01.04.2022 Views

Le Figaro: le crépuscule sanglant de l'Algérie Française

  • No tags were found...

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

H

HAVRIL-MAI

2022 – BIMESTRIEL

– NUMÉRO

61

BEL : 9,20 € - CAN : 14,50 $C - CH : 14,90 FS - D : 9,30 € - DOM : 9,50 € - GB : 7,50 £ - GRE : 9,20 € - IT : 9,30 € - LUX : 9,20 € - MAR : 90 DH - NL : 9,50 € - PORT CONT : 9,20 €.

M05595 -61-F: 8,90 € -RD

3’:HIKPPJ=ZU]^UV:?a@k@g@l@a";

LE

CRÉPUSCULE

SANGLANT

de l’Algérie française


ALEXIS BRÉZET,

DIRECTEUR

DESRÉDACTIONS

DU FIGARO

Le Figaro vous convie aux

Journées Athéniennes

du Figaro Histoire

àl’occasion de son 10 e anniversaire,

du 25 au 30 mai 2022

MICHELDEJAEGHERE

DIRECTEUR

DE LA RÉDACTION

DU FIGARO HISTOIRE

©MF-stock.adobe.com. ©J.C Marmara/Le Figaro.©L.Crespi/LeFigaroMagazine.photos :©F.Bouchon/Le Figaro.©2019 MuséeduLouvre-StephanGladieu.©MDJ.©Nikos Aliagas.© GC.©J.Renard. ©PhotoLot.

VOS CONFÉRENCIERS À ATHÈNES

JEAN TULARD,

DE L’INSTITUT

FRANÇOIS-XAVIER

BELLAMY,

PHILOSOPHE

JEAN-LUC MARTINEZ,

ARCHÉOLOGUE,

PRÉSIDENT

HONORAIRE

DU LOUVRE

MARINA

LAMBRAKI-PLAKA,

DIRECTRICEDE

LA PINACOTHÈQUE

ANDREA

MARCOLONGO,

HELLÉNISTE

SYLVAIN

TESSON,

ÉCRIVAIN

ISABELLE

SCHMITZ,

DU FIGARO

HORS-SÉRIE

ALEXIA KEFALAS,

CORRESPONDANTE

DU FIGARO

ÀATHÈNES

CONFÉRENCES

MICHELDEJAEGHERE:Démocratieantique, démocratiemoderne.

JEAN TULARD : LesFrançaisdansl’épopéedel’indépendancehellénique.

JEAN-LUC MARTINEZ:L’artgrec, un artcitoyen ?

FRANÇOIS-XAVIERBELLAMY:L’invention de la philosophie.

MARINA LAMBRAKI-PLAKA : La peinture dans l’affirmation de l’identitégrecque.

ANDREA MARCOLONGO:Le géniedelalanguegrecque.

VISITES

L’Acropole, le muséedel’Acropole, l’Académie,leMusée national

archéologique, la Pinacothèque d’Athènes, l’îled’Egine avec le temple d’Aphaïa.

RENCONTRES

AVEC ALEXIS BRÉZET,SYLVAIN TESSON,PHILIPPE BRUNET, ALEXIA KEFALAS,

ISABELLE SCHMITZ ET GEOFFROY CAILLET. Réception àlamairied’Athènes ;dîner

de gala au lacdeVouliagmeni. Hébergement àl’Hôtel Grande Bretagne*****

SPECTACLES

PHILIPPE BRUNET

ET LA TROUPE

DÉMODOCOS :

Antigone

de Sophocle.

SYLVAINTESSON

ET WILLIAM

MESGUICH :

Byron, la

liberté àmort.

VOYAGE 6 JOURS/5 NUITS

3700 €*

RENSEIGNEMENTS ET RÉSERVATIONS

01 57 08 70 02 OU WWW.LESVOYAGESF.FR

*Tarifcalculé parpersonne sur la based’une occupation doubleetd’ungrouped’aumoins50personnes.


P40

P8

P106

AU SOMMAIRE

© CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES. © MARC GARANGER/AURIMAGES. © E55EVU-STOCK.ADOBE.COM.

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

8. L’Ukraine au carrefour des ambitions Par Pierre Lorrain

16. Des hommes et du feu Par Geoffroy Caillet

18. L’Europe rêvée de Charles Quint Entretien avec Juan Carlos

D’Amico, propos recueillis par Frédéric Valloire

23. L’Antiquité au cœur Par Jean-Louis Voisin

24. Ça ira mieux demain Par Jean Sévillia

26. La marée du soir Par Michel De Jaeghere

27. Côté livres

33. Le gros méchant mou Par Eugénie Bastié

34. Expositions Par François-Joseph Ambroselli

36. Aux portes du Valhalla Par Marie-Amélie Brocard

37. Tranches de vie Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut

EN COUVERTURE

40. Dans les affres de la guerre civile Par Rémi Kauffer

50. La stratégie du chaos Entretien avec Henri-Christian

Giraud, propos recueillis par Michel De Jaeghere

H

RETROUVEZ LE FIGARO HISTOIRE SUR WWW.LEFIGARO.FR/HISTOIRE ET SUR

58. Les trahisons du 19 mars Par Olivier Dard

68. Oran la sanglante Par Guillaume Zeller

72. La tragédie des harkis Par Jean Sévillia

80. Un peuple entre deux rives Par Guy Pervillé

86. Des hommes dans la tourmente Par Guillaume Zeller

94. La guerre des images

98. Lettres d’Alger

100. La déchirure Par Albane Piot

et François-Joseph Ambroselli

L’ESPRIT DES LIEUX

106. Dans l’antre de Polyphème Par Geoffroy Caillet

114. Un bain de culture Par Albane Piot

118. Le soleil noir des pharaons Par Albane Piot

126. La voix de Notre-Dame Par Sophie Humann

130. Camus ou la politique de l’amandier

Par Vincent Trémolet de Villers

Société du Figaro Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris.

Président Charles Edelstenne. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet.

LE FIGARO HISTOIRE. Directeur de la rédaction Michel De Jaeghere. Rédacteur en chef Geoffroy Caillet.

Enquêtes Albane Piot, François-Joseph Ambroselli. Chef de studio Françoise Grandclaude. Secrétariat de rédaction Caroline

Lécharny-Maratray. Rédactrice photo Carole Brochart. Editeur Robert Mergui. Directeur industriel Marc Tonkovic.

Responsable fabrication Emmanuelle Dauer. Responsable pré-presse Corinne Videau.

LE FIGARO HISTOIRE. Commission paritaire : 0624 K 91376. ISSN : 2259-2733. Edité par la Société du Figaro. ISBN : 978-2-8105-0984-3

Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Régie publicitaire MEDIA.figaro

Président-directeur général Aurore Domont. 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 56 52 26 26.

Imprimé en France par RotoFrance Impression, 25, rue de la Maison-Rouge, 77185 Lognes. Mars 2022. Origine du papier : Allemagne.

Taux de fibres recyclées : 0 %. Eutrophisation : Ptot 0,020 kg/tonne de papier. Abonnement un an (6 numéros) : 39 € TTC.

Etranger, nous consulter au 01 70 37 31 70, du lundi au vendredi, de 7 heures à 17 heures, le samedi, de 8 heures à 12 heures.

Le Figaro Histoire est disponible sur iPhone et iPad.

CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE CHARLES-ÉDOUARD COUTURIER, ÉRIC MENSION-RIGAU, MARIE PELTIER, ISABELLE SCHMITZ,

OLIVIA JAN, PHILIPPE MAXENCE, HENRI-CHRISTIAN GIRAUD, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, SOPHIE SUBERBÈRE, RÉDACTRICE PHOTO, KEY GRAPHIC,

PHOTOGRAVURE, ET SOPHIE TROTIN, FABRICATION.

EN COUVERTURE : LES PIEDS-NOIRS FUYANT L’ALGÉRIE EN 1962. © DALMAS/SIPA.

CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Simone Bertière, historienne, maître

de conférences honoraire à l’université Bordeaux-Montaigne et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine)

à l’université Paris-Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne ; Maurizio De Luca,

ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Barbara Jatta, directrice des musées du Vatican ; Thierry Lentz, directeur

de la Fondation Napoléon ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université Paris-Sorbonne ; Arnold Nesselrath,

professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, ancien délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées

du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole

d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université

Paris-Sorbonne ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ;

Jean Sévillia, journaliste et historien.

Le Figaro Histoire

est imprimé dans le respect

de l’environnement.


© LEA CRESPI/LE FIGARO MAGAZINE

LA STATUE DU COMMANDEUR

La cause est entendue : l’indépendance de l’Algérie était inévitable

; elle était inscrite dans les lois inexorables de l’Histoire,

le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et les tendances

lourdes de la décolonisation. En prenant la responsabilité de

l’imposer à la hussarde, le général De Gaulle avait dégagé la France

d’un piège où elle avait tout à perdre. Les pieds-noirs chassés de

leur sol et spoliés de leurs biens, de leurs maisons, de leurs terres

et de leurs cimetières, les harkis livrés au couteau des égorgeurs,

émasculés, enterrés vivants ou brûlés vifs à l’essence, les militaires

sacrifiés dans une guerre qu’ils avaient gagnée sur le terrain, mais

qu’on avait perdue sur le tapis vert, les Européens enlevés, disparus,

tués ou torturés par le FLN n’avaient été que les victimes collatérales

d’une solution dictée par le bon sens. Il serait vain de pleurer

sur le lait renversé. Sans l’esprit de décision qui avait permis au

chef de l’Etat de trancher dans le vif (« Eh bien, ils souffriront ! »

disait-il sobrement des victimes de sa politique), nous aurions

assisté au lent pourrissement d’une guerre permanente, porté

l’Algérie comme un fardeau insupportable en même temps que

senti les atteintes du conflit comme celles d’une plaie purulente.

De Gaulle était sans illusion. Il savait parfaitement ce qu’il faisait :

« L’Algérie étant actuellement ce qu’elle est et le monde ce que nous

savons, avait-il déclaré le 16 septembre 1959, la conséquence de la

sécession serait une misère épouvantable, un affreux chaos politique,

unégorgementgénéraliséetbientôtladictaturebelliqueusedescommunistes.

» Il n’avait pourtant trouvé d’autre issue que de transmettre

les commandes du pays à ceux qui s’en étaient eux-mêmes

proclamés les seuls représentants légitimes et sans lesquels on ne

pourrait opérer ce « dégagement » qu’il estimait indispensable,

fussent-ils les membres d’un parti révolutionnaire corrompu, une

junte incapable qui conjuguerait bientôt l’oppression et la ruine et

ne parviendrait à se maintenir au pouvoir que par la grâce d’un

boom pétrolier rendant soudain providentiels les gisements

d’hydrocarbures sahariens qu’on avait livrés à l’Algérie indépendante

par simple lassitude, volonté de conclure un accord à tout

prix, sans qu’elle ait le moindre droit historique sur les étendues

désertiques au sein desquelles ils avaient été découverts par la

France. Et tant pis si la crise pétrolière nous en ferait amèrement

ressentir, quelques années plus tard, le manque !

Nos soldats avaient pu vaincre sur le terrain leurs adversaires,

laminer les forces combattantes de l’ALN après les avoir coupées de

leurs arrières au terme du plan Challe : la pression exercée par les

grandes puissances, Etats-Unis et Union soviétique associés,

commeilsl’avaientétélorsdelacrisedeSuez,pourjugeranachronique

le maintien de tout ou partie de notre influence coloniale, le

poids qu’auraient représenté les investissements indispensables à la

remise à niveau des départements algériens n’en conspiraient pas

moins à rendre nécessaire ce qu’il faut bien appeler une capitulation.Ilseraitabsurdedes’enplaindreetondevraitaucontraire(c’est

tout le sens du Sursaut, le livre décapant que Franz-Olivier Giesbert

vient de consacrer à la naissance de la V e République) porter cette

débandade au crédit de l’homme du 18 Juin, qui avait su, cette fois,

rendre les armes et abandonner la partie sans gloire, sacrifier une

portion du territoire de la République française et condamner à

l’exode ou au massacre tant de milliers de nos concitoyens, manquer

à la foi jurée et à la parole de la France : parce que cela avait permis

en contrepartie à notre pays de se réorienter vers son véritable

destin, son inscription dans le formidable essor économique de

l’après-guerre et le développement de la société de consommation.

Le général avait bradé les chimères de l’empire pour nous donner

accèsauxdélicesdelamachineàlaver,del’auto etdelatélévision.Le

miracle est que, par la magie de son verbe, la mise en place parallèle

d’une monarchie républicaine taillée à sa mesure et le développement

de la force de dissuasion, il était parvenu à nous présenter ce

choix politique comme celui de la grandeur.

Sans De Gaulle (c’était la crainte des insurgés du 13 mai 1958), la

IV e République aurait sans aucun doute fait, tôt ou tard, le même

choix. Avec lui, le drame avait été rendu plus sanglant par le fait

même que parvenu au pouvoir par un coup d’Etat fomenté à son

profit par les ultras del’Algérie française,dûment retournés et subvertis

par ses propres émissaires, il n’avait pu abattre cyniquement

son jeu sans avoir, d’abord, engagé notre armée à redoubler ses

efforts pour vaincre la rébellion, multiplié de manière exponentielle

le nombre des supplétifs qui auraient, au terme de sa politique,

à répondre sur leur vie de son changement de cap (« Venez à

la France, elle ne vous trahira pas », leur avait-il lancé, à Bône, le

5 juin 1958). Qu’en trompant ceux-là mêmes qui avaient permis

son retour et le renversement des institutions, il avait porté à son

paroxysme leur colère, brouillé les cadres de leur discernement et

jeté les graines d’une impitoyable guerre franco-française.

Celle-ci était venue, à partir de 1960, doubler la guerre coloniale

de son cortège d’attentats, de meurtres, de ratonnades, ses tentatives

d’assassinat. De Gaulle y avait répondu par la répression

impitoyable de ceux qui lui apparaissaient comme des vaincus de

l’Histoire, l’emploi d’une milice d’irréguliers et de voyous peu

scrupuleux sur les moyens d’action, la mise en place de juridictions

d’exception, le piétinement des droits de la défense et de

l’indépendance des magistrats, le contrôle étroit de l’information,

la censure, tout l’appareil d’une autocratie peu regardante sur les

libertés individuelles.

On a accoutumé de fermer pudiquement les yeux sur ces épisodes

parfois dignes d’une dictature sud-américaine (quand les barbouzes

travaillaient leurs prisonniers de l’OAS au chalumeau, ou

quandilsbalançaientlesnomsetlescoordonnéesdeleursadversaires

aux tueurs du FLN) pour ne retenirque leterrorisme aveugle des

ultras, qui avaient inutilement ajouté la guerre à la guerre, pratiqué

lapolitiquedupireettuédesinnocents.Etlorsqu’ilarrivequ’onlève

le voile sur tel ou tel aspect de la violence utilisée, aussi, par l’Etat

contre ses opposants (la répression de la manifestation du 17 octobre

1961, les violences policières du métro Charonne), on trouve

plus commode de polariser l’attention sur le préfet de police Maurice

Papon (ce rescapé de Vichy fait un méchant propre à attirer

opportunément sur lui seul la lumière). Mais celui-ci n’avait-il, audessus

de lui, aucun donneur d’ordre ? De Gaulle est étrangement

absent du récit deces épisodes, y compris sous la plume deceuxqui


ÉDITORIAL

Par Michel De Jaeghere

incriminent sans indulgence la France, comme les 50 000 ou

80 000 harkis livrés à leurs bourreaux semblent devoir rester victimes,

non de ses choix politiques, mais de la fatalité de l’Histoire.

Aucune ombre ne doit planer sur la statue du Commandeur.

Le vrai est que, parvenu au pouvoir sur un mensonge public et

éclatant, et décidé à mener une politique d’abandon qui était la

négation même de sa réputation de défense intransigeante du territoire

(« Avez-vous déjà vu De Gaulle abandonner quelqu’un ou

quelque chose ? » avait-il assuré, en septembre 1958, au capitaine

Georges Oudinot, un officier inquiet de ce que l’évolution de la

politique gaullienne seretourne un jour contre les moghaznis dont

lui-même assurait, alors, le recrutement en leur promettant que la

France était décidée à rester définitivement), le chef de l’Etat s’était

lui-même condamné à imposer sa solution par l’arbitraire, la dissimulation

et la violence. Devant le Haut Tribunal militaire constitué

toutexprèspourprononcersacondamnationàmortenchâtiment

de sa rébellion (il sera dissous au lendemain du prononcé d’un verdict

de réclusion perpétuelle qui avait suscité la colère du chef de

l’Etat),legénéralSalansauveraitsatêteenproduisant,parlavoixde

ses avocats Bernard Le Corroller et Jean-Louis Tixier-Vignancour,

cet appel de Michel Debré, futur Premier ministre liquidateur de

l’Algérie française proclamant, sous la IV e République, que contre

un gouvernement qui se placerait « hors la loi » en prétendant

abandonner les départements algériens, l’insurrection relèverait,

pour les patriotes, de la «légitime défense ».

Henri-Christian Giraud révèle, dans Le Piège gaulliste (Perrin), le

livre passionnant qu’il vient de dédier à la politique algérienne du

général De Gaulle, que, partisan jusqu’alors de l’Algérie française,

celui-ci avait été retourné en 1954 par le démographe Alfred

Sauvy, quiluiavaitmontréquel’évolutiondespopulationsmusulmane

et européenne (9 millions à forte natalité d’un côté ; 1 million

de l’autre) rendrait à terme la situation intenable pour la

France. L’argument pèsed’un poids immense.Il rend d’autant plus

incompréhensible le fait que l’indépendance accordée à l’Algérie

se soit accompagnée du maintien de la libre circulation des personnes

vers la France au bénéfice des ressortissants du nouvel

Etat algérien. Conjuguée aux violences de la guerre civile algéroalgérienne

qui avait suivi l’indépendance, à la ruine du pays par le

socialisme révolutionnaire,cette ouverture denos frontières donnerait

dès l’année 1962 et tout au long des suivantes un formidablecoup

defouet à l’immigration algérienne en France, accélérant

le phénomène qu’on avait prétendu conjurer par la sécession : il y

a aujourd’hui plus de possesseurs de la nationalité algérienne en

France qu’il y avait de musulmans en Algérie en 1830.

Une autre issue aurait-elle été possible ? Alain Peyrefitte avait

consacré, en 1961, une longue étude aux possibilités qu’ouvriraient

unepartitioninspiréedecellesdelaCoréeouduVietnam,unefédération

analogue à celle qui unit le Canada au Québec, ou la mise en

place d’institutions paritaires, protectrices de la minorité, telles que

celles qui ont longtemps protégé les droits des chrétiens au Liban

ou ceux des musulmans à Chypre. Ce fut tout le thème d’un livre

écrit dans les jours qui suivirent la signature des accords d’Evian par

notre futur prix Nobel d’économie, le Pr Maurice Allais (L’Algérie

d’Evian). Il y avait prophétisé avec une lucidité remarquable leur

échec et, faute de garanties réelles pour les Européens et les musulmans

profrançais, l’exode des pieds-noirs, le massacre des harkis et

le basculement du pays dans une dictature revancharde.

Lessolutionsalternativespeinentpourtantàreteniraujourd’hui

notre attention. Nous les rejetons d’un haussement d’épaules.

Nous sentons, par l’exemple que nous donne, partout, l’évolution

du monde, que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable,

quand même l’on concède qu’elle aurait pu se faire dans de meilleures

conditions : en mettant à la tête du pays les alliés dont la

France disposait sur place ou des opposants raisonnables plutôt

qu’en le confiant à ses pires adversaires.

Reste que la fin de l’Algérie française a été, en définitive, une nouvelle

étape du grand déclassement dont la débâcle de 1940 avait

donnélesignal;qu’ellemarqueenquelquesorteletermed’uneévolution

qui court sur tout le XX e siècle et qui a vu la France, en dépit

des apparences maintenues par notre présence, en 1945, à la table

des vainqueurs, par l’octroi, arraché en 1944-1945 par le succès de

nos armes, d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations

unies, quitter le cercle des puissances de premier rang, pleinement

maîtresses de leur histoire. Le grand art du général De Gaulle aura

été de dissimuler, par la virtuosité de sa rhétorique, la cruauté de

l’événement à ses concitoyens, de les convaincre que la poursuite

de la prospérité leur ouvrait au contraire des horizons tout aussi

exaltants que les mirages d’une inaccessible puissance.

Sa plus grande faiblesse aura été de ne pas voir le désarmement

des esprits qu’impliquait cette reconversion, cette réorientation

du récit national vers les seuls délices de la consommation, l’accumulation

des biens matériels et les satisfactions du bien-être à

court terme. «Le goût du repos ne peut se conserver que s’il s’unit au

goût de l’action, dit Périclès aux Athéniens dans Thucydide ; il ne

convient pas à une cité souveraine et c’est seulement dans une cité

sujette que l’on peut jouir d’un esclavage sans danger. » (La Guerre

du Péloponnèse II, 63). L’atonie avec laquelle notre pays a subi, les

années suivantes, l’invasion pacifique de son territoire par les peuples

laissés à eux-mêmes par la décolonisation et avides de venir

profiter des richesses de l’eldorado européen, quand ils n’estiment

pas devoir prendre sur nous une légitime revanche, la résignation

avec laquelle il l’a jugée, elle aussi, après tout, « inévitable », n’a

peut-être pas d’autre origine que le lâche soulagement avec lequel

il avait, alors, consenti à sortir de l’Histoire.

«L’Algérie algérienne, fille de la violence et du meurtre, sera une terre

de désordre, de violence et de haine, avait prévenu en 1960 le plus

prestigieux des porte-parole des musulmans fidèles à la France, le

bachaga Boualem. Alors, ce sera à vous, Français de la métropole, de

répondre denosvies,decellesdenosfamillesetdecellesdenosenfants.

(…) Nous abandonnerez-vous aux mains de ceux qui, dans les djebels

et dans les villes de métropole, ont aussi assassiné vos propres enfants ?

Si oui, c’est que le vent de l’Histoire existe vraiment et qu’il balaiera le

nom même de la France. » A soixante ans de distance, son avertissement

prend aujourd’hui une résonance saisissante.2

5

h


ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

© ALEX LOURIE/REDUX-REA. © GUY FERRANDIS/PATHÉ FILMS. © AKG-IMAGES/ERICH LESSING. © DROITS RÉSERVÉS/SP.

8

L’UKRAINE AU CARREFOUR

DES AMBITIONS

L’UKRAINE NE SERAIT-ELLE QU’UNE CRÉATION DE LA RUSSIE BOLCHEVIQUE,

COMME LE PRÉTEND VLADIMIR POUTINE ? PLONGEANT SES RACINES DANS

L’ANTIQUE RUS’ DE KIEV, LE PAYS A CONNU UNE HISTOIRE TOURMENTÉE,

TISSÉE DE CRISES ET TIRAILLÉE ENTRE EST ET OUEST.

16

DES HOMMES

ET DU FEU

TROIS ANS APRÈS L’INCENDIE

DE NOTRE-DAME, JEAN-JACQUES

ANNAUD MET EN SCÈNE

LE SAUVETAGE DE LA CATHÉDRALE

DANS UN THRILLER HALETANT

ET INSPIRÉ.


18

L’EUROPE RÊVÉE

DE CHARLES QUINT

HÉRITIER DE LA

COURONNE D’ESPAGNE

ET DU SAINT EMPIRE

ROMAIN GERMANIQUE,

ENNEMI JURÉ DE FRANÇOIS I ER ,

CHARLES QUINT REVIT

DANS UNE BIOGRAPHIE À LA

HAUTEUR DU PERSONNAGE.

ET AUSSI

L’ANTIQUITÉ AU CŒUR

ÇA IRA MIEUX DEMAIN

LA MARÉE DU SOIR

CÔTÉ LIVRES

LE GROS MÉCHANT MOU

EXPOSITIONS

AUX PORTES DU VALHALLA

TRANCHES DE VIE


À

L’AFFICHE

Par Pierre Lorrain

L’Ukraine

au Carrefour

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

8

h

desambitions

Convoitée par ses puissants voisins depuis l’origine,

l’Ukraine n’est devenue un Etat indépendant que récemment.

Fragile et contestée par la Russie, elle abrite aujourd’hui

un peuple à l’identité contrastée et à la mémoire contradictoire.

Le 21 février 2022, dans une allocution

télévisée destinée à préparer l’opinion

à l’intervention militaire qui devait

survenir trois jours plustard, Vladimir Poutine

expliquait que l’Ukraine moderne

avait été « entièrement créée par la Russie

bolchevique », c’est-à-dire par « Lénine et

ses acolytes » dans la foulée de la révolution

de 1917. L’Ukraine ne serait-elle ainsi

qu’un mirage ? Une mystification historique

de date récente ? On pourrait dès lors

sedemandersielleexistevraiment.Pouren

avoir le cœur net, une remontée dans le

temps s’impose qui répondra à ces questions

: à quelle date peut-on fixer sa naissance?Comments’est-elleformée?Quand

a-t-elle émergé sur la scène historique ?

En vérité, loin du raccourci politique

avancé par le président russe, le nom

« Ukraine » couvre une réalité beaucoup

plus ancienne. Pour s’en faire une idée, voyageons

à travers les siècles sur les riches territoiresdecessteppesdunorddelamerNoire,

ouvertes aux invasions et aux conquêtes.

DES VIKINGS À L’ORIGINE DE LA RUS’

Tout commence au début du IX e siècle de

notre ère, lorsque des Vikings suédois

appelés Varègues firent leur apparition à

Constantinople, la célèbre capitale de

l’Empire byzantin. Depuis la mer Baltique,

ils avaient suivi la Daugava, puis descendu

leDniepr jusqu’à la mer Noire à travers des

terres sauvages et peu connues, peuplées

deFinnois et deSlaves.Alafois guerrierset

marchands, ils avaient établi des comptoirs

commerciauxsur les voies fluvialeset

rançonné les peuplades autochtones qui

ne faisaient pas le poids face à ces redoutables

combattants. Elles avaient préféré

faire allégeance et payer le tribut, principalement

en fourrures.

La première mention des Varègues dans

les annales byzantines date de 836, mais

sans doute écumaient-ils la région depuis

LA GRANDE TRAVERSÉE

A gauche : Les Visiteurs

d’outre-mer, par Nicolas

Roerich, 1901 (Saint-

Pétersbourg, Musée

russe). Dans la première

moitié du IX e siècle,

les Varègues, d’origine

suédoise, empruntèrent

les rivières de l’Est

baltique pour rejoindre

le Dniepr et la mer Noire.

Page de droite : la statue

des fondateurs de Kiev,

place de l’Indépendance,

le 1 er mars 2022.

plus longtemps. A Constantinople,

certains d’entre eux s’engagèrent comme

mercenaires dans l’armée de l’empereur

Théophile, constituant une « garde varègue

» dont la tradition dura plusieurs siècles.

Selon les chroniques, ces Varègues

portaient lenomde«Rous».Ainsi,en 839,

un groupe de ces Rous (retranscrit Rhos

en latin) arriva à la cour de Louis le Pieux,

roi des Francs et empereur d’Occident, à

Ingelheim près de Mayence. Venant de

Constantinople, ils demandaient à traverser

les terres germaniques pour rentrer

chez eux,non pas en Suède… mais dans les


contrées du sud de la mer Baltique sur lesquelles

ils avaient établi leur domination.

Quelques années plus tard, vers 880, les

Rous établirent leur capitale à Kiev, une

petite ville sur le cours du Dniepr, idéalementsituéesurlesaxescommerciauxnordsud,

entre la Baltique et Byzance, et ouestest,entreleSaintEmpireetlericheroyaume

des Khazars, situé sur les rives dela mer Caspienne.

La légende raconte que, en prenant

possession dela ville,lerégent Olegseserait

écrié : « Cette ville sera la mère des villes des

Rous. » Ainsi naquit l’Etat qui entra dans

l’histoire sous le nom de «Rus’ de Kiev ».

Ces préliminaires sont essentiels pour la

suitedurécitcar, aujourd’hui,c’estàKievque

la Russie comme l’Ukraine font remonter

leurs origines. Les Ukrainiens fondent leurs

prétentions d’antériorité sur une continuité

territoriale depuis le haut Moyen Age. Les

Russes, eux,estiment que Kiev est le berceau

deleurpayspuisdeleurempire,maisquenul

ne passe sa vie dans un berceau. En réalité,

l’Ukraine et la Russie proviennent toutes les

deuxdelaRus’originelle(prononcertoutde

même «Rous ») et aucune ne peut prétendre

à une quelconque exclusivité. C’est bien

un seul et même peuple qui, partant de la

Daugavaet duDniepr,établitsadomination

le long des voies fluviales, vers l’est comme

vers l’ouest. Evidemment, l’expansion vers

l’ouestétaitbouchéeparlaprésenced’autres

Etats slaves, magyars ou germaniques, alors

que vers l’est, peu peuplé, il était relativement

aisédesoumettre destribuset defonder

des villes et des principautés sur des

étendues virtuellement sans limites. Au fil

du temps naquirent ainsi Rostov, Souzdal,

Vladimir, Moscou et bien d’autres.

Autre point important pour définir les

origines des Ukrainiens comme des Russes :

ils se reconnaissent dans un passé commun

où les grands héros fondateurs sont vénérés

de part et d’autre de la frontière actuelle, à

commencer par le grand prince Vladimir

le Grand qui, vers 988, se convertit au christianisme

pour pouvoir épouser une princesse

byzantine et sceller une alliance avec

Constantinople. Quant à son fils Iaroslav

le Sage, il poursuivit une politique de diplomatie

matrimoniale en faisant convoler ses

enfants au sein des principales familles

régnantes de l’Europe de son temps. Le

© FINEARTIMAGES/BRIDGEMAN IMAGES. © REUTERS/GLEB GARANICH.


Dniepr

L’Etat (Rus’) de Kiev (IX e -XI e siècle)

Pologne

Baltes

Dniestr

Rus’

de Kiev

Kiev

Dniepr

Frontière

actuelle de

l’Ukraine

Don

Coumans

L’invasion mongole (XIII e siècle)

Pologne

Lituanie

Principauté

de Volhynie

Lviv

Principauté

de Galicie

Rus’

de Kiev

Kiev

Moscou

Dniepr

Principauté

de Moscou

Horde d’or

Don

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

10

h

Hongrie

400 km

Danube

Empire

byzantin

Petchenègues

Mer Noire

Géorgie

Polonais et Lituaniens (XIV e -XVI e siècle)

Ordre

Teutonique

Pologne

Hongrie

Dniestr

Galicie

Volhynie

Vilna

Lituanie

Moldavie

Kiev

Voïvodie

de Bratslav

Voïvodie de

Tchernigov

Voïvodie

de Kiev

Dniepr

Moscovie

Don

Khanat

de Crimée

(Tatars)

400 km

Hongrie

Danube

Bulgarie

Dniestr

Mer Noire

Etats grecs et latins

Traité d’Androussovo (1667)

Prusse

Varsovie

Pologne

Transylvanie

Dniestr

Vilna

Moldavie

Kiev Slobody

Hetmanat

cosaque Kharkov

Zaporogues

Géorgie

Russie

Don

Danube

400 km

Valachie

Empire

ottoman

Mer Noire

400 km

Valachie

Danube

Empire

ottoman

Mer Noire

mariage que l’on cite le plus en France est

naturellement celui de sa fille Anne de Kiev

avec Henri I er , roi des Francs, en 1051.

LIGNE DE PARTAGE EST-OUEST

La première division de la Rus’ intervint au

XIII e siècle lors des invasions mongoles.

Venus d’Asie, les Mongols et leurs supplétifs,

les Tatars, combattants aguerris et bien disciplinés,

soumirent les principautés les unes

aprèslesautres,obligeantleursprincesàverser

le tribut. Ceux qui résistaient le payaient

lourdementparlamiseàsacdeleursvilleset

la décimation de leur population. Après la

prise et la destruction de Kiev, en 1240, tous

lesprincesdelaRus’avaientprêtéallégeance

aux Mongols. Leur chef, Batu Khan, petit-fils

deGengisKhan, établitsonkhanat,laHorde

d’or, sur le cours de la basse Volga, De là, il

pouvait lancer des expéditions punitives

contre ceux des princes qui ne respectaient

pas leurs engagements. En réalité, il n’y avait

pas de véritable occupation : la crainte de

représailles suffisait à faire régner l’ordre.

Evidemment, plus les principautés étaient

proches, plus elles se tenaient tranquilles.

A l’ouest, la soumission était moindre car

lamenaceétaitpluslointaine.Dansl’importante

et très riche principauté de Galicie-

Volhynie, frontalière de la Hongrie, de la

Pologne et de la Lituanie, le prince Daniel

(1201-1264), qui, comme ses homologues,

avait prêté serment d’allégeance au khan,

trouvaquesonéloignementpouvaitluipermettre

deselibérer desonvasselage.Iltenta

de créer une vaste coalition de puissances

d’Europe centrale et il établit des liens solides

avec les familles régnantes hongroises

et polonaises. Contrairement à la Galicie-

Volhynie orthodoxe, ces puissances étaient

catholiques, mais il n’échappait pas à Daniel

qu’un rapprochement avec la papauté

pouvait contribuer à souder une véritable

alliance des royaumes chrétiens contre les

Mongols. Contre l’avis de son clergé et de

ses nobles, les boïars, Daniel reconnut

alors l’autorité du pape Innocent IV qui, en

échange, accepta de faire de lui non plus un


CARTES : © PHILIPPE GODEFROY. © SHUTTERSTOCK/SERHII KHOMIAK.

simple prince mais un monarque au sens

occidental:en 1253,ilenvoyaen Galicieune

délégation papale pour le couronner rex

Russiae, c’est-à-dire roi de la Rus’.

Evidemment, une telle action provoqua

la colère du khan, qui envoya une armée

pour faire rentrer dans le rang le « roi »

récalcitrant. Alors que Daniel comptait sur

l’aide de ses alliés catholiques, personne

ne vint à son secours. Seul face aux forces

tataro-mongoles, il se vit contraint de

renouveler son allégeance.

Ainsi se créa une ligne de partage au

cœur même de la Rus’. Tandis que, dans

l’Est, les principautés de Vladimir, puis de

Moscou, reprenaient le legs orthodoxe

kiévien dans une entité qui finirait par

devenir la Russie, à l’ouest, le même héritage

se mêlait aux influences étrangères,

principalement catholiques, pour constituer

denouveauxensembles,tiraillésentre

les Etats de cette partie de l’Europe centrale.

Au XIV e siècle, la principauté de Galicie-Volhynie

finit par être absorbée par ses

voisins : la Pologne s’empara de la Galicie,

tandis que la Lituanie mettait la main sur

une grande partie de la Volhynie.

A ce point de notre récit, nous n’avons

pas encore rencontré le nom d’Ukraine

(Oukraïna)pourdésignerunpaysoumême

une simple contrée particulière. Il existait

bel et bien, mais il ne désignait cependant

aucune entité territoriale. Dérivé de kraï

(territoire), il signifiait simplement « audelàduterritoire

»,cequel’onappelaitjadis

les « marches » d’un royaume. Ce terme

était attribué à tout territoire lointain et

excentré. « Ukraine » ne devint le nom du

territoire qui s’étendait sur les steppes du

nord de la mer Noire que bien plus tard, à

partir du XVI e siècle, mais il ne désignait pas

encore unEtat,simplementdesrégions que

se disputaient les Etats avoisinants.

La puissance véritablement dominante

alors était la Lituanie, qui finit par mettre la

main non seulement sur la Volhynie mais

encore sur l’ensemble des principautés de la

Rus’ des origines, à l’exception de la Galicie,

intégrée au royaume de Pologne. Le clivage

entrecesdeuxpartiesdesterritoiresconquis

devient criant : les grands-ducs de Lituanie

étaient tolérants en matière religieuse et,

quoique d’origine païenne, permettaient la

LES VENTS DES PLAINES Ci-dessus : statue du roi Daniel (1201-1264) à Lviv. Prince de

Galicie-Volhynie, dans l’ouest de l’Ukraine, Daniel reconnut l’autorité du pape Innocent IV

qui le fit couronner roi de la Rus’ en 1253. Page de gauche : ouvertes aux invasions,

les plaines d’Ukraine ont été la proie de nombreuses conquêtes. A partir du XIII e siècle, le

territoire qui formera l’Ukraine moderne se divise entre une partie orientale soumise

aux Tatars et tournée de plus en plus vers la Moscovie, et une partie occidentale qui tombe

sous l’influence des conquérants polonais et lituaniens. En 1667, le traité polono-russe

d’Androussovo consacra la division politique et culturelle entre l’ouest et l’est de l’Ukraine.

permanence de l’orthodoxie sur leur territoire,

alors que les rois de Pologne imposaient

le catholicisme sur le leur.

Progressivement, la Pologne se renforça

et la Lituanie déclina, poussant les deux

Etats à conclure une union dynastique qui

se transforma, par l’Union de Lublin de

1569, en une nouvelle entité : la république

des Deux Nations, une monarchie élective

dans laquelle le grand-duché de Lituanie

bénéficiait d’une grande autonomie. Néanmoins,le

pouvoir de Varsovie mit à profit le

rapprochement pour annexer trois régions

de l’ancienne Rus’ précédemment sous

contrôle lituanien : Tchernigov, Bratslav et

Kiev. Ce furent ces trois «voïvodies » (provinces)nouvellementintégréesquireçurent

le nom officiel d’Ukraine car elles constituaient

les «marches » du sud du royaume.

L’ÉMERGENCE D’UN ÉTAT COSAQUE

Mais Oukraïna ne devint progressivement le

nom du territoire que l’on connaît aujourd’hui

qu’avec l’émergence d’une nouvelle

force militaire et politique : les Cosaques.

Leur origine est intimement liée à la steppe.

Plaines exceptionnellement fertiles mais

sansvéritablesobstaclesnaturels,lessteppes

étaient ouvertes aux invasions et ravagées

régulièrementparlesguerresquiopposaient

pour leur contrôle les puissances voisines : la

Pologne et la Lituanie, comme nous l’avons

vu, mais aussi la Moscovie à l’est et, au sud, le

khanat de Crimée, l’un des Etats tatars issus

des invasions mongoles. L’Empire ottoman

vint s’y ajouter, surtout après la chute de

Constantinople en 1453.

Le besoin de terres cultivables poussa les

Polonais à exploiter les territoires des steppes

sous leur contrôle, notamment dans les

trois voïvodies « ukrainiennes » de Kiev,

Tchernigov et Bratslav. Cependant, la colonisation

ne s’étendit pas à toute la steppe.

D’énormes zones demeuraient inexploitées

à la lisière des frontières avec le khanat de

Crimée. La richesse de ces contrées, qu’un

contemporaincomparaitàlaterrequeDieu

promit aux Hébreux, «où coulaient le lait et

le miel », ne pouvait qu’attirer la convoitise

d’aventuriers – chasseurs, trappeurs, mais

aussi paysans – prêts à braver les dangers

des raids des Tatars à la recherche de butin,

d’esclaves ou de récoltes exceptionnelles.

Peu à peu, des exploitations permanentes

s’établirent. Par la force des choses, les travailleurs

développèrent des aptitudes militaires

pour assurer leur propre défense. Ils

attirèrent aussi leur lot de hors-la-loi et de

11

h


DANS LA SPHÈRE RUSSE A gauche : Charge cosaque, par Franz Roubaud, fin XIX e -

début XX e siècle (collection particulière). Page de droite : à la faveur des partages de

la Pologne, à la fin du XVIII e siècle, entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, cette dernière

achève de réunir sous sa férule les territoires de l’ancienne Rus’, sauf la Galicie et une

partie de la Volhynie tombées dans l’escarcelle de l’Autriche. Ce n’est qu’en 1918 qu’un

Etat ukrainien indépendant voit le jour, très vite incorporé dans l’Union soviétique.

Le traité de Versailles accorda la Galicie à la Pologne qui retrouva sa frontière de 1772.

Mais en 1945, l’URSS imposa l’attribution de ce territoire à l’Ukraine, au prix d’un

échange de populations massif et d’une soviétisation forcée particulièrement violente.

12

h

soldats en rupture de ban, disposés à mettre

leurs talents guerriers au service de ces

communautés libres qui échappaient aux

autorités polonaises. Une bonne partie de

ces hommes étaient des déserteurs des

armées du khan de Crimée. Le terme turciqueqazaq,quidésignaitdesmercenaires,des

pilleurs ou, par extension, des aventuriers,

servait à les désigner : il donna «Cosaque ».

Russes et Polonais virent très vite le parti

qu’ils pouvaient tirer de ces soldats aguerris

pour protéger leurs frontières. Cependant,

leur sort fut différent en fonction de leur

localisation géographique. La politique tsariste

depeuplement desrégions frontalières

consistait à créer des zones libres de taxes et

de contraintes, les slobody, où les Cosaques

qui faisaient allégeance au souverain moscovite

pouvaient mener une vie libre aux

confins du royaume. En Pologne, en revanche,

les Cosaques furent assez vite soumis à

l’enregistrement et acquirent un statut particulier

de troupes de garnison dans les voïvodies

frontalières. Un troisième groupe de

Cosaques, les Zaporogues, établit sa sitch

(centre politique et militaire) dans les communautésdelasteppe.Enthéorie,ilsétaient

sujets du roi de Pologne, mais il ne s’agissait

que d’une allégeance de principe. En fait, ils

étaient vassaux du grand-duc de Lituanie,

qui leur accordait une grande autonomie.

Le roi était loin et le grand-duc ne se mêlait

pas de leurs affaires.

Après l’Union de Lublin, les choses changèrent

: les Cosaques zaporogues se retrouvèrent

directement soumis aux autorités

polonaises, qui supportaient difficilement

leur singularité. De plus, les puissants

nobles polonais, les magnats, louchaient

sur leurs terres pour agrandir leurs domaines.

Pour couronner le tout, comme le

raconte Nicolas Gogol dans son roman

Taras Boulba, ils étaient orthodoxes et les

Polonais, catholiques, cherchaient à imposer

leur foi. De ce fait, la révolte grondait et

les soulèvements qui se produisirent, en

particulier dans la première moitié du

XVII e siècle, furent sévèrement réprimés.

En 1648, Bogdan Khmelnitski, un Cosaque

enregistré qui avait été dépossédé

par un magnat polonais et injustement

condamné, se réfugia dans la sitch zaporogue,oùilpritlatête

d’unenouvelleinsurrectiond’ampleur.

Après des succès initiaux,les

offensives contre les Polonais marquèrent

le pas et, après de longues négociations, il

décida, en 1654, de placer l’Hetmanat cosaque

– le nouvel Etat qu’il avait constitué –

sous la protection du tsar de Russie, Alexis

Mikhaïlovitch, par un accord de vassalité, le

traitédePereïaslav.PourMoscou,cetévénement

fut interprété comme l’entrée des territoires

ukrainiens dans le tsarat de Russie.

Naturellement, le pouvoir polonais ne

pouvait laisser faire. Dans la guerre qui

s’ensuivit, les Russes prirent le dessus et en

1667, après treize ans de combats, une

trêve fut conclue à Androussovo : la république

des Deux Nations céda à la Russie

toute la rive gauche du Dniepr, y compris

Kiev. Cet accord devint définitif en 1686

par la signature d’un « traité de paix éternelle

» entre les deux Etats.

Progressivement, les slobody, ces territoires

de la Couronne moscovite laissés libres

pour le peuplement, devinrent des provinces

russes avec Kharkov comme principal

centre, tandis que les Cosaques qui y habitaient

étaient intégrés dans l’armée impériale.L’Hetmanatetlasitchzaporoguefurent

également intégrés comme provinces de

l’empire pendant la seconde moitié du

XVIII e siècle. Ainsi, après les trois partages

de la Pologne entre l’Autriche, la Prusse et la

Russie en 1772, 1793 et 1795, cette dernière

reprit la totalité des territoires de l’ancienne

Rus’ à l’exception de la Galicie et d’une partie

de la Volhynie, qui tombèrent sous le

contrôle de Vienne. A la même époque,

l’impératrice Catherine II établit sa suzeraineté

sur les territoires du khanat tatar de

Crimée qui, russifiés, reçurent le nom de

Novorossija (Nouvelle Russie).

Il faut comprendre que, pour les tsars,

ces différentes contrées ne constituaient

pas un ensemble unique, mais différentes

régions deleurempire dont leseuldénominateur

commun était d’avoir jadis fait partie

de l’ancienne Rus’. Pour les désigner de

manièregénérique,onparlaitdePetiteRussie.

Ce nom faisait référence à une division

de l’Eglise orthodoxe datant du XIV e siècle :

l’autorité religieuse était alors partagée

entre deux métropolites (archevêques),

dont l’un, à l’ouest (Galitch, puis Kiev), avait

sousson autorité moins d’éparchies(diocèses)

que l’autre, à l’est (Vladimir, puis Moscou),

d’où les appellations de « Petite » et

de «Grande » Rus’.

IDENTITÉ NATIONALE

ET RÊVE D’INDÉPENDANCE

CefutaudébutduXIXsiècle,danslaGalicie-

Volhynie intégrée dans l’empire d’Autriche,

qu’un sentiment national ukrainien naquit

pour la première fois. A rebours de la pratique

jacobine qui, en France, cherchait à

créer une nation française en gommant les

particularismes régionaux, les Habsbourg

privilégiaientlesautonomieslocales.Lesouverain

était le principal fédérateur des territoires

réunis sous sa main régnante. Chaque

peuple de l’empire devait bénéficier d’un

territoire, d’une langue enseignée à l’école

primaire (l’allemand était de rigueur dans le

secondaire et le supérieur) et d’assemblées

électives chargées de régler les problèmes

locaux. Ainsi les autorités autrichiennes

favorisèrent l’ukrainien, dialecte essentiellement

parlé dans les campagnes, en permettant

sa structuration grammaticale à partir

duslavonliturgique,dupolonaisetdurusse.

Bientôt,desalmanachs,desrecueilsfolkloriques

et même des livres d’histoire locale

furent publiés en ukrainien.

Au siècle du printemps des peuples, la

prise de conscience d’une identité nationale

ne s’accompagna pas en Galicie-Volhynie de

revendications indépendantistes. Du moins

pastoutdesuite.Vienne,capitaledel’empire

puis de la double monarchie austro-hongroise,

apparaissait aux nationalistes ukrainiens

comme une alliée plutôt qu’un adversaire

: leur territoire était également habité

par une population polonaise et, dans un

© CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES. CARTES : © PHILIPPE GODEFROY.


Dniepr

L’extension russe (1667-1914)

All.

1815

Galicie

1772 Lemberg

Bukovine

1774

Autriche- 1812

Hongrie

Roumanie

Serbie

400 km

1792-1795

Volhynie

Danube

Bulgarie

Dniestr

1772

Kiev

Kharkov

1783

Mer Noire

Empire ottoman

Russie

1667

Ukraine

du Dniepr

Zaporogues

1864

Don

1810

1878

L’Ukraine indépendante (1918)

All.

Pologne

Tch.

400 km

Lit.

Lwow

Hong. Bukovine

Ruthénie

subcarpatique

Roumanie

Youg.

Galicie

Danube

Bulgarie

Dniepr

Dniestr

Kiev

Ukraine

Limite Ouest

de l’URSS

1922

Turquie

Russie

bolchevique

Limite Est de la

zone d’occupation

allemande

1917-1918

Mer Noire

Don

L’Ukraine soviétique (1922-1991)

Frontière

à partir

de 1945

Pologne

Tch.

Hong.

1945

Frontière

jusqu’en 1939

RSS de

Biélorussie

Galicie

Lvov

Dniestr

Kiev

RSS

d’Ukraine

URSS

Dniepr

x Territoires

ajoutés à l’Ukraine

par l’URSS

RSFS

de Russie

Don

La Seconde Guerre mondiale

All.

Hongrie

Frontière

de l’URSS

1940

Kiev

Commissariat

du Reich

Ukraine

Dniestr

Dniepr

Avancée

extrême

allemande

1942

URSS

Don

13

h

Youg.

Roumanie

Danube

Bulgarie

1945

1954

Mer Noire

Roumanie

Serbie

Danube

Bulgarie

Mer Noire

400 km

Turquie

400 km

Turquie

premier temps, les autorités autrichiennes

eurent tendance à favoriser les Ukrainiens

parrapportauxPolonais.Lerapportdeforce

s’inversa dans le dernier tiers du XIX e siècle

et ce fut alors que les nationalistes se mirent

à rêver ouvertement d’indépendance.

Ils étaient aidés en cela par un mouvement

similaire né de l’autre côté de la frontière,

en Russie. Contrairement aux Habsbourg,

les Romanov menaient une politique

plus jacobine en matière de nationalités.

Leur but était de créer une nation

«russienne » (et non pas «russe ») à partir

des trois principaux peuples slaves de leur

empire : les Russes, les Biélorusses et les

Petits Russes, c’est-à-dire les Ukrainiens. Si

le nationalisme ukrainien naquit en Galicie

autrichienne, l’indépendantisme se

développa cependant dans l’Ukraine russe,

appeléeparcommoditéUkraineduDniepr.

Tout au long du siècle, les contacts entre

intellectuels des deux côtés de la frontière

furent permanents et les échanges littéraires

et philologiques, notamment avec les

universités de Kharkov et de Kiev, créèrent

unedynamiquedanslesdomaineslinguistique

et culturel. Les écrivains Ivan Franko, en

Galicie, et Taras Chevtchenko, à Kiev, donnèrent

à l’ukrainien ses lettres de noblesse.

Contrairement à une idée reçue, l’ukrainien

était autorisé en Russie et la culture

ukrainienne favorisée car elle représentait

unepartiedel’héritagehistoriquecommun.

En revanche, l’activisme politique était

sévèrement interdit et durement réprimé.

Or, le mouvement nationaliste en Ukraine

du Dniepr, travaillé par les idées socialistes,

nihilistes et marxistes, considérait la Russie

comme une «prison des peuples » dont il

fallait se libérer. Les nationalistes du Dniepr

disposaient de ce qui manquait aux Galiciens

: un adversaire puissant à combattre.

Cela donna à leurs mouvements un aspect

considérablement plus radical.

Ilnefautcependantpasseleurrer:jusqu’à

la Première Guerre mondiale et les révolutions

de 1917, le nationalisme était loin

d’être majoritaire au sein de la population.


ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

14

h

Mais, comme toujours, les minorités agissantes

emportent les décisions.

NAISSANCE D’UN ÉTAT

SOUS CONTRÔLE

Enmars 1918,lasignature parlesbolcheviks

du traité de Brest-Litovsk avec Berlin laissa

aux Allemands le contrôle de l’Ukraine du

Dniepr. Dans un premier temps, ils tentèrent

de s’entendre avec les nationalistes

ukrainiens pour soutenir la création d’une

République nationale d’Ukraine (UNR)

dont la tâche, en échange de l’indépendance,devaitêtre

desoutenirl’approvisionnement

notamment alimentaire del’armée

allemande. Au bout de deux mois, constatant

l’incapacité de l’UNR à tenir ses engagements,

les Allemands décidèrent d’installeraupouvoirleurproprehomme,ungénéral

de l’armée tsariste, Pavlo Skoropadsky,

qui se fit proclamer hetman et instaura un

pouvoir autoritaire. Pour la première fois,

l’Ukraine était indépendante, mais sous

contrôle de Berlin.

Le pouvoir de Skoropadsky ne dura

que jusqu’à la signature de l’armistice de

novembre 1918. Les Allemands partis, il

s’effondra, laissant l’UNR tenter de revenir,

tandisqu’uneRépubliquesocialistesoviétique

d’Ukraine (RSSU), dirigée par les bolcheviks,

lui disputait le pouvoir. Lénine et

son « acolyte », le commissaire aux Nationalités

Joseph Staline, avaient en la matière

une vision proche de celle des Habsbourg

et estimaient que chaque nationalité présente

dans l’ancienne « prison des peuples

» devait disposer de son territoire,

de sa langue et de ses institutions… bien

évidemment sous le contrôle strictdu Parti

communiste bolchevique.

La guerre atroce entre l’UNR et la RSSU

dura trois longues années, dans un chaos où

se mêlaient aussi les généraux blancs et leurs

troupes, des armées anarchistes et des bandessans

foiniloi,quirivalisaient aussidans la

haine des Juifs et la dimension des pogroms

dont ils se rendaient coupables. Les bolcheviks

finirent par l’emporter et la RSS

d’UkrainedevintunEtatofficiellementindépendant,

mais soumis aux ordres des camarades

de Moscou. Quant à la Galicie, le traité

de Versailles l’attribua à la Pologne, faisant

perdurer ainsi le partage entre l’est et l’ouest.

Cependant, la formation de la RSS

d’Ukraine présentait, dès le départ, une

faille majeure qui ne manqua pas d’apparaître,

dans toute sa complexité, soixante-dix

ans plus tard, lors de l’effondrement de

l’URSS. La composition de la population

était en effet loin d’être uniforme dans les

anciennes régions de l’empire ainsi regroupées

par les Soviétiques : dans la partie

orientale, dans le « bassin du Donets » ou

Donbass, formé schématiquement par les

anciennes slobody, les habitants étaient

majoritairement Russes ethniques et

n’avaient jamais parlé l’ukrainien. Dans le

reste de l’Ukraine, en revanche, un sentiment

national sedéveloppa d’autant mieux

que la politique officielle du Parti communiste,

du moins dans les années 1920, était

la korenizatsija (l’«indigénisation »), qui

consistait à promouvoir l’autonomie culturelle

des différents peuples de l’URSS.

Dans ce cadre, l’ukrainien, langue officielle

delaRSSU,futfavoriséetenseigné.Audébut

des années 1930, il ne s’était jamais publié

autant de livres, de journaux et de revues en

ukrainien. De la même manière, les Russes et

les membres des autres nationalités présentes

sur le territoire – Polonais, Allemands,

Juifs, etc. – avaient le droit de recevoir un

enseignement dans leur propre langue et de

disposer de leurs propres publications. En

réalité, la nationalité de chaque habitant

de l’URSS était décorrélée de l’endroit où il

habitait. Ses papiers d’identité (le fameux

«passeport intérieur ») mentionnaient sa

citoyenneté – soviétique – et, dans le cinquième

paragraphe, sa nationalité propre,

c’est-à-dire celle de son lieu de naissance ou

de l’un de ses parents. Et peu importait l’itinéraire

qu’il suivait au cours de sa vie.

