérusalem et Rome : plus rien ne relève
d’un donné permanent, transmis à travers les siècles, tout relève
d’un mouvement perpétuel, d’une évolution sans fin, d’un univers
sans limites,sans barrières et sans frontières. Significativement, cet
univers liquide est envahi par des termes anglo-saxons qui fournissent
autant de notices à ce dictionnaire : anywhere, nudge, open
space,safespace,start-up.Lenéoprogressisme,enréalité,constitue
une double rupture, avec l’ancienne tradition occidentale, mais
aussi avec la pensée issue des Lumières. « L’homme augmenté des
progressistes du XXI e siècle, soulignent Boutin, Dard et Rouvillois
dans leur introduction, se situe au-delà de l’humain – et il y a donc
tout à la fois une continuité avec le progressisme révolutionnaire et
un dépassement de celui-ci. »
Sil’utopieprogressiste eutseslettresdenoblesse,aumoinssurle
plan littéraire, au XVIII e siècle, elle se déconsidère, aujourd’hui, par
l’indigence de sa construction intellectuelle et la pauvreté de son
vocabulaire quand on se situe sur le terrain du woke. De la crise
sanitaire à la guerre en Ukraine, la période récente ne témoigne
d’aucun progrès pour l’humanité, bien au contraire. « On néglige
trop souvent la capacité des hommes à ne pas voir les choses telles
qu’elles sont », observe Frédéric Rouvillois. Qui ajoute avec ironie
que « c’est pourtant grâce à elle que le progressisme a encore un bel
avenir devant lui. » 2
À LIRE
Christophe Boutin,
Frédéric Rouvillois, Olivier Dard (dir.)
Le Dictionnaire du conservatisme,
Cerf, 2017, 1 072 pages, 33 €.
Le Dictionnaire des populismes,
Cerf, 2019, 1 216 pages, 30 €.
Le Dictionnaire du progressisme,
Cerf, 2022, 1 232 pages, 39 €.
25
h
À LIVRE OUVERT
Par Michel De Jaeghere
La
Marée du soir
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
26
h
«
© ERIC GARAULT/PASCOANCO.
Faire des rêves au-dessus de mes moyens ? Finalement, qu’ai-je fait
d’autre ? » Jean-Marie Rouart avait consacré, il y a un peu plus
de vingt ans, un livre magnifique à sa Jeunesse à l’ombre de la
lumière. Il y avait évoqué avec bonheur l’extraordinaire écheveau
d’amitiés, d’alliances et de mariages qui lui avait valu de naître dans
une famille où se croisaient Manet, Degas, Berthe Morisot, Ernest
Chausson, Paul Valéry ; où l’on vendait, de temps à autre, un Renoir,
un Corot pour partir en vacances en Italie. Il a remis ici sur le métier
son autobiographie en s’attachant à sa carrière de journaliste. Rien
de pesant, de solennel, en dépit de l’inquiétude que pourrait provoquer
son titre, dans cette évocation pleine de charme et de drôlerie.
OnsuitaucontrairelenarrateurcommeCandideduFigaroauQuotidien
de Paris et du rond-point des Champs-Elysées à l’immeuble Art
déco de la rue du Louvre où il lui sera donné de diriger Le Figaro littéraire
dans le bureau aux parois d’acajou où Aragon écrivait pour Ce
soirsesodesàStaline.OncroiselesfiguresoubliéesdeJeanProuvost,
Louis Gabriel-Robinet, la silhouette monacale et rugueuse de Max
Clos, François Mauriac, Michel Déon, Geneviève Dormann («une
Jeanned’Arcqui,plutôtquedeselivreraubûcher,auraitrôtilebalai»),
Robert Hersant, Philippe Tesson, tant d’autres, comme autant de
fantômes d’un monde évanoui, où les huissiers à chaîne posaient
respectueusement le courrier et la presse sur le bureau de journalistes
qui n’auraient pas eu idée de venir au journal sans cravate.
C’est parfois l’abbaye de Thélème, quand Félicien Marceau voisineavecMichel
Mohrt,quandLucienBodard dialogueavecPierre
Schoendoerffer ou Claude Lévi-Strauss avec Maurice Rheims. Parfois
la soupe à la grimace, quand les embardées de l’auteur dans
l’univers impitoyable des compagnies pétrolières ou sa défense du
jardinier Omar Raddad lui valent deux mises à l’écart successives.
«Souple, ondoyant et divers », Jean d’Ormesson illumine ces pages
de sa présence solaire, de ses citations, de ses bons mots, quand
même Jean-Marie Rouart ne cache rien de son peu de dispositions
pour diriger un journal qui n’était guère pour lui qu’un Saint-
Fargeau de fonction, et dont la gestion quotidienne et la nécessité
de trancher lors des crises le plongeaient dans un profond ennui.
Raymond Aron promène son intelligence abstraite, ses ambitions
déçues, le sentiment tragique d’une supériorité insuffisamment
Avec Mes révoltes, Jean-Marie Rouart
publie une autobiographie à touches
légères qui est aussi une interrogation
sur le sens de la vie.
comprise, trop imparfaitement reconnue, au milieu de ce qui lui
apparaît comme « un lumpenprolétariat peu diplômé, à la culture
lacunaire etsurtoutàl’intelligencedéficientepuisqu’illajugeaitselon
le critère suprême à ses yeux : lui-même ».
Le livre va pourtant au-delà d’une savoureuse collection de portraits,
d’une évocation nostalgique d’un monde disparu. En alternantavecuneironieféroce,unhumourdésarmé,désarmant,lerécit
de ses premiers essais littéraires, de ses doutes et de ses déconvenues,
ses échecs amoureux, ses illusions, ses espérances, ses escapades
dans le monde des privilégiés dont la vie n’est qu’un long déjeuner
de soleil, le bonheur de vivre une habitude, avec les incursions
quesonmétierluidonnedefaireparmilesdamnésdelaterre,l’enfer
de la prostitution, les magistrats aux ordres, les policiers corrompus,
Jean-MarieRouartpoursuitenréalitéunemêmeinterrogationsurle
sens que peut avoir une vie où l’ombre coexiste aussi abruptement
avec la lumière, où la quête de la beauté et l’amour de la littérature,
soudain, semblent vains, à côté du règne de l’injustice.
LePetitPalaisaconsacré,l’andernier, unejolieexpositionauxtoiles
d’Augustin Rouart, son père. On y admirait paysages, marines,
portraits d’enfants brossés d’une touche légère, aérienne, dans des
colorisd’uneincroyablefraîcheur.Ondécouvredanscelivre(c’était
l’angle mort du feu d’artifice, dans Une jeunesse à l’ombre de la
lumière) que l’auteur de ces toiles tout imprégnées d’un extraordinaireamourdescouleursdelavieavaitconnuenréalitélagêne,une
existence rendue mesquine par l’absence de ressources, dans un
appartement oùnesourdaitqu’unelumièregrise,oùlesilenceétait
compact, où l’ennui se teintait de mélancolie. Jean-Marie Rouart
a-t-il porté, plus qu’il ne se l’est avoué, la marque de ces tristesses ? Il
nous montre aujourd’hui sa propre vie traversée par une tension
semblable,entrelespageséclatantes,oùl’existenceestunefêteperpétuelle,
au soleil de la Corse ou de la Grèce, en compagnie de jolies
femmes et de brillants esprits, et la lancinante interrogation à
laquelle il aura tenté de répondre par la littérature. Il y contemple
les allers et retours du destin avecla gravité sereine prêtéepar Montherlant
aux enfants qui assistent sur la plage à la destruction lente
et inexorable de leurs châteaux de sable par la marée du soir.2
Mes révoltes, Gallimard, 288 pages, 20 €.
C ÔTÉ
LIVRES
Par Jean-Louis Voisin, Michel De Jaeghere, Frédéric Valloire, Charles-
Edouard Couturier, Eric Mension-Rigau, Marie Peltier, Isabelle Schmitz,
Olivia Jan, Philippe Maxence, Henri-Christian Giraud et Geoffroy Caillet
Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg
Grâce à Nietzsche et à son Ainsi parlait Zarathoustra, ce personnage
est connu de tous. Est-il proche du Zarathoustra (ou Zoroastre,
son nom gréco-latin) «historique », «fondateur » d’une très
antique religion ? Très peu, dit cet universitaire allemand, spécialiste
de cette croyance qui compte aujourd’hui quelque 130 000 adeptes
disséminés dans le monde entier, notamment en Iran et en Inde
où ils se nomment «parsis ». D’après des documents écrits, le dieu
que Zarathoustra (peut-être entre 1000 et 800 av. J.-C.) invoquait
et interrogeait s’appelle Ahura Mazdâ, ce qui signifie «maître de sagesse », que les rois
de l’ancienne Perse adoraient. S’agit-il d’une attitude morale fondée sur la lutte du bien
et du mal ou d’une religion avec ses rites, ses préceptes, ses prêtres ? Peut-on en saisir
l’origine ? Questions délicates auxquelles ce petit essai répond avec précision et, autant
que possible, limpidité. J-LV
Les Belles Lettres, 168 pages, 19 €.
La Chute de Babylone, 12 octobre 539 av. J.-C.
Francis Joannès
Cette date du 12 octobre 539 av. J.-C. évoque-t-elle pour vous
un événement majeur ? Une date clé de l’histoire universelle assure
l’auteur, l’un des meilleurs spécialistes de la Mésopotamie antique.
Ce jour-là, Babylone et son empire, celui de Nabuchodonosor,
tombe aux mains des Perses du roi Cyrus. Naît alors l’Empire perse
qui s’étendra de la mer Egée au golfe Persique ! Un séisme, même
si la Babylone que l’on visite dans l’ouvrage survit. Pourquoi en
quelques jours une puissance qui se réclamait d’une antiquité vieille de dix-sept siècles
pour justifier sa prééminence sur l’Orient s’écroule-t-elle ? La responsabilité principale
en revient-elle à Nabonide (556-539 av. J.-C.), son dernier roi, âgé, lettré, archéologue,
réformateur, visionnaire et traditionaliste, dévot et pieux ? Sur cette période trop
délaissée, compliquée parfois, voici un exposé clair et documenté, avec un portrait
fouillé et surprenant du dernier roi. J-LV
Tallandier, 384 pages, 23,50 €.
Les Dix-Mille. Xénophon. Edition établie par Pascal Charvet et Annie Collognat
«Thalassa ! Thalassa ! » : chacun connaît le cri de joie des mercenaires grecs lorsqu’ils
aperçurent, du mont Théchès (au sud de Trapézonte), la mer Noire au-delà du pays
des Macrons. C’était en mai 400 av. J.-C. Leur commandant était Xénophon. Il rapportera
leur épopée, L’Anabase, à travers l’Empire perse, près de 6 000 km, pour aider Cyrus
le Jeune à prendre le pouvoir. Cette traduction se distingue par sa précision, sa légèreté,
sa volonté de rafraîchir le texte sans verser dans la démagogie
(mesures et toponymes grecs sont donnés mais immédiatement
transcrits dans leurs équivalents modernes) et par des annexes
importantes (plans des batailles, place des femmes dans cette
expédition, rencontre avec les Barbares, etc.). Avec, en plus, deux
brillantes introductions : l’une de Stéphane Gompertz, ancien
ambassadeur, sur ce que serait l’expédition des Dix-Mille aujourd’hui,
passant par quatre pays modernes, Grèce, Turquie, Syrie, Irak ; l’autre
des deux traducteurs pour présenter le texte et son auteur. J-LV
Phébus, 640 pages, 28 €.
Libre comme une déesse grecque
Laure de Chantal
«La femme est le meilleur de l’homme » :
les Grecs, les premiers, l’avaient compris.
Normalienne et agrégée de lettres
classiques, Laure de Chantal le montre
en décryptant pour nous avec une rare
finesse quelques-uns de leurs mythes
au fil d’un savoureux voyage dans
la mythologie. Athéna n’est-elle pas
la divinité bienfaisante aux mortels, dans
un Olympe dont les dieux sont le plus
souvent vindicatifs, odieux et injustes ?
Hélène n’avait rien d’une ravissante
idiote : la preuve en est qu’elle parvint
à faire accroire à son époux que Pâris
n’avait enlevé que son double, un simple
simulacre, tandis qu’elle l’avait sagement
attendu, intacte, en Egypte. Antigone
a rendu à l’humanité l’immense service
de poser, par son geste, les bases d’une
organisation politique fondée sur
la Justice, le respect des lois inébranlables
qui échappent à la volonté du pouvoir.
En Iphigénie, mieux encore, la vierge pure
qui souffre et se sacrifie pour un peuple
qu’elle transfigure en le hissant au-dessus
de la discorde et de la barbarie, avant de
renaître comme l’hypostase d’Artémis, est
pressenti, préfiguré, le message du Christ.
En faisant revivre sous nos yeux héroïnes
et déesses, l’auteur fait mieux que la plus
efficace des professions de féminisme :
elle nous offre une méditation savoureuse
sur ce qu’à travers ses figures de femmes,
l’Antiquité continue à nous dire du sens
de nos vies. MDeJ
Stock, 250 pages, 19,50 €.
27
h
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
28
h
L’Or et la Pourpre à la cour
de Byzance (X e siècle). Michel Kaplan
La France possède une brillante équipe de
byzantinistes mal connue. Voici l’occasion
de faire sa connaissance. Cet essai bien écrit,
clair, pourvu d’un glossaire (indispensable),
met en valeur deux caractères de l’Empire
byzantin : la constante prégnance de
l’idéologie impériale, à savoir la conviction
que l’empereur est le lieutenant de Dieu
sur terre, et sa manifestation la plus nette et
la plus spectaculaire, le cérémonial de cour.
Ce dernier est connu grâce à un écrit de
l’empereur Constantin VII Porphyrogénète
(913-959), Le Livre des cérémonies. L’ouvrage
de cet intellectuel couronné nous ouvre
le grand palais de Constantinople, permet
d’assister au fonctionnement de la vie
de cour, très codifiée, de l’hippodrome
à Sainte-Sophie, et de côtoyer les courtisans
obnubilés par les dignités et les richesses.
Une conclusion s’impose : rouage essentiel
du pouvoir, la Cour se révèle un système
d’une efficacité hors du commun
qui perdure onze siècles ! FV
Les Belles Lettres, « Realia », 256 pages, 25 €.
Harald à la dent bleue.
Viking, roi, chrétien. Lucie Malbos
Si son surnom «Bluetooth » est aujourd’hui
mondialement connu, l’histoire de
Harald I er , roi des Danois au temps des
Vikings, est quant à elle méconnue et voilée
d’incertitudes. Unificateur du Danemark
au X e siècle, initiateur du christianisme
sur sa terre, il arrima, par son œuvre
politique, économique et culturelle, le pays
au monde européen. Pour tirer de l’oubli
le bâtisseur du Danemark, Lucie Malbos
s’adonne à une véritable fouille au cœur
des rares documents écrits, mais aussi
de l’archéologie, des inscriptions runiques
et des monnaies ; elle en extrait
une synthèse rigoureuse
du règne de Harald I er ,
étayée de cartes, de plans
et d’un cahier central
d’illustrations, qui saura
satisfaire les rêveurs
et les curieux du «monde
du Nord ». C-EC
Passés Composés, 288 pages, 22 €.
Tristan et Iseut. Un remède à l’amour. Michel Zink
On connaît la légende. Iseut doit épouser le roi Marc, oncle de Tristan. De sa mère,
elle a reçu un philtre que devront boire les deux époux au soir de leurs noces.
Mais Tristan et Iseut le boivent et sont immédiatement saisis d’une passion irrésistible
l’un pour l’autre. Grand spécialiste de la littérature médiévale, Michel Zink procède
à une relecture contextualisée de cette légende en s’appuyant sur l’analyse très fine
des multiples œuvres qui, à partir de 1170, racontent, avec des variantes, l’histoire
de cet amour transgressif. Il nous montre cette légende telle que la voyait le Moyen
Age, moins comme un modèle d’amants parfaits, invention du XIX e siècle portée
à son faîte par le génie de Wagner, que comme un remède à l’amour. Ainsi le philtre,
loin de ressembler à un anneau de mariage, est perçu comme une contrainte exercée
sur l’amour. Si les deux héros souffrent, ils usent de mille ruses et stratagèmes pour
se retrouver clandestinement et parer aux délations. Certes, Marie de France, avec
son Lai du chèvrefeuille, a la tendresse de prêter à Tristan un amour conforme aux
règles de la fin’amor, mais les troubadours et Chrétien de Troyes portent un jugement
plus réservé sur cet amour déraisonnable et inquiétant. Une allègre promenade
dans l’imaginaire médiéval, alliant l’humour à l’érudition. EM-R
Stock, 180 pages, 18,50 €.
Les Derniers Païens. Les Baltes face aux chrétiens,
XIII e -XVIII e siècle. Sylvain Gouguenheim
L’auteur a le chic pour dénicher des sujets méconnus. Qui avant
lui s’était penché en France sur cette question ? En un mot, une terre
inconnue. Tout y est nouveau, tout est à apprendre, telle l’existence
du grand-duché de Lituanie qui s’étend entre Baltique et mer Noire,
principauté dirigée par des païens aux XIII e et XIV e siècles, un cas
unique en Europe. Ignorés de l’Antiquité, ces peuples (Prusses, Lives,
Lettons, Lituaniens) se fixent à la fin du XII e siècle dans l’espace
actuel des pays Baltes. Dépourvus d’écriture, ils ne sont connus que par des missionnaires,
des marchands et surtout à partir du XIII e siècle par les récits de leurs conquérants,
les chevaliers teutoniques dont Gouguenheim est le spécialiste. Pour approcher leur
mythologie, reconstituer leurs croyances et leur survie, leur mode de vie, le médiéviste
devient ethnologue. Transformation réussie : on le suit par curiosité, puis avec passion. FV
Passés Composés, 448 pages, 24 €.
Jeanne d’Arc. Héroïne diffamée et martyre. Claude Gauvard
De Jeanne, de son procès et de son mythe, tout semble déjà connu :
l’ingratitude de Charles VII, l’iniquité du jugement, la haine des
Anglais et la cruauté de Cauchon, la ferveur populaire, l’héroïsme
d’une sainte, le courage d’une guerrière… Et pourtant, tout est
nouveau sous la plume limpide et haletante de Claude Gauvard,
qui examine les racines de la légende au plus près de ses sources.
Condensé indispensable d’une historiographie qui tient du roman
policier, de l’épopée et de l’hagiographie, cet opus, qui commence
habilement par la fin, est loin d’être un livre de plus dans la bibliographie johannique.
Il en est un chef-d’œuvre. Et si l’auteur confesse en conclusion qu’il «est difficile d’écrire
sur Jeanne d’Arc », elle démontre avec brio qu’il est facile – et plaisant – de la lire. MP
Gallimard, « L’Esprit de la cité », 192 pages, 18 €.
Les Conquistadors. Fernando Cervantes
Ce fut «le plus grand événement depuis la création du monde » (Francisco
López de Gómara, 1552) : la conquête de ce continent que les Espagnols appelèrent
le «Nuevo Mundo ». Considérée à l’époque comme une épopée glorieuse de la
chrétienté, aujourd’hui comme l’une des pages les plus noires de l’histoire de l’Occident,
ayant propagé la lèpre du colonialisme, la geste des conquistadors est brillamment
relatée par l’historien mexicain Fernando Cervantes. Il allie à un récit précis, argumenté
et vivant, une analyse des mobiles des parties en présence qui évite tout anachronisme
et tente de comprendre l’épaisseur de l’histoire vécue par les conquérants et les conquis,
bien loin de former deux blocs monolithiques. Dans ces siècles de fer et de sang, mais
aussi d’élan civilisateur, il s’emploie à lever les «incompréhensions qui minent l’histoire
des conquistadors » et la condamnent sans nuance, au mépris d’une réalité complexe,
tissée d’ombre autant que de lumière. IS
Perrin, 592 pages, 27 €.
Anne d’Autriche. Jean-François Solnon
Meurtrie enfant par la mort de sa mère, arrachée à sa famille
dès l’âge de 14 ans, puis maltraitée par un époux – Louis XIII –
qui oscille entre marques d’estime et humiliations publiques,
Anne d’Autriche achève sa mue à la naissance de son fils : mère
de roi, son existence prend enfin un sens. Ramassé autour
de quelques épisodes forts de sa vie (mariage, naissances, veuvage,
régence, Fronde, exil de Mazarin, majorité de Louis XIV…), le récit
brosse de cette femme d’exception un portrait équilibré, cohérent,
aux confins des affections humaines et de la raison d’Etat, qu’elle a su concilier au service
de la grandeur de la France. Il s’accompagne d’une savoureuse et virevoltante galerie
de portraits de seconds rôles, où le récit de l’intime ne cède jamais à la psychologie, mais
capture avec finesse l’éclosion d’une femme politique courageuse et touchante. MP
Perrin, 420 pages, 24 €.
Voyages en Amérique
Charles-Marie de La Condamine
Edition établie et présentée par Matthias Soubise
Aucune capsule spatiale n’enfante des rêves aussi puissants que
ceux que procurent les expéditions d’autrefois. Celle de La Condamine
(1701-1774), mathématicien, explorateur, astronome, ne fait pas
exception. Chargé de missions scientifiques, il quitte La Rochelle
en mai 1735 pour l’actuel Equateur d’où il revient en 1745. Il gravit
le volcan Pichincha où il pense mourir de froid, se trouve pris
dans des émeutes, accomplit ses expériences, puis rejoint l’Amazone, utilisant mule,
cheval, radeau, pirogue. Il observe tout : oiseaux aux couleurs fabuleuses, plantes
étranges, animaux mal connus, indigènes dont certains «passent leur vie sans penser ».
Dans ces contrées perdues, il rencontre toute l’Europe. S’ajoute l’histoire de l’épouse
d’un des participants de l’expédition : partie en 1769 de Quito pour rejoindre son mari
à Cayenne avec un équipage de 42 personnes, elle sera l’unique survivante d’un périple
de 5 000 km à travers la forêt amazonienne ! FV
Les Belles Lettres, 448 pages, 23,90 €.
L’Ours et le Philosophe
Frédéric Vitoux
L’écriture de Frédéric Vitoux est avec
bonheur toujours autobiographique,
même lorsqu’il retrace la vie d’autrui,
celle d’Etienne Maurice Falconet
et celle de Diderot, qui recommanda
le sculpteur à Catherine II pour
la réalisation de la monumentale statue
équestre de Pierre le Grand à Saint-
Pétersbourg. Diderot, exubérant et
généreux, virevolte d’un sujet à l’autre
avec une extrême agilité et une curiosité
toujours en éveil. Solitaire, pessimiste,
cultivant l’art de déplaire, Falconet
est «un ours », comme le lui écrit
le philosophe avec une affection
moqueuse. Une amitié qui finit mal unit
ces deux hommes fort dissemblables :
elle constitue à la fois la trame
narrative du livre et la toile de fond
d’une réflexion sur le sentiment
de la postérité, confiant chez Diderot,
désabusé chez Falconet. Frédéric Vitoux
se plaît d’autant plus à suivre les traces
des deux hommes qu’elles passent
par l’île Saint-Louis, où il vit depuis
sa naissance : en 1743, à 30 ans, alors
qu’il commence à écrire, Diderot
s’installe rue des Deux-Ponts. En 1786,
Falconet, à 70 ans, cinq ans avant
de mourir, s’établit 2, rue Le Regrattier,
adresse que l’académicien connaît bien
car, l’année de ses 19 ans, il y lança avec
un ami un journal de quartier et c’est
là qu’il tomba amoureux de Nicole, la
libraire de la rue Saint-Louis devenue sa
femme. Dans ce livre érudit, on apprend
beaucoup sur la société du XVIII e siècle,
sur l’esprit de corps des philosophes,
sur la carrière de Falconet à qui Frédéric
Vitoux insuffle vie malgré la rareté
des archives. Les sauts et les gambades
rendent la lecture savoureuse : un éloge
de l’ours conduit à une méditation
sur la comédie sociale ; le portrait de
la belle-fille de Falconet, à une réflexion
sur les êtres de douceur et d’humilité,
puis sur Berthe Morisot et Manet ;
l’indifférence à l’argent du sculpteur,
à un portrait de Bernard Frank… EM-R
Grasset, 384 pages, 22,90 €.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
30
h
Marie-Antoinette. La légèreté et la constance. Hélène Delalex
En s’appuyant essentiellement sur les riches fonds de la Bibliothèque nationale
de France, Hélène Delalex signe le portrait complexe d’une souveraine aux prises
avec les déchirements de la société monarchique et lui ôte le masque de la légende
avec beaucoup de subtilité pour explorer les frivolités de son adolescence,
l’exemplarité de sa maternité et sa grandeur d’âme au terme de sa vie. D’une plume
vive et charmante, elle rapporte ses liens forts avec sa mère, le roi, ses enfants,
la cour de France et les cours européennes, puis avec le Paris révolutionnaire, dans
une biographie captivante qui chante la personnalité profonde de cette femme
aux mille visages à qui «l’histoire arracha sa couronne ». OJ
Perrin/Bibliothèque nationale de France, 312 pages, 25 €.
Surcouf. Le Tigre des mers. Dominique Le Brun
Surcouf. La fin du monde corsaire. Michel Vergé-Franceschi
A la charnière de l’Ancien Régime et de l’époque contemporaine,
un corsaire malouin sillonne, intrépide, les mers aux heures plus
ou moins glorieuses d’un pays en proie aux remous de l’Histoire.
Robert Surcouf va faire une carrière aussi phénoménale que la légende
qui lui survivra, traversant la Révolution, le Consulat, l’Empire, jusqu’à
sa mort sous Charles X. Cette légende, Dominique Le Brun la fait
revivre avec passion dans un ouvrage plaisant et abordable, étayé
d’anecdotes et de cartes… Mais c’est cette même légende que Michel
Vergé-Franceschi désenfle dans une biographie précise et aboutie,
bien qu’à la lecture parfois ardue. Il y souligne les ambiguïtés d’un génie
de la mer en quête de fortune – en grande partie gagnée par la traite
négrière – et qui, face à des lois fluctuantes et incertaines, fit le choix
pragmatique de garder son cap fixé sur sa propre réussite et celui de
sa famille. Deux biographies pertinentes, mais la première se maintient
de façon sympathique dans la lignée des porteurs de la légende Surcouf,
tandis que la seconde défait la légende au profit d’un réel tout aussi passionnant,
celui d’un génie de la course profondément incarné. C-EC
Tallandier, 336 pages, 20,90 € ; Passés Composés, 348 pages, 21 €.
La Guerre de Sécession. Vincent Bernard
«Première guerre moderne ou dernière guerre napoléonienne ? »
En s’interrogeant ainsi sur la guerre de Sécession, l’historien
Vincent Bernard, l’un des rares spécialistes français du sujet
– auteur notamment de deux biographies sur les frères ennemis
que furent les généraux Lee et Grant –, résume la complexité
de ce conflit. Sa synthèse donne une belle part aux aspects militaires
de l’opposition entre le Sud et le Nord sans oublier les nombreuses
imbrications politiques, économiques ou idéologiques. Il remet
au centre de son analyse la question de l’esclavage qui prime et explique selon lui cette
immense confrontation qui fit plus de 750 000 morts et qui habite encore la mémoire
des Etats-Unis. PM
Passés/Composés, 448 pages, 24 €.
L’Epopée coloniale allemande
Sylvain Roussillon
Quel fut le destin des colonies allemandes
pendant la Première Guerre mondiale ?
A cette question, Sylvain Roussillon
apporte des réponses détaillées dans
un livre passionnant qui réussit l’exploit
d’associer récits de destins individuels
souvent extrêmement forts et analyses
sur la place des possessions allemandes
au cours du conflit et sur leur situation
après la guerre. En Afrique, en Asie
ou en Océanie, sur mer ou sur terre,
les Allemands défendent leurs colonies,
voire passent à l’offensive à l’instar d’un
colonel von Lettow-Vorbeck, capable
d’immobiliser plus de 250 000 combattants
alliés. La guerre terminée, l’Allemagne ne
récupère pas ses possessions par la volonté
des Alliés mais aussi de Hitler portant pour
sa part résolument ses regards vers l’Est. PM
Via Romana, 272 pages, 25 €.
L’An 40. De Mers-el-Kébir à Damas
Eric Teyssier
La guerre au plus près des événements
et des hommes, petits et grands, qui la font
et la subissent, c’est ce que donne à voir
et à comprendre ce deuxième volume
d’Eric Teyssier consacré à L’An 40. Après
La Bataille de France où l’on partageait
les aventures erratiques d’un équipage
de char pris dans la tourmente de la défaite,
le champ de bataille s’élargit au rythme
de l’extension du conflit. Ouvrant sur
le massacre de Mers-el-Kébir, où la France
compte ses morts (près de 1 200 !), et ses
conséquences sur la radicalisation de
certains engagements contre l’Angleterre,
l’allié de la veille, le récit nous entraîne dans
les affrontements fratricides de Dakar puis
de Syrie. Avec cet éclairage de l’intérieur
des tragédies franco-françaises
successives et juste ce qu’il faut
de fiction pour que le lecteur,
quatre-vingts ans après, en
ressente personnellement les
affres, le spécialiste de l’histoire
vivante qu’est Eric Teyssier
réussit une fois de plus son pari
pédagogique. H-CG
Michalon, 546 pages, 26 €.
Kharkov 1942. Jean Lopez
Premier numéro de la nouvelle collection «Champs de bataille », l’ouvrage est
une découverte. Située dans l’Ukraine actuelle, tombée aux mains des Allemands
en octobre 1941, Kharkov est la ville la plus disputée de la Seconde Guerre
mondiale : six batailles livrées pour sa possession en vingt-deux mois ! Celle-ci est
la troisième. Elle dura dix-sept jours en mai 1942, se joua sur 2 500 km 2 où s’affrontèrent
300 000 combattants côté allemand contre 600 000 Russes. Elle se solda par le dernier
désastre de l’Armée rouge qui engagea la bataille et qui la chassa de sa mémoire.
S’appuyant sur des sources, parfois inédites, venues des deux camps, servi par
de remarquables cartes, Jean Lopez avec sa clarté habituelle analyse le terrain, soupèse
hommes, armes, stratégies et tactiques. Sa démarche classique et exemplaire conduit
aussi bien auprès des états-majors que des simples soldats. Avec cette conclusion :
sans Kharkov, la bataille de Stalingrad aurait-elle eu lieu ? FV
Perrin/Ministère des armées, « Champs de bataille », 288 pages, 24 €.
Violette Szabo. Guillaume Zeller
Un nom, un visage : une inconnue ! Née en 1921 d’un couple
franco-anglais, ballottée entre les deux rives de la Manche, Violette
épouse en Angleterre le légionnaire Szabo au début de 1940.
Vite mère et veuve, la jeune femme intègre le SOE, le service clandestin
anglais, avant d’être parachutée en France. Capturée, elle est déportée
à Ravensbrück où elle meurt au début de 1945. Tenant son lecteur
en haleine, son biographe français raconte ce qu’il nomme lui-même
«un saisissant précipité d’humanité ». La vie d’adulte de son héroïne
tient, en effet, entre son mariage à 19 ans et sa mort à 23 ans. Honorée par les Anglais,
oubliée par les Français en raison de l’hostilité de De Gaulle envers le SOE, Violette
méritait enfin de sortir de l’ombre de ce côté-ci de la Manche. PM
Tallandier, 304 pages, 20,90 €.
Histoire du Parti communiste français
Stéphane Courtois et Marc Lazar
Sur la scène politique française, aucune autre organisation
que le parti communiste n’a suscité autant de ferveur dans ses
rangs, confinant au délire, voire de dévouements sacrificiels.
Pourtant, aucune n’a autant nui à la France dans ses armes, ses arts,
ses lettres et ses lois, poussant ses trahisons à répétition jusqu’à
l’ignominie. Comment le «parti du prolétariat », foncièrement
antidémocratique et, de plus, aux ordres de l’étranger, a-t-il donc
pu s’imposer sur la scène nationale au point de régner sur les esprits les plus éminents
avant de s’effondrer aussi spectaculairement ? Pour lever le mystère du PCF, c’est une
troisième remise sur le métier, nourrie de nouveaux fonds d’archives et de documents
inédits, que nous offrent, en dignes successeurs de la grande Annie Kriegel, Stéphane
Courtois et Marc Lazar, dont la connaissance encyclopédique et incisive du phénomène
communiste dans toutes ses dimensions fait autorité. H-CG
PUF, 736 pages, 25 €.
Portraits et entrevues
Pierre-Antoine Cousteau
C’est un Cousteau plutôt costaud
que les éditions Via Romana proposent
de découvrir à travers ces portraits
et entrevues. Si le commandant Cousteau
maîtrisait le fond des mers, son frère
aîné, Pierre-Antoine, jouait sur la corde
de l’amer, de la dérision ou du mépris.
Plume de l’hebdomadaire Je suis partout
pendant la Seconde Guerre mondiale,
ce Cousteau-là sauva sa peau, non sans
goûter à la prison en compagnie de son
ami Lucien Rebatet. Les textes ici réunis,
qui s’étalent de l’avant-guerre aux années
1950, témoignent d’un don de plume
singulier autant que d’une forme de
journalisme qui a complètement disparu.
Distillés sans mélange, ces articles
sont, sans aucun doute, à destination
des natures fortes… PM
Via Romana, 412 pages, 29 €.
L’Epuration. Une histoire interdite
Jacques Dallest
Fallait-il revenir sur la condamnation,
en août 1944, des miliciens au Grand-
Bornand ? Jacques Dallest a voulu
se confronter, en magistrat qu’il est depuis
plus de quarante ans, à ce violent épisode
de l’épuration. Sans complaisance, il
retrace l’histoire de la Milice et son action
face à la Résistance. Il rappelle les faits
et cherche avec un évident souci
d’impartialité à instruire un dossier qui
ne l’a pas été. Il souligne notamment que
le facteur temps, nécessaire à la justice,
ne fut pas au rendez-vous : 97 personnes
furent jugées en vingt heures, «soit moins
de treize minutes par accusé ». Parmi elles,
76 seront condamnées à mort, dont de
très jeunes gens. La justice fait rarement
bon ménage avec les guerres civiles. PM
Le Cerf, 336 pages, 24 €.
31
h
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
32
h
Le Dernier Mandchou
Jean-Christophe Brisard
Wang Tifu, Chinois du Nord, a tout
vu, tout enduré : le Japon impérial,
l’Allemagne nazie, l’URSS de Staline,
la Chine maoïste. Diplomate pour
les Japonais à Berlin, condamné
au goulag, puis aux camps de rééducation
chinois, pour presque tous il fut un traître.
Et si le traître cachait en fait un héros ?
Le héros qui aurait sauvé des milliers
de Juifs, survivant d’un siècle de dictatures
et de guerres. Sous forme de témoignage
fictif sur cassettes, Jean-Christophe
Brisard lui donne la parole, pour
que soit tiré de l’oubli ce destin aussi
tragique que romanesque. Un ouvrage
captivant, abordable par tous, dont
le format glisse parfois dans l’histoire
romancée. Mais sans doute fallait-il
redonner une âme à cet homme chez
qui toute vie fut brisée. C-EC
Fayard, 256 pages, 20 €.
Transmettre ou disparaître
Ambroise Tournyol du Clos
«Mon projet ? Faire cours. Et le faire bien.
Et plus qu’un projet annuel, c’est mon
ambition de carrière… » Voilà ce que
l’auteur pourrait répondre, bravache,
à sa hiérarchie, éprise d’innovations
pédagogiques interdisciplinaires,
numériques et citoyennes… Et voici
le mode d’emploi de cette ambition :
travailler, vingt fois sur le métier remettre
son ouvrage, avec patience, énergie
et persévérance. Ainsi le cours devient
œuvre, œuvre d’art, nécessaire et sublime,
humble et utile. Bien loin du énième
constat désastreux du pitoyable
échec de notre système éducatif,
Ambroise Tournyol du Clos propose
une réflexion forte et stimulante
sur la compétence
et l’expérience
des derniers passeurs
d’humanité(s)
à une jeunesse avide
de sens et de certitudes,
mais qui, cela aussi,
l’ignore… MP
Salvator, 172 pages, 16,80 €.
Les Grands Duels qui ont fait la France
Alexis Brézet et Jean-Christophe Buisson (dir.)
Vingt duels, six siècles d’histoire de France, avec pour témoins des mousquetaires
de l’histoire et du journalisme à la plume acérée et savante. Des duels politiques,
donc sans merci. Ils commencent avec Louis XI et Charles le Téméraire et s’arrêtent
(provisoirement) avec Emmanuel Macron et François Hollande. Loin d’être
anecdotiques, ils laissent des morts réels, mettent au ban de la société les vaincus,
ouvrent des fractures politiques, et posent des questions souvent sans réponse. Mais
une certitude, le lecteur est ravi : il compte les coups et applaudit les bretteurs. FV
Le Figaro Magazine/Perrin, 380 pages, 22 €.
Laïcité, un principe. De l’Antiquité au temps présent. Eric Anceau
Quoi qu’il en soit de l’approche que l’on ait de la laïcité, le livre d’Eric
Anceau mérite d’être lu, ne serait-ce qu’en raison de la démarche qui l’anime.
Traitant ce thème dans le temps long, voire très long, puisqu’il remonte
à l’Antiquité, il retrace l’histoire de la place des religions dans la société
et du rôle de l’Etat face à elles. Il décentre ainsi la loi de séparation des Eglises
et de l’Etat de 1905, en la replaçant dans une longue évolution. Ce faisant,
il peut ainsi mieux décrire la nouvelle page qui s’ouvre avec elle et qui
fut moins linéaire que l’espéraient ses concepteurs. Il souligne également
combien la présence de l’islam en France a perturbé la situation. PM
Passés Composés, 384 pages, 23 €.
La Bouteille de vin. Histoire d’une révolution
Jean-Robert Pitte
Révolution ? Sans bouteille, pas de champagne mousseux :
«messire Pétars » fait sauter les bondes des tonneaux ! Et sans
bouteille, comment enfermer le vin dans des contenants aussi
imperméables à l’air et le faire vieillir ? L’outre de peau, l’amphore,
le tonneau, difficiles à stocker, à transporter et à distribuer,
n’ont pas ces vertus. De plus, il faut vider une barrique mise en perce…
Si, dès l’Antiquité, le verre est associé au vin pour servir et boire,
il faut attendre (en dehors du cas exceptionnel de Chiraz) le XVII e siècle en Angleterre
pour passer de la carafe à la bouteille et le siècle suivant pour y associer l’usage
du bouchon de liège. La bouteille peut alors triompher. Son histoire cristallise tous
les aspects de la vie, même celui des rêves et exprime la totalité de la géographie
des vins. Un essai illustré, surprenant et subtil. A consommer sans modération ! FV
Tallandier, « Texto », 320 pages, 10 €.
Se taire serait lâche. Frédéric Santangelo
Le 14 décembre 1977, deux anciennes religieuses françaises étaient arrêtées,
torturées puis droguées et jetées à la mer depuis un avion par un commando
de la Marine argentine au cours d’un «vol de la mort ». Inspirées par la théologie
de la libération, Alice Domon et Léonie Duquet payaient leur opposition
à la junte au pouvoir à Buenos Aires de 1976 à 1983. L’auteur mène ici une enquête
rigoureuse et très bien documentée qui éclaire les circonstances de leur assassinat,
résolues après des années : en 2005, les restes de Léonie Duquet furent identifiés, et en 2011,
l’ex-capitaine Astiz, auteur de leur arrestation, fut condamné à la prison à perpétuité. GC
Editions du Panthéon, 480 pages, 26,90 €.
L A SUITE DANS LES IDÉES
Par Eugénie Bastié
© HANNAH ASSOULINE/OPALE.
La ritournelle est ancienne. Déjà en
1976, dans Le Mal français, Alain
Peyrefitte auscultait les divisions et
l’impuissance de la France, son démon
centralisateur, sa bureaucratie tentaculaire. Las, depuis, les choses
ont empiré. Le poids de la dette publique était alors de 16 %, il est
aujourd’hui de 116 %. Le Léviathan à la française est devenu un
monstre obèse, aussi absolu qu’impotent, incapable de faire régner
la paix civile mais qualifié pour obliger au port du masque et à la
vaccination, embauchant toujours plus de fonctionnaires mais
contraint de recourir en plus à de coûteux cabinets de conseil privés.
C’est dire si la parole libérale a été entendue en France ! Laetitia
Strauch-Bonart ne se décourage pas, pourtant, et se met dans les
pas des grands intellectuels libéraux français qui, de Tocqueville à
Jean-François Revel, ont décrit avec talent le malheur français.
L’Etat, voilà l’ennemi ! On trouvera dans ce livre très riche nombre
des griefs justement formulés par les libéraux à l’égard de la
France : administration obèse, rachitisme de la société civile, culte
du diplôme, avantages statutaires, centralisation étouffante et égalitarisme
niveleur. L’auteur décrit ce qu’elle appelle la « société de
créance », le pacte faustien qui unit les Français à leur Etat : une relation
de dépendance où la providence et le gendarme se nourrissent
mutuellement, qui rend impossible toute réforme profonde.
Si pour les conservateurs, c’était mieux avant, pour les libéraux,
c’est souvent mieux ailleurs. Laetitia Strauch-Bonart vante les mérites
du Royaume-Uni, où elle a vécu, où l’administration est plus simple
et les gens plus polis. Elle moque avec un snobisme un peu agaçantleprovincialismedenosintellectuelsfrançaispeutraduits,dont
aucun ne figure dans le Top 100 des journaux américains. Elle n’imagine
guère que cela puisse relever, de la part de la puissance dominante,
d’un manque de curiosité, voire d’une certaine arrogance.
Elle avance cependant ailleurs des réflexions plus originales sur
l’irresponsabilité des élites, la préférence nationale pour le consensus
et le localisme. Au rebours des commentateurs qui fustigent
la « polarisation politique » grandissante de la France, Laetitia
Strauch-Bonart fustige au contraire l’affadissement démocratique
quiestlenôtre.Ellepointe avecjustesseleparadoxe d’unpaysdont
les outrances pamphlétaires compensent mal l’apathie politique,
où la «fièvre discursive va étonnamment de pair avec une préférence
pratique pour le consensus mou ». Le Léviathan français est si puissant
qu’en réalité personne ne veut véritablement le remettre en
cause. Nous sommes, de De Gaulle à Macron, un pays centriste qui
LE GROS MÉCHANT MOU
Dans un essai stimulant, Laetitia
Strauch-Bonart décrit, à la suite des
grands penseurs libéraux, une France
irréformable, éprise à la folie de l’homme
providentiel comme du consensus mou.
n’a jamais mis en œuvre une seule réforme radicale. Les Anglais
policés ont été capables d’un Brexit, là où nous sommes ligotés
par notre propre administration. En France, Margaret Thatcher et
Boris Johnson auraient été marginalisés dans les « extrêmes » au
profit d’un consensus mou jugé plus raisonnable par Alain Minc
et parLesEchoset doncnonnégociable.Originale,elleplaidepour
le RIC, le référendum d’initiative citoyenne, en général vomi par le
cercle de la raison des libéraux français, qui permettrait selon elle
de responsabiliser les citoyens et de permettre une intégration
démocratique bien davantage que les blablas faussement participatifs
du grand débat permanent macronien.
On sent finalement Laetitia Strauch-Bonart déchirée devant ce
pays irréformable, uniformisateur et pourtant riche de tant de
beautés.Tantôt elle semoque avec Revel de cette culture française
qui rayonne tant que le monde entier aurait dû mourir d’insolation,
tantôt elle admet avec Braudel qu’il existe bien un «triomphe
permanentdelaviefrançaise,quiestuntriompheculturel,unrayonnement
de civilisation ».
Celivre,àlaveilledel’électionprésidentielle,nouspermetsurtout
un pas de côté : et si l’un des problèmes de la France était de croire
à tout prix en l’homme providentiel, qui, prenant les rênes de la
machine de l’Etat, parviendrait enfin à nous sortir collectivement
de l’ornière ? Il nous faudrait peut-être cesser de croire en ce mythe
du sauveur et ne plus dépendre de l’Elysée pour changer la vie. 2
À LIRE
De La France. Ce pays
que l’on croyait connaître
Laetitia Strauch-Bonart
Perrin/Les Presses
de la Cité
320 pages
22 €
33
h
E XPOSITIONS
Par François-Joseph Ambroselli
La comédie
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
34
h
© THE RAMSBURY MANOR FOUNDATION/SP.
Au musée Cognacq-Jay, une exposition nous initie à la touche
pleine d’humour et de tendresse de Boilly, fin observateur
de la société parisienne de Louis XVI à Louis-Philippe.
Ala fureur de la grande histoire, il
préféra le spectacle émouvant de la
petite. Né en 1761, Louis-Léopold
Boilly avait été un spectateur attentif de
tous les bouleversements que connut Paris
au tournant du XIX e siècle. Il avait vu les
révolutionnaires mettre à bas la royauté, un
jeune militaire ambitieux s’emparer du pouvoir
et fonder son propre empire, les Bourbons
revenir aux Tuileries après une vingtaine
d’années d’absence. Il n’en peignit rien.
Les fracas des armes et les intrigues politiciennes
ne l’intéressaient guère. Lui aimait
pénétrer dans les cabarets où les hommes
du peuple jouaient aux cartes, buvaient sec
et tentaient de voler des baisers aux servantes.
Il osait s’immiscer dans les boudoirs des
quartiers cossus, où de belles dames à la
peau nacrée se laissaient séduire par de jeunes
gandins. Il flânait dans la grande ville
pour rencontrer, au hasard des rues, cette
foule d’ouvriers et de petits commerçants
tentant de forcer l’entrée d’un théâtre un
jour de représentation gratuite, ou cette
famille bourgeoise traversant prudemment
une rue boueuse sur l’une de ces planches
quedespasseursdisposaient surla chaussée
lorsqu’ilpleuvaitdru.Ilnemanquaitpasune
minute de la distribution gratuite de vin et
de vivres qui avait lieu chaque année aux
Champs-Elysées, le jour de la Saint-Louis : il
s’y amusait à observer les indigents s’écharpant
pour obtenir la meilleure part, se grimpant
dessus, se molestant, sous les regards
déconcertés des passants aisés.
humaine
Toutes ces œuvres pleines d’humour et
de tendresse sont aujourd’hui rassemblées
au musée Cognacq-Jay et témoignent du
talent et delaluciditédecepetitmaître qui,
selon les mots de Jacques Foucart, conservateur
des Musées nationaux, sut inventer
un «Grand Style à sa manière ».2
« Boilly (1761-1845). Chroniques parisiennes »,
jusqu’au 26 juin 2022. Musée Cognacq-Jay,
75003 Paris. Ouvert du mardi au dimanche de
10 h à 18 h. Tarifs : 8 €/6 €. Rens. : 01 40 27 07 21 ;
www.museecognacqjay.paris.fr
Catalogue, Paris Musées, 160 pages, 29,90 €.
LES GUIGNOLS En 1832, Boilly peignit
des badauds attroupés devant l’un
de ces spectacles de Polichinelle qui
s’installaient jadis au hasard des rues (cidessus,
Wiltshire, The Ramsbury Manor
Foundation). Page de droite, de haut en bas :
tête dite de «Bénévent », 50 av. J.-C.-
50 apr. J.-C. (Paris, musée du Louvre) ;
visière de casque dite «masque de
Montherlant », I er siècle (Saint-Germainen-Laye,
musée d’Archéologie nationale) ;
Sainte Suzanne, par Jean de Chartres,
vers 1500-1503 (Paris, musée du Louvre).
SUR LES TRACES DE LA LOUVE
Comment Rome, cette modeste cité du Latium, est-elle devenue
en quelques siècles la capitale d’un empire s’étendant jusqu’au Proche-
Orient ? La magnifique exposition du Louvre-Lens fournit la réponse
en exposant plus de 400 statues, bustes, reliefs, mosaïques, peintures,
objets d’orfèvrerie, mobilier, la plupart issus des salles romaines du
musée du Louvre, qui retracent son évolution du II e siècle av. J.-C. au début
du IV e siècle, et évoquent son organisation politique, ses coutumes
religieuses, ses mœurs, ses conquêtes ainsi que cette manière audacieuse
de soumettre ses rivaux en leur proposant « la paix ou la guerre ».
« Rome, la cité et l’empire » du 6 avril au 25 juillet 2022. Louvre-Lens, 62300 Lens. Ouvert tous les jours
sauf le mardi de 10 h à 18 h. Tarifs : 11 €/6 €. Rens. : 03 21 18 62 62 ; www.louvrelens.fr
VISAGE D’OUTRE-TOMBE
On n’en distingue presque plus les
traits, dévorés par l’oxydation.
Son œil droit est fendu, tandis
qu’un coup de pioche a percé sa
joue gauche. L’aura de ce visage
du I er siècle apr. J.-C., retrouvé
en 1908 à Conflans-en-Jarnisy
et qui appartint à Henry deMontherlant,
n’en demeure pas moins
captivante. Il formait jadis la visière
d’un casque d’apparat, que son propriétaire
romain exhibait sans doute avec
fierté lors de parades hippiques ou autres
réjouissances officielles. S’il a perdu depuis
quelquepeudesonéclat,cefacièsdecuivre
FEMME DE POUVOIR
exposé jusqu’au 9 mai au musée
d’Archéologie nationale (MAN)
de Saint-Germain-en-Laye
conserve néanmoins cette
particularité propre à tous
les chefs-d’œuvre anciens :
il donne l’impression de
détenir un secret.
« Face à face. Visière d’un cavalier
romain » jusqu’au 9 mai 2022.
Musée d’Archéologie
nationale, 78100 Saint-Germain-en-Laye.
Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 17 h.
Tarif : 6 €. Rens. : 01 39 10 13 22 ;
www.musee-archeologienationale.fr
Anne de France (1461-1522) était une femme à poigne. Elle gouverna
le royaume de France en quasi-régente pendant la minorité
de son frère, Charles VIII, aux côtés de son mari Pierre
de Beaujeu, déjoua habilement les pièges et les complots
des grands féodaux, et s’entoura, en sa cour ducale
de Moulins, des plus grands artistes venus de toute l’Europe.
Pour les cinq cents ans de sa mort, le musée Annede-Beaujeu
dévoile une centaine de peintures, sculptures,
enluminures, émaux et autres merveilles, qui témoignent
du rayonnement extraordinaire de celle qui fut, selon les
dires de son père, la femme « la moins folle de France ».
« Anne de France. Femme de pouvoir, princesse des arts » jusqu’au
18 septembre 2022. Musée Anne-de-Beaujeu, 03000 Moulins. Ouvert du
mardi au samedi, de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h ; dimanches et jours fériés,
de 14 h à 18 h 30. Tarifs : 5 €/3 €. Rens. : 04 70 20 48 47 ; musees.allier.fr
DESSINE-MOI
UNE PLANÈTE
A quoi sert la géographie ?
A décourager les historiens
qu’on oblige à en faire,
ont longtemps dit certains.
D’autres répondraient
qu’elle permet aux hommes
de se faire la guerre.
Le passionnant colloque qui
se tiendra du 7 au 9 avril 2022
à l’auditorium de l’Institut
de France et à la Société
de géographie (qui fêtera pour
l’occasion son bicentenaire)
tâchera de prouver le contraire :
la géographie sert à faire la paix,
à comprendre la complexité du
monde, à sonder la profondeur
de ses racines, à connaître
le terreau de la gastronomie, les
conséquences des convictions
religieuses sur la vie des
hommes. Pendant trois jours,
une trentaine de géographes,
historiens, écrivains, révéleront
les ressorts de cette discipline
foisonnante, raconteront son
évolution depuis l’Antiquité,
rappelleront son rôle dans
l’aménagement des territoires
et dans la stabilisation d’un
monde ouvert aux quatre vents.
Les participants pourront
ainsi effectuer une plongée
fascinante entre l’espace
et le temps, à la découverte
de cette science dont Saint-
Exupéry reconnaissait, dans
Le Petit Prince, qu’elle lui
avait « beaucoup servi » :
« C’est très utile, si l’on est
égaré pendant la nuit. »
Colloque « A quoi sert la géographie ? »,
le 7 avril 2022 à l’Institut de France
(75006 Paris), puis les 8 et 9 avril à la Société
de géographie (75006 Paris). Gratuit.
Inscription obligatoire par courriel
à societedegeographie@gmail.com
ou à l’adresse suivante :
Société de géographie, 184 boulevard
Saint-Germain, 75006 Paris. Rens. :
academiesciencesmoralesetpolitiques.fr ;
socgeo.com
© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/D. ARNAUDET/SP. © MAN - DOMAINE NATIONAL DE SAINT-GERMAIN-EN-LAYE/VALORIE GÔ-2021/SP. © PARIS, MUSÉE DU LOUVRE, DÉPARTEMENT DES SCULPTURES, INV. R. F. 1160/SP.
S ÉRIE
Par Marie-Amélie Brocard
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
36
h
Auxportesdu
Valhalla
Les Vikings produits par Netflix à la suite
de la série à succès de History ratent
hélas leur rendez-vous avec l’Histoire.
Après six saisons de succès sur History,
Vikings a tiré sa révérence il y a
un an, laissant désormais combats,
pillages et luttes de pouvoir à son spin-off,
Vikings : Valhalla, produit cette fois par
Netflix. Environ cent ans plus tard, à Kattegat,
ancien royaume du légendaire Ragnar,
les clans vikings seréunissent afin de mener
une expédition punitive jusqu’à Londres,
après que le roi Æthelred a ordonné le massacre
de la Saint-Brice pour éradiquer la
présence danoise d’Angleterre.
Malgré une réalisation de qualité, la
petite sœur de Vikings manque de réelle
ambition. Elle offre une accumulation
d’actions qui oublie de prendre le temps de
développer ses personnages là où History
avait su nous ouvrir à la découverte d’un
monde. Tout n’y est pas faux. Laplupart des
personnages ont réellement existé, la trame
générale est parsemée de quelques éléments
historiques. Mais l’ensemble paraît
avoir été mixé sans ménagement pour la
chronologie ni la vérité des personnages.
Tout n’est pas faux et c’est presque là le
problème : le vernis historique superficiel
donne du crédit à ce qui relève de la pure
fiction ou de la franche approximation.
Dans les royaumes du Nord, les Vikings se
partagent désormais entre ceux qui adorent
toujours les dieux anciens et ceux qui ont
adopté la religion chrétienne. La violente
hostilité née de cette division est l’un des
nœuds principaux de la série. On laisse deviner
au spectateur de quel côté se trouvent
l’ensembledessalopards.Detouslespersonnagesprincipaux,leseulànepasêtrehistorique
(mais qui le saura ?) est l’un des antagonistes
les plus brutaux, le jarl Kare, un fou de
Dieu qui s’est donné pour mission d’éradiquer
les païens des terres du Nord. Pendant
ce temps, Kattegat est désormais gouvernée
par le sage jarl Haakon – nom d’un chef norvégien
historique incarné ici par une femme
métisse, qui a fait de la ville un modèle
d’ouverture à l’autre, un carrefour multiculturel
où l’on croise Africains et Asiatiques
dans un parfait vivre-ensemble, tandis que
chrétiens et païens se côtoient en paix.
Au final, Vikings : Valhalla reste un divertissement
esthétique et efficace, mais rate
son rendez-vous avec l’Histoire.2
Vikings : Valhalla, 8 épisodes de 50 min
sur Netflix, depuis le 25 février.
PHILIPPE CONTAMINE (1932-2022)
Avec son extrême courtoisie, son élégance
naturelle, son érudition ébouriffante et la qualité de
son expression, Philippe Contamine était aussi
à l’aise lors d’une conférence savante que dans un jury
de cinéma historique organisé par Jean Tulard.
Médiéviste au parcours universitaire brillant
et à l’œuvre immense (près de trois cents titres) qui
lui avaient ouvert les portes de la Sorbonne
et celles de l’Académie des inscriptions
et belles-lettres, il trouva sa voie dès sa thèse
d’Etat soutenue en 1969, Guerre, Etat
et société à la fin du Moyen Age. Etudes sur
les armées des rois de France (1337-1494),
publiée en 1972. S’il reste le plus grand
spécialiste français de la vie militaire
médiévale, il ne trouvait qu’un prétexte dans
le phénomène guerrier, car il est un monde
en soi. L’institution militaire impliquait en effet
aussi bien le droit civil, la conception de l’Etat,
la technique du fer à cheval que la stratégie, les armes,
les rapports avec la religion chrétienne et ses acteurs,
simples combattants, chevaliers et princes. Aussi,
parallèlement à ses études sur la guerre (Azincourt,
1964 ; La Guerre au Moyen Age, 1980), Philippe
Contamine se pencha-t-il sur la société noble
en une série d’articles rassemblés en 2021
(Nobles et noblesse en France, 1300-1500)
et s’essaya avec succès à la biographie
dans trois ouvrages sur Jeanne d’Arc,
en 1994, 2012 (en collaboration) et 2020,
et un magistral Charles VII. Une vie, une
politique, en 2017, qui lui valut d’être honoré
par le premier grand prix du livre d’histoire
décerné par Le Figaro Histoire. FV
© 2020 MGM. VIKINGSTM TM PROD. LTD. ARR. © H. BAMBERGER/LE FIGARO MAGAZINE.
À LA TABLE DE L’HISTOIRE
Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut
© H-K.
TRANCHES DE VIE
Ancêtre du sandwich et du hamburger,
le tranchoir, ou tranche de pain, fit office
d’assiettes sur les tables du Moyen Age.
© RMN-GRAND PALAIS (DOMAINE DE CHANTILLY)/RENÉ-GABRIEL OJEDA.
Depuisplusieursmillénairesavantnotreère,
le pain a toujours été consommé tel quel,
mais aussi comme support de nourriture
liquideousolide.Lasoupedel’expression«tremper
sa soupe » est une tranche de pain (suppa,
mot germanique), procédé qui subsiste dans la
populaire soupe à l’oignonparisienne.Au Moyen
Age, le tranchoir est une tranche de pain que l’on
pose sur la table ou sur un petit plateau rectangulaire
en étain ou en bois, sur lequel on pose
diverses nourritures solides avant de les porter à
sabouche avec les doigts. Les milieux aristocratiques
européens ont abandonné ce procédé dès
la Renaissance en privilégiant les assiettes. En
France, ne subsistent plus de ces temps anciens
que la tartine du petit-déjeuner, la baguette jambon-beurre et,
depuis le tournant du XX e siècle, le croque-monsieur.
En revanche, partout ailleurs en Europe, au Proche-Orient et aux
Etats-Unis, l’usage médiéval du tranchoir a perduré largement jusqu’à
aujourd’hui en prenant des formes variées qui constituent une
foisonnante géographie. Evacuons blinis, galettes et crêpes qui sont
desbouilliesséchéessurplaquechaudeetnondupainlevé.Enrevanche,
les pitas sont des pains plats orientaux sur lesquels on dépose
des mets et relèvent donc de la catégorie tranchoir, de même que les
pizze qui sont cuites au four après avoir été garnies d’ingrédients
divers. En Angleterre, le descendant du tranchoir est le sandwich,
deux tranches de pain entre lesquelles on glisse
de la viande froide, du jambon, du fromage ou
des concombres. Il tire son nom d’un lord de
l’Amirauté, John Montagu, comte de Sandwich,
qui s’en faisait servir dans les années 1760, plutôt
au bureau que lorsqu’il jouait aux cartes et
qu’il ne voulait pas s’interrompre, comme le
veut la légende. En Italie, ce sont les bruschette
et crostini ; à Nice, le pan bagnat ; en Espagne,
les tapas ; aux Pays-Bas, le boterham ; en Scandinavie,le
smørrebrød;dans la communauté juive
de Cracovie au XVII e siècle, le bagel, qui fera florès
à New York. Mais le plus célèbre descendant
du tranchoir est le hamburger, un pain rond et
brioché garni de viande hachée de bœuf et qui
était le déjeuner sur le pouce des ouvriers de Hambourg. Servi sur
les bateaux transportant vers les Etats-Unis les émigrants allemands,
il devient une populaire nourriture de rue à New York. Deux frères
irlandais, Richard et Maurice McDonald, rencontrent un grand succès
en le servant dans leur restaurant de San Bernardino, en Californie,
qu’ils ouvrent en 1940 et qui essaimera jusqu’à devenir la chaîne
mondiale de 40 000 restaurants qui a conservé leur nom. 2
FESTIN DE DUC Au centre : le mois de janvier des Très Riches
Heures du duc de Berry, XV e siècle (Chantilly, musée Condé).
37
h
© SHUTTERSTOCK / NATALLYA NAUMAVA.
LA RECETTE
SANDWICHS AU CONCOMBRE À L’ANGLAISE
Déposer entre deux tranches de pain de mie sans croûte, légèrement
beurrées jusque dans les coins, de fines rondelles de concombre dégorgées
au sel. On peut parsemer de fines herbes ciselées, persil plat, ciboulette, aneth
ou menthe, avant de découper les sandwichs en deux portions rectangulaires
ou triangulaires. Depuis le règne de Victoria, ce sont des accompagnements
obligés du vrai high tea tel qu’on le pratique à cinq heures de l’après-midi.
La vallée de Lea dans le Hertfordshire, au nord de Londres, produit toute
l’année sous serres chauffées les juteux concombres nécessaires à ce plat
national britannique et de tout l’ancien empire, de l’Inde en particulier.
EN COUVERTURE
© AFP. © BRIDGEMAN IMAGES. © IONESCO/GAMMA RAPHO. © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.
40
DANS LES AFFRES
DE LA GUERRE CIVILE
LA FIN DE L’ALGÉRIE FRANÇAISE PRIT LA FORME D’UNE GUERRE
CRÉPUSCULAIRE ENTRE TENANTS DE L’AUTORITÉ LÉGALE ET PARTISANS
DE L’ALGÉRIE FRANÇAISE, SUR FOND D’ATTENTATS DU FLN ET DE L’OAS.
50
LA STRATÉGIE
DU CHAOS
LOIN DU GRAND
RETOURNEMENT SOUVENT
INVOQUÉ, DE GAULLE
ÉTAIT DÉCIDÉ DEPUIS 1954
À DONNER SON INDÉPENDANCE À L’ALGÉRIE. C’EST CE QU’EXPLIQUE
HENRI-CHRISTIAN GIRAUD, QUI DÉCORTIQUE, DANS LE PIÈGE GAULLISTE,
L’HISTOIRE D’UN AUDACIEUX MENSONGE D’ÉTAT.
80 UN PEUPLE
ENTRE DEUX RIVES
TARDIVEMENT
BAPTISÉS PIEDS-NOIRS,
LES FRANÇAIS
D’ALGÉRIE
FURENT CHASSÉS
D’UNE PATRIE,
OÙ ILS S’ÉTAIENT
INSTALLÉS SANS
IDÉE DE RETOUR.
LE
CRÉPUSCULE
SANGLANT
de l’Algérie française
ET AUSSI
LES TRAHISONS DU 19 MARS
ORAN LA SANGLANTE
LA TRAGÉDIE DES HARKIS
DES HOMMES DANS LA TOURMENTE
LA GUERRE DES IMAGES
LETTRES D’ALGER
LA DÉCHIRURE
© TOPFOTO/ROGER-VIOLLET.
SEMAINE
DES BARRICADES
Des manifestants progressent
vers le palais du gouverneur à Alger,
le 25 janvier 1960. La semaine des
barricades, du 24 janvier au 1er1
février
1960, est le premier épisode significatif
de la guerre civile franco-française.
Organisée par un mouvement pied-
noir ultra, la manifestation entendait
protester contre le discours
de De Gaulle, le 16 septembre 1959,
évoquant le droit à l’autodétermination
des Algériens, et le limogeage
du général Massu ayant critiqué
la politique de l’Elysée en Algérie.
Danslesaffresdela
guerrecivile
Par Rémi Kauffer
La guerre d’Algérie engendra une guerre francofrançaise
opposant les loyalistes, fidèles aux autorités
légales, aux partisans les plus déterminés de l’Algérie
française, parmi lesquels les militants de l’OAS.
EN COUVERTURE
42
h
Les guerresdites de« décolonisation» furent desguerres civiles
entre colonisés autant que des guerres contre le colonisateur.
En Indochine, le Viêt-minh assassina dès 1945 ses
rivaux nationalistes ou trotskistes de façon à régner seul sur le
camp antifrançais. Le même phénomène se manifesta en Algérie.
Les « frontistes » du Front de libération nationale (FLN)
s’acharnèrent ainsi sur les « messalistes », fidèles au vieux leader
nationaliste Messali Hadj. Entre 1954 et 1962, cette guerre
algéro-algérienne devait faire 4 000 morts des deux côtés en
France métropolitaine et au moins 6 000 en Algérie.
Les Algériens engagés du côté français, soit les harkis (supplétifsdel’armée),lesmoghaznis(supplétifsdessectionsadministrativesspécialisées,lesSAS,etdessectionsadministratives
urbaines), mais aussi les soldats des régiments de tirailleurs,
des commandos de chasse, les membres des groupes d’autodéfense
ou des groupes mobiles de sécurité, furent également
partieprenantedecetteguerrefratricide.Plusnombreuxqueles
frontistes, dont les effectifs ne dépassèrent jamais les 40 000 à
50 000 maquisards dans des conditions il est vrai difficiles face
à une armée régulière puissante, ils n’avaient pas pour point
commun le rejet de l’indépendance en soi, mais le refus tripal de
l’indépendance avec le FLN, synonyme pour eux de règne de la
terreur. On sait comment la France allait les abandonner.
La singularité du conflit algérien, c’est qu’en parallèle de ces
guerres entre Algériens pro et anti-FLN, il engendra aussi deux
guerres du côté français. La première est la guerre menée par
les gauchistes membres des réseaux de soutien au FLN contre
la France. Par choix idéologique, ces Français, étudiants sursitaires
souvent, et ces Françaises, non assujetties au service
militaire, se firent les « porteurs de valises » du FLN : argent de
l’impôt révolutionnaire, mais aussi explosifs, armes, plans
d’attentats. Quant aux militants européens du Parti communiste
algérien, auxiliaires précieux du FLN pendant la bataille
d’Alger de 1956-1957, ils se considéraient comme algériens.
Réprimés par les frontistes après l’indépendance, certains
viendront néanmoins se réfugier en France.
La seconde guerre franco-française opposa les loyalistes,
fidèles aux autorités légales, aux partisans les plus déterminés
de l’Algérie française, parmi lesquels, à partir de 1961, les militants
de l’Organisation armée secrète, l’OAS. Cette deuxième
guerre d’Algérie fut l’aboutissement d’un long processus de
montée aux extrêmes, redevable pour une part aux méthodes
duFLN.Assassinats,mutilations,torturesavaient,dèsl’origine,
témoigné d’une violence au confluent du fanatisme religieux et
delastratégiefrontistedeguerretotale.Enface,ilfallutcompter
avec la répression, souvent très dure, menée par l’armée française
: les « bidons spéciaux » (de napalm), la torture pour obtenirdesrenseignements,lesexécutionssommaires–lotfréquent
des guerres de contre-guérilla et de contre-terrorisme. Le tout
aboutit à une réaction en chaîne, la radicalité d’un adversaire
entraînant celle de l’autre. Dans ce contexte, le raidissement de
certains Européens d’Algérie contre la politique du général
TOURNÉE DES POPOTES Page de gauche : le général Salan saluant la foule depuis le balcon du Gouvernement général d’Alger, le 15 mai
1958, deux jours après le coup d’Etat des partisans de l’Algérie française. L’événement va précipiter l’arrivée de De Gaulle au pouvoir et
la fin de la IV e République. Ci-dessus : le général De Gaulle en visite à Zemmora, le 30 août 1959. Durant sa tournée d’inspection des zones
d’opérations en Algérie, De Gaulle assura ses officiers que les rumeurs d’abandon de l’Algérie étaient infondées. Deux semaines plus tard,
le 16 septembre, il prononcera le célèbre discours dans lequel il évoqua pour la première fois le principe de l’autodétermination de l’Algérie.
43
h
© AFP. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO.
De Gaulle allait se conjuguer à la révolte d’une partie de l’armée
et entraîner un conflit armé contre les forces loyalistes qui,
s’ajoutant aux exactions du FLN, devait plonger l’Algérie française
finissante dans un chaos final indescriptible en 1962.
Un conflit fratricide en gestation
Les prémices de cette guerre crépusculaire se profilent cinq
ansplustôt.Le16janvier1957àAlger,ungroupusculecontreterroriste
qui lutte contre le FLN tente d’assassiner le général
Salan, commandant supérieur en Algérie. Le futur chef de
l’OAS aurait été un « bradeur de l’Algérie française » ! Salan
échappe de peu à ce tir de bazooka artisanal. Mais ce jour-là, un
de ses subordonnés, le commandant Rodier, devient la première
victime du conflit fratricide en gestation.
Un an plus tard, le 13 mai 1958, l’invasion du bâtiment du
Gouvernement général de l’Algérie par des manifestants
pieds-noirs engendre une situation de double pouvoir. D’un
côté de la Méditerranée, Alger est aux mains des partisans de
l’Algérie française et des militaires. De l’autre, à Paris, le gouvernement
est frappé d’impuissance. Exploitant la menace
de la guerre civile, De Gaulle saura profiter de la crise. Mais
dans une ambiguïté complète puisque, dès le mois suivant, il
arrive au pouvoir au nom d’une politique « Algérie française » à
laquelle il ne croit guère, voire pas du tout.
La Constitution de la V e République approuvée le 28 septembre
par voie référendaire (82,60 % de « oui » en général dont
96,58 % en Algérie), De Gaulle semble pourtant orienter son
action dans le sens de l’Algérie française avec l’ambitieux programme
de modernisation du pays dit « plan de Constantine ».
A la place de Salan, limogé de façon expéditive, il nomme le
général Challe nouveau commandant en chef le 12 décembre
1958. Doté de moyens importants, celui-ci va mettre en œuvre
le plan qui porte son nom en réduisant de près des trois quarts,
par un enchaînement méthodique d’opérations de nettoyage,
région par région, la taille des maquis FLN.
Pour imposer par paliers une ligne allant vers l’indépendance,
au contraire de ce qu’il a promis, De Gaulle a besoin de
temps. Il va donc s’avancer masqué. De sorte que la guerre
d’Algérie durera finalement un peu plus longtemps sous lui
que sous la IV e République. Cette prolongation du conflit
arrange le FLN. Organisation de combat d’abord minoritaire,
même si elle s’appuie sur certaines populations prêtes à payer
EN COUVERTURE
44
h
l’indépendance au prix fort (140 000 frontistes civils ou militaires
seront tués entre 1954 et 1962), le Front ne peut, faute
de moyens militaires importants, vaincre sur le terrain. Mais il
peut miser sur le découragement de l’adversaire.
Les chefs rebelles ont en effet saisi l’essence de la « guerre
asymétrique » : un conflit où le plus faible peut l’emporter s’il
finit par écœurer le plus fort. En dépit des luttes intestines à
mort et des purges sanglantes (entre 10 000 et 12 000 victimes
en huit ans de conflit),parfois attisées par les services spéciaux
français, l’objectif frontiste sera de tenir jusqu’au moment où
l’ennemi finira par renoncer de guerre lasse. Avec le soutien du
tiers-monde et des pays communistes, la prolongation d’une
lutte d’apparence inégale constitue de ce fait le deuxième pilier
d’une stratégie fondée sur l’usure de la volonté adverse.
Qu’en est-il, justement, de l’opinion française ? Au début de
1955, deux mois après le déclenchement de l’insurrection de
la«Toussaintsanglante»,àpeine15%desmétropolitainssondés
par l’Ifop considèrent les « événements d’Afrique du Nord »
comme importants. En décembre, ils sont 25 %, mais un total
de 40 % des sondés se sentent plus concernés par les problèmes
économiques et sociaux. Dès 1956, année où le gouvernement
socialiste SFIO de Guy Mollet mobilise le contingent,
une forme de pessimisme s’installe : en avril, seuls 31 % des
sondés pensent que l’Algérie sera encore française dans cinq
ans, contre 25 % qui croient le contraire et 44 % qui ne se prononcent
pas. En juillet 1957, 53 % estiment qu’une négociation
avec les rebelles s’impose. Un chiffre qui monte à 56 % en
janvier 1958 avant de retomber avec les espoirs contradictoires
suscités par l’arrivée de De Gaulle au pouvoir.
Les métropolitains sont fatigués d’une guerre qui hypothèque
l’avenir de la partie masculine de la jeunesse. Le gouvernement
Mollet a en effet porté de dix-huit à vingt-sept mois la
durée légale d’incorporation du contingent et à vingt-huit voire
à trente pour certaines catégories. En février 1959, un métropolitain
sondé sur deux pense déjà que la France devra composer
avec le FLN. Le divorce est patent entre ces « Français de
France » et les pieds-noirs ou les militaires de carrière, persuadés
du contraire. Il s’accentue après le discours du 16 septembre1959,oùDeGaulle,sortantdel’ambiguïté,proclamepourla
première fois ouvertement le droit de l’Algérie à « l’autodétermination».Endécembre,57%dessondésmétropolitainsapprouvent
le principe de négociations avec le FLN contre 18 % qui s’y
opposent, dont seulement 5 % de manière résolue.
Vers la guerre civile
Dans ce contexte survient, le 24 janvier 1960, la « semaine des
barricades », premier épisode significatif de la guerre civile
franco-française qui couve. Un mouvement pied-noir ultra, le
Front national français (FNF), prépare, d’accord avec une partie
des officiers de l’état-major du général Massu, une démonstration
de force pour protester contre le discours du 16 septembre
et le limogeage du vainqueur de la bataille d’Alger de 1956-
1957 contre le FLN, qui a osé critiquer la politique algérienne du
chef de l’Etat devant un journaliste allemand.
Lesunités territoriales, lesUT,sontleferdelancedelamanifestation
: elles sont formées de Français d’Algérie cantonnés
au rôle d’auxiliaires de l’armée, à l’exception d’éléments plus
opérationnels telle l’UT blindée. De peur de règlements de
comptes avec « les Arabes », les divers gouvernements n’ont
en effet pas voulu mobiliser les pieds-noirs en masse. En incitant
les UT à manifester l’arme à la main, les chefs du FNF,
Joseph Ortiz, Jean-Jacques Susini ou le Dr Pérez, espèrent
créer une situation insurrectionnelle. Mais à l’état-major, les
colonels Argoud, Broizat ou Gardes se contenteraient d’un
choc psychologique contre la « politique d’abandon », comme
le 13 mai 1958, lorsque la foule, envahissant pacifiquement
lesbâtimentsduGouvernementgénéraldel’Algérie,adéclenché
la crise fatale à la IV e République.
Le 24 janvier 1960, des tiraillements entre parachutistes,
adulés des pieds-noirs, et gendarmes mobiles, beaucoup
moins appréciés, créent une situation explosive. Au grand dam
du FNF, la plupart des UT manifestent sans armes. Mais pas
L’ARME DE LA TERREUR Page de gauche : attentat
du FLN à la voiture piégée, le 25 décembre 1959, rue
d’Isly, à Alger. A droite : des Algériens arrêtés après
la manifestation pacifique organisée le 17 octobre 1961
à Paris par le FLN pour l’indépendance de l’Algérie.
La répression brutale, décidée par le préfet de police
Maurice Papon, fit entre 30 et 50 victimes, selon
certaines sources, au moins 200 morts, selon d’autres.
© ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLE. © AFP.
tous : vers 18 h 10, deux explosions retentissent. Très vite, ça
tire de toute part. Des mobiles sont fauchés par des rafales
de fusil-mitrailleur. Leurs camarades ripostent au fusil ou au
pistolet-mitrailleur. Lorsque, vers 18 h 45, les paras arrivent
sur place, en retard par manque de coordination ou mauvaise
volonté, les gendarmes comptent 14 morts dont 2 lieutenants ;
les manifestants, 8 morts dont un lieutenant de réserve.
DesFrançaisonttuéd’autresFrançais!Arrachantlespavés
du quartier, quelques centaines d’hommes du FNF et des UT
dressent des barricades que l’armée rechigne à prendre
d’assaut. L’insurrection a bien eu lieu mais, on le constatera
sous peu, au détriment des insurgés. L’opinion métropolitaine,
en effet, est choquée ; l’armée, divisée parce que les
14 gendarmes tués étaient tout de même des militaires ; le
contingent, sourdement hostile ; les milieux industriels,
excédés de ce énième épisode d’une guerre qui coûte cher.
Les « barricades d’Alger » n’ont qu’une petite semaine à vivre
dans une ambiance d’exaltation. Le temps que De Gaulle
reprenne la main en métropole avec l’appui inavoué des syndicats
et des partis de gauche, hostiles en principe au « pouvoir
personnel », y compris le PCF, alors très puissant, et qui fait
semblant de croire à sa fable d’une alliance gaullo-FNF.
Les résultats ne se font pas attendre. Les UT sont dissoutes et
l’on traduit en justice les leaders du FNF, décision approuvée
par 75 % des sondés de février 1960. Un pourcentage qui incite
De Gaulle à accélérer la marche vers des négociations avec le
FLN. Les Français d’Algérie, qu’il n’a jamais aimés, lui rendent
désormais la pareille. Pendant ce temps, même assommé
militairement par le plan Challe, le FLN reste persuadé que le
temps, la lassitude, les gouvernements amis et l’opinion internationale
vont lui assurer le dernier quart d’heure.
Lesjournéesdedécembre1960apportentdel’eauàsonmoulin.
Entre le 9 et le 13 décembre, De Gaulle effectue en Algérie
unetournéepourprésenterleréférendumàvenirenjanviersurla
questionalgérienne.Les9et10décembreàAlger,lesémeutiers
Algérie française harcèlent le service d’ordre à grand renfort de
boulons et de cocktails Molotov. Bilan : plus de 600 blessés
parmi les CRS et les mobiles, 400 arrestations chez les manifestants.
Dur, mais gérable. Sauf que le 11 décembre, gaullistes
et FLN se tendent « objectivement » la main pour convaincre la
Casbah et les quartiers musulmans de déferler. Pour la première
fois à Alger, les frontistes brandissent en pleine rue le drapeau
vert et blanc du FLN. A l’émeute nationaliste française succède
l’émeute nationaliste algérienne. Bilan : 6 Français lynchés à
mort et une cinquantaine de cadavres côté musulman quand
l’armée tire pour protéger les quartiers européens.
Au bord de l’asphyxie, le FLN vientd’avaler une lampée d’air.
Le 8 janvier 1961, un référendum juxtapose deux questions :
une sur le principe de l’autodétermination et une autre sur
l’organisation des pouvoirs publics en Algérie, parce qu’il faut
feindre de respecter l’article 11 de la Constitutionquirestreint la
voie référendaire au domaine institutionnel. En métropole, un
quart des inscrits s’abstient. Mais trois quarts des suffrages
exprimés sont des « oui ». En Algérie, on compte 1,84 million
d’abstentions et 767 000 « non » sur 4,47 millions d’inscrits.
Coup de force et lutte clandestine
CemêmemoisdejanvieràMadrid,deuxultrasdesbarricadesde
l’année précédente, Pierre Lagaillarde et Jean-Jacques Susini,
jettent autour du général Salan, qui s’est exilé en Espagne après
son limogeage, les bases de l’OAS. Composée presque uniquement
de pieds-noirs, cette organisation embryonnaire se propose
de lutter clandestinement contre le pouvoir gaulliste, y
compris par la violence. Pendant ce temps, des officiers – les
colonelsArgoud,BroizatetGodard,lecapitaineSergent–pressent
le général Challe, qui vient de démissionner de l’armée
après son rappel en métropole, de prendre la tête d’une opération
improvisée à laquelle se rallieront d’autres officiers comme
les commandants Robin et de Saint Marc, les lieutenants
Degueldre ou de La Bigne. L’armée prendrait le pouvoir, mais
en Algérie seulement. Renvoyant la majeure partie du contingent
dans ses foyers, elle liquiderait le FLN en quelques mois
avec les seuls militaires de métier, puis remettrait les clés à un
gouvernement civil avant de rentrer dans le rang.
Challe n’est pas Franco : l’idée d’une guerre franco-française
l’horrifie. Sauf que le coup d’Etat en fait courir le risque. Dans
la nuit du 21 au 22 avril 1961, des unités d’élite s’emparent
d’Alger tandis que les généraux Challe, Zeller et Jouhaud installent
une sorte de junte. Ils sont bientôt rejoints par Salan qui,
venud’EspagneenavionavecSusini,s’estinvitéd’office.Mais,
très vite, le mouvement patine face à la réaction résolue de
De Gaulle : recours à l’article 16 qui donne tous les pouvoirs au
chef de l’Etat en cas de menace « grave et immédiate », discours
télévisé en uniforme de général, assorti d’un appel des appelés
à la désobéissance. Les officiers loyalistes ne sont guère plus
nombreux que les putschistes, mais ils embraient bien mieux
qu’eux sur la masse de leurs camarades indécis. En invitant le
contingent à se dresser contre les partisans du coup de force au
nom de la légalité républicaine, le chef de l’Etat joue gros. Et
gagne. Les appelés mènent une sorte de grève générale qui
paralyse la logistique de l’armée d’Algérie.
En métropole aussi, l’opinion se dresse contre le « quarteron
degénérauxenretraite»fustigéparDeGaulledansuneformule
qui fait mouche. Or, sans appui de ce côté de la Méditerranée,
45
h
EN COUVERTURE
46
h
comment le plan des généraux putschistes pourrait-il réussir ?
Sauf bien sûr à déclencher cette guerre civile dont ils ne veulent
pas. Au risque du poteau d’exécution, Challe et Zeller se
rendent avant qu’une effusion de sang déclenche un processus
meurtrier de montée aux extrêmes. Mais pas Salan ni le
pied-noir Jouhaud, qui passent à la clandestinité.
Fort de l’appui de l’opinion publique, De Gaulle s’emploie à
accélérer la marche vers l’indépendance. Le 8 septembre
1961, un premier attentat de l’OAS le vise. Une bombe explose
près de Pont-sur-Seine sur le passage de sa Citroën DS. Le chef
de l’Etat en sort vivant. Bien que les pleins pouvoirs prévus à
l’article 16 expirent trois semaines plus tard, De Gaulle ne les
reconduit pas, preuve qu’il croit encore maîtriser la situation.
Tandis que l’OAS tente de se structurer, la fédération de
France du FLN finit d’éliminer sa rivale messaliste et reste seul
maître de la communauté algérienne en métropole. Accentuant
leterrorisme,sesmilitantsassassinent22policiersetenblessent
76 en France entre janvier et octobre 1961. Dans ce climat de
tension, le FLN appelle, le 17 octobre, les Algériens de la région
parisienne à manifester en faveur de l’indépendance. La consigneestclaire:nulnedoitporterd’armes.Celledupréfetdepolice
MauricePaponnel’estpasmoins: cognez.Cetterépressionbrutale
cause au moins 200 morts selon l’évaluation très excessive
del’historienJean-LucEinaudi,etentre30et50seloncelle,plus
impartiale, de son collègue Jean-Paul Brunet. Ce carnage ne
scandalise guère l’opinion publique : l’indignation des métropolitains
vise désormais moins le pouvoir ou le FLN que l’OAS.
Si cette dernière est populaire parmi les pieds-noirs, peu
d’entre eux se mouillent avec elle. Ses effectifs en Algérie ne
dépasseront jamaisles 3 000 militants, dont untiersde clandestins.
Et le tableau est encore pire pour elle en métropole, où sa
base sociale est beaucoup plus restreinte. En réalité, l’OAS est
presque aussi divisée que le FLN. La différence, c’est toujours le
facteur temps – fondamental, on l’a vu, dans la guerre asymétrique.Or,dutemps,seulleFLNendispose.L’OAS,elle,vapasser
une année et demie à courir en vain contre la montre.
Autre facteur important, le terrorisme. Le FLN en a fait une
arme de masse dans le bled, loin des regards, puis en ville, lors
de la bataille d’Alger. Un véritable musée des horreurs : langues
et nez coupés, brûlures, égorgements, émasculation
des hommes avec parties génitales enfoncées dans la bouche,
viols, éventration de femmes enceintes, têtes d’enfants
fracassées. Puisqu’il est question aujourd’hui d’ouvrir les
archives militaires, notons à cet égard que leur déverrouillage
devrait être étendu à la gendarmerie, celle-ci ayant enregistré
consciencieusement ces crimes avec dossiers photos établissant
leurs circonstances. Des documents et des images atroces
que le pouvoir gaulliste mettra sous le boisseau après la
guerre, par souci de ménager l’Algérie indépendante.
Terrorisme OAS et répression
Constatant l’efficacité de la terreur côté FLN, les durs de l’OAS
s’imaginent qu’en imitant l’adversaire, ils parviendront aux
mêmes résultats que lui. D’où leurs premiers attentats, commis
àlaveilleduputschd’avril1961.Maislerapportdeforceesttout
autre. Le nombre des pieds-noirs atteint en effet à peine le million,
soit 10 % de la population de l’Algérie et 2 % de celle de la
métropole. Par-dessus le marché, l’OAS, absente du bled,
commet ses attentats dans les grandes villes, sous l’œil des
MAÎTRE DU JEU
Ci-contre : le 23 avril
1961, à la télévision,
De Gaulle condamne
le putsch d’Alger
par «un quarteron
de généraux en
retraite » et informe
les Français de
la mise en application
de l’article 16
de la Constitution
qui lui donne
les pleins pouvoirs.
PUTSCH D’ALGER Page de gauche, de gauche
à droite : les généraux Edmond Jouhaud, Raoul Salan,
Maurice Challe et André Zeller, le 24 avril 1961,
après leur prise de contrôle d’Alger. Ci-contre : la foule
en liesse, place du Gouvernement à Alger, deux jours
après le putsch des généraux réalisé dans la nuit
du 21 au 22 avril 1961.
PHOTOS : © DALMAS/SIPA. EN BAS : © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO.
reporters etdesphotographesde lapresseinternationale. Suffisamment
pour perdre une autre guerre : celle de l’image.
A Alger, le terrorisme OAS mobilise des civils pieds-noirs, en
général issus des quartiers populaires comme Bab el-Oued ou
Belcourt, ainsi que des paras ou des légionnaires en cavale
depuis l’échec du putsch. Bien structurés, ces commandos
Delta comptent quelque 120 membres, mais il faut également
compter avec d’autres groupes armés, issus par exemple de
l’extrême droite étudiante. A Oran, les commandos Collines
alignent des effectifs comparables aux leurs. Tous s’emploient
à passer « du pain de plastic à la balle dans la nuque », selon la
formule du chef des Deltas, le lieutenant Roger Degueldre.
Dans les grandes villes d’Algérie, les « opérations ponctuelles »
de l’OAS coûtent la vie à des militants communistes ou socialistes,
à des syndicalistes, des fonctionnaires, des policiers, des
officiers de tout grade, du sous-lieutenant Moutardier au généralquatreétoilesGinestet,mortellementblesséàOranlorsd’un
traquenard visant son supérieur hiérarchique, le général Katz.
En métropole, l’opinion ne veut plus entendre parler de cette
guerrequiadéjàtropduré.Lesattentatsfontémergerlafigurerepoussoirdes«assassinsdel’OAS».Quandunedesdeuxtendances
de l’OAS métropolitaine, la Mission III d’André Canal,
se lance à Paris dans des plastiquages en série appelés les
« nuits bleues », l’impact est encore plus fort. Et pour cause :
c’est en métropole que ça se passe.
Le 7 février 1962, une fillette de 4 ans, Delphine Renard,
perd un œil parce que des membres de la Mission III, voulant
plastiquer André Malraux, se sont trompés d’étage. L’efficacité
du terrorisme se mesure aussi à l’impression qu’il crée. A
la longue, on avait fini par « s’habituer » aux crimes du FLN.
Mais avec son parfum de guerre civile, le martyre de la gamine
provoque, lui, un rejet instinctif, dont l’OAS ne parvient pas à
comprendre l’ampleur. Elle a beau arguer que de nombreux
enfants victimes du FLN sont morts en Algérie dans des conditions
aussi atroces, les métropolitains refusent de l’écouter.
Le lendemain soir, les partis de gauche et les syndicats
convoquent une manifestation place de la Bastille. Comme
toujours, Papon applique les consignes. Puisque le chef de
l’Etat déteste que l’opposition interfère dans sa politique algérienne,
on frappe. On tue même. Au métro Charonne, 3 manifestantes
et 5 manifestants meurent sous les coups de la
police. Tous sont membres de la CGT, 7 du PCF. Le 13 février,
jour de grève générale, la gauche manifeste de nouveau en
masse. La virulence de ses propos contre le « pouvoir personnel
» de De Gaulle cache pourtant mal son embarras. Elle
scande « Le fascisme ne passera pas ! », tout en préférant laisser
lesgaullistessesalirlesmains.Silesmoyensemployésdépassent
le cadre légal, on pourra toujours s’en servir pour discréditer
De Gaulle. Mais une fois l’OAS vaincue, pas avant.
Pour contrer l’organisation secrète, le pouvoir mobilise les
éléments loyalistes de l’armée, de la police et de la gendarmerie.
La Sécurité militaire surtout. Son chef, le général Feuvrier,
ira jusqu’à commanditer des contre-plasticages visant les
ultras d’Algérie avec la bénédiction du ministre des Armées,
Pierre Messmer, ancien Français libre comme lui. Entrent aussi
en lice ceux que De Gaulle appellera plus tard « des éléments
irréguliers du service d’ordre ». A Paris, quatre hommes actionnent
ces « barbouzes » : le ministre de l’Intérieur, Roger Frey ;
son conseiller Alexandre Sanguinetti ;DominiquePonchardier,
qui a gardé de la Résistance le goût des solutions expéditives ;
l’avocat gaulliste Pierre Lemarchand. Sur le terrain, à Alger, ils
sont deux : André Goulay et Lucien Bitterlin.
Recrutés pour des motifs parfois politiques, mais le plus souvent
par appât du gain, les « policiers parallèles » débarquent de
métropole. Les barbouzes pratiquent des échanges de renseignementsavecleFLN.Ilsenlèvent,torturentetassassinentdes
responsables OAS comme Camille Petitjean. Ses ravisseurs
feront couler de l’acide goutte à goutte sur le front de cet ingénieur
des usines Berliet et on retrouvera son cadavre découpé
en morceaux dans un terrain vague.
Degueldre fait de l’éradication des barbouzes une affaire
personnelle. Il lance ses Deltas à l’assaut. Une cinquantaine de
barbouzes trouvent la mort, dont 19 dans l’explosion d’un colis
piégé ou 4 brûlés vifs dans leur voiture. Peu efficaces sur le terrain,
ces hommes auront surtout détourné l’OAS du travail,
très professionnel, lui, des 200 policiers de la « Mission C » aux
ordres du directeur de la PJ, Michel Hacq, ou des 30 gendarmes
d’élite du capitaine Lacoste. Deux formations qui s’interdisent
la torture, à l’inverse des gendarmes mobiles du colonel
Debrosse, mais pas le traditionnel passage à tabac.
A partir du 19 mars 1962, jour de l’entrée en vigueur des
accords d’Evian, tout change. L’autorité française continue en
47
h
EN COUVERTURE
48
h
principe de s’exercer en Algérie pour une période transitoire de
troismoistandisquesemetenplaceunExécutifprovisoire.Mais
le FLN devient un mouvement légal, alors que l’OAS reste clandestine.
Des cours martiales sont instaurées à Alger et à Oran.
Les magistrats ne frappent quasiment que les pro-OAS, en quoi
ils se conforment à la volonté du général De Gaulle de « briser par
tous les moyens et (…) réprimer impitoyablement l’insurrection
arméequisedéveloppedanslesdeuxplusgrandesvillesd’Algérie,
ainsi que les crimes qui s’y perpètrent quotidiennement »,
exprimée en Conseil des ministres. De part et d’autre, la guerre
civile s’intensifie, faisant de mars 1962 un mois sanglant.
Le 15, les commandos Delta exécutent au fusil-mitrailleur
6 dirigeants des centres sociaux éducatifs d’Algérie. Le 23, les
commandos Alpha de Jacques Achard, l’un des chefs OAS
algérois, tentent de transformer en camp retranché le quartier
populaire de Bab el-Oued et ses 60 000 habitants pieds-noirs.
Dans la matinée, les Alphas abattent 6 appelés qui refusaient de
leurremettreleursarmes–unseptièmemourradesesblessures.
Commentjustifierl’exécutiondecesjeunesgensducontingent?
Le drame contraint Achard, dépassé, à stopper une opération
aussi mal engagée. Vers 13 heures, les Alphas mettent à profit
des complicités chez les militaires pour évacuer la zone.
Bab el-Oued doit être puni, décide alors le nouveau commandant
en chef, le général Ailleret. Le bouclage du quartier
par les gendarmes mobiles et l’armée commence un peu
avant 15 heures. Les tirs reprennent. Cette journée de combats
fratricides se clôt sur un bilan de 35 morts dont 15 parmi
les forces de l’ordre. Le jour même, De Gaulle ordonne par
écrit à Christian Fouchet, le haut-commissaire de France à
Alger, que les auteurs de « tout coup de force ou attentat de
l’OAS » soient « aussitôt passés par les armes » sans jugement.
Jamais le chef de l’Etat n’avait préconisé pareille mesure :
c’est la reconnaissance de l’état de guerre civile.
Dans une tentative désespérée de briser le blocus de Bab el-
Oued,lecolonelVaudrey,autrechefd’uneOASdeplusenplus
atomisée, convoque par tracts une manifestation pacifique
le 26 mars. La foule brandit le drapeau tricolore, elle chante
La Marseillaise. En dépit des instructions prohibant, dans de
tels cas, le recours à des soldats d’origine algérienne, le service
d’ordre est assuré par un bataillon du 4 e régiment de tirailleurs.
Vers 15 heures, des coups de feu venus d’on ne sait où éclatent
rue d’Isly. C’est la panique. Des tirailleurs vident leurs chargeurs
sur les manifestants. On relève au moins 58 morts, que
l’armée, gênée, fera enterrer de nuit, et quelque 200 blessés.
Pour les Français d’Algérie qui ne se sont pas encore exilés,
c’est la fin sanglante d’une illusion. Ils avaient toujours cru que
les militaires finiraient par basculer de leur côté. Le massacre
de la rue d’Isly vient de prouver le contraire.
Apocalypse Algérie
Le 8 avril 1962, un référendum réservé aux seuls métropolitains
– procédure inouïe – approuve les accords d’Evian, soit l’indépendanceavecleseulFLN,par90,8%dessuffragesexpriméset
28 % d’abstentions ou de bulletins nuls. Entre attentats de l’OAS
etattentatsduFLN,AlgeretOranviventdèslorsunenfer:explosions,attentats,tirsdemortiers,demitrailleuses,lancersdegrenades,
plasticages. Les deux organisations ne s’affrontent quasimentjamais,sinonparletruchementd’assassinatsdecivilsde
la communauté adverse : Algériens pour l’OAS, Français pour
le FLN. Des cliniques frontistes subissent des attaques tandis
que, côté OAS, on détruit des stocks de plasma sanguin destinés
aux quartiers arabes et que le FLN enlève des civils européens
ou des militaires pour les vider de leur sang.
ApocalypseAlgérie.Lahaineàl’étatpur.AAlger,lenombre
des victimes d’attentats passe de 366 en avril à 594 en mai.
Sept sur dix sont attribuables à l’OAS, qui tue 62 dockers
musulmans dans un attentat à la voiture piégée le 2 mai. Le
reste au FLN, qui accentue aussi sa politique de terreur dans le
bled.L’OASnesortpasdesquartierseuropéens,oùelletueles
musulmans de passage. Le FLN, lui, vole des voitures pour
sillonner ensuite les rues et mitrailler les Européens au hasard.
Ce même mois de mai à Paris et à Marseille, la police arrête
5 Deltas avant qu’ils ne perpètrent le seul attentat contre
De Gaulle monté par l’OAS en tant qu’organisation, les autres
tentatives comme celle de Pont-sur-Seine étant le fait de groupes
satellites. Résultat : un rejet accru de l’opinion. Menée par
Susini, une partie de l’OAS tente début juin la négociation de la
dernière chance avec certains éléments modérés du FLN. Il
© FERNAND PARIZOT/AFP. © LE CAMPION/SIPA.© KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO.
s’agiraitd’échangerl’arrêtdesattentatsOAScontredesgaranties
pour les pieds-noirs restant en Algérie après l’indépendance.
Mais à peine annoncés à la radio, ces accords Susini-
Mostefaï sont désavoués par les frontistes les plus durs, la
course à l’échalote extrémiste agitant le FLN. L’OAS alors
reprend sa politique de la « terre brûlée ». Des centres administratifs,
des écoles, des bâtiments de la régie des transports,
des tribunaux et même la bibliothèque d’Alger sont incendiés.
« Ils veulent qu’on parte ; on ne leur laissera rien. »
Le 1 er juillet, le référendum d’autodétermination consacre
l’indépendance de l’Algérie, plébiscitée par 99,72 % des suffrages
exprimés, les pieds-noirs ne représentant plus qu’un
nombre symbolique. Sentant venir le dernier quart d’heure, le
FLN multiplie de son côté les enlèvements de centaines de
pieds-noirs et de militaires, suivis de tortures et d’exécutions
sommaires, qui culminent le 5 juillet 1962, jour de la proclamation
de l’indépendance, à Oran, où une chasse à l’homme
aboutit à la mort d’environ 700 Européens sous les yeux d’une
armée française qui a reçu l’ordre de ne pas intervenir. Des épisodes
atroces sur lesquels l’ouverture des archives de l’armée
française pourrait apporter des lueurs – à condition qu’elles
n’aient pas été épurées. Sur ce plan comme sur bien d’autres,
comptons encore moins sur les documents du FLN. Chaque
clan en lutte pour le pouvoir après l’indépendance, coup
d’envoi d’une guerre interfrontiste acharnée, a en effet mis
« ses » archives sous le boisseau. A l’heure actuelle, le seul
fonds centralisé reste celui de la Sécurité militaire algérienne,
pilier du nouvel Etat, peu connue pour sa transparence.