Dans lesannées1930,l’usagedeslangues

nationalesfutprogressivementmisdecôté

tandis que progressaient l’industrialisation

de l’URSS à travers les plans quinquennaux

et la collectivisation de l’agriculture, qui

imposaient une gestion unifiée de l’ensemble

du pays. Dans l’esprit de Staline et des

membres de la direction soviétique, cette

politique exigeait l’usage du russe comme

langue d’uniformisation.

Lacollectivisationdesterresfutaumême

moment à l’origine de l’une des plus grandes

catastrophes de l’époque. Il s’agissait

d’éliminer la classe sociale des paysans propriétaires

de leurs champs (koulaks) et de

les transformer en ouvriers agricoles dans

le cadre des fermes collectives ou d’Etat,

kolkhozes et sovkhozes.

La dékoulakisation se traduisit par la

confiscation des terres et des récoltes, ce

qui désorganisa totalement la production

agricole, provoquant une grande famine

qui culmina en 1932 et 1933, faisant quelque

sept millions de morts dans l’ensemble

de l’URSS : notamment en Russie et au

Kazakhstan, mais surtout en Ukraine où se

concentrait la plus grande partie des terres

agricoles. Rien que là, périrent quelque

quatre millions de personnes. Le souvenir

de cet événement – le Holodomor, que l’on

peut traduire par «famine » mais aussi par

«extermination par la faim » – est devenu,

depuisl’indépendanceen1991,unélément

important du ressentiment des Ukrainiens

à l’égard des Russes, même si cette conséquence

inhumaine de la collectivisation,

qui ne tenait pas compte des frontières,

était sociale et non ethnique.

La Seconde Guerre mondiale apporta à

l’Ukraine un lot de souffrances supplémentaires

car la majeure partie des combats

entre Allemands et Soviétiques se déroula

sur son sol. En 1941, beaucoup d’Ukrainiens,

qui avaient tant souffert du communisme,

accueillirent la Wehrmacht en libératrice. Ils

déchantèrent bien vite car Hitler n’avait nullementl’intentiondecréerunEtatukrainien

associé au Reich dans les valeurs du national-socialisme,

comme le demandait dans

une proclamation d’indépendance, le

30 juin 1941, l’un des principaux dirigeants

© AKG-IMAGES/ELSENGOLD VERLAG/SAMMLUNG WOLFGANG HOLTZ. © ALEXANDER KHUDOTEPLY/AFP.


L’UN CHASSE L’AUTRE

Page de gauche :

le 29 avril 1918, deux

mois après la signature

du traité de Brest-

Litovsk, Pavlo

Skoropadsky, général

de l’armée russe, se

fit proclamer hetman

d’Ukraine avec le

soutien de l’Allemagne

qui occupait le

territoire. L’armistice

de novembre signé

et les Allemands

partis, l’hetmanat

de Skoropadsky laissa

place à la rivalité entre

la République nationale

d’Ukraine (UNR) et

la République socialiste

soviétique d’Ukraine

(RSSU). Ci-contre : un

jeune militant prorusse

drapé dans le drapeau

communiste, en 2014,

à Donetsk, dans

la région séparatiste,

à l’est de l’Ukraine.

nationalistes ukrainiens de Galicie, Stepan

Bandera. Les nazis voulaient avant tout

récupérer les riches territoires ukrainiens

comme une colonie de peuplement germanique.

Or les formations bandéristes et les

groupes d’extrême droite ukrainiens qui, au

début de la guerre, combattaient aux côtés

des Allemands ou leur prêtaient main-forte

pour exterminer les Juifs dans la «Shoah par

balles » constituaient une entrave à ces

plans.Apartirdumilieude1943,faceàl’hostilité

nazie, les partisans de Bandera, réunis

au sein de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne

(UPA), se virent contraints de lutter

sur deux fronts : contre les «moscoutairesbolcheviques

», ce qu’ils faisaient depuis

deux ans, mais aussi contre les Allemands.

Bien entendu, d’autres partisans ukrainiens

– surtout dans le Donbass, mais pas

seulement – luttaient quant à eux du côté

de l’Armée rouge. Le clivage entre les deux

extrémités de l’Ukraine – la Galicie fortement

germaniséeet l’Est russien–semanifesta

cette fois dans le déchirement d’une

explosion de violence entre deux totalitarismes,

le nazi et le soviétique, avec des

combattants armés des deux côtés.

A la fin de la guerre, la Galicie et d’autres

territoires qui n’avaient jamais été russes

furentincorporésdéfinitivementàl’Ukraine

soviétique et connurent une soviétisation

forcée particulièrement violente, avec la

destruction systématique des élites intellectuelles

et politiques de l’ancien régime et la

spoliation généralisée qui accompagnait la

collectivisation des terres, du commerce et

des moyens de production. Cela ne fit que

renforcer l’aversion de ces populations à

l’égard du pouvoir soviétique, assimilé, évidemment,

à un pouvoir russe.

En 1954, pour célébrer officiellement le

300 e anniversaire du traité de Pereïaslav et

del’unionentrelaRussieetl’Ukraine,leParti

communiste soviétique fit cadeau à cette

dernière de la Crimée, qui n’avait jamais été

ukrainienne et était peuplée très majoritairement

de Russes. Les frontières intérieures

de l’URSS étant purement administratives,

cela ne changea rien pour les populations

concernées, du moins tant que perdura le

pouvoir soviétique. En revanche, après

l’effondrement de 1991 et l’indépendance

des républiques fédérées, la question de la

place des populations russes de Crimée et

du Donbass dans l’ensemble ukrainien se

posa avec une gravité croissante. Tant que

les premiers présidents de l’Ukraine indépendante,

Leonid Kravtchouk et Leonid

Koutchma,préservèrent un équilibre politique

entre l’est et l’ouest du pays, lorgnant

vers l’Europe mais ménageant la Russie, la

situation resta sous contrôle. En revanche,

après la « révolution orange » de 2004, le

pouvoir prit une orientation de plus en plus

pro-occidentale et antirusse. Les tensions

entre l’est et l’ouest de l’Ukraine s’exacerbèrentetatteignirentleurparoxysmelorsdela

crise de l’Euromaïdan, en 2013-2014, entraînant

le pays dans la guerre civile, jusqu’à ce

que le pouvoir russe en prenne prétexte, en

2022, pour envahir le pays. 2

Ecrivain et journaliste, spécialiste

de la Russie et de l’ex-URSS, Pierre Lorrain

est l’auteur de Moscou et la naissance d’une

nation (Bartillat, 2010) et de La Fin tragique

des Romanov (Bartillat, 2018).

À LIRE de Pierre Lorrain

L’Ukraine,

une histoire

entre deux destins

Bartillat

688 pages

25 €

15

h


C INÉMA

Par Geoffroy Caillet

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

© GUY FERRANDIS/PATHÉ FILMS.

Des

hommes

etdufeu

Avec Notre-Dame brûle, Jean-Jacques Annaud livre un film

spectaculaire et inspiré, à mi-chemin entre le documentaire

et le thriller, sur l’incendie de la cathédrale de Paris.

16

h

PHOTOS : © MICKAEL LEFEVRE-BSPP/PATHÉ FILMS.

« Tout est vrai sans que rien ne semble

vraisemblable. » Placée en exergue

de Notre-Dame brûle, cette citation

de Rivarol traduit l’impression qui a saisi le

monde entier le 15 avril 2019 au spectacle

de l’incendie de la cathédrale de Paris. Elle

dit aussi la teneur du film de Jean-Jacques

Annaud : une épopée haletante où le spectateur

cherche sans cesse à douter de ce

qu’il voit dans l’espoir de conjurer une réalité

qu’il ne connaît que trop. En s’ouvrant

sur un plan de cigarette allumée, en faisant

crépiter plus loin des câbles électriques,

Notre-Dame brûle s’ingénie à brouiller les

pistes.Carcen’estpaslacausedel’incendie

de la cathédrale, dont l’enquête vient tout

juste de conclure qu’il n’était pas criminel,

qui intéresse Annaud, mais l’histoire hallucinée

de son sauvetage, le combat à mort

qui s’est joué pendant quinze heures entre

des hommes et du feu. Ironie du cinéma :

il y a quarante ans, le réalisateur du Nom

de la rose et de L’Ours avait réalisé une première

et mémorable Guerre du feu.

Tragédie gothique, Notre-Dame brûle

filme d’abord le drame minutieux et implacable

qui s’est noué dans la cathédrale à

partir de 18 h 17. La détection de l’incendie

à cette heure-là marque aussi le début

d’une cascade de dysfonctionnements plus

absurdes les uns que les autres, du surveillant

de l’alarme qui étrenne son poste

aux rues de Paris encombrées de vélos qui


DANS LES COULISSES DU TOURNAGE Ci-contre : scène de Notre-Dame

brûle tournée dans les studios de la Cité du cinéma à Saint-Denis, où le beffroi

de Notre-Dame a été entièrement reconstitué pour les besoins du film. Page

de gauche, en haut : Jean-Jacques Annaud devant Notre-Dame. En dessous :

une scène tournée dans les studios de cinéma de Bry-sur-Marne.

retardent l’arrivée des pompiers. Epousant

la progression du feu, la tension monte chez

le spectateur, qui s’évertue à distinguer les

scènes de fiction – jouées par des acteurs

peu connus du grand public – des archives

vidéo, le passage maîtrisé des unes aux

autres constituant un point fort du film.

Vient ensuite l’apocalypse. Car le monstre

a choisi le plus beau des théâtres. Assumant

en cinéaste la beauté implacable de

l’horreur, l’esthétique survoltée de l’effroi,

Annaud filme le buisson ardent de la charpente,

le déluge de feu qui s’abat des voûtes

d’une cathédrale reconstituée en studio, le

fleuveinfernalduplombfondusedéversant

dans les gargouilles ou sa pluie maléfique

perçant les tuyaux des pompiers. On était

devant Notre-Dame ou derrière son écran

le 15 avril 2019. Par la grâce d’une mise en

scène au cordeau et d’effets spéciaux époustouflants,

on se retrouve au cœur du brasier

avec les héros indiscutés de l’événement.

Car ce sont bien les pompiers, du général

commandant la brigade aux toutes

jeunes recrues, qui sont le véritable sujet

d’Annaud. Dans les escaliers enfumés, sur

les coursives impraticables,on les voit partout

au cœur de l’enfer, luttant pied à pied

contre l’ennemi, courageux et modestes,

parfaitement humains dans leur héroïsme,

conscients, surtout, jusqu’au fond de leurs

tripes, de la nature surnaturelle de ce

monument de pierre. C’est cette sourde

conscience d’un enjeu suprême que le film

capturefinalementlemieux,danslesauvetage

rocambolesque de la couronne d’épines

comme dans l’humble bougie qu’une

fillette dépose avec sa prière aux pieds de

la Vierge à l’Enfant (créditée au générique

!). Sur la joue de la statue, une larme

roule, échappée des lances à incendie. De

ce thriller dont chacun connaît l’issue –

victorieuse, malgré les plaies béantes – un

souffle jaillit. C’est l’âme de Notre-Dame et

elle est immortelle. 2

Notre-Dame brûle, de Jean-Jacques Annaud, 1 h 50.

LA GRANDE IMMERSION

C’est le rêve de tous les passionnés

d’histoire : voyager à travers les époques.

La société de production Amaclio

l’a réalisé : depuis le 15 janvier, sous

la Grande Arche de La Défense,

une « expédition immersive » propose

au public de se plonger dans l’histoire

de Notre-Dame de Paris, depuis

la pose de la première pierre au XII e siècle

jusqu’au chantier de restauration actuel.

Equipés d’un casque de réalité virtuelle,

les visiteurs déambulent pendant 45 min

dans un univers en trois dimensions,

entièrement créé à partir d’images de

synthèse, et peuvent notamment revivre

la pose de la rosace, gravir le beffroi,

se glisser sous la charpente… Le dispositif

de 500 m 2 sera installé dans la salle

des Gens d’armes de la Conciergerie au

printemps, avant d’occuper le parvis

de Notre-Dame de Paris à l’automne. F-JA

« Eternelle Notre-Dame », jusqu’au 21 décembre 2022.

Espace Grande Arche, 1 parvis de La Défense, 92400 Puteaux.

Tous les jours, sauf le lundi, de 12 h à 20 h (dernière

entrée 19 h). Tarifs : 35 €/25 € (sur place) ou 30 €/20 €

(en ligne). Rens. : www.eternellenotredame.com

LES NOUVEAUX TRÉSORS DE NOTRE-DAME

Ala croisée du transept de Notre-Dame

de Paris, un sarcophage anthropomorphe

en plomb a été exhumé lors de fouilles

archéologiques (photo, à droite) préalables

à l’installation d’un échafaudage : datant au

plus tard du XIV e siècle, il serait celui d’un

haut dignitaire. Une caméra endoscopique

a permis d’y observer des vestiges textiles,

organiques et végétaux, qui seront analysés

en laboratoire. Dans le chœur, ce même

chantier de 120 m 2 a mis au jour les éléments

sculptés polychromes d’un jubé du

XIII e siècle, démoli au XVIII e siècle, de «très

belles pièces, parmi lesquelles deux têtes,

des pieds, des mains, des motifs végétaux,

comme on l’a observé aussi dans les cathédrales

de Noyon et Bourges », commente

Dorothée Chaoui-Derieux, conservatrice

au service régional de l’archéologie

de la DRAC Ile-de-France,

qui a prescrit cette fouille menée

par l’Institut national de recherches

archéologiques préventives

(INRAP). Une fois étudiés, peutêtre

ces fragments rejoindront-ils ceux

découvertsau XIX e siècle par Viollet-le-Duc

et exposés au Louvre. Marie Zawisza

© ORANGE/EMISSIVE-ETNERNELLE NOTRE-DAME © P. ZACHMANN/MAGNUM PHOTOS.


ENTRETIEN AVEC JUAN CARLOS D’AMICO

Propos recueillis par Frédéric Valloire

L’

Europe rêvée

de

CharlesQuint

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

18

h

Fruit de plusieurs années de recherches de deux

spécialistes de Charles Quint, une nouvelle biographie

de l’empereur remet en perspective son grand projet

européen d’empire universel chrétien.

Pour présenter l’empereur

Charles Quint (1500-1558) lors

d’une conférence à l’université

de Salamanque, son descendant, Otto

de Habsbourg (1912-2011), soulignait :

«Le thème est trop profond et trop

faibles sont les forces d’un seul homme,

pour enfermer dans le cadre d’une

brève étude la figure monumentale

du grand souverain. Pour lui rendre

justice, pour comprendre sa grandeur,

fût-ce de manière approximative,

il faudrait décrire tout son siècle, ce qu’il

a signifié pour l’Occident, pour l’Eglise,

pour l’empire, pour le monde. »

Car affronter le seul prince de son temps

qui couche par écrit ses problèmes,

ses idées, ses angoisses est œuvre

de titan. D’autant qu’il a la plume

facile, travaille avec ardeur, règne

longtemps, assume des responsabilités

multiples et écrasantes et passe

le quart de sa vie à cheminer, à cheval

ou en litière, par toutes les routes,

toutes les mers et tous les temps,

de Gand à Séville, de Vienne à Alger,

de Messine à Londres. Aussi est-ce avec

curiosité que l’on suit l’entrée en lice

de deux universitaires peu connus : Juan

Carlos D’Amico est italien et enseigne

sa langue maternelle à l’université

de Caen ; Alexandra Danet, agrégée

d’espagnol, diffuse sa connaissance

du monde hispanique à l’Institut

d’études politiques de Paris. Le premier

avait étudié le renouveau du mythe

impérial en Italie au XVI e siècle ;

la seconde s’était spécialisée dans

les relations entre les Etats italiens et

l’Espagne au XVII e siècle. En 2007, un

colloque les a réunis autour de Charles

Quint. Décision est alors prise d’écrire

à quatre mains cette biographie en

insistant sur la dimension européenne

de Charles Quint. Le résultat ?

A la hauteur de l’ambition. Sans l’ombre

d’un doute, leur Charles Quint peut

rivaliser avec ceux écrits par d’illustres

devanciers, tels Pierre Chaunu

et Michèle Escamilla (Fayard, 2000),

Denis Crouzet (Odile Jacob, 2016).

Duc, roi, empereur ?

Quelles sont les grandes

dates à retenir de la vie

mouvementée de cet

« empereur nomade » ?

Quelle est sa formation ?

Il est né le 24 février 1500 au palais

Prinsenhof, à Gand. Il meurt le 21 septembre

1558 au monastère de Yuste,

en Estrémadure. Un parcours géographique

qui résume presque sa vie. Duc

de Bourgogne, depuis 1506 (après la

disparition prématurée de son père

Philippe le Beau), Charles est proclamé

roi de Castille et d’Aragon en 1516, à la

mort de son grand-père maternel, Ferdinand

le Catholique, même si l’héritière

légitime du trône était sa mère

Jeanne, passée à la postérité comme

« Jeanne la Folle ». Ensuite, en 1520,

après la mort de son grand-père paternel

Maximilien I er , il est élu empereur à

Francfort et couronné roi des Romains

à Aix-la-Chapelle. Finalement, avec le

couronnement de Bologne de 1530

par les mains du pape Clément VII, il

devient empereur des Romains. S’il

apprend ainsi l’art de régner et si, après

chaque élévation à un rang supérieur,

la tâche politique qui lui incombe se

révèle de plus en plus herculéenne, sa

formation a commencé dès l’enfance.

Leur père mort, leur mère enfermée en


CHEVALIER CHRÉTIEN

Ci-contre : Portrait de Charles

Quint, par Barend Van Orley, début

du XVI e siècle (Bourg-en-Bresse,

musée du Monastère royal de Brou).

Page de gauche : Juan Carlos D’Amico,

auteur, avec Alexandra Danet,

de Charles Quint. Un rêve impérial

pour l’Europe, est professeur d’italien

à l’université de Caen-Normandie.

© SOLANUM PHOTOGRAPHISTES. © JEAN-PAUL DUMONTIER/LA COLLECTION.

anachroniques. Charles partageait ces

principesavecdenombreuxaristocrates

etlesprincesdesonépoque,HenriVIIIet

FrançoisI er .EnFrancesurtout,sonimage

a été celle d’un prince peinant à comprendre

les changements institutionnels

en cours. En réalité, il faut nuancer la

notion de rupture entre Moyen Age et

Renaissance. Bien évidemment s’annoncent

de profondes transformations éthiques,

politiques, religieuses et culturelles.

Elles n’effacent pas cependant les

aspirations de l’époque précédente : le

républicanisme savonarolien cohabite

avec la conception machiavélienne du

prince ; l’idée d’une monarchie universelles’opposeauxambitionsterritoriales

et aux tentatives d’indépendance politique

des princes, des ducs et des républiques

; l’idéal de croisade ou la croyance

dans les prophéties demeurent très

ancrés dans l’imaginaire collectif chrétien

et continuent de jouer un rôle de

première importance dans les relations

entre les Etats. Le projet politique de

Charles pouvait susciter des adhésions

parce qu’il renouait avec des attentes

messianiques, toujours vives.

19

h

Espagne, Charles et ses sœurs sont

confiés à leur tante Marguerite, la fille

de Maximilien I er , qui s’installe à Malines.

Il grandit au sein d’une culture aristocratique

moins attachéeàunebonne

formation intellectuelle qu’à l’apprentissage

du maniement des armes. De

nombreux témoignages contemporains

confirment sa dextérité dans ce

domaine où il faisait l’admiration et

la fierté de son grand-père paternel. Il

était fasciné par ce grand-père qui avait

repris à son compte l’héritage laissépar

son beau-père, Charles le Téméraire, et

voulait récupérer les territoires que

les Bourguignons estimaient usurpés

par le roi de France. Pour cela, recouvrer

l’ancien duché de Bourgogne et sa

capitale Dijon fut l’une des préoccupations

premières de Charles pendant

une bonne partie de sa vie.

Est-il homme du passé

avec son côté chevaleresque

et son projet d’un empire

universaliste chrétien ?

Charles garda constamment à l’esprit

les enseignements moraux, chevaleresques

et religieux ainsi que les coutumes

bourguignonnes dans lesquelles il avait

été élevé. Sa ligne de conduite fut pratiquement

toujours en harmonie avec les

idéaux assimilés dans sa jeunesse qui,

malgré un monde en pleine mutation

technologique (diffusion de l’imprimerie

et des armes à feu), n’étaient en rien

Face aux Etats-nations

qui se forment, l’idée

impériale est-elle encore

actuelle ? Et que signifie

alors « empire » ?

Le concept d’empire, à la Renaissance,

était polysémique, très complexe ;

impossible de le définir avec rigueur. La

« monarchie composite » de Charles

Quint et l’idée d’empire qui l’accompagne

en sont un exemple. Son élaboration

liée à une logique juridique, religieuse

et historique dans un ensemble

de territoires qui se pense potentiellement

sans frontières, comme celui de la

république chrétienne, varie sous la

plume des intellectuels contemporains.

Cette création politique originale et


unique en son temps fut un véritable

laboratoire politique de l’Europe

moderne. Ni utopique ni anachronique,

elle oblige à revoir le « paradigme étatiste

» qui avait poussé les historiens à

la considérer comme une survivance

condamnée à une extinction rapide. A

cette construction historiographique

s’oppose celle de son éternel rival, François

I er , qui apparaissait déjà comme le

souverain d’un Etat moderne. Or, en

quoi consiste la formation des Etatsnations

? S’il s’agit d’un principe de centralisation

administrative, ce phénomène

était présent bien avant le début

du XVI e siècle. En revanche, si par Etat

moderne on se réfère à la séparation des

pouvoirs législatif, exécutif ou judiciaire,

nous en sommes loin. En réalité, l’on

parle encore de république chrétienne,

le pape tient un rôle prédominant dans

les relations avec les princes chrétiens, il

est question d’investitures et de conflits

entre le souverain pontife et l’empereur,

questions d’un temps qu’on pense

souvent révolu. La lutte pour la couronne

impériale concerne Charles

Quint, Henri VIII et François I er qui tous

perçoivent leur pouvoir au travers d’un

« prisme médiéval ». Ainsi, les thuriféraires

de François I er affirment que le roi

de France veut conduire une croisade en

tant que « fils aîné de l’Eglise », reconquérir

tous les territoires qui revenaient

de droit à son royaume et qu’il ne vivrait

en paix que lorsque toute la république

chrétienne serait assujettie à son pouvoir,commeàl’époquedeCharlemagne.

La guerre de plus de trente

ans entre François I er et

Charles serait-elle justifiée ?

Dans la première moitié du XVI e siècle,

la politique nationale des Etats et leur

politique d’expansion sont surtout guidées

par des alliances matrimoniales,

© AKG-IMAGES. © AKG-IMAGES/ERICH LESSING.

des intérêts dynastiques et des revendications

familiales sur d’anciennes

possessions. Charles rêvait de reconquérir

toutes les terres de Bourgogne

que Louis XI avait arrachées à sa grandmère

paternelle, Marie de Bourgogne,

la fille du Téméraire. Il considérait aussi

que les royaumes de Naples et de Sicile

lui appartenaient en tant qu’héritier de

Ferdinand le Catholique, et qu’il avait

le duché de Milan sous son pouvoir en

tant qu’empereurduSaintEmpire.Toutefois,

la « vérité historique » de Charles

n’était pas celle de François I er qui

donnait une interprétation diamétralement

opposée des événements.

Comme Charles, François I er voulait

le royaume de Naples et le duché de

Milan sans parler du duché de Bourgogne

qu’il considérait comme acquis

au royaume de France. Ni l’un ni l’autre

n’aurait renoncé aux territoires qu’ils

estimaient leur appartenir. Leur honneur,

leur réputation, leur prestige et

leur renommée auraient été affaiblis

aux yeux de leurs enfants et des différentes

classes de la société. En outre, le

règne d’un souverain devait s’inscrire

dans le respect de ses ancêtres et de sa

tradition dynastique. Sans compromis

satisfaisant, seules les armes étaient

capables de dénouer une telle situation.

Une «bonne guerre » valait mieux

qu’une « mauvaise paix ». Si les princes

électeurs allemands et les batailles en

Italie avaient récompensé François I er

par des victoires, il se serait volontiers

rangé derrière la nécessité d’administrer

une monarchie française composite

avec à sa tête les membres de sa

famille ou des familles aristocratiques

alliées des Valois. Cependant, la défaite

à l’élection impériale et les guerres en

Italie donnèrent raison à Charles. C’est

donc à lui que revint la tâche de gérer ce

conglomérat d’Etats hétérogènes en

utilisant des membres de sa famille et

des clientèles impériales.

Vous insistez

sur les problèmes

de communication

qu’a rencontrés


cet empereur à cheval.

Comment gouverner

ce conglomérat ?

Après son élection impériale, Charles

devait organiser et consolider ces vastes

territoires qui s’étendaient des Indes

occidentales à l’Europe et où vivaient

des peuples de cultures et de langues

différentes. Comment administrer ces

royaumes, vice-royaumes, principautés

ecclésiastiques, archiduchés, duchés, villes

libres où les lois et les formes de gouvernement

différaient ? La nécessité de

les unifier politiquement, administrativement

et, dans une certaine mesure,

socialement, impliqua un nouveau

mode de gestion. Charles Quint chargea

le chancelier Mercurino Arborio de Gattinara,

un juriste italien, de donner une

structureplusrationnelleàcetensemble

hétéroclite afin de garantir aux Habsbourg

une influence prépondérante

dans l’ensemble de l’Europe. Face à une

tâche d’une telle ampleur, de nouvelles

méthodes, fonctions et structures

furent mises alors en place qui se distinguèrent

de celles des autres royaumes

européens. Ainsi naquit, avec une fonction

consultative, le Conseil d’Etat, véritablecentrenévralgiquedupouvoirqui

s’occupait essentiellement de politique

étrangère.Silechancelieren déterminait

lesquestionsdébattueset l’ordredesdiscussions,

l’empereur le présidait. L’administration

intérieure des royaumes espagnols

fut confiée au Conseil d’Aragon et

au Conseil de Castille, l’administration

financière échut au Conseil des finances.

D’autres organismes furent créés par la

suite, comme le Conseil des Indes. Avec

toujours un but : rationaliser l’administration.

Un autre élément de modernité

futuneorganisationdeladiplomatieliée

à la structure de l’empire et à sa politique

internationale. Les finances impériales

garantirent une présence constante des

ambassadeurs impériaux dans les villes

européennes les plus importantes. Pour

assurer une relation efficace avec les

agents diplomatiques, fut mis sur pied

un système postal grâce à un contrat

passé avec la famille Tassis (futur Taxis)

pour gérer le service postal à l’intérieur

DYNASTIE IMPÉRIALE

Page de gauche : L’Empereur

Maximilien I er et Marie de Bourgogne

avec leur fils, Philippe le Beau

(en haut, au milieu), et leurs petits-fils,

Ferdinand I er et Charles Quint, et

Louis II de Hongrie, époux de leur petitefille

Marie (en bas, de gauche à droite),

par Bernhard Strigel, après 1515

(Vienne, Kunsthistorisches Museum).

Ci-contre : Buste de Charles Quint,

par Leone et Pompeo Leoni, 1553-

1555 (Madrid, Museo del Prado).

des territoires administrés par les Habsbourg

et une connexion avec les territoires

italiens. Des milliers de lettres circulaient

dans toute l’Europe, mais malgré

la quantité d’hommes, de chevaux et de

bateaux mis à disposition de ce service,

le temps que la correspondance mettait

à parcourir une même distance variait

considérablement.

Le nouveau monde

semble absent de votre

ouvrage en dehors

de quelques silhouettes,

telle celle de Cortès ?

Nous nous sommes limités à analyser

la stratégie politique de Charles Quint

en Europe, stratégie due en grande partie

à Gattinara. En s’appuyant sur le

mythe de la monarchie universelle et le

triomphe final du christianisme, elle

avait comme objectifs la destruction

de la monarchie française et la suprématie

des Habsbourg en Europe. L’or

en provenance des Indes occidentales

était avant tout un recours providentiel

pour mener à bien ce projet politique

en couvrant les dettes contractées

pour obtenir la suprématie militaire

en Europe. Ainsi, la Castille garantit sa

fidélité à la Couronne et consentit à lui

fournir les soldats et l’argent indispensables

au maintien du système impérial.

Cela conduira ce royaume au bord de la

faillite alors qu’une bonne partie de sa

population était écrasée par la misère,

malgré l’abondance de richesses en

provenance des Indes occidentales.

Charles Quint a-t-il eu

conscience que sa politique

se solderait par un double

échec, contre les Turcs

et contre les protestants ?

En Allemagne, Charles Quint avait

obtenu la consécration de son pouvoir.

Paradoxalement, ce furent les difficultés

auxquelles il se heurta dans ce pays

qui provoquèrent l’échec de son programme

politique. Les exigences des

princes allemands, les problèmes religieux

qui ruinaient l’unité du monde

chrétien et le conflit avec son frère pour

la succession impériale l’amenèrent à

différer constamment la réalisation

d’un projet qui devait être l’œuvre de sa

vie. Il concentra tous ses efforts pour

fairedesonfils Philippelesuccesseurde

son frère Ferdinand à la tête du Saint

Empire en négligeant la résistance de

son frère et de son neveu Maximilien.

Le projet dynastique échoua : les

21

h


UN EMPEREUR À CHEVAL

Ci-contre : Portrait équestre de Charles

Quint à Mühlberg, par Titien, 1548

(Madrid, Museo del Prado). Le 24 avril

1547, Charles Quint remporta, à Mühlberg,

à environ 150 km au sud de Berlin,

une victoire écrasante contre les princes

protestants allemands du Nord, unis

sous la bannière de la ligue de Smalkalde.

Malgré cette victoire, l’empereur dut signer,

en 1555, la paix d’Augsbourg, qui accordait

aux Etats luthériens la possibilité de choisir

entre les deux confessions chrétiennes.

Habsbourg n’avaient plus un seul chef,

mais deux branches et deux dynasties.

Est-ce la raison de sa

retraite après ses deux

abdications volontaires

(1555 et 1556) dans

le monastère de Yuste ?

Son abdication suscita la surprise et

l’étonnement dans toute l’Europe.

L’échec de ses projets politiques, l’hostilité

du nouveau pape Paul IV, une condition

physique détériorée, ainsi qu’une

certaine fatigue de vivre peuvent expliquer

cette décision. Quant à sa retraite,

certains historiens ont mis en évidence

son aspect mystique. L’empereur était

arrivé dans ce monastère des montagnes

d’Estrémadure pour y expier ses fautes,

être en paix avec sa conscience et se préparer

au jugement divin. Il poursuivait la

pratique religieuse qu’il avait exercée

avec zèle pendant ses années au pouvoir.

Iln’étaitnicloîtrédansunecellule,niisolé

durestedumonde.Ilavait fait construire

une demeure seigneuriale bâtie sur deux

étages qui jouxtait la chapelle du monastère.

Ornée de colonnes toscanes, couronnée

par une large terrasse couverte,

cette bâtisse de style Renaissance s’intégrait

parfaitement à l’austère architecture

du monastère. L’abandon de la vie

séculaire fut partiel. Charles continua à

s’occuper de politique. Des lettres arrivaient

à Yuste en provenance de toute

l’Europe. Ses enfants lui écrivaient,

demandaient des conseils et le tenaient

informé de l’évolution des affaires. Ses

journéesétaientparfaitementrythmées:

le matin, prière, messe, examen des affaires

courantes avec ses secrétaires, repas ;

l’après-midi, potager, pêche dans le bassin,

visites qu’il recevait, souper. Les soirs

d’été, il aimait s’attarder sur la terrasse ou

le mirador pour profiter de la fraîcheur.

Une belle mort ?

L’empereur avait alors 58 ans. Sa santé

précaire faisait de sa vie quotidienne un

véritable calvaire. De terribles crises de

goutte l’empêchaient parfois de marcher

et ses gentilshommes de chambre

© DOMINGIE & RABATTI/LA COLLECTION.

devaient alors le déplacer sur une litière.

Illuiétaitdevenuimpossibledemonterà

cheval.Toutefois,ilnerenonçaitpasàl’un

de ses plaisirs, les mets succulents salés et

épicés accompagnés d’une bonne bière

glacée. Son jeune médecin Henri Mathys

de Bruges n’avait pas la tâche facile et il

écrivait quotidiennement des lettres à la

régente Jeanne sur l’état de santé de son

père et sur sa difficulté à lui faire changer

ses habitudes alimentaires. Pendant

les premiers jours de septembre 1558,

la santé de Charles empira. Il vomissait

constamment. La nuit du 16 septembre,

il eut un accès de froid accompagné d’un

vomissement de bile noire, suivi d’une

violente attaque de fièvre qui le paralysa

et le priva de la parole pendant une journée

entière. Le 19 septembre, nouvelle

crise avec les mêmes symptômes. Le

matin du 21 septembre, l’empereur

fut certain que son heure était arrivée.

Les moines se réunirent autour de son

lit pour réciter des prières pour les

agonisants. Charles demeura toujours

conscient, il ne perdit ni connaissance ni

l’usage de la parole. Il demanda un crucifix,l’embrassaet

letint sur sapoitrine.Un

instant plus tard, il émit deux ou trois

profonds soupirs et il s’éteignit. L’homme

qui avait été le plus puissant de la terre

était mort de malaria.2

À LIRE

Charles Quint.

Un rêve impérial

pour l’Europe

Juan Carlos

D’Amico et

Alexandra Danet

Perrin

768 pages

27 €


H OMMAGE

Par Jean-Louis Voisin

L’Antiquité

au cœur

Spécialiste de l’histoire des religions de l’Antiquité grécoromaine,

Marie-Françoise Baslez s’est éteinte le 29 janvier 2022.

Elle laisse une œuvre dense, rigoureuse et érudite.

« Je fais de l’histoire au ras du sol », aimait à

dire, avec un brin de coquetterie, Marie-

Françoise Baslez. Elle signalait ainsi qu’elle

s’attachait d’abord aux realia, aux textes

épigraphiques, aux approches concrètes de

l’histoire plutôt qu’aux grandes constructions

intellectuelles abstraites. Pourtant, de

fait, cette Angevine fière d’un passé familial

«chouan » appartenait au cercle des intellectuels

par son parcours d’excellence,

jalonné de prix littéraires : Ecole normale

supérieure de jeunes filles, première à l’agrégation

féminine d’histoire en 1970, postes de

maître-assistante à l’ENS et dans différentes

universités avant d’accéder au professorat

en 1993, à Orléans, puis Rennes, Paris-Est-

Créteil (Paris-XII), enfin à Paris-Sorbonne

(Paris-IV) en 2010 où elle occupait la chaire

d’histoire des religions de l’Antiquité. Enseignante

donc, une remarquable enseignante,

exigeanteetgénéreuse,unedecellesdontles

étudiantssesouviennenttouteunevie.Mais

également, une historienne hors pair. Si elle

a beaucoup écrit, organisé des colloques,

publié une centaine d’articles spécialisés,elle

tenait à informer un public plus large que

celuidesspécialistesdesavancéesfaitesdans

sondomaine:c’estlaraisonpourlaquelleelle

accepta avec joie de participer dès l’origine

au conseil scientifique du Figaro Histoire.

La cité grecque était le monde premier

desarecherchehistorique,qu’elleatrèsvite

dépassé. Dès sa thèse de troisième cycle,

Recherches sur les conditions de pénétration

et de diffusion des religions orientales à Délos

(II e -I er s. avant notre ère), soutenue en 1972 et

publiée en 1977, s’affirment trois thèmes qui

irriguerontjusqu’auboutsontravail:lechoix

de l’époque hellénistique où les courants

© DIDIER GOUPY/SIGNATURES.

d’échanges sont puissants et variés en particuliersurl’îledeDélos,danslesCyclades,qui

est privée de son indépendance peu avant

le milieu du II e siècle av. J.-C. et où la majeure

partie de la population est formée d’Orientaux;l’intérêtpourlesfidèlesquiaccueillent

etdiffusentdesdivinités,carpourelle«l’histoire

des religions ne doit pas être une simple

théologie », donc le recours constant aux

inscriptions, seuls témoignages qui dévoilent

le statut des fidèles et la nature du dieu

qu’ils invoquent ; l’attention portée aux

associations placées sous le patronage de

dieux orientaux qui forment de nouveaux

cadres pour la vie religieuse.

Sa thèse d’Etat sur les étrangers à Délos

poursuivit logiquement cette recherche qui

déboucha sur un essai, L’Etranger dans la

Grèce antique (1984, rééd. 2008). Salué par la

communauté scientifique, accessible à tous,

l’ouvragepermetàMarie-Françoised’approfondir

la qualité de citoyen et d’élargir son

horizon : elle se tourne vers un voyageur par

excellence,Paul,l’apôtrePaul,juifetcitoyen

romain, à qui elle consacre une biographie

magistrale (1991). Elle ouvre un passage

entreleportraitidéaletstéréotypéetlaréalité

d’une personnalité complexe, «homme

de Dieu, qui vécut sa vie pour Dieu ». Puis,

dans le sillage de Paul, elle explore avec

Jean-Marie André le monde des voyages

dansl’Antiquité(1993),analyselesrapports

entre judaïsme, hellénisme et christianisme

dans Bible et histoire (1998) et livre une synthèse

ambitieuse, brillante et réussie sur

Les Persécutions dans l’Antiquité. Victimes,

héros, martyrs (2007).

Désormais,ellenecessedetravaillersurles

premiers temps du christianisme sans que

sa foi catholique, vive et engagée, n’interfère

avec ses enquêtes. A côté d’un Dictionnaire

historique des évangiles (2017), elle croise

le fer avec Paul Veyne sur les raisons de la

conversion de Constantin (Comment notre

monde est devenu chrétien, 2008) et défriche

deux pistes peu empruntées, celles des

réseaux et des correspondances épiscopales

(Les Premiers Bâtisseurs de l’Eglise, 2016) et

celle de L’Eglise à la maison (2021), son dernier

essai. Il raconte l’histoire des premiers

chrétiens qui tout en «faisant communauté

dans une maison » ne se renferment pas sur

eux-mêmes, mais apprennent pas à pas à se

situer dans une société et dans une culture

quelechristianismeestencoreloindefaçonner.

Deux ouvrages qui retrouvent dans le

christianisme les thèmes affirmés pour le

paganisme dès sa recherche sur Délos.

J’ajoutequeMarie-Françoiseétaitunemerveilleuse

amie qui avait su tisser un réseau

d’amitiés. Elle s’accommodait de nos différences

que nous cultivions par jeu érudit.2

23

h


H ISTORIQUEMENT

Par Jean Sévillia

INCORRECT

ÇA IRA MIEUX DEMAIN

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

24

h

© BALTEL/SIPA.

Unpostulat domine, depuis quelques

années, la vie publique française : le

clivage gauche-droite serait dépassé,

puisque la droite s’est ralliéeaux idées sociétales

de la gauche et que la gauche s’est rangée

aux lois économiques du marché, naguère apanage de la

droite. Le véritable clivage opposerait désormais les progressistes

aux populistes ou aux conservateurs. Emmanuel Macron a, quant

à lui, franchement choisi son camp. « Le véritable clivage aujourd’hui

est entre les conservateurs passéistes (…) et les progressistes

réformateurs qui croient que le destin français est d’embrasser la

modernité », écrivait-il, en 2017, dans son livre Révolution. Le futur

chef de l’Etat s’y était engagé à « réinventer » la France et à lutter

contre «l’immobilisme » en levant les «blocages ». En 2022, candidat

à sa succession, il s’est contenté, du fait de la situation internationale,

d’une déclaration de candidature d’un format modeste,

mais où il assurait que «l’enjeu est de bâtir la France de nos enfants,

pas de ressasser la France de notre enfance ». Une affirmation qui

posait en principe que le monde de demain devrait nécessairement

être meilleur que celui d’hier, conception propre au progressisme,

idéologie qui présupposeun progrès inéluctable, non point

seulement dans le domaine technique ou scientifique, qui relève

de l’évidence, mais dans le domaine politique, social, moral et

culturel, que l’expérience historique ne vérifie pourtant pas. En

quoi, par exemple, le XX e siècle, qui vit deux guerres mondiales, le

goulag, Auschwitz et Hiroshima, aurait-il été plus civilisé que le

siècle de Périclès ou celui de Louis XIV ?

C’est en vue d’explorer ce panorama idéologique que trois universitaires

ont entrepris une œuvre collective d’une dimension

considérable puisqu’elle s’est traduite, in fine, par la parution de

trois dictionnaires de plus de 1 200 pages chacun. En 2017, Christophe

Boutin, professeur à l’université de Caen-Normandie où il

enseigne le droit constitutionnel et l’histoire des idées politiques,

Olivier Dard, professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne Université,

et Frédéric Rouvillois, professeur de droit public à l’université

Paris-Descartes, codirigeaient un Dictionnaire du conservatisme.

Deux ans plus tard, les mêmes patronnaient un Dictionnaire

des populismes. Cette année, enfin, leur Dictionnaire du progressisme

vient achever le triptyque. Chacun des volumes a fait appel à

une centaine de collaborateurs, dont certains ont participé à deux

Après deux premiers opus consacrés

au conservatisme et aux populismes,

Le Dictionnaire du progressisme

vient clore le monumental triptyque

fruit du travail collectif de plus

d’une centaine de contributeurs.

dictionnaires, voire aux trois, si bien que la liste des contributeurs,

philosophes, juristes, historiens, sociologues ou journalistes, forme

un ensemble éblouissant. Retenons notamment, outre les trois

codirecteurs qui ont signé de nombreuses notices, les noms d’Eric

Anceau,EugénieBastié,PhilippeBénéton,GuillaumeBernard,Jean-

Paul Bled, Mathieu Bock-Côté, Rémi Brague, Stéphane Courtois,

Chantal Delsol, Alexandre Devecchio, Patrice Gueniffey, Jean-Louis

Harouel, Alain Lanavère, Gérard Leclerc, Anne-Marie Le Pourhiet,

Pierre Manent, Philippe Pichot-Bravard, Olivier Rey, Ingrid Riocreux,

Catherine Rouvier, Jacques de Saint Victor, Pierre-André

Taguieff ou Arnaud Teyssier. Une équipe rédactionnelle orientée

dans un sens conservateur que les maîtres d’œuvre ne cherchent

pas à dissimuler, mais qui n’est pas non plus un parti pris systématique,

car ce sont les compétences qui ont été recherchées.

Premier paru, Le Dictionnaire du conservatisme visait à explorer

la pensée conservatrice sous toutes ses formes, et pas seulement

en France, à travers ses permanences, depuis Burke et les penseurs

contre-révolutionnaires du XIX e siècle, mais aussi son renouveau

actuel. Un renouveau tangible, à partir des années 2000-2010, à

travers le virage idéologique opéré par des intellectuels qui avaient

commencé leur carrière à gauche mais que leur désaccord avec le

credo multiculturaliste devenu la norme chez les ex- ou postmarxistesatransforméspeuàpeuenadversairesdeleursamisd’hier

(un personnage comme Alain Finkielkraut est très représentatif de

cette tendance), ou par l’émergence d’une jeune génération de journalistes,

d’essayistes ou d’universitaires décidés à rompre des lances

avec le politiquement correct et aidés en cela, outre leur talent, par

la diversification des moyens audiovisuels, notamment la multiplication

des débats sur les chaînes d’information en continu, et par la

caisse de résonance créée par les réseaux sociaux.

En France, le mot «conservateur », apparu en 1818 à l’occasion

de la fondation du journal de Chateaubriand, Le Conservateur,

n’a jamais acquis une légitimité indiscutée.Defait, il a été peu utilisé,

au rebours de l’Angleterre ou des pays germaniques, sauf à la

fin du XIX e siècle pour désigner des monarchistes privés de roi.


© BEN BIRCHALL/PRESS ASSOCIATION IMAGES/MAXPPP.

UN MONDE « MEILLEUR »

Ci-contre : à Bristol,

le 7 juin 2020, après avoir

déboulonné la statue

du négrier britannique

Edward Colston (1636-

1721), les manifestants

du mouvement Black

Lives Matter l’ont

jetée dans les eaux

du port de la ville.

Parmi les 260 entrées

du Dictionnaire

du progressisme,

on trouve notamment :

cancel culture,

empathie, homéopathie,

métissage, parité,

selfie, vivre-ensemble

et même Zorglub.

Le fait même que le terme soit dorénavant revendiqué, alors qu’il

était hier inusité ou même proscrit par la droite, marque un

changement de paradigme.

Publié en 2019, Le Dictionnaire des populismes annonçait, par le

pluriel employé dans son titre, le caractère protéiforme de son

objet, car il est impossible de donner une définition unique du

populisme, terme le plus souvent méprisant ou insultant, qui

appartient au vocabulaire de la polémique plus qu’à un concept de

science politique. La tendance, de nos jours, est de qualifier de

populistes des hommes et des partis qui n’ont d’autre point commun

que d’être apparus hors des élites traditionnelles. En effet, quel

rapport entre Napoléon III et Lénine ? Entre les ligues des années

1930etlesgiletsjaunes?EntreMussolinietJean-MarieLePen?Entre

le Serbe Slobodan Milosevic et le Britannique Nigel Farage ? Entre le

mouvement Tea Party aux Etats-Unis et la Lega Nord italienne ?

Troisième volet du triptyque élaboré par Christophe Boutin,

Olivier Dard et Frédéric Rouvillois, Le Dictionnaire du progressisme,

qui vient de paraître, explore en 260 notices toutes les facettes

d’une idéologie dont les origines remontent aux Lumières – l’idée

d’un progrès indéfini, horizon sécularisé de la destinée humaine –,

et dont les développements les plus récents se manifestent à travers

la cancel culture et le courant woke. Derrière la variété des thèmes

abordés dans les pages de ce précieux dictionnaire (antiracisme,

bougisme, cosmopolitisme, droit à la différence, féminisme,

inclusivisme, métissage, résilience, unisexe, vivre-ensemble…) se

déploie une vision du monde basée sur une philosophie et une

anthropologie dont les critères marquent une rupture avecla pensée

réaliste née à Athènes, Jérusalem et Rome : plus rien ne relève

d’un donné permanent, transmis à travers les siècles, tout relève

d’un mouvement perpétuel, d’une évolution sans fin, d’un univers

sans limites,sans barrières et sans frontières. Significativement, cet

univers liquide est envahi par des termes anglo-saxons qui fournissent

autant de notices à ce dictionnaire : anywhere, nudge, open

space,safespace,start-up.Lenéoprogressisme,enréalité,constitue

une double rupture, avec l’ancienne tradition occidentale, mais

aussi avec la pensée issue des Lumières. « L’homme augmenté des

progressistes du XXI e siècle, soulignent Boutin, Dard et Rouvillois

dans leur introduction, se situe au-delà de l’humain – et il y a donc

tout à la fois une continuité avec le progressisme révolutionnaire et

un dépassement de celui-ci. »

Sil’utopieprogressiste eutseslettresdenoblesse,aumoinssurle

plan littéraire, au XVIII e siècle, elle se déconsidère, aujourd’hui, par

l’indigence de sa construction intellectuelle et la pauvreté de son

vocabulaire quand on se situe sur le terrain du woke. De la crise

sanitaire à la guerre en Ukraine, la période récente ne témoigne

d’aucun progrès pour l’humanité, bien au contraire. « On néglige

trop souvent la capacité des hommes à ne pas voir les choses telles

qu’elles sont », observe Frédéric Rouvillois. Qui ajoute avec ironie

que « c’est pourtant grâce à elle que le progressisme a encore un bel

avenir devant lui. » 2

À LIRE

Christophe Boutin,

Frédéric Rouvillois, Olivier Dard (dir.)

Le Dictionnaire du conservatisme,

Cerf, 2017, 1 072 pages, 33 €.

Le Dictionnaire des populismes,

Cerf, 2019, 1 216 pages, 30 €.

Le Dictionnaire du progressisme,

Cerf, 2022, 1 232 pages, 39 €.

25

h


À LIVRE OUVERT

Par Michel De Jaeghere

La

Marée du soir

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

26

h

«

© ERIC GARAULT/PASCOANCO.

Faire des rêves au-dessus de mes moyens ? Finalement, qu’ai-je fait

d’autre ? » Jean-Marie Rouart avait consacré, il y a un peu plus

de vingt ans, un livre magnifique à sa Jeunesse à l’ombre de la

lumière. Il y avait évoqué avec bonheur l’extraordinaire écheveau

d’amitiés, d’alliances et de mariages qui lui avait valu de naître dans

une famille où se croisaient Manet, Degas, Berthe Morisot, Ernest

Chausson, Paul Valéry ; où l’on vendait, de temps à autre, un Renoir,

un Corot pour partir en vacances en Italie. Il a remis ici sur le métier

son autobiographie en s’attachant à sa carrière de journaliste. Rien

de pesant, de solennel, en dépit de l’inquiétude que pourrait provoquer

son titre, dans cette évocation pleine de charme et de drôlerie.

OnsuitaucontrairelenarrateurcommeCandideduFigaroauQuotidien

de Paris et du rond-point des Champs-Elysées à l’immeuble Art

déco de la rue du Louvre où il lui sera donné de diriger Le Figaro littéraire

dans le bureau aux parois d’acajou où Aragon écrivait pour Ce

soirsesodesàStaline.OncroiselesfiguresoubliéesdeJeanProuvost,

Louis Gabriel-Robinet, la silhouette monacale et rugueuse de Max

Clos, François Mauriac, Michel Déon, Geneviève Dormann («une

Jeanned’Arcqui,plutôtquedeselivreraubûcher,auraitrôtilebalai»),

Robert Hersant, Philippe Tesson, tant d’autres, comme autant de

fantômes d’un monde évanoui, où les huissiers à chaîne posaient

respectueusement le courrier et la presse sur le bureau de journalistes

qui n’auraient pas eu idée de venir au journal sans cravate.

C’est parfois l’abbaye de Thélème, quand Félicien Marceau voisineavecMichel

Mohrt,quandLucienBodard dialogueavecPierre

Schoendoerffer ou Claude Lévi-Strauss avec Maurice Rheims. Parfois

la soupe à la grimace, quand les embardées de l’auteur dans

l’univers impitoyable des compagnies pétrolières ou sa défense du

jardinier Omar Raddad lui valent deux mises à l’écart successives.

«Souple, ondoyant et divers », Jean d’Ormesson illumine ces pages

de sa présence solaire, de ses citations, de ses bons mots, quand

même Jean-Marie Rouart ne cache rien de son peu de dispositions

pour diriger un journal qui n’était guère pour lui qu’un Saint-

Fargeau de fonction, et dont la gestion quotidienne et la nécessité

de trancher lors des crises le plongeaient dans un profond ennui.

Raymond Aron promène son intelligence abstraite, ses ambitions

déçues, le sentiment tragique d’une supériorité insuffisamment

Avec Mes révoltes, Jean-Marie Rouart

publie une autobiographie à touches

légères qui est aussi une interrogation

sur le sens de la vie.

comprise, trop imparfaitement reconnue, au milieu de ce qui lui

apparaît comme « un lumpenprolétariat peu diplômé, à la culture

lacunaire etsurtoutàl’intelligencedéficientepuisqu’illajugeaitselon

le critère suprême à ses yeux : lui-même ».

Le livre va pourtant au-delà d’une savoureuse collection de portraits,

d’une évocation nostalgique d’un monde disparu. En alternantavecuneironieféroce,unhumourdésarmé,désarmant,lerécit

de ses premiers essais littéraires, de ses doutes et de ses déconvenues,

ses échecs amoureux, ses illusions, ses espérances, ses escapades

dans le monde des privilégiés dont la vie n’est qu’un long déjeuner

de soleil, le bonheur de vivre une habitude, avec les incursions

quesonmétierluidonnedefaireparmilesdamnésdelaterre,l’enfer

de la prostitution, les magistrats aux ordres, les policiers corrompus,

Jean-MarieRouartpoursuitenréalitéunemêmeinterrogationsurle

sens que peut avoir une vie où l’ombre coexiste aussi abruptement

avec la lumière, où la quête de la beauté et l’amour de la littérature,

soudain, semblent vains, à côté du règne de l’injustice.

LePetitPalaisaconsacré,l’andernier, unejolieexpositionauxtoiles

d’Augustin Rouart, son père. On y admirait paysages, marines,

portraits d’enfants brossés d’une touche légère, aérienne, dans des

colorisd’uneincroyablefraîcheur.Ondécouvredanscelivre(c’était

l’angle mort du feu d’artifice, dans Une jeunesse à l’ombre de la

lumière) que l’auteur de ces toiles tout imprégnées d’un extraordinaireamourdescouleursdelavieavaitconnuenréalitélagêne,une

existence rendue mesquine par l’absence de ressources, dans un

appartement oùnesourdaitqu’unelumièregrise,oùlesilenceétait

compact, où l’ennui se teintait de mélancolie. Jean-Marie Rouart

a-t-il porté, plus qu’il ne se l’est avoué, la marque de ces tristesses ? Il

nous montre aujourd’hui sa propre vie traversée par une tension

semblable,entrelespageséclatantes,oùl’existenceestunefêteperpétuelle,

au soleil de la Corse ou de la Grèce, en compagnie de jolies

femmes et de brillants esprits, et la lancinante interrogation à

laquelle il aura tenté de répondre par la littérature. Il y contemple

les allers et retours du destin avecla gravité sereine prêtéepar Montherlant

aux enfants qui assistent sur la plage à la destruction lente

et inexorable de leurs châteaux de sable par la marée du soir.2

Mes révoltes, Gallimard, 288 pages, 20 €.


C ÔTÉ

LIVRES

Par Jean-Louis Voisin, Michel De Jaeghere, Frédéric Valloire, Charles-

Edouard Couturier, Eric Mension-Rigau, Marie Peltier, Isabelle Schmitz,

Olivia Jan, Philippe Maxence, Henri-Christian Giraud et Geoffroy Caillet

Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg

Grâce à Nietzsche et à son Ainsi parlait Zarathoustra, ce personnage

est connu de tous. Est-il proche du Zarathoustra (ou Zoroastre,

son nom gréco-latin) «historique », «fondateur » d’une très

antique religion ? Très peu, dit cet universitaire allemand, spécialiste

de cette croyance qui compte aujourd’hui quelque 130 000 adeptes

disséminés dans le monde entier, notamment en Iran et en Inde

où ils se nomment «parsis ». D’après des documents écrits, le dieu

que Zarathoustra (peut-être entre 1000 et 800 av. J.-C.) invoquait

et interrogeait s’appelle Ahura Mazdâ, ce qui signifie «maître de sagesse », que les rois

de l’ancienne Perse adoraient. S’agit-il d’une attitude morale fondée sur la lutte du bien

et du mal ou d’une religion avec ses rites, ses préceptes, ses prêtres ? Peut-on en saisir

l’origine ? Questions délicates auxquelles ce petit essai répond avec précision et, autant

que possible, limpidité. J-LV

Les Belles Lettres, 168 pages, 19 €.

La Chute de Babylone, 12 octobre 539 av. J.-C.

Francis Joannès

Cette date du 12 octobre 539 av. J.-C. évoque-t-elle pour vous

un événement majeur ? Une date clé de l’histoire universelle assure

l’auteur, l’un des meilleurs spécialistes de la Mésopotamie antique.

Ce jour-là, Babylone et son empire, celui de Nabuchodonosor,

tombe aux mains des Perses du roi Cyrus. Naît alors l’Empire perse

qui s’étendra de la mer Egée au golfe Persique ! Un séisme, même

si la Babylone que l’on visite dans l’ouvrage survit. Pourquoi en

quelques jours une puissance qui se réclamait d’une antiquité vieille de dix-sept siècles

pour justifier sa prééminence sur l’Orient s’écroule-t-elle ? La responsabilité principale

en revient-elle à Nabonide (556-539 av. J.-C.), son dernier roi, âgé, lettré, archéologue,

réformateur, visionnaire et traditionaliste, dévot et pieux ? Sur cette période trop

délaissée, compliquée parfois, voici un exposé clair et documenté, avec un portrait

fouillé et surprenant du dernier roi. J-LV

Tallandier, 384 pages, 23,50 €.

Les Dix-Mille. Xénophon. Edition établie par Pascal Charvet et Annie Collognat

«Thalassa ! Thalassa ! » : chacun connaît le cri de joie des mercenaires grecs lorsqu’ils

aperçurent, du mont Théchès (au sud de Trapézonte), la mer Noire au-delà du pays

des Macrons. C’était en mai 400 av. J.-C. Leur commandant était Xénophon. Il rapportera

leur épopée, L’Anabase, à travers l’Empire perse, près de 6 000 km, pour aider Cyrus

le Jeune à prendre le pouvoir. Cette traduction se distingue par sa précision, sa légèreté,

sa volonté de rafraîchir le texte sans verser dans la démagogie

(mesures et toponymes grecs sont donnés mais immédiatement

transcrits dans leurs équivalents modernes) et par des annexes

importantes (plans des batailles, place des femmes dans cette

expédition, rencontre avec les Barbares, etc.). Avec, en plus, deux

brillantes introductions : l’une de Stéphane Gompertz, ancien

ambassadeur, sur ce que serait l’expédition des Dix-Mille aujourd’hui,

passant par quatre pays modernes, Grèce, Turquie, Syrie, Irak ; l’autre

des deux traducteurs pour présenter le texte et son auteur. J-LV

Phébus, 640 pages, 28 €.

Libre comme une déesse grecque

Laure de Chantal

«La femme est le meilleur de l’homme » :

les Grecs, les premiers, l’avaient compris.

Normalienne et agrégée de lettres

classiques, Laure de Chantal le montre

en décryptant pour nous avec une rare

finesse quelques-uns de leurs mythes

au fil d’un savoureux voyage dans

la mythologie. Athéna n’est-elle pas

la divinité bienfaisante aux mortels, dans

un Olympe dont les dieux sont le plus

souvent vindicatifs, odieux et injustes ?

Hélène n’avait rien d’une ravissante

idiote : la preuve en est qu’elle parvint

à faire accroire à son époux que Pâris

n’avait enlevé que son double, un simple

simulacre, tandis qu’elle l’avait sagement

attendu, intacte, en Egypte. Antigone

a rendu à l’humanité l’immense service

de poser, par son geste, les bases d’une

organisation politique fondée sur

la Justice, le respect des lois inébranlables

qui échappent à la volonté du pouvoir.

En Iphigénie, mieux encore, la vierge pure

qui souffre et se sacrifie pour un peuple

qu’elle transfigure en le hissant au-dessus

de la discorde et de la barbarie, avant de

renaître comme l’hypostase d’Artémis, est

pressenti, préfiguré, le message du Christ.

En faisant revivre sous nos yeux héroïnes

et déesses, l’auteur fait mieux que la plus

efficace des professions de féminisme :

elle nous offre une méditation savoureuse

sur ce qu’à travers ses figures de femmes,

l’Antiquité continue à nous dire du sens

de nos vies. MDeJ

Stock, 250 pages, 19,50 €.

27

h


ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

28

h

L’Or et la Pourpre à la cour

de Byzance (X e siècle). Michel Kaplan

La France possède une brillante équipe de

byzantinistes mal connue. Voici l’occasion

de faire sa connaissance. Cet essai bien écrit,

clair, pourvu d’un glossaire (indispensable),

met en valeur deux caractères de l’Empire

byzantin : la constante prégnance de

l’idéologie impériale, à savoir la conviction

que l’empereur est le lieutenant de Dieu

sur terre, et sa manifestation la plus nette et

la plus spectaculaire, le cérémonial de cour.

Ce dernier est connu grâce à un écrit de

l’empereur Constantin VII Porphyrogénète

(913-959), Le Livre des cérémonies. L’ouvrage

de cet intellectuel couronné nous ouvre

le grand palais de Constantinople, permet

d’assister au fonctionnement de la vie

de cour, très codifiée, de l’hippodrome

à Sainte-Sophie, et de côtoyer les courtisans

obnubilés par les dignités et les richesses.

Une conclusion s’impose : rouage essentiel

du pouvoir, la Cour se révèle un système

d’une efficacité hors du commun

qui perdure onze siècles ! FV

Les Belles Lettres, « Realia », 256 pages, 25 €.

Harald à la dent bleue.

Viking, roi, chrétien. Lucie Malbos

Si son surnom «Bluetooth » est aujourd’hui

mondialement connu, l’histoire de

Harald I er , roi des Danois au temps des

Vikings, est quant à elle méconnue et voilée

d’incertitudes. Unificateur du Danemark

au X e siècle, initiateur du christianisme

sur sa terre, il arrima, par son œuvre

politique, économique et culturelle, le pays

au monde européen. Pour tirer de l’oubli

le bâtisseur du Danemark, Lucie Malbos

s’adonne à une véritable fouille au cœur

des rares documents écrits, mais aussi

de l’archéologie, des inscriptions runiques

et des monnaies ; elle en extrait

une synthèse rigoureuse

du règne de Harald I er ,

étayée de cartes, de plans

et d’un cahier central

d’illustrations, qui saura

satisfaire les rêveurs

et les curieux du «monde

du Nord ». C-EC

Passés Composés, 288 pages, 22 €.

Tristan et Iseut. Un remède à l’amour. Michel Zink

On connaît la légende. Iseut doit épouser le roi Marc, oncle de Tristan. De sa mère,

elle a reçu un philtre que devront boire les deux époux au soir de leurs noces.

Mais Tristan et Iseut le boivent et sont immédiatement saisis d’une passion irrésistible

l’un pour l’autre. Grand spécialiste de la littérature médiévale, Michel Zink procède

à une relecture contextualisée de cette légende en s’appuyant sur l’analyse très fine

des multiples œuvres qui, à partir de 1170, racontent, avec des variantes, l’histoire

de cet amour transgressif. Il nous montre cette légende telle que la voyait le Moyen

Age, moins comme un modèle d’amants parfaits, invention du XIX e siècle portée

à son faîte par le génie de Wagner, que comme un remède à l’amour. Ainsi le philtre,

loin de ressembler à un anneau de mariage, est perçu comme une contrainte exercée

sur l’amour. Si les deux héros souffrent, ils usent de mille ruses et stratagèmes pour

se retrouver clandestinement et parer aux délations. Certes, Marie de France, avec

son Lai du chèvrefeuille, a la tendresse de prêter à Tristan un amour conforme aux

règles de la fin’amor, mais les troubadours et Chrétien de Troyes portent un jugement

plus réservé sur cet amour déraisonnable et inquiétant. Une allègre promenade

dans l’imaginaire médiéval, alliant l’humour à l’érudition. EM-R

Stock, 180 pages, 18,50 €.

Les Derniers Païens. Les Baltes face aux chrétiens,

XIII e -XVIII e siècle. Sylvain Gouguenheim

L’auteur a le chic pour dénicher des sujets méconnus. Qui avant

lui s’était penché en France sur cette question ? En un mot, une terre

inconnue. Tout y est nouveau, tout est à apprendre, telle l’existence

du grand-duché de Lituanie qui s’étend entre Baltique et mer Noire,

principauté dirigée par des païens aux XIII e et XIV e siècles, un cas

unique en Europe. Ignorés de l’Antiquité, ces peuples (Prusses, Lives,

Lettons, Lituaniens) se fixent à la fin du XII e siècle dans l’espace

actuel des pays Baltes. Dépourvus d’écriture, ils ne sont connus que par des missionnaires,

des marchands et surtout à partir du XIII e siècle par les récits de leurs conquérants,

les chevaliers teutoniques dont Gouguenheim est le spécialiste. Pour approcher leur

mythologie, reconstituer leurs croyances et leur survie, leur mode de vie, le médiéviste

devient ethnologue. Transformation réussie : on le suit par curiosité, puis avec passion. FV

Passés Composés, 448 pages, 24 €.

Jeanne d’Arc. Héroïne diffamée et martyre. Claude Gauvard

De Jeanne, de son procès et de son mythe, tout semble déjà connu :

l’ingratitude de Charles VII, l’iniquité du jugement, la haine des

Anglais et la cruauté de Cauchon, la ferveur populaire, l’héroïsme

d’une sainte, le courage d’une guerrière… Et pourtant, tout est

nouveau sous la plume limpide et haletante de Claude Gauvard,

qui examine les racines de la légende au plus près de ses sources.

Condensé indispensable d’une historiographie qui tient du roman

policier, de l’épopée et de l’hagiographie, cet opus, qui commence

habilement par la fin, est loin d’être un livre de plus dans la bibliographie johannique.

Il en est un chef-d’œuvre. Et si l’auteur confesse en conclusion qu’il «est difficile d’écrire

sur Jeanne d’Arc », elle démontre avec brio qu’il est facile – et plaisant – de la lire. MP

Gallimard, « L’Esprit de la cité », 192 pages, 18 €.


Les Conquistadors. Fernando Cervantes

Ce fut «le plus grand événement depuis la création du monde » (Francisco

López de Gómara, 1552) : la conquête de ce continent que les Espagnols appelèrent

le «Nuevo Mundo ». Considérée à l’époque comme une épopée glorieuse de la

chrétienté, aujourd’hui comme l’une des pages les plus noires de l’histoire de l’Occident,

ayant propagé la lèpre du colonialisme, la geste des conquistadors est brillamment

relatée par l’historien mexicain Fernando Cervantes. Il allie à un récit précis, argumenté

et vivant, une analyse des mobiles des parties en présence qui évite tout anachronisme

et tente de comprendre l’épaisseur de l’histoire vécue par les conquérants et les conquis,

bien loin de former deux blocs monolithiques. Dans ces siècles de fer et de sang, mais

aussi d’élan civilisateur, il s’emploie à lever les «incompréhensions qui minent l’histoire

des conquistadors » et la condamnent sans nuance, au mépris d’une réalité complexe,

tissée d’ombre autant que de lumière. IS

Perrin, 592 pages, 27 €.

Anne d’Autriche. Jean-François Solnon

Meurtrie enfant par la mort de sa mère, arrachée à sa famille

dès l’âge de 14 ans, puis maltraitée par un époux – Louis XIII –

qui oscille entre marques d’estime et humiliations publiques,

Anne d’Autriche achève sa mue à la naissance de son fils : mère

de roi, son existence prend enfin un sens. Ramassé autour

de quelques épisodes forts de sa vie (mariage, naissances, veuvage,

régence, Fronde, exil de Mazarin, majorité de Louis XIV…), le récit

brosse de cette femme d’exception un portrait équilibré, cohérent,

aux confins des affections humaines et de la raison d’Etat, qu’elle a su concilier au service

de la grandeur de la France. Il s’accompagne d’une savoureuse et virevoltante galerie

de portraits de seconds rôles, où le récit de l’intime ne cède jamais à la psychologie, mais

capture avec finesse l’éclosion d’une femme politique courageuse et touchante. MP

Perrin, 420 pages, 24 €.

Voyages en Amérique

Charles-Marie de La Condamine

Edition établie et présentée par Matthias Soubise

Aucune capsule spatiale n’enfante des rêves aussi puissants que

ceux que procurent les expéditions d’autrefois. Celle de La Condamine

(1701-1774), mathématicien, explorateur, astronome, ne fait pas

exception. Chargé de missions scientifiques, il quitte La Rochelle

en mai 1735 pour l’actuel Equateur d’où il revient en 1745. Il gravit

le volcan Pichincha où il pense mourir de froid, se trouve pris

dans des émeutes, accomplit ses expériences, puis rejoint l’Amazone, utilisant mule,

cheval, radeau, pirogue. Il observe tout : oiseaux aux couleurs fabuleuses, plantes

étranges, animaux mal connus, indigènes dont certains «passent leur vie sans penser ».

Dans ces contrées perdues, il rencontre toute l’Europe. S’ajoute l’histoire de l’épouse

d’un des participants de l’expédition : partie en 1769 de Quito pour rejoindre son mari

à Cayenne avec un équipage de 42 personnes, elle sera l’unique survivante d’un périple

de 5 000 km à travers la forêt amazonienne ! FV

Les Belles Lettres, 448 pages, 23,90 €.

L’Ours et le Philosophe

Frédéric Vitoux

L’écriture de Frédéric Vitoux est avec

bonheur toujours autobiographique,

même lorsqu’il retrace la vie d’autrui,

celle d’Etienne Maurice Falconet

et celle de Diderot, qui recommanda

le sculpteur à Catherine II pour

la réalisation de la monumentale statue

équestre de Pierre le Grand à Saint-

Pétersbourg. Diderot, exubérant et

généreux, virevolte d’un sujet à l’autre

avec une extrême agilité et une curiosité

toujours en éveil. Solitaire, pessimiste,

cultivant l’art de déplaire, Falconet

est «un ours », comme le lui écrit

le philosophe avec une affection

moqueuse. Une amitié qui finit mal unit

ces deux hommes fort dissemblables :

elle constitue à la fois la trame

narrative du livre et la toile de fond

d’une réflexion sur le sentiment

de la postérité, confiant chez Diderot,

désabusé chez Falconet. Frédéric Vitoux

se plaît d’autant plus à suivre les traces

des deux hommes qu’elles passent

par l’île Saint-Louis, où il vit depuis

sa naissance : en 1743, à 30 ans, alors

qu’il commence à écrire, Diderot

s’installe rue des Deux-Ponts. En 1786,

Falconet, à 70 ans, cinq ans avant

de mourir, s’établit 2, rue Le Regrattier,

adresse que l’académicien connaît bien

car, l’année de ses 19 ans, il y lança avec

un ami un journal de quartier et c’est

là qu’il tomba amoureux de Nicole, la

libraire de la rue Saint-Louis devenue sa

femme. Dans ce livre érudit, on apprend

beaucoup sur la société du XVIII e siècle,

sur l’esprit de corps des philosophes,

sur la carrière de Falconet à qui Frédéric

Vitoux insuffle vie malgré la rareté

des archives. Les sauts et les gambades

rendent la lecture savoureuse : un éloge

de l’ours conduit à une méditation

sur la comédie sociale ; le portrait de

la belle-fille de Falconet, à une réflexion

sur les êtres de douceur et d’humilité,

puis sur Berthe Morisot et Manet ;

l’indifférence à l’argent du sculpteur,

à un portrait de Bernard Frank… EM-R

Grasset, 384 pages, 22,90 €.


ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

30

h

Marie-Antoinette. La légèreté et la constance. Hélène Delalex

En s’appuyant essentiellement sur les riches fonds de la Bibliothèque nationale

de France, Hélène Delalex signe le portrait complexe d’une souveraine aux prises

avec les déchirements de la société monarchique et lui ôte le masque de la légende

avec beaucoup de subtilité pour explorer les frivolités de son adolescence,

l’exemplarité de sa maternité et sa grandeur d’âme au terme de sa vie. D’une plume

vive et charmante, elle rapporte ses liens forts avec sa mère, le roi, ses enfants,

la cour de France et les cours européennes, puis avec le Paris révolutionnaire, dans

une biographie captivante qui chante la personnalité profonde de cette femme

aux mille visages à qui «l’histoire arracha sa couronne ». OJ

Perrin/Bibliothèque nationale de France, 312 pages, 25 €.

Surcouf. Le Tigre des mers. Dominique Le Brun

Surcouf. La fin du monde corsaire. Michel Vergé-Franceschi

A la charnière de l’Ancien Régime et de l’époque contemporaine,

un corsaire malouin sillonne, intrépide, les mers aux heures plus

ou moins glorieuses d’un pays en proie aux remous de l’Histoire.

Robert Surcouf va faire une carrière aussi phénoménale que la légende

qui lui survivra, traversant la Révolution, le Consulat, l’Empire, jusqu’à

sa mort sous Charles X. Cette légende, Dominique Le Brun la fait

revivre avec passion dans un ouvrage plaisant et abordable, étayé

d’anecdotes et de cartes… Mais c’est cette même légende que Michel

Vergé-Franceschi désenfle dans une biographie précise et aboutie,

bien qu’à la lecture parfois ardue. Il y souligne les ambiguïtés d’un génie

de la mer en quête de fortune – en grande partie gagnée par la traite

négrière – et qui, face à des lois fluctuantes et incertaines, fit le choix

pragmatique de garder son cap fixé sur sa propre réussite et celui de

sa famille. Deux biographies pertinentes, mais la première se maintient

de façon sympathique dans la lignée des porteurs de la légende Surcouf,

tandis que la seconde défait la légende au profit d’un réel tout aussi passionnant,

celui d’un génie de la course profondément incarné. C-EC

Tallandier, 336 pages, 20,90 € ; Passés Composés, 348 pages, 21 €.

La Guerre de Sécession. Vincent Bernard

«Première guerre moderne ou dernière guerre napoléonienne ? »

En s’interrogeant ainsi sur la guerre de Sécession, l’historien

Vincent Bernard, l’un des rares spécialistes français du sujet

– auteur notamment de deux biographies sur les frères ennemis

que furent les généraux Lee et Grant –, résume la complexité

de ce conflit. Sa synthèse donne une belle part aux aspects militaires

de l’opposition entre le Sud et le Nord sans oublier les nombreuses

imbrications politiques, économiques ou idéologiques. Il remet

au centre de son analyse la question de l’esclavage qui prime et explique selon lui cette

immense confrontation qui fit plus de 750 000 morts et qui habite encore la mémoire

des Etats-Unis. PM

Passés/Composés, 448 pages, 24 €.

L’Epopée coloniale allemande

Sylvain Roussillon

Quel fut le destin des colonies allemandes

pendant la Première Guerre mondiale ?

A cette question, Sylvain Roussillon

apporte des réponses détaillées dans

un livre passionnant qui réussit l’exploit

d’associer récits de destins individuels

souvent extrêmement forts et analyses

sur la place des possessions allemandes

au cours du conflit et sur leur situation

après la guerre. En Afrique, en Asie

ou en Océanie, sur mer ou sur terre,

les Allemands défendent leurs colonies,

voire passent à l’offensive à l’instar d’un

colonel von Lettow-Vorbeck, capable

d’immobiliser plus de 250 000 combattants

alliés. La guerre terminée, l’Allemagne ne

récupère pas ses possessions par la volonté

des Alliés mais aussi de Hitler portant pour

sa part résolument ses regards vers l’Est. PM

Via Romana, 272 pages, 25 €.

L’An 40. De Mers-el-Kébir à Damas

Eric Teyssier

La guerre au plus près des événements

et des hommes, petits et grands, qui la font

et la subissent, c’est ce que donne à voir

et à comprendre ce deuxième volume

d’Eric Teyssier consacré à L’An 40. Après

La Bataille de France où l’on partageait

les aventures erratiques d’un équipage

de char pris dans la tourmente de la défaite,

le champ de bataille s’élargit au rythme

de l’extension du conflit. Ouvrant sur

le massacre de Mers-el-Kébir, où la France

compte ses morts (près de 1 200 !), et ses

conséquences sur la radicalisation de

certains engagements contre l’Angleterre,

l’allié de la veille, le récit nous entraîne dans

les affrontements fratricides de Dakar puis

de Syrie. Avec cet éclairage de l’intérieur

des tragédies franco-françaises

successives et juste ce qu’il faut

de fiction pour que le lecteur,

quatre-vingts ans après, en

ressente personnellement les

affres, le spécialiste de l’histoire

vivante qu’est Eric Teyssier

réussit une fois de plus son pari

pédagogique. H-CG

Michalon, 546 pages, 26 €.


Kharkov 1942. Jean Lopez

Premier numéro de la nouvelle collection «Champs de bataille », l’ouvrage est

une découverte. Située dans l’Ukraine actuelle, tombée aux mains des Allemands

en octobre 1941, Kharkov est la ville la plus disputée de la Seconde Guerre

mondiale : six batailles livrées pour sa possession en vingt-deux mois ! Celle-ci est

la troisième. Elle dura dix-sept jours en mai 1942, se joua sur 2 500 km 2 où s’affrontèrent

300 000 combattants côté allemand contre 600 000 Russes. Elle se solda par le dernier

désastre de l’Armée rouge qui engagea la bataille et qui la chassa de sa mémoire.

S’appuyant sur des sources, parfois inédites, venues des deux camps, servi par

de remarquables cartes, Jean Lopez avec sa clarté habituelle analyse le terrain, soupèse

hommes, armes, stratégies et tactiques. Sa démarche classique et exemplaire conduit

aussi bien auprès des états-majors que des simples soldats. Avec cette conclusion :

sans Kharkov, la bataille de Stalingrad aurait-elle eu lieu ? FV

Perrin/Ministère des armées, « Champs de bataille », 288 pages, 24 €.

Violette Szabo. Guillaume Zeller

Un nom, un visage : une inconnue ! Née en 1921 d’un couple

franco-anglais, ballottée entre les deux rives de la Manche, Violette

épouse en Angleterre le légionnaire Szabo au début de 1940.

Vite mère et veuve, la jeune femme intègre le SOE, le service clandestin

anglais, avant d’être parachutée en France. Capturée, elle est déportée

à Ravensbrück où elle meurt au début de 1945. Tenant son lecteur

en haleine, son biographe français raconte ce qu’il nomme lui-même

«un saisissant précipité d’humanité ». La vie d’adulte de son héroïne

tient, en effet, entre son mariage à 19 ans et sa mort à 23 ans. Honorée par les Anglais,

oubliée par les Français en raison de l’hostilité de De Gaulle envers le SOE, Violette

méritait enfin de sortir de l’ombre de ce côté-ci de la Manche. PM

Tallandier, 304 pages, 20,90 €.

Histoire du Parti communiste français

Stéphane Courtois et Marc Lazar

Sur la scène politique française, aucune autre organisation

que le parti communiste n’a suscité autant de ferveur dans ses

rangs, confinant au délire, voire de dévouements sacrificiels.

Pourtant, aucune n’a autant nui à la France dans ses armes, ses arts,

ses lettres et ses lois, poussant ses trahisons à répétition jusqu’à

l’ignominie. Comment le «parti du prolétariat », foncièrement

antidémocratique et, de plus, aux ordres de l’étranger, a-t-il donc

pu s’imposer sur la scène nationale au point de régner sur les esprits les plus éminents

avant de s’effondrer aussi spectaculairement ? Pour lever le mystère du PCF, c’est une

troisième remise sur le métier, nourrie de nouveaux fonds d’archives et de documents

inédits, que nous offrent, en dignes successeurs de la grande Annie Kriegel, Stéphane

Courtois et Marc Lazar, dont la connaissance encyclopédique et incisive du phénomène

communiste dans toutes ses dimensions fait autorité. H-CG

PUF, 736 pages, 25 €.

Portraits et entrevues

Pierre-Antoine Cousteau

C’est un Cousteau plutôt costaud

que les éditions Via Romana proposent

de découvrir à travers ces portraits

et entrevues. Si le commandant Cousteau

maîtrisait le fond des mers, son frère

aîné, Pierre-Antoine, jouait sur la corde

de l’amer, de la dérision ou du mépris.

Plume de l’hebdomadaire Je suis partout

pendant la Seconde Guerre mondiale,

ce Cousteau-là sauva sa peau, non sans

goûter à la prison en compagnie de son

ami Lucien Rebatet. Les textes ici réunis,

qui s’étalent de l’avant-guerre aux années

1950, témoignent d’un don de plume

singulier autant que d’une forme de

journalisme qui a complètement disparu.

Distillés sans mélange, ces articles

sont, sans aucun doute, à destination

des natures fortes… PM

Via Romana, 412 pages, 29 €.

L’Epuration. Une histoire interdite

Jacques Dallest

Fallait-il revenir sur la condamnation,

en août 1944, des miliciens au Grand-

Bornand ? Jacques Dallest a voulu

se confronter, en magistrat qu’il est depuis

plus de quarante ans, à ce violent épisode

de l’épuration. Sans complaisance, il

retrace l’histoire de la Milice et son action

face à la Résistance. Il rappelle les faits

et cherche avec un évident souci

d’impartialité à instruire un dossier qui

ne l’a pas été. Il souligne notamment que

le facteur temps, nécessaire à la justice,

ne fut pas au rendez-vous : 97 personnes

furent jugées en vingt heures, «soit moins

de treize minutes par accusé ». Parmi elles,

76 seront condamnées à mort, dont de

très jeunes gens. La justice fait rarement

bon ménage avec les guerres civiles. PM

Le Cerf, 336 pages, 24 €.

31

h


ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

32

h

Le Dernier Mandchou

Jean-Christophe Brisard

Wang Tifu, Chinois du Nord, a tout

vu, tout enduré : le Japon impérial,

l’Allemagne nazie, l’URSS de Staline,

la Chine maoïste. Diplomate pour

les Japonais à Berlin, condamné

au goulag, puis aux camps de rééducation

chinois, pour presque tous il fut un traître.

Et si le traître cachait en fait un héros ?

Le héros qui aurait sauvé des milliers

de Juifs, survivant d’un siècle de dictatures

et de guerres. Sous forme de témoignage

fictif sur cassettes, Jean-Christophe

Brisard lui donne la parole, pour

que soit tiré de l’oubli ce destin aussi

tragique que romanesque. Un ouvrage

captivant, abordable par tous, dont

le format glisse parfois dans l’histoire

romancée. Mais sans doute fallait-il

redonner une âme à cet homme chez

qui toute vie fut brisée. C-EC

Fayard, 256 pages, 20 €.

Transmettre ou disparaître

Ambroise Tournyol du Clos

«Mon projet ? Faire cours. Et le faire bien.

Et plus qu’un projet annuel, c’est mon

ambition de carrière… » Voilà ce que

l’auteur pourrait répondre, bravache,

à sa hiérarchie, éprise d’innovations

pédagogiques interdisciplinaires,

numériques et citoyennes… Et voici

le mode d’emploi de cette ambition :

travailler, vingt fois sur le métier remettre

son ouvrage, avec patience, énergie

et persévérance. Ainsi le cours devient

œuvre, œuvre d’art, nécessaire et sublime,

humble et utile. Bien loin du énième

constat désastreux du pitoyable

échec de notre système éducatif,

Ambroise Tournyol du Clos propose

une réflexion forte et stimulante

sur la compétence

et l’expérience

des derniers passeurs

d’humanité(s)

à une jeunesse avide

de sens et de certitudes,

mais qui, cela aussi,

l’ignore… MP

Salvator, 172 pages, 16,80 €.

Les Grands Duels qui ont fait la France

Alexis Brézet et Jean-Christophe Buisson (dir.)

Vingt duels, six siècles d’histoire de France, avec pour témoins des mousquetaires

de l’histoire et du journalisme à la plume acérée et savante. Des duels politiques,

donc sans merci. Ils commencent avec Louis XI et Charles le Téméraire et s’arrêtent

(provisoirement) avec Emmanuel Macron et François Hollande. Loin d’être

anecdotiques, ils laissent des morts réels, mettent au ban de la société les vaincus,

ouvrent des fractures politiques, et posent des questions souvent sans réponse. Mais

une certitude, le lecteur est ravi : il compte les coups et applaudit les bretteurs. FV

Le Figaro Magazine/Perrin, 380 pages, 22 €.

Laïcité, un principe. De l’Antiquité au temps présent. Eric Anceau

Quoi qu’il en soit de l’approche que l’on ait de la laïcité, le livre d’Eric

Anceau mérite d’être lu, ne serait-ce qu’en raison de la démarche qui l’anime.

Traitant ce thème dans le temps long, voire très long, puisqu’il remonte

à l’Antiquité, il retrace l’histoire de la place des religions dans la société

et du rôle de l’Etat face à elles. Il décentre ainsi la loi de séparation des Eglises

et de l’Etat de 1905, en la replaçant dans une longue évolution. Ce faisant,

il peut ainsi mieux décrire la nouvelle page qui s’ouvre avec elle et qui

fut moins linéaire que l’espéraient ses concepteurs. Il souligne également

combien la présence de l’islam en France a perturbé la situation. PM

Passés Composés, 384 pages, 23 €.

La Bouteille de vin. Histoire d’une révolution

Jean-Robert Pitte

Révolution ? Sans bouteille, pas de champagne mousseux :

«messire Pétars » fait sauter les bondes des tonneaux ! Et sans

bouteille, comment enfermer le vin dans des contenants aussi

imperméables à l’air et le faire vieillir ? L’outre de peau, l’amphore,

le tonneau, difficiles à stocker, à transporter et à distribuer,

n’ont pas ces vertus. De plus, il faut vider une barrique mise en perce…

Si, dès l’Antiquité, le verre est associé au vin pour servir et boire,

il faut attendre (en dehors du cas exceptionnel de Chiraz) le XVII e siècle en Angleterre

pour passer de la carafe à la bouteille et le siècle suivant pour y associer l’usage

du bouchon de liège. La bouteille peut alors triompher. Son histoire cristallise tous

les aspects de la vie, même celui des rêves et exprime la totalité de la géographie

des vins. Un essai illustré, surprenant et subtil. A consommer sans modération ! FV

Tallandier, « Texto », 320 pages, 10 €.

Se taire serait lâche. Frédéric Santangelo

Le 14 décembre 1977, deux anciennes religieuses françaises étaient arrêtées,

torturées puis droguées et jetées à la mer depuis un avion par un commando

de la Marine argentine au cours d’un «vol de la mort ». Inspirées par la théologie

de la libération, Alice Domon et Léonie Duquet payaient leur opposition

à la junte au pouvoir à Buenos Aires de 1976 à 1983. L’auteur mène ici une enquête

rigoureuse et très bien documentée qui éclaire les circonstances de leur assassinat,

résolues après des années : en 2005, les restes de Léonie Duquet furent identifiés, et en 2011,

l’ex-capitaine Astiz, auteur de leur arrestation, fut condamné à la prison à perpétuité. GC

Editions du Panthéon, 480 pages, 26,90 €.


L A SUITE DANS LES IDÉES

Par Eugénie Bastié

© HANNAH ASSOULINE/OPALE.

La ritournelle est ancienne. Déjà en

1976, dans Le Mal français, Alain

Peyrefitte auscultait les divisions et

l’impuissance de la France, son démon

centralisateur, sa bureaucratie tentaculaire. Las, depuis, les choses

ont empiré. Le poids de la dette publique était alors de 16 %, il est

aujourd’hui de 116 %. Le Léviathan à la française est devenu un

monstre obèse, aussi absolu qu’impotent, incapable de faire régner

la paix civile mais qualifié pour obliger au port du masque et à la

vaccination, embauchant toujours plus de fonctionnaires mais

contraint de recourir en plus à de coûteux cabinets de conseil privés.

C’est dire si la parole libérale a été entendue en France ! Laetitia

Strauch-Bonart ne se décourage pas, pourtant, et se met dans les

pas des grands intellectuels libéraux français qui, de Tocqueville à

Jean-François Revel, ont décrit avec talent le malheur français.

L’Etat, voilà l’ennemi ! On trouvera dans ce livre très riche nombre

des griefs justement formulés par les libéraux à l’égard de la

France : administration obèse, rachitisme de la société civile, culte

du diplôme, avantages statutaires, centralisation étouffante et égalitarisme

niveleur. L’auteur décrit ce qu’elle appelle la « société de

créance », le pacte faustien qui unit les Français à leur Etat : une relation

de dépendance où la providence et le gendarme se nourrissent

mutuellement, qui rend impossible toute réforme profonde.

Si pour les conservateurs, c’était mieux avant, pour les libéraux,

c’est souvent mieux ailleurs. Laetitia Strauch-Bonart vante les mérites

du Royaume-Uni, où elle a vécu, où l’administration est plus simple

et les gens plus polis. Elle moque avec un snobisme un peu agaçantleprovincialismedenosintellectuelsfrançaispeutraduits,dont

aucun ne figure dans le Top 100 des journaux américains. Elle n’imagine

guère que cela puisse relever, de la part de la puissance dominante,

d’un manque de curiosité, voire d’une certaine arrogance.

Elle avance cependant ailleurs des réflexions plus originales sur

l’irresponsabilité des élites, la préférence nationale pour le consensus

et le localisme. Au rebours des commentateurs qui fustigent

la « polarisation politique » grandissante de la France, Laetitia

Strauch-Bonart fustige au contraire l’affadissement démocratique

quiestlenôtre.Ellepointe avecjustesseleparadoxe d’unpaysdont

les outrances pamphlétaires compensent mal l’apathie politique,

où la «fièvre discursive va étonnamment de pair avec une préférence

pratique pour le consensus mou ». Le Léviathan français est si puissant

qu’en réalité personne ne veut véritablement le remettre en

cause. Nous sommes, de De Gaulle à Macron, un pays centriste qui

LE GROS MÉCHANT MOU

Dans un essai stimulant, Laetitia

Strauch-Bonart décrit, à la suite des

grands penseurs libéraux, une France

irréformable, éprise à la folie de l’homme

providentiel comme du consensus mou.

n’a jamais mis en œuvre une seule réforme radicale. Les Anglais

policés ont été capables d’un Brexit, là où nous sommes ligotés

par notre propre administration. En France, Margaret Thatcher et

Boris Johnson auraient été marginalisés dans les « extrêmes » au

profit d’un consensus mou jugé plus raisonnable par Alain Minc

et parLesEchoset doncnonnégociable.Originale,elleplaidepour

le RIC, le référendum d’initiative citoyenne, en général vomi par le

cercle de la raison des libéraux français, qui permettrait selon elle

de responsabiliser les citoyens et de permettre une intégration

démocratique bien davantage que les blablas faussement participatifs

du grand débat permanent macronien.

On sent finalement Laetitia Strauch-Bonart déchirée devant ce

pays irréformable, uniformisateur et pourtant riche de tant de

beautés.Tantôt elle semoque avec Revel de cette culture française

qui rayonne tant que le monde entier aurait dû mourir d’insolation,

tantôt elle admet avec Braudel qu’il existe bien un «triomphe

permanentdelaviefrançaise,quiestuntriompheculturel,unrayonnement

de civilisation ».

Celivre,àlaveilledel’électionprésidentielle,nouspermetsurtout

un pas de côté : et si l’un des problèmes de la France était de croire

à tout prix en l’homme providentiel, qui, prenant les rênes de la

machine de l’Etat, parviendrait enfin à nous sortir collectivement

de l’ornière ? Il nous faudrait peut-être cesser de croire en ce mythe

du sauveur et ne plus dépendre de l’Elysée pour changer la vie. 2

À LIRE

De La France. Ce pays

que l’on croyait connaître

Laetitia Strauch-Bonart

Perrin/Les Presses

de la Cité

320 pages

22 €

33

h


E XPOSITIONS

Par François-Joseph Ambroselli

La comédie

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

34

h

© THE RAMSBURY MANOR FOUNDATION/SP.

Au musée Cognacq-Jay, une exposition nous initie à la touche

pleine d’humour et de tendresse de Boilly, fin observateur

de la société parisienne de Louis XVI à Louis-Philippe.

Ala fureur de la grande histoire, il

préféra le spectacle émouvant de la

petite. Né en 1761, Louis-Léopold

Boilly avait été un spectateur attentif de

tous les bouleversements que connut Paris

au tournant du XIX e siècle. Il avait vu les

révolutionnaires mettre à bas la royauté, un

jeune militaire ambitieux s’emparer du pouvoir

et fonder son propre empire, les Bourbons

revenir aux Tuileries après une vingtaine

d’années d’absence. Il n’en peignit rien.

Les fracas des armes et les intrigues politiciennes

ne l’intéressaient guère. Lui aimait

pénétrer dans les cabarets où les hommes

du peuple jouaient aux cartes, buvaient sec

et tentaient de voler des baisers aux servantes.

Il osait s’immiscer dans les boudoirs des

quartiers cossus, où de belles dames à la

peau nacrée se laissaient séduire par de jeunes

gandins. Il flânait dans la grande ville

pour rencontrer, au hasard des rues, cette

foule d’ouvriers et de petits commerçants

tentant de forcer l’entrée d’un théâtre un

jour de représentation gratuite, ou cette

famille bourgeoise traversant prudemment

une rue boueuse sur l’une de ces planches

quedespasseursdisposaient surla chaussée

lorsqu’ilpleuvaitdru.Ilnemanquaitpasune

minute de la distribution gratuite de vin et

de vivres qui avait lieu chaque année aux

Champs-Elysées, le jour de la Saint-Louis : il

s’y amusait à observer les indigents s’écharpant

pour obtenir la meilleure part, se grimpant

dessus, se molestant, sous les regards

déconcertés des passants aisés.

humaine

Toutes ces œuvres pleines d’humour et

de tendresse sont aujourd’hui rassemblées

au musée Cognacq-Jay et témoignent du

talent et delaluciditédecepetitmaître qui,

selon les mots de Jacques Foucart, conservateur

des Musées nationaux, sut inventer

un «Grand Style à sa manière ».2

« Boilly (1761-1845). Chroniques parisiennes »,

jusqu’au 26 juin 2022. Musée Cognacq-Jay,

75003 Paris. Ouvert du mardi au dimanche de

10 h à 18 h. Tarifs : 8 €/6 €. Rens. : 01 40 27 07 21 ;

www.museecognacqjay.paris.fr

Catalogue, Paris Musées, 160 pages, 29,90 €.

LES GUIGNOLS En 1832, Boilly peignit

des badauds attroupés devant l’un

de ces spectacles de Polichinelle qui

s’installaient jadis au hasard des rues (cidessus,

Wiltshire, The Ramsbury Manor

Foundation). Page de droite, de haut en bas :

tête dite de «Bénévent », 50 av. J.-C.-

50 apr. J.-C. (Paris, musée du Louvre) ;

visière de casque dite «masque de

Montherlant », I er siècle (Saint-Germainen-Laye,

musée d’Archéologie nationale) ;

Sainte Suzanne, par Jean de Chartres,

vers 1500-1503 (Paris, musée du Louvre).


SUR LES TRACES DE LA LOUVE

Comment Rome, cette modeste cité du Latium, est-elle devenue

en quelques siècles la capitale d’un empire s’étendant jusqu’au Proche-

Orient ? La magnifique exposition du Louvre-Lens fournit la réponse

en exposant plus de 400 statues, bustes, reliefs, mosaïques, peintures,

objets d’orfèvrerie, mobilier, la plupart issus des salles romaines du

musée du Louvre, qui retracent son évolution du II e siècle av. J.-C. au début

du IV e siècle, et évoquent son organisation politique, ses coutumes

religieuses, ses mœurs, ses conquêtes ainsi que cette manière audacieuse

de soumettre ses rivaux en leur proposant « la paix ou la guerre ».

« Rome, la cité et l’empire » du 6 avril au 25 juillet 2022. Louvre-Lens, 62300 Lens. Ouvert tous les jours

sauf le mardi de 10 h à 18 h. Tarifs : 11 €/6 €. Rens. : 03 21 18 62 62 ; www.louvrelens.fr

VISAGE D’OUTRE-TOMBE

On n’en distingue presque plus les

traits, dévorés par l’oxydation.

Son œil droit est fendu, tandis

qu’un coup de pioche a percé sa

joue gauche. L’aura de ce visage

du I er siècle apr. J.-C., retrouvé

en 1908 à Conflans-en-Jarnisy

et qui appartint à Henry deMontherlant,

n’en demeure pas moins

captivante. Il formait jadis la visière

d’un casque d’apparat, que son propriétaire

romain exhibait sans doute avec

fierté lors de parades hippiques ou autres

réjouissances officielles. S’il a perdu depuis

quelquepeudesonéclat,cefacièsdecuivre

FEMME DE POUVOIR

exposé jusqu’au 9 mai au musée

d’Archéologie nationale (MAN)

de Saint-Germain-en-Laye

conserve néanmoins cette

particularité propre à tous

les chefs-d’œuvre anciens :

il donne l’impression de

détenir un secret.

« Face à face. Visière d’un cavalier

romain » jusqu’au 9 mai 2022.

Musée d’Archéologie

nationale, 78100 Saint-Germain-en-Laye.

Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 17 h.

Tarif : 6 €. Rens. : 01 39 10 13 22 ;

www.musee-archeologienationale.fr

Anne de France (1461-1522) était une femme à poigne. Elle gouverna

le royaume de France en quasi-régente pendant la minorité

de son frère, Charles VIII, aux côtés de son mari Pierre

de Beaujeu, déjoua habilement les pièges et les complots

des grands féodaux, et s’entoura, en sa cour ducale

de Moulins, des plus grands artistes venus de toute l’Europe.

Pour les cinq cents ans de sa mort, le musée Annede-Beaujeu

dévoile une centaine de peintures, sculptures,

enluminures, émaux et autres merveilles, qui témoignent

du rayonnement extraordinaire de celle qui fut, selon les

dires de son père, la femme « la moins folle de France ».

« Anne de France. Femme de pouvoir, princesse des arts » jusqu’au

18 septembre 2022. Musée Anne-de-Beaujeu, 03000 Moulins. Ouvert du

mardi au samedi, de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h ; dimanches et jours fériés,

de 14 h à 18 h 30. Tarifs : 5 €/3 €. Rens. : 04 70 20 48 47 ; musees.allier.fr

DESSINE-MOI

UNE PLANÈTE

A quoi sert la géographie ?

A décourager les historiens

qu’on oblige à en faire,

ont longtemps dit certains.

D’autres répondraient

qu’elle permet aux hommes

de se faire la guerre.

Le passionnant colloque qui

se tiendra du 7 au 9 avril 2022

à l’auditorium de l’Institut

de France et à la Société

de géographie (qui fêtera pour

l’occasion son bicentenaire)

tâchera de prouver le contraire :

la géographie sert à faire la paix,

à comprendre la complexité du

monde, à sonder la profondeur

de ses racines, à connaître

le terreau de la gastronomie, les

conséquences des convictions

religieuses sur la vie des

hommes. Pendant trois jours,

une trentaine de géographes,

historiens, écrivains, révéleront

les ressorts de cette discipline

foisonnante, raconteront son

évolution depuis l’Antiquité,

rappelleront son rôle dans

l’aménagement des territoires

et dans la stabilisation d’un

monde ouvert aux quatre vents.

Les participants pourront

ainsi effectuer une plongée

fascinante entre l’espace

et le temps, à la découverte

de cette science dont Saint-

Exupéry reconnaissait, dans

Le Petit Prince, qu’elle lui

avait « beaucoup servi » :

« C’est très utile, si l’on est

égaré pendant la nuit. »

Colloque « A quoi sert la géographie ? »,

le 7 avril 2022 à l’Institut de France

(75006 Paris), puis les 8 et 9 avril à la Société

de géographie (75006 Paris). Gratuit.

Inscription obligatoire par courriel

à societedegeographie@gmail.com

ou à l’adresse suivante :

Société de géographie, 184 boulevard

Saint-Germain, 75006 Paris. Rens. :

academiesciencesmoralesetpolitiques.fr ;

socgeo.com

© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/D. ARNAUDET/SP. © MAN - DOMAINE NATIONAL DE SAINT-GERMAIN-EN-LAYE/VALORIE GÔ-2021/SP. © PARIS, MUSÉE DU LOUVRE, DÉPARTEMENT DES SCULPTURES, INV. R. F. 1160/SP.


S ÉRIE

Par Marie-Amélie Brocard

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

36

h

Auxportesdu

Valhalla

Les Vikings produits par Netflix à la suite

de la série à succès de History ratent

hélas leur rendez-vous avec l’Histoire.

Après six saisons de succès sur History,

Vikings a tiré sa révérence il y a

un an, laissant désormais combats,

pillages et luttes de pouvoir à son spin-off,

Vikings : Valhalla, produit cette fois par

Netflix. Environ cent ans plus tard, à Kattegat,

ancien royaume du légendaire Ragnar,

les clans vikings seréunissent afin de mener

une expédition punitive jusqu’à Londres,

après que le roi Æthelred a ordonné le massacre

de la Saint-Brice pour éradiquer la

présence danoise d’Angleterre.

Malgré une réalisation de qualité, la

petite sœur de Vikings manque de réelle

ambition. Elle offre une accumulation

d’actions qui oublie de prendre le temps de

développer ses personnages là où History

avait su nous ouvrir à la découverte d’un

monde. Tout n’y est pas faux. Laplupart des

personnages ont réellement existé, la trame

générale est parsemée de quelques éléments

historiques. Mais l’ensemble paraît

avoir été mixé sans ménagement pour la

chronologie ni la vérité des personnages.

Tout n’est pas faux et c’est presque là le

problème : le vernis historique superficiel

donne du crédit à ce qui relève de la pure

fiction ou de la franche approximation.

Dans les royaumes du Nord, les Vikings se

partagent désormais entre ceux qui adorent

toujours les dieux anciens et ceux qui ont

adopté la religion chrétienne. La violente

hostilité née de cette division est l’un des

nœuds principaux de la série. On laisse deviner

au spectateur de quel côté se trouvent

l’ensembledessalopards.Detouslespersonnagesprincipaux,leseulànepasêtrehistorique

(mais qui le saura ?) est l’un des antagonistes

les plus brutaux, le jarl Kare, un fou de

Dieu qui s’est donné pour mission d’éradiquer

les païens des terres du Nord. Pendant

ce temps, Kattegat est désormais gouvernée

par le sage jarl Haakon – nom d’un chef norvégien

historique incarné ici par une femme

métisse, qui a fait de la ville un modèle

d’ouverture à l’autre, un carrefour multiculturel

où l’on croise Africains et Asiatiques

dans un parfait vivre-ensemble, tandis que

chrétiens et païens se côtoient en paix.

Au final, Vikings : Valhalla reste un divertissement

esthétique et efficace, mais rate

son rendez-vous avec l’Histoire.2

Vikings : Valhalla, 8 épisodes de 50 min

sur Netflix, depuis le 25 février.

PHILIPPE CONTAMINE (1932-2022)

Avec son extrême courtoisie, son élégance

naturelle, son érudition ébouriffante et la qualité de

son expression, Philippe Contamine était aussi

à l’aise lors d’une conférence savante que dans un jury

de cinéma historique organisé par Jean Tulard.

Médiéviste au parcours universitaire brillant

et à l’œuvre immense (près de trois cents titres) qui

lui avaient ouvert les portes de la Sorbonne

et celles de l’Académie des inscriptions

et belles-lettres, il trouva sa voie dès sa thèse

d’Etat soutenue en 1969, Guerre, Etat

et société à la fin du Moyen Age. Etudes sur

les armées des rois de France (1337-1494),

publiée en 1972. S’il reste le plus grand

spécialiste français de la vie militaire

médiévale, il ne trouvait qu’un prétexte dans

le phénomène guerrier, car il est un monde

en soi. L’institution militaire impliquait en effet

aussi bien le droit civil, la conception de l’Etat,

la technique du fer à cheval que la stratégie, les armes,

les rapports avec la religion chrétienne et ses acteurs,

simples combattants, chevaliers et princes. Aussi,

parallèlement à ses études sur la guerre (Azincourt,

1964 ; La Guerre au Moyen Age, 1980), Philippe

Contamine se pencha-t-il sur la société noble

en une série d’articles rassemblés en 2021

(Nobles et noblesse en France, 1300-1500)

et s’essaya avec succès à la biographie

dans trois ouvrages sur Jeanne d’Arc,

en 1994, 2012 (en collaboration) et 2020,

et un magistral Charles VII. Une vie, une

politique, en 2017, qui lui valut d’être honoré

par le premier grand prix du livre d’histoire

décerné par Le Figaro Histoire. FV

© 2020 MGM. VIKINGSTM TM PROD. LTD. ARR. © H. BAMBERGER/LE FIGARO MAGAZINE.


À LA TABLE DE L’HISTOIRE

Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut

© H-K.

TRANCHES DE VIE

Ancêtre du sandwich et du hamburger,

le tranchoir, ou tranche de pain, fit office

d’assiettes sur les tables du Moyen Age.

© RMN-GRAND PALAIS (DOMAINE DE CHANTILLY)/RENÉ-GABRIEL OJEDA.

Depuisplusieursmillénairesavantnotreère,

le pain a toujours été consommé tel quel,

mais aussi comme support de nourriture

liquideousolide.Lasoupedel’expression«tremper

sa soupe » est une tranche de pain (suppa,

mot germanique), procédé qui subsiste dans la

populaire soupe à l’oignonparisienne.Au Moyen

Age, le tranchoir est une tranche de pain que l’on

pose sur la table ou sur un petit plateau rectangulaire

en étain ou en bois, sur lequel on pose

diverses nourritures solides avant de les porter à

sabouche avec les doigts. Les milieux aristocratiques

européens ont abandonné ce procédé dès

la Renaissance en privilégiant les assiettes. En

France, ne subsistent plus de ces temps anciens

que la tartine du petit-déjeuner, la baguette jambon-beurre et,

depuis le tournant du XX e siècle, le croque-monsieur.

En revanche, partout ailleurs en Europe, au Proche-Orient et aux

Etats-Unis, l’usage médiéval du tranchoir a perduré largement jusqu’à

aujourd’hui en prenant des formes variées qui constituent une

foisonnante géographie. Evacuons blinis, galettes et crêpes qui sont

desbouilliesséchéessurplaquechaudeetnondupainlevé.Enrevanche,

les pitas sont des pains plats orientaux sur lesquels on dépose

des mets et relèvent donc de la catégorie tranchoir, de même que les

pizze qui sont cuites au four après avoir été garnies d’ingrédients

divers. En Angleterre, le descendant du tranchoir est le sandwich,

deux tranches de pain entre lesquelles on glisse

de la viande froide, du jambon, du fromage ou

des concombres. Il tire son nom d’un lord de

l’Amirauté, John Montagu, comte de Sandwich,

qui s’en faisait servir dans les années 1760, plutôt

au bureau que lorsqu’il jouait aux cartes et

qu’il ne voulait pas s’interrompre, comme le

veut la légende. En Italie, ce sont les bruschette

et crostini ; à Nice, le pan bagnat ; en Espagne,

les tapas ; aux Pays-Bas, le boterham ; en Scandinavie,le

smørrebrød;dans la communauté juive

de Cracovie au XVII e siècle, le bagel, qui fera florès

à New York. Mais le plus célèbre descendant

du tranchoir est le hamburger, un pain rond et

brioché garni de viande hachée de bœuf et qui

était le déjeuner sur le pouce des ouvriers de Hambourg. Servi sur

les bateaux transportant vers les Etats-Unis les émigrants allemands,

il devient une populaire nourriture de rue à New York. Deux frères

irlandais, Richard et Maurice McDonald, rencontrent un grand succès

en le servant dans leur restaurant de San Bernardino, en Californie,

qu’ils ouvrent en 1940 et qui essaimera jusqu’à devenir la chaîne

mondiale de 40 000 restaurants qui a conservé leur nom. 2

FESTIN DE DUC Au centre : le mois de janvier des Très Riches

Heures du duc de Berry, XV e siècle (Chantilly, musée Condé).

37

h

© SHUTTERSTOCK / NATALLYA NAUMAVA.

LA RECETTE

SANDWICHS AU CONCOMBRE À L’ANGLAISE

Déposer entre deux tranches de pain de mie sans croûte, légèrement

beurrées jusque dans les coins, de fines rondelles de concombre dégorgées

au sel. On peut parsemer de fines herbes ciselées, persil plat, ciboulette, aneth

ou menthe, avant de découper les sandwichs en deux portions rectangulaires

ou triangulaires. Depuis le règne de Victoria, ce sont des accompagnements

obligés du vrai high tea tel qu’on le pratique à cinq heures de l’après-midi.

La vallée de Lea dans le Hertfordshire, au nord de Londres, produit toute

l’année sous serres chauffées les juteux concombres nécessaires à ce plat

national britannique et de tout l’ancien empire, de l’Inde en particulier.


EN COUVERTURE

© AFP. © BRIDGEMAN IMAGES. © IONESCO/GAMMA RAPHO. © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.

40

DANS LES AFFRES

DE LA GUERRE CIVILE

LA FIN DE L’ALGÉRIE FRANÇAISE PRIT LA FORME D’UNE GUERRE

CRÉPUSCULAIRE ENTRE TENANTS DE L’AUTORITÉ LÉGALE ET PARTISANS

DE L’ALGÉRIE FRANÇAISE, SUR FOND D’ATTENTATS DU FLN ET DE L’OAS.

50

LA STRATÉGIE

DU CHAOS

LOIN DU GRAND

RETOURNEMENT SOUVENT

INVOQUÉ, DE GAULLE

ÉTAIT DÉCIDÉ DEPUIS 1954

À DONNER SON INDÉPENDANCE À L’ALGÉRIE. C’EST CE QU’EXPLIQUE

HENRI-CHRISTIAN GIRAUD, QUI DÉCORTIQUE, DANS LE PIÈGE GAULLISTE,

L’HISTOIRE D’UN AUDACIEUX MENSONGE D’ÉTAT.


80 UN PEUPLE

ENTRE DEUX RIVES

TARDIVEMENT

BAPTISÉS PIEDS-NOIRS,

LES FRANÇAIS

D’ALGÉRIE

FURENT CHASSÉS

D’UNE PATRIE,

OÙ ILS S’ÉTAIENT

INSTALLÉS SANS

IDÉE DE RETOUR.

LE

CRÉPUSCULE

SANGLANT

de l’Algérie française

ET AUSSI

LES TRAHISONS DU 19 MARS

ORAN LA SANGLANTE

LA TRAGÉDIE DES HARKIS

DES HOMMES DANS LA TOURMENTE

LA GUERRE DES IMAGES

LETTRES D’ALGER

LA DÉCHIRURE


© TOPFOTO/ROGER-VIOLLET.