Le22août1962,leConseilnationaldelarésistanceintérieure,
énième branche rapportée de l’OAS, manque De Gaulle de peu
au Petit-Clamart, en région parisienne. L’organisateur de cet
attentat, Jean-Marie Bastien-Thiry, fera partie, avec Degueldre,
des quatre activistes exécutés officiellement à l’issue d’un jugement
légal. De Gaullevoulaitque Salan et Jouhaud,condamnés
à mort par le Haut Tribunal militaire créé à sa main juste après le
putschd’avril,soientfusillés.OrJouhaudécopedelapeinecapitale
mais Salan obtient des circonstances atténuantes. Furieux,
De Gaulle dissout alors le Haut Tribunal et le remplace par une
Cour militaire de justice tout aussi inféodée. Le chef de l’Etat
exige que Jouhaud soit exécuté, mais se heurte aux menaces de
démission du Premier ministre, Georges Pompidou, et du garde
NAISSANCE D’UN ÉTAT Ci-dessus : le 3 juillet 1962, la joie
des Algériens après l’annonce du résultat du référendum sur
l’indépendance de leur pays. Le «oui » l’a emporté à 99,72 % des
suffrages exprimés. Page de gauche : après un attentat de l’OAS
à Alger, le 13 mai 1962. En bas : le 26 mars 1962, rue d’Isly, lors
d’une manifestation pacifique des Français d’Algérie, les tirailleurs
algériens de l’armée française avaient ouvert le feu sur la foule
brandissant le drapeau tricolore. Bilan : 58 morts et 200 blessés.
des Sceaux, Jean Foyer. Son exécution risquerait d’étendre à la
métropole une guerre fratricide, limitée pour l’essentiel au sol
algérien. De Gaulle cède, Jouhaud sauve sa tête.
Cetteguerreafaitunecentainedevictimeschezlesmilitants
de l’OAS, elle-même responsable de 1 500 à 1 800 morts,
musulmans en grande majorité, mais aussi loyalistes.
L’affrontement se poursuivra de façon sporadique jusqu’en
mai 1965, lorsque Jacques Soustelle, passé du gaullisme à
l’activisme, fera échouer le dernier projet d’attentat contre
De Gaulle. Le 31 juillet 1968, une loi amnistiera les derniers
détenus OAS. Enfin, le 3 décembre 1982, un nouveau texte
législatif, arraché au forceps par François Mitterrand, révisera
les carrières des militaires et fonctionnaires rebelles, réintégrant
Salan et Jouhaud dans le cadre de réserve, ainsi que six
autres généraux. La guerre franco-française d’Algérie est terminée.
Mais qui oserait dire que les guerres civiles ne laissent
pas de profondes séquelles ? 2
Ecrivain, enseignant et journaliste, Rémi Kauffer est spécialiste de l’histoire
du renseignement et des services secrets.
49
h
À LIRE de Rémi Kauffer
OAS. Histoire d’une
guerre franco-française
Seuil
456 pages
22,80 €
E NTRETIEN AVEC HENRI-CHRISTIAN GIRAUD
Propos recueillis par Michel De Jaeghere
La
EN COUVERTURE
50
h
stratégie
chaos
du
De Gaulle a-t-il subi ou organisé les événements
qui ont présidé au règlement sanglant de la guerre d’Algérie ?
Henri-Christian Giraud a repris le dossier à nouveaux frais.
La guerre d’Algérie n’a pas été pour
le général De Gaulle l’occasion d’un
grand retournement. Il était dès
1958 pleinement décidé à y mettre fin
en donnant l’indépendance au pays
et en le livrant au FLN. Tout juste a-t-il
été empêché de le dire avec franchise
parce qu’il avait compris que c’est
en s’appuyant sur les plus ardents
partisans de l’Algérie française, en leur
faisant croire qu’il serait l’artisan
du maintien de l’Algérie dans la France,
qu’il parviendrait à sortir de sa
traversée du désert pour se hisser au
pouvoir et mettre fin à la IV e République
honnie : telle est la thèse que soutient
Henri-Christian Giraud dans Le Piège
gaulliste. Un livre d’une densité
exceptionnelle, en même temps que
d’une grande audace novatrice, nourri
par une impressionnante bibliographie,
le recueil des observations quotidiennes
des contemporains de l’événement,
et plus encore par l’exhumation
d’archives inédites, singulièrement
celles de l’Union soviétique. L’histoire
de la tragédie algérienne en sort
renouvelée par la mise en lumière d’un
écheveau de trahisons et de tromperies
qui constitua, au prix d’un fleuve
de sang, l’un des plus singuliers
mensonges d’Etat de notre histoire.
Quelle intention se cache
derrière votre titre ?
Devant le sinistre spectacle de l’aéroport
deKaboul,uncertainnombred’observateurs
ont fait à juste titre le rapprochement
avec la fin de la guerre d’Algérie
pourdirequece àquoil’onassistait,aussi
terrible que cela soit, était peu de chose
à côté de ce qu’on avait pu voir en 1962 :
en effet,ce qu’ont souffertlespieds-noirs
et les harkis, dans l’indifférence à peu
près générale de la population métropolitaine,
mais de par la volonté délibérée
du pouvoir et de son chef, fut atroce.
Certainshistoriensparlentmêmed’apocalypse…
Or, je me suis toujours posé la
question suivante : le traitement de
l’affaire algérienne devait-il fatalement
être tragique ? C’est à cette question que
j’ai tenté de répondre.
Et quelle est la conclusion
de votre enquête ?
Si,pourCamus,«latragédien’estpasune
solution », en revanche, elle l’est pour
De Gaulle. « Je ne me sens bien que dans
la tragédie », a-t-il confié à son éditeur
MarcelJullian,quiluiprêtaitmêmecette
boutade : «Moi, je fais dans la tragédie. »
Qu’est-ce que cela a voulu
dire concrètement ?
Cela voulait dire changer la donne Algérie
française, sur laquelle De Gaulle avait
habilement surfé pour arriver au pouvoir,
et, de mensonges en coups montés,
créer progressivement les conditions de
la tragédie (l’autre nom du chaos) pour
réaliser son dessein primordial : le dégagement.
Ou encore : la fuite, comme il le
dira sans fard lors du Conseil des ministres
du 4 mai 1962 devant un gouvernement
en état d’hébétude. Il fallait que la
situation soit chaotique pour justifier
qu’il fasse lui-même l’exact contraire de
ce pour quoi il avait été appelé en 1958
parlesFrançais,àl’époqueencoremajoritairement
favorables à l’Algérie française.
Contrairement à la plupart
des spécialistes de la
période, vous affirmez que
De Gaulle savait exactement
ce qu’il voulait faire en
arrivant aux affaires. Sur
quoi vous fondez-vous ?
Au sortir de la guerre, conscient de ce
quelalibérationdelaFrancedevaitàson
empire colonial, De Gaulle était encore
un impérialiste assumé, voire forcené,
comme en témoignent ses ordres en
faveur de la répression la plus extrême
tant à Thierry d’Argenlieu en Indochine,
qu’à Beynet au Levant et à Chataigneau
en Algérie, lors des émeutes de Sétif
en mai 1945, puis, durant la période du
RPF, ses diverses prises de position sans
concession. Mais, en 1954, une visite du
démographe Alfred Sauvy, qui dit l’avoir
sensibilisé aux différents problèmes que
ferait peser le maintien de l’Algérie dans
la France, semble l’avoir convaincu de la
nécessitédeladécolonisation,souspeine
devoirlanatalitémusulmanesubmerger
la population métropolitaine et envoyer
80 députés à la Chambre, et, parallèlement,
de voir s’accroître un déficit chronique
entre la France et sa colonie qui
a toujours coûté cher en subventions.
Sauvy, qu’il y a tout lieu de croire, confie
l’avoir alors entendu se prononcer dès
cette époque pour l’«abandon ».
Comment expliquer que ce
changement ait été ignoré ?
Tout simplement parce que De Gaulle
fait en 1955 ses adieux à la presse et
annonce son retrait de la vie politique,
retrait confirmé par la mise en sommeil
du RPF en septembre suivant.
Un vrai faux retrait ?
En effet, il s’agit d’une pure tactique de la
part de celui qui s’est fait une méthode
de «progresser par les couverts ». Disant
alors en privé à chacun ce que chacun
veut entendre, l’ermite de Colombey
regarde les convulsions du « régime »
© SOLANUM-PHOTOGRAPHE. © BRIDGEMAN IMAGES.
MENSONGE D’ÉTAT Ci-dessus : le 4 juin 1958, le général De Gaulle, depuis le balcon
du Gouvernement général à Alger, lance à la foule enthousiaste : «Je vous ai compris ! »
Cette formule ainsi que le «Vive l’Algérie française ! » qui conclura son discours de
Mostaganem, deux jours plus tard, entretiendront les illusions des partisans du maintien
de l’Algérie dans la France auxquels il devait son retour au pouvoir. Selon Henri-Christian
Giraud (page de gauche), De Gaulle était pourtant déjà décidé à l’«abandon ».
honni avec gourmandise et, profitant favorable ; qu’il est le seul à pouvoir véritablement
régler l’affaire algérienne et
du relâchement de la curiosité des journalistes,
il programme soigneusement qu’aussitôt aux affaires, il négociera avec
son retour. Ainsi, le 10 octobre 1956, les représentants des Algériens.
troissemainesavantl’opérationdeSuez, Le mot important de ce message est le
qui a pour but d’assécher militairement mot « négociation ». Il l’emploie alors
la rébellion algérienne soutenue par que le rejettent aussi bien le socialiste
l’Egypte et dont il connaît les préparatifs Robert Lacoste, ministre résident en
grâce à Christian Pineau, le ministre des Algérie, que son prédécesseur en Algérie
Affaires étrangères, De Gaulle passe JacquesSoustelle,députéduRhônesous
secrètement à l’offensive : il délègue l’étiquette gaulliste. Au même moment,
Gaston Palewski, l’un de ses principaux le FLN vient en effet de faire connaître
intermédiaires avec Moscou depuis lors du congrès de la Soummam sa
novembre 1940, auprès de Serge Vinogradov,
l’ambassadeur soviétiqueà Paris, ne peut à ses yeux viser qu’à l’indépen-
« doctrine de la négociation ». Celle-ci
àquil’ondoitlarévélationdecettevisite, dance plénière de l’Algérie dans le cadre
pour lui faire savoir qu’il va arriver incessammentaupouvoir,
GuyMolletn’étant son territoire, Sahara compris, et à la
de l’unité du peuple et de l’intégrité de
pas en mesure de faire face à la situation condition d’être reconnu comme l’interlocuteur
unique, en refusant tout terroriste ; que le président Coty y est 1
EN COUVERTURE
52
h
© AKG-IMAGES/ERICH LESSING. © MAURICE ZALEWSKI/RAPHO.
cessez-le-feu avant un accord politique.
En intervenant comme il le fait, c’està-dire
en se déclarant de but en blanc
pour la négociation, De Gaulle renverse
donc le fameux triptyque molletiste :
«Cessez-le-feu, élections, négociations. »
D’où la joie des dirigeants de la rébellion,
attestée par Jean Daniel alors à Tunis, de
le voir arriver au pouvoir en mai 1958. Et
d’où aussi leur immense déception à la
suite de son discours du 4 juin à Alger et
desoncride«Vivel’Algériefrançaise!»le
6 juin à Mostaganem.
Comment se présente alors
la situation ?
A ce moment de l’Histoire, le cocktail
politique gaulliste est fait du leurre en
cours des partisans de l’Algérie françaiseetdusentimentchezlesdirigeants
du FLN d’avoir été dupés. De Gaulle se
retrouvedoncdanslasituationd’unchef
de guerre contraint de combattre sur
deux fronts. Position intenable. Il lui faut
par conséquent simplifier au plus vite la
situation. Disposant des pleins pouvoirs,
et s’arrogeant personnellement le traitement
de l’affaire algérienne, il va concentrertoutesonactionsurlerenforcement
de l’Etat avec notamment la constitution
d’un staff élyséen.
En quoi consiste-t-il ?
Il est composé essentiellement de
deux indépendantistes affichés : René
Brouillet, directeur des Affaires algériennes,
et son adjoint, Bernard Tricot.
ACCLAMATIONS Ci-dessus et page de droite : le 4 juin 1958, Alger réserve un accueil
triomphal à De Gaulle. La foule des pieds-noirs ovationne aussi Jacques Soustelle, dernier
gouverneur général de l’Algérie, de février 1955 à janvier 1956, et ardent partisan
de l’Algérie française, qui avait œuvré pour le retour du général au pouvoir. En s’adressant
sans distinction aux «10 millions de Français d’Algérie », «des Français à part entière,
avec les mêmes droits et les mêmes devoirs », qui auront à se prononcer bientôt,
dans le cadre d’un collège unique, sur la Constitution en gestation, De Gaulle va dans
le sens de l’intégration souhaitée par les tenants de l’Algérie française.
Ce dernier, d’inclination mendésiste,
raconte qu’ayant refusé par deux fois
le poste, il ne l’a accepté qu’après s’être
assuré auprès de De Gaulle que son travail
viserait à préparer l’indépendance
algérienne, comme lui-même venait de
préparer celle de la Tunisie.
Le staff élyséen s’enrichira plus tard d’un
troisième personnage : François Coulet,
nommé en mars 1960 directeur des
affairespolitiquesdelaDélégationgénéraledugouvernementàAlger,
quiestun
gaulliste inconditionnel. Et puis, bien
sûr, contrôlant en fait tous les services
de renseignement, officiels et officieux,
et, surtout, disposant tous les soirs
d’une heure de conversation en tête à
tête avec le chef de l’Etat, le redoutable
et redouté Jacques Foccart, le véritable
homme fort du régime gaulliste.
Comment les intentions
de De Gaulle échappentelles
à ses proches
comme à l’opinion ?
Jusqu’en septembre 1959 au moins,
la ligne officielle est le maintien de
l’Algérie française, renforcée par les
résultats spectaculaires du référendum
constitutionnel (28 septembre 1958)
et des élections législatives (30 novembre
1958), et plus encore par le choix
d’un Premier ministre – Michel Debré –
emblématique de la défense intransigeante
de l’Algérie française (il avait
jugé, sous la IV e République, qu’un coup
d’Etat serait légitime contre tout gouvernement
qui en consentirait l’abandon).
Elle s’exprime par la proclamation
de la volonté élyséenne de rechercher
pourleproblèmealgérienla«solutionla
plus française », formule magique propreàsemerlaconfusion,etl’annonceen
fanfare,le3octobre 1958, du lancement
du coûteux plan de Constantine pour
rattraper le retard en équipements des
départements d’Algérie.
Tout cela désamorce plus ou moins les
doutes que font naître d’autres décisions
: l’éviction brutale de Salan, commandant
en chef et délégué général du
gouvernement en Algérie, et son remplacement
par deux personnalités favorables
à terme à l’indépendance, Paul
Delouvrier, et le général gaulliste Maurice
Challe ; la mise à l’écart de Soustelle
dans un poste ministériel mineur, l’Information,
quand tout le monde le donnait
déjà comme Premier ministre ; les mutations
massives d’officiers engagés dans
les événements du 13 Mai à des postes
en métropole et en Allemagne et leur
remplacementpardesfidèles;lareprise
discrète, dans la nouvelle Constitution,
d’un « outil séparateur » avec l’article
53 (titre VI) qui donne la possibilité
de « cession, échange ou adjonction de
territoire » en vertu d’une loi et avec le
« consentement des populations intéressées
», ce qui permettradecontourner le
dogme sacro-saint de l’inaliénabilité du
territoire de la République ; la dévitalisation
des comités de salut public nés
du 13 mai 1958 par l’ordre de retrait des
militaires ; le lancement en fanfare de la
Communauté(nouveaunomdel’Union
française), dans laquelle De Gaulle prétendinscrireledestindel’Algérie,touten
soutenant que « personne n’est tenu d’y
adhérer » et en précisant surtout que
« l’indépendance est à la disposition de
qui veut la prendre » ; et enfin, derrière
l’effet d’annonce de l’appel à la «paix des
braves », le 23 octobre 1958, l’appel du
pied à l’«organisation extérieure », pour
l’inviter à la signature d’un cessez-le-feu,
qui accorde au GPRA, le prétendu gouvernement
algérien en exil, un crédit
qu’il n’avait plus aux yeux des wilayas à
bout desouffle et vent debout contre les
«nantis de Tunis », pour, ce faisant,habituer
l’opinion publique française à l’idée
d’une négociation avec lui.
Avançant masqué derrière ces paravents
etlessuccèsvitespectaculairesdesoffensives
Challe, qui ne laissent au bout d’un
an aucun espoir aux fellaghas, dont les
effectifs fondent de 121 katibas à seulement
35 à effectifs réduits un an plus
tard, le guerrier de la politique qu’est
De Gaulle peut œuvrer dans le secret à
son renversement des alliances. Au nom
de la ruse, éminente qualité de l’homme
d’action comme il l’a écrit dans Le Fil de
l’épée, tout y passe : gages et fausses promesses,
mensonges répétés, dissimulationsetassurancesdetousordres,provocations
aussi, y compris l’engagement de
sa parole d’honneur ! «Dans cette affaire
algérienne, conclura Raymond Aron,
De Gaulle a menti à tout le monde. »
Quand finit-il par abattre
son jeu ?
Le coup de théâtre gaullien a lieu le
16 septembre 1959 : devant le peuple
français en état de choc, le chef de l’Etat
annonce un référendum sur l’autodétermination
sur la base de trois options
possibles : la sécession, la francisation
ou l’association. Et encore, ce troisième
mot, « l’association », il ne le prononce
pas. Il se contente de le désigner en
usant d’une périphrase interminable
(« le gouvernement des Algériens par les
Algériens, appuyé sur l’aide de la France
et en union étroite avec elle pour l’économie
», etc.), car cela pourrait être vu par
le FLN comme l’amorce d’une troisième
voie entre l’indépendance et l’assimilation.
Signe qu’à ses yeux, l’autodétermination
qu’il promeut officiellement
n’est au fond que le masque d’une prédétermination
en faveur d’une indépendance
à tout prix.
Or ce que l’on a appris depuis, grâce à
une confidence publiée dans un livre
posthume (1995) de Louis Terrenoire,
ex-ministre de l’Information, c’est que
dans le plus grand secret et au prix bien
sûr de mille précautions,De Gaulle était
allé jusqu’à soumettre la teneur de son
discours sur l’autodétermination aux
chefs du FLN : Ben Bella, Boudiaf, Aït
Ahmed, emprisonnés en France, avant
même d’en faire l’annonce au peuple
français… « Ils m’auraient embrassé »,
confiera le messager, Gaston Gosselin
du cabinet de Michelet. Cette manière
de faire – qui n’est finalement que la
poursuite de sa diplomatie secrète en
direction du FLN depuis octobre 1956 –
consacre définitivement le renversement
des alliances (« Désormais,
DeGaulle a partie liée avec nous », dit un
ministre du GPRA à Jean Daniel) et la
désignation de l’«ennemi commun » (le
mot est de Belkacem Krim) aux deux
parties : le camp Algérie française.
Que représente face à lui
ce camp ?
Selonunsondagedel’Ifop,ilétaitun an
plus tôt encore majoritaire (52 %) dans
l’opinion publique française et surtout
au sein de l’UNR, le parti gaulliste, ce
qui n’est pas pour arranger les affaires
du chef de l’Etat, qui va tout faire pour
le mettre au pas ! Concrètement, ce
bloc Algérie française se compose de
l’armée à quelques exceptions près,
des Européens d’Algérie hormis quelques
«libéraux », d’un certain nombre
de personnalités métropolitaines de
tous bords, et d’une forte proportion
de musulmans fidèles à la France dont
certains sont des élus de la République
et d’autres des combattants : soldats,
moghaznis, harkis, dont le nombre
avoisine les 220 000. Un chiffre très
supérieur aux effectifs de l’ALN.
En leur sein, et en dépit de tout, nombreux
restent ceux (de Challe, partisan
d’une «décolonisation par promotion »
et non « par abandon », à Soustelle en
passant par Camus, Debré ou même
Salan) qui, sur la base des résultats
électoraux précédents et du délitement
du FLN, croient encore jouable
une « solution française », puisque le
chef de l’Etat a annoncé le référendum
d’autodétermination dans un délai de
quatre années après leretour dela paix,
ce qui laisse de la marge. Mais le maréchal
Juin, lui, connaissant bien le processus
de pensée de son camarade de
53
h
EN COUVERTURE
54
h
ICÔNE Ci-dessus : le général Massu. «Tant que je serai ici, pas de crainte pour l’Algérie
française ! » répète celui qui, préfet de la zone militaire de l’Algérois, est l’idole des piedsnoirs
depuis qu’il a démantelé l’organisation du FLN dans la «bataille d’Alger » de 1957
et participé à l’insurrection du 13 mai 1958. Tombé dans le piège tendu par le «cabinet
noir » gaulliste, il désavoue publiquement la politique algérienne du général, et est
rappelé en métropole en janvier 1960. Page de droite : violente manifestation musulmane
pour l’indépendance de l’Algérie, contenue par un cordon de CRS, le 12 décembre 1960,
dans le quartier de Belcourt à Alger, lors du voyage de De Gaulle.
promotion, comprend que ce qu’il
craignait confusément va se dérouler
implacablement jusqu’à l’abandon de
sa terre natale. C’est lui qui est dans le
vrai. Dès le 20 octobre, De Gaulle dit à
Peyrefitte au sujet de l’Algérie : «C’est un
terrible boulet. Il faut le détacher. C’est
ma mission. » Décidé à brusquer les
choses, c’est-à-dire, malgré ce qu’il dit, à
tenir pour rien les conditions de temps
et de sécurité nécessaires à la bonne
tenue du référendum, De Gaulle choisit
l’affrontement par la provocation.
Comment?Laprincipaleforceducamp
ennemi étant le couple armée-piedsnoirs
que symbolise le général Massu,
l’auteur de La Discorde chez l’ennemi,
servi par l’habile Foccart, monte son
piège pour briser ce couple.
C’est ce que vous appelez
« l’opération Massu ».
Enrésumé,selonlescénariomisaupoint
par le «cabinet noir » gaulliste (l’expression
est de François Mitterrand), il s’agit
de faire en sorte que le bouillant général,
patron de la 10 e D.P. et préfet de la
zone militaire d’Alger, très engagé dans
le maintien de l’Algérie dans la France
(«Tant que je serai ici, pas de crainte pour
l’Algérie française ! » répète-t-il à l’envi)
et, de ce fait, l’icône des pieds-noirs,
désavoue publiquement la politique
gaulliste. Ce sera alors le prétexte de son
éviction, qui, chacun le sait, entraînera
inévitablement la révolte de la population
européenne que le pouvoir, fort
d’un encadrement militaire très renouvelé
à base d’ex-membres des Forces
françaises libres, brisera dans le sang.
Dans le sang ? Ne forcezvous
pas le trait ?
Je n’invente rien. Debré confie dans ses
Mémoires avoir brûlé les ordres rédigés
par De Gaulle pour empêcher que « sa
figure soit abîmée ». Et le général Ely,
chef d’état-major des armées, confirme
que ces ordres comportaient « l’ouverture
du feu sur une foule où se trouvent
des femmes et des enfants ».
Reste que, pour pousser Massu à la
faute, il faut vaincre sa méfiance et pour
cela que le piège soit indétectable et
donc qu’il vienne de loin, de l’étranger
même si possible. Ce sera d’Allemagne,
où l’ambassade française à Bonn prépare
le terrain à un journaliste, Hans
Ulrich Kempski, du Süddeutsche Zeitung
de Munich, pour lui obtenir l’autorisationdefaireunreportagesurlasituation
militaire en Algérie. Elle le recommande
chaudement en vantant ses bonnes dispositionsauQuaid’Orsayqui,àsontour,
fait suivre l’autorisation à la Délégation
générale en Algérie. Cette mobilisation
d’autorités successives (un ambassadeur,
un ministre des Affaires étrangères,
un délégué du gouvernement)
ne peut évidemment qu’être cautionnée
par l’Elysée. A plus forte raison en
ce moment de fièvre suscitée sur place
par le discours sur l’autodétermination.
Or le fameux Kempski, ancien parachutiste
dans la Wehrmacht et affichant
désormais des opinions de gauche, était
enréalitécibléparlaMainrouge,lafiliale
du SDECE spécialisée dans l’assassinat
des soutiens du FLN (elle en aura, selon
Constantin Melnik, le responsable des
services à Matignon, quelque 103 à son
actif pour la seule année 1961 !). Notre
ambassade à Bonn ne pouvait évidemment
pas l’ignorer, non plus que le président
de la République, puisque chaque
opération «Homo » devait recevoir son
assentiment.D’ailleurs,LouisTerrenoire,
ignorant des dessous de l’affaire, vend la
mèche : « Désireux d’aller enquêter en
Algérie,[Kempski]aobtenuunvisadenos
servicesdechancellerieàBonn,bienqu’ily
ait eu des raisons de le lui refuser, dit-il. Les
facilités qui lui ont été accordées lui permettront
de franchir la porte du général
Massu et d’obtenir une interview. »
Sur la base d’autres indices encore, on
peut légitimement affirmer que le SR lui
amislemarchéenmain:lacoopération,
avec un probable scoop à la clé, ce qui
n’est pas négligeable pour un journaliste,
ou un mauvais sort. Tout se passe
comme prévu : Massu se lâche, l’interview
bien mise en scène à la une du Süddeutsche
Zeitung sous le titre « Massu
déçu par De Gaulle » et en sous-titre
« Le général de parachutistes prend ses
distances avec la politique algérienne
du président » paraît, comme par
hasard, le 18 janvier 1960, quatre jours
avant la réunion à l’Elysée de tous les
responsables en Algérie, à laquelle
Massu doit participer, alors que le reste
du reportage de Kempski ne paraîtra
qu’à partir du 25 janvier…
L’interview fait scandale, et sans même
entendre son fidèle compagnon qui crie
au complot et dément ses propos,
DeGaullelefaitconvoqueràParis,mais
surtout interdit son retour en Algérie
malgré les alarmes de tous les responsables,
civils et militaires. Résultat :
comme prévu, l’éviction de Massu provoque
la révolte connue sous le nom de
la « semaine des barricades ». Bilan :
22mortsetunecentainedeblessésmais,
surtout, un début de scission au sein de
l’armée entre les loyalistes et les autres.
La discorde chez l’ennemi est en cours…
Pour De Gaulle, « l’opération Massu »
est une réussite sur toute la ligne. Le
piège a parfaitement fonctionné.
Qu’en est-il de « l’affaire
Si Salah » qui intervient
quelques mois plus tard ?
Cette offre de reddition du colonel Si
Salah, célébré par le FLN comme le
« prototype du maquisard valeureux et
pur », et des principaux responsables
delawilayaIV(l’Algérois)en opposition
frontale avec la direction du FLN jugée
inapte, corrompue et communisante,
a failli en mai-juin 1960 perturber la
démarche gaulliste qui privilégiait la
négociation avec ladite direction, loin
du champ de bataille. Afin d’éviter que
l’équipe de Matignon, Debré en tête,
se saisisse de cette opportunité pour
fonder la troisième force que Challe, fort
de ses succès militaires et de l’afflux de
ralliements de combattants, met en
chantier avec son « parti de la France »,
DeGaulles’enemparepersonnellement,
allant jusqu’à recevoir nuitamment les
trois chefs fellaghas à l’Elysée le 10 juin
1960. Cette affaire « extraordinaire »,
selon le mot de Tricot, méritait un traitement
extraordinaire. Il fallait choisir
entre les deux parties : les combattants
ou les dirigeants. Mais la « paix des braves
» n’est plus à l’ordre du jour (si tant
est qu’elle l’ait jamais été) et De Gaulle
réduit d’entrée de jeu cet événement à
un rôle secondaire : celui d’un « adjuvant»(lemotestencoredeTricot),c’està-dire
de moyen de pression sur les dirigeants
extérieurs de la rébellion pour
les amener à la table des négociations. Il
choisit donc de s’adresser directement
à eux, le 14 juin, et de les appeler à une
© AKG-IMAGES/ULLSTEIN BILD. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO.
rencontre à Melun, sauvant ainsi la mise
àdespolitiquesdiscréditésau détriment
des combattants. Ils vont bien sûr sauter
surl’occasionmais,désormaissûrsd’eux,
sans lâcher un pouce de leurs revendications
concernant la reconnaissance
de l’indépendance de l’Algérie, et ce,
sans aucun préalable sur le cessez-le-feu,
le Sahara, la représentation unique ou
le sort des populations. D’où un hautle-corps
gaullien et l’échec de la rencontre
de Melun qui assure toutefois
au GPRA une grande visibilité aux yeux
de la communauté internationale.
Pourquoi la direction
du FLN reste-t-elle sur
ses positions ?
Parce qu’elle y a tout intérêt puisqu’elle
est assurée d’être incontournable après
le choix de De Gaulle de ne pas traiter
aveclescombattants:commeparhasard
encore, lors de l’ouverture des accords
d’Evian, les deux principaux chefs de la
wilaya IV, Si Salah et Si Mohamed, retournés
les mains vides en Algérie tomberont
sous des balles françaises en pleine
période de « trêve unilatérale », ce qui
signifie que l’ordre est venu de haut, sans
doute pour effacer toutes traces d’une
autre politique possible… Quant au chef
de l’Etat, prisonnier du processus qu’il a
mis en œuvre, il ne peut s’en sortir qu’en
portant tous ses coups au camp Algérie
française pour le neutraliser. Ce qu’il a
anticipé en rétablissant la peine de mort
en matière politique (elle était abolie
depuis 1848), six jours avant de recevoir
les chefs fellaghas à l’Elysée : sachant
d’avance qu’il ne donnerait pas suite à
leur proposition, il se donnait sans doute
les moyens de faire face aux réactions des
«ultras » si l’affaire venait à se savoir. Dès
lors, la tragédie est en marche et elle va
EN COUVERTURE
56
h
© AFP. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO.
monterengammeaurythmedesinitiatives
présidentielles.
Lesquelles ?
Deux principalement.
Le 3 avril 1960, c’est la mutation brusquée
de Challe qui va progressivement
se convaincre du «torpillage » de l’affaire
Si Salah par l’hôte de l’Elysée parce que
tout affaiblissement du GPRA le gêne
plusqu’ilnelesert,etprendreconscience
que le plan Challe n’a été qu’un «leurre »
et pas un leurre « destiné à l’étranger, à
l’ONU, mais un leurre destiné à l’armée »
et qu’il ne fallait pas que la victoire soit
totale ni que le «parti de la France » disposant
de sa propre force armée puisse
offrir une alternative crédible.
Le 4 novembre 1960, c’est l’offre solennelle
de négociation politique faite au
GPRA. Evoquant « la République algérienne
», De Gaulle ajoute subrepticementlorsdel’enregistrement:«laquelle
existera un jour ». Cette dernière incidente
ne figurait pas dans le discours
qu’il avait fait lire à Debré. Elle le prend
de court. Or, cette concession sans
contrepartie à la rébellion signe l’arrêt
de mort de tout projet d’association.
STRATÉGIE Ci-contre : le colonel
Si Salah, un des chefs de la wilaya IV.
L’offre de reddition de ce valeureux
maquisard opposé à la direction
du FLN faillit perturber la
démarche gaulliste qui privilégiait
la négociation avec ladite direction.
Page de droite : les généraux André
Zeller, Edmond Jouhaud, Raoul
Salan et Maurice Challe (de gauche
à droite), quittant la Délégation
générale d’Alger après s’être
adressés à la foule, le 24 avril 1961.
Averties des préparatifs d’un
putsch, les autorités politiques ont
laissé faire, assurées qu’elles étaient
de son échec. Mais la dramatisation
orchestrée par le chef de l’Etat
lui a permis de s’octroyer les pleins
pouvoirs en application de
l’article 16 de la Constitution et de
remettre au pas l’armée française.
Dès lors, les démissions se succèdent,
notamment celles de Delouvrier et de
Jacomet, les deux têtes gouvernementales
sur place, qui s’offusquent de le
voirlâcher l’indépendanceavantmême
de l’avoir négociée.
Comment réagit le FLN
à ces nouvelles avances ?
Le message de l’Algérie algérienne a été
bien capté par le GPRA qui se dit prêt à
renouer le contact rompu à Melun, mais
le fait est là : le FLN ne s’impose toujours
pas à la population musulmane, première
victime du terrorisme, et qui ne lui
obéit que sous la contrainte et la terreur.
Ses dirigeants n’étant pas sûrs de sortir
victorieux du référendum d’autodétermination,
on assiste alors à cette chose
assez ahurissante que De Gaulle va
devoir payer de sa personne pour imposer
publiquement le FLN tant en Algérie
qu’en France, où il souffre d’un fort discrédit
dû aux attentats, et porter ainsi le
coup de grâce à l’« ennemi commun » :
les partisans de l’Algérie française. C’est
la raison pour laquelle il se rend en Algérie
en décembre 1960. Il confie à Terrenoire
qui l’accompagne : « C’est une
partie difficile que nous allons mener, et
qui n’a pour moi rien de réjouissant. »
Cette « partie difficile », c’est de faire
en sorte que des manifestations musulmanes
montrent la popularité du FLN.
L’affaire a été montée de main de maître
par François Coulet et des officiers des
SAU (sections administratives urbaines)
qui ont incité les jeunes à crier : «Algérie
musulmane ! Vive DeGaulle ! Algérie algérienne!»La«partiedifficile»s’accompagne
de nombreux débordements puisqu’elle
va faire 112 morts (statistiques
officielles) et plus de 400 blessés. « Pour
la première fois, écrit Benjamin Stora,
qui donne la clé de l’affaire, le drapeau
duFLNflottesurAlger, donnantauGPRA
une légitimité populaire cruciale alors
que s’esquissent les dures négociations
qui vont mener aux accords d’Evian. »
Désormais De Gaulle peut dire et répéterqueleFLN
est «représentatifdesneuf
dixièmes de la population algérienne »
et en prendre l’opinion à témoin. D’où
ce constat mélancolique d’un officier
français : « Nous avons subi un véritable
Diên Biên Phu psychologique (…). Le
16 mai 1958, nous n’avions pas la situation
militaire en main et tout le monde
criait : “Vive la France !” Aujourd’hui,
nous avons gagné sur le plan militaire,
mais on crie : “Vive le FLN !” »
Vous avancez que le putsch
des généraux aurait luimême
été facilité par l’inertie
volontaire du pouvoir…
Les futurs putschistes, parfaitement
identifiables et depuis toujours identifiés,
étaient tous sous surveillance
étroite de la Sécurité militaire du fidèle
ex-FFL Feuvrier, renforcée d’une cellule
d’anciens de la France libre se recrutant
par cooptation. La police politique
est donc assurée et, dans son livre Le
Putsch des généraux, Pierre Abramovici
a recensé il y a maintenant déjà une
dizaine d’années les avertissements
répétés des diverses officines gaullistes,
notamment le Mouvement pour la
Communauté, auprès des autorités.
Contraignantd’ailleursLouisJoxeàintervenir
pour censurer leurs communiqués
quirendaientpubliquel’éventualitéd’un
putsch. Debré reconnaîtra lui-même à
la tribune de l’Assemblée nationale que
le gouvernement a été averti des préparatifs
du putsch le 18 avril, soit quatre
jours avant son déclenchement ! Jean-
Raymond Tournoux rapporte ce propos
de certains tacticiens du gaullisme :
« Heureuse insurrection… On peut imaginer
que, par sa dernière conférence de
presse, le Général a eu pour dessein de
débusquer ses adversaires, de les amener
à un coup. » Ce qui est sûr également,
c’est que la dramatisation orchestrée par
le pouvoir autour d’un putsch qui n’avait
techniquement aucune chance puisque
les moyens aériens ne donnaient aucune
possibilité de manœuvre en direction
de la métropole, a permis au chef de
l’Etat de s’emparer des pleins pouvoirs
en faisant jouer le fameux article 16 de
la Constitution, et de remettre au pas
l’armée française. C’était le but du piège.
Cette mise au pas de l’armée
était-elle destinée à aplanir
les derniers obstacles
à un accord avec le FLN ?
Elle était nécessaire à la conversion
de sa victoire en défaite. De Gaulle s’est
fait donner le 8 janvier 1961 par un
référendum à double question la liberté
d’aller au terme de sa politique algérienne.
Soucieux d’aller vite lors des
négociations (qui commencent véritablement
le 5 mars 1961 à Neuchâtel et
se poursuivent par Evian 1 et Evian 2), il
ne va plus hésiter à céder alors aux quatre
volontés d’un FLN bien décidé à lui
«faire avaler son képi et la visière avec » :
le 9 mars 1961, il accepte que le cessezle-feu
ne soit pas un préalable pour
l’ouverture de négociations ; le 6 avril, il
accepte que le FLN soit l’interlocuteur
unique et le représentant exclusif du
peuplealgérien;le5septembre,ilreconnaît
la souveraineté algérienne sur le
Sahara ; le 18 février 1962, il abandonne
le sort des populations européenne et
musulmane à la discrétion du FLN. La
négociation a tourné ainsi à l’habillage
diplomatique d’un abandon pur et simple
et, le 18 mars, c’est la France qui vient
à Canossa, avec tout ce que cela veut
dire d’humiliation à venir.
Au final, notre pays se retrouve aujourd’hui
en position de faiblesse intellectuelle
et morale dans le nouveau rapport
de force international, marqué
par la montée d’un islamisme qui était
alors déjà en germe dans la guerre
d’Algérie, et régulièrement en situation
d’accusédela partd’un fauxvainqueur
qui, pour se légitimer aux yeux de sa
population, n’a de cesse de condamner
l’œuvre coloniale française et de lui
demander des comptes et des excuses.
Ce à quoi s’est prêté, toute honte bue,
l’actuel président de la République,
n’hésitantpasàaccuserlaFrance d’avoir
commis en Algérie un « crime contre
l’humanité ». On prétend souvent que
la politique gaulliste a été visionnaire.
Elle a débouché pourtant sur un fiasco
dont nous n’avons pas fini de payer les
conséquences.2
À LIRE
d’Henri-Christian Giraud
Algérie :
le piège gaulliste.
Histoire secrète
de l’indépendance
Perrin
704 pages
30 €
57
h
Les
Trahisons
du 19mars
Par Olivier Dard
Loin de mettre un terme
à la violence de la guerre,
les accords d’Evian signés
le 18 mars 1962 et le cessezle-feu
du 19 mars furent
suivis d’une recrudescence
des actes de terrorisme
de l’OAS et du FLN,
qui se soldèrent par l’exode
des Européens d’Algérie.
LE BRUIT DES BOMBES
Affiche de l’Organisation armée
secrète (OAS), sur les murs d’Alger
en 1961. Après la signature des
accords d’Evian le 18 mars 1962,
l’OAS tentera d’empêcher leur
application en multipliant les
attentats jusqu’au 17 juin et l’accord
de cessez-le-feu à Alger, entre
le FLN et l’OAS. Les derniers chefs de
l’OAS quitteront Oran le 29 juin.
© MARC GARANGER/AURIMAGES.
EN COUVERTURE
Quelle fut la genèse des accords d’Evian ?
60
h
Le 18 mars 1962, les « pourparlers d’Evian » (c’est la formule
officielle) furent signés entre les négociateurs français et
algériens, ouvrant la phase finale de la guerre d’Algérie. Pour
aboutir à ces accords, les négociations avaient été longues.
La première séance de la conférence d’Evian s’était en effet
ouverte le 20 mai 1961, après le putsch des généraux et tandis
que l’Organisation armée secrète (OAS), née quelques mois
plus tôt, se mettait véritablement sur pied. Elle s’était achevée
le 13 juin 1961 au bout de treize séances, les autorités françaises
refusant de poursuivre plus avant. Une autre réunion
franco-algérienne importante, tenue à Lugrin, sur les bords
du lac Léman, du 20 au 28 juillet 1961, s’était terminée par une
demande de « suspension », formulée cette fois-ci par la délégationalgérienne.Cen’estquehuitmoisplustard,le7mars1962,
que la réunion d’Evian, dont seraient issus les accords éponymes,
avait commencé. Huit séances s’étaient tenues jusqu’au
11 mars, la neuvième et dernière se déroulant le 18 mars.
Depuis le début du processus, les acteurs comme les termes
et les buts de la négociation avaient été délicats à appréhender
pour les autorités françaises, soumises à trois interrogations :
avec quels interlocuteurs négocier ? Comment s’y prendre ?
Que négocier ? Des mois durant, le général De Gaulle avait
refusé de reconnaître la prétention à négocier du Gouvernement
provisoire de la République algérienne (GPRA), constitué
en août 1961 sous l’égide de Ben Khedda (après celui
fondé en septembre 1958 par Belkacem Krim et un second
mis sur pied en janvier 1960). Ce troisième GPRA sera en très
grande difficulté en février 1962 face à l’état-major du Front
de libération nationale (FLN), qui goûte peu la perspective de
négociations et se défie de lui. Les rivalités sont multiples en
son sein et l’instabilité domine, car sa légitimité est contestée
par de larges fractions nationalistes algériennes. De Gaulle
avait d’abord marqué ses doutes à son égard et, dans une note
du 20 décembre 1960, le qualifiait encore de « soi-disant gouvernement
». Dans une allocution radiotélévisée du 4 novembre
1960, s’il considérait que « la République algérienne existera
un jour », il refusait de reconnaître le monopole de
représentation du FLN ou d’engager des « négociations générales
» avant la fin des combats et des attentats.
Les choses évoluent à partir de janvier 1961 où, via le truchement
du diplomate suisse Olivier Long, des contacts
exploratoires se mettent en place entre des émissaires français
choisis par le chef de l’Etat (notamment Georges Pompidou)
et des représentants du FLN. Lors de cette dernière
phase des pourparlers, De Gaulle, impatient d’en finir avec
l’affaire algérienne, adresse aux négociateurs français,
conduits par Louis Joxe, un ultimatum en forme de mise en
garde : « Réussissez ou échouez, mais surtout ne laissez pas
la négociation se prolonger indéfiniment. » Le produit de tous
ces échanges débouche sur la première rencontre d’Evian,
où le FLN est aux commandes, tandis que l’autre parti indépendantiste,
le Mouvement national algérien (MNA), est
exclu des négociations. C’est à lui seul (FLN) que sera confié
le gouvernement de l’Algérie indépendante. Du côté français,
les Français d’Algérie n’ont aucun représentant spécifique
et il n’a jamais été question, tant pour le FLN que pour le
gouvernement Debré, d’imaginer que les élus d’Algérie ou a
fortiori l’OAS pourraient jouer ce rôle.
© DALMAS/SIPA. © DOMINIQUE BERRETTY/RAPHO.
Que prévoyaient
les accords signés
le 18 mars ?
La question des représentants
fixée, s’était posée celle du but des
négociations. La position française avait
crûment été exposée par le chef de l’Etat
à son Premier ministre, Michel Debré,
originellement partisan virulent de l’Algérie
française, dans une lettre du 18 août 1961 :
«A ce point de vue [la modernisation
de l’armée] comme à beaucoup d’autres,
il faut nous dégager de l’affaire algérienne.
C’est nécessaire, absolument. » La stratégie
était claire : l’Algérie française était morte
dans l’esprit du président de la République.
L’impératif militaire et stratégique
qui lui était cher – la création de la force
de frappe nucléaire – croisait cependant
la question du «dégagement » de l’Algérie
à travers celle du Sahara, où le pétrole
avait jailli en 1956 et qui était devenu
le lieu d’expérimentation des premiers
essais nucléaires français. Le Sahara
n’avait jamais, historiquement, fait partie
de l’Algérie. Il n’était donc pas question
de le laisser, lui aussi, au FLN. Dans son
appel à «la paix des braves » du 23 octobre
1958, De Gaulle avait d’ailleurs pris
le soin d’évoquer séparément l’Algérie
et le Sahara en parlant de «cet ensemble
complété par le Sahara », lequel, comparé
à l’Antarctique, était assimilé à une mer
intérieure, dont les ressources étaient
exploitées par l’Organisation commune
des régions sahariennes, créée en 1957
et conservée par la V e République.
La France gaullienne commence
donc par affirmer ses droits sur le Sahara,
mais la délégation algérienne refuse
de les prendre en considération, ce qui
provoque en grande partie la suspension
des discussions de Lugrin. Or, dans une
conférence de presse du 5 septembre 1961,
De Gaulle cesse soudain de revendiquer
la «souveraineté du Sahara ». Il escompte
seulement qu’il sorte d’un accord futur
«une association qui sauvegarde nos
intérêts ». On ne saurait être plus clair
sur les priorités fixées, qui sont «un pas
DÉSACCORDS Page de gauche : les délégués du Gouvernement provisoire de la République
algérienne (GPRA) lors des premières réunions de la conférence d’Evian, du 20 mai
au 13 juin 1961. Les négociations entre la France et le FLN achoppèrent sur la question du
Sahara. Ci-dessus : des Algériens célèbrent la signature des accords d’Evian, le 18 mars 1962.
en avant » pour le GPRA. Celui-ci
a fort bien compris en effet l’importance
de la question nucléaire pour le chef
de l’Etat et il entend bien faire payer
chèrement cette concession en organisant
une indépendance qui pourrait prendre
le chemin d’une association/coopération
avec financements à l’appui.
Outre le Sahara, le futur statut
de la «minorité européenne » importe
aussi au gouvernement, dans la perspective
d’une Algérie indépendante dont
le principe n’est plus discuté. Pour les
autorités françaises, nullement acquises
à l’idée de l’existence d’un «peuple
algérien » comparable au «peuple
français », mais qui soulignent au contraire
la diversité des populations présentes
sur le territoire de l’Algérie, la minorité
européenne devrait voir ses droits garantis
en bénéficiant notamment de la double
nationalité française et algérienne.
Or les négociateurs algériens refusent
catégoriquement tout régime particulier
pour les Français d’Algérie. C’est un point de
blocage que les autorités françaises tentent
de dénouer en proposant un système
optionnel transitoire : chaque Français
d’Algérie disposerait de la double
nationalité et d’un délai pour trancher
sa situation ; la France propose dix ans,
puis cinq. L’accord se fera sur trois.
Les accords d’Evian sont un document
hybride, ce qui n’en fait nullement
un traité au sens du droit international.
Outre une clause de cessez-le-feu, qui
doit être effectif à la date du 19 mars,
à 12 heures, ils comportent une série
de déclarations que chaque partie
publie séparément, puisque la France
ne reconnaît toujours pas le GPRAcomme
le représentant de droit d’un Etat algérien
qui, pour elle, ne verra le jour qu’après les
référendums d’approbation dont le premier
est prévu en métropole le 8 avril et le second
en Algérie le 1 er juillet. Les documents signés
à Evian sont au nombre de trois. Le plus
connu est le plus bref, la «Déclaration
générale », qui prévoit la mise en œuvre
d’un processus d’autodétermination
et l’organisation des pouvoirs en Algérie
pendant la période transitoire. Mais
il en existe deux autres, beaucoup plus
développés et fort instructifs.
Les «Conditions et garanties
de l’autodétermination » fixent les
conditions de la tenue en Algérie
de la «consultation d’autodétermination »,
l’«organisation des pouvoirs publics
en Algérie pendant la période transitoire »,
l’«accord de cessez-le-feu » et une
«déclaration concernant l’amnistie »
qui prévoit notamment que «seront
amnistiées toutes infractions commises
avant le 20 mars 1962 en vue de participer
ou d’apporter une aide directe ou indirecte
à l’insurrection algérienne, ainsi que
les infractions connexes ». Le référendum
d’autodétermination sera ouvert aux
citoyens résidant en Algérie et à ceux
inscrits sur des listes électorales en Algérie
mais résidant en dehors du territoire.
Quant aux «Déclarations de principes
relatives à la solution d’indépendance
de l’Algérie et de coopération entre la France
et l’Algérie », elles s’ouvrent par une
«Déclaration des garanties » qui affirme
garantir la sécurité des personnes puisque
61
h
EN COUVERTURE
62
h
«nul ne peut être inquiété, recherché,
poursuivi, condamné, ni faire l’objet
de décision pénale, de sanction disciplinaire
ou de discrimination quelconque, en raison
d’actes commis en relation avec les
événements politiques survenus en Algérie
avant le jour de la proclamation du cessez-lefeu
». Le même texte comporte un alinéa 2
qui s’applique aux «paroles et opinions ».
La troisième partie de cette
«Déclaration des garanties » dispose dans
son article 5 qu’«aucune mesure arbitraire
ou discriminatoire ne sera prise à l’encontre
des biens, intérêts et droits acquis des
ressortissants français ». Le même article
ajoute : «Nul ne peut être privé de ses droits
sans une indemnité équitable préalablement
fixée. » Cette «Déclaration des garanties »
est suivie d’autres «déclarations de
principes » qui s’attachent à la «coopération
économique et financière », à la «coopération
pour la mise en valeur des richesses du soussol
du Sahara » (elles seront exploitées
conjointement jusqu’à la nationalisation
unilatérale du pétrole par l’Algérie en
1971), à la «coopération culturelle » et à la
«coopération technique », le document
s’achevant sur le traitement des «questions
militaires » (présence de l’armée française
jusqu’au scrutin d’autodétermination, base
de Mers el-Kébir concédée à bail pour
quinze ans) et le règlement des «différends »
éventuels, qui devrait s’effectuer par
la conciliation et l’arbitrage.