SEMAINE

DES BARRICADES

Des manifestants progressent

vers le palais du gouverneur à Alger,

le 25 janvier 1960. La semaine des

barricades, du 24 janvier au 1er1

février

1960, est le premier épisode significatif

de la guerre civile franco-française.

Organisée par un mouvement pied-

noir ultra, la manifestation entendait

protester contre le discours

de De Gaulle, le 16 septembre 1959,

évoquant le droit à l’autodétermination

des Algériens, et le limogeage

du général Massu ayant critiqué

la politique de l’Elysée en Algérie.


Danslesaffresdela

guerrecivile

Par Rémi Kauffer

La guerre d’Algérie engendra une guerre francofrançaise

opposant les loyalistes, fidèles aux autorités

légales, aux partisans les plus déterminés de l’Algérie

française, parmi lesquels les militants de l’OAS.


EN COUVERTURE

42

h

Les guerresdites de« décolonisation» furent desguerres civiles

entre colonisés autant que des guerres contre le colonisateur.

En Indochine, le Viêt-minh assassina dès 1945 ses

rivaux nationalistes ou trotskistes de façon à régner seul sur le

camp antifrançais. Le même phénomène se manifesta en Algérie.

Les « frontistes » du Front de libération nationale (FLN)

s’acharnèrent ainsi sur les « messalistes », fidèles au vieux leader

nationaliste Messali Hadj. Entre 1954 et 1962, cette guerre

algéro-algérienne devait faire 4 000 morts des deux côtés en

France métropolitaine et au moins 6 000 en Algérie.

Les Algériens engagés du côté français, soit les harkis (supplétifsdel’armée),lesmoghaznis(supplétifsdessectionsadministrativesspécialisées,lesSAS,etdessectionsadministratives

urbaines), mais aussi les soldats des régiments de tirailleurs,

des commandos de chasse, les membres des groupes d’autodéfense

ou des groupes mobiles de sécurité, furent également

partieprenantedecetteguerrefratricide.Plusnombreuxqueles

frontistes, dont les effectifs ne dépassèrent jamais les 40 000 à

50 000 maquisards dans des conditions il est vrai difficiles face

à une armée régulière puissante, ils n’avaient pas pour point

commun le rejet de l’indépendance en soi, mais le refus tripal de

l’indépendance avec le FLN, synonyme pour eux de règne de la

terreur. On sait comment la France allait les abandonner.

La singularité du conflit algérien, c’est qu’en parallèle de ces

guerres entre Algériens pro et anti-FLN, il engendra aussi deux

guerres du côté français. La première est la guerre menée par

les gauchistes membres des réseaux de soutien au FLN contre

la France. Par choix idéologique, ces Français, étudiants sursitaires

souvent, et ces Françaises, non assujetties au service

militaire, se firent les « porteurs de valises » du FLN : argent de

l’impôt révolutionnaire, mais aussi explosifs, armes, plans

d’attentats. Quant aux militants européens du Parti communiste

algérien, auxiliaires précieux du FLN pendant la bataille

d’Alger de 1956-1957, ils se considéraient comme algériens.

Réprimés par les frontistes après l’indépendance, certains

viendront néanmoins se réfugier en France.

La seconde guerre franco-française opposa les loyalistes,

fidèles aux autorités légales, aux partisans les plus déterminés

de l’Algérie française, parmi lesquels, à partir de 1961, les militants

de l’Organisation armée secrète, l’OAS. Cette deuxième

guerre d’Algérie fut l’aboutissement d’un long processus de

montée aux extrêmes, redevable pour une part aux méthodes

duFLN.Assassinats,mutilations,torturesavaient,dèsl’origine,

témoigné d’une violence au confluent du fanatisme religieux et

delastratégiefrontistedeguerretotale.Enface,ilfallutcompter

avec la répression, souvent très dure, menée par l’armée française

: les « bidons spéciaux » (de napalm), la torture pour obtenirdesrenseignements,lesexécutionssommaires–lotfréquent

des guerres de contre-guérilla et de contre-terrorisme. Le tout

aboutit à une réaction en chaîne, la radicalité d’un adversaire

entraînant celle de l’autre. Dans ce contexte, le raidissement de

certains Européens d’Algérie contre la politique du général


TOURNÉE DES POPOTES Page de gauche : le général Salan saluant la foule depuis le balcon du Gouvernement général d’Alger, le 15 mai

1958, deux jours après le coup d’Etat des partisans de l’Algérie française. L’événement va précipiter l’arrivée de De Gaulle au pouvoir et

la fin de la IV e République. Ci-dessus : le général De Gaulle en visite à Zemmora, le 30 août 1959. Durant sa tournée d’inspection des zones

d’opérations en Algérie, De Gaulle assura ses officiers que les rumeurs d’abandon de l’Algérie étaient infondées. Deux semaines plus tard,

le 16 septembre, il prononcera le célèbre discours dans lequel il évoqua pour la première fois le principe de l’autodétermination de l’Algérie.

43

h

© AFP. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO.

De Gaulle allait se conjuguer à la révolte d’une partie de l’armée

et entraîner un conflit armé contre les forces loyalistes qui,

s’ajoutant aux exactions du FLN, devait plonger l’Algérie française

finissante dans un chaos final indescriptible en 1962.

Un conflit fratricide en gestation

Les prémices de cette guerre crépusculaire se profilent cinq

ansplustôt.Le16janvier1957àAlger,ungroupusculecontreterroriste

qui lutte contre le FLN tente d’assassiner le général

Salan, commandant supérieur en Algérie. Le futur chef de

l’OAS aurait été un « bradeur de l’Algérie française » ! Salan

échappe de peu à ce tir de bazooka artisanal. Mais ce jour-là, un

de ses subordonnés, le commandant Rodier, devient la première

victime du conflit fratricide en gestation.

Un an plus tard, le 13 mai 1958, l’invasion du bâtiment du

Gouvernement général de l’Algérie par des manifestants

pieds-noirs engendre une situation de double pouvoir. D’un

côté de la Méditerranée, Alger est aux mains des partisans de

l’Algérie française et des militaires. De l’autre, à Paris, le gouvernement

est frappé d’impuissance. Exploitant la menace

de la guerre civile, De Gaulle saura profiter de la crise. Mais

dans une ambiguïté complète puisque, dès le mois suivant, il

arrive au pouvoir au nom d’une politique « Algérie française » à

laquelle il ne croit guère, voire pas du tout.

La Constitution de la V e République approuvée le 28 septembre

par voie référendaire (82,60 % de « oui » en général dont

96,58 % en Algérie), De Gaulle semble pourtant orienter son

action dans le sens de l’Algérie française avec l’ambitieux programme

de modernisation du pays dit « plan de Constantine ».

A la place de Salan, limogé de façon expéditive, il nomme le

général Challe nouveau commandant en chef le 12 décembre

1958. Doté de moyens importants, celui-ci va mettre en œuvre

le plan qui porte son nom en réduisant de près des trois quarts,

par un enchaînement méthodique d’opérations de nettoyage,

région par région, la taille des maquis FLN.

Pour imposer par paliers une ligne allant vers l’indépendance,

au contraire de ce qu’il a promis, De Gaulle a besoin de

temps. Il va donc s’avancer masqué. De sorte que la guerre

d’Algérie durera finalement un peu plus longtemps sous lui

que sous la IV e République. Cette prolongation du conflit

arrange le FLN. Organisation de combat d’abord minoritaire,

même si elle s’appuie sur certaines populations prêtes à payer


EN COUVERTURE

44

h

l’indépendance au prix fort (140 000 frontistes civils ou militaires

seront tués entre 1954 et 1962), le Front ne peut, faute

de moyens militaires importants, vaincre sur le terrain. Mais il

peut miser sur le découragement de l’adversaire.

Les chefs rebelles ont en effet saisi l’essence de la « guerre

asymétrique » : un conflit où le plus faible peut l’emporter s’il

finit par écœurer le plus fort. En dépit des luttes intestines à

mort et des purges sanglantes (entre 10 000 et 12 000 victimes

en huit ans de conflit),parfois attisées par les services spéciaux

français, l’objectif frontiste sera de tenir jusqu’au moment où

l’ennemi finira par renoncer de guerre lasse. Avec le soutien du

tiers-monde et des pays communistes, la prolongation d’une

lutte d’apparence inégale constitue de ce fait le deuxième pilier

d’une stratégie fondée sur l’usure de la volonté adverse.

Qu’en est-il, justement, de l’opinion française ? Au début de

1955, deux mois après le déclenchement de l’insurrection de

la«Toussaintsanglante»,àpeine15%desmétropolitainssondés

par l’Ifop considèrent les « événements d’Afrique du Nord »

comme importants. En décembre, ils sont 25 %, mais un total

de 40 % des sondés se sentent plus concernés par les problèmes

économiques et sociaux. Dès 1956, année où le gouvernement

socialiste SFIO de Guy Mollet mobilise le contingent,

une forme de pessimisme s’installe : en avril, seuls 31 % des

sondés pensent que l’Algérie sera encore française dans cinq

ans, contre 25 % qui croient le contraire et 44 % qui ne se prononcent

pas. En juillet 1957, 53 % estiment qu’une négociation

avec les rebelles s’impose. Un chiffre qui monte à 56 % en

janvier 1958 avant de retomber avec les espoirs contradictoires

suscités par l’arrivée de De Gaulle au pouvoir.

Les métropolitains sont fatigués d’une guerre qui hypothèque

l’avenir de la partie masculine de la jeunesse. Le gouvernement

Mollet a en effet porté de dix-huit à vingt-sept mois la

durée légale d’incorporation du contingent et à vingt-huit voire

à trente pour certaines catégories. En février 1959, un métropolitain

sondé sur deux pense déjà que la France devra composer

avec le FLN. Le divorce est patent entre ces « Français de

France » et les pieds-noirs ou les militaires de carrière, persuadés

du contraire. Il s’accentue après le discours du 16 septembre1959,oùDeGaulle,sortantdel’ambiguïté,proclamepourla

première fois ouvertement le droit de l’Algérie à « l’autodétermination».Endécembre,57%dessondésmétropolitainsapprouvent

le principe de négociations avec le FLN contre 18 % qui s’y

opposent, dont seulement 5 % de manière résolue.

Vers la guerre civile

Dans ce contexte survient, le 24 janvier 1960, la « semaine des

barricades », premier épisode significatif de la guerre civile

franco-française qui couve. Un mouvement pied-noir ultra, le

Front national français (FNF), prépare, d’accord avec une partie

des officiers de l’état-major du général Massu, une démonstration

de force pour protester contre le discours du 16 septembre

et le limogeage du vainqueur de la bataille d’Alger de 1956-

1957 contre le FLN, qui a osé critiquer la politique algérienne du

chef de l’Etat devant un journaliste allemand.

Lesunités territoriales, lesUT,sontleferdelancedelamanifestation

: elles sont formées de Français d’Algérie cantonnés

au rôle d’auxiliaires de l’armée, à l’exception d’éléments plus

opérationnels telle l’UT blindée. De peur de règlements de

comptes avec « les Arabes », les divers gouvernements n’ont

en effet pas voulu mobiliser les pieds-noirs en masse. En incitant

les UT à manifester l’arme à la main, les chefs du FNF,

Joseph Ortiz, Jean-Jacques Susini ou le Dr Pérez, espèrent

créer une situation insurrectionnelle. Mais à l’état-major, les

colonels Argoud, Broizat ou Gardes se contenteraient d’un

choc psychologique contre la « politique d’abandon », comme

le 13 mai 1958, lorsque la foule, envahissant pacifiquement

lesbâtimentsduGouvernementgénéraldel’Algérie,adéclenché

la crise fatale à la IV e République.

Le 24 janvier 1960, des tiraillements entre parachutistes,

adulés des pieds-noirs, et gendarmes mobiles, beaucoup

moins appréciés, créent une situation explosive. Au grand dam

du FNF, la plupart des UT manifestent sans armes. Mais pas


L’ARME DE LA TERREUR Page de gauche : attentat

du FLN à la voiture piégée, le 25 décembre 1959, rue

d’Isly, à Alger. A droite : des Algériens arrêtés après

la manifestation pacifique organisée le 17 octobre 1961

à Paris par le FLN pour l’indépendance de l’Algérie.

La répression brutale, décidée par le préfet de police

Maurice Papon, fit entre 30 et 50 victimes, selon

certaines sources, au moins 200 morts, selon d’autres.

© ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLE. © AFP.

tous : vers 18 h 10, deux explosions retentissent. Très vite, ça

tire de toute part. Des mobiles sont fauchés par des rafales

de fusil-mitrailleur. Leurs camarades ripostent au fusil ou au

pistolet-mitrailleur. Lorsque, vers 18 h 45, les paras arrivent

sur place, en retard par manque de coordination ou mauvaise

volonté, les gendarmes comptent 14 morts dont 2 lieutenants ;

les manifestants, 8 morts dont un lieutenant de réserve.

DesFrançaisonttuéd’autresFrançais!Arrachantlespavés

du quartier, quelques centaines d’hommes du FNF et des UT

dressent des barricades que l’armée rechigne à prendre

d’assaut. L’insurrection a bien eu lieu mais, on le constatera

sous peu, au détriment des insurgés. L’opinion métropolitaine,

en effet, est choquée ; l’armée, divisée parce que les

14 gendarmes tués étaient tout de même des militaires ; le

contingent, sourdement hostile ; les milieux industriels,

excédés de ce énième épisode d’une guerre qui coûte cher.

Les « barricades d’Alger » n’ont qu’une petite semaine à vivre

dans une ambiance d’exaltation. Le temps que De Gaulle

reprenne la main en métropole avec l’appui inavoué des syndicats

et des partis de gauche, hostiles en principe au « pouvoir

personnel », y compris le PCF, alors très puissant, et qui fait

semblant de croire à sa fable d’une alliance gaullo-FNF.

Les résultats ne se font pas attendre. Les UT sont dissoutes et

l’on traduit en justice les leaders du FNF, décision approuvée

par 75 % des sondés de février 1960. Un pourcentage qui incite

De Gaulle à accélérer la marche vers des négociations avec le

FLN. Les Français d’Algérie, qu’il n’a jamais aimés, lui rendent

désormais la pareille. Pendant ce temps, même assommé

militairement par le plan Challe, le FLN reste persuadé que le

temps, la lassitude, les gouvernements amis et l’opinion internationale

vont lui assurer le dernier quart d’heure.

Lesjournéesdedécembre1960apportentdel’eauàsonmoulin.

Entre le 9 et le 13 décembre, De Gaulle effectue en Algérie

unetournéepourprésenterleréférendumàvenirenjanviersurla

questionalgérienne.Les9et10décembreàAlger,lesémeutiers

Algérie française harcèlent le service d’ordre à grand renfort de

boulons et de cocktails Molotov. Bilan : plus de 600 blessés

parmi les CRS et les mobiles, 400 arrestations chez les manifestants.

Dur, mais gérable. Sauf que le 11 décembre, gaullistes

et FLN se tendent « objectivement » la main pour convaincre la

Casbah et les quartiers musulmans de déferler. Pour la première

fois à Alger, les frontistes brandissent en pleine rue le drapeau

vert et blanc du FLN. A l’émeute nationaliste française succède

l’émeute nationaliste algérienne. Bilan : 6 Français lynchés à

mort et une cinquantaine de cadavres côté musulman quand

l’armée tire pour protéger les quartiers européens.

Au bord de l’asphyxie, le FLN vientd’avaler une lampée d’air.

Le 8 janvier 1961, un référendum juxtapose deux questions :

une sur le principe de l’autodétermination et une autre sur

l’organisation des pouvoirs publics en Algérie, parce qu’il faut

feindre de respecter l’article 11 de la Constitutionquirestreint la

voie référendaire au domaine institutionnel. En métropole, un

quart des inscrits s’abstient. Mais trois quarts des suffrages

exprimés sont des « oui ». En Algérie, on compte 1,84 million

d’abstentions et 767 000 « non » sur 4,47 millions d’inscrits.

Coup de force et lutte clandestine

CemêmemoisdejanvieràMadrid,deuxultrasdesbarricadesde

l’année précédente, Pierre Lagaillarde et Jean-Jacques Susini,

jettent autour du général Salan, qui s’est exilé en Espagne après

son limogeage, les bases de l’OAS. Composée presque uniquement

de pieds-noirs, cette organisation embryonnaire se propose

de lutter clandestinement contre le pouvoir gaulliste, y

compris par la violence. Pendant ce temps, des officiers – les

colonelsArgoud,BroizatetGodard,lecapitaineSergent–pressent

le général Challe, qui vient de démissionner de l’armée

après son rappel en métropole, de prendre la tête d’une opération

improvisée à laquelle se rallieront d’autres officiers comme

les commandants Robin et de Saint Marc, les lieutenants

Degueldre ou de La Bigne. L’armée prendrait le pouvoir, mais

en Algérie seulement. Renvoyant la majeure partie du contingent

dans ses foyers, elle liquiderait le FLN en quelques mois

avec les seuls militaires de métier, puis remettrait les clés à un

gouvernement civil avant de rentrer dans le rang.

Challe n’est pas Franco : l’idée d’une guerre franco-française

l’horrifie. Sauf que le coup d’Etat en fait courir le risque. Dans

la nuit du 21 au 22 avril 1961, des unités d’élite s’emparent

d’Alger tandis que les généraux Challe, Zeller et Jouhaud installent

une sorte de junte. Ils sont bientôt rejoints par Salan qui,

venud’EspagneenavionavecSusini,s’estinvitéd’office.Mais,

très vite, le mouvement patine face à la réaction résolue de

De Gaulle : recours à l’article 16 qui donne tous les pouvoirs au

chef de l’Etat en cas de menace « grave et immédiate », discours

télévisé en uniforme de général, assorti d’un appel des appelés

à la désobéissance. Les officiers loyalistes ne sont guère plus

nombreux que les putschistes, mais ils embraient bien mieux

qu’eux sur la masse de leurs camarades indécis. En invitant le

contingent à se dresser contre les partisans du coup de force au

nom de la légalité républicaine, le chef de l’Etat joue gros. Et

gagne. Les appelés mènent une sorte de grève générale qui

paralyse la logistique de l’armée d’Algérie.

En métropole aussi, l’opinion se dresse contre le « quarteron

degénérauxenretraite»fustigéparDeGaulledansuneformule

qui fait mouche. Or, sans appui de ce côté de la Méditerranée,

45

h


EN COUVERTURE

46

h

comment le plan des généraux putschistes pourrait-il réussir ?

Sauf bien sûr à déclencher cette guerre civile dont ils ne veulent

pas. Au risque du poteau d’exécution, Challe et Zeller se

rendent avant qu’une effusion de sang déclenche un processus

meurtrier de montée aux extrêmes. Mais pas Salan ni le

pied-noir Jouhaud, qui passent à la clandestinité.

Fort de l’appui de l’opinion publique, De Gaulle s’emploie à

accélérer la marche vers l’indépendance. Le 8 septembre

1961, un premier attentat de l’OAS le vise. Une bombe explose

près de Pont-sur-Seine sur le passage de sa Citroën DS. Le chef

de l’Etat en sort vivant. Bien que les pleins pouvoirs prévus à

l’article 16 expirent trois semaines plus tard, De Gaulle ne les

reconduit pas, preuve qu’il croit encore maîtriser la situation.

Tandis que l’OAS tente de se structurer, la fédération de

France du FLN finit d’éliminer sa rivale messaliste et reste seul

maître de la communauté algérienne en métropole. Accentuant

leterrorisme,sesmilitantsassassinent22policiersetenblessent

76 en France entre janvier et octobre 1961. Dans ce climat de

tension, le FLN appelle, le 17 octobre, les Algériens de la région

parisienne à manifester en faveur de l’indépendance. La consigneestclaire:nulnedoitporterd’armes.Celledupréfetdepolice

MauricePaponnel’estpasmoins: cognez.Cetterépressionbrutale

cause au moins 200 morts selon l’évaluation très excessive

del’historienJean-LucEinaudi,etentre30et50seloncelle,plus

impartiale, de son collègue Jean-Paul Brunet. Ce carnage ne

scandalise guère l’opinion publique : l’indignation des métropolitains

vise désormais moins le pouvoir ou le FLN que l’OAS.

Si cette dernière est populaire parmi les pieds-noirs, peu

d’entre eux se mouillent avec elle. Ses effectifs en Algérie ne

dépasseront jamaisles 3 000 militants, dont untiersde clandestins.

Et le tableau est encore pire pour elle en métropole, où sa

base sociale est beaucoup plus restreinte. En réalité, l’OAS est

presque aussi divisée que le FLN. La différence, c’est toujours le

facteur temps – fondamental, on l’a vu, dans la guerre asymétrique.Or,dutemps,seulleFLNendispose.L’OAS,elle,vapasser

une année et demie à courir en vain contre la montre.

Autre facteur important, le terrorisme. Le FLN en a fait une

arme de masse dans le bled, loin des regards, puis en ville, lors

de la bataille d’Alger. Un véritable musée des horreurs : langues

et nez coupés, brûlures, égorgements, émasculation

des hommes avec parties génitales enfoncées dans la bouche,

viols, éventration de femmes enceintes, têtes d’enfants

fracassées. Puisqu’il est question aujourd’hui d’ouvrir les

archives militaires, notons à cet égard que leur déverrouillage

devrait être étendu à la gendarmerie, celle-ci ayant enregistré

consciencieusement ces crimes avec dossiers photos établissant

leurs circonstances. Des documents et des images atroces

que le pouvoir gaulliste mettra sous le boisseau après la

guerre, par souci de ménager l’Algérie indépendante.

Terrorisme OAS et répression

Constatant l’efficacité de la terreur côté FLN, les durs de l’OAS

s’imaginent qu’en imitant l’adversaire, ils parviendront aux

mêmes résultats que lui. D’où leurs premiers attentats, commis

àlaveilleduputschd’avril1961.Maislerapportdeforceesttout

autre. Le nombre des pieds-noirs atteint en effet à peine le million,

soit 10 % de la population de l’Algérie et 2 % de celle de la

métropole. Par-dessus le marché, l’OAS, absente du bled,

commet ses attentats dans les grandes villes, sous l’œil des

MAÎTRE DU JEU

Ci-contre : le 23 avril

1961, à la télévision,

De Gaulle condamne

le putsch d’Alger

par «un quarteron

de généraux en

retraite » et informe

les Français de

la mise en application

de l’article 16

de la Constitution

qui lui donne

les pleins pouvoirs.


PUTSCH D’ALGER Page de gauche, de gauche

à droite : les généraux Edmond Jouhaud, Raoul Salan,

Maurice Challe et André Zeller, le 24 avril 1961,

après leur prise de contrôle d’Alger. Ci-contre : la foule

en liesse, place du Gouvernement à Alger, deux jours

après le putsch des généraux réalisé dans la nuit

du 21 au 22 avril 1961.

PHOTOS : © DALMAS/SIPA. EN BAS : © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO.

reporters etdesphotographesde lapresseinternationale. Suffisamment

pour perdre une autre guerre : celle de l’image.

A Alger, le terrorisme OAS mobilise des civils pieds-noirs, en

général issus des quartiers populaires comme Bab el-Oued ou

Belcourt, ainsi que des paras ou des légionnaires en cavale

depuis l’échec du putsch. Bien structurés, ces commandos

Delta comptent quelque 120 membres, mais il faut également

compter avec d’autres groupes armés, issus par exemple de

l’extrême droite étudiante. A Oran, les commandos Collines

alignent des effectifs comparables aux leurs. Tous s’emploient

à passer « du pain de plastic à la balle dans la nuque », selon la

formule du chef des Deltas, le lieutenant Roger Degueldre.

Dans les grandes villes d’Algérie, les « opérations ponctuelles »

de l’OAS coûtent la vie à des militants communistes ou socialistes,

à des syndicalistes, des fonctionnaires, des policiers, des

officiers de tout grade, du sous-lieutenant Moutardier au généralquatreétoilesGinestet,mortellementblesséàOranlorsd’un

traquenard visant son supérieur hiérarchique, le général Katz.

En métropole, l’opinion ne veut plus entendre parler de cette

guerrequiadéjàtropduré.Lesattentatsfontémergerlafigurerepoussoirdes«assassinsdel’OAS».Quandunedesdeuxtendances

de l’OAS métropolitaine, la Mission III d’André Canal,

se lance à Paris dans des plastiquages en série appelés les

« nuits bleues », l’impact est encore plus fort. Et pour cause :

c’est en métropole que ça se passe.

Le 7 février 1962, une fillette de 4 ans, Delphine Renard,

perd un œil parce que des membres de la Mission III, voulant

plastiquer André Malraux, se sont trompés d’étage. L’efficacité

du terrorisme se mesure aussi à l’impression qu’il crée. A

la longue, on avait fini par « s’habituer » aux crimes du FLN.

Mais avec son parfum de guerre civile, le martyre de la gamine

provoque, lui, un rejet instinctif, dont l’OAS ne parvient pas à

comprendre l’ampleur. Elle a beau arguer que de nombreux

enfants victimes du FLN sont morts en Algérie dans des conditions

aussi atroces, les métropolitains refusent de l’écouter.

Le lendemain soir, les partis de gauche et les syndicats

convoquent une manifestation place de la Bastille. Comme

toujours, Papon applique les consignes. Puisque le chef de

l’Etat déteste que l’opposition interfère dans sa politique algérienne,

on frappe. On tue même. Au métro Charonne, 3 manifestantes

et 5 manifestants meurent sous les coups de la

police. Tous sont membres de la CGT, 7 du PCF. Le 13 février,

jour de grève générale, la gauche manifeste de nouveau en

masse. La virulence de ses propos contre le « pouvoir personnel

» de De Gaulle cache pourtant mal son embarras. Elle

scande « Le fascisme ne passera pas ! », tout en préférant laisser

lesgaullistessesalirlesmains.Silesmoyensemployésdépassent

le cadre légal, on pourra toujours s’en servir pour discréditer

De Gaulle. Mais une fois l’OAS vaincue, pas avant.

Pour contrer l’organisation secrète, le pouvoir mobilise les

éléments loyalistes de l’armée, de la police et de la gendarmerie.

La Sécurité militaire surtout. Son chef, le général Feuvrier,

ira jusqu’à commanditer des contre-plasticages visant les

ultras d’Algérie avec la bénédiction du ministre des Armées,

Pierre Messmer, ancien Français libre comme lui. Entrent aussi

en lice ceux que De Gaulle appellera plus tard « des éléments

irréguliers du service d’ordre ». A Paris, quatre hommes actionnent

ces « barbouzes » : le ministre de l’Intérieur, Roger Frey ;

son conseiller Alexandre Sanguinetti ;DominiquePonchardier,

qui a gardé de la Résistance le goût des solutions expéditives ;

l’avocat gaulliste Pierre Lemarchand. Sur le terrain, à Alger, ils

sont deux : André Goulay et Lucien Bitterlin.

Recrutés pour des motifs parfois politiques, mais le plus souvent

par appât du gain, les « policiers parallèles » débarquent de

métropole. Les barbouzes pratiquent des échanges de renseignementsavecleFLN.Ilsenlèvent,torturentetassassinentdes

responsables OAS comme Camille Petitjean. Ses ravisseurs

feront couler de l’acide goutte à goutte sur le front de cet ingénieur

des usines Berliet et on retrouvera son cadavre découpé

en morceaux dans un terrain vague.

Degueldre fait de l’éradication des barbouzes une affaire

personnelle. Il lance ses Deltas à l’assaut. Une cinquantaine de

barbouzes trouvent la mort, dont 19 dans l’explosion d’un colis

piégé ou 4 brûlés vifs dans leur voiture. Peu efficaces sur le terrain,

ces hommes auront surtout détourné l’OAS du travail,

très professionnel, lui, des 200 policiers de la « Mission C » aux

ordres du directeur de la PJ, Michel Hacq, ou des 30 gendarmes

d’élite du capitaine Lacoste. Deux formations qui s’interdisent

la torture, à l’inverse des gendarmes mobiles du colonel

Debrosse, mais pas le traditionnel passage à tabac.

A partir du 19 mars 1962, jour de l’entrée en vigueur des

accords d’Evian, tout change. L’autorité française continue en

47

h


EN COUVERTURE

48

h

principe de s’exercer en Algérie pour une période transitoire de

troismoistandisquesemetenplaceunExécutifprovisoire.Mais

le FLN devient un mouvement légal, alors que l’OAS reste clandestine.

Des cours martiales sont instaurées à Alger et à Oran.

Les magistrats ne frappent quasiment que les pro-OAS, en quoi

ils se conforment à la volonté du général De Gaulle de « briser par

tous les moyens et (…) réprimer impitoyablement l’insurrection

arméequisedéveloppedanslesdeuxplusgrandesvillesd’Algérie,

ainsi que les crimes qui s’y perpètrent quotidiennement »,

exprimée en Conseil des ministres. De part et d’autre, la guerre

civile s’intensifie, faisant de mars 1962 un mois sanglant.

Le 15, les commandos Delta exécutent au fusil-mitrailleur

6 dirigeants des centres sociaux éducatifs d’Algérie. Le 23, les

commandos Alpha de Jacques Achard, l’un des chefs OAS

algérois, tentent de transformer en camp retranché le quartier

populaire de Bab el-Oued et ses 60 000 habitants pieds-noirs.

Dans la matinée, les Alphas abattent 6 appelés qui refusaient de

leurremettreleursarmes–unseptièmemourradesesblessures.

Commentjustifierl’exécutiondecesjeunesgensducontingent?

Le drame contraint Achard, dépassé, à stopper une opération

aussi mal engagée. Vers 13 heures, les Alphas mettent à profit

des complicités chez les militaires pour évacuer la zone.

Bab el-Oued doit être puni, décide alors le nouveau commandant

en chef, le général Ailleret. Le bouclage du quartier

par les gendarmes mobiles et l’armée commence un peu

avant 15 heures. Les tirs reprennent. Cette journée de combats

fratricides se clôt sur un bilan de 35 morts dont 15 parmi

les forces de l’ordre. Le jour même, De Gaulle ordonne par

écrit à Christian Fouchet, le haut-commissaire de France à

Alger, que les auteurs de « tout coup de force ou attentat de

l’OAS » soient « aussitôt passés par les armes » sans jugement.

Jamais le chef de l’Etat n’avait préconisé pareille mesure :

c’est la reconnaissance de l’état de guerre civile.

Dans une tentative désespérée de briser le blocus de Bab el-

Oued,lecolonelVaudrey,autrechefd’uneOASdeplusenplus

atomisée, convoque par tracts une manifestation pacifique

le 26 mars. La foule brandit le drapeau tricolore, elle chante

La Marseillaise. En dépit des instructions prohibant, dans de

tels cas, le recours à des soldats d’origine algérienne, le service

d’ordre est assuré par un bataillon du 4 e régiment de tirailleurs.

Vers 15 heures, des coups de feu venus d’on ne sait où éclatent

rue d’Isly. C’est la panique. Des tirailleurs vident leurs chargeurs

sur les manifestants. On relève au moins 58 morts, que

l’armée, gênée, fera enterrer de nuit, et quelque 200 blessés.

Pour les Français d’Algérie qui ne se sont pas encore exilés,

c’est la fin sanglante d’une illusion. Ils avaient toujours cru que

les militaires finiraient par basculer de leur côté. Le massacre

de la rue d’Isly vient de prouver le contraire.

Apocalypse Algérie

Le 8 avril 1962, un référendum réservé aux seuls métropolitains

– procédure inouïe – approuve les accords d’Evian, soit l’indépendanceavecleseulFLN,par90,8%dessuffragesexpriméset

28 % d’abstentions ou de bulletins nuls. Entre attentats de l’OAS

etattentatsduFLN,AlgeretOranviventdèslorsunenfer:explosions,attentats,tirsdemortiers,demitrailleuses,lancersdegrenades,

plasticages. Les deux organisations ne s’affrontent quasimentjamais,sinonparletruchementd’assassinatsdecivilsde

la communauté adverse : Algériens pour l’OAS, Français pour

le FLN. Des cliniques frontistes subissent des attaques tandis

que, côté OAS, on détruit des stocks de plasma sanguin destinés

aux quartiers arabes et que le FLN enlève des civils européens

ou des militaires pour les vider de leur sang.

ApocalypseAlgérie.Lahaineàl’étatpur.AAlger,lenombre

des victimes d’attentats passe de 366 en avril à 594 en mai.

Sept sur dix sont attribuables à l’OAS, qui tue 62 dockers

musulmans dans un attentat à la voiture piégée le 2 mai. Le

reste au FLN, qui accentue aussi sa politique de terreur dans le

bled.L’OASnesortpasdesquartierseuropéens,oùelletueles

musulmans de passage. Le FLN, lui, vole des voitures pour

sillonner ensuite les rues et mitrailler les Européens au hasard.

Ce même mois de mai à Paris et à Marseille, la police arrête

5 Deltas avant qu’ils ne perpètrent le seul attentat contre

De Gaulle monté par l’OAS en tant qu’organisation, les autres

tentatives comme celle de Pont-sur-Seine étant le fait de groupes

satellites. Résultat : un rejet accru de l’opinion. Menée par

Susini, une partie de l’OAS tente début juin la négociation de la

dernière chance avec certains éléments modérés du FLN. Il


© FERNAND PARIZOT/AFP. © LE CAMPION/SIPA.© KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO.

s’agiraitd’échangerl’arrêtdesattentatsOAScontredesgaranties

pour les pieds-noirs restant en Algérie après l’indépendance.

Mais à peine annoncés à la radio, ces accords Susini-

Mostefaï sont désavoués par les frontistes les plus durs, la

course à l’échalote extrémiste agitant le FLN. L’OAS alors

reprend sa politique de la « terre brûlée ». Des centres administratifs,

des écoles, des bâtiments de la régie des transports,

des tribunaux et même la bibliothèque d’Alger sont incendiés.

« Ils veulent qu’on parte ; on ne leur laissera rien. »

Le 1 er juillet, le référendum d’autodétermination consacre

l’indépendance de l’Algérie, plébiscitée par 99,72 % des suffrages

exprimés, les pieds-noirs ne représentant plus qu’un

nombre symbolique. Sentant venir le dernier quart d’heure, le

FLN multiplie de son côté les enlèvements de centaines de

pieds-noirs et de militaires, suivis de tortures et d’exécutions

sommaires, qui culminent le 5 juillet 1962, jour de la proclamation

de l’indépendance, à Oran, où une chasse à l’homme

aboutit à la mort d’environ 700 Européens sous les yeux d’une

armée française qui a reçu l’ordre de ne pas intervenir. Des épisodes

atroces sur lesquels l’ouverture des archives de l’armée

française pourrait apporter des lueurs – à condition qu’elles

n’aient pas été épurées. Sur ce plan comme sur bien d’autres,

comptons encore moins sur les documents du FLN. Chaque

clan en lutte pour le pouvoir après l’indépendance, coup

d’envoi d’une guerre interfrontiste acharnée, a en effet mis

« ses » archives sous le boisseau. A l’heure actuelle, le seul

fonds centralisé reste celui de la Sécurité militaire algérienne,

pilier du nouvel Etat, peu connue pour sa transparence.

Le22août1962,leConseilnationaldelarésistanceintérieure,

énième branche rapportée de l’OAS, manque De Gaulle de peu

au Petit-Clamart, en région parisienne. L’organisateur de cet

attentat, Jean-Marie Bastien-Thiry, fera partie, avec Degueldre,

des quatre activistes exécutés officiellement à l’issue d’un jugement

légal. De Gaullevoulaitque Salan et Jouhaud,condamnés

à mort par le Haut Tribunal militaire créé à sa main juste après le

putschd’avril,soientfusillés.OrJouhaudécopedelapeinecapitale

mais Salan obtient des circonstances atténuantes. Furieux,

De Gaulle dissout alors le Haut Tribunal et le remplace par une

Cour militaire de justice tout aussi inféodée. Le chef de l’Etat

exige que Jouhaud soit exécuté, mais se heurte aux menaces de

démission du Premier ministre, Georges Pompidou, et du garde

NAISSANCE D’UN ÉTAT Ci-dessus : le 3 juillet 1962, la joie

des Algériens après l’annonce du résultat du référendum sur

l’indépendance de leur pays. Le «oui » l’a emporté à 99,72 % des

suffrages exprimés. Page de gauche : après un attentat de l’OAS

à Alger, le 13 mai 1962. En bas : le 26 mars 1962, rue d’Isly, lors

d’une manifestation pacifique des Français d’Algérie, les tirailleurs

algériens de l’armée française avaient ouvert le feu sur la foule

brandissant le drapeau tricolore. Bilan : 58 morts et 200 blessés.

des Sceaux, Jean Foyer. Son exécution risquerait d’étendre à la

métropole une guerre fratricide, limitée pour l’essentiel au sol

algérien. De Gaulle cède, Jouhaud sauve sa tête.

Cetteguerreafaitunecentainedevictimeschezlesmilitants

de l’OAS, elle-même responsable de 1 500 à 1 800 morts,

musulmans en grande majorité, mais aussi loyalistes.

L’affrontement se poursuivra de façon sporadique jusqu’en

mai 1965, lorsque Jacques Soustelle, passé du gaullisme à

l’activisme, fera échouer le dernier projet d’attentat contre

De Gaulle. Le 31 juillet 1968, une loi amnistiera les derniers

détenus OAS. Enfin, le 3 décembre 1982, un nouveau texte

législatif, arraché au forceps par François Mitterrand, révisera

les carrières des militaires et fonctionnaires rebelles, réintégrant

Salan et Jouhaud dans le cadre de réserve, ainsi que six

autres généraux. La guerre franco-française d’Algérie est terminée.

Mais qui oserait dire que les guerres civiles ne laissent

pas de profondes séquelles ? 2

Ecrivain, enseignant et journaliste, Rémi Kauffer est spécialiste de l’histoire

du renseignement et des services secrets.

49

h

À LIRE de Rémi Kauffer

OAS. Histoire d’une

guerre franco-française

Seuil

456 pages

22,80 €


E NTRETIEN AVEC HENRI-CHRISTIAN GIRAUD

Propos recueillis par Michel De Jaeghere

La

EN COUVERTURE

50

h

stratégie

chaos

du

De Gaulle a-t-il subi ou organisé les événements

qui ont présidé au règlement sanglant de la guerre d’Algérie ?

Henri-Christian Giraud a repris le dossier à nouveaux frais.

La guerre d’Algérie n’a pas été pour

le général De Gaulle l’occasion d’un

grand retournement. Il était dès

1958 pleinement décidé à y mettre fin

en donnant l’indépendance au pays

et en le livrant au FLN. Tout juste a-t-il

été empêché de le dire avec franchise

parce qu’il avait compris que c’est

en s’appuyant sur les plus ardents

partisans de l’Algérie française, en leur

faisant croire qu’il serait l’artisan

du maintien de l’Algérie dans la France,

qu’il parviendrait à sortir de sa

traversée du désert pour se hisser au

pouvoir et mettre fin à la IV e République

honnie : telle est la thèse que soutient

Henri-Christian Giraud dans Le Piège

gaulliste. Un livre d’une densité

exceptionnelle, en même temps que

d’une grande audace novatrice, nourri

par une impressionnante bibliographie,

le recueil des observations quotidiennes

des contemporains de l’événement,

et plus encore par l’exhumation

d’archives inédites, singulièrement

celles de l’Union soviétique. L’histoire

de la tragédie algérienne en sort

renouvelée par la mise en lumière d’un

écheveau de trahisons et de tromperies

qui constitua, au prix d’un fleuve

de sang, l’un des plus singuliers

mensonges d’Etat de notre histoire.

Quelle intention se cache

derrière votre titre ?

Devant le sinistre spectacle de l’aéroport

deKaboul,uncertainnombred’observateurs

ont fait à juste titre le rapprochement

avec la fin de la guerre d’Algérie

pourdirequece àquoil’onassistait,aussi

terrible que cela soit, était peu de chose

à côté de ce qu’on avait pu voir en 1962 :

en effet,ce qu’ont souffertlespieds-noirs

et les harkis, dans l’indifférence à peu

près générale de la population métropolitaine,

mais de par la volonté délibérée

du pouvoir et de son chef, fut atroce.

Certainshistoriensparlentmêmed’apocalypse…

Or, je me suis toujours posé la

question suivante : le traitement de

l’affaire algérienne devait-il fatalement

être tragique ? C’est à cette question que

j’ai tenté de répondre.

Et quelle est la conclusion

de votre enquête ?

Si,pourCamus,«latragédien’estpasune

solution », en revanche, elle l’est pour

De Gaulle. « Je ne me sens bien que dans

la tragédie », a-t-il confié à son éditeur

MarcelJullian,quiluiprêtaitmêmecette

boutade : «Moi, je fais dans la tragédie. »

Qu’est-ce que cela a voulu

dire concrètement ?

Cela voulait dire changer la donne Algérie

française, sur laquelle De Gaulle avait

habilement surfé pour arriver au pouvoir,

et, de mensonges en coups montés,

créer progressivement les conditions de

la tragédie (l’autre nom du chaos) pour

réaliser son dessein primordial : le dégagement.

Ou encore : la fuite, comme il le

dira sans fard lors du Conseil des ministres

du 4 mai 1962 devant un gouvernement

en état d’hébétude. Il fallait que la

situation soit chaotique pour justifier

qu’il fasse lui-même l’exact contraire de


ce pour quoi il avait été appelé en 1958

parlesFrançais,àl’époqueencoremajoritairement

favorables à l’Algérie française.

Contrairement à la plupart

des spécialistes de la

période, vous affirmez que

De Gaulle savait exactement

ce qu’il voulait faire en

arrivant aux affaires. Sur

quoi vous fondez-vous ?

Au sortir de la guerre, conscient de ce

quelalibérationdelaFrancedevaitàson

empire colonial, De Gaulle était encore

un impérialiste assumé, voire forcené,

comme en témoignent ses ordres en

faveur de la répression la plus extrême

tant à Thierry d’Argenlieu en Indochine,

qu’à Beynet au Levant et à Chataigneau

en Algérie, lors des émeutes de Sétif

en mai 1945, puis, durant la période du

RPF, ses diverses prises de position sans

concession. Mais, en 1954, une visite du

démographe Alfred Sauvy, qui dit l’avoir

sensibilisé aux différents problèmes que

ferait peser le maintien de l’Algérie dans

la France, semble l’avoir convaincu de la

nécessitédeladécolonisation,souspeine

devoirlanatalitémusulmanesubmerger

la population métropolitaine et envoyer

80 députés à la Chambre, et, parallèlement,

de voir s’accroître un déficit chronique

entre la France et sa colonie qui

a toujours coûté cher en subventions.

Sauvy, qu’il y a tout lieu de croire, confie

l’avoir alors entendu se prononcer dès

cette époque pour l’«abandon ».

Comment expliquer que ce

changement ait été ignoré ?

Tout simplement parce que De Gaulle

fait en 1955 ses adieux à la presse et

annonce son retrait de la vie politique,

retrait confirmé par la mise en sommeil

du RPF en septembre suivant.

Un vrai faux retrait ?

En effet, il s’agit d’une pure tactique de la

part de celui qui s’est fait une méthode

de «progresser par les couverts ». Disant

alors en privé à chacun ce que chacun

veut entendre, l’ermite de Colombey

regarde les convulsions du « régime »

© SOLANUM-PHOTOGRAPHE. © BRIDGEMAN IMAGES.

MENSONGE D’ÉTAT Ci-dessus : le 4 juin 1958, le général De Gaulle, depuis le balcon

du Gouvernement général à Alger, lance à la foule enthousiaste : «Je vous ai compris ! »

Cette formule ainsi que le «Vive l’Algérie française ! » qui conclura son discours de

Mostaganem, deux jours plus tard, entretiendront les illusions des partisans du maintien

de l’Algérie dans la France auxquels il devait son retour au pouvoir. Selon Henri-Christian

Giraud (page de gauche), De Gaulle était pourtant déjà décidé à l’«abandon ».

honni avec gourmandise et, profitant favorable ; qu’il est le seul à pouvoir véritablement

régler l’affaire algérienne et

du relâchement de la curiosité des journalistes,

il programme soigneusement qu’aussitôt aux affaires, il négociera avec

son retour. Ainsi, le 10 octobre 1956, les représentants des Algériens.

troissemainesavantl’opérationdeSuez, Le mot important de ce message est le

qui a pour but d’assécher militairement mot « négociation ». Il l’emploie alors

la rébellion algérienne soutenue par que le rejettent aussi bien le socialiste

l’Egypte et dont il connaît les préparatifs Robert Lacoste, ministre résident en

grâce à Christian Pineau, le ministre des Algérie, que son prédécesseur en Algérie

Affaires étrangères, De Gaulle passe JacquesSoustelle,députéduRhônesous

secrètement à l’offensive : il délègue l’étiquette gaulliste. Au même moment,

Gaston Palewski, l’un de ses principaux le FLN vient en effet de faire connaître

intermédiaires avec Moscou depuis lors du congrès de la Soummam sa

novembre 1940, auprès de Serge Vinogradov,

l’ambassadeur soviétiqueà Paris, ne peut à ses yeux viser qu’à l’indépen-

« doctrine de la négociation ». Celle-ci

àquil’ondoitlarévélationdecettevisite, dance plénière de l’Algérie dans le cadre

pour lui faire savoir qu’il va arriver incessammentaupouvoir,

GuyMolletn’étant son territoire, Sahara compris, et à la

de l’unité du peuple et de l’intégrité de

pas en mesure de faire face à la situation condition d’être reconnu comme l’interlocuteur

unique, en refusant tout terroriste ; que le président Coty y est 1


EN COUVERTURE

52

h

© AKG-IMAGES/ERICH LESSING. © MAURICE ZALEWSKI/RAPHO.

cessez-le-feu avant un accord politique.

En intervenant comme il le fait, c’està-dire

en se déclarant de but en blanc

pour la négociation, De Gaulle renverse

donc le fameux triptyque molletiste :

«Cessez-le-feu, élections, négociations. »

D’où la joie des dirigeants de la rébellion,

attestée par Jean Daniel alors à Tunis, de

le voir arriver au pouvoir en mai 1958. Et

d’où aussi leur immense déception à la

suite de son discours du 4 juin à Alger et

desoncride«Vivel’Algériefrançaise!»le

6 juin à Mostaganem.

Comment se présente alors

la situation ?

A ce moment de l’Histoire, le cocktail

politique gaulliste est fait du leurre en

cours des partisans de l’Algérie françaiseetdusentimentchezlesdirigeants

du FLN d’avoir été dupés. De Gaulle se

retrouvedoncdanslasituationd’unchef

de guerre contraint de combattre sur

deux fronts. Position intenable. Il lui faut

par conséquent simplifier au plus vite la

situation. Disposant des pleins pouvoirs,

et s’arrogeant personnellement le traitement

de l’affaire algérienne, il va concentrertoutesonactionsurlerenforcement

de l’Etat avec notamment la constitution

d’un staff élyséen.

En quoi consiste-t-il ?

Il est composé essentiellement de

deux indépendantistes affichés : René

Brouillet, directeur des Affaires algériennes,

et son adjoint, Bernard Tricot.

ACCLAMATIONS Ci-dessus et page de droite : le 4 juin 1958, Alger réserve un accueil

triomphal à De Gaulle. La foule des pieds-noirs ovationne aussi Jacques Soustelle, dernier

gouverneur général de l’Algérie, de février 1955 à janvier 1956, et ardent partisan

de l’Algérie française, qui avait œuvré pour le retour du général au pouvoir. En s’adressant

sans distinction aux «10 millions de Français d’Algérie », «des Français à part entière,

avec les mêmes droits et les mêmes devoirs », qui auront à se prononcer bientôt,

dans le cadre d’un collège unique, sur la Constitution en gestation, De Gaulle va dans

le sens de l’intégration souhaitée par les tenants de l’Algérie française.

Ce dernier, d’inclination mendésiste,

raconte qu’ayant refusé par deux fois

le poste, il ne l’a accepté qu’après s’être

assuré auprès de De Gaulle que son travail

viserait à préparer l’indépendance

algérienne, comme lui-même venait de

préparer celle de la Tunisie.

Le staff élyséen s’enrichira plus tard d’un

troisième personnage : François Coulet,

nommé en mars 1960 directeur des

affairespolitiquesdelaDélégationgénéraledugouvernementàAlger,

quiestun

gaulliste inconditionnel. Et puis, bien

sûr, contrôlant en fait tous les services

de renseignement, officiels et officieux,

et, surtout, disposant tous les soirs

d’une heure de conversation en tête à

tête avec le chef de l’Etat, le redoutable

et redouté Jacques Foccart, le véritable

homme fort du régime gaulliste.

Comment les intentions

de De Gaulle échappentelles

à ses proches

comme à l’opinion ?

Jusqu’en septembre 1959 au moins,

la ligne officielle est le maintien de

l’Algérie française, renforcée par les

résultats spectaculaires du référendum

constitutionnel (28 septembre 1958)

et des élections législatives (30 novembre

1958), et plus encore par le choix

d’un Premier ministre – Michel Debré –

emblématique de la défense intransigeante

de l’Algérie française (il avait

jugé, sous la IV e République, qu’un coup

d’Etat serait légitime contre tout gouvernement

qui en consentirait l’abandon).

Elle s’exprime par la proclamation

de la volonté élyséenne de rechercher

pourleproblèmealgérienla«solutionla

plus française », formule magique propreàsemerlaconfusion,etl’annonceen

fanfare,le3octobre 1958, du lancement

du coûteux plan de Constantine pour

rattraper le retard en équipements des

départements d’Algérie.

Tout cela désamorce plus ou moins les

doutes que font naître d’autres décisions

: l’éviction brutale de Salan, commandant

en chef et délégué général du

gouvernement en Algérie, et son remplacement

par deux personnalités favorables

à terme à l’indépendance, Paul

Delouvrier, et le général gaulliste Maurice

Challe ; la mise à l’écart de Soustelle

dans un poste ministériel mineur, l’Information,

quand tout le monde le donnait


déjà comme Premier ministre ; les mutations

massives d’officiers engagés dans

les événements du 13 Mai à des postes

en métropole et en Allemagne et leur

remplacementpardesfidèles;lareprise

discrète, dans la nouvelle Constitution,

d’un « outil séparateur » avec l’article

53 (titre VI) qui donne la possibilité

de « cession, échange ou adjonction de

territoire » en vertu d’une loi et avec le

« consentement des populations intéressées

», ce qui permettradecontourner le

dogme sacro-saint de l’inaliénabilité du

territoire de la République ; la dévitalisation

des comités de salut public nés

du 13 mai 1958 par l’ordre de retrait des

militaires ; le lancement en fanfare de la

Communauté(nouveaunomdel’Union

française), dans laquelle De Gaulle prétendinscrireledestindel’Algérie,touten

soutenant que « personne n’est tenu d’y

adhérer » et en précisant surtout que

« l’indépendance est à la disposition de

qui veut la prendre » ; et enfin, derrière

l’effet d’annonce de l’appel à la «paix des

braves », le 23 octobre 1958, l’appel du

pied à l’«organisation extérieure », pour

l’inviter à la signature d’un cessez-le-feu,

qui accorde au GPRA, le prétendu gouvernement

algérien en exil, un crédit

qu’il n’avait plus aux yeux des wilayas à

bout desouffle et vent debout contre les

«nantis de Tunis », pour, ce faisant,habituer

l’opinion publique française à l’idée

d’une négociation avec lui.

Avançant masqué derrière ces paravents

etlessuccèsvitespectaculairesdesoffensives

Challe, qui ne laissent au bout d’un

an aucun espoir aux fellaghas, dont les

effectifs fondent de 121 katibas à seulement

35 à effectifs réduits un an plus

tard, le guerrier de la politique qu’est

De Gaulle peut œuvrer dans le secret à

son renversement des alliances. Au nom

de la ruse, éminente qualité de l’homme

d’action comme il l’a écrit dans Le Fil de

l’épée, tout y passe : gages et fausses promesses,

mensonges répétés, dissimulationsetassurancesdetousordres,provocations

aussi, y compris l’engagement de

sa parole d’honneur ! «Dans cette affaire

algérienne, conclura Raymond Aron,

De Gaulle a menti à tout le monde. »

Quand finit-il par abattre

son jeu ?

Le coup de théâtre gaullien a lieu le

16 septembre 1959 : devant le peuple

français en état de choc, le chef de l’Etat

annonce un référendum sur l’autodétermination

sur la base de trois options

possibles : la sécession, la francisation

ou l’association. Et encore, ce troisième

mot, « l’association », il ne le prononce

pas. Il se contente de le désigner en

usant d’une périphrase interminable

(« le gouvernement des Algériens par les

Algériens, appuyé sur l’aide de la France

et en union étroite avec elle pour l’économie

», etc.), car cela pourrait être vu par

le FLN comme l’amorce d’une troisième

voie entre l’indépendance et l’assimilation.

Signe qu’à ses yeux, l’autodétermination

qu’il promeut officiellement

n’est au fond que le masque d’une prédétermination

en faveur d’une indépendance

à tout prix.

Or ce que l’on a appris depuis, grâce à

une confidence publiée dans un livre

posthume (1995) de Louis Terrenoire,

ex-ministre de l’Information, c’est que

dans le plus grand secret et au prix bien

sûr de mille précautions,De Gaulle était

allé jusqu’à soumettre la teneur de son

discours sur l’autodétermination aux

chefs du FLN : Ben Bella, Boudiaf, Aït

Ahmed, emprisonnés en France, avant

même d’en faire l’annonce au peuple

français… « Ils m’auraient embrassé »,

confiera le messager, Gaston Gosselin

du cabinet de Michelet. Cette manière

de faire – qui n’est finalement que la

poursuite de sa diplomatie secrète en

direction du FLN depuis octobre 1956 –

consacre définitivement le renversement

des alliances (« Désormais,

DeGaulle a partie liée avec nous », dit un

ministre du GPRA à Jean Daniel) et la

désignation de l’«ennemi commun » (le

mot est de Belkacem Krim) aux deux

parties : le camp Algérie française.

Que représente face à lui

ce camp ?

Selonunsondagedel’Ifop,ilétaitun an

plus tôt encore majoritaire (52 %) dans

l’opinion publique française et surtout

au sein de l’UNR, le parti gaulliste, ce

qui n’est pas pour arranger les affaires

du chef de l’Etat, qui va tout faire pour

le mettre au pas ! Concrètement, ce

bloc Algérie française se compose de

l’armée à quelques exceptions près,

des Européens d’Algérie hormis quelques

«libéraux », d’un certain nombre

de personnalités métropolitaines de

tous bords, et d’une forte proportion

de musulmans fidèles à la France dont

certains sont des élus de la République

et d’autres des combattants : soldats,

moghaznis, harkis, dont le nombre

avoisine les 220 000. Un chiffre très

supérieur aux effectifs de l’ALN.

En leur sein, et en dépit de tout, nombreux

restent ceux (de Challe, partisan

d’une «décolonisation par promotion »

et non « par abandon », à Soustelle en

passant par Camus, Debré ou même

Salan) qui, sur la base des résultats

électoraux précédents et du délitement

du FLN, croient encore jouable

une « solution française », puisque le

chef de l’Etat a annoncé le référendum

d’autodétermination dans un délai de

quatre années après leretour dela paix,

ce qui laisse de la marge. Mais le maréchal

Juin, lui, connaissant bien le processus

de pensée de son camarade de

53

h


EN COUVERTURE

54

h

ICÔNE Ci-dessus : le général Massu. «Tant que je serai ici, pas de crainte pour l’Algérie

française ! » répète celui qui, préfet de la zone militaire de l’Algérois, est l’idole des piedsnoirs

depuis qu’il a démantelé l’organisation du FLN dans la «bataille d’Alger » de 1957

et participé à l’insurrection du 13 mai 1958. Tombé dans le piège tendu par le «cabinet

noir » gaulliste, il désavoue publiquement la politique algérienne du général, et est

rappelé en métropole en janvier 1960. Page de droite : violente manifestation musulmane

pour l’indépendance de l’Algérie, contenue par un cordon de CRS, le 12 décembre 1960,

dans le quartier de Belcourt à Alger, lors du voyage de De Gaulle.

promotion, comprend que ce qu’il

craignait confusément va se dérouler

implacablement jusqu’à l’abandon de

sa terre natale. C’est lui qui est dans le

vrai. Dès le 20 octobre, De Gaulle dit à

Peyrefitte au sujet de l’Algérie : «C’est un

terrible boulet. Il faut le détacher. C’est

ma mission. » Décidé à brusquer les

choses, c’est-à-dire, malgré ce qu’il dit, à

tenir pour rien les conditions de temps

et de sécurité nécessaires à la bonne

tenue du référendum, De Gaulle choisit

l’affrontement par la provocation.

Comment?Laprincipaleforceducamp

ennemi étant le couple armée-piedsnoirs

que symbolise le général Massu,

l’auteur de La Discorde chez l’ennemi,

servi par l’habile Foccart, monte son

piège pour briser ce couple.

C’est ce que vous appelez

« l’opération Massu ».

Enrésumé,selonlescénariomisaupoint

par le «cabinet noir » gaulliste (l’expression

est de François Mitterrand), il s’agit

de faire en sorte que le bouillant général,

patron de la 10 e D.P. et préfet de la

zone militaire d’Alger, très engagé dans

le maintien de l’Algérie dans la France

(«Tant que je serai ici, pas de crainte pour

l’Algérie française ! » répète-t-il à l’envi)

et, de ce fait, l’icône des pieds-noirs,

désavoue publiquement la politique

gaulliste. Ce sera alors le prétexte de son

éviction, qui, chacun le sait, entraînera

inévitablement la révolte de la population

européenne que le pouvoir, fort

d’un encadrement militaire très renouvelé

à base d’ex-membres des Forces

françaises libres, brisera dans le sang.

Dans le sang ? Ne forcezvous

pas le trait ?

Je n’invente rien. Debré confie dans ses

Mémoires avoir brûlé les ordres rédigés

par De Gaulle pour empêcher que « sa

figure soit abîmée ». Et le général Ely,

chef d’état-major des armées, confirme

que ces ordres comportaient « l’ouverture

du feu sur une foule où se trouvent

des femmes et des enfants ».

Reste que, pour pousser Massu à la

faute, il faut vaincre sa méfiance et pour

cela que le piège soit indétectable et

donc qu’il vienne de loin, de l’étranger

même si possible. Ce sera d’Allemagne,

où l’ambassade française à Bonn prépare

le terrain à un journaliste, Hans

Ulrich Kempski, du Süddeutsche Zeitung

de Munich, pour lui obtenir l’autorisationdefaireunreportagesurlasituation

militaire en Algérie. Elle le recommande

chaudement en vantant ses bonnes dispositionsauQuaid’Orsayqui,àsontour,

fait suivre l’autorisation à la Délégation

générale en Algérie. Cette mobilisation

d’autorités successives (un ambassadeur,

un ministre des Affaires étrangères,

un délégué du gouvernement)

ne peut évidemment qu’être cautionnée

par l’Elysée. A plus forte raison en

ce moment de fièvre suscitée sur place

par le discours sur l’autodétermination.

Or le fameux Kempski, ancien parachutiste

dans la Wehrmacht et affichant

désormais des opinions de gauche, était

enréalitécibléparlaMainrouge,lafiliale

du SDECE spécialisée dans l’assassinat

des soutiens du FLN (elle en aura, selon

Constantin Melnik, le responsable des

services à Matignon, quelque 103 à son

actif pour la seule année 1961 !). Notre

ambassade à Bonn ne pouvait évidemment

pas l’ignorer, non plus que le président

de la République, puisque chaque

opération «Homo » devait recevoir son

assentiment.D’ailleurs,LouisTerrenoire,

ignorant des dessous de l’affaire, vend la

mèche : « Désireux d’aller enquêter en

Algérie,[Kempski]aobtenuunvisadenos

servicesdechancellerieàBonn,bienqu’ily

ait eu des raisons de le lui refuser, dit-il. Les

facilités qui lui ont été accordées lui permettront

de franchir la porte du général

Massu et d’obtenir une interview. »

Sur la base d’autres indices encore, on

peut légitimement affirmer que le SR lui

amislemarchéenmain:lacoopération,

avec un probable scoop à la clé, ce qui

n’est pas négligeable pour un journaliste,

ou un mauvais sort. Tout se passe

comme prévu : Massu se lâche, l’interview

bien mise en scène à la une du Süddeutsche

Zeitung sous le titre « Massu

déçu par De Gaulle » et en sous-titre

« Le général de parachutistes prend ses

distances avec la politique algérienne

du président » paraît, comme par

hasard, le 18 janvier 1960, quatre jours

avant la réunion à l’Elysée de tous les

responsables en Algérie, à laquelle

Massu doit participer, alors que le reste

du reportage de Kempski ne paraîtra

qu’à partir du 25 janvier…

L’interview fait scandale, et sans même

entendre son fidèle compagnon qui crie

au complot et dément ses propos,


DeGaullelefaitconvoqueràParis,mais

surtout interdit son retour en Algérie

malgré les alarmes de tous les responsables,

civils et militaires. Résultat :

comme prévu, l’éviction de Massu provoque

la révolte connue sous le nom de

la « semaine des barricades ». Bilan :

22mortsetunecentainedeblessésmais,

surtout, un début de scission au sein de

l’armée entre les loyalistes et les autres.

La discorde chez l’ennemi est en cours…

Pour De Gaulle, « l’opération Massu »

est une réussite sur toute la ligne. Le

piège a parfaitement fonctionné.

Qu’en est-il de « l’affaire

Si Salah » qui intervient

quelques mois plus tard ?

Cette offre de reddition du colonel Si

Salah, célébré par le FLN comme le

« prototype du maquisard valeureux et

pur », et des principaux responsables

delawilayaIV(l’Algérois)en opposition

frontale avec la direction du FLN jugée

inapte, corrompue et communisante,

a failli en mai-juin 1960 perturber la

démarche gaulliste qui privilégiait la

négociation avec ladite direction, loin

du champ de bataille. Afin d’éviter que

l’équipe de Matignon, Debré en tête,

se saisisse de cette opportunité pour

fonder la troisième force que Challe, fort

de ses succès militaires et de l’afflux de

ralliements de combattants, met en

chantier avec son « parti de la France »,

DeGaulles’enemparepersonnellement,

allant jusqu’à recevoir nuitamment les

trois chefs fellaghas à l’Elysée le 10 juin

1960. Cette affaire « extraordinaire »,

selon le mot de Tricot, méritait un traitement

extraordinaire. Il fallait choisir

entre les deux parties : les combattants

ou les dirigeants. Mais la « paix des braves

» n’est plus à l’ordre du jour (si tant

est qu’elle l’ait jamais été) et De Gaulle

réduit d’entrée de jeu cet événement à

un rôle secondaire : celui d’un « adjuvant»(lemotestencoredeTricot),c’està-dire

de moyen de pression sur les dirigeants

extérieurs de la rébellion pour

les amener à la table des négociations. Il

choisit donc de s’adresser directement

à eux, le 14 juin, et de les appeler à une

© AKG-IMAGES/ULLSTEIN BILD. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO.

rencontre à Melun, sauvant ainsi la mise

àdespolitiquesdiscréditésau détriment

des combattants. Ils vont bien sûr sauter

surl’occasionmais,désormaissûrsd’eux,

sans lâcher un pouce de leurs revendications

concernant la reconnaissance

de l’indépendance de l’Algérie, et ce,

sans aucun préalable sur le cessez-le-feu,

le Sahara, la représentation unique ou

le sort des populations. D’où un hautle-corps

gaullien et l’échec de la rencontre

de Melun qui assure toutefois

au GPRA une grande visibilité aux yeux

de la communauté internationale.

Pourquoi la direction

du FLN reste-t-elle sur

ses positions ?

Parce qu’elle y a tout intérêt puisqu’elle

est assurée d’être incontournable après

le choix de De Gaulle de ne pas traiter

aveclescombattants:commeparhasard

encore, lors de l’ouverture des accords

d’Evian, les deux principaux chefs de la

wilaya IV, Si Salah et Si Mohamed, retournés

les mains vides en Algérie tomberont

sous des balles françaises en pleine

période de « trêve unilatérale », ce qui

signifie que l’ordre est venu de haut, sans

doute pour effacer toutes traces d’une

autre politique possible… Quant au chef

de l’Etat, prisonnier du processus qu’il a

mis en œuvre, il ne peut s’en sortir qu’en

portant tous ses coups au camp Algérie

française pour le neutraliser. Ce qu’il a

anticipé en rétablissant la peine de mort

en matière politique (elle était abolie

depuis 1848), six jours avant de recevoir

les chefs fellaghas à l’Elysée : sachant

d’avance qu’il ne donnerait pas suite à

leur proposition, il se donnait sans doute

les moyens de faire face aux réactions des

«ultras » si l’affaire venait à se savoir. Dès

lors, la tragédie est en marche et elle va


EN COUVERTURE

56

h

© AFP. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO.

monterengammeaurythmedesinitiatives

présidentielles.

Lesquelles ?

Deux principalement.

Le 3 avril 1960, c’est la mutation brusquée

de Challe qui va progressivement

se convaincre du «torpillage » de l’affaire

Si Salah par l’hôte de l’Elysée parce que

tout affaiblissement du GPRA le gêne

plusqu’ilnelesert,etprendreconscience

que le plan Challe n’a été qu’un «leurre »

et pas un leurre « destiné à l’étranger, à

l’ONU, mais un leurre destiné à l’armée »

et qu’il ne fallait pas que la victoire soit

totale ni que le «parti de la France » disposant

de sa propre force armée puisse

offrir une alternative crédible.

Le 4 novembre 1960, c’est l’offre solennelle

de négociation politique faite au

GPRA. Evoquant « la République algérienne

», De Gaulle ajoute subrepticementlorsdel’enregistrement:«laquelle

existera un jour ». Cette dernière incidente

ne figurait pas dans le discours

qu’il avait fait lire à Debré. Elle le prend

de court. Or, cette concession sans

contrepartie à la rébellion signe l’arrêt

de mort de tout projet d’association.

STRATÉGIE Ci-contre : le colonel

Si Salah, un des chefs de la wilaya IV.

L’offre de reddition de ce valeureux

maquisard opposé à la direction

du FLN faillit perturber la

démarche gaulliste qui privilégiait

la négociation avec ladite direction.

Page de droite : les généraux André

Zeller, Edmond Jouhaud, Raoul

Salan et Maurice Challe (de gauche

à droite), quittant la Délégation

générale d’Alger après s’être

adressés à la foule, le 24 avril 1961.

Averties des préparatifs d’un

putsch, les autorités politiques ont

laissé faire, assurées qu’elles étaient

de son échec. Mais la dramatisation

orchestrée par le chef de l’Etat

lui a permis de s’octroyer les pleins

pouvoirs en application de

l’article 16 de la Constitution et de

remettre au pas l’armée française.

Dès lors, les démissions se succèdent,

notamment celles de Delouvrier et de

Jacomet, les deux têtes gouvernementales

sur place, qui s’offusquent de le

voirlâcher l’indépendanceavantmême

de l’avoir négociée.

Comment réagit le FLN

à ces nouvelles avances ?

Le message de l’Algérie algérienne a été

bien capté par le GPRA qui se dit prêt à

renouer le contact rompu à Melun, mais

le fait est là : le FLN ne s’impose toujours

pas à la population musulmane, première

victime du terrorisme, et qui ne lui

obéit que sous la contrainte et la terreur.

Ses dirigeants n’étant pas sûrs de sortir

victorieux du référendum d’autodétermination,

on assiste alors à cette chose

assez ahurissante que De Gaulle va

devoir payer de sa personne pour imposer

publiquement le FLN tant en Algérie

qu’en France, où il souffre d’un fort discrédit

dû aux attentats, et porter ainsi le

coup de grâce à l’« ennemi commun » :

les partisans de l’Algérie française. C’est

la raison pour laquelle il se rend en Algérie

en décembre 1960. Il confie à Terrenoire

qui l’accompagne : « C’est une

partie difficile que nous allons mener, et

qui n’a pour moi rien de réjouissant. »

Cette « partie difficile », c’est de faire

en sorte que des manifestations musulmanes

montrent la popularité du FLN.

L’affaire a été montée de main de maître

par François Coulet et des officiers des

SAU (sections administratives urbaines)

qui ont incité les jeunes à crier : «Algérie

musulmane ! Vive DeGaulle ! Algérie algérienne!»La«partiedifficile»s’accompagne

de nombreux débordements puisqu’elle

va faire 112 morts (statistiques

officielles) et plus de 400 blessés. « Pour

la première fois, écrit Benjamin Stora,

qui donne la clé de l’affaire, le drapeau

duFLNflottesurAlger, donnantauGPRA

une légitimité populaire cruciale alors

que s’esquissent les dures négociations

qui vont mener aux accords d’Evian. »

Désormais De Gaulle peut dire et répéterqueleFLN

est «représentatifdesneuf

dixièmes de la population algérienne »

et en prendre l’opinion à témoin. D’où

ce constat mélancolique d’un officier

français : « Nous avons subi un véritable

Diên Biên Phu psychologique (…). Le

16 mai 1958, nous n’avions pas la situation

militaire en main et tout le monde

criait : “Vive la France !” Aujourd’hui,

nous avons gagné sur le plan militaire,

mais on crie : “Vive le FLN !” »

Vous avancez que le putsch

des généraux aurait luimême

été facilité par l’inertie

volontaire du pouvoir…

Les futurs putschistes, parfaitement

identifiables et depuis toujours identifiés,

étaient tous sous surveillance

étroite de la Sécurité militaire du fidèle

ex-FFL Feuvrier, renforcée d’une cellule

d’anciens de la France libre se recrutant

par cooptation. La police politique

est donc assurée et, dans son livre Le

Putsch des généraux, Pierre Abramovici

a recensé il y a maintenant déjà une

dizaine d’années les avertissements

répétés des diverses officines gaullistes,

notamment le Mouvement pour la

Communauté, auprès des autorités.

Contraignantd’ailleursLouisJoxeàintervenir

pour censurer leurs communiqués


quirendaientpubliquel’éventualitéd’un

putsch. Debré reconnaîtra lui-même à

la tribune de l’Assemblée nationale que

le gouvernement a été averti des préparatifs

du putsch le 18 avril, soit quatre

jours avant son déclenchement ! Jean-

Raymond Tournoux rapporte ce propos

de certains tacticiens du gaullisme :

« Heureuse insurrection… On peut imaginer

que, par sa dernière conférence de

presse, le Général a eu pour dessein de

débusquer ses adversaires, de les amener

à un coup. » Ce qui est sûr également,

c’est que la dramatisation orchestrée par

le pouvoir autour d’un putsch qui n’avait

techniquement aucune chance puisque

les moyens aériens ne donnaient aucune

possibilité de manœuvre en direction

de la métropole, a permis au chef de

l’Etat de s’emparer des pleins pouvoirs

en faisant jouer le fameux article 16 de

la Constitution, et de remettre au pas

l’armée française. C’était le but du piège.

Cette mise au pas de l’armée

était-elle destinée à aplanir

les derniers obstacles

à un accord avec le FLN ?

Elle était nécessaire à la conversion

de sa victoire en défaite. De Gaulle s’est

fait donner le 8 janvier 1961 par un

référendum à double question la liberté

d’aller au terme de sa politique algérienne.

Soucieux d’aller vite lors des

négociations (qui commencent véritablement

le 5 mars 1961 à Neuchâtel et

se poursuivent par Evian 1 et Evian 2), il

ne va plus hésiter à céder alors aux quatre

volontés d’un FLN bien décidé à lui

«faire avaler son képi et la visière avec » :

le 9 mars 1961, il accepte que le cessezle-feu

ne soit pas un préalable pour

l’ouverture de négociations ; le 6 avril, il

accepte que le FLN soit l’interlocuteur

unique et le représentant exclusif du

peuplealgérien;le5septembre,ilreconnaît

la souveraineté algérienne sur le

Sahara ; le 18 février 1962, il abandonne

le sort des populations européenne et

musulmane à la discrétion du FLN. La

négociation a tourné ainsi à l’habillage

diplomatique d’un abandon pur et simple

et, le 18 mars, c’est la France qui vient

à Canossa, avec tout ce que cela veut

dire d’humiliation à venir.

Au final, notre pays se retrouve aujourd’hui

en position de faiblesse intellectuelle

et morale dans le nouveau rapport

de force international, marqué

par la montée d’un islamisme qui était

alors déjà en germe dans la guerre

d’Algérie, et régulièrement en situation

d’accusédela partd’un fauxvainqueur

qui, pour se légitimer aux yeux de sa

population, n’a de cesse de condamner

l’œuvre coloniale française et de lui

demander des comptes et des excuses.

Ce à quoi s’est prêté, toute honte bue,

l’actuel président de la République,

n’hésitantpasàaccuserlaFrance d’avoir

commis en Algérie un « crime contre

l’humanité ». On prétend souvent que

la politique gaulliste a été visionnaire.

Elle a débouché pourtant sur un fiasco

dont nous n’avons pas fini de payer les

conséquences.2

À LIRE

d’Henri-Christian Giraud

Algérie :

le piège gaulliste.

Histoire secrète

de l’indépendance

Perrin

704 pages

30 €

57

h


Les

Trahisons

du 19mars

Par Olivier Dard

Loin de mettre un terme

à la violence de la guerre,

les accords d’Evian signés

le 18 mars 1962 et le cessezle-feu

du 19 mars furent

suivis d’une recrudescence

des actes de terrorisme

de l’OAS et du FLN,

qui se soldèrent par l’exode

des Européens d’Algérie.


LE BRUIT DES BOMBES

Affiche de l’Organisation armée

secrète (OAS), sur les murs d’Alger

en 1961. Après la signature des

accords d’Evian le 18 mars 1962,

l’OAS tentera d’empêcher leur

application en multipliant les

attentats jusqu’au 17 juin et l’accord

de cessez-le-feu à Alger, entre

le FLN et l’OAS. Les derniers chefs de

l’OAS quitteront Oran le 29 juin.

© MARC GARANGER/AURIMAGES.


EN COUVERTURE

Quelle fut la genèse des accords d’Evian ?

60

h

Le 18 mars 1962, les « pourparlers d’Evian » (c’est la formule

officielle) furent signés entre les négociateurs français et

algériens, ouvrant la phase finale de la guerre d’Algérie. Pour

aboutir à ces accords, les négociations avaient été longues.

La première séance de la conférence d’Evian s’était en effet

ouverte le 20 mai 1961, après le putsch des généraux et tandis

que l’Organisation armée secrète (OAS), née quelques mois

plus tôt, se mettait véritablement sur pied. Elle s’était achevée

le 13 juin 1961 au bout de treize séances, les autorités françaises

refusant de poursuivre plus avant. Une autre réunion

franco-algérienne importante, tenue à Lugrin, sur les bords

du lac Léman, du 20 au 28 juillet 1961, s’était terminée par une

demande de « suspension », formulée cette fois-ci par la délégationalgérienne.Cen’estquehuitmoisplustard,le7mars1962,

que la réunion d’Evian, dont seraient issus les accords éponymes,

avait commencé. Huit séances s’étaient tenues jusqu’au

11 mars, la neuvième et dernière se déroulant le 18 mars.

Depuis le début du processus, les acteurs comme les termes

et les buts de la négociation avaient été délicats à appréhender

pour les autorités françaises, soumises à trois interrogations :

avec quels interlocuteurs négocier ? Comment s’y prendre ?

Que négocier ? Des mois durant, le général De Gaulle avait

refusé de reconnaître la prétention à négocier du Gouvernement

provisoire de la République algérienne (GPRA), constitué

en août 1961 sous l’égide de Ben Khedda (après celui

fondé en septembre 1958 par Belkacem Krim et un second

mis sur pied en janvier 1960). Ce troisième GPRA sera en très

grande difficulté en février 1962 face à l’état-major du Front

de libération nationale (FLN), qui goûte peu la perspective de

négociations et se défie de lui. Les rivalités sont multiples en

son sein et l’instabilité domine, car sa légitimité est contestée

par de larges fractions nationalistes algériennes. De Gaulle

avait d’abord marqué ses doutes à son égard et, dans une note

du 20 décembre 1960, le qualifiait encore de « soi-disant gouvernement

». Dans une allocution radiotélévisée du 4 novembre

1960, s’il considérait que « la République algérienne existera

un jour », il refusait de reconnaître le monopole de

représentation du FLN ou d’engager des « négociations générales

» avant la fin des combats et des attentats.

Les choses évoluent à partir de janvier 1961 où, via le truchement

du diplomate suisse Olivier Long, des contacts

exploratoires se mettent en place entre des émissaires français

choisis par le chef de l’Etat (notamment Georges Pompidou)

et des représentants du FLN. Lors de cette dernière

phase des pourparlers, De Gaulle, impatient d’en finir avec

l’affaire algérienne, adresse aux négociateurs français,

conduits par Louis Joxe, un ultimatum en forme de mise en

garde : « Réussissez ou échouez, mais surtout ne laissez pas

la négociation se prolonger indéfiniment. » Le produit de tous

ces échanges débouche sur la première rencontre d’Evian,

où le FLN est aux commandes, tandis que l’autre parti indépendantiste,

le Mouvement national algérien (MNA), est

exclu des négociations. C’est à lui seul (FLN) que sera confié

le gouvernement de l’Algérie indépendante. Du côté français,

les Français d’Algérie n’ont aucun représentant spécifique

et il n’a jamais été question, tant pour le FLN que pour le

gouvernement Debré, d’imaginer que les élus d’Algérie ou a

fortiori l’OAS pourraient jouer ce rôle.


© DALMAS/SIPA. © DOMINIQUE BERRETTY/RAPHO.

Que prévoyaient

les accords signés

le 18 mars ?

La question des représentants

fixée, s’était posée celle du but des

négociations. La position française avait

crûment été exposée par le chef de l’Etat

à son Premier ministre, Michel Debré,

originellement partisan virulent de l’Algérie

française, dans une lettre du 18 août 1961 :

«A ce point de vue [la modernisation

de l’armée] comme à beaucoup d’autres,

il faut nous dégager de l’affaire algérienne.

C’est nécessaire, absolument. » La stratégie

était claire : l’Algérie française était morte

dans l’esprit du président de la République.

L’impératif militaire et stratégique

qui lui était cher – la création de la force

de frappe nucléaire – croisait cependant

la question du «dégagement » de l’Algérie

à travers celle du Sahara, où le pétrole

avait jailli en 1956 et qui était devenu

le lieu d’expérimentation des premiers

essais nucléaires français. Le Sahara

n’avait jamais, historiquement, fait partie

de l’Algérie. Il n’était donc pas question

de le laisser, lui aussi, au FLN. Dans son

appel à «la paix des braves » du 23 octobre

1958, De Gaulle avait d’ailleurs pris

le soin d’évoquer séparément l’Algérie

et le Sahara en parlant de «cet ensemble

complété par le Sahara », lequel, comparé

à l’Antarctique, était assimilé à une mer

intérieure, dont les ressources étaient

exploitées par l’Organisation commune

des régions sahariennes, créée en 1957

et conservée par la V e République.

La France gaullienne commence

donc par affirmer ses droits sur le Sahara,

mais la délégation algérienne refuse

de les prendre en considération, ce qui

provoque en grande partie la suspension

des discussions de Lugrin. Or, dans une

conférence de presse du 5 septembre 1961,

De Gaulle cesse soudain de revendiquer

la «souveraineté du Sahara ». Il escompte

seulement qu’il sorte d’un accord futur

«une association qui sauvegarde nos

intérêts ». On ne saurait être plus clair

sur les priorités fixées, qui sont «un pas

DÉSACCORDS Page de gauche : les délégués du Gouvernement provisoire de la République

algérienne (GPRA) lors des premières réunions de la conférence d’Evian, du 20 mai

au 13 juin 1961. Les négociations entre la France et le FLN achoppèrent sur la question du

Sahara. Ci-dessus : des Algériens célèbrent la signature des accords d’Evian, le 18 mars 1962.

en avant » pour le GPRA. Celui-ci

a fort bien compris en effet l’importance

de la question nucléaire pour le chef

de l’Etat et il entend bien faire payer

chèrement cette concession en organisant

une indépendance qui pourrait prendre

le chemin d’une association/coopération

avec financements à l’appui.

Outre le Sahara, le futur statut

de la «minorité européenne » importe

aussi au gouvernement, dans la perspective

d’une Algérie indépendante dont

le principe n’est plus discuté. Pour les

autorités françaises, nullement acquises

à l’idée de l’existence d’un «peuple

algérien » comparable au «peuple

français », mais qui soulignent au contraire

la diversité des populations présentes

sur le territoire de l’Algérie, la minorité

européenne devrait voir ses droits garantis

en bénéficiant notamment de la double

nationalité française et algérienne.

Or les négociateurs algériens refusent

catégoriquement tout régime particulier

pour les Français d’Algérie. C’est un point de

blocage que les autorités françaises tentent

de dénouer en proposant un système

optionnel transitoire : chaque Français

d’Algérie disposerait de la double

nationalité et d’un délai pour trancher

sa situation ; la France propose dix ans,

puis cinq. L’accord se fera sur trois.

Les accords d’Evian sont un document

hybride, ce qui n’en fait nullement

un traité au sens du droit international.

Outre une clause de cessez-le-feu, qui

doit être effectif à la date du 19 mars,

à 12 heures, ils comportent une série

de déclarations que chaque partie

publie séparément, puisque la France

ne reconnaît toujours pas le GPRAcomme

le représentant de droit d’un Etat algérien

qui, pour elle, ne verra le jour qu’après les

référendums d’approbation dont le premier

est prévu en métropole le 8 avril et le second

en Algérie le 1 er juillet. Les documents signés

à Evian sont au nombre de trois. Le plus

connu est le plus bref, la «Déclaration

générale », qui prévoit la mise en œuvre

d’un processus d’autodétermination

et l’organisation des pouvoirs en Algérie

pendant la période transitoire. Mais

il en existe deux autres, beaucoup plus

développés et fort instructifs.

Les «Conditions et garanties

de l’autodétermination » fixent les

conditions de la tenue en Algérie

de la «consultation d’autodétermination »,

l’«organisation des pouvoirs publics

en Algérie pendant la période transitoire »,

l’«accord de cessez-le-feu » et une

«déclaration concernant l’amnistie »

qui prévoit notamment que «seront

amnistiées toutes infractions commises

avant le 20 mars 1962 en vue de participer

ou d’apporter une aide directe ou indirecte

à l’insurrection algérienne, ainsi que

les infractions connexes ». Le référendum

d’autodétermination sera ouvert aux

citoyens résidant en Algérie et à ceux

inscrits sur des listes électorales en Algérie

mais résidant en dehors du territoire.

Quant aux «Déclarations de principes

relatives à la solution d’indépendance

de l’Algérie et de coopération entre la France

et l’Algérie », elles s’ouvrent par une

«Déclaration des garanties » qui affirme

garantir la sécurité des personnes puisque

61

h


EN COUVERTURE

62

h

«nul ne peut être inquiété, recherché,

poursuivi, condamné, ni faire l’objet

de décision pénale, de sanction disciplinaire

ou de discrimination quelconque, en raison

d’actes commis en relation avec les

événements politiques survenus en Algérie

avant le jour de la proclamation du cessez-lefeu

». Le même texte comporte un alinéa 2

qui s’applique aux «paroles et opinions ».

La troisième partie de cette

«Déclaration des garanties » dispose dans

son article 5 qu’«aucune mesure arbitraire

ou discriminatoire ne sera prise à l’encontre

des biens, intérêts et droits acquis des

ressortissants français ». Le même article

ajoute : «Nul ne peut être privé de ses droits

sans une indemnité équitable préalablement

fixée. » Cette «Déclaration des garanties »

est suivie d’autres «déclarations de

principes » qui s’attachent à la «coopération

économique et financière », à la «coopération

pour la mise en valeur des richesses du soussol

du Sahara » (elles seront exploitées

conjointement jusqu’à la nationalisation

unilatérale du pétrole par l’Algérie en

1971), à la «coopération culturelle » et à la

«coopération technique », le document

s’achevant sur le traitement des «questions

militaires » (présence de l’armée française

jusqu’au scrutin d’autodétermination, base

de Mers el-Kébir concédée à bail pour

quinze ans) et le règlement des «différends »

éventuels, qui devrait s’effectuer par

la conciliation et l’arbitrage.

Le régime né d’Evian en Algérie est

quant à lui un régime transitoire qui voit

cohabiter un haut-commissaire français

(Christian Fouchet) et un Exécutif

provisoire algérien (Abderrahmane

Farès, ancien président de l’Assemblée

algérienne), chargés de faire fonctionner

des accords qui suscitent des réserves

et des oppositions chez les Européens

d’Algérie et du côté de l’OAS, mais

aussi nombre de doutes, interrogations

et oppositions au sein de l’Armée de

libération nationale (ALN), en particulier

chez Houari Boumediene, et du FLN.

Pour qu’ils fonctionnent, il faudrait que

les populations y croient et que leurs

concepteurs soient en mesure de les mettre

en œuvre. La suite montrera que le cessezle-feu

ne sera nullement la paix.

VERS

L’INDÉPENDANCE

Ci-contre :

dans la casbah

d’Alger, le 21 mars

1962, de jeunes

Algériens fêtent

la fin de la guerre.

Page de droite :

l’attentat à la

voiture piégée

commis par l’OAS

dans le port d’Alger,

le 2 mai 1962,

fit 62 morts

parmi les dockers

musulmans.

Pourquoi le cessez-le-feu

n’est-il respecté ni par le FLN

ni par l’OAS ?

Les semaines qui suivent les accords d’Evian sont considérées

par beaucoup comme le temps d’une violence apocalyptique,

qui culmine au printemps 1962. Si elle est attribuée à

l’OAS par les autorités françaises et par le FLN, celui-ci n’est

pas en reste. Renforcé par des ralliements croissants d’éléments

soucieux d’en découdre, le FLN n’entend pas renoncer

à la violence pour asseoir son influence, lutter contre ses

adversaires politiques du MNA et perpétrer attentats et enlèvements

contre des civils européens – sans oublier de nombreux

heurts avec les forces de l’ordre, dûment mentionnés

dans les rapports parvenant aux autorités françaises. Si des

membres du FLN siègent effectivement dans l’Exécutif provisoire,

nombre de ses dirigeants se méfient de Farès, qu’ils

jugent trop tiède. Le FLN joue donc son propre jeu en profitant

detouteslesambiguïtésdecettepériodetransitoireetdelafaiblesse

des autorités françaises.

Quant à l’OAS, qui s’est affirmée comme un acteur incontournable

du jeu algérien, diffusant sa propagande par de multiples

moyens, des tracts aux émissions radiophoniques voire

télévisées, dotée d’un service de renseignement performant

en Algérie, elle est passée maître dans l’exercice des attentats

et desassassinats ciblés(« opérationsponctuelles »)perpétrés

par ses commandos (les Deltas de Roger Degueldre). C’est

une organisation terroriste efficace qui inquiète les autorités

gouvernementales autant qu’elle mobilise le FLN contre elle.

Son refus des accords d’Evian est radical et renforcé par le fait

que la grande majorité des Européens sont convaincus qu’ils

ne seront pas respectés. L’OAS décide donc sciemment de

jouer sa dernière carte en cherchant à démontrer sur le terrain

l’impossible viabilité des accords.


© RUE DES ARCHIVES/BRIDGEMAN IMAGES. © FERNAND PARIZOT/AFP.

Quel but l’OAS poursuit-elle

après les accords d’Evian ?

Avant même les accords d’Evian,

l’OAS a radicalisé ses actions. Cette

stratégie est voulue et mise en œuvre par

certains de ses dirigeants, notamment Jean-

Claude Pérez, le patron de la branche ORO

(Organisation-renseignement-opérations),

qui pousse à la pratique de «ratonnades »

pour venger, par exemple, la mort d’un

chauffeur de taxi européen, survenue

le 24 février 1962. Si, au sein de l’état-major

de l’OAS, certains s’en émeuvent, le patron

de l’ORO proclame pour sa part que

le cessez-le-feu ne saurait être la paix mais

«le bain de sang ». Ce qu’on va appeler

par la suite la politique de la «terre brûlée »

est en gestation avant le 19 mars. Ainsi,

«l’accord gaullo-FLN », comme le désigne

l’OAS, accélère un processus mais ne

le crée pas puisqu’il était entendu, au sein

de l’état-major de l’organisation, qu’il

fallait «empêcher la réalisation pratique

des accords » et «paralyser la réalisation

du processus prévu ». L’heure est donc,

selon les termes de l’instruction n° 29 de

Salan, celle d’une «offensive généralisée ».

Pour la première fois, l’OAS choisit

délibérément de mettre la population

européenne en mouvement quand

jusqu’alors les militaires de l’état-major

algérois freinaient les projets de

«structuration » des Européens. Tout

bascule avec le bouclage de Bab

el-Oued, quartier populaire d’Alger de

60 000 habitants acquis largement à l’OAS,

qui débute le 23 mars 1962, à 0 heure.

Les forces de l’ordre qui voudraient

y pénétrer seront considérées, affirme la

propagande de l’OAS, comme «des troupes

au service d’un gouvernement étranger ».

L’épreuve de force est recherchée autant

que la volonté de mettre les militaires

engagés face à leurs responsabilités. Mais

les autorités n’entendent nullement voir

se reproduire l’épisode des barricades, et les

forces terrestres et aériennes massivement

mobilisées ont rapidement raison d’un

bouclage qui voit les habitants du quartier

pris dans une nasse dont les commandos

de l’OAS parviennent cependant

à s’extraire. L’échec est cuisant : Bab el-Oued

est sous contrôle gouvernemental

et l’insurrection projetée n’a pas eu lieu.

L’épilogue, dramatique, survient

le 26 mars 1962, lors de la fusillade de la rue

d’Isly. Une manifestation non autorisée

mais soutenue par l’OAS est réprimée

violemment par des tirailleurs algériens

sous uniforme français. On dénombre chez

les manifestants 58 morts et 200 blessés,

dont beaucoup n’ont pas survécu à leurs

blessures. Le choc est profond. Mais pour les

autorités gouvernementales, qui pointent

la responsabilité des commandos OAS

qui auraient tiré les premiers, l’épisode est

presque considéré comme salutaire. Il était

indispensable d’avoir tiré pour «disperser

les charmes », expliqua De Gaulle, le 3 avril,

au Comité des affaires algériennes, tandis

que dans ses Mémoires, le général Ailleret,

qui a proclamé l’ordre du jour annonçant

le cessez-le-feu, a marqué son «très grand

soulagement », considérant que «si sinistre

qu’il ait été, l’éclair de la rue d’Isly avait

déchargé de son électricité le nuage d’orage

que constituait la population européenne

depuis l’instruction n° 29 de Salan ».

L’échec du bouclage n’est pas le seul

enregistré par l’OAS à la fin de mars 1962.

Les projets de maquis OAS en Grande

Kabylie ou dans la zone de Palestro, portés

par Salan lui-même, n’ont abouti qu’à une

série d’initiatives désastreuses, et le dernier

en date, celui de l’Ouarsenis, est réduit

au bout de quatre jours. L’OAS est au bord

de l’implosion au début d’avril 1962, tandis

que se multiplient des arrestations comme

celle de Degueldre (7 avril) et surtout

de Salan (20 avril), moins d’un mois après

celle de Jouhaud (25 mars). La décapitation

de l’organisation n’entame pas la volonté

de radicalisation de son état-major, mené

par le colonel Godard, qui entend jouer une

dernière carte, «déclencher (…) une action

insurrectionnelle généralisée s’étendant

à l’ensemble de la communauté européenne

pour tenter de tout remettre en question ».

Mais, pour ce faire, encore aurait-il fallu

que l’OAS ait pu exciper de succès, alors

qu’elle est la grande vaincue de ces accords

qu’elle n’a nullement paralysés.

Dans le même temps, les électeurs

métropolitains ont, le 8 avril 1962, répondu

oui à 90,8 % au «projet de loi soumis

au peuple français par le président

de la République et concernant les accords

à établir et les mesures à prendre au sujet

de l’Algérie sur la base des déclarations

gouvernementales du 19 mars 1962 ». On

constate à la lecture de la question posée

qu’il n’est pas question de ratifier un traité

(ce que ne sont pas les pourparlers d’Evian)

mais de donner une forme de blanc-seing

et de faire confiance pour l’avenir à ceux qui

fixeront les modalités de l’indépendance.

Les Européens d’Algérie, qui ont été écartés

de la consultation, peuvent constater

que l’OAS, malgré ses prétentions, n’est

pas en mesure de les défendre. Cette

population a-t-elle cependant confiance

dans une sortie de guerre qui garantirait

ses intérêts en Algérie et la possibilité

d’y rester ? En quelques semaines la réponse

va s’imposer et elle sera négative.

63

h


Comment le départ massif

des pieds-noirs s’explique-t-il ?

EN COUVERTURE

64

h

Les pieds-noirs sont pris au printemps 1962 dans une triangulation

qui brise à leurs yeux tout espoir de solution

pérenne pour eux en Algérie. Le cessez-le-feu n’a nullement

mis fin au terrorisme puisque l’OAS multiplie les attentats,

lesquels se chiffrent à plusieurs dizaines par jour en avrilmai

1962, principalement à Alger et à Oran. Il faut leur ajouter

les attentats et assassinats perpétrés par le FLN et l’ALN, qui

s’en prennent à l’OAS (en particulier dans le Grand-Alger pour

les commandos du FLN nouvellement formés), aux forces de

l’ordre, aux musulmans profrançais (un rapport transmis à

l’ONU évalue ces hommes menacés à 263 000), mais aussi

aux civils européens. En avril 1962, 600 actions sont imputées

au FLN, parmi lesquelles 185 attentats dirigés contre des

Européens. En mai, 805 attentats sont perpétrés qui sont la

cause de 176 morts. A ces morts et blessés, s’ajoutent les

enlèvements et les disparitions : on en compte 52 en avril et

135 en mai. Au total, du 19 mars à la fin d’octobre 1962, plusieurs

centaines d’Européens sont enlevés en Algérie ; et

1 583 restent à ce jour des disparus. Les services de Christian

Fouchet, au courant de cette situation, consignent cette

comptabilité macabre dans des messages et des rapports,

mais se révèlent impuissants à endiguer un processus qui

apparente à un chaos la transition prévue par Evian.

Pour les Français d’Algérie, les conséquences sont traumatisantes

et, pour un nombre croissant d’entre eux, l’alternative

se résume en une formule tristement célèbre : « la valise

ou le cercueil ». Ils craignent les représailles du FLN aux attentats

commis par l’OAS, en particulier lorsque celle-ci s’en

prend aux civils musulmans, comme lors de l’attentat à la voiture

piégée perpétré le 2 mai 1962 devant le centre d’embauche

des dockers d’Alger, qui fait 62 morts et 160 blessés. Les

Européens sont aussi tétanisés par la peur des enlèvements,

dont le commandant Si Azzedine a bien saisi la force de

l’impact en soulignant dans Et Alger ne brûla pas que « l’exode

massif des pieds-noirs est aussi la conséquence des enlèvements

perpétrés par les groupes de la Zone autonome », groupes

qu’il dirigeait alors. Le printemps 1962 est donc celui

de départs souvent improvisés et massifs dont les autorités

françaises avaient sous-estimé l’ampleur (on en prévoyait

entre 100 000 et 200 000, sur un peu plus d’un million). Ces

départs, que l’OAS ne peut empêcher, exacerbent la fureur de

certains de ses cadres comme ce militaire d’Aïn Temouchent

qui fulmine à la fin de mai 1962 contre « l’esprit détestable des

colons » et les « 85 % de lavettes » habitant cette « région » qui

« tous vont se retrouver sur les quais d’Oran ».

La prédiction est juste, et ce que les Français d’Algérie ont

appelé l’exode ou l’exil a déjà commencé, en particulier depuis

les zones où les Européens sont très minoritaires. Ainsi, dès le

début de mai 1962, de nombreux Européens vivant à Orléansville

s’emploient à réunir les pièces nécessaires à l’obtention

d’une autorisation de voyage. Les départs ne cessent d’augmenter

et on considère qu’à Alger, à partir du 1 er juin, ils se

déroulent au rythme de 12 000 par jour. Qu’ils soient consignés

par la prose de journalistes, comme Serge Groussard, de

L’Aurore, favorable à l’Algérie française et présent sur place à

l’époque, ou de témoins européens, y compris favorables aux

accords d’Evian, les mêmes mots et images reviennent. Ceux

d’une « grande peur », d’une « frayeur », d’une « ville qui déménage

tout d’un coup » dans un chaos souvent décrit : les meubles,

l’électroménager, les véhicules sont abandonnés ou souvent

détruits pour les rendre inutilisables car ils n’ont pu être

vendus.C’estuneversiondomestiquedela«terrebrûlée».L’exil,

ce sont aussi des foules hagardes embarquant sur des navires

bondés avec un bagage minimum et sans espoir de retour.

Tout est fini aux yeux de cette population, même si l’histoire

se poursuit. Un « accord » FLN-OAS négocié très difficilement,

sous l’égide de l’ancien maire « libéral » d’Alger, Jacques Chevallier,

entre Jean-Jacques Susini, au nom d’une OAS divisée,

et le FLN, représenté successivement par Farès puis par

le docteur Mostefaï, ne change rien à l’affaire. Le 17 juin 1962,

les auditeurs européens ont pu entendre Mostefaï leur déclarer

comprendre leur « désarroi » et mentionner l’OAS comme

interlocutrice du FLN. Peu après, par le même canal, l’OAS

donne l’ordre par la voix de Susini de « suspendre les combats

et d’arrêter les destructions » à partir de minuit. Susini en

appelle aussi à la mise en place d’« activités créatrices et fraternelles

» pour « sans distinction de race ni de religion (…) construir[e]

ensemble l’avenir algérien ». Au-delà de ces déclarations,

l’accord prévoit cependant peu de choses, même si

© KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO.


En quoi la guerre

civile interalgérienne

a-t-elle consisté ?

Mostefaï a garanti la participation future des Européens aux

«forcesalgériennesdumaintiendel’ordre»etleprinciped’une

amnistie qui « fera, à dater de ce jour, table rase du passé ».

Il est cependant beaucoup trop tard, même si, depuis sa cellule,

Salan a appuyé Susini. De nombreux éléments du FLN ne

reconnaissent en rien cet « accord » qui est vilipendé par Pérez,

passéenEspagne,etsurtoutparl’OASoranaise.Cettedernière

espère encore mettre sur pied une partition d’un nouveau style,

des « plateformes territoriales » où seraient regroupés les Européensetlesmusulmansfavorablesàla

France.Deleurcôté,les

autorités, sous l’égide du général Katz, entendent opérer le

«bouclage»desquartierseuropéensetlesreprendreenmainen

multipliant les contrôles, qui s’accompagnent d’arrestations

massivesetexaspèrentles200000Européensd’Oran.Aulendemain

du 17 juin, l’OAS locale proclame donc que la lutte

continue. Le désaveu par Salan des projets de plateformes

brise les énergies, mais l’impasse de négociations avec les

autorités provoque encore des plasticages et des opérations

spectaculaires, comme l’incendie du port d’Oran.

Le28juin1962,Micheletti,chefdel’OASoranaise,s’adresse

pour la dernière fois à la population pour acter l’échec final de

l’idée de « ménager ici le réduit qui sauverait peut-être l’Occident

» et proclamer « l’Algérie morte ». Le lendemain, les dirigeants

et commandos de l’OAS quittent la ville, tandis que

les départs des Européens se font massifs à la veille de l’indépendance.

Leur tragédie n’est pas finie et culmine à l’occasion

de la fusillade du 5 juillet à Oran, ce massacre longtemps

« oublié », dont les conséquences, marquées par une recrudescence

des enlèvements et des disparitions, précipitent

l’exode définitif des Français d’Algérie, qui furent 800 000 à

franchir la Méditerranée en 1962.

LA VALISE

OU LE CERCUEIL

Ci-contre : des

rapatriés d’Algérie

attendant

de pouvoir

débarquer de leur

bateau arrivé

dans le port de

Marseille, en 1962.

Pris entre les

attentats de l’OAS

et les représailles

et enlèvements

du FLN, les civils

européens

d’Algérie terrorisés

quittèrent

massivement

le sol algérien

à partir du

printemps 1962.

Conclu par un succès écrasant

du «oui » et la reconnaissance par

la France du nouvel Etat algérien le

3 juillet, le référendum du 1 er juillet 1962

en Algérie ouvre en principe le pouvoir

au GPRA. Sur le papier, il est le dépositaire

de la souveraineté algérienne jusqu’à

l’élection d’une Assemblée nationale

constituante. De fait, le 3 juillet, Farès,

le patron de l’Exécutif provisoire, a remis

sa démission à Ben Khedda, président

du GPRA, qui est triomphalement entré

dans Alger. Celui-ci est cependant

contesté aussi bien par l’état-major de

l’ALN de Boumediene que par le bureau

politique du FLN (Ben Bella), qui souhaite

voir Farès demeurer en fonction.

S’ouvre alors en Algérie, lors des trois

mois suivants, une ère d’affrontements

violents, souvent qualifiée de guerre civile.

Elle oppose le clan benbelliste, appuyé

sur l’ALN extérieure et certaines wilayas

(circonscriptions territoriales de l’ALN)

de l’intérieur, au GPRA, soutenu

par d’autres wilayas et des fédérations

extérieures du FLN, dont la fédération

de France. Le combat livré est loin d’être

seulement politique car il met aussi aux

prises des clans militaires bien délimités.

Trois mois durant, malgré les efforts

du syndicat UGTA qui proclame

«Sept ans, c’est assez ! », les deux factions

se livrent à une lutte féroce.

L’été 1962 en Algérie mêle donc anarchie,

guerre civile et difficultés économiques.

La paix n’est pas au rendez-vous et l’unité

tant vantée par les nationalistes vole en

éclats au sommet. On constate également

la prolifération de groupes armés se

réclamant, à tort ou à raison, de l’ALN. Une

telle absence d’autorité reconnue obère

encore davantage le respect des garanties

des accords d’Evian, déjà mises à mal

durant les mois de transition de mars à

juillet, sans oublier l’engagement de «nonreprésailles

» pris par le GPRAà Bâle le

9 novembre 1961. L’heure est en effet aux

65

h


EN COUVERTURE

66

h

exactions perpétrées contre les Européens

encore présents, mais aussi contre

des harkis et autres «collaborateurs ».

Des exactions renforcées par la surenchère

à laquelle se livrent les différentes factions

entre elles pour dénoncer les traîtres

et autres «valets du colonialisme ».

Des deux camps, le bureau politique

finit par l’emporter grâce à l’appui des

forces de l’ALN extérieure, mieux équipée.

Il réussit sa marche sur Alger, où Ben Bella

entre le 4 septembre après y avoir été

précédé par Boumediene. Une Assemblée

constituante doit être élue le 20 septembre,

mais ses 196 membres procèdent d’une

liste unique établie par le bureau politique

et dont on a rayé les noms de Ben Khedda

ou de Mostefaï. Au terme de cette

élection-plébiscite, l’Assemblée reçoit

le 25 septembre les pouvoirs de l’Exécutif

provisoire et du GPRA. Le lendemain,

elle investit un gouvernement présidé

par Ben Bella, qu’épaule alors la nouvelle

Armée nationale populaire du colonel

Boumediene, qui le renversera en 1965.

Un gouvernement dictatorial s’emploie

à remettre de l’ordre dans un pays

déchiré, notamment au plan administratif

et économique. Cette reprise en main

ne débouche cependant pas sur une

amélioration de la situation des Européens,

puisque des centaines de disparitions sont

constatées après septembre 1962. Quant

aux harkis, leur situation demeure critique

malgré les protestations des autorités

françaises, qui dénoncent les violations

de la clause d’amnistie des accords d’Evian.

CHASSÉ-CROISÉ

Ci-dessous :

l’armée algérienne

patrouillant

dans le djebel en

septembre 1962,

deux mois après

la proclamation

de l’indépendance

du pays. Page

de droite : des

réfugiés piedsnoirs

débarquant

du Ville d’Oran

à Marseille,

le 26 mai 1962.

Quel est le bilan humain

des accords d’Evian ?

Le bilan humain des accords d’Evian est très négatif si on

oppose la lettre du document aux réalités observées après

le 18 mars 1962. Concernant les pertes civiles françaises, on

rappellera qu’elles se chiffrent à plus de 3 000 personnes de

1954 au 19 mars 1962, soit 2 788 morts et plus de 300 disparus.Cettequestiondesdisparus«civils»européens,quidéboucha

selon le mot de l’historien Jean-Jacques Jordi sur un

« silence d’Etat » prend toute son importance après le 19 mars

puisque, sur le chiffre de 1 438 « Européens » et 145 « Français

musulmans » disparus au total, 330 furent enlevés avant le

19 mars, 593 entre le 19 mars et le 3 juillet, et 660 après le

4 juillet 1962 en soulignant ici l’importance des disparus en

Oranie entre le 26 juin et le 10 juillet (679 personnes assassinées

ou disparues, dont 326 morts du fait d’assassinats et

314 disparus à Oran entre le 5 et le 7 juillet).

LechiffredesdépartsdesEuropéens,trèssous-estiméparles

négociateurs français, s’établit en tout à 800 000, sachant qu’à

la fin de 1962 il n’en restera plus que 180 000, et 120 000 en

1964. Le départ catastrophique de ceux qu’on appelle les

« rapatriés » débouche sur un accueil souvent difficile en métropole.Lesautorités,quiseméfientd’unepoursuiteducombatde

l’OAS sur le sol métropolitain (crainte attisée par l’attentat du

Petit-Clamart le 22 août 1962), et l’opinion majoritaire, qui les

associesouventaugrandcolonat,marquentuneréticenceteintée

d’hostilité devant ces nouveaux venus au vécu, aux mœurs

et à l’accent bien différents de ceux des métropolitains.

Le gouvernement a pris progressivement la mesure de leurs

difficultésenenjoignantauxpréfets,le26mai1962,deseconsacrer

à l’accueil des rapatriés, tandis qu’est créé, en septembre

1962, un ministère délégué aux Rapatriés, devenu ministère

de plein exercice entre janvier 1963 et juillet 1964. C’est dans ce

cadre que se mettent en place des aides financières, distribuées

d’abordsousformedesecourspuis,àpartirde1970,enapplicationdeloisd’indemnisation.Lesmontantsallouésontétéimportants

et se chiffrent ainsi à 4,5 milliards de francs en 1963, ce qui

représente 4,4 % des dépenses publiques de l’année.

L’exil ne s’accompagne pas seulement, pour beaucoup, de

difficultés économiques, même si la France des Trente Glorieuses

ouvre des perspectives. Il signifie aussi un déracinement

qui frappel’ensemble de ces « rapatriés » mais d’abord les

plus âgés, qui peinent à trouver des repères dans une métropole

peu connue, voire inconnue. A tout prendre, la minorité

qui, venant principalement d’Oranie, a choisi de s’installer à

Alicante,sollicitéeparlegouvernementespagnolquianotamment

envoyé deux bateaux à Oran fin juin 1962 pour en ramener

2 200 personnes, accuse sans doute un déracinement

moindre, en particulier pour ses membres d’origine espagnole.

Le sort des harkis est encore moins enviable, y compris

© REPORTERS ASSOCIES/GAMMA RAPHO. © AFP.


pour les quelque 80 000 qui, grâce à l’appui de certains officiers,

ont réussi à gagner la métropole. Mais c’est pour s’y

retrouver relégués dans des camps de transit (Rivesaltes) ou

des cités d’accueil (Bias ou Saint-Maurice-l’Ardoise) et, après

l’exemple indochinois, laisser béant le sort de ceux qui ont

servi la France les armes à la main.

Un dernier élément concerne le sort des travailleurs d’origine

algérienneétablisenFranceavantmars1962(402310).L’idée

a prévalu, chez les négociateurs, qu’ils n’y étaient qu’à titre provisoire,

ce qui a débouché sur l’instauration de la liberté de circulation

entre l’Algérie indépendante et l’ancienne métropole,

comme leur qualité de citoyen français les y autorisait depuis le

statut de 1947. Ajoutons que la déclaration relative à la coopération

économique et financière prévoyait aux termes de son

article 7 que « les ressortissants algériens résidant en France et,

notamment, les travailleurs auront les mêmes droits que les

nationaux français, à l’exception des droits politiques ».

Or, il n’y a pas eu de reflux conséquent vers l’Etat indépendant.