Le régime né d’Evian en Algérie est
quant à lui un régime transitoire qui voit
cohabiter un haut-commissaire français
(Christian Fouchet) et un Exécutif
provisoire algérien (Abderrahmane
Farès, ancien président de l’Assemblée
algérienne), chargés de faire fonctionner
des accords qui suscitent des réserves
et des oppositions chez les Européens
d’Algérie et du côté de l’OAS, mais
aussi nombre de doutes, interrogations
et oppositions au sein de l’Armée de
libération nationale (ALN), en particulier
chez Houari Boumediene, et du FLN.
Pour qu’ils fonctionnent, il faudrait que
les populations y croient et que leurs
concepteurs soient en mesure de les mettre
en œuvre. La suite montrera que le cessezle-feu
ne sera nullement la paix.
VERS
L’INDÉPENDANCE
Ci-contre :
dans la casbah
d’Alger, le 21 mars
1962, de jeunes
Algériens fêtent
la fin de la guerre.
Page de droite :
l’attentat à la
voiture piégée
commis par l’OAS
dans le port d’Alger,
le 2 mai 1962,
fit 62 morts
parmi les dockers
musulmans.
Pourquoi le cessez-le-feu
n’est-il respecté ni par le FLN
ni par l’OAS ?
Les semaines qui suivent les accords d’Evian sont considérées
par beaucoup comme le temps d’une violence apocalyptique,
qui culmine au printemps 1962. Si elle est attribuée à
l’OAS par les autorités françaises et par le FLN, celui-ci n’est
pas en reste. Renforcé par des ralliements croissants d’éléments
soucieux d’en découdre, le FLN n’entend pas renoncer
à la violence pour asseoir son influence, lutter contre ses
adversaires politiques du MNA et perpétrer attentats et enlèvements
contre des civils européens – sans oublier de nombreux
heurts avec les forces de l’ordre, dûment mentionnés
dans les rapports parvenant aux autorités françaises. Si des
membres du FLN siègent effectivement dans l’Exécutif provisoire,
nombre de ses dirigeants se méfient de Farès, qu’ils
jugent trop tiède. Le FLN joue donc son propre jeu en profitant
detouteslesambiguïtésdecettepériodetransitoireetdelafaiblesse
des autorités françaises.
Quant à l’OAS, qui s’est affirmée comme un acteur incontournable
du jeu algérien, diffusant sa propagande par de multiples
moyens, des tracts aux émissions radiophoniques voire
télévisées, dotée d’un service de renseignement performant
en Algérie, elle est passée maître dans l’exercice des attentats
et desassassinats ciblés(« opérationsponctuelles »)perpétrés
par ses commandos (les Deltas de Roger Degueldre). C’est
une organisation terroriste efficace qui inquiète les autorités
gouvernementales autant qu’elle mobilise le FLN contre elle.
Son refus des accords d’Evian est radical et renforcé par le fait
que la grande majorité des Européens sont convaincus qu’ils
ne seront pas respectés. L’OAS décide donc sciemment de
jouer sa dernière carte en cherchant à démontrer sur le terrain
l’impossible viabilité des accords.
© RUE DES ARCHIVES/BRIDGEMAN IMAGES. © FERNAND PARIZOT/AFP.
Quel but l’OAS poursuit-elle
après les accords d’Evian ?
Avant même les accords d’Evian,
l’OAS a radicalisé ses actions. Cette
stratégie est voulue et mise en œuvre par
certains de ses dirigeants, notamment Jean-
Claude Pérez, le patron de la branche ORO
(Organisation-renseignement-opérations),
qui pousse à la pratique de «ratonnades »
pour venger, par exemple, la mort d’un
chauffeur de taxi européen, survenue
le 24 février 1962. Si, au sein de l’état-major
de l’OAS, certains s’en émeuvent, le patron
de l’ORO proclame pour sa part que
le cessez-le-feu ne saurait être la paix mais
«le bain de sang ». Ce qu’on va appeler
par la suite la politique de la «terre brûlée »
est en gestation avant le 19 mars. Ainsi,
«l’accord gaullo-FLN », comme le désigne
l’OAS, accélère un processus mais ne
le crée pas puisqu’il était entendu, au sein
de l’état-major de l’organisation, qu’il
fallait «empêcher la réalisation pratique
des accords » et «paralyser la réalisation
du processus prévu ». L’heure est donc,
selon les termes de l’instruction n° 29 de
Salan, celle d’une «offensive généralisée ».
Pour la première fois, l’OAS choisit
délibérément de mettre la population
européenne en mouvement quand
jusqu’alors les militaires de l’état-major
algérois freinaient les projets de
«structuration » des Européens. Tout
bascule avec le bouclage de Bab
el-Oued, quartier populaire d’Alger de
60 000 habitants acquis largement à l’OAS,
qui débute le 23 mars 1962, à 0 heure.
Les forces de l’ordre qui voudraient
y pénétrer seront considérées, affirme la
propagande de l’OAS, comme «des troupes
au service d’un gouvernement étranger ».
L’épreuve de force est recherchée autant
que la volonté de mettre les militaires
engagés face à leurs responsabilités. Mais
les autorités n’entendent nullement voir
se reproduire l’épisode des barricades, et les
forces terrestres et aériennes massivement
mobilisées ont rapidement raison d’un
bouclage qui voit les habitants du quartier
pris dans une nasse dont les commandos
de l’OAS parviennent cependant
à s’extraire. L’échec est cuisant : Bab el-Oued
est sous contrôle gouvernemental
et l’insurrection projetée n’a pas eu lieu.
L’épilogue, dramatique, survient
le 26 mars 1962, lors de la fusillade de la rue
d’Isly. Une manifestation non autorisée
mais soutenue par l’OAS est réprimée
violemment par des tirailleurs algériens
sous uniforme français. On dénombre chez
les manifestants 58 morts et 200 blessés,
dont beaucoup n’ont pas survécu à leurs
blessures. Le choc est profond. Mais pour les
autorités gouvernementales, qui pointent
la responsabilité des commandos OAS
qui auraient tiré les premiers, l’épisode est
presque considéré comme salutaire. Il était
indispensable d’avoir tiré pour «disperser
les charmes », expliqua De Gaulle, le 3 avril,
au Comité des affaires algériennes, tandis
que dans ses Mémoires, le général Ailleret,
qui a proclamé l’ordre du jour annonçant
le cessez-le-feu, a marqué son «très grand
soulagement », considérant que «si sinistre
qu’il ait été, l’éclair de la rue d’Isly avait
déchargé de son électricité le nuage d’orage
que constituait la population européenne
depuis l’instruction n° 29 de Salan ».
L’échec du bouclage n’est pas le seul
enregistré par l’OAS à la fin de mars 1962.
Les projets de maquis OAS en Grande
Kabylie ou dans la zone de Palestro, portés
par Salan lui-même, n’ont abouti qu’à une
série d’initiatives désastreuses, et le dernier
en date, celui de l’Ouarsenis, est réduit
au bout de quatre jours. L’OAS est au bord
de l’implosion au début d’avril 1962, tandis
que se multiplient des arrestations comme
celle de Degueldre (7 avril) et surtout
de Salan (20 avril), moins d’un mois après
celle de Jouhaud (25 mars). La décapitation
de l’organisation n’entame pas la volonté
de radicalisation de son état-major, mené
par le colonel Godard, qui entend jouer une
dernière carte, «déclencher (…) une action
insurrectionnelle généralisée s’étendant
à l’ensemble de la communauté européenne
pour tenter de tout remettre en question ».
Mais, pour ce faire, encore aurait-il fallu
que l’OAS ait pu exciper de succès, alors
qu’elle est la grande vaincue de ces accords
qu’elle n’a nullement paralysés.
Dans le même temps, les électeurs
métropolitains ont, le 8 avril 1962, répondu
oui à 90,8 % au «projet de loi soumis
au peuple français par le président
de la République et concernant les accords
à établir et les mesures à prendre au sujet
de l’Algérie sur la base des déclarations
gouvernementales du 19 mars 1962 ». On
constate à la lecture de la question posée
qu’il n’est pas question de ratifier un traité
(ce que ne sont pas les pourparlers d’Evian)
mais de donner une forme de blanc-seing
et de faire confiance pour l’avenir à ceux qui
fixeront les modalités de l’indépendance.
Les Européens d’Algérie, qui ont été écartés
de la consultation, peuvent constater
que l’OAS, malgré ses prétentions, n’est
pas en mesure de les défendre. Cette
population a-t-elle cependant confiance
dans une sortie de guerre qui garantirait
ses intérêts en Algérie et la possibilité
d’y rester ? En quelques semaines la réponse
va s’imposer et elle sera négative.
63
h
Comment le départ massif
des pieds-noirs s’explique-t-il ?
EN COUVERTURE
64
h
Les pieds-noirs sont pris au printemps 1962 dans une triangulation
qui brise à leurs yeux tout espoir de solution
pérenne pour eux en Algérie. Le cessez-le-feu n’a nullement
mis fin au terrorisme puisque l’OAS multiplie les attentats,
lesquels se chiffrent à plusieurs dizaines par jour en avrilmai
1962, principalement à Alger et à Oran. Il faut leur ajouter
les attentats et assassinats perpétrés par le FLN et l’ALN, qui
s’en prennent à l’OAS (en particulier dans le Grand-Alger pour
les commandos du FLN nouvellement formés), aux forces de
l’ordre, aux musulmans profrançais (un rapport transmis à
l’ONU évalue ces hommes menacés à 263 000), mais aussi
aux civils européens. En avril 1962, 600 actions sont imputées
au FLN, parmi lesquelles 185 attentats dirigés contre des
Européens. En mai, 805 attentats sont perpétrés qui sont la
cause de 176 morts. A ces morts et blessés, s’ajoutent les
enlèvements et les disparitions : on en compte 52 en avril et
135 en mai. Au total, du 19 mars à la fin d’octobre 1962, plusieurs
centaines d’Européens sont enlevés en Algérie ; et
1 583 restent à ce jour des disparus. Les services de Christian
Fouchet, au courant de cette situation, consignent cette
comptabilité macabre dans des messages et des rapports,
mais se révèlent impuissants à endiguer un processus qui
apparente à un chaos la transition prévue par Evian.
Pour les Français d’Algérie, les conséquences sont traumatisantes
et, pour un nombre croissant d’entre eux, l’alternative
se résume en une formule tristement célèbre : « la valise
ou le cercueil ». Ils craignent les représailles du FLN aux attentats
commis par l’OAS, en particulier lorsque celle-ci s’en
prend aux civils musulmans, comme lors de l’attentat à la voiture
piégée perpétré le 2 mai 1962 devant le centre d’embauche
des dockers d’Alger, qui fait 62 morts et 160 blessés. Les
Européens sont aussi tétanisés par la peur des enlèvements,
dont le commandant Si Azzedine a bien saisi la force de
l’impact en soulignant dans Et Alger ne brûla pas que « l’exode
massif des pieds-noirs est aussi la conséquence des enlèvements
perpétrés par les groupes de la Zone autonome », groupes
qu’il dirigeait alors. Le printemps 1962 est donc celui
de départs souvent improvisés et massifs dont les autorités
françaises avaient sous-estimé l’ampleur (on en prévoyait
entre 100 000 et 200 000, sur un peu plus d’un million). Ces
départs, que l’OAS ne peut empêcher, exacerbent la fureur de
certains de ses cadres comme ce militaire d’Aïn Temouchent
qui fulmine à la fin de mai 1962 contre « l’esprit détestable des
colons » et les « 85 % de lavettes » habitant cette « région » qui
« tous vont se retrouver sur les quais d’Oran ».
La prédiction est juste, et ce que les Français d’Algérie ont
appelé l’exode ou l’exil a déjà commencé, en particulier depuis
les zones où les Européens sont très minoritaires. Ainsi, dès le
début de mai 1962, de nombreux Européens vivant à Orléansville
s’emploient à réunir les pièces nécessaires à l’obtention
d’une autorisation de voyage. Les départs ne cessent d’augmenter
et on considère qu’à Alger, à partir du 1 er juin, ils se
déroulent au rythme de 12 000 par jour. Qu’ils soient consignés
par la prose de journalistes, comme Serge Groussard, de
L’Aurore, favorable à l’Algérie française et présent sur place à
l’époque, ou de témoins européens, y compris favorables aux
accords d’Evian, les mêmes mots et images reviennent. Ceux
d’une « grande peur », d’une « frayeur », d’une « ville qui déménage
tout d’un coup » dans un chaos souvent décrit : les meubles,
l’électroménager, les véhicules sont abandonnés ou souvent
détruits pour les rendre inutilisables car ils n’ont pu être
vendus.C’estuneversiondomestiquedela«terrebrûlée».L’exil,
ce sont aussi des foules hagardes embarquant sur des navires
bondés avec un bagage minimum et sans espoir de retour.
Tout est fini aux yeux de cette population, même si l’histoire
se poursuit. Un « accord » FLN-OAS négocié très difficilement,
sous l’égide de l’ancien maire « libéral » d’Alger, Jacques Chevallier,
entre Jean-Jacques Susini, au nom d’une OAS divisée,
et le FLN, représenté successivement par Farès puis par
le docteur Mostefaï, ne change rien à l’affaire. Le 17 juin 1962,
les auditeurs européens ont pu entendre Mostefaï leur déclarer
comprendre leur « désarroi » et mentionner l’OAS comme
interlocutrice du FLN. Peu après, par le même canal, l’OAS
donne l’ordre par la voix de Susini de « suspendre les combats
et d’arrêter les destructions » à partir de minuit. Susini en
appelle aussi à la mise en place d’« activités créatrices et fraternelles
» pour « sans distinction de race ni de religion (…) construir[e]
ensemble l’avenir algérien ». Au-delà de ces déclarations,
l’accord prévoit cependant peu de choses, même si
© KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO.
En quoi la guerre
civile interalgérienne
a-t-elle consisté ?
Mostefaï a garanti la participation future des Européens aux
«forcesalgériennesdumaintiendel’ordre»etleprinciped’une
amnistie qui « fera, à dater de ce jour, table rase du passé ».
Il est cependant beaucoup trop tard, même si, depuis sa cellule,
Salan a appuyé Susini. De nombreux éléments du FLN ne
reconnaissent en rien cet « accord » qui est vilipendé par Pérez,
passéenEspagne,etsurtoutparl’OASoranaise.Cettedernière
espère encore mettre sur pied une partition d’un nouveau style,
des « plateformes territoriales » où seraient regroupés les Européensetlesmusulmansfavorablesàla
France.Deleurcôté,les
autorités, sous l’égide du général Katz, entendent opérer le
«bouclage»desquartierseuropéensetlesreprendreenmainen
multipliant les contrôles, qui s’accompagnent d’arrestations
massivesetexaspèrentles200000Européensd’Oran.Aulendemain
du 17 juin, l’OAS locale proclame donc que la lutte
continue. Le désaveu par Salan des projets de plateformes
brise les énergies, mais l’impasse de négociations avec les
autorités provoque encore des plasticages et des opérations
spectaculaires, comme l’incendie du port d’Oran.
Le28juin1962,Micheletti,chefdel’OASoranaise,s’adresse
pour la dernière fois à la population pour acter l’échec final de
l’idée de « ménager ici le réduit qui sauverait peut-être l’Occident
» et proclamer « l’Algérie morte ». Le lendemain, les dirigeants
et commandos de l’OAS quittent la ville, tandis que
les départs des Européens se font massifs à la veille de l’indépendance.
Leur tragédie n’est pas finie et culmine à l’occasion
de la fusillade du 5 juillet à Oran, ce massacre longtemps
« oublié », dont les conséquences, marquées par une recrudescence
des enlèvements et des disparitions, précipitent
l’exode définitif des Français d’Algérie, qui furent 800 000 à
franchir la Méditerranée en 1962.
LA VALISE
OU LE CERCUEIL
Ci-contre : des
rapatriés d’Algérie
attendant
de pouvoir
débarquer de leur
bateau arrivé
dans le port de
Marseille, en 1962.
Pris entre les
attentats de l’OAS
et les représailles
et enlèvements
du FLN, les civils
européens
d’Algérie terrorisés
quittèrent
massivement
le sol algérien
à partir du
printemps 1962.
Conclu par un succès écrasant
du «oui » et la reconnaissance par
la France du nouvel Etat algérien le
3 juillet, le référendum du 1 er juillet 1962
en Algérie ouvre en principe le pouvoir
au GPRA. Sur le papier, il est le dépositaire
de la souveraineté algérienne jusqu’à
l’élection d’une Assemblée nationale
constituante. De fait, le 3 juillet, Farès,
le patron de l’Exécutif provisoire, a remis
sa démission à Ben Khedda, président
du GPRA, qui est triomphalement entré
dans Alger. Celui-ci est cependant
contesté aussi bien par l’état-major de
l’ALN de Boumediene que par le bureau
politique du FLN (Ben Bella), qui souhaite
voir Farès demeurer en fonction.
S’ouvre alors en Algérie, lors des trois
mois suivants, une ère d’affrontements
violents, souvent qualifiée de guerre civile.
Elle oppose le clan benbelliste, appuyé
sur l’ALN extérieure et certaines wilayas
(circonscriptions territoriales de l’ALN)
de l’intérieur, au GPRA, soutenu
par d’autres wilayas et des fédérations
extérieures du FLN, dont la fédération
de France. Le combat livré est loin d’être
seulement politique car il met aussi aux
prises des clans militaires bien délimités.
Trois mois durant, malgré les efforts
du syndicat UGTA qui proclame
«Sept ans, c’est assez ! », les deux factions
se livrent à une lutte féroce.
L’été 1962 en Algérie mêle donc anarchie,
guerre civile et difficultés économiques.
La paix n’est pas au rendez-vous et l’unité
tant vantée par les nationalistes vole en
éclats au sommet. On constate également
la prolifération de groupes armés se
réclamant, à tort ou à raison, de l’ALN. Une
telle absence d’autorité reconnue obère
encore davantage le respect des garanties
des accords d’Evian, déjà mises à mal
durant les mois de transition de mars à
juillet, sans oublier l’engagement de «nonreprésailles
» pris par le GPRAà Bâle le
9 novembre 1961. L’heure est en effet aux
65
h
EN COUVERTURE
66
h
exactions perpétrées contre les Européens
encore présents, mais aussi contre
des harkis et autres «collaborateurs ».
Des exactions renforcées par la surenchère
à laquelle se livrent les différentes factions
entre elles pour dénoncer les traîtres
et autres «valets du colonialisme ».
Des deux camps, le bureau politique
finit par l’emporter grâce à l’appui des
forces de l’ALN extérieure, mieux équipée.
Il réussit sa marche sur Alger, où Ben Bella
entre le 4 septembre après y avoir été
précédé par Boumediene. Une Assemblée
constituante doit être élue le 20 septembre,
mais ses 196 membres procèdent d’une
liste unique établie par le bureau politique
et dont on a rayé les noms de Ben Khedda
ou de Mostefaï. Au terme de cette
élection-plébiscite, l’Assemblée reçoit
le 25 septembre les pouvoirs de l’Exécutif
provisoire et du GPRA. Le lendemain,
elle investit un gouvernement présidé
par Ben Bella, qu’épaule alors la nouvelle
Armée nationale populaire du colonel
Boumediene, qui le renversera en 1965.
Un gouvernement dictatorial s’emploie
à remettre de l’ordre dans un pays
déchiré, notamment au plan administratif
et économique. Cette reprise en main
ne débouche cependant pas sur une
amélioration de la situation des Européens,
puisque des centaines de disparitions sont
constatées après septembre 1962. Quant
aux harkis, leur situation demeure critique
malgré les protestations des autorités
françaises, qui dénoncent les violations
de la clause d’amnistie des accords d’Evian.
CHASSÉ-CROISÉ
Ci-dessous :
l’armée algérienne
patrouillant
dans le djebel en
septembre 1962,
deux mois après
la proclamation
de l’indépendance
du pays. Page
de droite : des
réfugiés piedsnoirs
débarquant
du Ville d’Oran
à Marseille,
le 26 mai 1962.
Quel est le bilan humain
des accords d’Evian ?
Le bilan humain des accords d’Evian est très négatif si on
oppose la lettre du document aux réalités observées après
le 18 mars 1962. Concernant les pertes civiles françaises, on
rappellera qu’elles se chiffrent à plus de 3 000 personnes de
1954 au 19 mars 1962, soit 2 788 morts et plus de 300 disparus.Cettequestiondesdisparus«civils»européens,quidéboucha
selon le mot de l’historien Jean-Jacques Jordi sur un
« silence d’Etat » prend toute son importance après le 19 mars
puisque, sur le chiffre de 1 438 « Européens » et 145 « Français
musulmans » disparus au total, 330 furent enlevés avant le
19 mars, 593 entre le 19 mars et le 3 juillet, et 660 après le
4 juillet 1962 en soulignant ici l’importance des disparus en
Oranie entre le 26 juin et le 10 juillet (679 personnes assassinées
ou disparues, dont 326 morts du fait d’assassinats et
314 disparus à Oran entre le 5 et le 7 juillet).
LechiffredesdépartsdesEuropéens,trèssous-estiméparles
négociateurs français, s’établit en tout à 800 000, sachant qu’à
la fin de 1962 il n’en restera plus que 180 000, et 120 000 en
1964. Le départ catastrophique de ceux qu’on appelle les
« rapatriés » débouche sur un accueil souvent difficile en métropole.Lesautorités,quiseméfientd’unepoursuiteducombatde
l’OAS sur le sol métropolitain (crainte attisée par l’attentat du
Petit-Clamart le 22 août 1962), et l’opinion majoritaire, qui les
associesouventaugrandcolonat,marquentuneréticenceteintée
d’hostilité devant ces nouveaux venus au vécu, aux mœurs
et à l’accent bien différents de ceux des métropolitains.
Le gouvernement a pris progressivement la mesure de leurs
difficultésenenjoignantauxpréfets,le26mai1962,deseconsacrer
à l’accueil des rapatriés, tandis qu’est créé, en septembre
1962, un ministère délégué aux Rapatriés, devenu ministère
de plein exercice entre janvier 1963 et juillet 1964. C’est dans ce
cadre que se mettent en place des aides financières, distribuées
d’abordsousformedesecourspuis,àpartirde1970,enapplicationdeloisd’indemnisation.Lesmontantsallouésontétéimportants
et se chiffrent ainsi à 4,5 milliards de francs en 1963, ce qui
représente 4,4 % des dépenses publiques de l’année.
L’exil ne s’accompagne pas seulement, pour beaucoup, de
difficultés économiques, même si la France des Trente Glorieuses
ouvre des perspectives. Il signifie aussi un déracinement
qui frappel’ensemble de ces « rapatriés » mais d’abord les
plus âgés, qui peinent à trouver des repères dans une métropole
peu connue, voire inconnue. A tout prendre, la minorité
qui, venant principalement d’Oranie, a choisi de s’installer à
Alicante,sollicitéeparlegouvernementespagnolquianotamment
envoyé deux bateaux à Oran fin juin 1962 pour en ramener
2 200 personnes, accuse sans doute un déracinement
moindre, en particulier pour ses membres d’origine espagnole.
Le sort des harkis est encore moins enviable, y compris
© REPORTERS ASSOCIES/GAMMA RAPHO. © AFP.
pour les quelque 80 000 qui, grâce à l’appui de certains officiers,
ont réussi à gagner la métropole. Mais c’est pour s’y
retrouver relégués dans des camps de transit (Rivesaltes) ou
des cités d’accueil (Bias ou Saint-Maurice-l’Ardoise) et, après
l’exemple indochinois, laisser béant le sort de ceux qui ont
servi la France les armes à la main.
Un dernier élément concerne le sort des travailleurs d’origine
algérienneétablisenFranceavantmars1962(402310).L’idée
a prévalu, chez les négociateurs, qu’ils n’y étaient qu’à titre provisoire,
ce qui a débouché sur l’instauration de la liberté de circulation
entre l’Algérie indépendante et l’ancienne métropole,
comme leur qualité de citoyen français les y autorisait depuis le
statut de 1947. Ajoutons que la déclaration relative à la coopération
économique et financière prévoyait aux termes de son
article 7 que « les ressortissants algériens résidant en France et,
notamment, les travailleurs auront les mêmes droits que les
nationaux français, à l’exception des droits politiques ».
Or, il n’y a pas eu de reflux conséquent vers l’Etat indépendant.
Au contraire, le chaos de l’été 1962 et les difficultés de la
République algérienne naissante ont entraîné une émigration
d’Algériens vers la France portant la population algérienne y
résidant à 445 000 à la fin d’avril 1963, puis à 535 800 un an
plus tard et 720 000 en 1972. A cette augmentation s’ajoute le
fait qu’il s’agit d’une nouvelle population, car dorénavant ce
ne sont plus des hommes seuls qui traversent la Méditerranée
maisdesfamilles,cequitransformeprofondémentlacommunauté
algérienne présente en France et réoriente la relation
franco-algérienne née de la négociation qui a accouché de
l’indépendance. Numériquement très supérieure à ce qu’elle
était avant l’indépendance, cette population est considérée
comme « immigrée », à la différence des Français d’Algérie et
des harkis, dits eux aussi rapatriés. Mais cette immigration
algérienne marque aussi sa singularité par rapport à d’autres
catégories d’immigrés du fait des dispositions des accords
d’Evian et d’une relation entre la France et l’Algérie que les
gouvernements hexagonaux successifs n’ont jamais voulu
rompre, après cent trente ans de présence française.2
Olivier Dard est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne Université,
à Paris. Il a notamment publié Voyage au cœur de l’OAS (Perrin, « Tempus »,
2011). Il a également codirigé, avec Anne Dulphy, Déracinés, exilés, rapatriés ?
Fin d’empires coloniaux et migrations (Peter Lang, 2020), et Déracinés, exilés,
rapatriés ? Fin d’empires coloniaux et migrations II : S’organiser, transmettre,
mettre en récit (Peter Lang, 2022).
À LIRE d’Olivier Dard
Voyage au cœur
de l’OAS
Perrin
« Tempus »
544 pages
11 €
67
h
L E JOUR OÙ
Par Guillaume Zeller
Oran
la
Sanglante
EN COUVERTURE
68
h
Alors que l’Algérie fête son indépendance le 5 juillet 1962,
des centaines d’Européens disparaissent à Oran au cours
d’une effroyable chasse à l’homme à laquelle assistent les forces
françaises, réduites à l’impuissance sur ordre de leurs autorités.
Etrange atmosphère que celle qui règne
ce matin du 5 juillet 1962 dans les rues
d’Oran. Voici des mois, depuis le printemps
1961 et l’échec du putsch, que « la
radieuse », longtemps préservée des violences
de la guerre, est quotidiennement
ensanglantée par un impitoyable affrontement
ternaire opposant le FLN, l’OAS et
les forces de l’ordre françaises. Assassinats
sauvages, enlèvements, plasticages, rafles,
mitraillages,tortures…Lesmortss’accumulent
et les haines fermentent. Les accords
d’Evian,entrésenvigueurle19mars,ontclarifié
la situation : l’indépendance est désormais
inéluctable. Tandis que l’OAS hésite
entre la stratégie de la terre brûlée et la tentative
désespérée de préserver un réduit
européen en Algérie, les représentants du
FLN et les autorités françaises locales établissent
des contacts distants et nouent
une forme d’alliance tacite pour éradiquer
les activistes européens et préparer le transfert
de souveraineté. Le général Katz, commandant
du secteur d’Oran puis patron du
corps d’armée depuis la mort du général
Ginestet – victime d’un attentat commis
le 14 juin 1962 par un jeune homme lié à
l’OAS –, est devenu la bête noire des Français
d’Oran. Et il le leur rend bien.
Aux toutes premières heures du 5 juillet
donc, les Oranais, toujours cloisonnés dans
leurs quartiers respectifs, s’éveillent encore
étonnés par le silence qui s’est abattu depuis
quelques jours sur la ville. Plus de coups de
feu, d’explosions, de cris. Juste une odeur
pestilentielle qui émane des ordures qui
macèrent depuis des jours sous le soleil. Les
dernierscommandosdel’OASontquittéles
lieux le 29 juin, non sans avoir commis une
dernière action d’éclat, le 25, en incendiant
les citernes de la British Petroleum. Pendant
plusieursjours,lecielestrestéobscurciparla
fumée dantesque qui s’échappait du brasier.
Curieusement, alors que l’exode des piedsnoirs
oranais a commencé depuis de nombreuses
semaines – plus de 100 000 seraient
partis depuis le début de l’année –, certains
d’entre eux commencent à se demander s’il
ne serait pas possible d’envisager de demeurer
sur place, dans cette Algérie algérienne
dont l’avènement les horrifiait. Après tout,
rien ne les attend en métropole et, si les violencessontamenéesàs’estomper,iln’estpas
exclu qu’un avenir soit encore possible sur
cette terre à laquelle ils sont si attachés. Un
«comité de réconciliation » comprenant le
chef local du FLN, Si Bakhti, le préfet Thomas,
le préfet de police Biget, le général Katz
et l’évêque d’Oran Mgr Lacaste s’est même
réuni le 30 juin pour envisager l’avenir. Aussi
TERRE BRÛLÉE L’accord signé le 17 juin
1962 par Jean-Jacques Susini, au nom
de l’OAS, avec le FLN est rejeté à Oran, où
les derniers commandos OAS incendient
les réservoirs de la British Petroleum,
sur le port, le 25 juin (ci-contre). Depuis
des mois, la ville est quotidiennement
ensanglantée par l’affrontement qui
oppose FLN, OAS et forces françaises
(page de gauche, des soldats français,
en position sur un camion militaire,
patrouillent le 14 juin 1962 sur la place
d’Armes à Oran).
attendent-ils avec la plus grande curiosité
d’observer la fête prévue en ce jour pour
célébrer l’indépendance, définitivement
actée lors du référendum du 1 er juillet. La
bienveillance ou l’hostilité de la foule algérienne
permettra de déterminer si le départ
est inéluctable ou non, depuis l’aéroport de
La Sénia ou les embarcadères du port.
De la liesse à la fureur
Alors que le jour s’est levé depuis peu, un
bruit sourd commence à se faire entendre.
Des groupes joyeux venus des quartiers
musulmans ou de la périphérie d’Oran se
répandent dans les principales artères de
la ville. Il est à peine 8 heures du matin. Le
boulevardJoseph-Andrieu,leboulevard de
Sébastopol et le boulevard du Maréchal-
Joffre deviennent vite noirs de monde. La
foule converge vers la place Foch et l’hôtel
de ville. C’est un spectacle pittoresque et
assourdissant. Des vieillards coiffés de leurs
grands chapeaux traditionnels en paille, des
femmes couvertes de haïks à la blancheur
éblouissante, des hommes vêtus à l’européenne,
et bien sûr une foule de gamins qui
courent en tous sens… Des voitures peintes
en vert et blanc s’échappent des coups de
klaxon qui couvrent à peine les youyous
ininterrompus et surtout le slogan du jour,
«Ya ya Djazaïr ! », repris à pleins poumons
dans tous les cortèges. Quelques soldats de
l’ALN, épaulés par des auxiliaires temporairesoccasionnels(ATO),encadrentlesdéfilés
et se joignent volontiers à la liesse. Depuis
leurs balcons, sur le pas de leurs immeubles,
lesEuropéensobserventcetteeffervescence
sans la moindre crainte. Bien sûr, la veille,
quelques-uns d’entre eux ont été invités par
des amis musulmans à faire preuve de prudence
ce 5 juillet et à se calfeutrer, mais très
© PHOTO BY UPI/AFP. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO.
peu ont écouté leurs conseils. Le cœur est
serré, mais nul ne se sent vraiment en insécurité,
même si aucune fraternisation n’est à
espérer. Quelques insultes fusent, des doigts
d’honneur se tendent, mais rien ne laisse
présager un lynchage généralisé…
L’ambiance va cependant vite évoluer.
L’allégresse des premiers instants évolue
ici et là vers des scènes proches de la transe.
Sur le parvis de la cathédrale d’Oran, qui se
dresseentreleboulevarddeSébastopoletle
boulevard Clemenceau, la statue équestre
de Jeanne d’Arc, affublée d’un drapeau algérien,
est prise d’assaut par des hommes et
des femmes électrisés par les battements de
mains et les cris lancinants. Vers 11 h 15, des
coups de feu claquent. Sans que l’on en
connaisse l’origine exacte, l’auteur est désignéd’emblée:ilnepeuts’agirqued’unpiednoir
ou d’un desperado de l’OAS, tenaillé
par l’obsession de faire un dernier « carton
». Il ne fallait que cette étincelle pour
que l’entrain de la foule ne se transforme en
fureur. Une gigantesque chasse à l’homme
démarre.Depetitsgroupesseconstituentet
se ruent à l’assaut des quartiers européens.
Armés de couteaux, de manches de pioche,
de haches, de pistolets ou même d’armes
automatiques, ils défoncent les devantures
des magasins, forcent les grillages,
1
EN COUVERTURE
70
h
fracassent les portes des immeubles, gravissent
à grandes enjambées les escaliers
et forcent les portes des appartements.
Des trottoirs, des hommes tirent au jugé
sur les fenêtres. Les façades sont criblées
d’impacts. Au bout de quelques minutes,
on compte déjà de nombreuses victimes.
Des cadavres de passants égorgés ou abattus
à bout portant jonchent le boulevard
du Front-de-Mer. D’autres gisent devant le
lycée Lamoricière. Non loin du cinéma Rex,
une femme est retrouvée dans une boutique,
pendue par la gorge à un croc de boucher.AlaPostecentraledelaplacedelaBastille,
la documentaliste est décapitée. On
parle aussi d’un homme, lentement écrasé
contre un mur par un camion… Des musulmans
font aussi partie des victimes.
Une tuerie impitoyable
Ces assassinats ne constituent que l’aspect
le plus visible du drame qui se joue. En de
nombreux endroits s’étirent en effet de
longues files de civils terrorisés qui ont été
raflés depuis le début de l’émeute. Ils sont
gardés par des hommes en armes. Le photographe
Jean-Pierre Biot, venu réaliser un
reportage pour Paris Match avec Serge
Lentz, réussit à prendre quelques clichés de
ces scènes. Non loin du commissariat central,ilestimeainsiqu’environ400personnes
ont été regroupées, attendant que leur sort
soit fixé. Un soleil de plomb assomme les
malheureux tandis que leurs gardiens, de
plus en plus nerveux, leur profèrent des
insultes, crachent dans leur direction ou
passentleurpoucesouslecoudansungeste
non équivoque. Sans ménagement, ils sont
embarquésàbord devéhiculesvariésquiles
emmènentversplusieursdestinations,dont
le Petit-Lac, un secteur situé en pleine zone
arabe qui doit son nom à une vaste étendue
d’eau salée, une sebkha, située à proximité.
C’est ici que va se dérouler la plus impitoyable
tuerie de la journée. Des soldats attendent.
Les culasses de leurs fusils claquent.
Mais la foule qui s’agglutine sur place les
débordeetsecharged’accomplirlabesogne
qu’ils s’apprêtaient à faire. « Nous emmenions
les prisonniers (…) pour les tirer à la
mitraillette. En fait nous n’avions même pas le
temps de les tuer car dès qu’ils descendaient
de la fourgonnette, le peuple s’en emparait et
les achevait, qui au couteau, qui à la hache,
qui par le feu », racontera à l’universitaire
MiloudKarimRouinal’undeshommesprésentscejour-là.Combiendepersonnessont
assassinées sur place ? On ne le saura sans
doute jamais : les corps sont immédiatement
enfouis dans des fosses que des bulldozers
viendront araser le lendemain. Par la
suite, des travaux de réaménagement du
quartier, le terrassement et le béton rendront
les lieux définitivement inaccessibles.
L’essentiel de la tragédie du 5 juillet se
déroule en quelques heures.En fin d’aprèsmidi,
un semblant de calme revient dans
les rues. Les rescapés se terrent chez eux
ou demeurent réfugiés chez des parents,
ou des voisins. Il est encore trop tôt pour
prendre la mesure des événements : la priorité
est de prendre des nouvelles des proches.
Une question, cependant, ne tarde
guère à surgir : où étaient les soldats et les
policiers français – environ 25 000 hommes
– durant toute cette chasse à l’homme ? Les
cantonnements sont restés portes closes.
Fantassins, marsouins, chasseurs, zouaves,gendarmes,CRS,policiers…Toussont
restés l’arme à la bretelle. Sur ordre venu
d’en haut. Un message, diffusé à 12 h 15
auprès des sous-secteurs d’Oran, ne souffre
d’aucune ambiguïté : « Primo. Rappelle
consigne rigoureuse des troupes. Secundo.
Troupesrestentconsignées.S’ilestattentéàla
vie des Européens, prendre contact avec le
secteur avant d’agir. » Ce n’est qu’au bout de
plusieurs longues heures que des véhicules
militaires apparaîtront enfin dans les rues.
Entre-temps, on a assisté à des scènes glaçantes
: des civils empêchés de pénétrer
dans les casernes, des soldats observant à la
jumelle leurs compatriotes raflés depuis les
© INA. © JEAN-PIERRE BIOT/PARISMATCH/SCOOP.
terrasses des immeubles, des officiers restant
passifs à quelques pas des émeutiers.
Certains dérogent à cette injonction
criminelle de non-assistance à personnes
en danger. Le plus connu de ces « justes »
est le lieutenant Rabah Kheliff, ancien de
Diên Biên Phu, commandant une compagnie
dans une unité de la Force locale
(UFL). Son témoignage, confié à Mohand
Hamoumou (Et ils sont devenus harkis,
Fayard, 1993), révèle l’ampleur de la forfaiture
: « Je demande des ordres à mon chef de
bataillon (…). L’adjoint au commandant me
dit : “Mon garçon, tu connais les ordres, le
général Katz a dit de ne pas bouger.” (…) Je
téléphone à mes camarades commandants
de compagnies, tous européens, je leur explique
ce que j’ai appris, ils me disent avoir les
mêmes renseignements, mais qu’ils ne peuvent
pas bouger vu les ordres (…). Moi je ne
peux pas, ma conscience me l’interdit. Je téléphone
à l’échelon supérieur, au colonel commandant
le secteur. Je tombe sur son adjoint
etluiexpliquemoncas,ilmerépond:“Ecoutez
mon garçon, nous avons les mêmes renseignementsquevous,c’estaffreux,faitesselon
votre conscience, quant à moi je ne vous ai
rien dit.” En clair, je n’étais pas couvert. » Peu
enclinàcéderàlalâchetéambiante,lelieutenant
Kheliff réunit quelques hommes, saute
dansunejeepetserueverslapréfecture,oùil
parvient à faire libérer de nombreux captifs,
avant d’intervenir sur plusieurs axes routiers
où, prenant tous les risques, il intercepte des
convois et réussit encore plusieurs sauvetages.
Quelques autres officiers et soldats
sauveront l’honneur ce jour-là, comme le
capitaine Croguennec, du 2 e régiment de
zouaves, venu sans armes au commissariat
central, où il parvient à délivrer plusieurs
centaines de civils, qu’il ramène dans son
cantonnement. Ces hommes admirables se
comptent sur les doigts de la main.
Quel est le bilan de cette effroyable journée
? Les évaluations les plus diverses ont
circulé. Minimisées du côté du FLN ou du
général Katz, qui évoquèrent tout au plus
quelques dizaines de morts, elles furent
au contraire largement amplifiées du côté
pied-noir, où il est courant d’évoquer un
chiffre d’environ 3 000 victimes, d’ailleurs
repris en 1994 par André Santini, ancien
secrétaire d’Etat aux Rapatriés. Les travaux
LA CHASSE AUX EUROPÉENS Page de gauche : Européens filmés à Oran le 5 juillet 1962
(image tirée du journal des Actualités françaises du 11 juillet 1962). Le journaliste de Paris
Match Serge Lentz en reportage à Oran avec le photographe Jean-Pierre Biot raconte :
«15 h : un capitaine qui commande un détachement de zouaves a réussi à faire libérer
les Européens retenus prisonniers par les ATO (auxiliaires temporaires occasionnels, des
policiers musulmans, ndlr) au commissariat central. 15 h 15 : je vois une longue colonne
d’Européens qui remontent la rue, plus de quatre cents. Les visages sont durs, fermés, certains
sont tuméfiés. La colonne est silencieuse. C’est un spectacle poignant. » (photo, ci-dessus).
des historiens comme le général Maurice
Faivre, Jean Monneret, Jean-Jacques Jordi
ou Guy Pervillé ont permis d’affiner considérablement
les décomptes et aboutissent
à un total d’environ 700 victimes, dont les
corps ont pour la plupart disparu à jamais
dans des fosses improvisées ou sous le
béton du Petit-Lac. Pour les Européens,
c’est la journée la plus sanglante de toute la
guerre d’Algérie qui, juridiquement, venait
pourtant de prendre fin.
Les raisons profondes du massacre n’ont
toujours pas été définitivement établies :
s’il y eut une part évidente d’emballement
criminel propre aux phénomènes de foule,
on ne saurait écarter la dimension préméditée
de la tuerie, dont témoignent l’organisation
des convois de prisonniers,le systématisme
des rafles, la disponibilité immédiate
d’armes en tous genres et, surtout, les
avertissements émis dès la veille par des
musulmans courageux. La responsabilité
exacte du général Katz – surnommé « le
boucherd’Oran»–resteaussiàdéterminer.
Pourquoi a-t-il maintenu la consigne des
troupespendantdesilonguesheures?A-t-il
voulu se venger des pieds-noirs après des
mois de lutte impitoyable contre l’OAS ?
A-t-il simplement fait preuve d’incompétence
et d’irresponsabilité ? A-t-il agi sur
ordre de Paris, où l’information est parvenue
sans tarder, comme l’indique l’intervention,
le jour même à l’Assemblée nationale,
du général de Bénouville, qui évoque dans
l’après-midi«lesang[qui]couleàOran»?Le
général De Gaulle en personne a-t-il joué un
rôledans la(non-)gestiondecettetragédie?
Certains veulent le croire, mais en dépit de
quelques indices, rien ne permet de l’établir
définitivement. On se souviendra en revanchedesaphraseglaçante
prononcéelors du
Conseil des ministres du 24 mai 1962 : «Si les
gens s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des
nouvelles autorités »… Soixante ans après,
les familles des morts et des disparus d’Oran
continuent de porter seules ou presque un
impossible deuil. Comme s’il y avait de bonnes
et de mauvaises victimes. «Ce massacre,
luiaussi,doitêtreregardéenfaceetreconnu»,
a déclaré Emmanuel Macron lors de son
intervention du 26 janvier dernier à l’Elysée.
Ces paroles seront-elles suivies d’effet ? 2
Guillaume Zeller est journaliste.
À LIRE de Guillaume Zeller
Oran, 5 juillet
1962. Un massacre
oublié
Tallandier
« Texto »
224 pages
8,50 €
71
h
LE CHOIX DE LA FRANCE
Recrutés comme supplétifs
de l’armée française,
les harkis, ici en opération
militaire en 1959, avaient
fait le choix de s’engager
aux côtés de la France.
© JEAN-LOUIS SWINERS/GAMMA RAPHO
La
tragédie
desharkis
Par Jean Sévillia
Ils avaient choisi de se battre du côté
de la France, mais celle-ci les abandonna à la fin
de la guerre d’Algérie. Et ceux qui trouvèrent
malgré tout refuge en France furent, durant des
décennies, des citoyens de seconde zone.
Le 20 septembre 2021, le président de la République,
Emmanuel Macron, demandait pardon, au nom de la
France, aux anciens harkis. « Cette histoire est totalement
méconnue des Français », reconnaissait, le 18 novembre suivant,
Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée chargée de
la Mémoire et des Anciens Combattants, alors que l’Assemblée
nationale adoptait en première lecture le projet de loi
« portant reconnaissance de la nation envers les harkis et les
autres personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut
civil de droit local ». La loi a été promulguée le 23 février 2022.
Les harkis ? Tout le monde connaît le mot, mais bien peu
savent quelle réalité il recouvre. Dès le début de l’insurrection
indépendantiste en Algérie, en 1954, l’ethnologue Jean Servier,
alors en mission dans les Aurès, avait armé un groupe de
musulmans afin de défendre la ville d’Arris contre les rebelles.
Suivant cet exemple, le préfet de Constantine et le directeur de
lasûretéenAlgérieproposèrentaugouvernement,dèsnovembre
1954, l’engagement de supplétifs musulmans pour assurer
le maintien de l’ordre. En janvier 1955, le ministre de l’Intérieur,
François Mitterrand, valida la création de 30 goums de
100hommes:lesgroupesmobilesdepolicerurale(GMPR).Un
an plus tard, le 8 février 1956, la rébellion s’étant étendue, le
commandement prescrivit de former partout des harkas, « unités
supplétives chargées de compléter la sécurité territoriale et
de participer aux opérations locales ». Le modèle demeure ce
qui a été organisé dans les Aurès et, dans l’Ouarsenis, par le
bachaga Saïd Boualam (ou Boualem selon les transcriptions).
Capitaine au 1 er régiment de tirailleurs algériens à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, cet officier brillamment décoré,
devenu caïd en 1945, puis bachaga en 1956, exerce son autorité
sur 24 tribus des Beni-Boudouane. Député et quatre fois
vice-présidentdel’Assembléenationalede1958à1962,ilsera
responsable des harkis de l’Ouarsenis jusqu’à l’indépendance
de l’Algérie, vivant symbole des musulmans profrançais.
Des formations de volontaires
En 1956, le gouverneur général de l’Algérie, Robert Lacoste,
formule les règles de création des harkas (ce mot, qui désigne
les groupes de harkis, vient de l’arabe haraka, qui signifie
« mouvement »). La décision appartient au préfet, tandis que la
gestion des groupes est confiée au commandement militaire,
encollaborationavecl’administrateurdelacommuneoul’officier
SAS le représentant – les sections administratives spécialisées
(SAS), composées de militaires et de civils, ont été
créées en 1955 afin d’aider les populations rurales musulmanesdansledomainescolaire,socialetmédical.Uneharka,formation
de volontaires commandés par un officier, est composée
d’une centaine de harkis organisés en sous-groupes de
25 hommes. Ceux-ci sont recrutés avec un statut de journalier
par contrat d’un mois renouvelable souscrit pour le compte de
l’administration civile, contrat qui peut être un simple accord
oral. En 1957, l’état-major précise que les harkas doivent être
© JEAN-LOUIS SWINERS/GAMMA RAPHO. © JEAN-PIERRE LAFFONT/ROGER-VIOLLET.
SOUS CONTRAT Page de gauche : des harkis et des chasseurs alpins en 1959. Ci-dessus : les harkis du 158 e bataillon d’infanterie
du secteur de Mascara, en 1961. Les harkas, ou unités supplétives de l’armée française, ont été créées en 1956. Elles étaient chargées
de compléter la sécurité territoriale et de participer aux opérations locales. A leur plus haut niveau, les supplétifs musulmans, recrutés
par contrat, représentaient 153 500 hommes, dont environ 63 000 participaient aux opérations militaires, 62 000 assuraient la sécurité
des villages isolés, 20 000 protégeaient les sections administratives spécialisées (SAS) et 8 500 formaient des groupes mobiles de sécurité.
75
h
levées « pour des opérations déterminées et pour un temps
limité » et « dans le cadre local ». Les harkis, initialement équipés
de fusils de chasse, sont progressivement dotés d’armes
de guerre qui doivent être rendues après chaque opération.
Lemot«harki»,denosjours,estdevenuuntermegénérique.
Durant la guerre d’Algérie, il existera en réalité plusieurs catégories
de supplétifs musulmans de l’armée française. Outre
les harkis proprement dits, il faudra compter avec les groupes
mobiles de police rurale (GMPR), devenus en 1958 les groupes
mobiles de sécurité (GMS) et relevant de l’autorité civile ;
les sections administratives spécialisées (SAS) étaient en
outre protégées chacune par un maghzen de 25 à 30 moghaznis.
GMS et moghaznis étaient engagés par contrats de six
mois. La dernière catégorie de supplétifs était représentée par
les groupes d’autodéfense (GAD), qui assuraient la garde statique
des douars, armés de fusils de chasse ou de vieux fusils
Lebel, et n’étaient pas rémunérés.
Selon Mohand Hamoumou, fils de harki et auteur d’une
thèse de sociologie sur le sujet (Et ils sont devenus harkis,
Fayard, 1993), l’engagement des supplétifs répondait à des
motivations complexes. La majorité d’entre eux faisaient
confiance à l’armée pour faire évoluer l’Algérie. Certains pensaient
que l’autonomie, puis l’indépendance du pays, étaient
inéluctables, mais pouvaient être obtenues avec la France,
non contre elle. D’aucuns s’étaient engagés pour bénéficier
d’un revenu, mais au regard des risques encourus, les rétributions
étaient modiques. On ne peut ignorer que certains ont
été poussés à s’engager par des officiers français, mais le faible
nombre de désertions prouvera que leur décision était le
plus souvent volontaire. Beaucoup d’engagements étaient
paradoxalement provoqués par le FLN, dont la violence rejeta
dans le camp français les musulmans qui en avaient été victimes.