Au contraire, le chaos de l’été 1962 et les difficultés de la

République algérienne naissante ont entraîné une émigration

d’Algériens vers la France portant la population algérienne y

résidant à 445 000 à la fin d’avril 1963, puis à 535 800 un an

plus tard et 720 000 en 1972. A cette augmentation s’ajoute le

fait qu’il s’agit d’une nouvelle population, car dorénavant ce

ne sont plus des hommes seuls qui traversent la Méditerranée

maisdesfamilles,cequitransformeprofondémentlacommunauté

algérienne présente en France et réoriente la relation

franco-algérienne née de la négociation qui a accouché de

l’indépendance. Numériquement très supérieure à ce qu’elle

était avant l’indépendance, cette population est considérée

comme « immigrée », à la différence des Français d’Algérie et

des harkis, dits eux aussi rapatriés. Mais cette immigration

algérienne marque aussi sa singularité par rapport à d’autres

catégories d’immigrés du fait des dispositions des accords

d’Evian et d’une relation entre la France et l’Algérie que les

gouvernements hexagonaux successifs n’ont jamais voulu

rompre, après cent trente ans de présence française.2

Olivier Dard est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne Université,

à Paris. Il a notamment publié Voyage au cœur de l’OAS (Perrin, « Tempus »,

2011). Il a également codirigé, avec Anne Dulphy, Déracinés, exilés, rapatriés ?

Fin d’empires coloniaux et migrations (Peter Lang, 2020), et Déracinés, exilés,

rapatriés ? Fin d’empires coloniaux et migrations II : S’organiser, transmettre,

mettre en récit (Peter Lang, 2022).

À LIRE d’Olivier Dard

Voyage au cœur

de l’OAS

Perrin

« Tempus »

544 pages

11 €

67

h


L E JOUR OÙ

Par Guillaume Zeller

Oran

la

Sanglante

EN COUVERTURE

68

h

Alors que l’Algérie fête son indépendance le 5 juillet 1962,

des centaines d’Européens disparaissent à Oran au cours

d’une effroyable chasse à l’homme à laquelle assistent les forces

françaises, réduites à l’impuissance sur ordre de leurs autorités.

Etrange atmosphère que celle qui règne

ce matin du 5 juillet 1962 dans les rues

d’Oran. Voici des mois, depuis le printemps

1961 et l’échec du putsch, que « la

radieuse », longtemps préservée des violences

de la guerre, est quotidiennement

ensanglantée par un impitoyable affrontement

ternaire opposant le FLN, l’OAS et

les forces de l’ordre françaises. Assassinats

sauvages, enlèvements, plasticages, rafles,

mitraillages,tortures…Lesmortss’accumulent

et les haines fermentent. Les accords

d’Evian,entrésenvigueurle19mars,ontclarifié

la situation : l’indépendance est désormais

inéluctable. Tandis que l’OAS hésite

entre la stratégie de la terre brûlée et la tentative

désespérée de préserver un réduit

européen en Algérie, les représentants du

FLN et les autorités françaises locales établissent

des contacts distants et nouent

une forme d’alliance tacite pour éradiquer

les activistes européens et préparer le transfert

de souveraineté. Le général Katz, commandant

du secteur d’Oran puis patron du

corps d’armée depuis la mort du général

Ginestet – victime d’un attentat commis

le 14 juin 1962 par un jeune homme lié à

l’OAS –, est devenu la bête noire des Français

d’Oran. Et il le leur rend bien.

Aux toutes premières heures du 5 juillet

donc, les Oranais, toujours cloisonnés dans

leurs quartiers respectifs, s’éveillent encore

étonnés par le silence qui s’est abattu depuis

quelques jours sur la ville. Plus de coups de

feu, d’explosions, de cris. Juste une odeur

pestilentielle qui émane des ordures qui

macèrent depuis des jours sous le soleil. Les

dernierscommandosdel’OASontquittéles

lieux le 29 juin, non sans avoir commis une

dernière action d’éclat, le 25, en incendiant

les citernes de la British Petroleum. Pendant

plusieursjours,lecielestrestéobscurciparla

fumée dantesque qui s’échappait du brasier.

Curieusement, alors que l’exode des piedsnoirs

oranais a commencé depuis de nombreuses

semaines – plus de 100 000 seraient

partis depuis le début de l’année –, certains

d’entre eux commencent à se demander s’il

ne serait pas possible d’envisager de demeurer

sur place, dans cette Algérie algérienne

dont l’avènement les horrifiait. Après tout,

rien ne les attend en métropole et, si les violencessontamenéesàs’estomper,iln’estpas

exclu qu’un avenir soit encore possible sur

cette terre à laquelle ils sont si attachés. Un

«comité de réconciliation » comprenant le

chef local du FLN, Si Bakhti, le préfet Thomas,

le préfet de police Biget, le général Katz

et l’évêque d’Oran Mgr Lacaste s’est même

réuni le 30 juin pour envisager l’avenir. Aussi


TERRE BRÛLÉE L’accord signé le 17 juin

1962 par Jean-Jacques Susini, au nom

de l’OAS, avec le FLN est rejeté à Oran, où

les derniers commandos OAS incendient

les réservoirs de la British Petroleum,

sur le port, le 25 juin (ci-contre). Depuis

des mois, la ville est quotidiennement

ensanglantée par l’affrontement qui

oppose FLN, OAS et forces françaises

(page de gauche, des soldats français,

en position sur un camion militaire,

patrouillent le 14 juin 1962 sur la place

d’Armes à Oran).

attendent-ils avec la plus grande curiosité

d’observer la fête prévue en ce jour pour

célébrer l’indépendance, définitivement

actée lors du référendum du 1 er juillet. La

bienveillance ou l’hostilité de la foule algérienne

permettra de déterminer si le départ

est inéluctable ou non, depuis l’aéroport de

La Sénia ou les embarcadères du port.

De la liesse à la fureur

Alors que le jour s’est levé depuis peu, un

bruit sourd commence à se faire entendre.

Des groupes joyeux venus des quartiers

musulmans ou de la périphérie d’Oran se

répandent dans les principales artères de

la ville. Il est à peine 8 heures du matin. Le

boulevardJoseph-Andrieu,leboulevard de

Sébastopol et le boulevard du Maréchal-

Joffre deviennent vite noirs de monde. La

foule converge vers la place Foch et l’hôtel

de ville. C’est un spectacle pittoresque et

assourdissant. Des vieillards coiffés de leurs

grands chapeaux traditionnels en paille, des

femmes couvertes de haïks à la blancheur

éblouissante, des hommes vêtus à l’européenne,

et bien sûr une foule de gamins qui

courent en tous sens… Des voitures peintes

en vert et blanc s’échappent des coups de

klaxon qui couvrent à peine les youyous

ininterrompus et surtout le slogan du jour,

«Ya ya Djazaïr ! », repris à pleins poumons

dans tous les cortèges. Quelques soldats de

l’ALN, épaulés par des auxiliaires temporairesoccasionnels(ATO),encadrentlesdéfilés

et se joignent volontiers à la liesse. Depuis

leurs balcons, sur le pas de leurs immeubles,

lesEuropéensobserventcetteeffervescence

sans la moindre crainte. Bien sûr, la veille,

quelques-uns d’entre eux ont été invités par

des amis musulmans à faire preuve de prudence

ce 5 juillet et à se calfeutrer, mais très

© PHOTO BY UPI/AFP. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO.

peu ont écouté leurs conseils. Le cœur est

serré, mais nul ne se sent vraiment en insécurité,

même si aucune fraternisation n’est à

espérer. Quelques insultes fusent, des doigts

d’honneur se tendent, mais rien ne laisse

présager un lynchage généralisé…

L’ambiance va cependant vite évoluer.

L’allégresse des premiers instants évolue

ici et là vers des scènes proches de la transe.

Sur le parvis de la cathédrale d’Oran, qui se

dresseentreleboulevarddeSébastopoletle

boulevard Clemenceau, la statue équestre

de Jeanne d’Arc, affublée d’un drapeau algérien,

est prise d’assaut par des hommes et

des femmes électrisés par les battements de

mains et les cris lancinants. Vers 11 h 15, des

coups de feu claquent. Sans que l’on en

connaisse l’origine exacte, l’auteur est désignéd’emblée:ilnepeuts’agirqued’unpiednoir

ou d’un desperado de l’OAS, tenaillé

par l’obsession de faire un dernier « carton

». Il ne fallait que cette étincelle pour

que l’entrain de la foule ne se transforme en

fureur. Une gigantesque chasse à l’homme

démarre.Depetitsgroupesseconstituentet

se ruent à l’assaut des quartiers européens.

Armés de couteaux, de manches de pioche,

de haches, de pistolets ou même d’armes

automatiques, ils défoncent les devantures

des magasins, forcent les grillages,

1


EN COUVERTURE

70

h

fracassent les portes des immeubles, gravissent

à grandes enjambées les escaliers

et forcent les portes des appartements.

Des trottoirs, des hommes tirent au jugé

sur les fenêtres. Les façades sont criblées

d’impacts. Au bout de quelques minutes,

on compte déjà de nombreuses victimes.

Des cadavres de passants égorgés ou abattus

à bout portant jonchent le boulevard

du Front-de-Mer. D’autres gisent devant le

lycée Lamoricière. Non loin du cinéma Rex,

une femme est retrouvée dans une boutique,

pendue par la gorge à un croc de boucher.AlaPostecentraledelaplacedelaBastille,

la documentaliste est décapitée. On

parle aussi d’un homme, lentement écrasé

contre un mur par un camion… Des musulmans

font aussi partie des victimes.

Une tuerie impitoyable

Ces assassinats ne constituent que l’aspect

le plus visible du drame qui se joue. En de

nombreux endroits s’étirent en effet de

longues files de civils terrorisés qui ont été

raflés depuis le début de l’émeute. Ils sont

gardés par des hommes en armes. Le photographe

Jean-Pierre Biot, venu réaliser un

reportage pour Paris Match avec Serge

Lentz, réussit à prendre quelques clichés de

ces scènes. Non loin du commissariat central,ilestimeainsiqu’environ400personnes

ont été regroupées, attendant que leur sort

soit fixé. Un soleil de plomb assomme les

malheureux tandis que leurs gardiens, de

plus en plus nerveux, leur profèrent des

insultes, crachent dans leur direction ou

passentleurpoucesouslecoudansungeste

non équivoque. Sans ménagement, ils sont

embarquésàbord devéhiculesvariésquiles

emmènentversplusieursdestinations,dont

le Petit-Lac, un secteur situé en pleine zone

arabe qui doit son nom à une vaste étendue

d’eau salée, une sebkha, située à proximité.

C’est ici que va se dérouler la plus impitoyable

tuerie de la journée. Des soldats attendent.

Les culasses de leurs fusils claquent.

Mais la foule qui s’agglutine sur place les

débordeetsecharged’accomplirlabesogne

qu’ils s’apprêtaient à faire. « Nous emmenions

les prisonniers (…) pour les tirer à la

mitraillette. En fait nous n’avions même pas le

temps de les tuer car dès qu’ils descendaient

de la fourgonnette, le peuple s’en emparait et

les achevait, qui au couteau, qui à la hache,

qui par le feu », racontera à l’universitaire

MiloudKarimRouinal’undeshommesprésentscejour-là.Combiendepersonnessont

assassinées sur place ? On ne le saura sans

doute jamais : les corps sont immédiatement

enfouis dans des fosses que des bulldozers

viendront araser le lendemain. Par la

suite, des travaux de réaménagement du

quartier, le terrassement et le béton rendront

les lieux définitivement inaccessibles.

L’essentiel de la tragédie du 5 juillet se

déroule en quelques heures.En fin d’aprèsmidi,

un semblant de calme revient dans

les rues. Les rescapés se terrent chez eux

ou demeurent réfugiés chez des parents,

ou des voisins. Il est encore trop tôt pour

prendre la mesure des événements : la priorité

est de prendre des nouvelles des proches.

Une question, cependant, ne tarde

guère à surgir : où étaient les soldats et les

policiers français – environ 25 000 hommes

– durant toute cette chasse à l’homme ? Les

cantonnements sont restés portes closes.

Fantassins, marsouins, chasseurs, zouaves,gendarmes,CRS,policiers…Toussont

restés l’arme à la bretelle. Sur ordre venu

d’en haut. Un message, diffusé à 12 h 15

auprès des sous-secteurs d’Oran, ne souffre

d’aucune ambiguïté : « Primo. Rappelle

consigne rigoureuse des troupes. Secundo.

Troupesrestentconsignées.S’ilestattentéàla

vie des Européens, prendre contact avec le

secteur avant d’agir. » Ce n’est qu’au bout de

plusieurs longues heures que des véhicules

militaires apparaîtront enfin dans les rues.

Entre-temps, on a assisté à des scènes glaçantes

: des civils empêchés de pénétrer

dans les casernes, des soldats observant à la

jumelle leurs compatriotes raflés depuis les


© INA. © JEAN-PIERRE BIOT/PARISMATCH/SCOOP.

terrasses des immeubles, des officiers restant

passifs à quelques pas des émeutiers.

Certains dérogent à cette injonction

criminelle de non-assistance à personnes

en danger. Le plus connu de ces « justes »

est le lieutenant Rabah Kheliff, ancien de

Diên Biên Phu, commandant une compagnie

dans une unité de la Force locale

(UFL). Son témoignage, confié à Mohand

Hamoumou (Et ils sont devenus harkis,

Fayard, 1993), révèle l’ampleur de la forfaiture

: « Je demande des ordres à mon chef de

bataillon (…). L’adjoint au commandant me

dit : “Mon garçon, tu connais les ordres, le

général Katz a dit de ne pas bouger.” (…) Je

téléphone à mes camarades commandants

de compagnies, tous européens, je leur explique

ce que j’ai appris, ils me disent avoir les

mêmes renseignements, mais qu’ils ne peuvent

pas bouger vu les ordres (…). Moi je ne

peux pas, ma conscience me l’interdit. Je téléphone

à l’échelon supérieur, au colonel commandant

le secteur. Je tombe sur son adjoint

etluiexpliquemoncas,ilmerépond:“Ecoutez

mon garçon, nous avons les mêmes renseignementsquevous,c’estaffreux,faitesselon

votre conscience, quant à moi je ne vous ai

rien dit.” En clair, je n’étais pas couvert. » Peu

enclinàcéderàlalâchetéambiante,lelieutenant

Kheliff réunit quelques hommes, saute

dansunejeepetserueverslapréfecture,oùil

parvient à faire libérer de nombreux captifs,

avant d’intervenir sur plusieurs axes routiers

où, prenant tous les risques, il intercepte des

convois et réussit encore plusieurs sauvetages.

Quelques autres officiers et soldats

sauveront l’honneur ce jour-là, comme le

capitaine Croguennec, du 2 e régiment de

zouaves, venu sans armes au commissariat

central, où il parvient à délivrer plusieurs

centaines de civils, qu’il ramène dans son

cantonnement. Ces hommes admirables se

comptent sur les doigts de la main.

Quel est le bilan de cette effroyable journée

? Les évaluations les plus diverses ont

circulé. Minimisées du côté du FLN ou du

général Katz, qui évoquèrent tout au plus

quelques dizaines de morts, elles furent

au contraire largement amplifiées du côté

pied-noir, où il est courant d’évoquer un

chiffre d’environ 3 000 victimes, d’ailleurs

repris en 1994 par André Santini, ancien

secrétaire d’Etat aux Rapatriés. Les travaux

LA CHASSE AUX EUROPÉENS Page de gauche : Européens filmés à Oran le 5 juillet 1962

(image tirée du journal des Actualités françaises du 11 juillet 1962). Le journaliste de Paris

Match Serge Lentz en reportage à Oran avec le photographe Jean-Pierre Biot raconte :

«15 h : un capitaine qui commande un détachement de zouaves a réussi à faire libérer

les Européens retenus prisonniers par les ATO (auxiliaires temporaires occasionnels, des

policiers musulmans, ndlr) au commissariat central. 15 h 15 : je vois une longue colonne

d’Européens qui remontent la rue, plus de quatre cents. Les visages sont durs, fermés, certains

sont tuméfiés. La colonne est silencieuse. C’est un spectacle poignant. » (photo, ci-dessus).

des historiens comme le général Maurice

Faivre, Jean Monneret, Jean-Jacques Jordi

ou Guy Pervillé ont permis d’affiner considérablement

les décomptes et aboutissent

à un total d’environ 700 victimes, dont les

corps ont pour la plupart disparu à jamais

dans des fosses improvisées ou sous le

béton du Petit-Lac. Pour les Européens,

c’est la journée la plus sanglante de toute la

guerre d’Algérie qui, juridiquement, venait

pourtant de prendre fin.

Les raisons profondes du massacre n’ont

toujours pas été définitivement établies :

s’il y eut une part évidente d’emballement

criminel propre aux phénomènes de foule,

on ne saurait écarter la dimension préméditée

de la tuerie, dont témoignent l’organisation

des convois de prisonniers,le systématisme

des rafles, la disponibilité immédiate

d’armes en tous genres et, surtout, les

avertissements émis dès la veille par des

musulmans courageux. La responsabilité

exacte du général Katz – surnommé « le

boucherd’Oran»–resteaussiàdéterminer.

Pourquoi a-t-il maintenu la consigne des

troupespendantdesilonguesheures?A-t-il

voulu se venger des pieds-noirs après des

mois de lutte impitoyable contre l’OAS ?

A-t-il simplement fait preuve d’incompétence

et d’irresponsabilité ? A-t-il agi sur

ordre de Paris, où l’information est parvenue

sans tarder, comme l’indique l’intervention,

le jour même à l’Assemblée nationale,

du général de Bénouville, qui évoque dans

l’après-midi«lesang[qui]couleàOran»?Le

général De Gaulle en personne a-t-il joué un

rôledans la(non-)gestiondecettetragédie?

Certains veulent le croire, mais en dépit de

quelques indices, rien ne permet de l’établir

définitivement. On se souviendra en revanchedesaphraseglaçante

prononcéelors du

Conseil des ministres du 24 mai 1962 : «Si les

gens s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des

nouvelles autorités »… Soixante ans après,

les familles des morts et des disparus d’Oran

continuent de porter seules ou presque un

impossible deuil. Comme s’il y avait de bonnes

et de mauvaises victimes. «Ce massacre,

luiaussi,doitêtreregardéenfaceetreconnu»,

a déclaré Emmanuel Macron lors de son

intervention du 26 janvier dernier à l’Elysée.

Ces paroles seront-elles suivies d’effet ? 2

Guillaume Zeller est journaliste.

À LIRE de Guillaume Zeller

Oran, 5 juillet

1962. Un massacre

oublié

Tallandier

« Texto »

224 pages

8,50 €

71

h



LE CHOIX DE LA FRANCE

Recrutés comme supplétifs

de l’armée française,

les harkis, ici en opération

militaire en 1959, avaient

fait le choix de s’engager

aux côtés de la France.

© JEAN-LOUIS SWINERS/GAMMA RAPHO

La

tragédie

desharkis

Par Jean Sévillia

Ils avaient choisi de se battre du côté

de la France, mais celle-ci les abandonna à la fin

de la guerre d’Algérie. Et ceux qui trouvèrent

malgré tout refuge en France furent, durant des

décennies, des citoyens de seconde zone.


Le 20 septembre 2021, le président de la République,

Emmanuel Macron, demandait pardon, au nom de la

France, aux anciens harkis. « Cette histoire est totalement

méconnue des Français », reconnaissait, le 18 novembre suivant,

Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée chargée de

la Mémoire et des Anciens Combattants, alors que l’Assemblée

nationale adoptait en première lecture le projet de loi

« portant reconnaissance de la nation envers les harkis et les

autres personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut

civil de droit local ». La loi a été promulguée le 23 février 2022.

Les harkis ? Tout le monde connaît le mot, mais bien peu

savent quelle réalité il recouvre. Dès le début de l’insurrection

indépendantiste en Algérie, en 1954, l’ethnologue Jean Servier,

alors en mission dans les Aurès, avait armé un groupe de

musulmans afin de défendre la ville d’Arris contre les rebelles.

Suivant cet exemple, le préfet de Constantine et le directeur de

lasûretéenAlgérieproposèrentaugouvernement,dèsnovembre

1954, l’engagement de supplétifs musulmans pour assurer

le maintien de l’ordre. En janvier 1955, le ministre de l’Intérieur,

François Mitterrand, valida la création de 30 goums de

100hommes:lesgroupesmobilesdepolicerurale(GMPR).Un

an plus tard, le 8 février 1956, la rébellion s’étant étendue, le

commandement prescrivit de former partout des harkas, « unités

supplétives chargées de compléter la sécurité territoriale et

de participer aux opérations locales ». Le modèle demeure ce

qui a été organisé dans les Aurès et, dans l’Ouarsenis, par le

bachaga Saïd Boualam (ou Boualem selon les transcriptions).

Capitaine au 1 er régiment de tirailleurs algériens à la fin de la

Seconde Guerre mondiale, cet officier brillamment décoré,

devenu caïd en 1945, puis bachaga en 1956, exerce son autorité

sur 24 tribus des Beni-Boudouane. Député et quatre fois

vice-présidentdel’Assembléenationalede1958à1962,ilsera

responsable des harkis de l’Ouarsenis jusqu’à l’indépendance

de l’Algérie, vivant symbole des musulmans profrançais.

Des formations de volontaires

En 1956, le gouverneur général de l’Algérie, Robert Lacoste,

formule les règles de création des harkas (ce mot, qui désigne

les groupes de harkis, vient de l’arabe haraka, qui signifie

« mouvement »). La décision appartient au préfet, tandis que la

gestion des groupes est confiée au commandement militaire,

encollaborationavecl’administrateurdelacommuneoul’officier

SAS le représentant – les sections administratives spécialisées

(SAS), composées de militaires et de civils, ont été

créées en 1955 afin d’aider les populations rurales musulmanesdansledomainescolaire,socialetmédical.Uneharka,formation

de volontaires commandés par un officier, est composée

d’une centaine de harkis organisés en sous-groupes de

25 hommes. Ceux-ci sont recrutés avec un statut de journalier

par contrat d’un mois renouvelable souscrit pour le compte de

l’administration civile, contrat qui peut être un simple accord

oral. En 1957, l’état-major précise que les harkas doivent être

© JEAN-LOUIS SWINERS/GAMMA RAPHO. © JEAN-PIERRE LAFFONT/ROGER-VIOLLET.


SOUS CONTRAT Page de gauche : des harkis et des chasseurs alpins en 1959. Ci-dessus : les harkis du 158 e bataillon d’infanterie

du secteur de Mascara, en 1961. Les harkas, ou unités supplétives de l’armée française, ont été créées en 1956. Elles étaient chargées

de compléter la sécurité territoriale et de participer aux opérations locales. A leur plus haut niveau, les supplétifs musulmans, recrutés

par contrat, représentaient 153 500 hommes, dont environ 63 000 participaient aux opérations militaires, 62 000 assuraient la sécurité

des villages isolés, 20 000 protégeaient les sections administratives spécialisées (SAS) et 8 500 formaient des groupes mobiles de sécurité.

75

h

levées « pour des opérations déterminées et pour un temps

limité » et « dans le cadre local ». Les harkis, initialement équipés

de fusils de chasse, sont progressivement dotés d’armes

de guerre qui doivent être rendues après chaque opération.

Lemot«harki»,denosjours,estdevenuuntermegénérique.

Durant la guerre d’Algérie, il existera en réalité plusieurs catégories

de supplétifs musulmans de l’armée française. Outre

les harkis proprement dits, il faudra compter avec les groupes

mobiles de police rurale (GMPR), devenus en 1958 les groupes

mobiles de sécurité (GMS) et relevant de l’autorité civile ;

les sections administratives spécialisées (SAS) étaient en

outre protégées chacune par un maghzen de 25 à 30 moghaznis.

GMS et moghaznis étaient engagés par contrats de six

mois. La dernière catégorie de supplétifs était représentée par

les groupes d’autodéfense (GAD), qui assuraient la garde statique

des douars, armés de fusils de chasse ou de vieux fusils

Lebel, et n’étaient pas rémunérés.

Selon Mohand Hamoumou, fils de harki et auteur d’une

thèse de sociologie sur le sujet (Et ils sont devenus harkis,

Fayard, 1993), l’engagement des supplétifs répondait à des

motivations complexes. La majorité d’entre eux faisaient

confiance à l’armée pour faire évoluer l’Algérie. Certains pensaient

que l’autonomie, puis l’indépendance du pays, étaient

inéluctables, mais pouvaient être obtenues avec la France,

non contre elle. D’aucuns s’étaient engagés pour bénéficier

d’un revenu, mais au regard des risques encourus, les rétributions

étaient modiques. On ne peut ignorer que certains ont

été poussés à s’engager par des officiers français, mais le faible

nombre de désertions prouvera que leur décision était le

plus souvent volontaire. Beaucoup d’engagements étaient

paradoxalement provoqués par le FLN, dont la violence rejeta

dans le camp français les musulmans qui en avaient été victimes.

Au sein des supplétifs servaient aussi d’anciens militants

FLN ralliés à la France, tels les membres du commando Georges,

d’autant plus redoutés qu’ils se montraient sans pitié à

l’égard de leurs anciens compagnons.

A leur plus haut niveau, les supplétifs musulmans représentaient

153 500 hommes : près de 63 000 harkis qui participaient

aux opérations militaires mais assuraient aussi des

tâches de logistique et d’intendance, 62 000 volontaires des

groupes d’autodéfense assurant la sécurité des villages isolés,

près de 20 000 moghaznis chargés de la protection des SAS,


EN COUVERTURE

LAISSÉS-POUR-COMPTE

Ci-contre : quelques membres

de la section des 48 harkis du poste

de M’Zaourat, dans le secteur

de Mascara, à une centaine

de kilomètres au sud-est d’Oran,

en 1961. Après l’indépendance

de l’Algérie, le 5 juillet 1962,

les recrues musulmanes de l’armée

française seront considérées

comme des traîtres par le FLN.

Ni les autorités algériennes

ni les autorités militaires françaises

n’interviendront pour empêcher

la chasse aux «collabos » et

les massacres de milliers de harkis

durant le reste de l’année 1962.

76

h

et 8 500 hommes des groupes mobiles de sécurité. Ces effectifs

étaient trois fois supérieurs à ceux de l’ALN, les maquisards

du FLN. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que les

« Français de souche nord-africaine » (FSNA) – expression

administrative désignant, à partir de 1958, les musulmans

d’Algérie – étaient appelés, étant citoyens français, à effectuer

leur service militaire. En moyenne, ce sont 45 000 jeunes

hommes qui se trouvaient sous les drapeaux, soit un total de

120 000 appelés pour la période 1954-1962. A cet effectif

s’ajoutaient15000à20000musulmansengagésdanslesunités

régulières, essentiellement dans les régiments de tirailleurs

algériens. En 1960, le nombre de Français de souche nordafricaine

servant soit comme engagés dans l’armée, soit

comme appelés, soit comme supplétifs, tournait par conséquent

autour de 220 000 hommes, environ 10 % de la population

masculine adulte musulmane d’Algérie.

En 1959-1960, à partir du moment où le général De Gaulle

lance le processus d’autodétermination de l’Algérie, les autorités

militaires observent une crise du moral chez les supplétifs

musulmans, une baisse du recrutement et même des défections

au profit des maquis de l’ALN, à un rythme accru au

cours des premiers mois de 1962, quand les négociations

avec le FLN sont rendues publiques. Les accords d’Evian sont

signés le 18 mars 1962. Aucun de leurs textes ne mentionne

explicitement la catégorie des Français musulmans. En théorie,

ces derniers sont protégés par la déclaration des garanties

(chapitre II, partie A, article 2) qui promet une absence de

représaillespourtouteslesopinionsexpriméesetpourtousles

actes commis pendant la guerre. Les négociateurs français

avaient abordé le sujet, à l’automne 1961, exigeant l’assurance

de non-représailles à l’égard des musulmans engagés

avec la France, exigence à laquelle les émissaires algériens

avaient souscrit. Lespréfets d’Algérie,toutefois, avaient averti

que la seule protection réaliste des musulmans loyalistes

serait leur transfert de l’autre côté de la Méditerranée.

Fin février 1962, le ministre des Armées, Pierre Messmer,

informe les « Français musulmans en service » des options qui

leur sont offertes. Les militaires engagés pourront continuer à

servir ou demander leur libération en bénéficiant d’avantages

matériels. Les appelés seront maintenus dans leurs unités ou

versés dans la future Force locale qui relèvera de l’Exécutif

provisoire, organisme franco-algérien devant assurer la transition

avant la mise en place de l’Etat algérien. Les supplétifs,

dont les harkis, se voient proposer trois solutions : le retour à la

vie civile avec une prime de démobilisation, l’engagement

dans l’armée française ou la Force locale, ou un poste dans les

centres d’aide administrative appelés à remplacer les SAS.

Tous les personnels libérés, enfin, pourront demander un

reclassement en métropole, les instructions officielles insistant

cependant sur les difficultés d’une installation en France.

Après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, si quelques enlèvementsoumeurtresdesupplétifssontsignalés,cesontdesfaits

isolés. En réalité, le FLN se donne le temps de procéder à un

recensement de ceux qu’il regarde comme des traîtres et dont

il compte s’occuper après l’indépendance. Le 15 avril, trois

semaines après qu’un décret eut fixé les trois options proposées

aux supplétifs, le ministère des Armées ordonne le désarmement

de tous les harkis, en précisant qu’il appartient au

© JEAN-PIERRE LAFFONT/ROGER-VIOLLET. © JEAN-LOUIS SWINERS/GAMMA RAPHO. © BRIDGEMAN IMAGES.


commandement « d’assurer le regroupement sous protection

des unités militaires, harkis et familles qui se sentent menacés

et n’auront pas choisi le licenciement ».

Dans la deuxième semaine de mai, seulement 5 000 demandes

de transfert en France ont été déposées, chiffre incluant les

femmes et les enfants. Beaucoup de supplétifs ont regagné

leurvillage,espérantsefaireoublier.Cependantd’anciensofficiersdeSAS,prévoyantlepire,ontprisl’initiative,endehorsde

la voie hiérarchique, d’évacuer discrètement leurs hommes

avecleursfamilles.Le12mai,LouisJoxe,ministredesAffaires

algériennes, adresse à Christian Fouchet, haut-commissaire

en Algérie, une note déplorant l’existence de réseaux militaires

qui se chargent d’organiser des rapatriements de supplétifs, et

ordonnant de rechercher les membres de ces réseaux et de les

sanctionner. Le même jour, Pierre Messmer, ministre des

Armées, donne une consigne identique. Le 17 mai, le ministre

de l’Intérieur, Roger Frey, adresse aux préfets une circulaire

visant à empêcher l’installation d’anciens supplétifs en métropole.

Le 18 mai, en application des directives reçues de Paris,

Christian Fouchet demande à tous les cadres « de s’abstenir de

toute initiative isolée destinée à provoquer l’installation des

Français musulmans en métropole ». Ces ordres seront appliqués

: des harkis, arrivés clandestinement à Marseille et

d’autres à Toulon, sont renvoyés à Alger.

Le sort du « magma d’auxiliaires »

C’estàpartirde l’indépendance,proclaméele5juillet1962,que

la situation des anciens supplétifs bascule. Suite au référendum

algérien du 1 er juillet, qui a approuvé l’indépendance de l’Algérie,

ils vont perdre la nationalité française. Une ordonnance française

du 21 juillet leur permettra de la récupérer, mais au moyen

d’une démarche complexe et devant s’effectuer sur le territoire

national.Pourcequiestdeleursécurité,plusrienn’estassurécar

le droit d’intervention des forces françaises est limité aux cas de

légitime défense des troupes ou d’attaque caractérisée contre

des Français. Or les harkis n’entrent pas dans ces catégories.

Dès le mois de juillet, le chef de la wilaya VI déclare que les

ancienssupplétifsserontcondamnésàmort.«Onnefaitpasune

DE TOUS LES COMBATS Ci-dessus : des harkis participant

à l’opération «Jumelles », menée en Kabylie à partir de juillet

1959 contre l’Armée de libération nationale, dans le cadre

du plan Challe. En bas : des troupes de harkis en 1959.

révolution sans quelques égorgements », proclame de son côté

le commandant de la wilaya I. Les anciens supplétifs, mais aussi

les musulmans anciens combattants et ceux qui ont été fonctionnaires

ou chefs de village sont arrêtés, et subissent des sévicesoud’abominablestortures,souventinfligésenpublic.Alafin

de l’année 1962, Jean-Marie Robert, sous-préfet de Sarlat, en

Dordogne, revenu d’Algérie où il était jusqu’au printemps précédent

sous-préfet d’Akbou, en Basse-Kabylie, adressera à

Alexandre Parodi, vice-président du Conseil d’Etat, un témoignageindirectsurlesortsubiparlesanciensharkisdansl’arrondissement

dont il était naguère l’administrateur. Son rapport

évoque par exemple les « supplices (…) de quelques dizaines de

harkis, promenés habillés en femmes, nez, oreilles, et lèvres coupés,

émasculés, enterrés vivants dans la chaux ou même dans

le ciment, ou brûlés vifs à l’essence », ou encore ceux qui ont été

« crucifiés sur des portes, nus sous le fouet en traînant des charrues,

ou la musculature arrachée avec des tenailles ».

Mohand Hamoumou a montré que l’anarchie régnant en

Algérie à l’été 1962 a favorisé les massacres, mais que les

autorités algériennes n’ont pas tenté de les arrêter. Les autorités

militaires françaises ne l’ont pas plus essayé, puisque

l’armée française, qui devait quitter l’Algérie au bout de trois

ans selon les accords d’Evian, était encore sur place. Le

24 août 1962, au plus fort des massacres, l’état-major français

d’Algérie donnait cet ordre : « Ne procéder en aucun cas à des

opérations de recherche dans les douars de harkis et de leurs

familles. » Devant l’ampleur de la tuerie, le Premier ministre,

Georges Pompidou, demandera quand même, le 19 septembre,

de reprendre « le transfert en France des anciens supplétifs

qui sont actuellement en Algérie et qui sont venus chercher

refuge auprès des forces françaises sous la menace de

représailles de leurs compatriotes ». Après la formation d’un

gouvernementalgérienrégulierparBenBella,le26septembre

1962, les arrestations se poursuivront, et s’accroîtront de la fin

du mois d’octobre au début du mois de décembre 1962. Ce

n’est qu’au début de l’année 1963 que le nombre d’exactions

77

h


EN COUVERTURE

78

h

© AFP. © MICHEL ARTAULT/GAMMA-RAPHO. © M.DE ROUVILLE/PARISMATCH/SCOOP.

diminuera. Pendant des années, des milliers d’anciens harkis

resteront détenus en Algérie. Les derniers sortiront des prisons

ou des camps de prisonniers politiques entre 1965 et 1969.

Le nombre exact de victimes de cette tragédie est impossible

à établir. Car la répression exercée par le FLN à l’égard des

musulmans profrançais a aussi frappé des civils (élus, fonctionnaires,

etc.) et des femmes, et parce qu’il n’a jamais existé

de registres exhaustifs et nominatifs des supplétifs recrutés

entre 1956 et 1962, et enfin parce que des harkis emprisonnés

ont fini par être libérés et sont parvenus à gagner la France,

tandis que d’autres sont retournés en Algérie. Autant de facteurs

qui compliquent les statistiques, et rendent impossible

de comptabiliser de manière précise les harkis tués après les

accords d’Evian. 25 000 victimes ? 50 000 ? 80 000 ? Nul ne

peut le dire en se fondant sur des preuves indiscutables.

Si l’aveuglement du gouvernement français de l’époque

devant le drame est évident, comment évaluer la responsabilité

personnelle du général De Gaulle dans cette tragique histoire ?

Le 3 avril 1962, après les accords d’Evian, le chef de l’Etat, pendant

une réunion du Comité des affaires algériennes, avait lancé

cette phrase : « Il faut se débarrasser sans délai de ce magma

d’auxiliaires qui n’a jamais servi à rien. » Lors du Conseil des

ministresdu25juillet1962,ilaffirmait:«Onnepeutpasaccepter

derepliertouslesmusulmansquiviendraientàdéclarerqu’ilsne

s’entendront pas avec leur gouvernement ! Le terme de rapatriés

ne s’applique évidemment pas aux musulmans : ils ne retournent

pas dans la terre de leurs pères ! Dans leur cas, il ne saurait

s’agir que de réfugiés. Mais on ne peut les recevoir en France,

comme tels, que s’ils couraient des dangers. » Si De Gaulle s’est

montré à peu près insensible au sort des pieds-noirs, son indifférence

a été encore plus tangible à l’égard des musulmans français.Lefonddel’affaireestsansdoutequ’ilneconsidéraitpasles

harkis comme de vrais Français, mais comme des Algériens

comme les autres, dont la place était en Algérie.

Dans son livre Pour l’honneur… avec les harkis, de 1958 à

nos jours (CLD Editions, 2005), le général François Meyer,

qui aura été le porte-parole de la cause des harkis, a raconté

comment, jeune officier pendant la guerre d’Algérie, il a

dirigé successivement deux harkas entre 1958 et 1962, et

comment, à l’issue du conflit, il a personnellement sauvé

350 anciens supplétifs avec leurs familles en les installant

en métropole, fondant notamment un centre agricole pour

anciens harkis sur le plateau du Roure, en Lozère. Jusqu’en

1965, en dépit des interdictions et des obstacles multiples,

environ 80 000 anciens supplétifs de l’armée française et leurs

familles sont parvenus à se réfugier en métropole. De 1962 à

1967, près de 100 000 personnes, en comptant les enfants,

bénéficieront de l’ordonnance du 21 juillet 1962 permettant

aux musulmans d’Algérie d’opter pour la nationalité française.

Caïdsetnotables,fonctionnairesetmilitairesdecarrières’intégreront

tant bien que mal. Les autres auront pour hébergement

les camps de regroupement installés au Larzac (Aveyron), à

Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme), à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales),

à Bias (Lot-et-Garonne), à Saint-Maurice-l’Ardoise

(Gard) et à La Rye (Vienne). Entre 1962 et 1966, 41 000 Français

musulmans, mis à l’écart de la société,sontlogésdans ces

camps, simples baraquements ou villages de tentes cernés de

barbelés.Petitàpetit,ilsserontdisséminésàtravers17ensembles

immobiliers urbains et 75 hameaux forestiers.

Une reconnaissance tardive

En1974,afind’attirerl’attentionsurleursort,d’ancienssupplétifs

entament une grève de la faim, à Paris, dans la crypte de

l’église de la Madeleine. En 1975, des résidents de Bias et de

Saint-Maurice-l’Ardoise, les deux derniers grands camps de

harkis, prennent en otages des fonctionnaires et des immigrés

algériens. Le gouvernement réagit en faisant détruire ces deux

camps, et en offrant aux anciens supplétifs des logements

décents, des emplois, un programme de formation professionnelle.

Une nouvelle révolte éclate en 1991, conduite par des

enfantsdeharkisnésenFranceetquionteupourseulhorizonla

vie de relégation de leurs parents. Entre mesures gouvernementales,

nouvelles grèves de la faim et autres actions revendicatives,

la cause des harkis finira cependant par progresser.

Ceux-ci, dans les années 1990, bénéficient même de

sympathies paradoxales, à gauche, au nom de l’antiracisme,

comme si les discriminations dont ils avaient souffert étaient

liées à leur origine. Pourtant, le 16 juin 2000, le président

algérien, Abdelaziz Bouteflika, en visite officielle en France,

compare les harkis aux collaborateurs sous l’occupation nazie.


DERRIÈRE LES GRILLAGES Ci-dessus : le camp de Saint-Maurice-l’Ardoise, dans le Gard. De 1962 à 1976, près de 10 000 harkis ont

transité par ce camp, certains ayant même passé plus de treize ans derrière ces grillages. En 1975, la révolte des enfants de harkis ayant grandi

dans le camp et revendiquant leur intégration à part entière dans la communauté nationale entraîna la fermeture du site en 1976. Page

de gauche, en haut : des familles de harkis arrivent au camp de Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales, en septembre 1962. Page de gauche,

en bas : à l’automne 1974, des harkis entament une grève de la faim dans l’église de la Madeleine, à Paris. Outre des logements, des emplois

et une indemnisation, ils revendiquent la libre circulation entre la France et l’Algérie, des lieux de culte et des carrés musulmans.

La violence du propos choque largement, même si l’image du

harki traître et collabo subsiste chez certains. En 2001, le président

de la République, Jacques Chirac, instaure une Journée

d’hommagenationalauxharkisdontladateestfixéeau25septembre,

tandis que la loi du 23 février 2005 propose à ceux-ci,

plus de quarante ans après leur exil, une plus forte indemnisation.

Le 25 septembre 2016, c’est au tour de François Hollande

de poser un geste symbolique en reconnaissant « les responsabilités

des gouvernements français dans l’abandon des harkis »

et dans « les massacres de ceux restés en Algérie et les conditions

d’accueil inhumaines des familles transférées dans les

camps en France ». Le 20 septembre 2021, Emmanuel Macron

demande pardon au nom de la France, en tant que chef de

l’Etat, aux anciens harkis et à leurs descendants.

En 1962, des dizaines de milliers de musulmans ont payé

de leur liberté, de leur intégrité physique ou de leur vie le fait

d’avoir choisi la France, et la France du général De Gaulle n’a

pasfaitcequ’elleauraitpufairepourlessauveroulesaider,les

abandonnant doublement, signant là l’une des pages les plus

honteuses de notre histoire. 2

Essayiste et historien, Jean Sévillia est membre du conseil scientifique

du Figaro Histoire. Auteur de nombreux ouvrages dont Historiquement

correct (Perrin, 2003), il a reçu, en 2018, le prix du Guesclin pour

Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie, dont une nouvelle édition revue

et complétée vient de paraître.

À LIRE de Jean Sévillia

Les Vérités cachées

de la guerre d’Algérie

Perrin

« Tempus »

464 pages

9 €


D ÉCRYPTAGE

Par Guy Pervillé

UnPeuple

DeuxRives

entre

EN COUVERTURE

80

h

Si l’expression « pieds-noirs » désigne aujourd’hui

les Européens d’Algérie, elle semble n’être apparue

que dans les dernières années qui ont précédé

l’exode de ceux qui furent les premiers « Algériens ».

pittoresque de « piedsnoirs

» désigne couramment, depuis

L’appellation

1962, les Français rapatriés d’Algérie.

Elle a évoqué, dans l’esprit des Français

métropolitains,desimagestrèscontrastées.

La première était celle, particulièrement

péjorative, de « colons » exploiteurs de la

misère de la population algérienne indigène,

et incapables par nature de comprendre

la légitimité de sa juste révolte, donc

coresponsables du sabotage des accords

d’Evian par l’OAS et de leur propre malheur.

La deuxième, plus charitable, voyait en eux

des victimes de l’histoire, ayant perdu tout

ce qu’elles possédaient, dispersées en terre

inconnue, et exposées au froid glacial de

l’hiver 1962-1963. La troisième, plus positive,

était sensible à l’énergie que ces «rapatriés

» expatriés mirent à reconstruire leur

vie à partir de rien et à la joie de vivre que

traduisaient,malgrétousleursmalheurs,les

chansons populaires de leur vedette Enrico

Macias. L’importance de chacune a varié,

mais elles sont encore présentes à des

degrés divers dans différents secteurs de

l’opinion publique métropolitaine.

Mais que signifie cette expression, appliquée

à des individus dont les types physiques

ne permettaient pas de les distinguer

à coup sûr de leurs compatriotes métropolitains,

et d’où venait-elle ? Les explications

les plus couramment citées, fournies

dès 1962 par le linguiste André Lanly dans

son livre sur Le Français d’Afrique du Nord,

telles que les bottes noires portées par les

premiersimmigrantsfrançaisenAlgérieou

par les soldats de l’armée d’Afrique, ou la

couleur des pieds des premiers défricheurs

foulant le raisin avec leurs pieds nus, manquaient

de preuves. Le dictionnaire de

Paul Robert (lui-même issu d’une grande

famille de colons algériens) publié à partir

de 1972 était mieux informé : « pied-noir :

nom donné plaisamment aux Européens

fixés en Afrique du Nord (et spécialement

en Algérie) depuis plusieurs générations

(ou même simplement depuis quelques

années). Remarque : cette expression s’est

d’abord appliquée aux indigènes, par allusion

aux pieds nus des Arabes du bled. » Un

exemple parfaitement identifié se trouve,

de fait, dans un article du journal indigène

La Défense, publié à Alger en février 1934,

intitulé «Un geste révoltant », qui dénonçait

le racisme colonial en énumérant

toute la litanie des injures racistes antiarabes

: « pied-noir » y figurait en bonne

place, à côté de « bicot », « raton » et

« tronc de figuier », ce qui ne laisse aucun

doute sur son sens à l’époque.

Comment donc expliquer cette mutation

sémantique, et comment la dater ?


Avant de répondre à ces questions, il

convient de situer clairement le processus

d’apparition des « pieds-noirs » dans l’histoire

de l’Algérie colonisée. En effet, les

explications les plus courantes ignorent

la véritable histoire de la conquête et de la

colonisation de l’Algérie par la France.

Même si l’un des soldats du corps expéditionnaire

débarqué à Sidi Ferruch le 14 juin

1830 s’appelait Jean-Baptiste Piednoir, il

est mort à Alger le 2 août avant d’avoir pu

y faire souche. Ce ne sont pas les « piedsnoirs

» qui ont conquis l’Algérie, mais

l’armée française, et les civils qu’elle y protégeait

étaient généralement antimilitaristes.

C’est pour garder à la France la nouvelle

province à conquérir à partir de 1841 que le

maréchal Bugeaud jugea nécessaire d’y

implanter une population française militarisée

aussi nombreuse que possible. Mais il

n’avait pas prévu l’effondrement de la natalité

et de l’accroissement naturel français

révélépar la comparaison entre les résultats

des recensements de 1846 et de 1856 : la

France était en effet le seul Etat d’Europe

dont la population stagnait. C’est pourquoi

Napoléon III avait opté dans les années

1860 pour une nouvelle politique dite du

«royaume arabe », fondée sur l’idée que la

population française ne deviendrait jamais

majoritaire, tandis que ses opposants libéraux

et républicains restaient fidèles à la

politique d’assimilation de l’Algérie à la

France, qui triompha à la chute de l’empire.

L’immigration étrangère ne pouvait pas

davantage franciser l’Algérie. La populationcivile

immigréed’Europe resta en effet

longtemps divisée entre une légère majorité

d’étrangers (Espagnols, Italiens, Maltais,

Suisses et Allemands) et une forte

minorité de Français d’origine (provenant 1

PHOTOS : © IONESCO/GAMMA RAPHO.

ENTRE TERRE ET MER

A droite : une plage de la presqu’île

de l’Amirauté, dans la baie d’Alger, en 1959.

Page de gauche : des colons travaillant

dans des champs de l’Algérois, en 1959.

Loin de l’idée reçue du «colon fumant

cigare et monté sur Cadillac », les Français

d’Algérie étaient dans leur majorité

de condition sociale modeste (artisans,

boutiquiers, employés, fonctionnaires).


EN COUVERTURE

82

h

le plus souvent des départements du Midi

méditerranéen et de l’Est). C’est l’application

à l’Algérie de la loi du 26 juin 1889 sur

la naturalisation automatique des enfants

d’étrangers nés en territoire français qui a

dissipé la crainte du « péril étranger » en

absorbant les nouvelles générations dans

un nouveau « peuple algérien » de nationalité

française (mais qui se définissait

parfois en s’opposant au peuple français

de France, voire en rêvant d’une « Algérie

libre » suivant l’exemple des Cubains

révoltés contre l’Espagne).

En réalité, l’idée que l’Algérie était destinée

à devenir soit une nouvelle province

française, soit une colonie de peuplement

vouée à devenir indépendante comme les

Etats-Unis d’Amérique et comme la plupart

des autres colonies du Nouveau

Monde était une illusion, fondée sur la

méconnaissance des réalités démographiques.

La colonisation, comprise au sens

d’installation d’un peuplement nouveau

et pas seulement d’une souveraineté politique,

supposait une immigration massive.

Or celle-ci ne fut jamais suffisante pour

submerger la population indigène, que de

nombreux auteurs influencés par le darwinisme

social s’imaginaient vouée à disparaître

parce que moins adaptée aux conditions

du monde moderne. La natalité

française, en repli depuis la fin du XIX e siècle,

ne le permettait pas. Dès lors, le peuplement

français ou européen ne devint

momentanément majoritaire que dans les

VIN DE PAYS Ci-dessus : un propriétaire français et ses employés dans l’Algérois,

en 1959. Vers 1950, l’agriculture en Algérie n’employait que 9 % de la population active

européenne, qui s’élevait alors à 354 500 personnes sur un total de plus d’un million

d’Européens en Algérie. La population européenne, principalement d’origine

métropolitaine, espagnole, italienne ou juive, représentait 10 % de la population totale

d’Algérie en 1954. Page de droite : des pêcheurs dans un port de l’Algérois, en 1959.

principales villes, surtout dans la moitié

occidentale du pays (Algérois, Oranie). La

mainmise sur la terre et sur ses principales

productions, jugée nécessaire par l’Etat

pour installer ce peuplement nouveau par

la création de villages (colonisation officielle)

ou par des lois facilitant les achats

de terres (colonisation privée), ne toucha

que des régions limitées (surtout les plaines

de l’Algérois et de l’Oranie) et la population

n’y fut pas, même là, majoritairement

européenne. Les populations indigènes

ne se sentirent pas moins dépossédées,

refoulées et exploitées à la fois par

les colons et par l’Etat colonial, en contradiction

avec le discours assimilateur que

diffusait la République française.

Pourtant, les Français d’Algérie ne correspondaient

pas à l’image du « colon »

esclavagiste héritée de la colonisation

d’Ancien Régime (le « colon fumant cigare

et monté sur Cadillac » évoqué par Albert

Camus).En dépitdefortesinégalitéssociales,

ils étaient dans leur majorité de condition

sociale modeste (artisans, boutiquiers,

employés, fonctionnaires). La sousreprésentation

parmi eux des « colons »

(agriculteurs) et des ouvriers d’industrie

était une caractéristique originale, dont la

métropole allait se rapprocher dans les

décennies suivant la guerre d’Algérie.

Réputés très à gauche sous le Second

Empire, ils l’étaient beaucoup moins sous

la III e et la IV e République, mais toutes les

tendances politiques y étaient représentées,

de l’extrême droite colonialiste à

l’extrême gauche communiste.

Les Juifs originaires d’Algérie n’étaient

pas,quantàeux,unanimementconsidérés

comme une partie de ce « peuple algérien

», mais comme des «Arabes de confessionisraélite»(selonlegouverneurgénéral

de Gueydon) : leur élévation à la citoyenneté

française par le décret Crémieux

d’octobre 1870 fut violemment contestée

par un puissant mouvement «antijuif » en

pleine affaire Dreyfus, quand de violentes

émeutes antijuives portèrent Max Régis à

la mairie d’Alger, puis dans l’entre-deuxguerres,

avant d’être annulée par le régime

de Vichy en octobre 1940, et par le général

Giraud de nouveau en mars 1943. C’est

seulement après l’annulation de l’abrogation

du décret Crémieux, décidée le

21 octobre 1943 par le Comité français de

libération nationale présidé par le général

De Gaulle, que les Juifs algériens furent

définitivement intégrés dans le peuple


PHOTOS : © IONESCO/GAMMA RAPHO.

français d’Algérie, au point que le chanteur

Gaston Ghrenassia (alias Enrico Macias),

juif de Constantine, en devint le plus célèbre

de ses personnages emblématiques.

Ainsi s’est formé peu à peu un ensemble

hétérogène, constitué par le rapprochement

progressif de plusieurs groupes d’origines

diverses dans le cadre d’une citoyenneté

française commune.

Un peuple nouveau

De nombreux auteurs, à la fin du XIX e siècle

et au début du XX e siècle, parlaient de la formation

d’un peuple nouveau par la «fusion

des races » française et européennes, qu’ils

appelaient le «peuple algérien ». A partir du

lendemain de la Première Guerre mondiale,

ces«Algériens»venusausecoursdelamère

patrie se considérèrent cependant comme

des Français vivant dans une nouvelle province

française. Leurs perspectives d’avenir

étaient pourtant bloquées par le fait qu’ils

s’accroissaient moins vite que la population

indigène musulmane arabophone ou berbérophone,

qui restait très largement majoritaire

(la population dite « européenne »

ayant culminé en pourcentage à 14 % de la

population des trois départements algériens

en 1926), et qui refusait dans sa masse

d’acquérir la nationalité française parce qu’il

lui aurait fallu pour cela abandonner individuellement

le statut personnel coranique

(ou les coutumes kabyles) pour se soumettre

volontairement au Code civil français.

Quand apparut un mouvement nationaliste

d’inspiration communiste, l’Etoile

nord-africaine,qui revendiqua pour la première

fois en 1927, par la voix de son représentant

Messali Hadj, l’indépendance de

l’Algérie et de toute l’Afrique du Nord, la

signification de l’expression « peuple algérien

» fut remise en question. Le mot

« Algérien », qui désignait au départ en

français la population française implantée

en Algérie par la colonisation ou assimilée

en droit, commença alors à devenir problématique.

Défini au début du XX e siècle

comme le nom d’un peuple nouveau, né

de la fusion des «races » européennes,il se

heurta désormais à la concurrence d’une

autre acception du même mot, qui l’identifiait

désormais à la majorité indigène et

musulmane de la population du pays.

Ce nouveau sens apparut en métropole

à la suite du début de l’immigration de

travailleurs algériens qui commença dans

les années précédant 1914 et qui fut accélérée

par la GrandeGuerre. C’est pourquoi

les Français de France commencèrent à

se demander qui étaient les vrais « Algériens

», comme l’indique ce dialogue

entre un étudiant d’Alger et une étudiante

métropolitaine lors du congrès de l’Unef

en 1922 : « Ainsi, vous êtes algérien…, mais

fils de Français, n’est-ce pas ? – Bien sûr ! Tous

les Algériens sont fils de Français, les autres

sont des indigènes ! » De moins en moins

évidente pour les métropolitains, cette

définition cessa tout à fait de l’être quand

le nationalisme musulman s’exprima de

plus en plus fortement en Algérie à partir

de 1937, avec l’implantation du Parti du

peuple algérien de Messali Hadj, et surtout

après la Seconde Guerre mondiale.

En juin 1940, l’invasion de la métropole

par les Allemands fit dépendre, pour la

première fois, la survie de l’indépendance

française de la capacité de résistance de

l’Algérie et du reste de l’empire colonial. Les

autorités civiles et militaires assuraient

alorslegouvernementdurefusdeladéfaite

par toutes les populations, mais après la

signature de l’armistice le 22 juin 1940, elles

se soumirent à la décision du maréchal

Pétain. Le nouveau régime de Vichy plaça

partout des généraux ou des amiraux à la

place des gouverneurs ou des préfets de

la République, supprima la démocratie et

priva les Juifs de leurs droits de citoyens

français accordés soixante-dix ans plus tôt,

en espérant que les musulmans se satisferaientdenepasêtrelesplusmaltraitésdans

leur pays. Mais la défaite française priva la

Francedesonprestigeetrépanditl’idéeque

le sort des musulmans dépendait désormais

de la volonté de «Hadj Hitler ».

Le débarquement anglo-américain du

8 novembre 1942 contribua à brouiller le

prestige de la souveraineté française. Les

anciens élus musulmans des assemblées

locales, à l’appel de Ferhat Abbas, rédigèrent

etsignèrentunManifestedupeuplealgérien

qui désavouait l’assimilation et réclamait la

formation par étapes d’un Etat algérien en

contrepartie de la nouvelle mobilisation

ordonnée par le général Giraud. Le général

De Gaulle, qui rejoignit Giraud à la tête d’un

Comité français de libération nationale

(CFLN) à Alger le 3 juin 1943 et l’évinça rapidement,

rejeta le Manifeste. Une nouvelle

armée d’Afrique, recrutée à la fois dans la

population française d’Afrique du Nord et

danslespopulationsindigènesdel’Algérieet

des protectorats voisins – dont les bases

avaient été posées clandestinement dès

1941 par le général Weygand –, équipée par

les alliés américains, commandée par le

général Juin puis par le général de Lattre

de Tassigny, porta victorieusement les

armesdelaFranceen1943,deTunisieenItalie,

puis des côtes de Provence (débarquement

du 15 août 1944) à Strasbourg, avant

d’envahir l’Allemagne du Sud et l’Autriche.

La France, représentée par le général

deLattre,participa,grâceàelle,àlasignature

de la capitulation allemande le 8 mai 1945.

Or, le même jour, le défilé de la victoire à

Sétif, dans lequel un cortège musulman

avait été autorisé à condition de n’exhiber

aucun emblème ou slogan contraire à la

souveraineté française, donna lieu à un

début d’insurrection qui se répandit à partir

de Sétif et dans les environs de Guelma. La

répression militaire, préparée par le général

DeGaulle,présidentdunouveauGouvernement

provisoire de la République française

(3 juin 1944), pour éviter que «l’Afrique du

Nord ne glisse entre nos doigts pendant que

nous libérons la France », fit des milliers de

morts.Ellepermitlemaintiendelasouveraineté

française pour une dizaine d’années,

mais au prix d’un fleuve de sang.

Durant les dix années suivantes, une

course de vitesse opposa la France au

83

h


EN COUVERTURE

84

h

nationalisme algérien. D’un côté, les gouvernements

français successifs essayèrent

d’appliquer le programme de réformes établi

en 1944 par une commission nommée

par le CFLN, et qui prévoyait d’accélérer

l’élévation des élites musulmanes à la pleine

citoyenneté française, et aussi celle de

l’ensemble de la population musulmane à

des conditions de vie égales à celles de la

population française d’Algérie et de France.

Mais la réalisation de ce programme passa

après la reconstruction de la métropole.

De l’autre, le parti de Messali Hadj fut autorisé

à participer de nouveau aux élections

pour les assemblées algériennes et françaises

à partir de juin 1946. Mais les militants

les plus ardents obtinrent la création d’une

Organisation spéciale paramilitaire (OS)

pour préparer une insurrection et venger

l’échec de mai 1945. L’application de ce plan

fut retardée de plusieurs années par la

découverte de l’OS par la police française et

par les crises internes du parti nationaliste,

mais en fin de compte celle qui fit éclater le

parti en 1954 entre les partisans de Messali

Hadj (les «messalistes ») et ceux du Comité

central(les«centralistes»)provoqual’intervention

d’une troisième force composée

d’anciens de l’OS, qui déclencha une insurrection

armée le 1 er novembre 1954 avec

l’appui de l’Egypte nassérienne sous le nom

de Front de libération nationale (FLN).

Tous les chefs de gouvernement de la

IV e République, de Pierre Mendès France à

GuyMollet,etjusqu’àlachutedurégimeen

mai 1958, se crurent obligés de conserver

l’Algérie à tout prix, moyennant un effort

militaire sans précédent, reposant sur le

rappel des disponibles en 1955-1956 et sur

l’envoisystématiqueducontingentenAlgérie

pour la «pacifier » par la force armée, et

par l’accélération des réformes en faveur de

la population musulmane définies en 1944.

Ils considéraient comme leur devoir de protéger

la population européenne, de plus en

plus souvent frappée par un terrorisme

ciblé ou aveugle depuis le printemps 1955,

et la fraction de la population musulmane

qui refusait d’obéir inconditionnellement

aux ordres du FLN. Pour les Français d’Algérie

comme pour les dirigeants de Paris,

c’était un juste retour des choses après la

part prise par l’Algérie dans la libération de

la France et la restauration de son statut de

grande puissance.

Vers l’abandon

Peu à peu, cependant, l’appui de la métropole

à l’Algérie française cessa d’aller de

soi. Parce que les élections législatives du

2 janvier 1956 ne purent pas avoir lieu en

Algérie à cause des menaces du FLN, parce

que le «Front républicain » réunissant les

partis radical (de Pierre Mendès France)

et socialiste (de Guy Mollet) s’était prononcé

contre une «guerre imbécile et sans

issue », et parce que le chef du nouveau

gouvernement, Guy Mollet, capitula

devant les manifestants « ultras » suivis

par une grande partie de la population

algéroise le 6 février 1956. A partir de là, la

politique algérienne incertaine du nouveau

gouvernement fut contestée à la fois

sur sa gauche, par des intellectuels qui lui

reprochaient d’avoir trahi les principes

républicains, et sur sa droite, par des comploteurs

civils et militaires prêts à tout

pour s’emparer du pouvoir. La situation

politique ne cessa de s’aggraver jusqu’à la

prise du Gouvernement général d’Alger

par la foule algéroise le 13 mai 1958 et à la

formationd’unComité desalutpubliccivil

et militaire par les généraux Massu et

Salan. Durant la crise qui opposa le gouvernement

dela métropoleàl’Algérie française

lors de la seconde quinzaine de mai,

l’extrême gauche et la «nouvelle gauche »

rejetèrent ce qui leur semblait un coup

d’Etat fasciste de type franquiste, mais

la majorité des assemblées se rallia à la

médiation proposée par le général

De Gaulle pour éviter une guerre civile.

Aux yeux de la plupart des Français

d’Algérie, le premier voyage en Algérie du

général De Gaulle sembla d’abord consacrer

l’avenir de l’Algérie définitivement intégrée

dans la France. Mais le discours du

16 septembre 1959, proclamant que l’avenir

de l’Algérie était encore à fixer par l’autodétermination

de ses habitants, et l’écho

favorable qu’il recueillit en métropole ranimèrent

la crainte de l’abandon. Après la

semaine des barricades de janvier 1960,

l’opinion publique métropolitaine bascula

massivement dans l’hostilité à ces Français

d’Algérie qui voulaient prolonger une

guerre n’ayant que trop duré. Les résultats

du référendum du 8 janvier 1961 consacrant

le principe de l’autodétermination

prouvèrent que la grande majorité des

Français d’Algérie avaient voté «non », tandis

qu’en métropole, la victoire du « oui »

était massive, la grande majorité des votes

négatifs exprimant l’opinion d’électeurs de

gauche qui ne croyaient pas le général

DeGaulledésireuxoucapabledemettre fin

à la guerre par un accord avec le FLN.

Quand ces négociations engagées en

février 1961 aboutirent plus d’un an après

aux accords d’Evian, du 18 mars 1962, leur

ratification par le référendum métropolitain

du 8 avril donna une majorité de votes

« oui » encore plus écrasante, le « non »

n’obtenant que 9 % des voix. L’Organisation

armée secrète (OAS), fondée au lendemain

de l’échec du putsch militaire du


© DALMAS/SIPA. © AP PHOTO/HORST FAAS/ SIPA. © AFP.

22 avril 1961 par des militants et des militaires

sortis de la légalité, échoua rapidement

à mettre en échec le cessez-le-feu et

l’application des accords entre la France et

le FLN. L’exode des civils interdit par l’OAS

devint massif et irrésistible après le début

d’une vague d’enlèvements déclenchée

par le FLN après la mi-avril 1962 pour priver

l’OAS de ses soutiens. Ceux qui tentèrent

dereveniren Algérie à l’automne 1962

constatèrent le plus souvent que leur présence

était jugée indésirable. Quant à

ceux, très rares, qui avaient sincèrement

tenté d’être admis comme citoyens algériens

à part entière après l’indépendance,

par attachement inconditionnel à leur

pays natal ou par engagement idéologique

d’extrême gauche, la plupart d’entre eux

durent abandonner la partie après le renversement

de Ben Bella par le colonel Boumediene

(19 juin 1965).

Ceux qui ont vécu l’exode vers la métropole

en ont gardé le souvenir d’un arrachement,

et celui d’un accueil en métropole

manquant souvent de sympathie et de

charité. Même si le gouvernement a rapidement

débloqué les moyens financiers

nécessaires à une rapide réinstallation, ils

ont mal supporté d’être rendus responsables

de leurs malheurs, comme le général

De Gaulle l’avait prétendu pour justifier

son refus de l’indemnisation des biens spoliés,le10juin1964:«L’indemnisation,pourquoi

? La Nation ne leur doit rien (il répète

en haussant le ton). Elle les a laissés s’installer

en Algérie à leurs risques et périls (sic). Ils

en ont tiré suffisamment d’avantages, pendant

suffisamment de temps. Elle a consenti

AVANT L’EXODE Ci-dessus : sur une plage près d’Alger, le 2 avril 1962. Après la signature

des accords d’Evian le 18 mars, l’Organisation armée secrète (OAS) tenta d’empêcher

les départs des pieds-noirs. Mais la vague d’enlèvements déclenchée par le FLN à la mi-avril

pour lutter contre l’OAS entraîna un exode définitif. Page de gauche, en haut : dans les

rues d’Alger, en novembre 1960. Page de gauche, en bas : à Oran, le 30 avril 1960.

suffisamment de sacrifices, pendant huit

ans, pour essayer de les y maintenir. (…) Dès

lors que nous avons mis fin au système colonial,

il n’est pas possible qu’ils en profitent

encore, indéfiniment. »

Si trop d’entre eux ont subi un traumatisme

irréparable, leur revanche fut la

brillante réussite d’un grand nombre de

leurs enfants dont René Mayer a publié un

inventaire. Et le plus illustre d’entre eux,

l’écrivain et dramaturge Albert Camus, Prix

Nobel de littérature en 1957 et mort en

1960, avait été placé par son ami algérien

Mouloud Feraoun au rang des trois plus

illustres intellectuels de l’Afrique du Nord,

avec saint Augustin et Ibn Khaldoun.

Il reste à répondre à la question : pourquoi

sont-ils appelés « pieds-noirs » ? Une

réponsedéfinitiveaétéapportéeparleslecteurs

de la revue L’Algérianiste. Il s’agissait à

l’origine du nom d’une bande de jeunes qui

avaient violemment manifesté contre les

attentats terroristes de 1952-1953 dans le

quartier de Maarif à Casablanca. Ce nom

fut repris dans la presse et rapidement

étendu aux Français d’Algérie dans les

années 1954 à 1962. Quand ils arrivèrent en

France, ils avaient été précédés par ce nom

que la plupart ignoraient jusque-là. Le nom

de « pieds-noirs » arriva donc au bon

moment, pour exprimer l’identité collective

d’un peuple doublement minoritaire,

qui se sentait menacé d’un choix tragique

entre « la valise et le cercueil ». Mais aussi

pour faciliter le relâchement des liens de

solidarité entre les Français de France et des

compatriotes de plus en plus embarrassants,

en les faisant passer pour une peuplade

étrange aux origines incertaines. En

tout cas, le symbole convenait très bien

à une communauté de déracinés qui

auraient voulu pouvoir emporter leur

patrie à la semelle de leurs souliers.2

Professeur émérite d’histoire contemporaine

à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, Guy Pervillé

est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire

de l’Algérie coloniale et sur la guerre d’Algérie.

À LIRE de Guy Pervillé

Histoire

iconoclaste de la

guerre d’Algérie

et de sa mémoire,

Vendémiaire,

672 pages, 26 €.

Les Accords

d’Evian (1962),

Armand Colin,

288 pages,

29,40 €.

85

h


D ICTIONNAIRE DES PERSONNAGES

Par Guillaume Zeller

Des

hommes

tourmente

dansla

Hommes politiques et militaires,

partisans de l’Algérie française

et dirigeants du FLN, ils sont

les protagonistes de la fin de cette

« guerre sans nom » qui aboutit

à l’indépendance.

CHARLES DE GAULLE

(LILLE, 1890-COLOMBEY-LES-DEUX-ÉGLISES, 1970)

A deux reprises, en juin 1943 et en mai 1958, l’Algérie est le tremplin duquel

s’élance le général De Gaulle pour accomplir ses desseins politiques. La première

fois, en plein conflit mondial, il y fonde avec Giraud le Comité français de libération

nationale (CFLN), dont il va prendre la tête. La seconde fois, il y fait canaliser à son avantage

les manifestants algérois pour s’imposer comme recours naturel d’un pays englué dans

la crise politique. Toute la première partie de son itinéraire le tient pourtant éloigné de l’Afrique

du Nord. Né dans une famille de juristes, fantassin, formé à Saint-Cyr (promotion de Fès,

1909-1912), influencé par Barrès et Péguy, il est marqué par sa détention en Allemagne, après

sa capture à Douaumont en mars 1916. Durant l’entre-deux-guerres – période marquée

par sa proximité avec le maréchal Pétain – les problématiques continentales sont au cœur de

ses préoccupations, comme le révèlent les thèmes de son ouvrage Vers l’armée de métier (1934),

dans lequel il propose une audacieuse doctrine d’emploi des blindés. La débâcle de 1940

bouleverse tous les référents. Charles De Gaulle pressent le rôle capital que peuvent jouer les

possessions coloniales contre l’Axe, comme en témoigne l’appel du 18 Juin («la France n’est

pas seule ! (…) Elle a un vaste empire derrière elle »). De fait, de nombreux territoires ultramarins

rejoignent la France libre. En contrepartie, dès la conférence de Brazzaville de janvier 1944,

il laisse entrevoir aux peuples concernés la possibilité à terme de «participer chez eux à la gestion

de leurs propres affaires ». Cette perspective se concrétise après son retour au pouvoir en

mai 1958, à l’issue de la traversée du désert qui a suivi la Libération. La plupart des Etats africains

décident en effet de quitter la Communauté française au cours de l’année 1960. L’Algérie est

un cas à part. Après avoir déclaré qu’elle était «organiquement une terre française, aujourd’hui

et pour toujours », à Oran en juin 1958, il promeut une «Algérie algérienne » deux ans plus

tard, lors de son allocution du 14 juin 1960. Après l’indépendance, profitant de la dynamique

des Trente Glorieuses, Charles De Gaulle dirige un pays prospère, mais il ne prend pas la mesure

des changements qui travaillent la société et conduisent à Mai 68. Démissionnaire après

l’échec du référendum de 1969, il s’éteint dans sa propriété de La Boisserie en novembre 1970.


ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.

LOUIS JOXE (BOURG-LA-REINE, 1901-PARIS, 1991)

Lorsqu’il prend la tête de la délégation française chargée de négocier les accords d’Evian,

Louis Joxe a derrière lui une très solide expérience de la diplomatie. Né d’un père breton et d’une

mère alsacienne, il fait ses études à la Sorbonne et obtient son agrégation d’histoire et de géographie.

Professeur au lycée de Metz, il collabore à la revue L’Europe nouvelle puis rejoint en 1932 le cabinet

de Pierre Cot, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. En 1933, il est membre de la délégation

française à la SDN à la conférence pour la réduction et la limitation des armements. Il rejoint

ensuite l’agence Havas-informations. Révoqué par Vichy en 1940, il gagne l’Afrique du Nord. En 1943,

le général De Gaulle et le général Giraud lui confient le poste de secrétaire général du Comité

français de libération nationale. Après la Libération, il reprend sa carrière diplomatique et, en pleine

guerre froide, se voit successivement confier deux ambassades stratégiques : Moscou et Bonn.

Appelé au gouvernement en juillet 1959, il reçoit l’année suivante le portefeuille des Affaires

algériennes. C’est à ce titre qu’il conclut le 18 mars 1962 un cessez-le-feu avec les représentants

du GPRA. Censés déboucher sur la fin des violences en Algérie, assurer la sécurité et l’avenir

des Européens, ou encore garantir à la France des positions stratégiques dans la région, les accords

d’Evian seront vite bafoués. Le rôle de Louis Joxe dans la tragédie des harkis lui vaudra les plus vives

critiques, en particulier sur la base de cette phrase extraite d’un télégramme daté du 12 mai 1962 :

«Les supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan général de rapatriement seront en principe

renvoyés en Algérie (…). Je n’ignore pas que ce renvoi peut être interprété par les propagandistes

de la sédition comme un refus d’assurer l’avenir de ceux qui nous sont demeurés fidèles. Il conviendra

donc d’éviter de donner la moindre publicité à cette mesure. » Après l’indépendance algérienne,

il glane les fonctions les plus prestigieuses : ministre à plusieurs reprises, député, membre du Conseil

constitutionnel et de l’Académie des sciences morales et politiques.

87

h

ROBERT BOULIN

(VILLANDRAUT, 1920-SAINT-LÉGER-EN-YVELINES, 1979)

Le nom de Robert Boulin reste associé à sa mort mystérieuse sur les rives

de l’étang Rompu, au cœur de la forêt de Rambouillet. La thèse d’un suicide,

initialement évoquée, a laissé place à de nombreuses hypothèses, dont celle

d’un assassinat politique. Aujourd’hui encore, «l’affaire Boulin » est l’objet

d’une information judiciaire, ouverte en 2015 à la demande de sa fille Fabienne.

Cet épisode tend à reléguer au second plan le parcours de cet homme qui joua

un rôle clé dans la gestion de la fin de l’Algérie française. Engagé très tôt dans

la Résistance, il rejoint le réseau Navarre en 1941, alors qu’il est étudiant en droit.

Inscrit au barreau de Libourne en 1946, il adhère au RPF l’année suivante. Lors des

élections législatives de 1958, il est élu député UNR de la Gironde, puis maire de

Libourne à l’issue des municipales de 1959. Robert Boulin décroche son premier

portefeuille ministériel en août 1961 comme secrétaire d’Etat aux Rapatriés

dans les cabinets Debré puis Pompidou. Il s’efforce alors de préparer un dispositif

législatif pour faciliter l’accueil des Français d’Algérie en partant du présupposé

qu’une large partie d’entre eux pourraient rester sur place dans le cadre d’accords

qui restaient à négocier. La «loi Boulin » est promulguée le 26 décembre 1961.

Très vite, elle se révèle inadaptée aux circonstances et à l’exode des pieds-noirs

devenu inévitable. En dépit d’une formulation malencontreuse qui demeurera –

il avait qualifié les rapatriés de «vacanciers » en mai 1962 –, Robert Boulin restera

aux yeux de beaucoup, y compris chez les opposants à la politique gaullienne,

comme un «homme de bonne volonté qui employait toute son énergie à faire tout

ce qui était humainement possible », comme le notera l’historien Guy Pervillé.

Après l’épisode algérien, il occupera de nombreux postes ministériels importants

jusqu’à sa fin tragique dix-sept ans plus tard.


RAOUL SALAN (ROQUECOURBE, 1899-PARIS, 1984)

Le «militaire le plus décoré de France ». C’est par cette périphrase que l’on

désigne souvent le général Salan dont la carrière commence à Saint-Cyr en 1917

et sur les champs de bataille du secteur de Verdun en 1918. Après la guerre,

il sert en Allemagne, au Levant (où il est grièvement blessé) et surtout en

Indochine où il se fait affecter en 1924. A l’exception de courts intermèdes,

il ne la quittera plus jusqu’en 1937. Il rejoint alors le ministère des Colonies

et son service de renseignement intercolonial, en lien étroit avec Georges

Mandel, titulaire du portefeuille. A la tête d’un bataillon de tirailleurs

sénégalais, il se bat courageusement durant les combats de 1940. Replié

à Vichy, il est affecté en Afrique occidentale en 1942. Nommé colonel,

il gagne Alger à l’été 1943. A la tête du 6 e régiment de tirailleurs sénégalais,

il joue un rôle majeur dans la libération de Toulon en août 1944, participe

aux combats d’Alsace, puis décroche ses étoiles de général. L’Allemagne

à peine vaincue, il retourne en Indochine avec Leclerc. Initialement

proche de Hô Chi Minh et de Giap, après l’échec de la

conférence de Fontainebleau (1946), il combat sans merci le

Viêt-minh. Au plus haut niveau, le général Salan est l’artisan

de faits d’armes majeurs (batailles de Vinh Yen et Nghia Lo

en 1951, défense de Na San en 1952…). Après Diên Biên

Phu, il est l’adjoint du général Ely en Indochine jusqu’en

octobre 1954. C’est lui qui dirige la «rétractation » des forces dans le

delta du fleuve Rouge

et l’évacuation de Hanoï. De retour en métropole, il y reste deux ans avant de prendre le commandement

des forces en Algérie à la fin de l’année 1956. Peu après sa prise de fonction, réputé «bradeur de l’Indochine »,

il échappe à un attentat au bazooka perpétré par les «ultras ». Artisan majeur du retour au pouvoir du général

De Gaulle en mai 1958, il est vite écarté des responsabilités et quitte le service actif en juin 1960. En octobre

de la même année, il affiche son refus d’abandonner l’Algérie française et part en exil en Espagne. Il est de retour

à Alger pour le putsch d’avril 1961 et prend la direction de l’OAS après son échec. Il est arrêté le 20 avril 1962 et

échappe de justesse à la condamnation à mort. Détenu à la prison de Tulle, il en est le dernier libéré en juin 1968.

EDMOND JOUHAUD (BOU-SFER, 1905-ROYAN, 1995)

«Ma famille est originaire d’Algérie. Je suis le cadet. (…) actuellement, dans les cimetières d’Oran, d’Aïn-

Turk et de Bou-Sfer, reposent mes grands-parents, mes parents, deux frères, deux sœurs et déjà une nièce.

Ces quelques mètres carrés que je possède dans les cimetières d’Algérie, c’est le seul patrimoine que

je possède sur ma terre natale. Ce que j’ai défendu et ce que je défends, ce sont d’abord des mètres carrés

de cimetières. » Cette déclaration du général Jouhaud devant le Haut Tribunal militaire, le 11 avril 1962,

explique les raisons viscérales qui l’ont conduit à se joindre à la révolte des généraux un an auparavant.

Rien dans le parcours de cet homme n’annonçait pourtant un tropisme quelconque pour les

pronunciamientos. Saint-Cyrien (promotion du Rif, 1924-1926), breveté pilote en 1928, il est tout

d’abord affecté en Afrique occidentale. Echappant aux Allemands en juin 1940, il parvient à gagner

l’Algérie et s’engage dans la Résistance à l’occasion de son affectation en métropole en 1942 : après

avoir tenté plusieurs fois de gagner l’Angleterre, il rejoint l’Organisation de résistance de l’armée (ORA)

dans le Bordelais, et devient chef d’état-major FFI de la région. Nommé général de brigade en 1949,

puis de division en 1954, il est marqué par l’abandon des populations tonkinoises après le drame

de Diên Biên Phu, alors qu’il vient d’être nommé commandant de l’air en Extrême-Orient. Il enchaîne

ensuite les plus hautes fonctions militaires : major général de l’armée de l’air (1955), commandant

la 5 e région aérienne, qui comprend l’Algérie (1957), chef d’état-major de l’armée de l’air (1958) puis

inspecteur général de l’armée de l’air (1960). A ce dernier poste, il est tenu à dessein à l’écart

de l’Algérie. Après l’échec du putsch d’Alger, il entre en clandestinité et prend la tête de l’OAS à Oran.

Arrêté le 25 mars 1962, condamné à mort le 13 avril suivant, il passe deux cent vingt-neuf jours

à attendre son exécution. Sa peine est commuée en détention criminelle à perpétuité et il est incarcéré

à la prison de Tulle, d’où il sera libéré en 1967.


GEORGES BIDAULT (MOULINS, 1899-CAMBO-LES-BAINS, 1983)

Avec le colonel Roger Ceccaldi, le colonel Pierre Chateau-Jobert et Horace Savelli, Georges Bidault

est l’un des quatre Compagnons de la Libération à avoir fait le choix de l’illégalité pour s’opposer

à la politique algérienne du général De Gaulle. Cet agrégé d’histoire – il est reçu premier en 1925,

la même année que Louis Joxe – est l’une des figures les plus prestigieuses des partisans de l’Algérie

française. Professeur à Valenciennes, à Reims puis à Paris durant l’entre-deux-guerres, il s’engage

au sein de l’Association catholique de la jeunesse française et collabore au journal L’Aube, organe

majeur de la démocratie chrétienne, dont il devient rédacteur en chef. Engagé volontaire en 1940,

fait prisonnier, il est libéré, s’établit à Lyon et rejoint le mouvement Combat. En septembre 1943,

il succède à Jean Moulin à la tête du Conseil national de la Résistance. Le 26 août 1944, il descend les

Champs-Elysées aux côtés du général De Gaulle dans Paris à peine libéré. De juin à décembre 1946,

il préside le GPRF. Membre fondateur du Mouvement républicain populaire (MRP), Georges Bidault

est un acteur essentiel de la vie politique sous la IV e République, à Matignon et au Quai d’Orsay

en particulier. Rallié dès le 14 mai 1958 au général De Gaulle, il n’accepte pas l’inflexion de sa politique

algérienne. Dès 1959, il prend la direction du Rassemblement pour l’Algérie française (RAF) puis,

en juin 1960, il est avec Jacques Soustelle l’un des animateurs du Comité de Vincennes. En mars 1962,

il passe dans la clandestinité. A Rome, avec Antoine Argoud, Pierre Sergent et Jacques Soustelle,

il fonde un nouveau «Conseil national de la Résistance », également connu sous l’acronyme OAS-

CNR, dont il prend la présidence, adoubé par le général Salan qui a été arrêté en avril. Ce mouvement

se révèle peu efficace et s’étiole. Georges Bidault finit par quitter l’Europe et s’exile au Brésil.

Il ne reviendra en France qu’en juin 1968. Quinze ans plus tard, à l’issue de ses obsèques aux Invalides,

il recevra les honneurs militaires réservés aux chefs d’Etat.

ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.

PIERRE SERGENT (SÈVRES, 1926-PERPIGNAN, 1992)

Prototype du «centurion » décrit par Jean Lartéguy, Pierre Sergent est issu d’un milieu aisé. Lycéen à Paris sous l’Occupation, il s’indigne

très tôt du statut des Juifs qui touche plusieurs de ses camarades et s’engage dans la Résistance, au corps franc Liberté. En 1944, au cours

des combats de la Libération, on le retrouve dans le maquis de Sologne où les Allemands portent des coups très durs à son groupe.

Après la victoire, il décide de préparer Saint-Cyr dont il sort en 1949 (promotion Rhin et Danube). Il choisit la Légion et se retrouve

en Algérie où il ronge son frein, attendant avec impatience de rejoindre l’Indochine. Il doit attendre avril 1952 pour parvenir à ses fins.

Affecté au 1 er bataillon étranger de parachutistes, il participe dès le mois de juillet aux affrontements les plus durs, dont la défense

du camp retranché de Na San à l’automne. Grièvement blessé dans une embuscade en mai 1953, il est évacué en métropole. Pendant

sa convalescence, il apprend avec amertume la chute de Diên Biên Phu et la

destruction quasi complète

de son unité. De retour en Algérie en 1954, il est affecté à la 1 re compagnie

saharienne portée de Légion

étrangère avec laquelle il arpente l’immensité du Sahara. Au bout de deux années,

il prend le commandement

d’une compagnie du 1 er régiment étranger de parachutistes. La situation en

Algérie l’inquiète, mais

les événements du 13 mai 1958 lui redonnent espoir. Espoir fugace. Il est

muté en métropole.

En avril 1961, il rejoint clandestinement l’Algérie pour

participer au putsch.

Après l’échec, il prend la tête de l’OAS-Métro

(métropolitaine)

et participe à la création du CNR. Condamné à mort par

contumace, il demeure

en exil tout en effectuant de fréquents séjours

clandestins en France.

Amnistié à l’été 1968, il publie de nombreux livres

(dont Je ne regrette

rien en 1972) et entame une carrière politique,

d’abord au Centre

national des indépendants et paysans (CNIP)

puis au Front

national dont il est élu député en 1986. «Vous

avez été un de nos

amis parmi les plus exceptionnels, parmi les plus valeureux »,

dira de lui Hélie Denoix de Saint Marc lors de

ses obsèques.

89

h


EN COUVERTURE

90

h

ANTOINE ARGOUD (DARNEY, 1914-ÉPINAL, 2004)

Ce polytechnicien (X-1934) fait partie des officiers les plus brillants

de sa génération. Ayant fait le choix de l’arme blindée-cavalerie

à sa sortie d’école, il est surpris par la défaite de 1940 –

un véritable traumatisme – alors qu’il est en poste à Rabat,

au Maroc. Après le débarquement de novembre 1942

en Afrique du Nord, il participe aux combats de Tunisie

au sein du 3 e régiment de chasseurs d’Afrique, avant

d’intégrer avec son unité la 1 re DB, rattachée à la 1 re armée,

avec laquelle il prend part aux combats des Vosges,

d’Alsace et d’Allemagne. A l’issue du conflit, il passe

par l’Ecole de guerre avant de rejoindre l’état-major

du général de Lattre de Tassigny de 1947 à 1950. Cette

expérience, écrira-t-il, fut «une des chances de [s]a

vie ». Il participe ensuite à la conception de la brigade

«Javelot », une unité blindée ultramoderne capable

d’agir dans le cadre d’un conflit de type nucléaire

en totale autonomie sur de très longues distances.

La qualité de son travail le conduit à intégrer en 1954

l’état-major particulier de Jacques Chevallier, secrétaire

d’Etat à la Guerre. Désireux de servir sur le terrain, il

brigue le commandement du 3 e RCA, avec lequel il part

en Algérie au printemps 1956. Au cours de ce premier

séjour, il impose des techniques radicales de pacification-répression et n’hésite pas à exposer

sur la place publique, pendant de longues heures, les cadavres des fellaghas abattus. Après

un passage par l’Allemagne, le colonel Argoud revient en Algérie en janvier 1959, comme chef

d’état-major du général Massu. Muté en métropole après les «barricades », il obtient un congé

de longue durée au cours duquel il multiplie les contacts avec les adversaires de la politique

algérienne du général De Gaulle. Après l’échec du putsch, auquel il prend une part active, il se

réfugie en Espagne puis retrouve Bidault, Sergent et Soustelle à Rome avec qui il fonde le CNR.

Enlevé en février 1963 par des «barbouzes » à Munich, il est jugé et condamné à la détention

criminelle à perpétuité. Libéré en 1968, il exerce par la suite la profession d’expert graphologue.

JEAN-MARIE BASTIEN-THIRY (LUNÉVILLE, 1927-IVRY, 1963)

11 mars 1963. 6 h 42. Le colonel Bastien-Thiry gît au pied du poteau d’exécution qui se dresse

dans l’enceinte du fort d’Ivry. Vêtu d’un manteau d’aviateur bleu, sans bandeau, un chapelet entrelacé

dans les mains, il vient d’être exécuté, une semaine après sa condamnation à mort par la Cour

militaire de justice. L’attentat du Petit-Clamart, perpétré le 22 août 1962 contre le général De Gaulle,

n’a pas fait de victime. Le chef de l’Etat a cependant refusé de gracier le chef du commando, ne lui

pardonnant pas – racontera le général de Boissieu, présent dans la DS présidentielle – d’avoir mis en

danger la vie de son épouse, Yvonne. Même si des controverses ultérieures tenteront d’expliquer

que Jean-Marie Bastien-Thiry avait seulement projeté d’enlever sa cible, les propos que tint ce dernier

à la barre ne souffrent guère d’ambiguïté. «C’est à partir de la constatation selon laquelle le général

De Gaulle est coupable des crimes de forfaiture, de haute trahison et de complicité de génocide, que nous

avons agi conformément aux possibilités que donne la loi », déclara-t-il avant de se comparer à Claus

von Stauffenberg, l’auteur de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler. Comparaison osée, même s’il

existe plusieurs points communs entre les deux hommes, fusillés, l’un à 35 ans (Bastien-Thiry), l’autre

à 36 ans (Stauffenberg), tous deux catholiques fervents et conservateurs. Orphelin de mère à l’âge

de 2 ans, Jean-Marie Bastien-Thiry grandit en Lorraine. A 18 ans, il intègre le lycée Sainte-Geneviève

à Versailles et réussit le concours d’entrée à l’Ecole polytechnique. Il en sort en 1950 et choisit Supaéro

comme école d’application. Rapidement, ses travaux sur les missiles sol-sol SS.10 et SS.11 sont

remarqués et il devient l’un des ingénieurs de l’air les plus prometteurs de son époque, destiné à une

carrière brillante. L’abandon de l’Algérie française lui est insupportable et le conduit à ourdir l’attentat

du Petit-Clamart. «Cette fois-ci, c’était tangent », dira le général De Gaulle quelques minutes après.


FERHAT ABBAS (BOUAFROUNE, 1899-ALGER, 1985)

Né dans la région de Djidjelli, fils d’un caïd aisé, Ferhat Abbas fait de solides études à Alger, ouvre

une pharmacie à Sétif et épouse une fille d’Alsaciens. Le profil parfait pour devenir un emblème de

l’assimilation réussie… Bien au contraire, il va devenir le défenseur résolu de l’identité arabo-islamique

à partir des années 1930. En 1936, dans l’hebdomadaire L’Entente, il écrit pourtant un passage qui lui

sera longtemps reproché par les indépendantistes : «je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce

que cette patrie n’existe pas. (…) J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts ; j’ai visité

les cimetières ; personne ne m’en a parlé. (…) On ne bâtit pas sur du vent. Nous avons donc écarté une fois

pour toutes les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française dans

ce pays ». Pour autant, Ferhat Abbas milite avec acharnement pour l’émancipation des musulmans.

En témoigne son «Manifeste du peuple algérien » de 1943, qui réclame un statut unique pour tous les

habitants d’Algérie, ainsi qu’une nouvelle Constitution. Au lendemain des émeutes de Sétif, soupçonné

d’avoir fomenté le mouvement, il est arrêté plusieurs mois. Il fonde en 1946 l’Union démocratique

du manifeste algérien (UDMA) qui envoie plusieurs députés au Parlement. Ses propositions de réforme

se heurtent à un mur du côté français. Face à cette inertie, les partisans de l’action s’échauffent,

en particulier dans les rangs du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD)

rival. Ferhat Abbas s’efforce de demeurer sur une ligne de crête, mais en 1953, désabusé, il aurait déclaré

au maréchal Juin : «Il n’y a plus que les mitraillettes… » Il franchit le Rubicon en 1956 et rejoint le FLN.

En 1958, il est le premier président du GPRA et oppose un refus tranché à l’offre de «paix des braves »

du général De Gaulle. S’il fait le choix de Ben Bella et Boumediene en 1962, il dénonce vite la mise

en place d’un parti unique. Emprisonné au Sahara, il est libéré en 1965 et se retire de la politique active,

tout en continuant à prendre position en faveur de la démocratisation du régime.

91

h

ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.

AHMED BEN BELLA (MAGHNIA, 1916-ALGER, 2012)

Alors qu’il fut détenu en métropole par les autorités françaises de 1956 à 1962, et donc

privé de la possibilité d’agir pendant la majeure partie de la guerre d’Algérie, Ahmed Ben Bella

demeure presque paradoxalement la figure la plus emblématique des indépendantistes

algériens de ce côté-ci de la Méditerranée. Issu d’un milieu modeste d’origine marocaine

et berbère, il fait partie des enfants «indigènes » privilégiés qui peuvent accéder

à la scolarisation. Intelligent et sportif, il atteint le niveau du brevet et se signale

par son talent au football. Appelé sous les drapeaux, nommé sergent, il participe

à la défense antiaérienne de Marseille en 1940. Rappelé en 1943, il sert au 5 e régiment

de tirailleurs marocains, en première ligne durant la campagne d’Italie, en particulier lors de la

bataille de Monte Cassino. Il se distingue alors par sa bravoure, récompensée par la médaille

militaire et quatre citations. La répression des émeutes de Sétif et Guelma, le 8 mai 1945, est

le catalyseur de son engagement militant. Il rejoint le Mouvement pour le triomphe des libertés

démocratiques (MTLD) de Messali Hadj en 1946 puis passe rapidement de l’action politique

à l’action armée au sein de l’Organisation spéciale (OS). Arrêté en mai 1950, il parvient à s’évader

en mars 1952 et gagne Le Caire d’où il contribue à la préparation de la Toussaint rouge de 1954

et s’impose comme l’une des figures incontournables du FLN extérieur. En octobre 1956,

l’appareil qui l’emmenait du Maroc vers la Tunisie est intercepté par l’aviation française.

Cet événement est l’occasion d’une forte médiatisation qui contribue à bâtir sa légende. Libéré

le 20 mars 1962, il fait alliance avec les militaires de Houari Boumediene et du «clan d’Oujda »

contre les «politiques » du GPRA, établis à Alger, qui finissent par perdre le bras de fer

en septembre 1962. Un an plus tard, il devient le premier président de la République algérienne

démocratique et populaire, mais il est renversé par un coup d’Etat fomenté par Boumediene

en juin 1965. Ben Bella retourne en prison, pour quatorze ans cette fois-ci, avant de partir en exil

après sa libération. Il ne reviendra à Alger qu’en 1990.


EN COUVERTURE

BELKACEM KRIM (AÏT YAHIA MOUSSA, 1922-FRANCFORT, 1970)

Sur les photos prises lors des accords d’Evian, Belkacem Krim, qui dirige la délégation

du FLN, est un homme d’apparence anodine. De petite taille, rond, le crâne dégarni : rien

ne laisse déceler le combattant irréductible qu’il est depuis des années, ce qui lui a valu

le surnom de «lion du djebel ». Titulaire d’un certificat d’études obtenu à l’école d’Alger,

il effectue un court passage par les chantiers de jeunesse durant la Seconde Guerre

mondiale puis rejoint le 1 er régiment de tirailleurs algériens où il sert comme caporal-chef

jusqu’à la démobilisation. En 1947, il milite au PPA-MTLD avant de prendre le maquis

kabyle. A deux reprises, il est condamné à mort par contumace pour les actions violentes

qu’il conduit à l’époque. Juste avant l’insurrection de novembre 1954, il rompt avec

Messali Hadj et intègre la direction du FLN intérieur. Chef de la wilaya III (Kabylie),

il entreprend de réduire les oppositions internes – sans hésiter à ordonner d’impitoyables

massacres – avant d’intensifier l’action armée contre les forces françaises dont il devient

l’un des plus redoutables adversaires. En août 1956, il accueille le congrès de la Soummam

qui débouche sur la création du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA),

une étape majeure dans la structuration de la rébellion. Belkacem Krim participe ensuite

à l’organisation de la Zone autonome d’Alger (ZAA) en vue de la grande vague terroriste

de 1957. Appelé à des fonctions plus politiques, il devient en 1958 vice-président du GPRA

et, avec Lakhdar Bentobbal et Abdelhafid Boussouf, il forme le triumvirat, les «trois B »,

qui dirige de fait la révolution. Après la signature des accords d’Evian et l’indépendance,

il doit céder face au binôme Boumediene-Ben Bella. Il entre dans l’opposition et finit

par partir en exil. Condamné à mort par contumace par la cour révolutionnaire d’Oran

en 1969, il est retrouvé étranglé avec sa cravate dans une chambre d’un hôtel de Francfort,

probablement liquidé par les services secrets de Boumediene.

92

h

HOUARI BOUMEDIENE (AÏN HASSAINIA, 1932-ALGER, 1978)

«Un loup maigre au regard fuyant, sanglé dans un trench-coat d’agent secret, mi-traqué, mi-chasseur,

verrouillé dans un mutisme agressif coupé d’explosions. Un personnage marginal et corrosif, tout en mèches,

en angles, en méplats, un archétype de la révolte et du refus. » Le portrait que dressait Jean Lacouture

de Houari Boumediene dans Le Monde, en 1978, laisse percevoir la complexité et la dimension presque

inquiétante du personnage, de son vrai nom Mohammed Boukharouba. A l’âge de 13 ans, il est marqué par

la répression conduite par les forces françaises dans le Constantinois. «Ce jour-là, j’ai vieilli prématurément.

L’adolescent que j’étais est devenu un homme », dira-t-il. Formé à l’école primaire et à l’école coranique,

il se destine à l’enseignement et part étudier à Tunis puis au Caire. La guerre d’Algérie éclate. Après une

phase d’entraînement militaire en Egypte, il rejoint l’Oranie et la wilaya V, dirigée par Abdelhafid Boussouf

à qui il succède en 1957. C’est à cette époque qu’il s’emploie à organiser le «clan d’Oujda », base arrière

majeure de l’ALN située au Maroc, à proximité immédiate de la frontière avec l’Algérie. Il en fera le tremplin

de son ascension politique dans la rivalité qui va rapidement l’opposer au GPRA «de l’intérieur ». Dès

l’indépendance acquise, il n’a plus qu’un objectif : prendre le pouvoir à Alger. Et l’on dit parfois qu’il ne serait

pas étranger au massacre d’Oran du 5 juillet 1962, secrètement fomenté pour démontrer l’incapacité

du GPRA à assurer le maintien de l’ordre. Le 9 septembre 1962, à la tête de l’armée des frontières, il entre

dans Alger. Trois ans plus tard, il renverse Ben Bella et s’empare du pouvoir à la tête duquel il restera jusqu’à

sa mort. Dirigeant l’Algérie d’une main de fer – il semble sincèrement hermétique à la quête de popularité

ou d’admiration –, il parachève l’éradication des derniers signes de la présence française (évacuation

de la base de Mers el-Kébir en 1968, nationalisation des hydrocarbures de Hassi Messaoud en 1971), impose

une approche socialiste de l’économie et s’impose dans le concert des leaders influents du tiers-monde.


93

h

ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.

De son vrai nom Mohamed Zamoum, Si Salah est le fils

d’un instituteur. Secrétaire de mairie dans un village de Kabylie,

il rejoint les rangs de l’Organisation spéciale du MTLD pour

laquelle il détourne des cachets et tampons, ce qui le conduit en

prison en 1953. Libéré, il participe à la Toussaint rouge. Après trois

ans de clandestinité, il est appelé à rejoindre l’ALN extérieure

au Maroc, puis il est nommé en mai 1959 à la tête de la wilaya IV

qui s’étend de la Kabylie à l’Ouarsenis peu après les purges

sanglantes consécutives à la «Bleuite ». Malgré ce coup sévère,

le commandement militaire français continue de porter

la plus grande attention à cette zone stratégique que vient

balayer l’opération «Courroie » dans le cadre du plan Challe

au printemps 1959. Les hommes de Si Salah sont éreintés

par ces coups de boutoir. Leur moral est au plus bas. Ils se sentent

abandonnés de tous, en particulier de l’ALN extérieure qui

ne les approvisionne plus et dont Si Salah en personne a eu un

aperçu des dissensions. L’idée de saisir l’offre de «paix des braves »,

proposée par le général De Gaulle en octobre 1958, cristallise

dans son esprit. A l’issue d’une série de contacts ultrasecrets,

un rendez-vous est organisé à l’Elysée. Les perspectives sont,

il faut le dire, colossales, puisque, outre la wilaya IV, Si Salah est en

mesure d’entraîner dans sa démarche la wilaya III. Le 10 juin 1960

au soir, accompagné de ses adjoints Si Lakhdar et Si Mohammed,

SI SALAH (AÏN TAYA, 1928-M’CHEDALLAH, 1961)

il rencontre le président de la République dans son bureau.

Le général De Gaulle les écoute avec attention, leur explique qu’il

veut continuer parallèlement à négocier avec le GPRA et les

raccompagne sans leur serrer la main. La proposition de Si Salah

restera finalement lettre morte. Le GPRA est même averti des

tractations en cours par le garde des Sceaux, Edmond Michelet,

ce qui conduit à des purges sévères. Le 20 juillet 1961, sur

le chemin de la Tunisie où il a été convoqué, Si Salah est abattu

dans une mystérieuse embuscade sur laquelle pèsent encore

des interrogations nombreuses.

À LIRE de Guillaume Zeller

Oran,

5 juillet 1962.

Un massacre oublié

Tallandier

« Texto »

224 pages

8,50 €


ÉPIS DE BLÉ

Pour les partisans

de l’Algérie française,

tout l’enjeu consiste

à rappeler que les

destins de l’Algérie et

de la France sont liés.

Ce thème de l’unité

de la nation sera repris

en des termes vifs par

l’Union pour le salut

et le renouveau

de l’Algérie française

(USRAF) (page de

droite, en haut, 1957),

groupe fondé

par Georges Bidault

et Jacques Soustelle

en 1956, prônant

l’intégration des

musulmans dans

la République française

et qui soutiendra

activement le retour

au pouvoir du

général De Gaulle

pour accomplir

ce programme.

Ci-contre : affiche

de propagande pour

l’Algérie française

imprimée à Alger

en 1958. Page de droite,

en bas : couverture

du disque audio

de l’allocution

présidentielle du

20 décembre 1960,

au cours de laquelle

De Gaulle appelle les

Français à voter «un

“oui” franc et massif »

au référendum de

janvier 1961, qui met

en jeu le principe

d’autodétermination

des Algériens.


P ORTFOLIO

La

guerre

desimages

Tout au long de la guerre

d’Algérie, les différents camps

s’affrontèrent à coup d’affiches

de propagande. L’objectif ?

Gagner la bataille des esprits.

© COLLECTION IM/KHARBINE-TAPABOR. © GRANGER/BRIDGEMAN IMAGES. © COLLECTION GREGOIRE/BRIDGEMAN IMAGES.

Dans les années 1950, les affiches, bien que déjà concurrencées

par les médias audiovisuels, demeurent des outils de propagande

efficaces. Le Parti communiste français et le gouvernement

s’affrontent dans une guerre des images où fleurissent, ici, les

allusions à la paix, là, les appels à la fermeté. Ainsi les communistes

appellent-ils à la négociation avec les rebelles algériens à grand renfort

d’affiches doucereuses peuplées de colombes immaculées, où

des mains brunes et blanches se rencontrent dans un élan de fraternité.

Les images officielles, quant à elles, s’inscrivent dans la droite

ligne de la position gouvernementale lors du déclenchement de la

guerre en 1954 : «L’Algérie c’est la France. » (François Mitterrand). Le

combat des jeunes appelés est dès lors magnifié comme un combat

pour la défense de la patrie elle-même : « Plus d’Algérie française…

Plus de France ! » (ci-dessus). L’œuvre coloniale de la France est pour

sa part exaltée à travers des affiches représentant de grandes plaines

côtières, où s’étendent à perte de vue des champs de blé et où s’activent

des tracteurs rutilants sous le regard bienveillant des colons.

L’irruption du général De Gaulle au pouvoir en 1958 insuffle un

nouvel espoir dans les rangs des partisans de l’Algérie française,

désillusionnés par les hésitations d’une IV e République chétive et

peureuse. L’homme du 18 Juin, qui ne s’est en réalité jamais livré sur

ses intentions réelles, apparaît à leurs yeux comme cet « homme

fort » capable de changer le cours des événements. Ils sont loin de

s’imaginerquel’ancienchefdelaFrancelibre,aumomentmêmeoù

il prend la barre et communie les bras levés avec une foule d’Algérois

en liesse, est déjà résolu, selon ses propres mots, à « replier nos

drapeaux » et à dégager son pays « des astreintes, désormais sans

contrepartie, que lui imposait son empire ».

Lediscoursdu16septembre1959annoncefinalementlacouleur:

les Algériens doivent décider de leur propre destin et construire une

Algérie nouvelle, appuyée sur l’aide de la France et étroitement unie

à elle. Le référendum annoncé pour le 8 janvier 1961 doit permettre

au général d’obtenir le soutien explicite de l’opinion publique sur

cette question. Le 20 décembre 1960, il appelle ainsi officiellement

les Français à voter «oui à la France et à l’Algérie », dont on prévoit

qu’elles resteront, après l’indépendance, étroitement associées (cidessous,

couverture du disque audio du discours). La rupture avec

lespieds-noirsestdéfinitive.Enfévrier1961,unepoignéed’activistes

fondent l’Organisation armée secrète (OAS) autour du général

Salan. Ils s’engageront de plain-pied dans la guerre des images –

notamment par la production d’affiches sérigraphiées appelant les

citoyens à prendre les armes (voir page 96) –, furieux d’avoir été

dupés par celui que le général Challe appellera «le plus grand prestidigitateur

(…) de l’histoire de France des cinq derniers siècles ».

95

H


EN COUVERTURE

© COLLECTION IM/KHARBINE-TAPABOR. © TALLANDIER/BRIDGEMAN IMAGES. © COLLECTION KHARBINE-TAPABOR.

96

H

L’APPEL AUX ARMES

Dans les dernières semaines

de l’année 1961, les murs d’Alger

se couvrent de milliers

d’affiches tricolores montrant

deux hommes armés qui

brandissent un drapeau français.

Au-dessus d’eux, les premiers

mots de l’hymne national : «Aux

armes citoyens » (ci-dessus).

Le général Salan, commandant

en chef de l’OAS, ordonne, le

31 décembre 1961, la mobilisation

générale «de tous les Algériens

pour faire face à l’action conjuguée

du pouvoir de fait et de la

rébellion ». Une guerre sans merci

commence, ponctuée d’attentats

meurtriers. En prison, certains

membres de l’OAS, pour passer

le temps, décorent les paquets

d’allumettes aux couleurs

de l’armée secrète (ci-dessus,

à droite). Ci-contre : affiche

de l’OAS placardée dans les

grandes villes d’Algérie, 1961.


© PINATEL, PHOTO CHRISTOPHE PARRY.

JOUER AVEC LE FEU

En 1968, le caricaturiste Pierre Pinatel

fut traîné devant les tribunaux pour avoir

commercialisé trois modèles de cendriers

sur lesquels se trouvaient des dessins

moqueurs représentant un De Gaulle

aux traits exagérés. Les deux premiers

montraient – chacun avec de légères

variantes – le président de la République

engoncé dans son costume de général

deux étoiles, le nez proéminent

et la bouche pincée, dans cette attitude

hautaine et froide que ses proches

lui connaissaient bien. Ces cendriers

portaient respectivement les légendes

suivantes : «Un général qui n’est

décidément à l’aise que dans les cendres » ;

«Devenu cendrier, le général connaît

enfin le feu » (ci-contre). Le dessin

du troisième modèle se montrait encore

plus vindicatif : représenté avec un nez

immense en forme de scie, De Gaulle

y avait les jambes dénudées, tandis

qu’un pied de couleur noire lui portait

un coup bien placé. Le texte, quant

à lui, était sans ambages : «Ayant,

notre Grand Tamanoir, coupé l’Algérie

de la France, la France a repris son pied

noir mais pour le lui mettre où je pense. »

Pinatel et son «complice » céramiste

furent condamnés à des amendes

de 2 000 et de 1 500 francs (leurs

montants furent finalement diminués

de 1 000 francs en appel) pour outrage

au chef de l’Etat. Ce procès provoqua

une vive émotion dans le cercle restreint

des dessinateurs humoristiques,

à l’instar de Roland Moisan du Canard

enchaîné, qui n’eut pas peur d’écrire :

«Les poursuites dans ce cas sont des

réflexes de crainte, des aveux de faiblesse. »

97

H


L IVRES

Par Geoffroy Caillet, Michel De Jaeghere, Frédéric Valloire,

Philippe Maxence et François-Joseph Ambroselli

EN COUVERTURE

98

h

Lettres

d’

Alger

Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie

et de sa mémoire. Guy Pervillé

L’un des meilleurs spécialistes de la guerre d’Algérie, Guy Pervillé,

se distingue par la qualité et l’honnêteté de ses travaux, qui

tranchent sur une production trop souvent livrée aux récits militants

et passionnés. C’est la quête de la vérité qui anime son Histoire

iconoclaste de la guerre d’Algérie, laquelle retrace par le menu l’histoire

de l’Algérie coloniale, les «événements » de 1954 à 1962 et leur réécriture, la lutte

des mémoires et enfin l’historiographie de la guerre d’Algérie, soumise au feu conjoint

des politiques et des revendications mémorielles. Complète et scrupuleuse, cette

excellente synthèse ne se contente pas d’éclairer le moindre recoin d’un sujet ô combien

sensible. Assortie d’un témoignage très personnel de l’auteur sur son expérience

de chercheur, elle est un modèle de ce que devrait être toute œuvre d’historien. GC

Vendémiaire, 2018, 672 pages, 26 €.

Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie. Jean Sévillia

Reprenant à frais nouveaux l’ensemble du dossier algérien, cet ouvrage

offre une synthèse remarquable sur la guerre d’Algérie, mais aussi

sur la réalité de la colonisation. Parmi les mises au point indispensables,

on notera ce que l’auteur dit du bilan de l’action de la France,

des infrastructures à la découverte du pétrole et du gaz sahariens,

offerts à l’Algérie indépendante. Mais aussi de la nature trompeuse

d’un nationalisme algérien à deux visages. Surtout, en retraçant

avec précision et un authentique sens du récit les événements

qui menèrent aux accords d’Evian, le livre excelle à faire comprendre la tragédie

d’une Algérie livrée au FLN, malgré ses promesses, par le général De Gaulle. GC

Perrin, « Tempus », 2022, 464 pages, 9 €.

Histoire intime de la V e République. Tome I : Le Sursaut

Franz-Olivier Giesbert

Dans ce premier volet d’une Histoire intime de la V e République,

Franz-Olivier Giesbert reconstitue pour nous l’action du

général De Gaulle en mettant en scène son grand retournement,

et l’incroyable duplicité avec laquelle il trompa ses propres

partisans pour leur imposer l’abandon d’une Algérie qui

lui apparaissait comme un fardeau insupportable. L’admiration

pour le fondateur de la V e République y fait sa place à la justice rendue aux soldats

perdus qui crurent devoir honorer la parole de la France. MDeJ

Gallimard, 2021, 384 pages, 22 €.