Au sein des supplétifs servaient aussi d’anciens militants
FLN ralliés à la France, tels les membres du commando Georges,
d’autant plus redoutés qu’ils se montraient sans pitié à
l’égard de leurs anciens compagnons.
A leur plus haut niveau, les supplétifs musulmans représentaient
153 500 hommes : près de 63 000 harkis qui participaient
aux opérations militaires mais assuraient aussi des
tâches de logistique et d’intendance, 62 000 volontaires des
groupes d’autodéfense assurant la sécurité des villages isolés,
près de 20 000 moghaznis chargés de la protection des SAS,
EN COUVERTURE
LAISSÉS-POUR-COMPTE
Ci-contre : quelques membres
de la section des 48 harkis du poste
de M’Zaourat, dans le secteur
de Mascara, à une centaine
de kilomètres au sud-est d’Oran,
en 1961. Après l’indépendance
de l’Algérie, le 5 juillet 1962,
les recrues musulmanes de l’armée
française seront considérées
comme des traîtres par le FLN.
Ni les autorités algériennes
ni les autorités militaires françaises
n’interviendront pour empêcher
la chasse aux «collabos » et
les massacres de milliers de harkis
durant le reste de l’année 1962.
76
h
et 8 500 hommes des groupes mobiles de sécurité. Ces effectifs
étaient trois fois supérieurs à ceux de l’ALN, les maquisards
du FLN. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que les
« Français de souche nord-africaine » (FSNA) – expression
administrative désignant, à partir de 1958, les musulmans
d’Algérie – étaient appelés, étant citoyens français, à effectuer
leur service militaire. En moyenne, ce sont 45 000 jeunes
hommes qui se trouvaient sous les drapeaux, soit un total de
120 000 appelés pour la période 1954-1962. A cet effectif
s’ajoutaient15000à20000musulmansengagésdanslesunités
régulières, essentiellement dans les régiments de tirailleurs
algériens. En 1960, le nombre de Français de souche nordafricaine
servant soit comme engagés dans l’armée, soit
comme appelés, soit comme supplétifs, tournait par conséquent
autour de 220 000 hommes, environ 10 % de la population
masculine adulte musulmane d’Algérie.
En 1959-1960, à partir du moment où le général De Gaulle
lance le processus d’autodétermination de l’Algérie, les autorités
militaires observent une crise du moral chez les supplétifs
musulmans, une baisse du recrutement et même des défections
au profit des maquis de l’ALN, à un rythme accru au
cours des premiers mois de 1962, quand les négociations
avec le FLN sont rendues publiques. Les accords d’Evian sont
signés le 18 mars 1962. Aucun de leurs textes ne mentionne
explicitement la catégorie des Français musulmans. En théorie,
ces derniers sont protégés par la déclaration des garanties
(chapitre II, partie A, article 2) qui promet une absence de
représaillespourtouteslesopinionsexpriméesetpourtousles
actes commis pendant la guerre. Les négociateurs français
avaient abordé le sujet, à l’automne 1961, exigeant l’assurance
de non-représailles à l’égard des musulmans engagés
avec la France, exigence à laquelle les émissaires algériens
avaient souscrit. Lespréfets d’Algérie,toutefois, avaient averti
que la seule protection réaliste des musulmans loyalistes
serait leur transfert de l’autre côté de la Méditerranée.
Fin février 1962, le ministre des Armées, Pierre Messmer,
informe les « Français musulmans en service » des options qui
leur sont offertes. Les militaires engagés pourront continuer à
servir ou demander leur libération en bénéficiant d’avantages
matériels. Les appelés seront maintenus dans leurs unités ou
versés dans la future Force locale qui relèvera de l’Exécutif
provisoire, organisme franco-algérien devant assurer la transition
avant la mise en place de l’Etat algérien. Les supplétifs,
dont les harkis, se voient proposer trois solutions : le retour à la
vie civile avec une prime de démobilisation, l’engagement
dans l’armée française ou la Force locale, ou un poste dans les
centres d’aide administrative appelés à remplacer les SAS.
Tous les personnels libérés, enfin, pourront demander un
reclassement en métropole, les instructions officielles insistant
cependant sur les difficultés d’une installation en France.
Après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, si quelques enlèvementsoumeurtresdesupplétifssontsignalés,cesontdesfaits
isolés. En réalité, le FLN se donne le temps de procéder à un
recensement de ceux qu’il regarde comme des traîtres et dont
il compte s’occuper après l’indépendance. Le 15 avril, trois
semaines après qu’un décret eut fixé les trois options proposées
aux supplétifs, le ministère des Armées ordonne le désarmement
de tous les harkis, en précisant qu’il appartient au
© JEAN-PIERRE LAFFONT/ROGER-VIOLLET. © JEAN-LOUIS SWINERS/GAMMA RAPHO. © BRIDGEMAN IMAGES.
commandement « d’assurer le regroupement sous protection
des unités militaires, harkis et familles qui se sentent menacés
et n’auront pas choisi le licenciement ».
Dans la deuxième semaine de mai, seulement 5 000 demandes
de transfert en France ont été déposées, chiffre incluant les
femmes et les enfants. Beaucoup de supplétifs ont regagné
leurvillage,espérantsefaireoublier.Cependantd’anciensofficiersdeSAS,prévoyantlepire,ontprisl’initiative,endehorsde
la voie hiérarchique, d’évacuer discrètement leurs hommes
avecleursfamilles.Le12mai,LouisJoxe,ministredesAffaires
algériennes, adresse à Christian Fouchet, haut-commissaire
en Algérie, une note déplorant l’existence de réseaux militaires
qui se chargent d’organiser des rapatriements de supplétifs, et
ordonnant de rechercher les membres de ces réseaux et de les
sanctionner. Le même jour, Pierre Messmer, ministre des
Armées, donne une consigne identique. Le 17 mai, le ministre
de l’Intérieur, Roger Frey, adresse aux préfets une circulaire
visant à empêcher l’installation d’anciens supplétifs en métropole.
Le 18 mai, en application des directives reçues de Paris,
Christian Fouchet demande à tous les cadres « de s’abstenir de
toute initiative isolée destinée à provoquer l’installation des
Français musulmans en métropole ». Ces ordres seront appliqués
: des harkis, arrivés clandestinement à Marseille et
d’autres à Toulon, sont renvoyés à Alger.
Le sort du « magma d’auxiliaires »
C’estàpartirde l’indépendance,proclaméele5juillet1962,que
la situation des anciens supplétifs bascule. Suite au référendum
algérien du 1 er juillet, qui a approuvé l’indépendance de l’Algérie,
ils vont perdre la nationalité française. Une ordonnance française
du 21 juillet leur permettra de la récupérer, mais au moyen
d’une démarche complexe et devant s’effectuer sur le territoire
national.Pourcequiestdeleursécurité,plusrienn’estassurécar
le droit d’intervention des forces françaises est limité aux cas de
légitime défense des troupes ou d’attaque caractérisée contre
des Français. Or les harkis n’entrent pas dans ces catégories.
Dès le mois de juillet, le chef de la wilaya VI déclare que les
ancienssupplétifsserontcondamnésàmort.«Onnefaitpasune
DE TOUS LES COMBATS Ci-dessus : des harkis participant
à l’opération «Jumelles », menée en Kabylie à partir de juillet
1959 contre l’Armée de libération nationale, dans le cadre
du plan Challe. En bas : des troupes de harkis en 1959.
révolution sans quelques égorgements », proclame de son côté
le commandant de la wilaya I. Les anciens supplétifs, mais aussi
les musulmans anciens combattants et ceux qui ont été fonctionnaires
ou chefs de village sont arrêtés, et subissent des sévicesoud’abominablestortures,souventinfligésenpublic.Alafin
de l’année 1962, Jean-Marie Robert, sous-préfet de Sarlat, en
Dordogne, revenu d’Algérie où il était jusqu’au printemps précédent
sous-préfet d’Akbou, en Basse-Kabylie, adressera à
Alexandre Parodi, vice-président du Conseil d’Etat, un témoignageindirectsurlesortsubiparlesanciensharkisdansl’arrondissement
dont il était naguère l’administrateur. Son rapport
évoque par exemple les « supplices (…) de quelques dizaines de
harkis, promenés habillés en femmes, nez, oreilles, et lèvres coupés,
émasculés, enterrés vivants dans la chaux ou même dans
le ciment, ou brûlés vifs à l’essence », ou encore ceux qui ont été
« crucifiés sur des portes, nus sous le fouet en traînant des charrues,
ou la musculature arrachée avec des tenailles ».
Mohand Hamoumou a montré que l’anarchie régnant en
Algérie à l’été 1962 a favorisé les massacres, mais que les
autorités algériennes n’ont pas tenté de les arrêter. Les autorités
militaires françaises ne l’ont pas plus essayé, puisque
l’armée française, qui devait quitter l’Algérie au bout de trois
ans selon les accords d’Evian, était encore sur place. Le
24 août 1962, au plus fort des massacres, l’état-major français
d’Algérie donnait cet ordre : « Ne procéder en aucun cas à des
opérations de recherche dans les douars de harkis et de leurs
familles. » Devant l’ampleur de la tuerie, le Premier ministre,
Georges Pompidou, demandera quand même, le 19 septembre,
de reprendre « le transfert en France des anciens supplétifs
qui sont actuellement en Algérie et qui sont venus chercher
refuge auprès des forces françaises sous la menace de
représailles de leurs compatriotes ». Après la formation d’un
gouvernementalgérienrégulierparBenBella,le26septembre
1962, les arrestations se poursuivront, et s’accroîtront de la fin
du mois d’octobre au début du mois de décembre 1962. Ce
n’est qu’au début de l’année 1963 que le nombre d’exactions
77
h
EN COUVERTURE
78
h
© AFP. © MICHEL ARTAULT/GAMMA-RAPHO. © M.DE ROUVILLE/PARISMATCH/SCOOP.
diminuera. Pendant des années, des milliers d’anciens harkis
resteront détenus en Algérie. Les derniers sortiront des prisons
ou des camps de prisonniers politiques entre 1965 et 1969.
Le nombre exact de victimes de cette tragédie est impossible
à établir. Car la répression exercée par le FLN à l’égard des
musulmans profrançais a aussi frappé des civils (élus, fonctionnaires,
etc.) et des femmes, et parce qu’il n’a jamais existé
de registres exhaustifs et nominatifs des supplétifs recrutés
entre 1956 et 1962, et enfin parce que des harkis emprisonnés
ont fini par être libérés et sont parvenus à gagner la France,
tandis que d’autres sont retournés en Algérie. Autant de facteurs
qui compliquent les statistiques, et rendent impossible
de comptabiliser de manière précise les harkis tués après les
accords d’Evian. 25 000 victimes ? 50 000 ? 80 000 ? Nul ne
peut le dire en se fondant sur des preuves indiscutables.
Si l’aveuglement du gouvernement français de l’époque
devant le drame est évident, comment évaluer la responsabilité
personnelle du général De Gaulle dans cette tragique histoire ?
Le 3 avril 1962, après les accords d’Evian, le chef de l’Etat, pendant
une réunion du Comité des affaires algériennes, avait lancé
cette phrase : « Il faut se débarrasser sans délai de ce magma
d’auxiliaires qui n’a jamais servi à rien. » Lors du Conseil des
ministresdu25juillet1962,ilaffirmait:«Onnepeutpasaccepter
derepliertouslesmusulmansquiviendraientàdéclarerqu’ilsne
s’entendront pas avec leur gouvernement ! Le terme de rapatriés
ne s’applique évidemment pas aux musulmans : ils ne retournent
pas dans la terre de leurs pères ! Dans leur cas, il ne saurait
s’agir que de réfugiés. Mais on ne peut les recevoir en France,
comme tels, que s’ils couraient des dangers. » Si De Gaulle s’est
montré à peu près insensible au sort des pieds-noirs, son indifférence
a été encore plus tangible à l’égard des musulmans français.Lefonddel’affaireestsansdoutequ’ilneconsidéraitpasles
harkis comme de vrais Français, mais comme des Algériens
comme les autres, dont la place était en Algérie.
Dans son livre Pour l’honneur… avec les harkis, de 1958 à
nos jours (CLD Editions, 2005), le général François Meyer,
qui aura été le porte-parole de la cause des harkis, a raconté
comment, jeune officier pendant la guerre d’Algérie, il a
dirigé successivement deux harkas entre 1958 et 1962, et
comment, à l’issue du conflit, il a personnellement sauvé
350 anciens supplétifs avec leurs familles en les installant
en métropole, fondant notamment un centre agricole pour
anciens harkis sur le plateau du Roure, en Lozère. Jusqu’en
1965, en dépit des interdictions et des obstacles multiples,
environ 80 000 anciens supplétifs de l’armée française et leurs
familles sont parvenus à se réfugier en métropole. De 1962 à
1967, près de 100 000 personnes, en comptant les enfants,
bénéficieront de l’ordonnance du 21 juillet 1962 permettant
aux musulmans d’Algérie d’opter pour la nationalité française.
Caïdsetnotables,fonctionnairesetmilitairesdecarrières’intégreront
tant bien que mal. Les autres auront pour hébergement
les camps de regroupement installés au Larzac (Aveyron), à
Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme), à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales),
à Bias (Lot-et-Garonne), à Saint-Maurice-l’Ardoise
(Gard) et à La Rye (Vienne). Entre 1962 et 1966, 41 000 Français
musulmans, mis à l’écart de la société,sontlogésdans ces
camps, simples baraquements ou villages de tentes cernés de
barbelés.Petitàpetit,ilsserontdisséminésàtravers17ensembles
immobiliers urbains et 75 hameaux forestiers.
Une reconnaissance tardive
En1974,afind’attirerl’attentionsurleursort,d’ancienssupplétifs
entament une grève de la faim, à Paris, dans la crypte de
l’église de la Madeleine. En 1975, des résidents de Bias et de
Saint-Maurice-l’Ardoise, les deux derniers grands camps de
harkis, prennent en otages des fonctionnaires et des immigrés
algériens. Le gouvernement réagit en faisant détruire ces deux
camps, et en offrant aux anciens supplétifs des logements
décents, des emplois, un programme de formation professionnelle.
Une nouvelle révolte éclate en 1991, conduite par des
enfantsdeharkisnésenFranceetquionteupourseulhorizonla
vie de relégation de leurs parents. Entre mesures gouvernementales,
nouvelles grèves de la faim et autres actions revendicatives,
la cause des harkis finira cependant par progresser.
Ceux-ci, dans les années 1990, bénéficient même de
sympathies paradoxales, à gauche, au nom de l’antiracisme,
comme si les discriminations dont ils avaient souffert étaient
liées à leur origine. Pourtant, le 16 juin 2000, le président
algérien, Abdelaziz Bouteflika, en visite officielle en France,
compare les harkis aux collaborateurs sous l’occupation nazie.
DERRIÈRE LES GRILLAGES Ci-dessus : le camp de Saint-Maurice-l’Ardoise, dans le Gard. De 1962 à 1976, près de 10 000 harkis ont
transité par ce camp, certains ayant même passé plus de treize ans derrière ces grillages. En 1975, la révolte des enfants de harkis ayant grandi
dans le camp et revendiquant leur intégration à part entière dans la communauté nationale entraîna la fermeture du site en 1976. Page
de gauche, en haut : des familles de harkis arrivent au camp de Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales, en septembre 1962. Page de gauche,
en bas : à l’automne 1974, des harkis entament une grève de la faim dans l’église de la Madeleine, à Paris. Outre des logements, des emplois
et une indemnisation, ils revendiquent la libre circulation entre la France et l’Algérie, des lieux de culte et des carrés musulmans.
La violence du propos choque largement, même si l’image du
harki traître et collabo subsiste chez certains. En 2001, le président
de la République, Jacques Chirac, instaure une Journée
d’hommagenationalauxharkisdontladateestfixéeau25septembre,
tandis que la loi du 23 février 2005 propose à ceux-ci,
plus de quarante ans après leur exil, une plus forte indemnisation.
Le 25 septembre 2016, c’est au tour de François Hollande
de poser un geste symbolique en reconnaissant « les responsabilités
des gouvernements français dans l’abandon des harkis »
et dans « les massacres de ceux restés en Algérie et les conditions
d’accueil inhumaines des familles transférées dans les
camps en France ». Le 20 septembre 2021, Emmanuel Macron
demande pardon au nom de la France, en tant que chef de
l’Etat, aux anciens harkis et à leurs descendants.
En 1962, des dizaines de milliers de musulmans ont payé
de leur liberté, de leur intégrité physique ou de leur vie le fait
d’avoir choisi la France, et la France du général De Gaulle n’a
pasfaitcequ’elleauraitpufairepourlessauveroulesaider,les
abandonnant doublement, signant là l’une des pages les plus
honteuses de notre histoire. 2
Essayiste et historien, Jean Sévillia est membre du conseil scientifique
du Figaro Histoire. Auteur de nombreux ouvrages dont Historiquement
correct (Perrin, 2003), il a reçu, en 2018, le prix du Guesclin pour
Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie, dont une nouvelle édition revue
et complétée vient de paraître.
À LIRE de Jean Sévillia
Les Vérités cachées
de la guerre d’Algérie
Perrin
« Tempus »
464 pages
9 €
D ÉCRYPTAGE
Par Guy Pervillé
UnPeuple
DeuxRives
entre
EN COUVERTURE
80
h
Si l’expression « pieds-noirs » désigne aujourd’hui
les Européens d’Algérie, elle semble n’être apparue
que dans les dernières années qui ont précédé
l’exode de ceux qui furent les premiers « Algériens ».
pittoresque de « piedsnoirs
» désigne couramment, depuis
L’appellation
1962, les Français rapatriés d’Algérie.
Elle a évoqué, dans l’esprit des Français
métropolitains,desimagestrèscontrastées.
La première était celle, particulièrement
péjorative, de « colons » exploiteurs de la
misère de la population algérienne indigène,
et incapables par nature de comprendre
la légitimité de sa juste révolte, donc
coresponsables du sabotage des accords
d’Evian par l’OAS et de leur propre malheur.
La deuxième, plus charitable, voyait en eux
des victimes de l’histoire, ayant perdu tout
ce qu’elles possédaient, dispersées en terre
inconnue, et exposées au froid glacial de
l’hiver 1962-1963. La troisième, plus positive,
était sensible à l’énergie que ces «rapatriés
» expatriés mirent à reconstruire leur
vie à partir de rien et à la joie de vivre que
traduisaient,malgrétousleursmalheurs,les
chansons populaires de leur vedette Enrico
Macias. L’importance de chacune a varié,
mais elles sont encore présentes à des
degrés divers dans différents secteurs de
l’opinion publique métropolitaine.
Mais que signifie cette expression, appliquée
à des individus dont les types physiques
ne permettaient pas de les distinguer
à coup sûr de leurs compatriotes métropolitains,
et d’où venait-elle ? Les explications
les plus couramment citées, fournies
dès 1962 par le linguiste André Lanly dans
son livre sur Le Français d’Afrique du Nord,
telles que les bottes noires portées par les
premiersimmigrantsfrançaisenAlgérieou
par les soldats de l’armée d’Afrique, ou la
couleur des pieds des premiers défricheurs
foulant le raisin avec leurs pieds nus, manquaient
de preuves. Le dictionnaire de
Paul Robert (lui-même issu d’une grande
famille de colons algériens) publié à partir
de 1972 était mieux informé : « pied-noir :
nom donné plaisamment aux Européens
fixés en Afrique du Nord (et spécialement
en Algérie) depuis plusieurs générations
(ou même simplement depuis quelques
années). Remarque : cette expression s’est
d’abord appliquée aux indigènes, par allusion
aux pieds nus des Arabes du bled. » Un
exemple parfaitement identifié se trouve,
de fait, dans un article du journal indigène
La Défense, publié à Alger en février 1934,
intitulé «Un geste révoltant », qui dénonçait
le racisme colonial en énumérant
toute la litanie des injures racistes antiarabes
: « pied-noir » y figurait en bonne
place, à côté de « bicot », « raton » et
« tronc de figuier », ce qui ne laisse aucun
doute sur son sens à l’époque.
Comment donc expliquer cette mutation
sémantique, et comment la dater ?
Avant de répondre à ces questions, il
convient de situer clairement le processus
d’apparition des « pieds-noirs » dans l’histoire
de l’Algérie colonisée. En effet, les
explications les plus courantes ignorent
la véritable histoire de la conquête et de la
colonisation de l’Algérie par la France.
Même si l’un des soldats du corps expéditionnaire
débarqué à Sidi Ferruch le 14 juin
1830 s’appelait Jean-Baptiste Piednoir, il
est mort à Alger le 2 août avant d’avoir pu
y faire souche. Ce ne sont pas les « piedsnoirs
» qui ont conquis l’Algérie, mais
l’armée française, et les civils qu’elle y protégeait
étaient généralement antimilitaristes.
C’est pour garder à la France la nouvelle
province à conquérir à partir de 1841 que le
maréchal Bugeaud jugea nécessaire d’y
implanter une population française militarisée
aussi nombreuse que possible. Mais il
n’avait pas prévu l’effondrement de la natalité
et de l’accroissement naturel français
révélépar la comparaison entre les résultats
des recensements de 1846 et de 1856 : la
France était en effet le seul Etat d’Europe
dont la population stagnait. C’est pourquoi
Napoléon III avait opté dans les années
1860 pour une nouvelle politique dite du
«royaume arabe », fondée sur l’idée que la
population française ne deviendrait jamais
majoritaire, tandis que ses opposants libéraux
et républicains restaient fidèles à la
politique d’assimilation de l’Algérie à la
France, qui triompha à la chute de l’empire.
L’immigration étrangère ne pouvait pas
davantage franciser l’Algérie. La populationcivile
immigréed’Europe resta en effet
longtemps divisée entre une légère majorité
d’étrangers (Espagnols, Italiens, Maltais,
Suisses et Allemands) et une forte
minorité de Français d’origine (provenant 1
PHOTOS : © IONESCO/GAMMA RAPHO.
ENTRE TERRE ET MER
A droite : une plage de la presqu’île
de l’Amirauté, dans la baie d’Alger, en 1959.
Page de gauche : des colons travaillant
dans des champs de l’Algérois, en 1959.
Loin de l’idée reçue du «colon fumant
cigare et monté sur Cadillac », les Français
d’Algérie étaient dans leur majorité
de condition sociale modeste (artisans,
boutiquiers, employés, fonctionnaires).
EN COUVERTURE
82
h
le plus souvent des départements du Midi
méditerranéen et de l’Est). C’est l’application
à l’Algérie de la loi du 26 juin 1889 sur
la naturalisation automatique des enfants
d’étrangers nés en territoire français qui a
dissipé la crainte du « péril étranger » en
absorbant les nouvelles générations dans
un nouveau « peuple algérien » de nationalité
française (mais qui se définissait
parfois en s’opposant au peuple français
de France, voire en rêvant d’une « Algérie
libre » suivant l’exemple des Cubains
révoltés contre l’Espagne).
En réalité, l’idée que l’Algérie était destinée
à devenir soit une nouvelle province
française, soit une colonie de peuplement
vouée à devenir indépendante comme les
Etats-Unis d’Amérique et comme la plupart
des autres colonies du Nouveau
Monde était une illusion, fondée sur la
méconnaissance des réalités démographiques.
La colonisation, comprise au sens
d’installation d’un peuplement nouveau
et pas seulement d’une souveraineté politique,
supposait une immigration massive.
Or celle-ci ne fut jamais suffisante pour
submerger la population indigène, que de
nombreux auteurs influencés par le darwinisme
social s’imaginaient vouée à disparaître
parce que moins adaptée aux conditions
du monde moderne. La natalité
française, en repli depuis la fin du XIX e siècle,
ne le permettait pas. Dès lors, le peuplement
français ou européen ne devint
momentanément majoritaire que dans les
VIN DE PAYS Ci-dessus : un propriétaire français et ses employés dans l’Algérois,
en 1959. Vers 1950, l’agriculture en Algérie n’employait que 9 % de la population active
européenne, qui s’élevait alors à 354 500 personnes sur un total de plus d’un million
d’Européens en Algérie. La population européenne, principalement d’origine
métropolitaine, espagnole, italienne ou juive, représentait 10 % de la population totale
d’Algérie en 1954. Page de droite : des pêcheurs dans un port de l’Algérois, en 1959.
principales villes, surtout dans la moitié
occidentale du pays (Algérois, Oranie). La
mainmise sur la terre et sur ses principales
productions, jugée nécessaire par l’Etat
pour installer ce peuplement nouveau par
la création de villages (colonisation officielle)
ou par des lois facilitant les achats
de terres (colonisation privée), ne toucha
que des régions limitées (surtout les plaines
de l’Algérois et de l’Oranie) et la population
n’y fut pas, même là, majoritairement
européenne. Les populations indigènes
ne se sentirent pas moins dépossédées,
refoulées et exploitées à la fois par
les colons et par l’Etat colonial, en contradiction
avec le discours assimilateur que
diffusait la République française.
Pourtant, les Français d’Algérie ne correspondaient
pas à l’image du « colon »
esclavagiste héritée de la colonisation
d’Ancien Régime (le « colon fumant cigare
et monté sur Cadillac » évoqué par Albert
Camus).En dépitdefortesinégalitéssociales,
ils étaient dans leur majorité de condition
sociale modeste (artisans, boutiquiers,
employés, fonctionnaires). La sousreprésentation
parmi eux des « colons »
(agriculteurs) et des ouvriers d’industrie
était une caractéristique originale, dont la
métropole allait se rapprocher dans les
décennies suivant la guerre d’Algérie.
Réputés très à gauche sous le Second
Empire, ils l’étaient beaucoup moins sous
la III e et la IV e République, mais toutes les
tendances politiques y étaient représentées,
de l’extrême droite colonialiste à
l’extrême gauche communiste.
Les Juifs originaires d’Algérie n’étaient
pas,quantàeux,unanimementconsidérés
comme une partie de ce « peuple algérien
», mais comme des «Arabes de confessionisraélite»(selonlegouverneurgénéral
de Gueydon) : leur élévation à la citoyenneté
française par le décret Crémieux
d’octobre 1870 fut violemment contestée
par un puissant mouvement «antijuif » en
pleine affaire Dreyfus, quand de violentes
émeutes antijuives portèrent Max Régis à
la mairie d’Alger, puis dans l’entre-deuxguerres,
avant d’être annulée par le régime
de Vichy en octobre 1940, et par le général
Giraud de nouveau en mars 1943. C’est
seulement après l’annulation de l’abrogation
du décret Crémieux, décidée le
21 octobre 1943 par le Comité français de
libération nationale présidé par le général
De Gaulle, que les Juifs algériens furent
définitivement intégrés dans le peuple
PHOTOS : © IONESCO/GAMMA RAPHO.
français d’Algérie, au point que le chanteur
Gaston Ghrenassia (alias Enrico Macias),
juif de Constantine, en devint le plus célèbre
de ses personnages emblématiques.
Ainsi s’est formé peu à peu un ensemble
hétérogène, constitué par le rapprochement
progressif de plusieurs groupes d’origines
diverses dans le cadre d’une citoyenneté
française commune.
Un peuple nouveau
De nombreux auteurs, à la fin du XIX e siècle
et au début du XX e siècle, parlaient de la formation
d’un peuple nouveau par la «fusion
des races » française et européennes, qu’ils
appelaient le «peuple algérien ». A partir du
lendemain de la Première Guerre mondiale,
ces«Algériens»venusausecoursdelamère
patrie se considérèrent cependant comme
des Français vivant dans une nouvelle province
française. Leurs perspectives d’avenir
étaient pourtant bloquées par le fait qu’ils
s’accroissaient moins vite que la population
indigène musulmane arabophone ou berbérophone,
qui restait très largement majoritaire
(la population dite « européenne »
ayant culminé en pourcentage à 14 % de la
population des trois départements algériens
en 1926), et qui refusait dans sa masse
d’acquérir la nationalité française parce qu’il
lui aurait fallu pour cela abandonner individuellement
le statut personnel coranique
(ou les coutumes kabyles) pour se soumettre
volontairement au Code civil français.
Quand apparut un mouvement nationaliste
d’inspiration communiste, l’Etoile
nord-africaine,qui revendiqua pour la première
fois en 1927, par la voix de son représentant
Messali Hadj, l’indépendance de
l’Algérie et de toute l’Afrique du Nord, la
signification de l’expression « peuple algérien
» fut remise en question. Le mot
« Algérien », qui désignait au départ en
français la population française implantée
en Algérie par la colonisation ou assimilée
en droit, commença alors à devenir problématique.
Défini au début du XX e siècle
comme le nom d’un peuple nouveau, né
de la fusion des «races » européennes,il se
heurta désormais à la concurrence d’une
autre acception du même mot, qui l’identifiait
désormais à la majorité indigène et
musulmane de la population du pays.
Ce nouveau sens apparut en métropole
à la suite du début de l’immigration de
travailleurs algériens qui commença dans
les années précédant 1914 et qui fut accélérée
par la GrandeGuerre. C’est pourquoi
les Français de France commencèrent à
se demander qui étaient les vrais « Algériens
», comme l’indique ce dialogue
entre un étudiant d’Alger et une étudiante
métropolitaine lors du congrès de l’Unef
en 1922 : « Ainsi, vous êtes algérien…, mais
fils de Français, n’est-ce pas ? – Bien sûr ! Tous
les Algériens sont fils de Français, les autres
sont des indigènes ! » De moins en moins
évidente pour les métropolitains, cette
définition cessa tout à fait de l’être quand
le nationalisme musulman s’exprima de
plus en plus fortement en Algérie à partir
de 1937, avec l’implantation du Parti du
peuple algérien de Messali Hadj, et surtout
après la Seconde Guerre mondiale.
En juin 1940, l’invasion de la métropole
par les Allemands fit dépendre, pour la
première fois, la survie de l’indépendance
française de la capacité de résistance de
l’Algérie et du reste de l’empire colonial. Les
autorités civiles et militaires assuraient
alorslegouvernementdurefusdeladéfaite
par toutes les populations, mais après la
signature de l’armistice le 22 juin 1940, elles
se soumirent à la décision du maréchal
Pétain. Le nouveau régime de Vichy plaça
partout des généraux ou des amiraux à la
place des gouverneurs ou des préfets de
la République, supprima la démocratie et
priva les Juifs de leurs droits de citoyens
français accordés soixante-dix ans plus tôt,
en espérant que les musulmans se satisferaientdenepasêtrelesplusmaltraitésdans
leur pays. Mais la défaite française priva la
Francedesonprestigeetrépanditl’idéeque
le sort des musulmans dépendait désormais
de la volonté de «Hadj Hitler ».
Le débarquement anglo-américain du
8 novembre 1942 contribua à brouiller le
prestige de la souveraineté française. Les
anciens élus musulmans des assemblées
locales, à l’appel de Ferhat Abbas, rédigèrent
etsignèrentunManifestedupeuplealgérien
qui désavouait l’assimilation et réclamait la
formation par étapes d’un Etat algérien en
contrepartie de la nouvelle mobilisation
ordonnée par le général Giraud. Le général
De Gaulle, qui rejoignit Giraud à la tête d’un
Comité français de libération nationale
(CFLN) à Alger le 3 juin 1943 et l’évinça rapidement,
rejeta le Manifeste. Une nouvelle
armée d’Afrique, recrutée à la fois dans la
population française d’Afrique du Nord et
danslespopulationsindigènesdel’Algérieet
des protectorats voisins – dont les bases
avaient été posées clandestinement dès
1941 par le général Weygand –, équipée par
les alliés américains, commandée par le
général Juin puis par le général de Lattre
de Tassigny, porta victorieusement les
armesdelaFranceen1943,deTunisieenItalie,
puis des côtes de Provence (débarquement
du 15 août 1944) à Strasbourg, avant
d’envahir l’Allemagne du Sud et l’Autriche.
La France, représentée par le général
deLattre,participa,grâceàelle,àlasignature
de la capitulation allemande le 8 mai 1945.
Or, le même jour, le défilé de la victoire à
Sétif, dans lequel un cortège musulman
avait été autorisé à condition de n’exhiber
aucun emblème ou slogan contraire à la
souveraineté française, donna lieu à un
début d’insurrection qui se répandit à partir
de Sétif et dans les environs de Guelma. La
répression militaire, préparée par le général
DeGaulle,présidentdunouveauGouvernement
provisoire de la République française
(3 juin 1944), pour éviter que «l’Afrique du
Nord ne glisse entre nos doigts pendant que
nous libérons la France », fit des milliers de
morts.Ellepermitlemaintiendelasouveraineté
française pour une dizaine d’années,
mais au prix d’un fleuve de sang.
Durant les dix années suivantes, une
course de vitesse opposa la France au
83
h
EN COUVERTURE
84
h
nationalisme algérien. D’un côté, les gouvernements
français successifs essayèrent
d’appliquer le programme de réformes établi
en 1944 par une commission nommée
par le CFLN, et qui prévoyait d’accélérer
l’élévation des élites musulmanes à la pleine
citoyenneté française, et aussi celle de
l’ensemble de la population musulmane à
des conditions de vie égales à celles de la
population française d’Algérie et de France.
Mais la réalisation de ce programme passa
après la reconstruction de la métropole.
De l’autre, le parti de Messali Hadj fut autorisé
à participer de nouveau aux élections
pour les assemblées algériennes et françaises
à partir de juin 1946. Mais les militants
les plus ardents obtinrent la création d’une
Organisation spéciale paramilitaire (OS)
pour préparer une insurrection et venger
l’échec de mai 1945. L’application de ce plan
fut retardée de plusieurs années par la
découverte de l’OS par la police française et
par les crises internes du parti nationaliste,
mais en fin de compte celle qui fit éclater le
parti en 1954 entre les partisans de Messali
Hadj (les «messalistes ») et ceux du Comité
central(les«centralistes»)provoqual’intervention
d’une troisième force composée
d’anciens de l’OS, qui déclencha une insurrection
armée le 1 er novembre 1954 avec
l’appui de l’Egypte nassérienne sous le nom
de Front de libération nationale (FLN).
Tous les chefs de gouvernement de la
IV e République, de Pierre Mendès France à
GuyMollet,etjusqu’àlachutedurégimeen
mai 1958, se crurent obligés de conserver
l’Algérie à tout prix, moyennant un effort
militaire sans précédent, reposant sur le
rappel des disponibles en 1955-1956 et sur
l’envoisystématiqueducontingentenAlgérie
pour la «pacifier » par la force armée, et
par l’accélération des réformes en faveur de
la population musulmane définies en 1944.
Ils considéraient comme leur devoir de protéger
la population européenne, de plus en
plus souvent frappée par un terrorisme
ciblé ou aveugle depuis le printemps 1955,
et la fraction de la population musulmane
qui refusait d’obéir inconditionnellement
aux ordres du FLN. Pour les Français d’Algérie
comme pour les dirigeants de Paris,
c’était un juste retour des choses après la
part prise par l’Algérie dans la libération de
la France et la restauration de son statut de
grande puissance.
Vers l’abandon
Peu à peu, cependant, l’appui de la métropole
à l’Algérie française cessa d’aller de
soi. Parce que les élections législatives du
2 janvier 1956 ne purent pas avoir lieu en
Algérie à cause des menaces du FLN, parce
que le «Front républicain » réunissant les
partis radical (de Pierre Mendès France)
et socialiste (de Guy Mollet) s’était prononcé
contre une «guerre imbécile et sans
issue », et parce que le chef du nouveau
gouvernement, Guy Mollet, capitula
devant les manifestants « ultras » suivis
par une grande partie de la population
algéroise le 6 février 1956. A partir de là, la
politique algérienne incertaine du nouveau
gouvernement fut contestée à la fois
sur sa gauche, par des intellectuels qui lui
reprochaient d’avoir trahi les principes
républicains, et sur sa droite, par des comploteurs
civils et militaires prêts à tout
pour s’emparer du pouvoir. La situation
politique ne cessa de s’aggraver jusqu’à la
prise du Gouvernement général d’Alger
par la foule algéroise le 13 mai 1958 et à la
formationd’unComité desalutpubliccivil
et militaire par les généraux Massu et
Salan. Durant la crise qui opposa le gouvernement
dela métropoleàl’Algérie française
lors de la seconde quinzaine de mai,
l’extrême gauche et la «nouvelle gauche »
rejetèrent ce qui leur semblait un coup
d’Etat fasciste de type franquiste, mais
la majorité des assemblées se rallia à la
médiation proposée par le général
De Gaulle pour éviter une guerre civile.
Aux yeux de la plupart des Français
d’Algérie, le premier voyage en Algérie du
général De Gaulle sembla d’abord consacrer
l’avenir de l’Algérie définitivement intégrée
dans la France. Mais le discours du
16 septembre 1959, proclamant que l’avenir
de l’Algérie était encore à fixer par l’autodétermination
de ses habitants, et l’écho
favorable qu’il recueillit en métropole ranimèrent
la crainte de l’abandon. Après la
semaine des barricades de janvier 1960,
l’opinion publique métropolitaine bascula
massivement dans l’hostilité à ces Français
d’Algérie qui voulaient prolonger une
guerre n’ayant que trop duré. Les résultats
du référendum du 8 janvier 1961 consacrant
le principe de l’autodétermination
prouvèrent que la grande majorité des
Français d’Algérie avaient voté «non », tandis
qu’en métropole, la victoire du « oui »
était massive, la grande majorité des votes
négatifs exprimant l’opinion d’électeurs de
gauche qui ne croyaient pas le général
DeGaulledésireuxoucapabledemettre fin
à la guerre par un accord avec le FLN.
Quand ces négociations engagées en
février 1961 aboutirent plus d’un an après
aux accords d’Evian, du 18 mars 1962, leur
ratification par le référendum métropolitain
du 8 avril donna une majorité de votes
« oui » encore plus écrasante, le « non »
n’obtenant que 9 % des voix. L’Organisation
armée secrète (OAS), fondée au lendemain
de l’échec du putsch militaire du
© DALMAS/SIPA. © AP PHOTO/HORST FAAS/ SIPA. © AFP.
22 avril 1961 par des militants et des militaires
sortis de la légalité, échoua rapidement
à mettre en échec le cessez-le-feu et
l’application des accords entre la France et
le FLN. L’exode des civils interdit par l’OAS
devint massif et irrésistible après le début
d’une vague d’enlèvements déclenchée
par le FLN après la mi-avril 1962 pour priver
l’OAS de ses soutiens. Ceux qui tentèrent
dereveniren Algérie à l’automne 1962
constatèrent le plus souvent que leur présence
était jugée indésirable. Quant à
ceux, très rares, qui avaient sincèrement
tenté d’être admis comme citoyens algériens
à part entière après l’indépendance,
par attachement inconditionnel à leur
pays natal ou par engagement idéologique
d’extrême gauche, la plupart d’entre eux
durent abandonner la partie après le renversement
de Ben Bella par le colonel Boumediene
(19 juin 1965).
Ceux qui ont vécu l’exode vers la métropole
en ont gardé le souvenir d’un arrachement,
et celui d’un accueil en métropole
manquant souvent de sympathie et de
charité. Même si le gouvernement a rapidement
débloqué les moyens financiers
nécessaires à une rapide réinstallation, ils
ont mal supporté d’être rendus responsables
de leurs malheurs, comme le général
De Gaulle l’avait prétendu pour justifier
son refus de l’indemnisation des biens spoliés,le10juin1964:«L’indemnisation,pourquoi
? La Nation ne leur doit rien (il répète
en haussant le ton). Elle les a laissés s’installer
en Algérie à leurs risques et périls (sic). Ils
en ont tiré suffisamment d’avantages, pendant
suffisamment de temps. Elle a consenti
AVANT L’EXODE Ci-dessus : sur une plage près d’Alger, le 2 avril 1962. Après la signature
des accords d’Evian le 18 mars, l’Organisation armée secrète (OAS) tenta d’empêcher
les départs des pieds-noirs. Mais la vague d’enlèvements déclenchée par le FLN à la mi-avril
pour lutter contre l’OAS entraîna un exode définitif. Page de gauche, en haut : dans les
rues d’Alger, en novembre 1960. Page de gauche, en bas : à Oran, le 30 avril 1960.
suffisamment de sacrifices, pendant huit
ans, pour essayer de les y maintenir. (…) Dès
lors que nous avons mis fin au système colonial,
il n’est pas possible qu’ils en profitent
encore, indéfiniment. »
Si trop d’entre eux ont subi un traumatisme
irréparable, leur revanche fut la
brillante réussite d’un grand nombre de
leurs enfants dont René Mayer a publié un
inventaire. Et le plus illustre d’entre eux,
l’écrivain et dramaturge Albert Camus, Prix
Nobel de littérature en 1957 et mort en
1960, avait été placé par son ami algérien
Mouloud Feraoun au rang des trois plus
illustres intellectuels de l’Afrique du Nord,
avec saint Augustin et Ibn Khaldoun.
Il reste à répondre à la question : pourquoi
sont-ils appelés « pieds-noirs » ? Une
réponsedéfinitiveaétéapportéeparleslecteurs
de la revue L’Algérianiste. Il s’agissait à
l’origine du nom d’une bande de jeunes qui
avaient violemment manifesté contre les
attentats terroristes de 1952-1953 dans le
quartier de Maarif à Casablanca. Ce nom
fut repris dans la presse et rapidement
étendu aux Français d’Algérie dans les
années 1954 à 1962. Quand ils arrivèrent en
France, ils avaient été précédés par ce nom
que la plupart ignoraient jusque-là. Le nom
de « pieds-noirs » arriva donc au bon
moment, pour exprimer l’identité collective
d’un peuple doublement minoritaire,
qui se sentait menacé d’un choix tragique
entre « la valise et le cercueil ». Mais aussi
pour faciliter le relâchement des liens de
solidarité entre les Français de France et des
compatriotes de plus en plus embarrassants,
en les faisant passer pour une peuplade
étrange aux origines incertaines. En
tout cas, le symbole convenait très bien
à une communauté de déracinés qui
auraient voulu pouvoir emporter leur
patrie à la semelle de leurs souliers.2
Professeur émérite d’histoire contemporaine
à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, Guy Pervillé
est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire
de l’Algérie coloniale et sur la guerre d’Algérie.
À LIRE de Guy Pervillé
Histoire
iconoclaste de la
guerre d’Algérie
et de sa mémoire,
Vendémiaire,
672 pages, 26 €.
Les Accords
d’Evian (1962),
Armand Colin,
288 pages,
29,40 €.
85
h
D ICTIONNAIRE DES PERSONNAGES
Par Guillaume Zeller
Des
hommes
tourmente
dansla
Hommes politiques et militaires,
partisans de l’Algérie française
et dirigeants du FLN, ils sont
les protagonistes de la fin de cette
« guerre sans nom » qui aboutit
à l’indépendance.
CHARLES DE GAULLE
(LILLE, 1890-COLOMBEY-LES-DEUX-ÉGLISES, 1970)
A deux reprises, en juin 1943 et en mai 1958, l’Algérie est le tremplin duquel
s’élance le général De Gaulle pour accomplir ses desseins politiques. La première
fois, en plein conflit mondial, il y fonde avec Giraud le Comité français de libération
nationale (CFLN), dont il va prendre la tête. La seconde fois, il y fait canaliser à son avantage
les manifestants algérois pour s’imposer comme recours naturel d’un pays englué dans
la crise politique. Toute la première partie de son itinéraire le tient pourtant éloigné de l’Afrique
du Nord. Né dans une famille de juristes, fantassin, formé à Saint-Cyr (promotion de Fès,
1909-1912), influencé par Barrès et Péguy, il est marqué par sa détention en Allemagne, après
sa capture à Douaumont en mars 1916. Durant l’entre-deux-guerres – période marquée
par sa proximité avec le maréchal Pétain – les problématiques continentales sont au cœur de
ses préoccupations, comme le révèlent les thèmes de son ouvrage Vers l’armée de métier (1934),
dans lequel il propose une audacieuse doctrine d’emploi des blindés. La débâcle de 1940
bouleverse tous les référents. Charles De Gaulle pressent le rôle capital que peuvent jouer les
possessions coloniales contre l’Axe, comme en témoigne l’appel du 18 Juin («la France n’est
pas seule ! (…) Elle a un vaste empire derrière elle »). De fait, de nombreux territoires ultramarins
rejoignent la France libre. En contrepartie, dès la conférence de Brazzaville de janvier 1944,
il laisse entrevoir aux peuples concernés la possibilité à terme de «participer chez eux à la gestion
de leurs propres affaires ». Cette perspective se concrétise après son retour au pouvoir en
mai 1958, à l’issue de la traversée du désert qui a suivi la Libération. La plupart des Etats africains
décident en effet de quitter la Communauté française au cours de l’année 1960. L’Algérie est
un cas à part. Après avoir déclaré qu’elle était «organiquement une terre française, aujourd’hui
et pour toujours », à Oran en juin 1958, il promeut une «Algérie algérienne » deux ans plus
tard, lors de son allocution du 14 juin 1960. Après l’indépendance, profitant de la dynamique
des Trente Glorieuses, Charles De Gaulle dirige un pays prospère, mais il ne prend pas la mesure
des changements qui travaillent la société et conduisent à Mai 68. Démissionnaire après
l’échec du référendum de 1969, il s’éteint dans sa propriété de La Boisserie en novembre 1970.
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.
LOUIS JOXE (BOURG-LA-REINE, 1901-PARIS, 1991)
Lorsqu’il prend la tête de la délégation française chargée de négocier les accords d’Evian,
Louis Joxe a derrière lui une très solide expérience de la diplomatie. Né d’un père breton et d’une
mère alsacienne, il fait ses études à la Sorbonne et obtient son agrégation d’histoire et de géographie.
Professeur au lycée de Metz, il collabore à la revue L’Europe nouvelle puis rejoint en 1932 le cabinet
de Pierre Cot, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. En 1933, il est membre de la délégation
française à la SDN à la conférence pour la réduction et la limitation des armements. Il rejoint
ensuite l’agence Havas-informations. Révoqué par Vichy en 1940, il gagne l’Afrique du Nord. En 1943,
le général De Gaulle et le général Giraud lui confient le poste de secrétaire général du Comité
français de libération nationale. Après la Libération, il reprend sa carrière diplomatique et, en pleine
guerre froide, se voit successivement confier deux ambassades stratégiques : Moscou et Bonn.
Appelé au gouvernement en juillet 1959, il reçoit l’année suivante le portefeuille des Affaires
algériennes. C’est à ce titre qu’il conclut le 18 mars 1962 un cessez-le-feu avec les représentants
du GPRA. Censés déboucher sur la fin des violences en Algérie, assurer la sécurité et l’avenir
des Européens, ou encore garantir à la France des positions stratégiques dans la région, les accords
d’Evian seront vite bafoués. Le rôle de Louis Joxe dans la tragédie des harkis lui vaudra les plus vives
critiques, en particulier sur la base de cette phrase extraite d’un télégramme daté du 12 mai 1962 :
«Les supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan général de rapatriement seront en principe
renvoyés en Algérie (…). Je n’ignore pas que ce renvoi peut être interprété par les propagandistes
de la sédition comme un refus d’assurer l’avenir de ceux qui nous sont demeurés fidèles. Il conviendra
donc d’éviter de donner la moindre publicité à cette mesure. » Après l’indépendance algérienne,
il glane les fonctions les plus prestigieuses : ministre à plusieurs reprises, député, membre du Conseil
constitutionnel et de l’Académie des sciences morales et politiques.
87
h
ROBERT BOULIN
(VILLANDRAUT, 1920-SAINT-LÉGER-EN-YVELINES, 1979)
Le nom de Robert Boulin reste associé à sa mort mystérieuse sur les rives
de l’étang Rompu, au cœur de la forêt de Rambouillet. La thèse d’un suicide,
initialement évoquée, a laissé place à de nombreuses hypothèses, dont celle
d’un assassinat politique. Aujourd’hui encore, «l’affaire Boulin » est l’objet
d’une information judiciaire, ouverte en 2015 à la demande de sa fille Fabienne.
Cet épisode tend à reléguer au second plan le parcours de cet homme qui joua
un rôle clé dans la gestion de la fin de l’Algérie française. Engagé très tôt dans
la Résistance, il rejoint le réseau Navarre en 1941, alors qu’il est étudiant en droit.
Inscrit au barreau de Libourne en 1946, il adhère au RPF l’année suivante. Lors des
élections législatives de 1958, il est élu député UNR de la Gironde, puis maire de
Libourne à l’issue des municipales de 1959. Robert Boulin décroche son premier
portefeuille ministériel en août 1961 comme secrétaire d’Etat aux Rapatriés
dans les cabinets Debré puis Pompidou. Il s’efforce alors de préparer un dispositif
législatif pour faciliter l’accueil des Français d’Algérie en partant du présupposé
qu’une large partie d’entre eux pourraient rester sur place dans le cadre d’accords
qui restaient à négocier. La «loi Boulin » est promulguée le 26 décembre 1961.
Très vite, elle se révèle inadaptée aux circonstances et à l’exode des pieds-noirs
devenu inévitable. En dépit d’une formulation malencontreuse qui demeurera –
il avait qualifié les rapatriés de «vacanciers » en mai 1962 –, Robert Boulin restera
aux yeux de beaucoup, y compris chez les opposants à la politique gaullienne,
comme un «homme de bonne volonté qui employait toute son énergie à faire tout
ce qui était humainement possible », comme le notera l’historien Guy Pervillé.
Après l’épisode algérien, il occupera de nombreux postes ministériels importants
jusqu’à sa fin tragique dix-sept ans plus tard.
RAOUL SALAN (ROQUECOURBE, 1899-PARIS, 1984)
Le «militaire le plus décoré de France ». C’est par cette périphrase que l’on
désigne souvent le général Salan dont la carrière commence à Saint-Cyr en 1917
et sur les champs de bataille du secteur de Verdun en 1918. Après la guerre,
il sert en Allemagne, au Levant (où il est grièvement blessé) et surtout en
Indochine où il se fait affecter en 1924. A l’exception de courts intermèdes,
il ne la quittera plus jusqu’en 1937. Il rejoint alors le ministère des Colonies
et son service de renseignement intercolonial, en lien étroit avec Georges
Mandel, titulaire du portefeuille. A la tête d’un bataillon de tirailleurs
sénégalais, il se bat courageusement durant les combats de 1940. Replié
à Vichy, il est affecté en Afrique occidentale en 1942. Nommé colonel,
il gagne Alger à l’été 1943. A la tête du 6 e régiment de tirailleurs sénégalais,
il joue un rôle majeur dans la libération de Toulon en août 1944, participe
aux combats d’Alsace, puis décroche ses étoiles de général. L’Allemagne
à peine vaincue, il retourne en Indochine avec Leclerc. Initialement
proche de Hô Chi Minh et de Giap, après l’échec de la
conférence de Fontainebleau (1946), il combat sans merci le
Viêt-minh. Au plus haut niveau, le général Salan est l’artisan
de faits d’armes majeurs (batailles de Vinh Yen et Nghia Lo
en 1951, défense de Na San en 1952…). Après Diên Biên
Phu, il est l’adjoint du général Ely en Indochine jusqu’en
octobre 1954. C’est lui qui dirige la «rétractation » des forces dans le
delta du fleuve Rouge
et l’évacuation de Hanoï. De retour en métropole, il y reste deux ans avant de prendre le commandement
des forces en Algérie à la fin de l’année 1956. Peu après sa prise de fonction, réputé «bradeur de l’Indochine »,
il échappe à un attentat au bazooka perpétré par les «ultras ». Artisan majeur du retour au pouvoir du général
De Gaulle en mai 1958, il est vite écarté des responsabilités et quitte le service actif en juin 1960. En octobre
de la même année, il affiche son refus d’abandonner l’Algérie française et part en exil en Espagne. Il est de retour
à Alger pour le putsch d’avril 1961 et prend la direction de l’OAS après son échec. Il est arrêté le 20 avril 1962 et
échappe de justesse à la condamnation à mort. Détenu à la prison de Tulle, il en est le dernier libéré en juin 1968.
EDMOND JOUHAUD (BOU-SFER, 1905-ROYAN, 1995)
«Ma famille est originaire d’Algérie. Je suis le cadet. (…) actuellement, dans les cimetières d’Oran, d’Aïn-
Turk et de Bou-Sfer, reposent mes grands-parents, mes parents, deux frères, deux sœurs et déjà une nièce.
Ces quelques mètres carrés que je possède dans les cimetières d’Algérie, c’est le seul patrimoine que
je possède sur ma terre natale. Ce que j’ai défendu et ce que je défends, ce sont d’abord des mètres carrés
de cimetières. » Cette déclaration du général Jouhaud devant le Haut Tribunal militaire, le 11 avril 1962,
explique les raisons viscérales qui l’ont conduit à se joindre à la révolte des généraux un an auparavant.
Rien dans le parcours de cet homme n’annonçait pourtant un tropisme quelconque pour les
pronunciamientos. Saint-Cyrien (promotion du Rif, 1924-1926), breveté pilote en 1928, il est tout
d’abord affecté en Afrique occidentale. Echappant aux Allemands en juin 1940, il parvient à gagner
l’Algérie et s’engage dans la Résistance à l’occasion de son affectation en métropole en 1942 : après
avoir tenté plusieurs fois de gagner l’Angleterre, il rejoint l’Organisation de résistance de l’armée (ORA)
dans le Bordelais, et devient chef d’état-major FFI de la région. Nommé général de brigade en 1949,
puis de division en 1954, il est marqué par l’abandon des populations tonkinoises après le drame
de Diên Biên Phu, alors qu’il vient d’être nommé commandant de l’air en Extrême-Orient. Il enchaîne
ensuite les plus hautes fonctions militaires : major général de l’armée de l’air (1955), commandant
la 5 e région aérienne, qui comprend l’Algérie (1957), chef d’état-major de l’armée de l’air (1958) puis
inspecteur général de l’armée de l’air (1960). A ce dernier poste, il est tenu à dessein à l’écart
de l’Algérie. Après l’échec du putsch d’Alger, il entre en clandestinité et prend la tête de l’OAS à Oran.
Arrêté le 25 mars 1962, condamné à mort le 13 avril suivant, il passe deux cent vingt-neuf jours
à attendre son exécution. Sa peine est commuée en détention criminelle à perpétuité et il est incarcéré
à la prison de Tulle, d’où il sera libéré en 1967.
GEORGES BIDAULT (MOULINS, 1899-CAMBO-LES-BAINS, 1983)
Avec le colonel Roger Ceccaldi, le colonel Pierre Chateau-Jobert et Horace Savelli, Georges Bidault
est l’un des quatre Compagnons de la Libération à avoir fait le choix de l’illégalité pour s’opposer
à la politique algérienne du général De Gaulle. Cet agrégé d’histoire – il est reçu premier en 1925,
la même année que Louis Joxe – est l’une des figures les plus prestigieuses des partisans de l’Algérie
française. Professeur à Valenciennes, à Reims puis à Paris durant l’entre-deux-guerres, il s’engage
au sein de l’Association catholique de la jeunesse française et collabore au journal L’Aube, organe
majeur de la démocratie chrétienne, dont il devient rédacteur en chef. Engagé volontaire en 1940,
fait prisonnier, il est libéré, s’établit à Lyon et rejoint le mouvement Combat. En septembre 1943,
il succède à Jean Moulin à la tête du Conseil national de la Résistance. Le 26 août 1944, il descend les
Champs-Elysées aux côtés du général De Gaulle dans Paris à peine libéré. De juin à décembre 1946,
il préside le GPRF. Membre fondateur du Mouvement républicain populaire (MRP), Georges Bidault
est un acteur essentiel de la vie politique sous la IV e République, à Matignon et au Quai d’Orsay
en particulier. Rallié dès le 14 mai 1958 au général De Gaulle, il n’accepte pas l’inflexion de sa politique
algérienne. Dès 1959, il prend la direction du Rassemblement pour l’Algérie française (RAF) puis,
en juin 1960, il est avec Jacques Soustelle l’un des animateurs du Comité de Vincennes. En mars 1962,
il passe dans la clandestinité. A Rome, avec Antoine Argoud, Pierre Sergent et Jacques Soustelle,
il fonde un nouveau «Conseil national de la Résistance », également connu sous l’acronyme OAS-
CNR, dont il prend la présidence, adoubé par le général Salan qui a été arrêté en avril. Ce mouvement
se révèle peu efficace et s’étiole. Georges Bidault finit par quitter l’Europe et s’exile au Brésil.
Il ne reviendra en France qu’en juin 1968. Quinze ans plus tard, à l’issue de ses obsèques aux Invalides,
il recevra les honneurs militaires réservés aux chefs d’Etat.
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.
PIERRE SERGENT (SÈVRES, 1926-PERPIGNAN, 1992)
Prototype du «centurion » décrit par Jean Lartéguy, Pierre Sergent est issu d’un milieu aisé. Lycéen à Paris sous l’Occupation, il s’indigne
très tôt du statut des Juifs qui touche plusieurs de ses camarades et s’engage dans la Résistance, au corps franc Liberté. En 1944, au cours
des combats de la Libération, on le retrouve dans le maquis de Sologne où les Allemands portent des coups très durs à son groupe.
Après la victoire, il décide de préparer Saint-Cyr dont il sort en 1949 (promotion Rhin et Danube). Il choisit la Légion et se retrouve
en Algérie où il ronge son frein, attendant avec impatience de rejoindre l’Indochine. Il doit attendre avril 1952 pour parvenir à ses fins.
Affecté au 1 er bataillon étranger de parachutistes, il participe dès le mois de juillet aux affrontements les plus durs, dont la défense
du camp retranché de Na San à l’automne. Grièvement blessé dans une embuscade en mai 1953, il est évacué en métropole. Pendant
sa convalescence, il apprend avec amertume la chute de Diên Biên Phu et la
destruction quasi complète
de son unité. De retour en Algérie en 1954, il est affecté à la 1 re compagnie
saharienne portée de Légion
étrangère avec laquelle il arpente l’immensité du Sahara. Au bout de deux années,
il prend le commandement
d’une compagnie du 1 er régiment étranger de parachutistes. La situation en
Algérie l’inquiète, mais
les événements du 13 mai 1958 lui redonnent espoir. Espoir fugace. Il est
muté en métropole.
En avril 1961, il rejoint clandestinement l’Algérie pour
participer au putsch.
Après l’échec, il prend la tête de l’OAS-Métro
(métropolitaine)
et participe à la création du CNR. Condamné à mort par
contumace, il demeure
en exil tout en effectuant de fréquents séjours
clandestins en France.
Amnistié à l’été 1968, il publie de nombreux livres
(dont Je ne regrette
rien en 1972) et entame une carrière politique,
d’abord au Centre
national des indépendants et paysans (CNIP)
puis au Front
national dont il est élu député en 1986. «Vous
avez été un de nos
amis parmi les plus exceptionnels, parmi les plus valeureux »,
dira de lui Hélie Denoix de Saint Marc lors de
ses obsèques.
89
h
EN COUVERTURE
90
h
ANTOINE ARGOUD (DARNEY, 1914-ÉPINAL, 2004)
Ce polytechnicien (X-1934) fait partie des officiers les plus brillants
de sa génération. Ayant fait le choix de l’arme blindée-cavalerie
à sa sortie d’école, il est surpris par la défaite de 1940 –
un véritable traumatisme – alors qu’il est en poste à Rabat,
au Maroc. Après le débarquement de novembre 1942
en Afrique du Nord, il participe aux combats de Tunisie
au sein du 3 e régiment de chasseurs d’Afrique, avant
d’intégrer avec son unité la 1 re DB, rattachée à la 1 re armée,
avec laquelle il prend part aux combats des Vosges,
d’Alsace et d’Allemagne. A l’issue du conflit, il passe
par l’Ecole de guerre avant de rejoindre l’état-major
du général de Lattre de Tassigny de 1947 à 1950. Cette
expérience, écrira-t-il, fut «une des chances de [s]a
vie ». Il participe ensuite à la conception de la brigade
«Javelot », une unité blindée ultramoderne capable
d’agir dans le cadre d’un conflit de type nucléaire
en totale autonomie sur de très longues distances.
La qualité de son travail le conduit à intégrer en 1954
l’état-major particulier de Jacques Chevallier, secrétaire
d’Etat à la Guerre. Désireux de servir sur le terrain, il
brigue le commandement du 3 e RCA, avec lequel il part
en Algérie au printemps 1956. Au cours de ce premier
séjour, il impose des techniques radicales de pacification-répression et n’hésite pas à exposer
sur la place publique, pendant de longues heures, les cadavres des fellaghas abattus. Après
un passage par l’Allemagne, le colonel Argoud revient en Algérie en janvier 1959, comme chef
d’état-major du général Massu. Muté en métropole après les «barricades », il obtient un congé
de longue durée au cours duquel il multiplie les contacts avec les adversaires de la politique
algérienne du général De Gaulle. Après l’échec du putsch, auquel il prend une part active, il se
réfugie en Espagne puis retrouve Bidault, Sergent et Soustelle à Rome avec qui il fonde le CNR.
Enlevé en février 1963 par des «barbouzes » à Munich, il est jugé et condamné à la détention
criminelle à perpétuité. Libéré en 1968, il exerce par la suite la profession d’expert graphologue.
JEAN-MARIE BASTIEN-THIRY (LUNÉVILLE, 1927-IVRY, 1963)
11 mars 1963. 6 h 42. Le colonel Bastien-Thiry gît au pied du poteau d’exécution qui se dresse
dans l’enceinte du fort d’Ivry. Vêtu d’un manteau d’aviateur bleu, sans bandeau, un chapelet entrelacé
dans les mains, il vient d’être exécuté, une semaine après sa condamnation à mort par la Cour
militaire de justice. L’attentat du Petit-Clamart, perpétré le 22 août 1962 contre le général De Gaulle,
n’a pas fait de victime. Le chef de l’Etat a cependant refusé de gracier le chef du commando, ne lui
pardonnant pas – racontera le général de Boissieu, présent dans la DS présidentielle – d’avoir mis en
danger la vie de son épouse, Yvonne. Même si des controverses ultérieures tenteront d’expliquer
que Jean-Marie Bastien-Thiry avait seulement projeté d’enlever sa cible, les propos que tint ce dernier
à la barre ne souffrent guère d’ambiguïté. «C’est à partir de la constatation selon laquelle le général
De Gaulle est coupable des crimes de forfaiture, de haute trahison et de complicité de génocide, que nous
avons agi conformément aux possibilités que donne la loi », déclara-t-il avant de se comparer à Claus
von Stauffenberg, l’auteur de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler. Comparaison osée, même s’il
existe plusieurs points communs entre les deux hommes, fusillés, l’un à 35 ans (Bastien-Thiry), l’autre
à 36 ans (Stauffenberg), tous deux catholiques fervents et conservateurs. Orphelin de mère à l’âge
de 2 ans, Jean-Marie Bastien-Thiry grandit en Lorraine. A 18 ans, il intègre le lycée Sainte-Geneviève
à Versailles et réussit le concours d’entrée à l’Ecole polytechnique. Il en sort en 1950 et choisit Supaéro
comme école d’application. Rapidement, ses travaux sur les missiles sol-sol SS.10 et SS.11 sont
remarqués et il devient l’un des ingénieurs de l’air les plus prometteurs de son époque, destiné à une
carrière brillante. L’abandon de l’Algérie française lui est insupportable et le conduit à ourdir l’attentat
du Petit-Clamart. «Cette fois-ci, c’était tangent », dira le général De Gaulle quelques minutes après.
FERHAT ABBAS (BOUAFROUNE, 1899-ALGER, 1985)
Né dans la région de Djidjelli, fils d’un caïd aisé, Ferhat Abbas fait de solides études à Alger, ouvre
une pharmacie à Sétif et épouse une fille d’Alsaciens. Le profil parfait pour devenir un emblème de
l’assimilation réussie… Bien au contraire, il va devenir le défenseur résolu de l’identité arabo-islamique
à partir des années 1930. En 1936, dans l’hebdomadaire L’Entente, il écrit pourtant un passage qui lui
sera longtemps reproché par les indépendantistes : «je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce
que cette patrie n’existe pas. (…) J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts ; j’ai visité
les cimetières ; personne ne m’en a parlé. (…) On ne bâtit pas sur du vent. Nous avons donc écarté une fois
pour toutes les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française dans
ce pays ». Pour autant, Ferhat Abbas milite avec acharnement pour l’émancipation des musulmans.
En témoigne son «Manifeste du peuple algérien » de 1943, qui réclame un statut unique pour tous les
habitants d’Algérie, ainsi qu’une nouvelle Constitution. Au lendemain des émeutes de Sétif, soupçonné
d’avoir fomenté le mouvement, il est arrêté plusieurs mois. Il fonde en 1946 l’Union démocratique
du manifeste algérien (UDMA) qui envoie plusieurs députés au Parlement. Ses propositions de réforme
se heurtent à un mur du côté français. Face à cette inertie, les partisans de l’action s’échauffent,
en particulier dans les rangs du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD)
rival. Ferhat Abbas s’efforce de demeurer sur une ligne de crête, mais en 1953, désabusé, il aurait déclaré
au maréchal Juin : «Il n’y a plus que les mitraillettes… » Il franchit le Rubicon en 1956 et rejoint le FLN.
En 1958, il est le premier président du GPRA et oppose un refus tranché à l’offre de «paix des braves »
du général De Gaulle. S’il fait le choix de Ben Bella et Boumediene en 1962, il dénonce vite la mise
en place d’un parti unique. Emprisonné au Sahara, il est libéré en 1965 et se retire de la politique active,
tout en continuant à prendre position en faveur de la démocratisation du régime.
91
h
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.
AHMED BEN BELLA (MAGHNIA, 1916-ALGER, 2012)
Alors qu’il fut détenu en métropole par les autorités françaises de 1956 à 1962, et donc
privé de la possibilité d’agir pendant la majeure partie de la guerre d’Algérie, Ahmed Ben Bella
demeure presque paradoxalement la figure la plus emblématique des indépendantistes
algériens de ce côté-ci de la Méditerranée. Issu d’un milieu modeste d’origine marocaine
et berbère, il fait partie des enfants «indigènes » privilégiés qui peuvent accéder
à la scolarisation. Intelligent et sportif, il atteint le niveau du brevet et se signale
par son talent au football. Appelé sous les drapeaux, nommé sergent, il participe
à la défense antiaérienne de Marseille en 1940. Rappelé en 1943, il sert au 5 e régiment
de tirailleurs marocains, en première ligne durant la campagne d’Italie, en particulier lors de la
bataille de Monte Cassino. Il se distingue alors par sa bravoure, récompensée par la médaille
militaire et quatre citations. La répression des émeutes de Sétif et Guelma, le 8 mai 1945, est
le catalyseur de son engagement militant. Il rejoint le Mouvement pour le triomphe des libertés
démocratiques (MTLD) de Messali Hadj en 1946 puis passe rapidement de l’action politique
à l’action armée au sein de l’Organisation spéciale (OS). Arrêté en mai 1950, il parvient à s’évader
en mars 1952 et gagne Le Caire d’où il contribue à la préparation de la Toussaint rouge de 1954
et s’impose comme l’une des figures incontournables du FLN extérieur. En octobre 1956,
l’appareil qui l’emmenait du Maroc vers la Tunisie est intercepté par l’aviation française.
Cet événement est l’occasion d’une forte médiatisation qui contribue à bâtir sa légende. Libéré
le 20 mars 1962, il fait alliance avec les militaires de Houari Boumediene et du «clan d’Oujda »
contre les «politiques » du GPRA, établis à Alger, qui finissent par perdre le bras de fer
en septembre 1962. Un an plus tard, il devient le premier président de la République algérienne
démocratique et populaire, mais il est renversé par un coup d’Etat fomenté par Boumediene
en juin 1965. Ben Bella retourne en prison, pour quatorze ans cette fois-ci, avant de partir en exil
après sa libération. Il ne reviendra à Alger qu’en 1990.
EN COUVERTURE
BELKACEM KRIM (AÏT YAHIA MOUSSA, 1922-FRANCFORT, 1970)
Sur les photos prises lors des accords d’Evian, Belkacem Krim, qui dirige la délégation
du FLN, est un homme d’apparence anodine. De petite taille, rond, le crâne dégarni : rien
ne laisse déceler le combattant irréductible qu’il est depuis des années, ce qui lui a valu
le surnom de «lion du djebel ». Titulaire d’un certificat d’études obtenu à l’école d’Alger,
il effectue un court passage par les chantiers de jeunesse durant la Seconde Guerre
mondiale puis rejoint le 1 er régiment de tirailleurs algériens où il sert comme caporal-chef
jusqu’à la démobilisation. En 1947, il milite au PPA-MTLD avant de prendre le maquis
kabyle. A deux reprises, il est condamné à mort par contumace pour les actions violentes
qu’il conduit à l’époque. Juste avant l’insurrection de novembre 1954, il rompt avec
Messali Hadj et intègre la direction du FLN intérieur. Chef de la wilaya III (Kabylie),
il entreprend de réduire les oppositions internes – sans hésiter à ordonner d’impitoyables
massacres – avant d’intensifier l’action armée contre les forces françaises dont il devient
l’un des plus redoutables adversaires. En août 1956, il accueille le congrès de la Soummam
qui débouche sur la création du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA),
une étape majeure dans la structuration de la rébellion. Belkacem Krim participe ensuite
à l’organisation de la Zone autonome d’Alger (ZAA) en vue de la grande vague terroriste
de 1957. Appelé à des fonctions plus politiques, il devient en 1958 vice-président du GPRA
et, avec Lakhdar Bentobbal et Abdelhafid Boussouf, il forme le triumvirat, les «trois B »,
qui dirige de fait la révolution. Après la signature des accords d’Evian et l’indépendance,
il doit céder face au binôme Boumediene-Ben Bella. Il entre dans l’opposition et finit
par partir en exil. Condamné à mort par contumace par la cour révolutionnaire d’Oran
en 1969, il est retrouvé étranglé avec sa cravate dans une chambre d’un hôtel de Francfort,
probablement liquidé par les services secrets de Boumediene.
92
h
HOUARI BOUMEDIENE (AÏN HASSAINIA, 1932-ALGER, 1978)
«Un loup maigre au regard fuyant, sanglé dans un trench-coat d’agent secret, mi-traqué, mi-chasseur,
verrouillé dans un mutisme agressif coupé d’explosions. Un personnage marginal et corrosif, tout en mèches,
en angles, en méplats, un archétype de la révolte et du refus. » Le portrait que dressait Jean Lacouture
de Houari Boumediene dans Le Monde, en 1978, laisse percevoir la complexité et la dimension presque
inquiétante du personnage, de son vrai nom Mohammed Boukharouba. A l’âge de 13 ans, il est marqué par
la répression conduite par les forces françaises dans le Constantinois. «Ce jour-là, j’ai vieilli prématurément.
L’adolescent que j’étais est devenu un homme », dira-t-il. Formé à l’école primaire et à l’école coranique,
il se destine à l’enseignement et part étudier à Tunis puis au Caire. La guerre d’Algérie éclate. Après une
phase d’entraînement militaire en Egypte, il rejoint l’Oranie et la wilaya V, dirigée par Abdelhafid Boussouf
à qui il succède en 1957. C’est à cette époque qu’il s’emploie à organiser le «clan d’Oujda », base arrière
majeure de l’ALN située au Maroc, à proximité immédiate de la frontière avec l’Algérie. Il en fera le tremplin
de son ascension politique dans la rivalité qui va rapidement l’opposer au GPRA «de l’intérieur ». Dès
l’indépendance acquise, il n’a plus qu’un objectif : prendre le pouvoir à Alger. Et l’on dit parfois qu’il ne serait
pas étranger au massacre d’Oran du 5 juillet 1962, secrètement fomenté pour démontrer l’incapacité
du GPRA à assurer le maintien de l’ordre. Le 9 septembre 1962, à la tête de l’armée des frontières, il entre
dans Alger. Trois ans plus tard, il renverse Ben Bella et s’empare du pouvoir à la tête duquel il restera jusqu’à
sa mort. Dirigeant l’Algérie d’une main de fer – il semble sincèrement hermétique à la quête de popularité
ou d’admiration –, il parachève l’éradication des derniers signes de la présence française (évacuation
de la base de Mers el-Kébir en 1968, nationalisation des hydrocarbures de Hassi Messaoud en 1971), impose
une approche socialiste de l’économie et s’impose dans le concert des leaders influents du tiers-monde.
93
h
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.
De son vrai nom Mohamed Zamoum, Si Salah est le fils
d’un instituteur. Secrétaire de mairie dans un village de Kabylie,
il rejoint les rangs de l’Organisation spéciale du MTLD pour
laquelle il détourne des cachets et tampons, ce qui le conduit en
prison en 1953. Libéré, il participe à la Toussaint rouge. Après trois
ans de clandestinité, il est appelé à rejoindre l’ALN extérieure
au Maroc, puis il est nommé en mai 1959 à la tête de la wilaya IV
qui s’étend de la Kabylie à l’Ouarsenis peu après les purges
sanglantes consécutives à la «Bleuite ». Malgré ce coup sévère,
le commandement militaire français continue de porter
la plus grande attention à cette zone stratégique que vient
balayer l’opération «Courroie » dans le cadre du plan Challe
au printemps 1959. Les hommes de Si Salah sont éreintés
par ces coups de boutoir. Leur moral est au plus bas. Ils se sentent
abandonnés de tous, en particulier de l’ALN extérieure qui
ne les approvisionne plus et dont Si Salah en personne a eu un
aperçu des dissensions. L’idée de saisir l’offre de «paix des braves »,
proposée par le général De Gaulle en octobre 1958, cristallise
dans son esprit. A l’issue d’une série de contacts ultrasecrets,
un rendez-vous est organisé à l’Elysée. Les perspectives sont,
il faut le dire, colossales, puisque, outre la wilaya IV, Si Salah est en
mesure d’entraîner dans sa démarche la wilaya III. Le 10 juin 1960
au soir, accompagné de ses adjoints Si Lakhdar et Si Mohammed,
SI SALAH (AÏN TAYA, 1928-M’CHEDALLAH, 1961)
il rencontre le président de la République dans son bureau.
Le général De Gaulle les écoute avec attention, leur explique qu’il
veut continuer parallèlement à négocier avec le GPRA et les
raccompagne sans leur serrer la main. La proposition de Si Salah
restera finalement lettre morte. Le GPRA est même averti des
tractations en cours par le garde des Sceaux, Edmond Michelet,
ce qui conduit à des purges sévères. Le 20 juillet 1961, sur
le chemin de la Tunisie où il a été convoqué, Si Salah est abattu
dans une mystérieuse embuscade sur laquelle pèsent encore
des interrogations nombreuses.
À LIRE de Guillaume Zeller
Oran,
5 juillet 1962.
Un massacre oublié
Tallandier
« Texto »
224 pages
8,50 €
ÉPIS DE BLÉ
Pour les partisans
de l’Algérie française,
tout l’enjeu consiste
à rappeler que les
destins de l’Algérie et
de la France sont liés.
Ce thème de l’unité
de la nation sera repris
en des termes vifs par
l’Union pour le salut
et le renouveau
de l’Algérie française
(USRAF) (page de
droite, en haut, 1957),
groupe fondé
par Georges Bidault
et Jacques Soustelle
en 1956, prônant
l’intégration des
musulmans dans
la République française
et qui soutiendra
activement le retour
au pouvoir du
général De Gaulle
pour accomplir
ce programme.
Ci-contre : affiche
de propagande pour
l’Algérie française
imprimée à Alger
en 1958. Page de droite,
en bas : couverture
du disque audio
de l’allocution
présidentielle du
20 décembre 1960,
au cours de laquelle
De Gaulle appelle les
Français à voter «un
“oui” franc et massif »
au référendum de
janvier 1961, qui met
en jeu le principe
d’autodétermination
des Algériens.
P ORTFOLIO
La
guerre
desimages
Tout au long de la guerre
d’Algérie, les différents camps
s’affrontèrent à coup d’affiches
de propagande. L’objectif ?
Gagner la bataille des esprits.
© COLLECTION IM/KHARBINE-TAPABOR. © GRANGER/BRIDGEMAN IMAGES. © COLLECTION GREGOIRE/BRIDGEMAN IMAGES.
Dans les années 1950, les affiches, bien que déjà concurrencées
par les médias audiovisuels, demeurent des outils de propagande
efficaces. Le Parti communiste français et le gouvernement
s’affrontent dans une guerre des images où fleurissent, ici, les
allusions à la paix, là, les appels à la fermeté. Ainsi les communistes
appellent-ils à la négociation avec les rebelles algériens à grand renfort
d’affiches doucereuses peuplées de colombes immaculées, où
des mains brunes et blanches se rencontrent dans un élan de fraternité.
Les images officielles, quant à elles, s’inscrivent dans la droite
ligne de la position gouvernementale lors du déclenchement de la
guerre en 1954 : «L’Algérie c’est la France. » (François Mitterrand). Le
combat des jeunes appelés est dès lors magnifié comme un combat
pour la défense de la patrie elle-même : « Plus d’Algérie française…
Plus de France ! » (ci-dessus). L’œuvre coloniale de la France est pour
sa part exaltée à travers des affiches représentant de grandes plaines
côtières, où s’étendent à perte de vue des champs de blé et où s’activent
des tracteurs rutilants sous le regard bienveillant des colons.
L’irruption du général De Gaulle au pouvoir en 1958 insuffle un
nouvel espoir dans les rangs des partisans de l’Algérie française,
désillusionnés par les hésitations d’une IV e République chétive et
peureuse. L’homme du 18 Juin, qui ne s’est en réalité jamais livré sur
ses intentions réelles, apparaît à leurs yeux comme cet « homme
fort » capable de changer le cours des événements. Ils sont loin de
s’imaginerquel’ancienchefdelaFrancelibre,aumomentmêmeoù
il prend la barre et communie les bras levés avec une foule d’Algérois
en liesse, est déjà résolu, selon ses propres mots, à « replier nos
drapeaux » et à dégager son pays « des astreintes, désormais sans
contrepartie, que lui imposait son empire ».
Lediscoursdu16septembre1959annoncefinalementlacouleur:
les Algériens doivent décider de leur propre destin et construire une
Algérie nouvelle, appuyée sur l’aide de la France et étroitement unie
à elle. Le référendum annoncé pour le 8 janvier 1961 doit permettre
au général d’obtenir le soutien explicite de l’opinion publique sur
cette question. Le 20 décembre 1960, il appelle ainsi officiellement
les Français à voter «oui à la France et à l’Algérie », dont on prévoit
qu’elles resteront, après l’indépendance, étroitement associées (cidessous,
couverture du disque audio du discours). La rupture avec
lespieds-noirsestdéfinitive.Enfévrier1961,unepoignéed’activistes
fondent l’Organisation armée secrète (OAS) autour du général
Salan. Ils s’engageront de plain-pied dans la guerre des images –
notamment par la production d’affiches sérigraphiées appelant les
citoyens à prendre les armes (voir page 96) –, furieux d’avoir été
dupés par celui que le général Challe appellera «le plus grand prestidigitateur
(…) de l’histoire de France des cinq derniers siècles ».
95
H
EN COUVERTURE
© COLLECTION IM/KHARBINE-TAPABOR. © TALLANDIER/BRIDGEMAN IMAGES. © COLLECTION KHARBINE-TAPABOR.
96
H
L’APPEL AUX ARMES
Dans les dernières semaines
de l’année 1961, les murs d’Alger
se couvrent de milliers
d’affiches tricolores montrant
deux hommes armés qui
brandissent un drapeau français.
Au-dessus d’eux, les premiers
mots de l’hymne national : «Aux
armes citoyens » (ci-dessus).
Le général Salan, commandant
en chef de l’OAS, ordonne, le
31 décembre 1961, la mobilisation
générale «de tous les Algériens
pour faire face à l’action conjuguée
du pouvoir de fait et de la
rébellion ». Une guerre sans merci
commence, ponctuée d’attentats
meurtriers. En prison, certains
membres de l’OAS, pour passer
le temps, décorent les paquets
d’allumettes aux couleurs
de l’armée secrète (ci-dessus,
à droite). Ci-contre : affiche
de l’OAS placardée dans les
grandes villes d’Algérie, 1961.
© PINATEL, PHOTO CHRISTOPHE PARRY.
JOUER AVEC LE FEU
En 1968, le caricaturiste Pierre Pinatel
fut traîné devant les tribunaux pour avoir
commercialisé trois modèles de cendriers
sur lesquels se trouvaient des dessins
moqueurs représentant un De Gaulle
aux traits exagérés. Les deux premiers
montraient – chacun avec de légères
variantes – le président de la République
engoncé dans son costume de général
deux étoiles, le nez proéminent
et la bouche pincée, dans cette attitude
hautaine et froide que ses proches
lui connaissaient bien. Ces cendriers
portaient respectivement les légendes
suivantes : «Un général qui n’est
décidément à l’aise que dans les cendres » ;
«Devenu cendrier, le général connaît
enfin le feu » (ci-contre). Le dessin
du troisième modèle se montrait encore
plus vindicatif : représenté avec un nez
immense en forme de scie, De Gaulle
y avait les jambes dénudées, tandis
qu’un pied de couleur noire lui portait
un coup bien placé. Le texte, quant
à lui, était sans ambages : «Ayant,
notre Grand Tamanoir, coupé l’Algérie
de la France, la France a repris son pied
noir mais pour le lui mettre où je pense. »
Pinatel et son «complice » céramiste
furent condamnés à des amendes
de 2 000 et de 1 500 francs (leurs
montants furent finalement diminués
de 1 000 francs en appel) pour outrage
au chef de l’Etat. Ce procès provoqua
une vive émotion dans le cercle restreint
des dessinateurs humoristiques,
à l’instar de Roland Moisan du Canard
enchaîné, qui n’eut pas peur d’écrire :
«Les poursuites dans ce cas sont des
réflexes de crainte, des aveux de faiblesse. »
97
H
L IVRES
Par Geoffroy Caillet, Michel De Jaeghere, Frédéric Valloire,
Philippe Maxence et François-Joseph Ambroselli
EN COUVERTURE
98
h
Lettres
d’
Alger
Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie
et de sa mémoire. Guy Pervillé
L’un des meilleurs spécialistes de la guerre d’Algérie, Guy Pervillé,
se distingue par la qualité et l’honnêteté de ses travaux, qui
tranchent sur une production trop souvent livrée aux récits militants
et passionnés. C’est la quête de la vérité qui anime son Histoire
iconoclaste de la guerre d’Algérie, laquelle retrace par le menu l’histoire
de l’Algérie coloniale, les «événements » de 1954 à 1962 et leur réécriture, la lutte
des mémoires et enfin l’historiographie de la guerre d’Algérie, soumise au feu conjoint
des politiques et des revendications mémorielles. Complète et scrupuleuse, cette
excellente synthèse ne se contente pas d’éclairer le moindre recoin d’un sujet ô combien
sensible. Assortie d’un témoignage très personnel de l’auteur sur son expérience
de chercheur, elle est un modèle de ce que devrait être toute œuvre d’historien. GC
Vendémiaire, 2018, 672 pages, 26 €.
Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie. Jean Sévillia
Reprenant à frais nouveaux l’ensemble du dossier algérien, cet ouvrage
offre une synthèse remarquable sur la guerre d’Algérie, mais aussi
sur la réalité de la colonisation. Parmi les mises au point indispensables,
on notera ce que l’auteur dit du bilan de l’action de la France,
des infrastructures à la découverte du pétrole et du gaz sahariens,
offerts à l’Algérie indépendante. Mais aussi de la nature trompeuse
d’un nationalisme algérien à deux visages. Surtout, en retraçant
avec précision et un authentique sens du récit les événements
qui menèrent aux accords d’Evian, le livre excelle à faire comprendre la tragédie
d’une Algérie livrée au FLN, malgré ses promesses, par le général De Gaulle. GC
Perrin, « Tempus », 2022, 464 pages, 9 €.
Histoire intime de la V e République. Tome I : Le Sursaut
Franz-Olivier Giesbert
Dans ce premier volet d’une Histoire intime de la V e République,
Franz-Olivier Giesbert reconstitue pour nous l’action du
général De Gaulle en mettant en scène son grand retournement,
et l’incroyable duplicité avec laquelle il trompa ses propres
partisans pour leur imposer l’abandon d’une Algérie qui
lui apparaissait comme un fardeau insupportable. L’admiration
pour le fondateur de la V e République y fait sa place à la justice rendue aux soldats
perdus qui crurent devoir honorer la parole de la France. MDeJ
Gallimard, 2021, 384 pages, 22 €.
Les Derniers Feux
de la guerre d’Algérie
Pierre Pellissier
Le cœur ou la raison ?
L’honneur ou l’obéissance ?
L’histoire ou l’oubli ? La valise
ou le cercueil ? Pour certains,
la mort, la disparition, la
prison. Pour beaucoup, l’exil.
Pour tous, des choix et des drames.
C’est la matière même de ce beau livre,
récit sobre et néanmoins émouvant,
qui raconte l’ensemble des événements
qui jalonnent les derniers mois de l’Algérie
française entre le cessez-le-feu de papier
du 19 mars 1962 et la proclamation de
l’indépendance en juillet. De belles figures
et des fidélités touchantes côtoient
des tueurs, des adeptes du double jeu
et des ambitieux. Les braises de ces feux
mal éteints rougeoient-elles encore ?
A chacun de le dire. FV
Perrin, 2022, 320 pages, 22 €.
Oran, 5 juillet 1962. Guillaume Zeller
On peut être le petit-fils d’un général
putschiste et regarder l’Histoire
en face. Loin d’avoir écrit un ouvrage
de justification – d’ailleurs les faits
en question se sont passés un an après
le putsch avorté d’Alger –, Guillaume Zeller
a voulu savoir ce qui s’était réellement
passé à Oran, le 5 juillet 1962. Ce jour-là,
près de 700 Européens sont massacrés,
sans oublier un nombre indéterminé
de musulmans. Dérapage ou boucherie
organisée ? Le pire fut la chape de plomb
qui, pendant cinquante ans, couvrit
ce drame. Minutieusement, l’auteur
a consulté les archives, recueilli les
témoignages. Il a retracé le fil de l’histoire.
Il rappelle notamment la passivité odieuse
des forces françaises sous les ordres
du général Katz et la complicité
du gouvernement de De Gaulle.
Comme l’écrit Philippe Labro
dans sa préface, «c’est un texte
saisissant ». Grâce à l’auteur,
le voile est levé sur ce grand
silence au goût de cendres. PM
Tallandier, « Texto », 2021,
224 pages, 8,50 €.
Voyage au cœur de l’OAS
Olivier Dard
Aujourd’hui encore, l’OAS garde
une part de son mystère. Un pan en est
levé ici par l’exploitation des archives
de la branche algéroise, même si d’autres
composantes ne sont pas laissées de côté.
Issue de trois sources – des pieds-noirs, des
militaires et des militants nationalistes –,
l’organisation clandestine a buté sur trois
écueils : le FLN, la volonté de De Gaulle
d’abandonner l’Algérie et l’hostilité d’une
majorité de métropolitains. Créée en 1961,
revigorée par l’échec du putsch d’Alger,
l’OAS se révèle surtout une constellation
d’engagements et d’individualités,
réunis, non sans tensions, pour un combat
de la dernière chance. PM
Perrin, « Tempus », 2011, 544 pages, 11 €.
OAS. Histoire d’une guerre
franco-française. Rémi Kauffer
Leur noyau dur n’allait jamais dépasser
les 1 000 personnes. Trop peu pour
renverser le pouvoir, mais assez pour
faire près de 1 500 morts en quinze mois.
De 1961 à 1962, l’Organisation armée
secrète, présidée par Salan, allait rendre
coup pour coup au FLN, aux gaullistes
et aux partis de gauche. Rémi Kauffer
démêle les nœuds de cette organisation
disparate, composée d’aristocrates
et d’étudiants, de pétainistes et d’anciens
résistants, d’ex-communistes et de
fascistes galonnés, tous rassemblés pour
que vive l’Algérie française. Une histoire
tragique racontée comme un thriller,
faite de rancœurs et d’amertumes,
de déceptions et de trahisons, où l’on tue
les vivants pour venger les morts. F-JA
Seuil, 2002, 456 pages, 22,80 €.
Un formidable système répressif. Grégoire Finidori
Il n’allait reculer devant rien. Ni devant la moralité, ni devant la loi. Dès son arrivée
au pouvoir en 1958, De Gaulle considérait l’Algérie française comme «une ruineuse
utopie ». Avançant d’abord masqué, il dévoila en quelques mois ses véritables
intentions et répondit à la «vague de stupeurs et de fureurs » par l’instauration de
juridictions d’exception dont Grégoire Finidori, ancien conseiller à la Cour de cassation,
livre ici un remarquable compte rendu : Haut Tribunal militaire, «petit » tribunal
militaire, tribunal de l’ordre public, Cour militaire de justice… Autant d’instances
«plutôt faites pour condamner que pour juger », comme le souligne l’auteur. F-JA
Dominique Martin Morin, 2022, 450 pages, 28,50 €.
Des harkis envoyés à la mort. Fatima Besnaci-Lancou
Si l’on connaît assez bien le sort des harkis qui ont pu se réfugier
en France ou qui furent assassinés sitôt les accords d’Evian signés,
celui qui leur fut réservé par l’Algérie indépendante l’est beaucoup
moins. Appuyé sur l’étude des archives inédites de la mission
effectuée sur place par le Comité international de la Croix-Rouge
et sur des témoignages, le travail de l’auteur l’éclaire tragiquement :
prison, torture, travaux forcés, massacres au mépris des engagements
pris par l’Algérie. Quand les derniers de ces dizaines de milliers de harkis quitteront
les geôles algériennes en 1969, ce sera pour une «mort civile » évidente. Poignant. GC
Editions de l’Atelier, 2014, 224 pages, 22 €.
1961-2021 : 60 ans au service des oubliés de l’histoire
Secours de France
Fondé en 1961 par Clara Lanzi, le Secours de France est né
de la tragédie algérienne. Il y puise son souffle et sa raison d’être :
l’aide matérielle et morale à «toutes les victimes de leur foi en
la Patrie », prisonniers politiques, harkis et pieds-noirs. A l’occasion
de ses 60 ans, l’association publie ce livre rempli de documents
historiques et de témoignages signés Hélie de Saint Marc, Michel
Déon, Malika Sorel ou Boualem Sansal, tout vibrants d’une histoire
de sang et de larmes, mais plus encore d’un sens de l’honneur et de la fraternité propre
à racheter la somme de lâchetés engendrées par la fin de cette guerre. GC
Baribal, 2021, 130 pages. Pour se procurer le livre : contact@secoursdefrance.com ; 01 46 37 55 13.
Officiers perdus. Gilles Hustaix
Ils avaient cru en De Gaulle parce qu’ils l’avaient suivi en 1940 ; ils avaient combattu
en Indochine avant de devoir abandonner leurs supplétifs. Ils n’avaient pas supporté
la déception que leur avait infligée l’homme du 18 Juin en livrant l’Algérie à ceux-là
mêmes qu’ils avaient, sur ses ordres, et au prix de la vie de tant de camarades,
militairement vaincus ; ils n’avaient pas voulu revivre le déshonneur et la
honte. Fils de l’un de ces officiers perdus, saint-cyrien au parcours exemplaire
qui bascula, lors du putsch d’Alger, dans la sédition militaire, Gilles Hustaix
raconte ici l’histoire de son père et de quelques-uns de ses amis dans un roman
qui mobilise ses souvenirs de famille pour renouer avec l’univers de Jean
Lartéguy. On y sent passer le souffle de la guerre en même que la chaleur des
amitiés indéfectibles, des plaines du Vietnam à la prison de Fresnes, en passant
par un djebel qui fut pour quelques-uns l’un des noms de l’amour. MDeJ
2021, 284 pages, 21,10 €. Sur Amazon.
99
h
C HRONOLOGIE
Par Albane Piot et François-Joseph Ambroselli
La
déchirure
EN COUVERTURE
100
H
Après huit ans de guerre, la France et le Front de libération
nationale signèrent les accords d’Evian le 18 mars 1962,
sans pour autant mettre un terme aux violences du conflit.
1 ER NOVEMBRE 1954 Danslanuit,70attentats
sont commis sur le territoire algérien.
Parmi les 8 morts, un instituteur français, à
peine arrivé de métropole avec sa femme,
grièvement blessée. Dans la foulée, les agences
de presse et les journaux parisiens reçoivent
un document portant une signature
nouvelle : celle du «Front de libération nationale
». Adressé au «peuple algérien » et aux
« militants de la cause nationale », le texte
appelle à la « restauration de l’Etat algérien
souverain, démocratique et social, dans le
cadre des principes islamiques ». A partir de
cette date, les autorités militaires et politiques
feront face à une vague de violences
terroristes qui entraînera, le 3 avril 1955, le
déclenchement de l’état d’urgence et une
répression musclée.
7 JANVIER 1957 Afin de rétablir l’ordre
à Alger, en proie à de nombreux attentats,
Robert Lacoste, le ministre résidant,
fait appel à l’armée : c’est le début de la
bataille d’Alger. Les parachutistes du
général Massu mènent une traque sans
merci contre les indépendantistes. En
octobre 1957, les derniers réseaux du FLN
d’Alger sont démantelés.
L’irruption de De Gaulle
DÉCEMBRE 1957 JacquesChaban-Delmas,
ministre de la Défense, envoie Léon Delbecque
à Alger pour qu’il y mette en place
une «antenne » gaulliste.
13 MAI 1958 A Alger, une manifestation en
hommage à 3 soldats exécutés par le FLN
dégénère en émeute : le Gouvernement
général, symbole d’une autorité parisienne
fébrile,estprisd’assaut.Afindecontraindre
la métropole à poursuivre la lutte, le général
Massu fait acclamer la création d’un
Comité de salut public où Léon Delbecque
parvient à entrer. Le général Raoul Salan, en
sa qualité de commandant en chef interarmées,
en reçoit la direction. Le jour même,à
Paris, Pierre Pflimlin est investi chef du gouvernement
à une forte majorité. Pour les
pieds-noirs, son nom est synonyme d’abandon,
et son autorité est désavouée par les
gaullistes et l’extrême droite. Pour éviter
l’affrontement entre la métropole et la
colonie, il confirme néanmoins Salan dans
les pleins pouvoirs.
15 MAI 1958 Salan, acclamé par la foule
à Alger, se laisse entraîner par Delbecque
à crier « Vive De Gaulle ! ». Le jour même,
l’homme du 18 Juin se déclare disponible.
27 MAI 1958 Communiqué de De Gaulle
annonçant qu’il a entamé le processus
régulier nécessaire à l’établissement d’un
gouvernement et demandant aux forces
armées de rester « exemplaires sous les
ordres de leurs chefs ».
29 MAI 1958 Pierre Pflimlin ayant démissionné
la veille, le président René Coty fait
appel au « plus illustre des Français » pour
résoudre le problème algérien. De Gaulle,
nouveau président du Conseil, entre en
fonction le 1 er juin et obtient deux jours
plustard lespleinspouvoirspourunedurée
de six mois. Il annonce un référendum pour
le 28 septembre, destiné à faire ratifier par
les Français le projet de Constitution de la
V e République, et par les colonies la création
d’une Communauté française.
4 JUIN 1958 De Gaulle est accueilli triomphalement
à Alger. Lors d’un discours, il
lance son fameux « Je vous ai compris ! ».
Toute la ville scande : «Algérie française ! »
6 JUIN 1958 A Mostaganem, De Gaulle
s’écrie : «Vive l’Algérie… française ! »
7 JUIN 1958 De Gaulle nomme Salan délégué
général du gouvernement et commandant
en chef en Algérie. Il demande
au Comité desalut public denepas empiéter
sur le champ de la politique et félicite
l’armée pour le travail qu’elle accomplit en
vue de «garder l’Algérie à la France et la garder
française ».
Le double jeu
1 ER JUILLET 1958 De retour à Alger,
De Gaulle refuse de recevoir une délégation
du Comité de salut public, provoquant
l’humiliation de la population pied-noir.
3 JUILLET 1958 A la radio d’Alger, il met
l’accent sur l’égalité entre tous les Français
«de Dunkerque à Tamanrasset ».
19 SEPTEMBRE 1958 Les révolutionnaires
algériens créent un Gouvernement provisoire
de la République algérienne (GPRA)
établi au Caire, sous la présidence de
Ferhat Abbas, reconnu par les Etats arabes
et les Etats communistes d’Asie.
28 SEPTEMBRE 1958 En Algérie, le GPRA
a condamné toute participation au
© PARIS-MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. © PARIS-MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/EMILIE CAMBIER/PASCAL SEGRETTE.
FACE À FACE Ci-contre : uniforme du 9 e régiment de chasseurs
parachutistes présent en Algérie de 1956 à 1962 (Paris, musée de l’Armée).
Page de gauche : poignard de fellagha (Paris, musée de l’Armée).
référendum comme faute punissable de
mort ; l’armée s’emploie quant à elle à faire
voter et à protéger les votants. Au final, il y
a 80 % de votants et 96,58 % de «oui ».
3 OCTOBRE 1958 De Gaulle vient à
Constantine et annonce un plan économique
et social sur cinq ans. Il ordonne à
Salan que les élections législatives d’octobre
se déroulent dans des conditions de
« liberté et de sincérité absolue ». Les généraux
et colonels du 13 mai sont déplacés
les uns après les autres. Salan sera nommé
gouverneur militaire de Paris en décembre.
Il sera remplacé par le délégué général
Paul Delouvrier aux affaires politique et
par le général d’aviation Maurice Challe,
commandant en chef interarmées.
23 OCTOBRE 1958 Invoquant une « paix
des braves », De Gaulle invite à demi-mot
le GPRA à rendre les armes et à négocier.
25 OCTOBRE 1958 Ferhat Abbas refuse la
« paix des braves » et invite à « la lutte à
outrance ».
21 DÉCEMBRE 1958 De Gaulle est élu président
de la République par 78,5 % des
grands électeurs. Il nomme Premier ministre
Michel Debré, partisan inconditionnel
de l’Algérie française, et charge le général
Challe de régler la situation militaire en
Algérie sous six mois.
MARS 1959 Aux opérations « coups de
poing » antérieures, Challe a substitué des
attaques massives à fort appui aérien, opérées
d’ouest en est depuis l’Oranie jusqu’à
Bône et doublées par des actions de commandos
de chasse. Le plan Challe ne laisse
aucun répit à l’ALN, la branche armée du
FLN, qui y perd près de la moitié de ses
effectifs et de son armement. Il intensifie le
recrutement des harkis.
Le revirement
16 SEPTEMBRE 1959 De Gaulle dévoile
son plan de solution politique du problème
algérien. Il incite les insurgés à déposer
les armes et refuse de négocier avec le
GPRA. Il invite surtout les Algériens à
l’autodétermination sur la base de trois
options : la sécession, la francisation complète
ou l’association. C’est un coup de
tonnerre, qui signe la rupture des piedsnoirs
avec De Gaulle.
28 SEPTEMBRE 1959 Le GPRA salue la
reconnaissance du principe de l’autodétermination
comme une première victoire,
mais demande des négociations sur
les garanties de son application avant tout
cessez-le-feu.
10 NOVEMBRE 1959 Le général De Gaulle
répète ses propositions et son refus de
négocier avec le GPRA.
18 JANVIER 1960 Un nouveau GPRA est
constitué, présidé par Ferhat Abbas, avec
un nouvel état-major général de l’ALN
commandé par le colonel Boumediene.
22 JANVIER 1960 Le général Massu est
rappelé à Paris et privé du commandement
ducorpsd’arméed’Alger pouravoir déclaré
à un journaliste allemand que l’armée ne
comprenait plus la politique du général
De Gaulle et qu’elle ne lui obéirait plus
inconditionnellement. Les organisations
patriotiques appellent à manifester le
24 janvier devant le Gouvernement général
pour exiger le retour du général Massu et le
désaveu de l’autodétermination. Des barricadessontélevées,àl’initiativenotamment
du cafetier Joseph Ortiz et du député Pierre
Lagaillarde. Les gendarmes mobiles chargés
de les balayer sont mitraillés par des
manifestants : les forces de l’ordre comptent
14 morts ; les manifestants, 8 morts.
29 JANVIER 1960 De Gaulle défend sa
politique d’autodétermination, rejette
également les prétentions du FLN et des
ultras de l’Algérie française, et exige l’obéissance
de l’armée. Les émeutiers se rendent
(Pierre Lagaillarde) ou s’enfuient (Joseph
Ortiz) le 1 er février.
25-29 JUIN 1960 Après l’initiative des
commandants de la wilaya IV, Si Mohammed
et Si Salah, qui s’étaient entremis
secrètement pour la mise en place d’un
cessez-le-feu et l’ouverture de négociations,
une délégation du GPRA est reçue
par De Gaulle à Melun pour préparer une
rencontre avec Ferhat Abbas. En réalité,
De Gaulle a saboté volontairement l’initiative
des dissidents pour éviter une victoire
qui aurait empêché la France de se débarrasserdel’Algériefrançaise.Fauted’accord,
le GPRA ordonne la reprise du combat,
rejetant la responsabilité de la rupture sur
le gouvernement français et s’assurant une
visibilité internationale.
5 SEPTEMBRE 1960 Procès du réseau Jeanson,
qui collectait et transportait des fonds
et des faux papiers pour les agents du FLN
(les « porteurs de valises »). Il déclenche
une bataille dans l’opinion. De Gaulle
déclare que «l’Algérie algérienne est en marche»et
qu’elleseferasoit parsécessionsoit
en association avec la France.
16 NOVEMBRE 1960 De Gaulle annonce
un référendum sur l’organisation des pouvoirs
publics en Algérie en attendant
l’autodétermination.
22 NOVEMBRE 1960 La responsabilité des
affaires algériennes est confiée à un ancien
résistant gaulliste, Louis Joxe, acquis à la
thèse de l’indépendance.
9-13 DÉCEMBRE 1960 Le voyage de
De Gaulle en Algérie est marqué par de
violentes manifestations. Le 11 décembre,
des milliers de musulmans brandissent le
drapeau du FLN à Alger et dans les grandes
villes. Le 13, l’armée, débordée, ouvre
le feu. De Gaulle y lit la « cristallisation »
de l’opinion musulmane autour du FLN
et conclut qu’il doit traiter avec lui.
101
H
EN COUVERTURE
102
H
19 DÉCEMBRE 1960 L’assemblée générale
de l’ONU reconnaît au peuple algérien le
droit à l’indépendance. De Gaulle précise
que, lors du référendum, les Français
devront se prononcer pour ou contre
l’autodétermination.
31 DÉCEMBRE 1960 Dans un discours portant
sur le référendum, De Gaulle s’adresse
ainsi aux pieds-noirs : «Bien entendu et quoi
qu’il arrive, la France protégera ses enfants,
dans leur personne et dans leurs biens, quelle
que soit leur origine, tout comme elle sauvegardera
les intérêts qui sont les siens. »
Le putsch
8 JANVIER 1961 Au référendum, le «oui »
remporte 74,99 % des suffrages exprimés.
Signe de son revirement politique,
De Gaulle choisit alors de reprendre
contact avec le FLN.
11 FÉVRIER 1961 A Madrid, Pierre Lagaillarde
et Jean-Jacques Susini fondent l’Organisation
armée secrète (OAS), dont ils
confient la direction à Salan. Ses membres
tentent d’empêcher l’ouverture des négociations
et multiplient les attentats.
11 AVRIL 1961 De Gaulle déclare lors
d’une conférence de presse qu’il envisage
l’indépendance d’un « cœur parfaitement
tranquille ». Le putsch se prépare.
20 AVRIL 1961 Les officiers engagés dans
un complot dont Challe a pris la tête
s’envolent pour l’Algérie.
21 AVRIL 1961 Challe rencontre Hélie
Denoix de Saint Marc, commandant par
intérim du 1 er régiment étranger de parachutistes
(REP) à Alger, qu’il rallie au projet.
22 AVRIL 1961 Dans la nuit, dès 2 heures
du matin, les conjurés s’emparent d’Alger,
arrêtent le général en chef Gambiez, le
délégué général Jean Morin et le ministre
Robert Buron. Challe proclame à la radio
d’Alger : « Je suis à Alger avec les généraux
Zeller etJouhaudeten liaisonaveclegénéral
Salan pour tenir notre serment, le serment
de l’armée de garder l’Algérie, pour que nos
morts ne soient pas morts pour rien. »
23 AVRIL 1961 Oran est aux mains des
putschistes.Salan arrive de Madrid à Alger.
Il constate que l’affaire est loin d’être
gagnée. De Gaulle ordonne de barrer la
route par tous les moyens à ce «quarteron
de généraux en retraite ».
24 AVRIL 1961 Grande manifestation à
Alger en présence des quatre généraux.
Nombre de leurs pairs manquent au dernier
moment. Appelé par De Gaulle à la désobéissance,
le contingent n’a pas suivi. Challe
veut que la population algéroise reste à
l’écart,aucontrairedeSalanquiveutl’armer.
25 AVRIL 1961 Il ne reste plus que le
1 er REP autour des quatre généraux.
26 AVRIL 1961 Challe serend. Salan et Jouhaud
entrent dans la clandestinité.
30 AVRIL 1961 Saint Marc entre à la Santé.
6 MAI 1961 Zeller se rend.
Les négociations
20 MAI 1961 Les négociations s’ouvrent à
Evian. Elles achoppent sur le statut des
Français d’Algérie et sur l’appartenance
du Sahara que la France veut conserver.
De Gaulle offre une suspension unilatérale
des opérations offensives et la libération
de 6 000 prisonniers et internés, sans obtenir
de trêve du FLN.
1 ER JUILLET 1961 Quatre jours durant, le
FLN organise de grandes manifestations
pour l’unité de l’Algérie et du Sahara. Il
relance sa propagande et intensifie son
terrorisme.
9-27 AOÛT 1961 Le GPRA est refondu.
Ferhat Abbas, suspect de modération, est
remplacé à la présidence par Benyoucef
Ben Khedda.
5 SEPTEMBRE 1961 De Gaulle renonce à
disjoindre le Sahara de l’Algérie. La fédérationdeFranceduFLNmultiplielesattentats.
8 SEPTEMBRE 1961 Une bombe déposée
par des ultras explose au passage de la
Citroën DS présidentielle près de Pontsur-Seine
: De Gaulle en sort indemne.
17 OCTOBRE 1961 Une manifestation
organisée par le FLN à Paris est durement
réprimée par le préfet de police Maurice
Papon. L’OAS, présidée par Salan, obtient le
soutien massif des Français d’Algérie. Ses
commandospassentàl’actiondirectecontre
le FLN, des officiers de la sécurité militaire et
des «barbouzes » chargés de la combattre.
19 FÉVRIER 1962 Les accords préliminaires
des Rousses sont approuvés par le
Conseil national de la révolution algérienne
(CNRA). Le contre-terrorisme de
l’OAS redouble de violence en Algérie sous
la pression du FLN. Les attentats perpétrés
en métropole se heurtent à l’incompréhension
de l’opinion publique.
23 FÉVRIER 1962 Pierre Messmer, ministre
des Armées, communique aux supplétifs
(ou harkis – terme désignant les musulmans
recrutés par l’armée française pour
combattre le FLN) les trois options qui leur
sont offertes : l’engagement dans l’armée
française ou la Force locale (organisme
franco-algérien devant assurer la transition
avant la mise en place du nouveau gouvernement),
le retour à la vie civile avec une
prime ou un poste dans les centres d’aide
administrative d’Algérie. Ils ont également
la possibilité de demander leur reclassement
en France. Les instructions officielles
insistent néanmoins surlesdifficultésd’une
installation en métropole.
15 MARS 1962 A El-Biar, près d’Alger, les
commandos Delta,groupe d’intervention
de l’OAS dirigé par le lieutenant Roger
Degueldre, exécutent 6 dirigeants des
centres sociaux éducatifs d’Algérie, institutions
soupçonnées d’être noyautées par
les indépendantistes algériens.
18 MARS 1962 Les représentants du GPRA
et du gouvernement français signent les
accords d’Evian, qui conviennent d’un cessez-le-feu
prévu le 19 mars, à 12 heures. Une
«déclaration de principes relative à la coopération
économique et financière » est jointe
aux accords et prévoit notamment que «les
ressortissants algériens résidant en France
(…) auront les mêmes droits que les nationaux
français, à l’exception des droits politiques
». Un Exécutif provisoire se met en
place. Les violences ne cessent pas et se
déchaînent de plus belle entre FLN (devenu
légal), forces gouvernementales et OAS, qui
interdit, sous peine de mort, le départ des
Européens pour la métropole.
19 MARS 1962 Cessez-le-feu sur tout le
territoire algérien.
23 MARS 1962 Les commandos Alpha,
combattants de l’OAS menés par Jacques
Achard, tentent de transformer en camp
retranché le quartier de Bab el-Oued, où
habitent 60 000 pieds-noirs : ils abattent
6 appelés du contingent ayant refusé de
livrer leurs armes. Le quartier est rapidement
bouclé par les gendarmes mobiles. A
la fin de la journée, les Alphas ont évacué
la zone et l’on dénombre 35 morts, dont
H NUMÉRO17
15 parmi les forces de l’ordre. Le nouveau
commandant en chef de l’armée française,
le général Ailleret, instaure aussitôt le blocus
de Bab el-Oued, tandis que De Gaulle
ordonne que les auteurs de « tout coup de
force ou attentat » soient « aussitôt passés
parlesarmes».Lesprincipauxresponsables
de l’OAS seront débusqués et arrêtés dans
les jours qui suivent : Jouhaud le 25 mars,
Degueldre le 7 avril, Salan le 20 avril.
26 MARS 1962 A Alger, rue d’Isly, une
manifestation d’Européens destinée à briserleblocusdeBabel-Ouedestarrêtéepar
un cordon de tirailleurs qui ouvrent le feu :
on relève au moins 58 morts et quelque
200 blessés.
8 AVRIL 1962 Appelés par référendum à
donner leur avis sur les accords d’Evian, les
Français de la métropole se prononcent
pour le «oui » à 90,8 % des suffrages exprimés.L’OASselancedansunevagued’attentats
destinés à interdire aux musulmans
les quartiers européens et tente, en vain,
d’organiser des maquis. Deson côté, le FLN
développe une stratégie d’enlèvements
de civils français afin de ne pas enfreindre
ouvertement le cessez-le-feu.
15 AVRIL 1962 Le ministère des Armées
ordonne le désarmement de tous les
anciens supplétifs. Des réseaux militaires
clandestins commencent à organiser leur
rapatriement avec leurs familles.
2 MAI 1962 A 6 h 30, sur le port d’Alger, un
attentat à la voiture piégée organisé par
l’OAS tue 62 dockers musulmans.
18 MAI 1962 Christian Fouchet, hautcommissaire
en Algérie, demande à tous
les cadres de l’armée et de l’administration
«de s’abstenir de toute initiative isolée destinée
à provoquer l’installation des Français
musulmans en métropole ».
L’exode
22 MAI 1962 L’OAS autorise le départ des
Européens. Conscients que la partie pour
imposer l’Algérie française est perdue, ses
membres entament une politique de
«terre brûlée » afin de priver les Algériens
des infrastructures françaises : de nombreux
centres administratifs, écoles, tribunaux
et autres bâtiments publics seront
incendiés dans les semaines qui suivent,
notamment la bibliothèque universitaire
d’Alger le 7 juin, ainsi que les dépôts pétroliers
d’Oran le 25 juin.
30 MAI 1962 Au Conseil des ministres,
Robert Boulin, secrétaire d’Etat aux Rapatriés,
déclare à propos du nombre grandissantdedépartsdeFrançais
d’Algérieversla
métropole : «Ce sont des vacanciers. Il n’y a
pas d’exode, contrairement à ce que dit la
presse.»Apartir du 1 er juin, à Alger, prèsde
12 000 pieds-noirs quittent chaque jour le
sol algérien pour rallier les ports de Nice,
Port-Vendres et surtout Marseille, où les
dockers de la CGT les accueillent en brandissant
des banderoles hostiles : « Piedsnoirs,
rentrez chez vous ! » ; « Pieds-noirs, à
la mer ! » Au total, ils seront près d’un million
à choisir la voie de l’exil.
17 JUIN 1962 Un accord « FLN/OAS » est
conclu : en échange del’arrêt des attentats,
l’OAS obtient des garanties pour les piedsnoirs
souhaitant rester en Algérie après
l’indépendance. Dans la foulée, les frontistesextrémistesdésavouentl’accord.Apartir
de cette date, seuls quelques membres
déterminés de l’OAS poursuivront le combat
contre le «pouvoir gaulliste ».
1 ER JUILLET 1962 A une écrasante majorité
(99,72 % des suffrages exprimés), le
peuple algérien se prononce par référendum
en faveur de l’indépendance.
3 JUILLET 1962 Reconnaissance officielle
de l’Etat algérien par la France. Les massacres
de harkis par le FLN commencent : ils
culmineront en août, sans que les autorités
militaires françaises ne réagissent, faisant
des dizaines de milliers de victimes.
5 JUILLET 1962 Le jour même de la proclamation
de l’indépendance de l’Algérie, à
Oran, près de 700 Européens sont tués ou
enlevés sans laisser de trace sous les yeux
des forces françaises, qui ont ordre de rester
dans leurs casernes.
18 JUILLET 1962 Au Conseil des ministres,
Louis Joxe accuse les rapatriés d’être « une
mauvaise graine » : « Les pieds-noirs vont
inoculer le fascisme en France. »
22 AOÛT 1962 Au Petit-Clamart, la
Citroën DS du général De Gaulle est
mitraillée à bout portant par un commando
d’anciens partisans de l’Algérie
française. Le président et sa femme s’en
sortent sans aucune égratignure : « Cette
fois, c’était tangent ! » dira De Gaulle.
19 SEPTEMBRE 1962 Face à l’ampleur du
massacre des harkis, le Premier ministre,
Georges Pompidou, demande de reprendre
«le transfert en France des anciens supplétifs
qui sont actuellement en Algérie et qui sont
venus chercher refuge auprès des forces françaises
sous la menace de représailles de leurs
compatriotes ». Au total, ils seront une trentaine
de milliers à être évacué officiellement
par l’armée, tandis qu’on estime entre
30 000et50 000lenombredeharkisquiont
été acheminés en France par des voies clandestines.
Sur place, ils sont vilipendés par la
gauche anticolonialiste qui les accuse d’être
des «collaborateurs » et des «traîtres ».
26 SEPTEMBRE 1962 Aprèsunétémarqué
par des affrontements violents entre les
différents clans algériens, Ahmed Ben Bella
forme un gouvernement à Alger. La nouvelle
Armée nationale populaire est placée
entre les mains du colonel Boumediene,
qui prendra le pouvoir en 1965 et régnera
en autocrate jusqu’en 1978.2
H
DÉCEMBRE 2014-JANVIER 2015 - ALGÉRIE, LA GUE RE SANS NOM
BEL :: 7,60 € € - - CAN :: 14 $C - - CH :: 1 1 FS - - DOM :: 8 8 € € - - LUX :: 7,60 € € - - MAR :: 75 DH - - NL :: 8 8 € € - - PORT CONT :: 8 8 € €
H
DÉCEMBRE 2014-JANVIER 2015 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 17
ALGÉRIE, LGÉRIE,
LA GUERRE
SANS NOM
L’étrange défaite
Quand De Gaulle
avançait masqué
Les sacrifiés de la paix
CARRÈRE :
LES CLÉS
DU ROYAUME
LOUIS XV
LE MAL-AIMÉ
VOYAGER AU
MOYEN ÂGE
L’ALGÉRIE DANS
LE FIGARO HISTOIRE
Le Figaro Histoire a consacré
deux dossiers à l’Algérie française.
«Algérie, la guerre sans nom »
passe à la loupe l’affrontement paradoxal
qui mena la France à une victoire
sur le terrain mais à une défaite politique.
«Ce qu’était l’Algérie française » dresse
un bilan complet d’une aventure coloniale
et humaine de près d’un siècle et demi,
qui a profondément marqué la France.
Deux numéros indispensables.
● Le Figaro Histoire n° 17, décembre 2014-
janvier 2015, 132 pages, 6,90 €. ● Le Figaro Histoire
n° 53, décembre 2020-janvier 2021, 132 pages,
8,90 €. Disponibles sur boutique.lefigaro.fr
103
H
L’ESPRIT DES LIEUX
© G. BAVIERA/SIME/PHOTONONSTOP. © A. LEPRINCE/SERVICE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PISCINE, MUSÉE D’ART ET D’INDUSTRIE DE ROUBAIX. © P./MAGNUM PHOTOS. © THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM/AURIMAGES.
106
DANS
L’ANTRE DE POLYPHÈME
E NTRE INVITATION AU VOYAGE ET MISE EN SCÈNE POLITIQUE,
UN TRÉSOR DE MARBRE ATTEND LE VISITEUR À SPERLONGA, SUR LA CÔTE
TYRRHÉNIENNE : LES STATUES REPRÉSENTANT L’HISTOIRE D’ULYSSE,
RETROUVÉES EN 1957 DANS LA VILLA DE L’EMPEREUR TIBÈRE.
114
UN BAIN
DE CULTURE
VINGT ANS APRÈS
SA TRANSFORMATION
EN MUSÉE, LA PISCINE ART
DÉCO DE ROUBAIX EST
UN PARI ARTISTIQUE AUSSI
AUDACIEUX QUE RÉUSSI.
126
ÉTAPE DÉCISIVE DE LA RÉSURRECTION DE LA CATHÉDRALE
LA VOIX DE NOTRE-DAME
DE PARIS, LA RESTAURATION DU GRAND ORGUE BAT SON
PLEIN. REPORTAGE DANS L’HÉRAULT, À LA MANUFACTURE
LANGUEDOCIENNE DE GRANDES ORGUES.
ET AUSSI
LE SOLEIL NOIR
DES PHARAONS
SPHINX DE GRANIT, STATUES
ROYALES OU FAUCONS D’OR : LES
TRÉSORS DES ROIS DE NAPATA,
SOUVERAINS DE L’ANTIQUE
NUBIE, S’EXPOSERONT BIENTÔT
AU MUSÉE DU LOUVRE.
ROI KOUCHITE DE NAPATA
Ci-contre : Bronze d’un roi de la
XXV e dynastie à genoux et en offrande
(Londres, The British Museum).
© E55EVU - STOCK.ADOBE.COM
CAVERNE Aménagée à l’époque
de Tibère, la grotte naturelle de Sperlonga
servait d’écrin à un ensemble de sculptures
consacrées aux aventures d’Ulysse, ancêtre
mythique de la gens Claudia à laquelle
appartenait l’empereur. Dans le lointain
se détache le promontoire du Monte Circeo,
que les Romains tenaient pour l’île sur laquelle
la magicienne Circé avait retenu le héros grec.
MYTHIQUE
CAVERNE
Dans
l’
l’antre
de
Polyphème
Par Geoffroy Caillet
Sur le littoral tyrrhénien, entre Rome et Naples,
le musée de Sperlonga abrite les fascinantes sculptures
inspirées des aventures d’Ulysse qui ornaient,
dans la grotte voisine, la villa de l’empereur Tibère.
L’ESPRIT DES LIEUX
108
H
TRÉSOR DE PIERRE
Ci-dessus : élément le plus
suggestif de la villa de Tibère,
la grotte de Sperlonga était
utilisée depuis toujours par les
pêcheurs du lieu comme abri
pour leurs barques. Ci-dessus,
à droite : quelques-uns
des fragments de sculptures
découverts en septembre 1957
dans le bassin circulaire
creusé dans la grotte. Mobilisée
pour empêcher le transfert
à Rome de ce qu’elle pensait
être l’original du célèbre
Laocoon, la population
de Sperlonga obtint que son
«trésor » soit conservé
in situ dans un musée aussitôt
mis en chantier à 200 m
de la grotte. C’est là que l’on
peut aujourd’hui admirer
la magnifique tête d’Ulysse
(ci-contre), coiffée du pilos,
le bonnet conique grec.
© GUIDO BAVIERA/SIME/PHOTONONSTOP. © PHOTO BY DAVID LEES/GETTY IMAGES. © ARALDO DE LUCA .
dans ces années la dolce vita
C’étaitunjourdeseptembre1957,
où tout semblait possible en Italie,
y compris découvrir des trésors comparables
à ceux que rendait jadis le sol de
Rome sous les yeux éblouis de Michel-
Ange. Cet été-là, la construction de la
route littorale entre Terracina et Gaète, à
mi-chemin entre Rome et Naples, battait
son plein. Quand elle parvint à la hauteur
de Sperlonga, petit village perché sur
un éperon face à la mer Tyrrhénienne,
l’ingénieur Erno Bellante, directeur des
travaux et passionné d’archéologie, offrit
son aide au surintendant aux antiquités
Giulio Iacopi pour explorer la zone et
particulièrement l’antre naturel (spelunca,en
latin) qui s’ouvre sur la plage et
donne son nom à la petite ville. Depuis
des décennies, habitants et voyageurs
retrouvaient en effet des fragments
archéologiques dans cette grotte,
connuecommecelledeTibèreetutilisée
de temps immémorial par les pêcheurs
comme abri pour leurs barques.
Le 9 septembre, contrairement aux
accordsprisavecIacopi,quiprévoyaient
de commencer les fouilles le long de
la route, dont le tracé suivait en partie
celui de l’antique via Flacca, Erno Bellante
entama à son insu l’exploration
de la grotte. En l’espace de cinq jours,
ce fut une nouvelle pêche miraculeuse :
dans le sol apparut un bassin circulaire
en maçonnerie de 12 m de diamètre,
empli, tel une corne d’abondance, de
milliersdefragmentsdemarbresculpté!
De ce trésor de pierre émergeaient des
torses musculeux, des jambes colossales
et des nœuds serpentins, mais aussi
une inscription portant les noms d’Agésandros,
Polydoros et Athénodoros, les
trois sculpteurs auxquels Pline l’Ancien
attribue le groupe du Laocoon, retrouvé
à Rome en 1506 et aussitôt acheté par
Jules II. Pour le surintendant Iacopi,
aussitôt accouru sur place, il ne pouvait
s’agir que de l’original de ce phare
de la sculpture antique représentant
le prêtre troyen d’Apollon étouffé par
des serpents avec ses fils. Il décida
d’envoyer les fragments à Rome pour
les faire nettoyer et restaurer.
C’était sans compter la population de
Sperlonga. Avertie par Bellante, elle se
rassembla le 28 septembre sous la houlette
du maire Antonio La Rocca et, en
creusant des fossés autour de la grotte,
bloqua le camion chargé des précieux
vestiges aux cris de : « Tibère nous l’a
donné, malheur à qui y touchera ! » A la
fierté de se savoir la patrie du fameux
Laocoon se mêlaient des rêves non dissimulés
de manne touristique, garantie
par la conjonction de cette découverte
et de la construction de la route littorale.
La presse donna une telle audience à la
révolteque,dèsle20octobre,leroiGustave
VI Adolphe de Suède, lui aussi passionné
d’archéologie, venait visiter le
site. Quant aux habitants de Sperlonga,
ils obtinrent de conserver leur trésor in
situ, dans un musée aussitôt mis en
chantier à 200 m de la grotte.
Dans l’immédiat, les archéologues
poursuivirent leur moisson de vestiges.
Elle aboutit à un gigantesque puzzle
de 30 000 fragments, qu’il s’agissait
désormais de faire parler. Or, dès la fin
d’octobre 1957, plusieurs archéologues
émirent des doutes sur leur identification
au Laocoon. Parmi les débris,
une inscription en vers, signée d’un certain
Faustinus, louait en effet l’habileté
de l’artiste qui avait représenté dans la
grotte, à travers des œuvres surpassant
la poésie de Virgile, « les ruses de
l’homme d’Ithaque », « l’œil arraché à
l’être mi-homme mi-bête alourdi par le
vin et le sommeil », « la cruauté de Scylla
et la poupe du navire brisée par le tourbillon
». Adieu Laocoon ! Le programme
décoratif de la grotte était en réalité
consacréauxaventuresd’Ulysse,chantées
par les poètes du cycle troyen et par
Homère dans l’Odyssée.
C’est au Musée archéologique national
de Sperlonga, ouvert dès 1963 le
long de la route littorale à peine achevée,
que la directrice, Cristiana Ruggini,
nous fait les honneurs de ce prodigieux
décor, reconstitué par l’archéologue
Baldassare Conticello et le sculpteur
Vittorio Moriello. Leur travail passionné
et minutieux a rendu la vie à cinq groupes
sculptés spectaculaires. Tiré d’un
seul bloc de marbre, celui de Scylla se
dresse au centre du musée. Quoique
lacunaire, il est le plus complexe que
nous ait légué l’Antiquité. Le monstre
marin à buste de femme et à la double
queue de poisson est représenté en
pleine attaque du navire d’Ulysse. Tandis
qu’il emporte d’une main la calotte
crânienne du timonier, les bustes de
chiens qui surgissent de sa taille dévorent
six compagnons du héros, conformément
au récit d’Homère. Sur la
Un gigantesque puzzle de 30 000 fragments
qu’il s’agissait de faire parler.
poupe, la précieuse inscription aux
noms d’Agésandros, Polydoros et
Athénodoros a retrouvé sa place.
Un peu plus loin, c’est la scène grandiose
de l’aveuglement de Polyphème
qui attend le visiteur. Etendu sur un
rocher, le gigantesque cyclope ivre et
endormiestsaisiaumomentoùUlysseet
ses compagnons s’apprêtent à enfoncer
un pieu dans son œil unique. La force
suggestive de la composition tient à la
reconstitutioncomplèted’unPolyphème
en plâtre et résine, inspirée par l’unique
représentation sculptée qu’on connaisse
de cet épisode : un relief en marbre du
III e siècle apr. J.-C. conservé au musée
municipal de Catane. De part et d’autre
dugroupesontdisposéslesvestigesoriginaux,
d’abord attribués au Laocoon
par Giulio Iacopi : les jambes et le bras
colossaux du cyclope, mais aussi la tête
d’Ulysse, coiffée du bonnet conique grec
ou pilos, dont la chevelure, la barbe et les
traits creusés évoquent de façon frappante
le visage du prêtre troyen.
Deux autres groupes complètent ce
récit sculpté des aventures d’Ulysse à
travers des épisodes de la guerre de
Troie. Le premier, dont il reste une tête
109
h
© ALESSIO INNOCENTI. © PHOTO12/ALAMY/LORIS C.
casquée et un fragment de corps masculin,
figurait Ulysse récupérant le
corps d’Achille. Il s’agissait d’une
variante du groupe de Ménélas et Patrocle,
qui subsiste à Rome sous la forme
fragmentaire de Pasquin, la fameuse
statue au pied de laquelle les Romains
déposent depuis le XVI e siècle leurs
libelles satiriques. Le second groupe
correspond au vol du Palladion, cette
statue de culte d’Athéna ravie à Troie
par Ulysse et Diomède déguisés en
mendiants. On en admire encore la statue
acéphale d’Ulysse, la tête de Diomède
et l’effigie d’Athéna, à laquelle
s’agrippe la main noueuse du roi
d’Argos. Un dernier groupe, dont le
marbre tacheté tranche avec celui,
immaculé, du cycle d’Ulysse, représente
Ganymède enlevé par l’aigle.
Par les fenêtres du musée, on aperçoit
en contrebas la villa de Tibère. « Le
musée a été pensé de façon à établir
un lien entre les sculptures et la zone
archéologique d’où elles proviennent »,
fait valoir Cristiana Ruggini, qui nous
emmène aussitôt la visiter. Les modestes
vestiges de la villa, à laquelle appartenait
la grotte, descendent en pente
douce vers la mer. « Cette villa, qui
remonte au début du I er siècle av. J.-C.,
a été remaniée au début de l’époque
impériale, puis réutilisée jusqu’à la fin
de l’Antiquité, comme le prouvent les
symboles chrétiens retrouvés sur place.
Hélas, elle n’a pas fait l’objet de fouilles
méthodiques », regrette l’archéologue.
Les soubassements de murs qui en forment
la partie visible correspondent
pour l’essentiel aux espaces de service.
En approchant de la mer, on aperçoit
successivement les restes d’un portique,
d’un petit nymphée – transformé
en chapelle en 1730 –, puis d’un pavillon
qui devait associer une cuisine au
rez-de-chaussée et une salle à manger
panoramique à l’étage.
A main gauche s’ouvre alors la fascinante
caverne qui fut jadis l’écrin des
joyauxdemarbreaujourd’huiaumusée.
Une piscine rectangulaire en maçonnerie
la précède et communique avec le
bassin circulaire quien occupe presque
toute la surface, sauf une petite zone
de promenade tout autour. De part et
d’autre de leur jonction étaient disposés
les groupes d’Ulysse et Achille,
et d’Ulysse et Diomède, tandis qu’au
centre du bassin s’élevait le groupe
monumental de Scylla. Les deux cavités
qu’on trouve au fond de la grotte
accueillaient, quant à elles, à gauche
une salle à manger ou triclinium, à
droite un nymphée avec des jeux d’eau
et le groupe de l’aveuglement de Polyphème.
« Cette grotte naturelle a été
aménagée de façon artificielle à l’époque
de Tibère », souligne Cristiana Ruggini,
en indiquant, de part et d’autre de
l’entrée, des sièges aménagés dans
les parois et, ici et là, de fausses cavités
tapissées de rocaille et de stuc.
Le lien entre le successeur d’Auguste
etlavilla-grottedeSperlongaestsolidementétablipardeuxpassagesdeTacite
et Suétone. Le premier rapporte qu’en
26 apr. J.-C., l’empereur et son préfet
du prétoire Séjan se trouvaient « dans
EXEMPLA VIRTUTIS C’est au travail passionné et minutieux de l’archéologue Baldassare Conticello et du sculpteur Vittorio Moriello
que l’on doit la reconstitution des cinq groupes sculptés spectaculaires qui ornaient la grotte. Parmi ceux-ci, la scène du monstre marin
Scylla attaquant le navire d’Ulysse (page de gauche) et celle de l’aveuglement du cyclope Polyphème par le roi d’Ithaque et ses
compagnons (ci-dessus, à droite). Le groupe de Polyphème occupait à l’origine une cavité creusée au fond de la grotte à droite, tandis que
celui de Scylla s’élevait au centre du bassin circulaire. Comme le groupe d’Ulysse et Diomède volant le Palladion (en bas, les fragments
de la tête de Diomède et de sa main agrippant l’effigie d’Athéna), qui se trouvait à l’entrée de la grotte, ces sculptures avaient pour vocation
d’illustrer les vertus d’Ulysse, l’ancêtre de Tibère, et à travers elles les propres qualités de l’empereur. Ci-dessus, à gauche : le petit îlot
au centre du bassin rectangulaire devait être non pas un triclinium, comme on l’a longtemps pensé, mais un petit jardin aquatique auquel
on accédait par un pont de bois, le bassin, alimenté en eau de mer et en eau douce, servant, pour sa part, de vivier à murènes.
© ALESSIO INNOCENTI. © ARALDO DE LUCA.
une villa appelée Spelunca, entre la mer
d’Amyclées et les hauteurs de Fondi, et
dînaient dans une grotte naturelle »
lorsque l’entrée de la grotte s’effondra,
écrasant plusieurs serviteurs. Tibère ne
dut son salut qu’à Séjan, qui lui fit rempart
de son corps. Suétone situe de
façon analogue la scène « près de Terracina,
dans une villa impériale appelée
Spelunca ». C’est après cet accident
que Tibère abandonna Sperlonga pour
sa villa Jovis de Capri, l’une des douze
villas que, rapporte Tacite, l’empereur
fit bâtir ou remanier sur la célèbre île du
golfe de Naples.
Les racines familiales de Tibère pourraient
expliquer son choix de Sperlonga
comme lieu de villégiature. Suétone
affirme en effet que sa grand-mère
maternelle était originaire de Fondi,
toute proche. Il aurait pu hériter ainsi à
Sperlonga d’une villa appartenant à son
arrière-grand-père, le magistrat AufidiusLurco.Maissesoriginessontsurtout
déterminantes pour le choix d’Ulysse
comme protagoniste du programme
décoratif de sa villa. Tibère appartenait
en effet par son père Tibérius Néron,
comme par sa mère Livie, à l’illustre
gens Claudia, qui prétendait descendre
de Télégonos, le fils d’Ulysse et de Circé.
Cette tradition familiale se trouvait
opportunément adoubée par une
tradition topographique qui associaitUlysseàcetterégiondelacôte
tyrrhénienne. Les Romains regardaient
en effet le promontoire du
Monte Circeo, visible depuis Sperlonga,
comme l’île où la magicienne
avait retenu le héros pendant un an
avant qu’il ne rentre à Ithaque.
Pour un lettré comme Tibère, pétri
des poèmes homériques et de la lecture
de l’Enéide de Virgile, publiée pendant
sa jeunesse, la coïncidence était trop
belle : la grotte de sa villa serait conçue
comme un nouveau lieu ulysséen, orné
d’œuvres d’art représentant son aïeul
mythique, dont l’astuce avait permis la
prise de Troie et, de là, la fuite d’Enée et
la fondation de Rome. Reprenant à son
compte l’imagerie politique inaugurée
par Auguste, ce sont ses propres qualités
que l’empereur entendait aussi livrer
à l’admiration de ses visiteurs à travers
les exempla virtutis de son ancêtre,
L’ESPRIT DES LIEUX
112
h
illustrés par les statues : la
pitié d’Ulysse récupérant le
corps d’Achille, sa ruse lors
du vol du Palladion, son courage
dans l’épisode de
Scylla, son habileté à aveugler
Polyphème.
La genèse et la datation de
cette « odyssée de marbre »,
comme la surnomma dès 1964
l’archéologue norvégien Hans
Peter L’Orange, mais aussi ses liens
avec le Laocoon ont fait l’objet de multiples
hypothèses et controverses depuis
sa découverte. Bien que les noms
d’Agésandros, Polydoros et Athénodoros
figurent seulement sur la Scylla, la
parenté stylistique entre les groupes de
Sperlonga, sculptés dans du marbre
phrygien de Docimium – aujourd’hui la
carrière d’Iscehisar, dans la province
turque d’Afyon –, indique qu’ils sont
tous les cinq sortis du ciseau des artistes
rhodiens. Mais comment établir l’histoire
de leur création ?
On sait que Tibère choisit Rhodes
comme lieu de son exil volontaire, entre
6 av. J.-C. et 2 apr. J.-C., parce qu’il
avait fort goûté la vie intellectuelle et
culturelle de l’île lors de la halte qu’il y
avait faite en 20 av. J.-C., à l’âge de
22 ans, après avoir rétabli le roi Tigrane
sur le trône d’Arménie. Comme le suggère
l’archéologue Nathan Badoud, qui
a rouvert le dossier du Laocoon et des
groupes de Sperlonga en prenant en
compte toutes les sources disponibles,
ce serait lors de ce premier séjour que
le conseil de Rhodes, désireux de se
racheter auprès d’Auguste d’avoir pris
le parti de Marc Antoine à la bataille
d’Actium, aurait offert à son beau-fils
une statue à titre de présent diplomatique.
Tibère serait alors rentré à Rome
avec les trois artistes, qui y auraient
sculpté le Laocoon l’année suivante,
soit en 19 av. J.-C.
C’est à eux que le futur
empereur se serait
adressé ensuite pour leur
passer une commande
privée, destinée à orner
sa villa de Sperlonga. La
configuration des groupes
dans la grotte et leurs dimensions
semblent indiquer en
effet qu’ils furent sculptés pour ce
lieuetinsitu.Sil’onignoreladatede
leur installation, la statue de Ganymède
enlevé par l’aigle, dont une copie trône
depuis 1994 à son emplacement primitif,
au sommet de l’arc d’ouverture
de l’antre, n’aurait été mise en place
qu’après l’an 4, année de l’adoption de
Tibère par Auguste : la gens Iulia, à
laquelle appartenait désormais le futur
Un véritable « paysage culturel », à la fois
aquatique et terrestre, naturel et artificiel.
empereur, prétendait en effet descendre
d’Enée, arrière-petit-neveu du prince
troyen devenu l’échanson des dieux.
Mais doit-on regarder ces statues
comme des créations originales ou bien
comme des copies de groupes monumentaux
en bronze de l’époque hellénistique
? L’éminent spécialiste Bernard
Andreae considère que, hormis le
Ganymède, tous relèvent de la seconde
hypothèse. La Scylla serait ainsi une
copie fidèle de l’immense groupe en
bronze du II e siècle av. J.-C. qui orna,
sans doute à partir du VI e siècle, la spina
de l’hippodrome de Constantinople jusqu’à
sa fonte par les croisés en 1205.
Pour Nathan Badoud en revanche, ni
les groupes de Sperlonga ni le Laocoon
ne copient des œuvres originales : ils
seraient caractéristiques de ce « baroque
rhodien » remontant à l’époque hellénistique
dont témoigne aussi la Victoire
de Samothrace.
Au centre de la piscine rectangulaire,
un petit îlot de maçonnerie, formé d’un
terre-plein et de quatre vasques, attire
l’œil. « Longtemps on a pensé qu’il
s’agissait d’un triclinium orné d’une
colonnade. Mais l’exiguïté de l’espace et
son exposition au soleil ont récemment
fait reconsidérer cette proposition », préciseCristiana
Ruggini.Onestime désormais
qu’il s’agissait, comme sur le
Canope de la villa Adriana à Tivoli, d’un
petit jardin aquatique, auquel on accédait
par un pont de bois. Quant aux quatre
vasques, elles devaient accueillir
diverses espèces de poissons ou des
poissons à différents stades de leur
croissance. Car la fonction de la piscine
ne fait pas de doute : alimentée en eau
de mer et en eau douce par une canalisation
encore visible, elle servait de
vivier à murènes, comme l’indiquent les
amphores à usage de tanières insérées
par dizaines dans les murs de l’îlot.
C’est donc un véritable « paysage
culturel », selon le mot de l’archéologue
Fabrizio Pesando, à la fois aquatique
et terrestre, naturel et artificiel,
que l’empereur philhellène avait
inventé pour frapper l’imagination de
ses invités dès leur arrivée. L’éperon
rocheux, autrefois orné de pâte de
verre polychrome, qui flanque à gauche
l’ouverture de l’antre donnait le
ton : sa silhouette figurait la proue de la
nef d’Ulysse taillée par les Phéaciens,
comme le rappelle une inscription
désormais au musée. Une fois arrivés
devant la grotte – peut-être une représentation
de celle des Naïades, évoquée
par Homère au chant XIII de l’Odyssée –,
les invités de Tibère jouissaient de la
meilleure vue en gagnant le petit jardin
sur l’îlot central. A l’intérieur de la grotte,
ils admiraient les vertus du prince mises
en scène dans autant de tableaux sculptés
: d’abord les deux groupes d’Ulysse
– Achille et Diomède –, puis Scylla au
milieu du bassin, enfin, au fond du nymphée,
le groupe de Polyphème. S’ils se
tournaient vers l’extérieur, ils contemplaient,
comme le Ganymède du sommet,
la mer Tyrrhénienne et, à l’horizon,
ce Monte Circeo où le roi d’Ithaque avait
donné naissance à la gens de Tibère.
Déjà répandu dans les nymphées des
villas de la fin de l’époque républicaine,
le thème de l’enivrement ou de l’aveuglement
de Polyphème connut, après
Sperlonga, une riche postérité dans les
demeures impériales. On le retrouve
ainsi dans le nymphée du palais de
Claude à Baïes (Le Figaro Histoire
n° 57) et dans la Domus Aurea de Néron
à Rome. Quant au nymphée Bergantino
de la villa de Domitien à Castel
Gandolfo et à la villa Adriana à Tivoli,
les fragments de marbre qui y ont été
découverts signalent une même association
de l’aveuglement du cyclope et
de Scylla. A Tivoli est conservée une
reconstitution saisissante du monstre
marin, qui se dressait peut-être en deux
exemplaires à chaque extrémité du
miroir d’eau du Canope. Ces groupes
étaient certainement des imitations
délibérées de ceux de Sperlonga.
Car si Tibère déserta sa villa après
l’écroulement de 26 apr. J.-C., la grotte
ne fut pas abandonnée pour autant,
comme le montrent plusieurs autres
sculptures du II e siècle retrouvées sur
place, mais aussi l’inscription de Faustinus
décrivant Polyphème et Scylla, qui
daterait, selon Nathan Badoud, du III e ou
duIV e siècle.Ledécorsculptédelagrotte
aurait donc été encore intact en grande
partie à cette époque. Mais que penser
des dizaines de milliers de fragments
auxquels il fut réduit ensuite ? « Leur
enfouissement dans le bassin, après une
destruction aussi méthodique, fait penser
à une damnatio memoriae du paganisme
de la part des chrétiens », suggère
Cristiana Ruggini. Ce sont eux qui ont
laissé les dernières traces d’une occupation
de la grotte au VI e siècle.
Dans les réserves du musée dorment
encore des monceaux de débris sculptés.S’ilestpeuprobablequ’ilsretrouvent
jamais leur place dans le fabuleux puzzle
qui fait l’admiration des 45 000 visiteurs
annuels de Sperlonga, leur simple existence
laisse imaginer le raffinement de la
grotte telle qu’elle se présentait il y a tout
juste deux mille ans. Ce qu’on y voyait
n’était pas un simple décor, mais le rêve
de marbre d’un empereur érudit, qui
avait confié à trois artistes virtuoses le
soin de lui donner vie, et à Ulysse,
« l’homme aux mille tours », celui de
chanter ses vertus et sa gloire.2
© ARALDO DE LUCA. © ALESSIO INNOCENTI. © FRANCO COGOLI/SIME/PHOTONONSTOP.
UN DÉJEUNER DE SOLEIL Page de gauche : le pied gauche de Polyphème. En haut :
la tête du timonier dont la calotte crânienne a été emportée par Scylla. Ci-dessus :
les vestiges de la villa de Tibère. Edifiée au début du I er siècle av. J.-C. et remaniée
au début de l’époque impériale, elle était l’un des lieux de villégiature favoris
de Tibère. L’empereur l’abandonna toutefois après l’accident survenu en 26 apr. J.-C.
au cours duquel, alors qu’il dînait dans la grotte, entouré de sa sublime «odyssée
de marbre », il faillit mourir écrasé sous la roche, l’entrée s’étant effondrée.
113
H
L’ESPRIT DES LIEUX
114
h
© S. DUBROMEL/HANS LUCAS. © ALAIN LEPRINCE/SERVICE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PISCINE, MUSÉE D’ART ET D’INDUSTRIE DE ROUBAIX/SP.
L IEUX DE MÉMOIRE
Par Albane Piot
de
Unbain
culture
Il y a tout juste vingt ans le musée
d’Art et d’Industrie de Roubaix offrait
une seconde vie à la somptueuse
piscine Art déco de la rue des Champs.
© PHOTOPQR/VOIX DU NORD/THIERRY THOREL/MAXPPP.
Elle avait été bâtie entre 1927 et 1932
à la demande du premier maire
socialiste de Roubaix, Jean Lebas, qui
l’avait voulue «la plus belle de France ».
Menacée de destruction au début des
années 1980, elle fut sauvée par le maire de
l’époque, André Diligent, et convertie de
piscine municipale en un musée d’Art et
d’Industrie dont on a célébré à l’automne
dernier les vingt ans de l’ouverture au
public. Un musée riche de collections de
grande qualité, mais qui n’a jamais gommé
l’identité première de ce grand bâtiment
Art déco cher au cœur des Roubaisiens :
il a su conserver l’essentiel de ses volumes
et de son esthétique, l’évocation de ses
équipements hygiéniques si modernes
pour l’époque et surtout de son long
bassin flanqué aux deux extrémités
de larges verrières en éventail évoquant
le soleil couchant et le soleil levant.
L’élection, en 1912, de Jean Lebas contre
Eugène Motte avait été un événement.
Elle mettait fin à la confusion des pouvoirs
économique et politique que la ville
avait connue tout au long du XIX e siècle,
IMPRESSION, SOLEIL LEVANT Ci-dessus : l’un des deux vitraux au décor de soleil levant
et de soleil couchant qui se reflètent dans l’ancien bassin de natation, transformé en
miroir d’eau (page de gauche, en haut). Sous sa voûte en coque en béton, la salle, qui abrite
désormais les collections de sculptures, a des allures de nef d’abbatiale. Véritable icône de
La Piscine, La Petite Châtelaine (page de gauche, en bas, par Camille Claudel, 1895-1896) est
la première sculpture acquise par un musée français grâce à une souscription publique.
Roubaix ayant toujours eu jusqu’alors pour
maire un grand patron du textile. La ville
était passée de 8 000 habitants en 1800
à 125 000 habitants en 1900, à la faveur
d’une forte immigration ouvrière venue
des Flandres, et l’habitat semi-collectif
construit pour accueillir celle-ci était la
plupart du temps dénué de toute hygiène.
Quand s’installe véritablement cette
nouvelle municipalité à l’issue de la
Première Guerre mondiale, la tuberculose
fait des ravages terribles dans les courées.
Avec l’Ecole de plein air, construite après
la guerre sur les plans de Jacques Gréber
à la limite de la campagne pour lutter
précisément contre ce fléau, la création
d’une piscine municipale rue des Champs,
en plein centre-ville, doit être un emblème,
le grand projet symbolique de «la ville
sainte du socialisme », comme l’appelait
son député Jules Guesde, destiné
à démontrer avec le plus grand éclat
les capacités et l’exemplarité d’une
municipalité issue du monde ouvrier.
Dans ce but, Jean Lebas fait appel
à un architecte lillois, Albert Baert, qui, fait
relativement exceptionnel pour l’époque,
a déjà construit deux piscines, l’une
à Lille, l’autre à Dunkerque. Franc-maçon,
il est assez proche d’une bourgeoisie
plutôt progressiste avec laquelle le maire
socialiste de Roubaix doit composer.
Son choix est donc tout aussi stratégique
que technique. L’entreprise est complexe :
Albert Baert doit répondre à la fois aux
exigences hygiénistes de la municipalité, au
goût pour le sport qui se développe alors
et au souci de magnificence que requiert
ce projet éminemment politique. Avec les
contraintes d’un terrain qui, quoique vaste, 1
L’ESPRIT DES LIEUX
116
h
est enchâssé dans un tissu urbain très
dense de bâtiments industriels, maisons
patriciennes ou habitats modestes,
et ne possède qu’une ouverture très étroite
sur la rue des Champs, pas plus large
qu’une maison individuelle simple.
L’architecte conçoit alors de conduire
le visiteur d’une entrée aménagée comme
un pronaos et naos vers une sorte d’abbaye
cistercienne organisée autour d’un jardin
de cloître. La façade de la rue des Champs
(conservée, mais qui n’est plus l’entrée
principale aujourd’hui) semble le narthex
d’une basilique du haut Moyen Age.
Les vestibules qui abritaient autrefois le
kiosque où l’on prenait son billet d’entrée,
les garages à bicyclettes, des tables et bancs
de bois, des panneaux d’information et le
monument aux morts du Swimming Club,
conduisent au foyer hypostyle. De là
on accède au jardin central, bordé sur deux
côtés de salles de bains semblables à des
cellules monacales, sur deux niveaux :
le rez-de-chaussée réservé aux hommes ;
le premier étage, aux femmes.
Les baignoires des hommes, maçonnées
dans le sol, ont des allures de baptistères
antiques. Les salles de bains des femmes,
elles, sont dotées de baignoires
en céramique posées sur des pieds boules.
Le foyer donne aussi accès à la buvette,
aujourd’hui restaurant du musée,
et conduit comme inexorablement vers
la grande nef du bassin, auquel on n’accède
qu’après avoir passé le filtre, obligatoire, des
cabines de déshabillage et de douche qui
l’enserrent. Le bassin, long de 50 m quand
les piscines de l’époque n’en dépassaient
généralement pas 25, large de 12, était
couvert d’une double voûte de béton en
coque, véritable prouesse technique. Pour
aller au bout de l’identification de cette
grandiose nef de béton avec une abbatiale
cistercienne, les décors du soleil levant et
du soleil couchant qui ornent ses tympans
de verre offrent l’illusion que la course
du soleil se fait dans l’axe du bâtiment.
Dès son ouverture, la piscine est
un immense succès populaire ; elle est
adoptée par les Roubaisiens de tout
âge et de toute catégorie sociale. La tête
de Neptune crachant l’eau du bassin,
que les Roubaisiens appellent «le lion »,
devient légendaire. Mais les années
passant, la structure s’affaiblit, la voûte
de béton, affectée par l’humidité, menace
de s’effondrer. Tant et si bien qu’en 1985,
la ville est mise au pied du mur par
l’entreprise chargée de sa maintenance :
André Diligent doit fermer la piscine –
décision la plus controversée de son
mandat. Alors que l’industrie du textile
a drastiquement chuté, la ville cherche
à se donner un nouveau visage et détruit
une grande part de son patrimoine.
Ne pouvant demeurer une piscine, celle de
Roubaix n’aurait pas dû échapper à cette
tentation. Mais André Diligent comprend
la projection affective des habitants
sur ce bâtiment et empêche sa destruction.
Lorsque son adjointe lui demande
de relancer le projet d’un musée municipal
naît alors l’idée d’affecter cette nouvelle
destination à la piscine désertée.
Un concours est lancé en 1993 et
remporté par Jean-Paul Philippon en 1994.
Commencés en 1998, les travaux sont
achevés en 2001 pour une ouverture
du musée en octobre de cette année-là.
En lieu et place du bassin, Philippon
aménage un miroir d’eau relativement
étroit et accompagné de toute
une machinerie permettant de réguler
l’humidité ambiante, le long duquel
il dispose les collections de sculptures
rescapées de l’ancien musée national
de Roubaix. Il laisse en usage le lion tant
aimé et transforme en vitrines les cabines
de douche et de déshabillage : de la
céramique au rez-de-chaussée, de la mode
au premier étage. Ainsi le Roubaisien
attaché à la piscine de son enfance pourrat-il
véritablement la reconnaître. Le
pourtour du jardin accueille les collections
des beaux-arts, mais conserve deux salles
de bains pour la mémoire du lieu.
Au premier étage, au-dessus du miroir
d’eau, sont aussi présentés des tissus,
en petite quantité renouvelée tous
les trois mois du fait de leur fragilité. Ils
représentent la plus grande partie des
collections du musée et le souvenir
de ce qu’avait été au XIX e siècle le premier
musée roubaisien : un musée industriel
présentant uniquement du textile dans
de grands livres d’échantillons, exemples
de la production annuelle locale déposés
par intérêt patrimonial autant qu’à titre
de protection juridique des dessins.
Ce premier musée industriel avait élargi
MÉTAMORPHOSE Aménagées en vitrines, les anciennes cabines qui bordent le miroir d’eau
abritent, au rez-de-chaussée, les collections de céramiques (ci-contre) et, au premier étage,
celles de tissus (en haut). Depuis son ouverture en octobre 2001, La Piscine fourmille de visiteurs
qui viennent admirer les collections de ce riche musée d’Art et d’Industrie illustrant le goût
des amateurs d’art roubaisiens, des années 1820 aux Trente Glorieuses, avec parfois la chance
de profiter d’un concert dans ce cadre enchanteur (page de droite).
PHOTOS : © ALAIN LEPRINCE/SERVICE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PISCINE, MUSÉE D’ART ET D’INDUSTRIE DE ROUBAIX./SP.
son champ d’action aux beaux-arts au
début des années 1860. Le comte Mimerel,
sénateur de Roubaix, avait alors obtenu
de l’Etat des dépôts d’œuvres d’art, tandis
que de nombreuses œuvres des églises de
la ville étaient venues grossir les collections.
En 1882, la ville avait signé une convention
avec l’Etat pour la création d’une école
nationale d’ingénieurs, dont tout le
bâtiment de façade, sur l’avenue Jean Lebas,
en face de l’entrée actuelle de La Piscine,
accueillerait les collections du musée.
Celui-ci connut une très belle activité sous
la direction de Victor Champier pendant
une trentaine d’années. En 1924 encore, le
peintre Jean-Joseph Weerts offrit à Roubaix
un ensemble de ses tableaux et ouvrit un
musée monographique à son nom à l’hôtel
de ville pour remercier sa ville natale de
la bourse d’étude qu’il en avait reçue pour
entrer dans l’atelier du peintre Cabanel.
Passé de mode, devenu incompris
avec le temps, le Musée national ferme
ses portes dans l’indifférence générale
au début de la Seconde Guerre mondiale.
Au départ de son dernier gardien d’avantguerre
en 1959, il est rayé de la liste des
musées nationaux. Ses collections sont
pillées plus ou moins officiellement, sa
collection de tissus envoyée à Tourcoing
dans un centre de formation, où elle
disparaît presque complètement. A l’Ecole
des beaux-arts, logée dans les locaux de
l’école d’ingénieur, les étudiants sont invités
par leurs professeurs à venir découper
les tableaux dans les galeries pour en faire
des collages. Dans les années 1970,
constatant la catastrophe, le conservateur
bénévole et non professionnel du musée
Weerts prend l’initiative de récupérer, à
l’aide de véhicules municipaux, une grande
donation de mobilier et d’œuvres d’art que
le musée national avait reçue en 1923
d’un négociant textile de Roubaix du nom
d’Henri Selosse. En la répartissant dans
les bureaux et les salons de l’hôtel de ville,
il sauve du pillage et de la destruction
une grande partie de la collection.
C’est à partir de cette collection Henri
Selosse et des œuvres du musée Weerts,
fermé au début des années 1980,
que le nouveau musée d’Art et d’Industrie
reconstitue sa collection beaux-arts dès
les années 1990. A sa tête depuis les origines
du projet en 1989, Bruno Gaudichon,
passionné, s’applique à illustrer le goût des
amateurs d’art roubaisiens au XIX e et
au XX e siècle, des années 1820 à la Seconde
Guerre mondiale. Mais aussi pendant
les Trente Glorieuses, grâce aux œuvres
d’art moderne du Groupe de Roubaix,
collectionnées à cette époque par de riches
familles roubaisiennes qui en ont fait
don au musée. Dès l’ouverture en 2001,
Bruno Gaudichon savait que le musée ne
suffirait pas à abriter toutes ces collections.
Lancé en 2011, un nouveau concours
architectural remporté derechef par Jean-
Paul Philippon, a permis d’importants
travaux d’agrandissement en 2018.
Tout au long de son parcours, le visiteur
peut admirer des œuvres d’artistes biens
connus à l’échelle nationale tels Rodin,
Camille Claudel et sa si touchante Petite
Châtelaine, acquise au moyen d’une
souscription qui rencontra une réponse
essentiellement populaire, Jules Dalou,
Mondrian, Kees Van Dongen, mais aussi
celles d’artistes du Nord, lillois, roubaisiens,
flamands comme Jean-Joseph Weerts
ou Rémy Cogghe, qui dessinent le portrait
d’une scène artistique régionale d’une
grande richesse. Depuis vingt ans, la piscine
fourmille de visiteurs, de classes d’enfants
ou d’étudiants en art, de personnes de tout
âge qui ont ici leurs habitudes, s’attardent
volontiers au restaurant et s’empressent
au-devant du conservateur et maître des
lieux quand, tranquille et souriant, il vient
à passer, saluant chacun de ses employés
par son nom et tous ceux qui l’abordent
avec la même générosité. 2
● La Piscine, musée d’Art et d’Industrie André-
Diligent, 23, rue de l’Espérance, 59100 Roubaix.
Rens. : www.roubaix-lapiscine.com
117
h
L’ESPRIT DES LIEUX
118
H
© MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/CHRISTIAN DÉCAMPS/SP. © ASHMOLEAN MUSEUM, UNIVERSITY OF OXFORD/SP.
P ORTFOLIO
Par Albane Piot
des
Le
soleilnoir
pharaons
A partir du 28 avril, une exposition
raconte, au musée du Louvre,
l’épopée fascinante de l’antique Nubie,
au temps des rois de Napata.
Acte III. C’est le moment où tout
bascule. « Di Napata, le gole »,
répète, en un cri, Amounasro, le
roi d’Ethiopie, alors que le général
égyptien Rhadamès vient involontairement
de se trahir, en révélant le lieu par
où passeront ses troupes : les gorges de
Napata. Leurs deux voix, dès lors, se
mêlent, l’un baryton, l’autre ténor, sur
une partition intense et dramatique.
Rhadamès,celuiqu’Aïdaaime,dénoncé
par la jalouse Amnéris, est condamné et
emmuré vivant. Aïda l’Ethiopienne, la
fille d’Amounasro, le rejoint dans son
supplice, pour mourir avec lui plutôt que
de vivre sans lui. O terra, addio…
Avec Aïda, créé à l’Opéra khédivial
du Caire, le 24 décembre 1871, Verdi
signait son triomphe et l’un des opéras
aujourd’hui encore les plus célèbres au
monde. Il lui avait été commandé par le
vice-roi d’Egypte, Ismaïl Pacha, pour
célébrer l’inauguration du canal de
Suez. Pour le scénario et le dessin des
costumes, et par souci de vérité historique,
Verdi avait demandé l’aide du
plus grand connaisseur de l’Egypte
ancienne de l’époque : Auguste
Mariette. L’archéologue y avait révélé
tout l’intérêt qu’il portait à la civilisation
encore bien méconnue des rois de
Napata, dans cette région du sud de
l’Egypte que l’on qualifiait d’éthiopienne,
de aethiops, traduction grecque
de l’hébreu kush : Kouch, fils de
Cham, lui-même fils de Noé, à qui avait
été dévolue cette partie de l’Afrique.
Aethiops,le«Pays-des-visages-brûlés »,
terme par lequel les auteurs grecs de
l’Antiquité désignaient ce territoire
aux contours changeants au sud de
l’Egypte, que l’on appela aussi Nubie
dès le XII e siècle av. J.-C., sur les terres
de l’actuel Soudan.
Pour élaborer le livret d’Aïda, Mariette
s’était précisément appuyé sur les textes
de stèles dont les estampages seront
visibles lors de la grande exposition qui
ouvre ce printemps au musée du Louvre.
Alors que 2022 marque le bicentenaire
du déchiffrement des hiéroglyphes
par Champollion et les douze ans
de l’exposition « Méroé, un empire sur
le Nil », qui vit la première présentation
en ces murs de ces mêmes contrées au
temps de la fastueuse XXVI e dynastie, le
Louvre s’apprête en effet à évoquer le
royaume qui précéda celui de Méroé :
Napata, au pays de Kouch. Ce Napata
dont les rois étaient parvenus à conquérir
toute la vallée du Nil, à unifier une
Egypte fracturée après la débâcle des
SOUS LE SOLEIL EXACTEMENT
Ci-dessus : Tête d’une statue du dieu
Amon-Rê de Thèbes trouvée à Sanam,
XXV e dynastie, règne de Tanouétamani,
quartzite (Oxford, Ashmolean Museum).
Tanouétamani est le dernier souverain
kouchite à avoir régné sur l’Egypte d’où il
fut chassé par les Assyriens en 663 av. J.-C.
Page de gauche : Triade d’Osorkon, or, lapislazuli
et pâte de verre, XXII e dynastie, règne
d’Osorkon II (Paris, musée du Louvre).
Osiris, au centre, est entouré d’Isis, à droite,
et d’Horus. Ce pendentif offert aux dieux
en ex-voto témoigne du prestige encore
réel d’un souverain se réclamant de
Ramsès, cent ans avant la conquête du roi
Piânkhy de Napata, vers 720 av. J.-C.
119
H
L’ESPRIT DES LIEUX
120
H
© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/HERVÉ LEWANDOWSKI. © TRIGONART INGENIEURBÜRO PAWEL WOLF/SP.
LA MONTÉE DES EAUX
Ci-contre : Taharqa à genoux
offrant le vin au dieu-faucon Hémen,
bronze, grauwacke (?) plaqué d’or,
bois plaqué d’argent, XXV e dynastie,
règne de Taharqa (Paris, musée
du Louvre). Cet ex-voto fut offert
par le roi Taharqa (690-664 av. J.-C.)
qui, par ses prières, avait obtenu
du dieu un retour à une crue du Nil
normale et avait ainsi sauvé
son peuple de la famine.
derniers Ramsès et à créer la
XXV e dynastie égyptienne ; Napata et
les pharaons qu’elle donna à l’Egypte
et sur lesquels la recherche a considérablement
progressé ces dernières
années ; Napata dont les champs de
fouilles archéologiques ont livré les trésors
présentés à l’exposition.
Son histoire est une épopée. Celle que
raconte le document archéologique
peut-être le plus disert de toute la vallée :
la Stèle triomphale de Piânkhy, haute de
près de 1,77 m, large de 1,45 m, suffisamment
épaisse pour être autoportante,
gravée sur ses quatre faces de
159 lignes de hiéroglyphes. Elle avait
été découverte avec quatre autres stèles
auDjebelBarkal(surlarivedroiteduNil,
à environ 40 km en aval de la quatrième
cataracte) par un officier égyptien en
1862 et acheminée au Caire à la
demande d’Auguste Mariette pour son
premier musée égyptien. Moulée quelques
années plus tard à la demande du
British Museum, c’est sa copie de plâtre
qui sera exposée au Louvre.
On y lit le récit détaillé des faits
d’armes du roi kouchite Piânkhy Meriamon,
quand, vers 720 av. J.-C., se
jugeant prédestiné, il lança ses armées
à la conquête de la vallée du Nil depuis
son fief de Napata, s’empara des capitales
des différents royaumes qui s’en
disputaient les contours, Thèbes, Hermopolis,
Héracléopolis, Memphis, soumit
leurs pharaons, leurs roitelets et
leurs chefs. On y découvre le détail des
forces en présence, les tactiques de
siège, les massacres, les butins, les
retournements d’alliance et les ambassades,
les princesses envoyées obtenir
des alliances, les cadeaux, les dévotions
et les fêtes. Représentés à genoux
dans le cintre de la stèle, les vaincus baisent
le sol devant leur vainqueur qui
rend hommage au dieu dynastique,
Amon. De l’Egypte pharaonique, les
princes du pays de Kouch avaient
adopté tout le panthéon, les formes
politiques et économiques, l’art, ses
codes et ses représentations, lorsqu’ils
étaient encore sous la domination des
Thoutmosides et des Ramsès, quelques
années plus tôt.
C’est au pied de la Montagne-Pure du
Djebel Barkal, piton rocheux planté
devant un relief tabulaire de 100 m de
SOUS BONNE GARDE Ci-dessus : reconstitution en 3D des sept statues de cinq rois (Taharqa, pour la plus
grande, Tanouétamani, Senkamanisken, Anlamani et Aspelta, pour la plus petite) découvertes à Doukki Gel en 2003.
Le placage d’or et les peintures restitués donnent aux sculptures l’apparence qu’elles devaient avoir à leur sortie
des ateliers royaux kouchites. Ci-dessous : Statue du bélier d’Amon protégeant Aménophis III, découverte au Djebel
Barkal, granit de Tombos, alliage cuivreux (moderne), XVIII e dynastie, règne d’Aménophis III (Berlin, Staatliche
Museen zu Berlin). Originaire du temple érigé à Soleb par Aménophis III (v. 1390-1352 av. J.-C.), cette statue avait été
transportée par les rois kouchites dans le temple d’Amon au Djebel Barkal, qui domine le site de Napata au Soudan.
121
H
haut dans lequel les Egyptiens avaient
reconnu la fille de Rê protégeant le dieu
Amanap, « Amon de Napata », caché
dans la montagne, qu’avait été élevé
tout un enchevêtrement de palais, de
chapelles et de temples sur le modèle
d’Abou Simbel : Napata. Parmi eux, le
grand temple d’Amon resterait le plus
grand temple jamais construit au Soudan.
C’est là que l’on découvrit l’extraordinaire
bélier de granit du Staatliche
Museen de Berlin, originaire du temple
érigé à Soleb par Aménophis III et que les
rois kouchites avaient transportéau Djebel
Barkal. Avec Sanam, Kawa, Doukki
Gel, Méroé, tout un réseau de villes, chacune
consacrée à une forme du dieu
Amon, balisent le premier royaume de
Napata, avant la conquête de l’Egypte.
© BPK, BERLIN, DIST. RMNGRAND PALAIS. MARGARETE BÜSING/SP.
L’ESPRIT DES LIEUX
122
H
DIVINE ADORATRICE
Ci-contre : Sphinx de Chépénoupet II,
granit noir, XXV e dynastie (Berlin,
Staatliche Museen zu Berlin).
Fille du roi Piânkhy, la princesse
Chépénoupet II assuma la haute
fonction de divine adoratrice
d’Amon sous le règne de son
frère Taharqa, ce qui lui valut,
notamment, d’être représentée
sous la forme d’un sphinx.
© BPK, BERLIN, DIST. RMNGRAND PALAIS/JÜRGEN LIEPE/SP. © THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM/AURIMAGES.
La conquête faite, le roi Piânkhy s’en
était retourné à Napata. Chabataka
(713-705 av. J.-C.) lui avait succédé,
qui dut chasser de Memphis le maître
de Saïs insoumise, Bocchoris, brûlé vif
en représailles. Puis Chabaka (705-
690 av. J.-C.) et surtout Taharqa (690-
664 av. J.-C.), grand bâtisseur, dont le
règne a laissé les témoignages les plus
imposants de la marque kouchite sur
l’Egypte, malgré ses fragilités, la sécession
progressive des villes du Delta, Saïs
en tête, et la pression des Assyriens.
Ces nouveaux pharaons qui règnent
sur Memphis et sur Thèbes, s’ils ont pris
tous les atours de leurs prédécesseurs
égyptiens, les mêmes couronnes, les
mêmes attributs, ont aussi leurs signes
distinctifs, tel le collier à trois têtes
criocéphales(têtesdebélier)del’Amon
nubien, la coiffe kouchite, sorte de
calotte accompagnée d’un large bandeau
noué derrière la tête et dont les
pans retombent sur les épaules du roi,
auquel est accroché le double uræus,
les deux cobras aux queues entrelacées
; les cornes de bélier d’Amon, qui
manifestent sa maîtrise sur les crues du
Nil, ou encore la couronne d’Onouris et
ses quatre hautes plumes de faucon. Ce
sont ces attributs que portent les nombreuses
représentations en bronze du
roi à genoux, en position d’offrande,
retrouvées notamment à Kawa, ou
l’Enseigne divine au sphinx du roi
Taharqa debout sur un pavois, du
musée du Louvre. Le plus bel exemple
en est certainement la précieuse statuette
du Louvre figurant Taharqa à
genoux qui offre le vin au dieu faucon
Hémen, plaqué d’or, un cobra dressé
entre ses pattes.
A Thèbes, capitale des dieux, les
Kouchites ne dérogent pas à la règle qui
veut que chaque nouveau pharaon légitime
son pouvoir en embellissant Karnak,
le temple du dieu Amon, caution
divine de leur autorité. La liste de leurs
constructions est impressionnante :
Trésor de Chabaka, cinq colonnades de
Taharqa, chapelles à la glorification
d’Osiris, Edifice de Taharqa du Lac…
Pour l’exposition, Jean-Claude Golvin
en a reconstitué de jolies vues aquarellées,
avec l’aide d’archéologues ayant
travaillé sur place. D’une chapelle de
grès située au sud-est du lac sacré de
Karnak proviennent les deux reliefs du
Staatliche Museen de Berlin, où sont
représentés le roi et la déesse Mout,
© MUSÉE JACQUEMART-ANDRÉ-INSTITUT DE FRANCE © STUDIO SÉBERT PHOTOGRAPHES/SP.
À L’ASSAUT Ci-dessus : Prise par les armées assyriennes d’une ville
égyptienne, albâtre gypseux, époque néo-assyrienne, règne d’Assourbanipal
(Londres, The British Museum). Il pourrait s’agir de la ville de Memphis,
prise par les Assyriens en 666 av. J.-C., ou de celle de Thèbes, mise à sac en
664 av. J.-C. A droite : Tête d’une statue de Psammétique II, grauwacke,
XXVI e dynastie, règne de Psammétique II (Paris, musée Jacquemart-André).
parèdre d’Amon. Sur un relief de montant
de porte conservé habituellement
au musée égyptien de Bonn, le roi
Taharqa reçoit l’accolade du dieu Osiris.
Les filles ou sœurs des rois assument
souvent la fonction de divine adoratrice
d’Amon, rang insigne, qui leur
vaut des prérogatives royales comme
celle d’être représentée en sphinx pour
la princesse Chépénoupet II, fille de
Piânkhy et sœur de Taharqa.
Mais le royaume des Deux-Terres des
rois kouchites est trop vaste pour rester
longtemps sous contrôle, et son voisin
assyrien, la grande puissance de la
région, se fait de plus en plus menaçant.
En 701 av. J.-C., comme le conte le livre
biblique des Rois, Taharqa, qui n’était
encore qu’un jeune général, met en
déroute les armées assyriennes et sauve
Jérusalem du siège de Sennachérib.
MaisàlamortdeSennachérib,assassiné
en 681 av. J.-C., et avec l’accession au
trône de son fils Assarhaddon, la pression
assyrienne reprend sur le royaume
kouchite. Les batailles se multiplient.
En 671 av. J.-C., « le 22 du mois de
Tammuz », Memphis est prise dans un
bain de sang et doit livrer un butin de
50 000 chevaux. Les femmes et l’héritier
de Taharqa sont déportés à Ninive, et
Taharqa doit fuir jusqu’à Napata. De là, il
s’emploie à reconquérir ses terres perdues.
Mais Assarhaddon meurt et
Assourbanipal lui succède, qui prend
à nouveau Memphis en 666 av. J.-C.
Attisant rancœurs et divisions, les
Assyriensfavorisentaussilarévoltedes
villes du Delta, notamment de Saïs.
Quand Taharqa meurt à Napata, au
terme de près de trente ans de règne,
son cousin lui succède, le faible
Tanouétamani. C’est alors que se
produitl’impensable, letraumatisme,
le coup fatal : le sac de Thèbes par les
troupes assyriennes et le rapt de deux
énormes obélisques d’électrum
dans le grand temple d’Amon.
A son tour, Tanouétamani doit
fuir et se réfugier à Napata. De
cette tragédie, l’archéologie a
retrouvé des souvenirs, comme
ce relief prêté au Louvre par le
British Museum de Londres, qui
123
H
L’ESPRIT DES LIEUX
124
H
© TRIGONART INGENIEURBÜRO/PAWEL WOLF/SP. © CC0 THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART.
montre la prise par les Assyriens d’une
ville fortifiée d’Egypte, ou cette plaque
chryséléphantine qui montre une lionne
dévorant un Kouchite blessé.
L’Assyrie affaiblie s’étant retirée de la
partie ouest de son empire, ce sera de
Saïs que viendra à nouveau l’unification
de ces territoires, avec le règne de
Psammétique I er (664-610 av. J.-C.) et
l’installation de la XXVI e dynastie. Au
Soudan, à la quatrième cataracte, une
lignée de rois napatéens, successeurs
directs des pharaons de la XXV e dynastie,
se met en place, et perpétue la tradition,
héritée de Taharqa, des statues
royales peintes et dorées. La découverte,
en 2003, à Doukki Gel, de sept
statues de cinq rois, brisées en quarante
morceaux dans une fosse circulaire et
recouvertes des restes des feuilles d’or
qui les avaient plaquées, fut spectaculaire.
Conservées au musée du site
de Kerma, ces sept statues seront
EFFIGIE ROYALE Ci-contre : Contrepoids
de collier-menat au nom de Taharqa, faïence
siliceuse, XXV e dynastie, Taharqa, 690-
664 av. J.-C. (New York, The Metropolitan
Museum of Art). A gauche : reconstitution
en 3D du Colosse de Taharqa, qui avait
été découvert à Doukki Gel en 2003. Page
de droite : Plaque chryséléphantine avec
lionne dévorant un soldat kouchite blessé,
ivoire, or, lapis-lazuli, cornaline, époque
néo-assyrienne, règne d’Assurnasirpal II
(Londres, The British Museum).
représentées à l’exposition par des
reconstitutions spectaculaires obtenues
par le biais de la modélisation 3D,
quilesfontparaîtretellesquesansdoute
elles se présentaient à l’origine, au sortir
de l’atelier royal, peintes et dorées.
C’est de ce nouveau royaume napatéen
que naîtrait, vers 270 av. J.-C., une
autre épopée africaine de l’histoire de
l’Egypte antique : l’empire de Méroé.2
« Pharaon des Deux Terres. L’épopée africaine
des rois de Napata », du 28 avril au 25 juillet
2022. Musée du Louvre, Paris. Tous les jours,
sauf le mardi, de 9 h à 18 h. Tarif : 17 €. Gratuit
pour les moins de 18 ans (réservation en ligne
obligatoire, même pour les bénéficiaires
de la gratuité). Rens. : www.louvre.fr
À LIRE
Catalogue
de l’exposition
Louvre Editions/
El Viso
448 pages
39 €
© THE BRITISH MUSEUM, LONDRES, DIST. RMN-GRAND PALAIS/THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM.
125
H
L’ESPRIT DES LIEUX
126
h
T RÉSORS
VIVANTS
Par Sophie Humann
Lavoix de
Notre-Dame
A la veille des Journées européennes
des métiers d’art, rencontre,
dans l’Hérault, avec les facteurs
qui restaurent les dix-neuf sommiers
du grand orgue de la cathédrale.
est penché sur un coffre de
chêne carré, trapu, dont il badigeonne
L’homme
soigneusement les barreaux formant
plancher, à mi-hauteur, d’une couche de
colle, mélange de poudre d’os et de nerfs,
maintenue au chaud en permanence.
«L’os adhère très bien, le nerf, lui, permet
d’assouplir, précise-t-il. Ensuite, je vais fixer
la peau de mouton dessus avec une colle
de lapin, enrichie de pigments d’os ! Pour les
orgues historiques, on utilise toujours
ces colles naturelles réversibles. »
Nous sommes à Lodève, dans l’Hérault.
Olivier Henry fait partie de l’équipe de la
Manufacture languedocienne de grandes
orgues, établie dans une ancienne
foulonnerie au bord de la Lergue, une rivière
qui prend sa source un peu plus haut sur le
causse du Larzac, et ce coffre de chêne est
l’un des dix-neuf sommiers du grand orgue
de Notre-Dame en cours de restauration.
«Le sommier est une pièce maîtresse,
explique Charles Sarelot, le facteur d’orgues
et harmoniste qui gère la manufacture
depuis 1998, c’est un peu le cœur de l’orgue.
Lorsque l’organiste enfonce une touche, une
soupape s’ouvre, l’air accumulé dans la partie
MIRACULEUSEMENT RESCAPÉ Recouverts d’une poussière chargée de monoxyde
de plomb après l’incendie du 15 avril 2019 (page de gauche en bas), les tuyaux du grand
orgue de Notre-Dame ont été démontés par les facteurs d’orgues entre août et
décembre 2020 (page de gauche en haut). Ci-dessus : à la Manufacture languedocienne
de grandes orgues de Lodève, dans l’Hérault, sont restaurés les sommiers. Mathilde
Sarelot change les joints pour assurer leur étanchéité. Les traits de gouge dans le bois
permettent au vent de s’échapper.
basse du sommier pénètre dans les gravures,
ces interstices entre les barreaux, et il est
ensuite distribué dans les tuyaux fichés dans
la chape, qui ferme le sommier. »
«Regardez ces tirettes de bois qui
coulissent entre la chape et la gravure,
montre-t-il en actionnant des planches
percées de trous. Ce sont les registres,
que l’organiste active en tirant les boutons
de la console et qui donnent la couleur,
le timbre de l’orgue : bourdon, trompette,
hautbois… les sommiers du grand orgue
de Notre-Dame sont exceptionnels !
s’émerveille-t-il. Seize d’entre eux datent
encore de la création de l’instrument par
Aristide Cavaillé-Coll en 1868. Ici, à Lodève,
nous avons effectué des restaurations
complètes des grandes orgues des
cathédrales d’Aix-en-Provence, d’Agen,
de Carcassonne, de Lodève… Jamais
© PATRICK ZACHMANN/MAGNUM PHOTOS. © AFP. © SOPHIE HUMANN.
je n’avais vu de sommier aussi grand que les
deux sommiers de pédale de Notre-Dame :
chacun d’entre eux mesure 2 m sur 2 ! »
Pour que l’orgue sonne juste, le sommier
doit être parfaitement hermétique, d’où
l’importance des opérations d’encollage,
et Mathilde Sarelot, novice dans le métier,
colle, cette fois avec une poudre de poisson
diluée, de nouveaux joints de feutre blanc
sur les trous qui accueilleront les tuyaux du
grand orgue de Notre-Dame. Par la fenêtre,
un carré de soleil vient dorer la blondeur
du chêne, soulignant des stries obliques
plus sombres gravées dans le bois.
Des tuyaux, il y en a partout dans
l’atelier, certains en bois, la plupart en alliage
d’étain et de plomb, à bouche ou à anche,
de toutes les tailles. Ils n’appartiennent pas
à l’instrument parisien mais à celui de la
collégiale Saint-Vincent de Montréal, dans 1
127
h
L’ESPRIT DES LIEUX
128
h
l’Aude, également en cours de restauration
à la manufacture. Martin Viallet, qui est
en apprentissage au très réputé Centre de
formation de la facture d’orgues d’Eschau
en Alsace, travaille dessus en binôme
avec Brice Galinier. «Il faut dix ans pour être
autonome. Je dis toujours aux jeunes
de prendre leur temps », affirme ce dernier.
Conservés près de Paris depuis leur
dépose en 2020, la plupart des tuyaux du
grand orgue de Notre-Dame, eux, viennent
d’être transportés jusqu’à l’Atelier Cattiaux-
Chevron, à Liourdres, en Corrèze, où ils
sont en train d’être décontaminés. Avant
d’arriver à Lodève, les sommiers ont été
nettoyés à l’atelier Quoirin, à Saint-Didier,
dans le Vaucluse, où ils retourneront pour
que soient posés les 850 électroaimants
qui permettront d’ouvrir les soupapes
et les 180 vérins pneumatiques qui
actionneront les registres.
Devant l’urgence et l’ampleur
du chantier, les trois manufactures s’étaient
en effet regroupées pour répondre
à l’appel d’offres lancé au printemps 2021
par l’Etablissement public chargé
de la conservation et de la restauration
de Notre-Dame, maître d’ouvrage
du chantier. «Avec la reconstruction de la
flèche, des voûtes et des charpentes détruites,
la restauration du grand orgue est une
opération majeure de la renaissance de
la cathédrale », affirme le général d’armée
Jean-Louis Georgelin, son président.
Avec ses 7 952 tuyaux répartis en 115 jeux,
le grand orgue de Notre-Dame est
en effet le plus grand instrument de France
en termes de jeux. Il est sorti presque
indemne de l’incendie du 15 avril 2019.
«C’est un miracle ! s’étonne encore
Christian Lutz, l’un des sept organologues
français, conseil auprès des Monuments
historiques, qui partage avec son confrère
Eric Brottier la maîtrise d’œuvre des
travaux. Le grand orgue n’a souffert ni de
la chaleur de l’incendie ni de l’eau. Les
pompiers ont réussi à l’épargner. Il n’avait
aucune atteinte audible, nous aurions pu
le refaire marcher le jour même s’il n’avait
pas été envahi par une couche de poussière
chargée de monoxyde de plomb. A l’été
2019, lors de la canicule, nous avons
à nouveau eu peur car l’orgue n’est pas un
instrument d’extérieur, mais finalement,
les conséquences n’ont pas été très graves. »
Entre le 3 août et le 9 décembre 2020,
vêtus de combinaisons étanches, munis
de masques de protection respiratoire
à ventilation assistée, onze facteurs
d’orgues se sont relayés sur l’échafaudage
de 30 m de hauteur installé dans
la cathédrale, pour démonter la console
des claviers, les sommiers, les tuyaux,
y compris les chamades, ces tuyaux
horizontaux placés au pied de ceux
de façade, les systèmes de transmission
des commandes de notes et de jeux…
Seuls sont restés en place le buffet
du grand orgue datant de 1733, dont
le nettoyage vient de commencer
sous la responsabilité de Virginie Valenza,
architecte du patrimoine travaillant
avec l’architecte en chef des Monuments
HARMONISATION En haut : Virgile Bardin est chef d’atelier à la manufacture Cattiaux-
Chevron, à Liourdres, en Corrèze, où les tuyaux sont décontaminés. Ils retrouveront leur place
dans la cathédrale en 2023. Seul le buffet d’orgue de 1733 et quelques-uns des plus gros tuyaux,
trop fragiles, sont restés sous la rosace (ci-contre). La dépose des tuyaux a été une opération
délicate (page de droite). Il faudra six mois pour qu’ils soient harmonisés un par un.
ABONNEZ-VOUS
1 AN
D’ABONNEMENT
6 NUMEROS
© PHOTOPQR/LA MONTAGNE/STÉPHANIE PARA/MAXPPP. PHOTOS : © PATRICK ZACHMANN/MAGNUM PHOTOS.
historiques chargé de la cathédrale,
Philippe Villeneuve, les quatre grands
soufflets qui seront restaurés à la colle
chaude cet été (il faut qu’il fasse au moins
20 °C dans la cathédrale pour que la colle
ne se fige pas trop vite), les grands tuyaux
de façade, dont le métal, trop mou,
risquerait de s’aplatir lors du transport,
ainsi qu’une trentaine de grands tuyaux
en bois qui seront descendus un par
un sur l’échafaudage, restaurés et remis
en place en octobre 2022.
Un grand orgue historique comme
celui de Notre-Dame est une machine très
complexe : c’est le seul de France qui
était entretenu par un facteur d’orgues
spécifiquement affecté à sa maintenance,
avec des visites très fréquentes, bien
plus que les deux interventions annuelles
dont bénéficient au mieux la plupart
des instruments. La dernière restauration
datait de 2014 et les sommiers avaient
été restaurés en 1992. Quant aux travaux
actuels, ils devraient tenir jusqu’à la fin
du siècle. Sur les quelque 8 000 orgues
de France, 1 600 environ sont classés ou
inscrits aux Monuments historiques, mais
«le grand orgue de Notre-Dame est à lui
tout seul un résumé de l’histoire de l’orgue,
explique Christian Lutz. Lors des travaux
de 1992, plusieurs tuyaux en métal
visiblement antérieurs au XVIII e siècle – bien
que difficile à dater – ont été retrouvés
cachés au fond de la pédale. Peut-être sontils
des vestiges de l’orgue gothique du
XV e siècle, et dans ce cas-là, ce sont les plus
anciens tuyaux d’orgue de France. »
Si un orgue est mentionné dès 1198
dans la cathédrale, ce n’est qu’en 1357 que
la présence d’un instrument accroché
en nid d’hirondelle au mur de la nef est
attestée. Dès 1403, le duc de Berry fit
construire un orgue gothique par son
facteur d’orgues, Frédéric Schambantz,
sur la tribune de pierre placée sous la rosace
occidentale, à l’emplacement du grand
orgue actuel. Dans sa partie inférieure
un soleil tournait et un automate jouait,
dit-on. Remanié plusieurs fois au cours du
XVII e siècle, il resta tout de même en place
jusqu’à ce que l’organiste Antoine Calvière
obtienne des chanoines de la cathédrale
un nouvel instrument, construit entre
1731 et 1733 par François Thierry et dont
le buffet classique à cinq tourelles et
quelques tuyaux sont parvenus jusqu’à
nous. Transformé à nouveau par François-
Henri Clicquot entre 1784 et 1788,
il traversa la période révolutionnaire sans
autre outrage que la suppression
des fleurs de lys du buffet.
«A chaque fois que le grand orgue
était reconstruit, une partie de l’instrument
précédent était réemployée, principalement
pour des raisons budgétaires, précise
Christian Lutz. Ce fut encore le cas pour
Aristide Cavaillé-Coll, qui a construit l’orgue
actuel en 1868, même s’il a réussi, malgré
les contraintes d’argent et les instructions
d’Eugène Viollet-le-Duc, à installer
un orgue à cinq claviers particulièrement
novateur pour l’époque ! »
Une fois ce grand orgue chargé
d’histoire remonté à l’automne 2023, une
tâche fondamentale restera à accomplir :
l’harmoniser. L’équipe d’harmonistes,
parmi lesquels Charles Sarelot et Bertrand
Cattiaux, qui, lui, veille sur le grand orgue
depuis quarante ans, va se relayer de nuit
pendant six mois pour pouvoir travailler
dans le silence et la concentration. Ils vont
régler les 7 952 tuyaux un par un, pour
que chacun ait le même timbre, la même
intensité que ses voisins, et que sa hauteur
de son dans la gamme soit juste. Alors
seulement, lorsque l’instrument se mettra
à chanter sous les voûtes de Notre-Dame,
tous les organologues et facteurs, à Paris,
à Lodève, à Saint-Didier ou à Liourdres,
sauront si la restauration est un succès.2
● Le samedi 2 avril, le village des métiers d’art
du chantier sera présent de 11 h à 17 h au Collège
des Bernardins, avec le soutien de la Fondation
Bettencourt Schueller. Gratuit et sans réservation.
[
39 €
au lieu
de 53,40€
L’HISTOIRE
EST UN PLAISIR
Abonnez-vous en appelant au
01 70 37 31 70
avec le code RAP22004
PAR INTERNET
www.fi garostore.fr/histoire
PAR COURRIER
en adressant votre règlement de 39 €
à l’ordre du Figaro à :
Le Figaro Histoire Abonnement,
45 avenue du Général Leclerc
60643 Chantilly Cedex
Offre France métropolitaine réservée aux nouveaux abonnés et valable
jusqu’au 31/05/2022. Les informations recueillies sur ce bulletin sont
destinées au Figaro, ses partenaires commerciaux et ses sous-traitants,
pour la gestion de votre abonnement et à vous adresser des offres
commerciales pour des produits et services similaires. Vous pouvez obtenir
une copie de vos données et les rectifier en nous adressant un courrier
et une copie d’une pièce d’identité à : Le Figaro, DPO, 14 boulevard
Haussmann 75009 Paris. Si vous ne souhaitez pas recevoir nos promotions
et sollicitations, cochez cette case ❑. Si vous ne souhaitez pas que vos
coordonnées soient transmises à nos partenaires commerciaux pour de
la prospection postale, cochez cette case ❑. Nos CGV sont consultables
sur www.lefigaro.fr - Société du Figaro, 14 bd Haussmann 75009 Paris.
SAS au capital de 41 860 475 €. 542 077 755 RCS Paris.
[
129
h
A VANT,
APRÈS
Par Vincent Trémolet de Villers
© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.
Camus oula
politique
del’amandier
L’ESPRIT DES LIEUX
130
h
Que sont les « valeurs » quand surgissent les personnes, les
lieux, les souvenirs, les attachements ? L’histoire de Camus
et de la guerre d’Algérie est celle d’une tension entre la pensée
sur banquette de moleskine et la vie d’un fils qui a son
pays«en traversdelagorge».«Ilestplusfacileévidemment,disait-il,
d’être anticolonialiste dans les bistrots de Marseille ou de Paris. »
Cette guerre qui remonte à bien avant la guerre est lemotif choisi
parAlainVircondeletpourtracer,entrelesbombes,lesratonnades,
les exactions du FLN, l’inconséquence et la lâcheté des politiques,
un magnifique portrait de l’auteur du Premier Homme. « Tout ici
me laisse intact », écrit Camus de sa terre natale, « elle me donne
l’orgueil de ma condition d’homme ». Ce ne sont ni les grandes heures
de l’Histoire, ni une galerie de héros qui nourrissent cette fierté
mais plutôtune généalogiediscrète et robuste.Les«miens»,plongés
dans le miracle d’un monde né « du soleil et de la mer, vivante
et savoureuse », où se mêlent l’ancienne beauté et les promesses
de l’aube : « Au matin à Tipasa la rosée sur les ruines. La plus jeune
fraîcheur du monde sur ce qu’il y a de plus ancien. C’est là ma foi et
selon moi le principe de l’art et de la vie. »
Camus comprend très tôt, dès la Toussaint rouge en 1954 (les
premiers attentats du FLN), que la mécanique de l’affrontement
s’installe en Algérie. Il en parle peu, cherche dans le travail, l’art,
l’amour avec Maria Casarès, à fuir ce qu’il pressent, mais tous les
éléments de la tragédie continuent de se mettre en place. Ceux
que l’on n’appelle pas encore pieds-noirs s’organisent pour se
défendre par la force. Ceux que Camus appelle toujours les Arabes
(pour lui pas d’Algériens, puisque l’Algérie n’est pas une
nation) profitent à plein de la mauvaise conscience occidentale
pour pousser, dans la terreur et le sang, leur avantage. Les intellectuels
parisiens pétitionnent, à la gauche militante s’ajoute la
droite d’appoint dont Mauriac, une fois encore, est le premier
représentant. Camus refuse de signer ces textes « délirants » et
tente de réunions publiques en textes publiés dans L’Express
d’ouvrir une perspective pacifique : reconnaître l’iniquité d’un
système où les privilèges d’un million d’Européens se font au
détriment de neuf millions de musulmans, mais sans envisager
une quelconque indépendance. Il ajoute à cette profession de foi
la nécessaire protection des civils dans les affrontements. « Un
homme, ça s’empêche » : cette formule constitue le seul héritage
d’un père qu’il n’a pas connu. Dans cette guerre qui libère les pulsions
de mort, elle est sa boussole. Sartre balaye d’un revers de
main ces précautions : « vous êtes devenu la proie d’une morne
démesurequimasquevosdifficultésintérieuresetquevous nommez,
je crois, mesure méditerranéenne ». Sartre est de ceux qui vivent,
déclament, ordonnent sans « difficultés intérieures ». Camus, à
l’inverse, confronte sans cesse sa pensée à la contemplation du
monde. Ce n’est pas la doctrine qui sépare les deux hommes mais
la disposition de leur regard à la lumière.
En 1957, quand il reçoit le prix Nobel de littérature à Stockholm,
la guerre a commencé. «En ce moment on lance des bombes dans les
tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways.
Si c’est cela, la justice, je préfère ma mère », répond Camus à un journaliste
qui l’interroge sur le conflit. Chaque jour qui passe, l’écrivain
oscille entre le désespoir et l’instinct vital qui l’entraîne à lutter jusqu’au
bout pour empêcher le désastre. Il défend l’idée d’une «fédération
articulée sur des institutions analogues à celles qui font vivre en
paix, dans la confédération helvétique, des nationalités différentes ».
Saint-Germain-des-Prés méprise son irénisme, les Français d’Alger
leregardentcommeDonQuichotte.Discours,tribunesnepeuvent
suffire à écrire comment cette terre l’a entièrement façonné. Seule
la littérature permettra d’évoquer les lumières qui transpercent
la nuit de l’âme : « je dois reconstruire une vérité, note-t-il dans ses
Carnets, après avoir vécu toute ma vie dans une sorte de mensonge ».
Ce seraLePremierHomme,sonchef-d’œuvre,etl’undesplusgrands
romans du XX e siècle. On en retrouvera les feuillets dans une sacoche
au pied du platane que la voiture de l’écrivain a violemment
percuté. C’était le 4 janvier 1960, deux ans avant les accords d’Evian.
En voyant Vircondelet retracer avec finesse et sensibilité l’épreuve
intérieure de Camus, on songe inévitablement à son contemporain,
son semblable, son frère, Antoine de Saint-Exupéry. « J’ai
l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde »,
écrivait l’aviateurquelquesmoisavantsamort.L’unet l’autrefurent
emportés précocement comme si le destin voulait les libérer d’un
désespoir insupportable. L’un et l’autre ont perdu la bataille, mais la
vérité qu’ils ontseméeestcommelagrainedel’amandier:«c’estelle
qui, dans l’hiver du monde, préparera le fruit ».2
À LIRE
Albert Camus
et la guerre d’Algérie.
Histoire d’un malentendu
Alain Vircondelet
Editions du Rocher
304 pages
19,90 €
Retrouvez Le Figaro Histoire le 2 juin 2022
OFFRE DU MOIS
ABONNEZ-VOUS
ET RECEVEZ LE LIVRE
Algérie :lepiège Gaulliste
d'Henri-Christian Giraud
Au terme de sa longue traversée du désert, Charles de Gaulle s’empare delacause de l’Algérie
française pour prendre lepouvoir en 1958.
Loin des hésitations et des tâtonnements que certains historiens prêtent au Général àcette époque,
Henri-Christian Giraud dresse le portrait d’un homme déterminé, guidé par une idée qu’il suivra
tout au long de l’affaire algérienne :l’indépendance ne fut jamais pour lui une concession accordée
àcontrecœur,pas plus qu’une noble initiative anticolonialiste placée sous le signe du temps. Elle fut
un moyen, un prétexte pour la France de s'extraire d’une colonie dont elle n’avait plus rien àespérer.
Convaincu de servir l’intérêt supérieur de son pays, de Gaulle doit faire face à de nombreux
obstacles :l’armée, l’opinion publique, le gouvernement, le peuple français, la presse, les agitateurs,
les Européens d’Algérie… Autant d’intransigeants que ce «prince de l’ambiguïté »entend surmonter
àsafaçon. Faisant miroiter l’association aux uns, la sécession aux autres, louvoyant entrereprésentants
de l’URSS, du FLN, du GPRA et de son propre camp, deGaulle orchestre d’une main de maître,
et par une série de coups montés, le piège dans lequel tous les acteurs du conflit vont être amenés
àglisser,jusqu’à latragédie finale.
Un document capital, fondé sur des archives inédites, notamment soviétiques, et des observations
presque quotidiennes de nombreux témoins clés des événements.
Nombredepages :704
Format:154 x240 mm
1AN
D’ABONNEMENT
+LELIVRE
ALGÉRIE :LEPIÈGE GAULLISTE
[
de 83,40€
soit 34 %DERÉDUCTION
55 €
au lieu
[
Àretourner sous enveloppe non affranchie à:LE FIGARO HISTOIRE -ABONNEMENTS -LIBRE REPONSE 85169 -60647 CHANTILLYCEDEX
M. Mme Mlle
Nom
Prénom
Adresse
Code postal
OUI,
Ville
BULLETIN D’ABONNEMENT
je souhaite bénéficier de cette offrespéciale :1and’abonnement au FigaroHistoire (6 numéros)
+lelivre«Algérie :lepiège Gaulliste »auprix de 55 €aulieu de 83,40 €.
N°
Je joins mon règlement de 55 €par chèque bancaireàl’ordre
de Société du Figaro.
Je règle par carte bancaire :
Date de validité
Signature obligatoire etdate
Téléphone
RAP22003
Offre France métropolitaine réservée aux nouveaux abonnés et valable jusqu’au 31/05/2022 dans la limite des stocks disponibles. Expédition du livre sous 4semaines après réception de votre règlement.
Photos non contractuelles. Vous pouvez acquérir séparément le livre «Algérie :lepiège Gaulliste »auprix de 30 €+10€defrais de port etchaque numéro duFigaro Histoire auprix de 8,90 €. Les
informations recueillies sur ce bulletin sont destinées au Figaro, ses partenaires commerciaux et ses sous-traitants, pour la gestion de votre abonnement et àvous adresser des offres commerciales pour des
produits et services similaires. Vous pouvez obtenir une copie de vos données et les rectifier en nous adressant un courrier et une copie d’une pièce d’identité à:LeFigaro, DPO, 14boulevard Haussmann
75009 Paris. Si vous ne souhaitez pas recevoir nos promotions et sollicitations, cochez cette case ❏. Sivous ne souhaitez pas que vos coordonnées soient transmises ànos partenaires commerciaux pour de la
prospection postale, cochez cette case ❏.Nos CGVsont consultables sur www.lefigaro.fr -Société du Figaro, 14 bd Haussmann 75009 Paris. SAS au capital de 41 860 475 €. 542 077 755 RCS Paris.
LE MEILLEUR DE L’HISTOIRE
PERRIN