Les Derniers Feux

de la guerre d’Algérie

Pierre Pellissier

Le cœur ou la raison ?

L’honneur ou l’obéissance ?

L’histoire ou l’oubli ? La valise

ou le cercueil ? Pour certains,

la mort, la disparition, la

prison. Pour beaucoup, l’exil.

Pour tous, des choix et des drames.

C’est la matière même de ce beau livre,

récit sobre et néanmoins émouvant,

qui raconte l’ensemble des événements

qui jalonnent les derniers mois de l’Algérie

française entre le cessez-le-feu de papier

du 19 mars 1962 et la proclamation de

l’indépendance en juillet. De belles figures

et des fidélités touchantes côtoient

des tueurs, des adeptes du double jeu

et des ambitieux. Les braises de ces feux

mal éteints rougeoient-elles encore ?

A chacun de le dire. FV

Perrin, 2022, 320 pages, 22 €.

Oran, 5 juillet 1962. Guillaume Zeller

On peut être le petit-fils d’un général

putschiste et regarder l’Histoire

en face. Loin d’avoir écrit un ouvrage

de justification – d’ailleurs les faits

en question se sont passés un an après

le putsch avorté d’Alger –, Guillaume Zeller

a voulu savoir ce qui s’était réellement

passé à Oran, le 5 juillet 1962. Ce jour-là,

près de 700 Européens sont massacrés,

sans oublier un nombre indéterminé

de musulmans. Dérapage ou boucherie

organisée ? Le pire fut la chape de plomb

qui, pendant cinquante ans, couvrit

ce drame. Minutieusement, l’auteur

a consulté les archives, recueilli les

témoignages. Il a retracé le fil de l’histoire.

Il rappelle notamment la passivité odieuse

des forces françaises sous les ordres

du général Katz et la complicité

du gouvernement de De Gaulle.

Comme l’écrit Philippe Labro

dans sa préface, «c’est un texte

saisissant ». Grâce à l’auteur,

le voile est levé sur ce grand

silence au goût de cendres. PM

Tallandier, « Texto », 2021,

224 pages, 8,50 €.


Voyage au cœur de l’OAS

Olivier Dard

Aujourd’hui encore, l’OAS garde

une part de son mystère. Un pan en est

levé ici par l’exploitation des archives

de la branche algéroise, même si d’autres

composantes ne sont pas laissées de côté.

Issue de trois sources – des pieds-noirs, des

militaires et des militants nationalistes –,

l’organisation clandestine a buté sur trois

écueils : le FLN, la volonté de De Gaulle

d’abandonner l’Algérie et l’hostilité d’une

majorité de métropolitains. Créée en 1961,

revigorée par l’échec du putsch d’Alger,

l’OAS se révèle surtout une constellation

d’engagements et d’individualités,

réunis, non sans tensions, pour un combat

de la dernière chance. PM

Perrin, « Tempus », 2011, 544 pages, 11 €.

OAS. Histoire d’une guerre

franco-française. Rémi Kauffer

Leur noyau dur n’allait jamais dépasser

les 1 000 personnes. Trop peu pour

renverser le pouvoir, mais assez pour

faire près de 1 500 morts en quinze mois.

De 1961 à 1962, l’Organisation armée

secrète, présidée par Salan, allait rendre

coup pour coup au FLN, aux gaullistes

et aux partis de gauche. Rémi Kauffer

démêle les nœuds de cette organisation

disparate, composée d’aristocrates

et d’étudiants, de pétainistes et d’anciens

résistants, d’ex-communistes et de

fascistes galonnés, tous rassemblés pour

que vive l’Algérie française. Une histoire

tragique racontée comme un thriller,

faite de rancœurs et d’amertumes,

de déceptions et de trahisons, où l’on tue

les vivants pour venger les morts. F-JA

Seuil, 2002, 456 pages, 22,80 €.

Un formidable système répressif. Grégoire Finidori

Il n’allait reculer devant rien. Ni devant la moralité, ni devant la loi. Dès son arrivée

au pouvoir en 1958, De Gaulle considérait l’Algérie française comme «une ruineuse

utopie ». Avançant d’abord masqué, il dévoila en quelques mois ses véritables

intentions et répondit à la «vague de stupeurs et de fureurs » par l’instauration de

juridictions d’exception dont Grégoire Finidori, ancien conseiller à la Cour de cassation,

livre ici un remarquable compte rendu : Haut Tribunal militaire, «petit » tribunal

militaire, tribunal de l’ordre public, Cour militaire de justice… Autant d’instances

«plutôt faites pour condamner que pour juger », comme le souligne l’auteur. F-JA

Dominique Martin Morin, 2022, 450 pages, 28,50 €.

Des harkis envoyés à la mort. Fatima Besnaci-Lancou

Si l’on connaît assez bien le sort des harkis qui ont pu se réfugier

en France ou qui furent assassinés sitôt les accords d’Evian signés,

celui qui leur fut réservé par l’Algérie indépendante l’est beaucoup

moins. Appuyé sur l’étude des archives inédites de la mission

effectuée sur place par le Comité international de la Croix-Rouge

et sur des témoignages, le travail de l’auteur l’éclaire tragiquement :

prison, torture, travaux forcés, massacres au mépris des engagements

pris par l’Algérie. Quand les derniers de ces dizaines de milliers de harkis quitteront

les geôles algériennes en 1969, ce sera pour une «mort civile » évidente. Poignant. GC

Editions de l’Atelier, 2014, 224 pages, 22 €.

1961-2021 : 60 ans au service des oubliés de l’histoire

Secours de France

Fondé en 1961 par Clara Lanzi, le Secours de France est né

de la tragédie algérienne. Il y puise son souffle et sa raison d’être :

l’aide matérielle et morale à «toutes les victimes de leur foi en

la Patrie », prisonniers politiques, harkis et pieds-noirs. A l’occasion

de ses 60 ans, l’association publie ce livre rempli de documents

historiques et de témoignages signés Hélie de Saint Marc, Michel

Déon, Malika Sorel ou Boualem Sansal, tout vibrants d’une histoire

de sang et de larmes, mais plus encore d’un sens de l’honneur et de la fraternité propre

à racheter la somme de lâchetés engendrées par la fin de cette guerre. GC

Baribal, 2021, 130 pages. Pour se procurer le livre : contact@secoursdefrance.com ; 01 46 37 55 13.

Officiers perdus. Gilles Hustaix

Ils avaient cru en De Gaulle parce qu’ils l’avaient suivi en 1940 ; ils avaient combattu

en Indochine avant de devoir abandonner leurs supplétifs. Ils n’avaient pas supporté

la déception que leur avait infligée l’homme du 18 Juin en livrant l’Algérie à ceux-là

mêmes qu’ils avaient, sur ses ordres, et au prix de la vie de tant de camarades,

militairement vaincus ; ils n’avaient pas voulu revivre le déshonneur et la

honte. Fils de l’un de ces officiers perdus, saint-cyrien au parcours exemplaire

qui bascula, lors du putsch d’Alger, dans la sédition militaire, Gilles Hustaix

raconte ici l’histoire de son père et de quelques-uns de ses amis dans un roman

qui mobilise ses souvenirs de famille pour renouer avec l’univers de Jean

Lartéguy. On y sent passer le souffle de la guerre en même que la chaleur des

amitiés indéfectibles, des plaines du Vietnam à la prison de Fresnes, en passant

par un djebel qui fut pour quelques-uns l’un des noms de l’amour. MDeJ

2021, 284 pages, 21,10 €. Sur Amazon.

99

h


C HRONOLOGIE

Par Albane Piot et François-Joseph Ambroselli

La

déchirure

EN COUVERTURE

100

H

Après huit ans de guerre, la France et le Front de libération

nationale signèrent les accords d’Evian le 18 mars 1962,

sans pour autant mettre un terme aux violences du conflit.

1 ER NOVEMBRE 1954 Danslanuit,70attentats

sont commis sur le territoire algérien.

Parmi les 8 morts, un instituteur français, à

peine arrivé de métropole avec sa femme,

grièvement blessée. Dans la foulée, les agences

de presse et les journaux parisiens reçoivent

un document portant une signature

nouvelle : celle du «Front de libération nationale

». Adressé au «peuple algérien » et aux

« militants de la cause nationale », le texte

appelle à la « restauration de l’Etat algérien

souverain, démocratique et social, dans le

cadre des principes islamiques ». A partir de

cette date, les autorités militaires et politiques

feront face à une vague de violences

terroristes qui entraînera, le 3 avril 1955, le

déclenchement de l’état d’urgence et une

répression musclée.

7 JANVIER 1957 Afin de rétablir l’ordre

à Alger, en proie à de nombreux attentats,

Robert Lacoste, le ministre résidant,

fait appel à l’armée : c’est le début de la

bataille d’Alger. Les parachutistes du

général Massu mènent une traque sans

merci contre les indépendantistes. En

octobre 1957, les derniers réseaux du FLN

d’Alger sont démantelés.

L’irruption de De Gaulle

DÉCEMBRE 1957 JacquesChaban-Delmas,

ministre de la Défense, envoie Léon Delbecque

à Alger pour qu’il y mette en place

une «antenne » gaulliste.

13 MAI 1958 A Alger, une manifestation en

hommage à 3 soldats exécutés par le FLN

dégénère en émeute : le Gouvernement

général, symbole d’une autorité parisienne

fébrile,estprisd’assaut.Afindecontraindre

la métropole à poursuivre la lutte, le général

Massu fait acclamer la création d’un

Comité de salut public où Léon Delbecque

parvient à entrer. Le général Raoul Salan, en

sa qualité de commandant en chef interarmées,

en reçoit la direction. Le jour même,à

Paris, Pierre Pflimlin est investi chef du gouvernement

à une forte majorité. Pour les

pieds-noirs, son nom est synonyme d’abandon,

et son autorité est désavouée par les

gaullistes et l’extrême droite. Pour éviter

l’affrontement entre la métropole et la

colonie, il confirme néanmoins Salan dans

les pleins pouvoirs.

15 MAI 1958 Salan, acclamé par la foule

à Alger, se laisse entraîner par Delbecque

à crier « Vive De Gaulle ! ». Le jour même,

l’homme du 18 Juin se déclare disponible.

27 MAI 1958 Communiqué de De Gaulle

annonçant qu’il a entamé le processus

régulier nécessaire à l’établissement d’un

gouvernement et demandant aux forces

armées de rester « exemplaires sous les

ordres de leurs chefs ».

29 MAI 1958 Pierre Pflimlin ayant démissionné

la veille, le président René Coty fait

appel au « plus illustre des Français » pour

résoudre le problème algérien. De Gaulle,

nouveau président du Conseil, entre en

fonction le 1 er juin et obtient deux jours

plustard lespleinspouvoirspourunedurée

de six mois. Il annonce un référendum pour

le 28 septembre, destiné à faire ratifier par

les Français le projet de Constitution de la

V e République, et par les colonies la création

d’une Communauté française.

4 JUIN 1958 De Gaulle est accueilli triomphalement

à Alger. Lors d’un discours, il

lance son fameux « Je vous ai compris ! ».

Toute la ville scande : «Algérie française ! »

6 JUIN 1958 A Mostaganem, De Gaulle

s’écrie : «Vive l’Algérie… française ! »

7 JUIN 1958 De Gaulle nomme Salan délégué

général du gouvernement et commandant

en chef en Algérie. Il demande

au Comité desalut public denepas empiéter

sur le champ de la politique et félicite

l’armée pour le travail qu’elle accomplit en

vue de «garder l’Algérie à la France et la garder

française ».

Le double jeu

1 ER JUILLET 1958 De retour à Alger,

De Gaulle refuse de recevoir une délégation

du Comité de salut public, provoquant

l’humiliation de la population pied-noir.

3 JUILLET 1958 A la radio d’Alger, il met

l’accent sur l’égalité entre tous les Français

«de Dunkerque à Tamanrasset ».

19 SEPTEMBRE 1958 Les révolutionnaires

algériens créent un Gouvernement provisoire

de la République algérienne (GPRA)

établi au Caire, sous la présidence de

Ferhat Abbas, reconnu par les Etats arabes

et les Etats communistes d’Asie.

28 SEPTEMBRE 1958 En Algérie, le GPRA

a condamné toute participation au

© PARIS-MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. © PARIS-MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/EMILIE CAMBIER/PASCAL SEGRETTE.


FACE À FACE Ci-contre : uniforme du 9 e régiment de chasseurs

parachutistes présent en Algérie de 1956 à 1962 (Paris, musée de l’Armée).

Page de gauche : poignard de fellagha (Paris, musée de l’Armée).

référendum comme faute punissable de

mort ; l’armée s’emploie quant à elle à faire

voter et à protéger les votants. Au final, il y

a 80 % de votants et 96,58 % de «oui ».

3 OCTOBRE 1958 De Gaulle vient à

Constantine et annonce un plan économique

et social sur cinq ans. Il ordonne à

Salan que les élections législatives d’octobre

se déroulent dans des conditions de

« liberté et de sincérité absolue ». Les généraux

et colonels du 13 mai sont déplacés

les uns après les autres. Salan sera nommé

gouverneur militaire de Paris en décembre.

Il sera remplacé par le délégué général

Paul Delouvrier aux affaires politique et

par le général d’aviation Maurice Challe,

commandant en chef interarmées.

23 OCTOBRE 1958 Invoquant une « paix

des braves », De Gaulle invite à demi-mot

le GPRA à rendre les armes et à négocier.

25 OCTOBRE 1958 Ferhat Abbas refuse la

« paix des braves » et invite à « la lutte à

outrance ».

21 DÉCEMBRE 1958 De Gaulle est élu président

de la République par 78,5 % des

grands électeurs. Il nomme Premier ministre

Michel Debré, partisan inconditionnel

de l’Algérie française, et charge le général

Challe de régler la situation militaire en

Algérie sous six mois.

MARS 1959 Aux opérations « coups de

poing » antérieures, Challe a substitué des

attaques massives à fort appui aérien, opérées

d’ouest en est depuis l’Oranie jusqu’à

Bône et doublées par des actions de commandos

de chasse. Le plan Challe ne laisse

aucun répit à l’ALN, la branche armée du

FLN, qui y perd près de la moitié de ses

effectifs et de son armement. Il intensifie le

recrutement des harkis.

Le revirement

16 SEPTEMBRE 1959 De Gaulle dévoile

son plan de solution politique du problème

algérien. Il incite les insurgés à déposer

les armes et refuse de négocier avec le

GPRA. Il invite surtout les Algériens à

l’autodétermination sur la base de trois

options : la sécession, la francisation complète

ou l’association. C’est un coup de

tonnerre, qui signe la rupture des piedsnoirs

avec De Gaulle.

28 SEPTEMBRE 1959 Le GPRA salue la

reconnaissance du principe de l’autodétermination

comme une première victoire,

mais demande des négociations sur

les garanties de son application avant tout

cessez-le-feu.

10 NOVEMBRE 1959 Le général De Gaulle

répète ses propositions et son refus de

négocier avec le GPRA.

18 JANVIER 1960 Un nouveau GPRA est

constitué, présidé par Ferhat Abbas, avec

un nouvel état-major général de l’ALN

commandé par le colonel Boumediene.

22 JANVIER 1960 Le général Massu est

rappelé à Paris et privé du commandement

ducorpsd’arméed’Alger pouravoir déclaré

à un journaliste allemand que l’armée ne

comprenait plus la politique du général

De Gaulle et qu’elle ne lui obéirait plus

inconditionnellement. Les organisations

patriotiques appellent à manifester le

24 janvier devant le Gouvernement général

pour exiger le retour du général Massu et le

désaveu de l’autodétermination. Des barricadessontélevées,àl’initiativenotamment

du cafetier Joseph Ortiz et du député Pierre

Lagaillarde. Les gendarmes mobiles chargés

de les balayer sont mitraillés par des

manifestants : les forces de l’ordre comptent

14 morts ; les manifestants, 8 morts.

29 JANVIER 1960 De Gaulle défend sa

politique d’autodétermination, rejette

également les prétentions du FLN et des

ultras de l’Algérie française, et exige l’obéissance

de l’armée. Les émeutiers se rendent

(Pierre Lagaillarde) ou s’enfuient (Joseph

Ortiz) le 1 er février.

25-29 JUIN 1960 Après l’initiative des

commandants de la wilaya IV, Si Mohammed

et Si Salah, qui s’étaient entremis

secrètement pour la mise en place d’un

cessez-le-feu et l’ouverture de négociations,

une délégation du GPRA est reçue

par De Gaulle à Melun pour préparer une

rencontre avec Ferhat Abbas. En réalité,

De Gaulle a saboté volontairement l’initiative

des dissidents pour éviter une victoire

qui aurait empêché la France de se débarrasserdel’Algériefrançaise.Fauted’accord,

le GPRA ordonne la reprise du combat,

rejetant la responsabilité de la rupture sur

le gouvernement français et s’assurant une

visibilité internationale.

5 SEPTEMBRE 1960 Procès du réseau Jeanson,

qui collectait et transportait des fonds

et des faux papiers pour les agents du FLN

(les « porteurs de valises »). Il déclenche

une bataille dans l’opinion. De Gaulle

déclare que «l’Algérie algérienne est en marche»et

qu’elleseferasoit parsécessionsoit

en association avec la France.

16 NOVEMBRE 1960 De Gaulle annonce

un référendum sur l’organisation des pouvoirs

publics en Algérie en attendant

l’autodétermination.

22 NOVEMBRE 1960 La responsabilité des

affaires algériennes est confiée à un ancien

résistant gaulliste, Louis Joxe, acquis à la

thèse de l’indépendance.

9-13 DÉCEMBRE 1960 Le voyage de

De Gaulle en Algérie est marqué par de

violentes manifestations. Le 11 décembre,

des milliers de musulmans brandissent le

drapeau du FLN à Alger et dans les grandes

villes. Le 13, l’armée, débordée, ouvre

le feu. De Gaulle y lit la « cristallisation »

de l’opinion musulmane autour du FLN

et conclut qu’il doit traiter avec lui.

101

H


EN COUVERTURE

102

H

19 DÉCEMBRE 1960 L’assemblée générale

de l’ONU reconnaît au peuple algérien le

droit à l’indépendance. De Gaulle précise

que, lors du référendum, les Français

devront se prononcer pour ou contre

l’autodétermination.

31 DÉCEMBRE 1960 Dans un discours portant

sur le référendum, De Gaulle s’adresse

ainsi aux pieds-noirs : «Bien entendu et quoi

qu’il arrive, la France protégera ses enfants,

dans leur personne et dans leurs biens, quelle

que soit leur origine, tout comme elle sauvegardera

les intérêts qui sont les siens. »

Le putsch

8 JANVIER 1961 Au référendum, le «oui »

remporte 74,99 % des suffrages exprimés.

Signe de son revirement politique,

De Gaulle choisit alors de reprendre

contact avec le FLN.

11 FÉVRIER 1961 A Madrid, Pierre Lagaillarde

et Jean-Jacques Susini fondent l’Organisation

armée secrète (OAS), dont ils

confient la direction à Salan. Ses membres

tentent d’empêcher l’ouverture des négociations

et multiplient les attentats.

11 AVRIL 1961 De Gaulle déclare lors

d’une conférence de presse qu’il envisage

l’indépendance d’un « cœur parfaitement

tranquille ». Le putsch se prépare.

20 AVRIL 1961 Les officiers engagés dans

un complot dont Challe a pris la tête

s’envolent pour l’Algérie.

21 AVRIL 1961 Challe rencontre Hélie

Denoix de Saint Marc, commandant par

intérim du 1 er régiment étranger de parachutistes

(REP) à Alger, qu’il rallie au projet.

22 AVRIL 1961 Dans la nuit, dès 2 heures

du matin, les conjurés s’emparent d’Alger,

arrêtent le général en chef Gambiez, le

délégué général Jean Morin et le ministre

Robert Buron. Challe proclame à la radio

d’Alger : « Je suis à Alger avec les généraux

Zeller etJouhaudeten liaisonaveclegénéral

Salan pour tenir notre serment, le serment

de l’armée de garder l’Algérie, pour que nos

morts ne soient pas morts pour rien. »

23 AVRIL 1961 Oran est aux mains des

putschistes.Salan arrive de Madrid à Alger.

Il constate que l’affaire est loin d’être

gagnée. De Gaulle ordonne de barrer la

route par tous les moyens à ce «quarteron

de généraux en retraite ».

24 AVRIL 1961 Grande manifestation à

Alger en présence des quatre généraux.

Nombre de leurs pairs manquent au dernier

moment. Appelé par De Gaulle à la désobéissance,

le contingent n’a pas suivi. Challe

veut que la population algéroise reste à

l’écart,aucontrairedeSalanquiveutl’armer.

25 AVRIL 1961 Il ne reste plus que le

1 er REP autour des quatre généraux.

26 AVRIL 1961 Challe serend. Salan et Jouhaud

entrent dans la clandestinité.

30 AVRIL 1961 Saint Marc entre à la Santé.

6 MAI 1961 Zeller se rend.

Les négociations

20 MAI 1961 Les négociations s’ouvrent à

Evian. Elles achoppent sur le statut des

Français d’Algérie et sur l’appartenance

du Sahara que la France veut conserver.

De Gaulle offre une suspension unilatérale

des opérations offensives et la libération

de 6 000 prisonniers et internés, sans obtenir

de trêve du FLN.

1 ER JUILLET 1961 Quatre jours durant, le

FLN organise de grandes manifestations

pour l’unité de l’Algérie et du Sahara. Il

relance sa propagande et intensifie son

terrorisme.

9-27 AOÛT 1961 Le GPRA est refondu.

Ferhat Abbas, suspect de modération, est

remplacé à la présidence par Benyoucef

Ben Khedda.

5 SEPTEMBRE 1961 De Gaulle renonce à

disjoindre le Sahara de l’Algérie. La fédérationdeFranceduFLNmultiplielesattentats.

8 SEPTEMBRE 1961 Une bombe déposée

par des ultras explose au passage de la

Citroën DS présidentielle près de Pontsur-Seine

: De Gaulle en sort indemne.

17 OCTOBRE 1961 Une manifestation

organisée par le FLN à Paris est durement

réprimée par le préfet de police Maurice

Papon. L’OAS, présidée par Salan, obtient le

soutien massif des Français d’Algérie. Ses

commandospassentàl’actiondirectecontre

le FLN, des officiers de la sécurité militaire et

des «barbouzes » chargés de la combattre.

19 FÉVRIER 1962 Les accords préliminaires

des Rousses sont approuvés par le

Conseil national de la révolution algérienne

(CNRA). Le contre-terrorisme de

l’OAS redouble de violence en Algérie sous

la pression du FLN. Les attentats perpétrés

en métropole se heurtent à l’incompréhension

de l’opinion publique.

23 FÉVRIER 1962 Pierre Messmer, ministre

des Armées, communique aux supplétifs

(ou harkis – terme désignant les musulmans

recrutés par l’armée française pour

combattre le FLN) les trois options qui leur

sont offertes : l’engagement dans l’armée

française ou la Force locale (organisme

franco-algérien devant assurer la transition

avant la mise en place du nouveau gouvernement),

le retour à la vie civile avec une

prime ou un poste dans les centres d’aide

administrative d’Algérie. Ils ont également

la possibilité de demander leur reclassement

en France. Les instructions officielles

insistent néanmoins surlesdifficultésd’une

installation en métropole.

15 MARS 1962 A El-Biar, près d’Alger, les

commandos Delta,groupe d’intervention

de l’OAS dirigé par le lieutenant Roger

Degueldre, exécutent 6 dirigeants des

centres sociaux éducatifs d’Algérie, institutions

soupçonnées d’être noyautées par

les indépendantistes algériens.

18 MARS 1962 Les représentants du GPRA

et du gouvernement français signent les

accords d’Evian, qui conviennent d’un cessez-le-feu

prévu le 19 mars, à 12 heures. Une

«déclaration de principes relative à la coopération

économique et financière » est jointe

aux accords et prévoit notamment que «les

ressortissants algériens résidant en France

(…) auront les mêmes droits que les nationaux

français, à l’exception des droits politiques

». Un Exécutif provisoire se met en

place. Les violences ne cessent pas et se

déchaînent de plus belle entre FLN (devenu

légal), forces gouvernementales et OAS, qui

interdit, sous peine de mort, le départ des

Européens pour la métropole.

19 MARS 1962 Cessez-le-feu sur tout le

territoire algérien.

23 MARS 1962 Les commandos Alpha,

combattants de l’OAS menés par Jacques

Achard, tentent de transformer en camp

retranché le quartier de Bab el-Oued, où

habitent 60 000 pieds-noirs : ils abattent

6 appelés du contingent ayant refusé de

livrer leurs armes. Le quartier est rapidement

bouclé par les gendarmes mobiles. A

la fin de la journée, les Alphas ont évacué

la zone et l’on dénombre 35 morts, dont


H NUMÉRO17

15 parmi les forces de l’ordre. Le nouveau

commandant en chef de l’armée française,

le général Ailleret, instaure aussitôt le blocus

de Bab el-Oued, tandis que De Gaulle

ordonne que les auteurs de « tout coup de

force ou attentat » soient « aussitôt passés

parlesarmes».Lesprincipauxresponsables

de l’OAS seront débusqués et arrêtés dans

les jours qui suivent : Jouhaud le 25 mars,

Degueldre le 7 avril, Salan le 20 avril.

26 MARS 1962 A Alger, rue d’Isly, une

manifestation d’Européens destinée à briserleblocusdeBabel-Ouedestarrêtéepar

un cordon de tirailleurs qui ouvrent le feu :

on relève au moins 58 morts et quelque

200 blessés.

8 AVRIL 1962 Appelés par référendum à

donner leur avis sur les accords d’Evian, les

Français de la métropole se prononcent

pour le «oui » à 90,8 % des suffrages exprimés.L’OASselancedansunevagued’attentats

destinés à interdire aux musulmans

les quartiers européens et tente, en vain,

d’organiser des maquis. Deson côté, le FLN

développe une stratégie d’enlèvements

de civils français afin de ne pas enfreindre

ouvertement le cessez-le-feu.

15 AVRIL 1962 Le ministère des Armées

ordonne le désarmement de tous les

anciens supplétifs. Des réseaux militaires

clandestins commencent à organiser leur

rapatriement avec leurs familles.

2 MAI 1962 A 6 h 30, sur le port d’Alger, un

attentat à la voiture piégée organisé par

l’OAS tue 62 dockers musulmans.

18 MAI 1962 Christian Fouchet, hautcommissaire

en Algérie, demande à tous

les cadres de l’armée et de l’administration

«de s’abstenir de toute initiative isolée destinée

à provoquer l’installation des Français

musulmans en métropole ».

L’exode

22 MAI 1962 L’OAS autorise le départ des

Européens. Conscients que la partie pour

imposer l’Algérie française est perdue, ses

membres entament une politique de

«terre brûlée » afin de priver les Algériens

des infrastructures françaises : de nombreux

centres administratifs, écoles, tribunaux

et autres bâtiments publics seront

incendiés dans les semaines qui suivent,

notamment la bibliothèque universitaire

d’Alger le 7 juin, ainsi que les dépôts pétroliers

d’Oran le 25 juin.

30 MAI 1962 Au Conseil des ministres,

Robert Boulin, secrétaire d’Etat aux Rapatriés,

déclare à propos du nombre grandissantdedépartsdeFrançais

d’Algérieversla

métropole : «Ce sont des vacanciers. Il n’y a

pas d’exode, contrairement à ce que dit la

presse.»Apartir du 1 er juin, à Alger, prèsde

12 000 pieds-noirs quittent chaque jour le

sol algérien pour rallier les ports de Nice,

Port-Vendres et surtout Marseille, où les

dockers de la CGT les accueillent en brandissant

des banderoles hostiles : « Piedsnoirs,

rentrez chez vous ! » ; « Pieds-noirs, à

la mer ! » Au total, ils seront près d’un million

à choisir la voie de l’exil.

17 JUIN 1962 Un accord « FLN/OAS » est

conclu : en échange del’arrêt des attentats,

l’OAS obtient des garanties pour les piedsnoirs

souhaitant rester en Algérie après

l’indépendance. Dans la foulée, les frontistesextrémistesdésavouentl’accord.Apartir

de cette date, seuls quelques membres

déterminés de l’OAS poursuivront le combat

contre le «pouvoir gaulliste ».

1 ER JUILLET 1962 A une écrasante majorité

(99,72 % des suffrages exprimés), le

peuple algérien se prononce par référendum

en faveur de l’indépendance.

3 JUILLET 1962 Reconnaissance officielle

de l’Etat algérien par la France. Les massacres

de harkis par le FLN commencent : ils

culmineront en août, sans que les autorités

militaires françaises ne réagissent, faisant

des dizaines de milliers de victimes.

5 JUILLET 1962 Le jour même de la proclamation

de l’indépendance de l’Algérie, à

Oran, près de 700 Européens sont tués ou

enlevés sans laisser de trace sous les yeux

des forces françaises, qui ont ordre de rester

dans leurs casernes.

18 JUILLET 1962 Au Conseil des ministres,

Louis Joxe accuse les rapatriés d’être « une

mauvaise graine » : « Les pieds-noirs vont

inoculer le fascisme en France. »

22 AOÛT 1962 Au Petit-Clamart, la

Citroën DS du général De Gaulle est

mitraillée à bout portant par un commando

d’anciens partisans de l’Algérie

française. Le président et sa femme s’en

sortent sans aucune égratignure : « Cette

fois, c’était tangent ! » dira De Gaulle.

19 SEPTEMBRE 1962 Face à l’ampleur du

massacre des harkis, le Premier ministre,

Georges Pompidou, demande de reprendre

«le transfert en France des anciens supplétifs

qui sont actuellement en Algérie et qui sont

venus chercher refuge auprès des forces françaises

sous la menace de représailles de leurs

compatriotes ». Au total, ils seront une trentaine

de milliers à être évacué officiellement

par l’armée, tandis qu’on estime entre

30 000et50 000lenombredeharkisquiont

été acheminés en France par des voies clandestines.

Sur place, ils sont vilipendés par la

gauche anticolonialiste qui les accuse d’être

des «collaborateurs » et des «traîtres ».

26 SEPTEMBRE 1962 Aprèsunétémarqué

par des affrontements violents entre les

différents clans algériens, Ahmed Ben Bella

forme un gouvernement à Alger. La nouvelle

Armée nationale populaire est placée

entre les mains du colonel Boumediene,

qui prendra le pouvoir en 1965 et régnera

en autocrate jusqu’en 1978.2

H

DÉCEMBRE 2014-JANVIER 2015 - ALGÉRIE, LA GUE RE SANS NOM

BEL :: 7,60 € € - - CAN :: 14 $C - - CH :: 1 1 FS - - DOM :: 8 8 € € - - LUX :: 7,60 € € - - MAR :: 75 DH - - NL :: 8 8 € € - - PORT CONT :: 8 8 € €

H

DÉCEMBRE 2014-JANVIER 2015 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 17

ALGÉRIE, LGÉRIE,

LA GUERRE

SANS NOM

L’étrange défaite

Quand De Gaulle

avançait masqué

Les sacrifiés de la paix

CARRÈRE :

LES CLÉS

DU ROYAUME

LOUIS XV

LE MAL-AIMÉ

VOYAGER AU

MOYEN ÂGE

L’ALGÉRIE DANS

LE FIGARO HISTOIRE

Le Figaro Histoire a consacré

deux dossiers à l’Algérie française.

«Algérie, la guerre sans nom »

passe à la loupe l’affrontement paradoxal

qui mena la France à une victoire

sur le terrain mais à une défaite politique.

«Ce qu’était l’Algérie française » dresse

un bilan complet d’une aventure coloniale

et humaine de près d’un siècle et demi,

qui a profondément marqué la France.

Deux numéros indispensables.

● Le Figaro Histoire n° 17, décembre 2014-

janvier 2015, 132 pages, 6,90 €. ● Le Figaro Histoire

n° 53, décembre 2020-janvier 2021, 132 pages,

8,90 €. Disponibles sur boutique.lefigaro.fr

103

H


L’ESPRIT DES LIEUX

© G. BAVIERA/SIME/PHOTONONSTOP. © A. LEPRINCE/SERVICE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PISCINE, MUSÉE D’ART ET D’INDUSTRIE DE ROUBAIX. © P./MAGNUM PHOTOS. © THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM/AURIMAGES.

106

DANS

L’ANTRE DE POLYPHÈME

E NTRE INVITATION AU VOYAGE ET MISE EN SCÈNE POLITIQUE,

UN TRÉSOR DE MARBRE ATTEND LE VISITEUR À SPERLONGA, SUR LA CÔTE

TYRRHÉNIENNE : LES STATUES REPRÉSENTANT L’HISTOIRE D’ULYSSE,

RETROUVÉES EN 1957 DANS LA VILLA DE L’EMPEREUR TIBÈRE.

114

UN BAIN

DE CULTURE

VINGT ANS APRÈS

SA TRANSFORMATION

EN MUSÉE, LA PISCINE ART

DÉCO DE ROUBAIX EST

UN PARI ARTISTIQUE AUSSI

AUDACIEUX QUE RÉUSSI.


126

ÉTAPE DÉCISIVE DE LA RÉSURRECTION DE LA CATHÉDRALE

LA VOIX DE NOTRE-DAME

DE PARIS, LA RESTAURATION DU GRAND ORGUE BAT SON

PLEIN. REPORTAGE DANS L’HÉRAULT, À LA MANUFACTURE

LANGUEDOCIENNE DE GRANDES ORGUES.

ET AUSSI

LE SOLEIL NOIR

DES PHARAONS

SPHINX DE GRANIT, STATUES

ROYALES OU FAUCONS D’OR : LES

TRÉSORS DES ROIS DE NAPATA,

SOUVERAINS DE L’ANTIQUE

NUBIE, S’EXPOSERONT BIENTÔT

AU MUSÉE DU LOUVRE.

ROI KOUCHITE DE NAPATA

Ci-contre : Bronze d’un roi de la

XXV e dynastie à genoux et en offrande

(Londres, The British Museum).


© E55EVU - STOCK.ADOBE.COM

CAVERNE Aménagée à l’époque

de Tibère, la grotte naturelle de Sperlonga

servait d’écrin à un ensemble de sculptures

consacrées aux aventures d’Ulysse, ancêtre

mythique de la gens Claudia à laquelle

appartenait l’empereur. Dans le lointain

se détache le promontoire du Monte Circeo,

que les Romains tenaient pour l’île sur laquelle

la magicienne Circé avait retenu le héros grec.

MYTHIQUE

CAVERNE


Dans

l’

l’antre

de

Polyphème

Par Geoffroy Caillet

Sur le littoral tyrrhénien, entre Rome et Naples,

le musée de Sperlonga abrite les fascinantes sculptures

inspirées des aventures d’Ulysse qui ornaient,

dans la grotte voisine, la villa de l’empereur Tibère.


L’ESPRIT DES LIEUX

108

H

TRÉSOR DE PIERRE

Ci-dessus : élément le plus

suggestif de la villa de Tibère,

la grotte de Sperlonga était

utilisée depuis toujours par les

pêcheurs du lieu comme abri

pour leurs barques. Ci-dessus,

à droite : quelques-uns

des fragments de sculptures

découverts en septembre 1957

dans le bassin circulaire

creusé dans la grotte. Mobilisée

pour empêcher le transfert

à Rome de ce qu’elle pensait

être l’original du célèbre

Laocoon, la population

de Sperlonga obtint que son

«trésor » soit conservé

in situ dans un musée aussitôt

mis en chantier à 200 m

de la grotte. C’est là que l’on

peut aujourd’hui admirer

la magnifique tête d’Ulysse

(ci-contre), coiffée du pilos,

le bonnet conique grec.


© GUIDO BAVIERA/SIME/PHOTONONSTOP. © PHOTO BY DAVID LEES/GETTY IMAGES. © ARALDO DE LUCA .

dans ces années la dolce vita

C’étaitunjourdeseptembre1957,

où tout semblait possible en Italie,

y compris découvrir des trésors comparables

à ceux que rendait jadis le sol de

Rome sous les yeux éblouis de Michel-

Ange. Cet été-là, la construction de la

route littorale entre Terracina et Gaète, à

mi-chemin entre Rome et Naples, battait

son plein. Quand elle parvint à la hauteur

de Sperlonga, petit village perché sur

un éperon face à la mer Tyrrhénienne,

l’ingénieur Erno Bellante, directeur des

travaux et passionné d’archéologie, offrit

son aide au surintendant aux antiquités

Giulio Iacopi pour explorer la zone et

particulièrement l’antre naturel (spelunca,en

latin) qui s’ouvre sur la plage et

donne son nom à la petite ville. Depuis

des décennies, habitants et voyageurs

retrouvaient en effet des fragments

archéologiques dans cette grotte,

connuecommecelledeTibèreetutilisée

de temps immémorial par les pêcheurs

comme abri pour leurs barques.

Le 9 septembre, contrairement aux

accordsprisavecIacopi,quiprévoyaient

de commencer les fouilles le long de

la route, dont le tracé suivait en partie

celui de l’antique via Flacca, Erno Bellante

entama à son insu l’exploration

de la grotte. En l’espace de cinq jours,

ce fut une nouvelle pêche miraculeuse :

dans le sol apparut un bassin circulaire

en maçonnerie de 12 m de diamètre,

empli, tel une corne d’abondance, de

milliersdefragmentsdemarbresculpté!

De ce trésor de pierre émergeaient des

torses musculeux, des jambes colossales

et des nœuds serpentins, mais aussi

une inscription portant les noms d’Agésandros,

Polydoros et Athénodoros, les

trois sculpteurs auxquels Pline l’Ancien

attribue le groupe du Laocoon, retrouvé

à Rome en 1506 et aussitôt acheté par

Jules II. Pour le surintendant Iacopi,

aussitôt accouru sur place, il ne pouvait

s’agir que de l’original de ce phare

de la sculpture antique représentant

le prêtre troyen d’Apollon étouffé par

des serpents avec ses fils. Il décida

d’envoyer les fragments à Rome pour

les faire nettoyer et restaurer.

C’était sans compter la population de

Sperlonga. Avertie par Bellante, elle se

rassembla le 28 septembre sous la houlette

du maire Antonio La Rocca et, en

creusant des fossés autour de la grotte,

bloqua le camion chargé des précieux

vestiges aux cris de : « Tibère nous l’a

donné, malheur à qui y touchera ! » A la

fierté de se savoir la patrie du fameux

Laocoon se mêlaient des rêves non dissimulés

de manne touristique, garantie

par la conjonction de cette découverte

et de la construction de la route littorale.

La presse donna une telle audience à la

révolteque,dèsle20octobre,leroiGustave

VI Adolphe de Suède, lui aussi passionné

d’archéologie, venait visiter le

site. Quant aux habitants de Sperlonga,

ils obtinrent de conserver leur trésor in

situ, dans un musée aussitôt mis en

chantier à 200 m de la grotte.

Dans l’immédiat, les archéologues

poursuivirent leur moisson de vestiges.

Elle aboutit à un gigantesque puzzle

de 30 000 fragments, qu’il s’agissait

désormais de faire parler. Or, dès la fin

d’octobre 1957, plusieurs archéologues

émirent des doutes sur leur identification

au Laocoon. Parmi les débris,

une inscription en vers, signée d’un certain

Faustinus, louait en effet l’habileté

de l’artiste qui avait représenté dans la

grotte, à travers des œuvres surpassant

la poésie de Virgile, « les ruses de

l’homme d’Ithaque », « l’œil arraché à

l’être mi-homme mi-bête alourdi par le

vin et le sommeil », « la cruauté de Scylla

et la poupe du navire brisée par le tourbillon

». Adieu Laocoon ! Le programme

décoratif de la grotte était en réalité

consacréauxaventuresd’Ulysse,chantées

par les poètes du cycle troyen et par

Homère dans l’Odyssée.

C’est au Musée archéologique national

de Sperlonga, ouvert dès 1963 le

long de la route littorale à peine achevée,

que la directrice, Cristiana Ruggini,

nous fait les honneurs de ce prodigieux

décor, reconstitué par l’archéologue

Baldassare Conticello et le sculpteur

Vittorio Moriello. Leur travail passionné

et minutieux a rendu la vie à cinq groupes

sculptés spectaculaires. Tiré d’un

seul bloc de marbre, celui de Scylla se

dresse au centre du musée. Quoique

lacunaire, il est le plus complexe que

nous ait légué l’Antiquité. Le monstre

marin à buste de femme et à la double

queue de poisson est représenté en

pleine attaque du navire d’Ulysse. Tandis

qu’il emporte d’une main la calotte

crânienne du timonier, les bustes de

chiens qui surgissent de sa taille dévorent

six compagnons du héros, conformément

au récit d’Homère. Sur la

Un gigantesque puzzle de 30 000 fragments

qu’il s’agissait de faire parler.

poupe, la précieuse inscription aux

noms d’Agésandros, Polydoros et

Athénodoros a retrouvé sa place.

Un peu plus loin, c’est la scène grandiose

de l’aveuglement de Polyphème

qui attend le visiteur. Etendu sur un

rocher, le gigantesque cyclope ivre et

endormiestsaisiaumomentoùUlysseet

ses compagnons s’apprêtent à enfoncer

un pieu dans son œil unique. La force

suggestive de la composition tient à la

reconstitutioncomplèted’unPolyphème

en plâtre et résine, inspirée par l’unique

représentation sculptée qu’on connaisse

de cet épisode : un relief en marbre du

III e siècle apr. J.-C. conservé au musée

municipal de Catane. De part et d’autre

dugroupesontdisposéslesvestigesoriginaux,

d’abord attribués au Laocoon

par Giulio Iacopi : les jambes et le bras

colossaux du cyclope, mais aussi la tête

d’Ulysse, coiffée du bonnet conique grec

ou pilos, dont la chevelure, la barbe et les

traits creusés évoquent de façon frappante

le visage du prêtre troyen.

Deux autres groupes complètent ce

récit sculpté des aventures d’Ulysse à

travers des épisodes de la guerre de

Troie. Le premier, dont il reste une tête

109

h


© ALESSIO INNOCENTI. © PHOTO12/ALAMY/LORIS C.

casquée et un fragment de corps masculin,

figurait Ulysse récupérant le

corps d’Achille. Il s’agissait d’une

variante du groupe de Ménélas et Patrocle,

qui subsiste à Rome sous la forme

fragmentaire de Pasquin, la fameuse

statue au pied de laquelle les Romains

déposent depuis le XVI e siècle leurs

libelles satiriques. Le second groupe

correspond au vol du Palladion, cette

statue de culte d’Athéna ravie à Troie

par Ulysse et Diomède déguisés en

mendiants. On en admire encore la statue

acéphale d’Ulysse, la tête de Diomède

et l’effigie d’Athéna, à laquelle

s’agrippe la main noueuse du roi

d’Argos. Un dernier groupe, dont le

marbre tacheté tranche avec celui,

immaculé, du cycle d’Ulysse, représente

Ganymède enlevé par l’aigle.

Par les fenêtres du musée, on aperçoit

en contrebas la villa de Tibère. « Le

musée a été pensé de façon à établir

un lien entre les sculptures et la zone

archéologique d’où elles proviennent »,

fait valoir Cristiana Ruggini, qui nous

emmène aussitôt la visiter. Les modestes

vestiges de la villa, à laquelle appartenait

la grotte, descendent en pente

douce vers la mer. « Cette villa, qui

remonte au début du I er siècle av. J.-C.,

a été remaniée au début de l’époque

impériale, puis réutilisée jusqu’à la fin

de l’Antiquité, comme le prouvent les

symboles chrétiens retrouvés sur place.

Hélas, elle n’a pas fait l’objet de fouilles

méthodiques », regrette l’archéologue.

Les soubassements de murs qui en forment

la partie visible correspondent

pour l’essentiel aux espaces de service.

En approchant de la mer, on aperçoit

successivement les restes d’un portique,

d’un petit nymphée – transformé

en chapelle en 1730 –, puis d’un pavillon

qui devait associer une cuisine au

rez-de-chaussée et une salle à manger

panoramique à l’étage.

A main gauche s’ouvre alors la fascinante

caverne qui fut jadis l’écrin des

joyauxdemarbreaujourd’huiaumusée.

Une piscine rectangulaire en maçonnerie

la précède et communique avec le

bassin circulaire quien occupe presque

toute la surface, sauf une petite zone

de promenade tout autour. De part et

d’autre de leur jonction étaient disposés

les groupes d’Ulysse et Achille,

et d’Ulysse et Diomède, tandis qu’au

centre du bassin s’élevait le groupe

monumental de Scylla. Les deux cavités

qu’on trouve au fond de la grotte

accueillaient, quant à elles, à gauche

une salle à manger ou triclinium, à

droite un nymphée avec des jeux d’eau

et le groupe de l’aveuglement de Polyphème.

« Cette grotte naturelle a été

aménagée de façon artificielle à l’époque

de Tibère », souligne Cristiana Ruggini,

en indiquant, de part et d’autre de

l’entrée, des sièges aménagés dans

les parois et, ici et là, de fausses cavités

tapissées de rocaille et de stuc.

Le lien entre le successeur d’Auguste

etlavilla-grottedeSperlongaestsolidementétablipardeuxpassagesdeTacite

et Suétone. Le premier rapporte qu’en

26 apr. J.-C., l’empereur et son préfet

du prétoire Séjan se trouvaient « dans


EXEMPLA VIRTUTIS C’est au travail passionné et minutieux de l’archéologue Baldassare Conticello et du sculpteur Vittorio Moriello

que l’on doit la reconstitution des cinq groupes sculptés spectaculaires qui ornaient la grotte. Parmi ceux-ci, la scène du monstre marin

Scylla attaquant le navire d’Ulysse (page de gauche) et celle de l’aveuglement du cyclope Polyphème par le roi d’Ithaque et ses

compagnons (ci-dessus, à droite). Le groupe de Polyphème occupait à l’origine une cavité creusée au fond de la grotte à droite, tandis que

celui de Scylla s’élevait au centre du bassin circulaire. Comme le groupe d’Ulysse et Diomède volant le Palladion (en bas, les fragments

de la tête de Diomède et de sa main agrippant l’effigie d’Athéna), qui se trouvait à l’entrée de la grotte, ces sculptures avaient pour vocation

d’illustrer les vertus d’Ulysse, l’ancêtre de Tibère, et à travers elles les propres qualités de l’empereur. Ci-dessus, à gauche : le petit îlot

au centre du bassin rectangulaire devait être non pas un triclinium, comme on l’a longtemps pensé, mais un petit jardin aquatique auquel

on accédait par un pont de bois, le bassin, alimenté en eau de mer et en eau douce, servant, pour sa part, de vivier à murènes.

© ALESSIO INNOCENTI. © ARALDO DE LUCA.

une villa appelée Spelunca, entre la mer

d’Amyclées et les hauteurs de Fondi, et

dînaient dans une grotte naturelle »

lorsque l’entrée de la grotte s’effondra,

écrasant plusieurs serviteurs. Tibère ne

dut son salut qu’à Séjan, qui lui fit rempart

de son corps. Suétone situe de

façon analogue la scène « près de Terracina,

dans une villa impériale appelée

Spelunca ». C’est après cet accident

que Tibère abandonna Sperlonga pour

sa villa Jovis de Capri, l’une des douze

villas que, rapporte Tacite, l’empereur

fit bâtir ou remanier sur la célèbre île du

golfe de Naples.

Les racines familiales de Tibère pourraient

expliquer son choix de Sperlonga

comme lieu de villégiature. Suétone

affirme en effet que sa grand-mère

maternelle était originaire de Fondi,

toute proche. Il aurait pu hériter ainsi à

Sperlonga d’une villa appartenant à son

arrière-grand-père, le magistrat AufidiusLurco.Maissesoriginessontsurtout

déterminantes pour le choix d’Ulysse

comme protagoniste du programme

décoratif de sa villa. Tibère appartenait

en effet par son père Tibérius Néron,

comme par sa mère Livie, à l’illustre

gens Claudia, qui prétendait descendre

de Télégonos, le fils d’Ulysse et de Circé.

Cette tradition familiale se trouvait

opportunément adoubée par une

tradition topographique qui associaitUlysseàcetterégiondelacôte

tyrrhénienne. Les Romains regardaient

en effet le promontoire du

Monte Circeo, visible depuis Sperlonga,

comme l’île où la magicienne

avait retenu le héros pendant un an

avant qu’il ne rentre à Ithaque.

Pour un lettré comme Tibère, pétri

des poèmes homériques et de la lecture

de l’Enéide de Virgile, publiée pendant

sa jeunesse, la coïncidence était trop

belle : la grotte de sa villa serait conçue

comme un nouveau lieu ulysséen, orné

d’œuvres d’art représentant son aïeul

mythique, dont l’astuce avait permis la

prise de Troie et, de là, la fuite d’Enée et

la fondation de Rome. Reprenant à son

compte l’imagerie politique inaugurée

par Auguste, ce sont ses propres qualités

que l’empereur entendait aussi livrer

à l’admiration de ses visiteurs à travers

les exempla virtutis de son ancêtre,


L’ESPRIT DES LIEUX

112

h

illustrés par les statues : la

pitié d’Ulysse récupérant le

corps d’Achille, sa ruse lors

du vol du Palladion, son courage

dans l’épisode de

Scylla, son habileté à aveugler

Polyphème.

La genèse et la datation de

cette « odyssée de marbre »,

comme la surnomma dès 1964

l’archéologue norvégien Hans

Peter L’Orange, mais aussi ses liens

avec le Laocoon ont fait l’objet de multiples

hypothèses et controverses depuis

sa découverte. Bien que les noms

d’Agésandros, Polydoros et Athénodoros

figurent seulement sur la Scylla, la

parenté stylistique entre les groupes de

Sperlonga, sculptés dans du marbre

phrygien de Docimium – aujourd’hui la

carrière d’Iscehisar, dans la province

turque d’Afyon –, indique qu’ils sont

tous les cinq sortis du ciseau des artistes

rhodiens. Mais comment établir l’histoire

de leur création ?

On sait que Tibère choisit Rhodes

comme lieu de son exil volontaire, entre

6 av. J.-C. et 2 apr. J.-C., parce qu’il

avait fort goûté la vie intellectuelle et

culturelle de l’île lors de la halte qu’il y

avait faite en 20 av. J.-C., à l’âge de

22 ans, après avoir rétabli le roi Tigrane

sur le trône d’Arménie. Comme le suggère

l’archéologue Nathan Badoud, qui

a rouvert le dossier du Laocoon et des

groupes de Sperlonga en prenant en

compte toutes les sources disponibles,

ce serait lors de ce premier séjour que

le conseil de Rhodes, désireux de se

racheter auprès d’Auguste d’avoir pris

le parti de Marc Antoine à la bataille

d’Actium, aurait offert à son beau-fils

une statue à titre de présent diplomatique.

Tibère serait alors rentré à Rome

avec les trois artistes, qui y auraient

sculpté le Laocoon l’année suivante,

soit en 19 av. J.-C.

C’est à eux que le futur

empereur se serait

adressé ensuite pour leur

passer une commande

privée, destinée à orner

sa villa de Sperlonga. La

configuration des groupes

dans la grotte et leurs dimensions

semblent indiquer en

effet qu’ils furent sculptés pour ce

lieuetinsitu.Sil’onignoreladatede

leur installation, la statue de Ganymède

enlevé par l’aigle, dont une copie trône

depuis 1994 à son emplacement primitif,

au sommet de l’arc d’ouverture

de l’antre, n’aurait été mise en place

qu’après l’an 4, année de l’adoption de

Tibère par Auguste : la gens Iulia, à

laquelle appartenait désormais le futur

Un véritable « paysage culturel », à la fois

aquatique et terrestre, naturel et artificiel.

empereur, prétendait en effet descendre

d’Enée, arrière-petit-neveu du prince

troyen devenu l’échanson des dieux.

Mais doit-on regarder ces statues

comme des créations originales ou bien

comme des copies de groupes monumentaux

en bronze de l’époque hellénistique

? L’éminent spécialiste Bernard

Andreae considère que, hormis le

Ganymède, tous relèvent de la seconde

hypothèse. La Scylla serait ainsi une

copie fidèle de l’immense groupe en

bronze du II e siècle av. J.-C. qui orna,

sans doute à partir du VI e siècle, la spina

de l’hippodrome de Constantinople jusqu’à

sa fonte par les croisés en 1205.

Pour Nathan Badoud en revanche, ni

les groupes de Sperlonga ni le Laocoon

ne copient des œuvres originales : ils

seraient caractéristiques de ce « baroque

rhodien » remontant à l’époque hellénistique

dont témoigne aussi la Victoire

de Samothrace.

Au centre de la piscine rectangulaire,

un petit îlot de maçonnerie, formé d’un

terre-plein et de quatre vasques, attire

l’œil. « Longtemps on a pensé qu’il

s’agissait d’un triclinium orné d’une

colonnade. Mais l’exiguïté de l’espace et

son exposition au soleil ont récemment

fait reconsidérer cette proposition », préciseCristiana

Ruggini.Onestime désormais

qu’il s’agissait, comme sur le

Canope de la villa Adriana à Tivoli, d’un

petit jardin aquatique, auquel on accédait

par un pont de bois. Quant aux quatre

vasques, elles devaient accueillir

diverses espèces de poissons ou des

poissons à différents stades de leur

croissance. Car la fonction de la piscine

ne fait pas de doute : alimentée en eau

de mer et en eau douce par une canalisation

encore visible, elle servait de

vivier à murènes, comme l’indiquent les

amphores à usage de tanières insérées

par dizaines dans les murs de l’îlot.

C’est donc un véritable « paysage

culturel », selon le mot de l’archéologue

Fabrizio Pesando, à la fois aquatique

et terrestre, naturel et artificiel,

que l’empereur philhellène avait

inventé pour frapper l’imagination de

ses invités dès leur arrivée. L’éperon

rocheux, autrefois orné de pâte de

verre polychrome, qui flanque à gauche

l’ouverture de l’antre donnait le

ton : sa silhouette figurait la proue de la

nef d’Ulysse taillée par les Phéaciens,

comme le rappelle une inscription

désormais au musée. Une fois arrivés

devant la grotte – peut-être une représentation

de celle des Naïades, évoquée

par Homère au chant XIII de l’Odyssée –,

les invités de Tibère jouissaient de la

meilleure vue en gagnant le petit jardin

sur l’îlot central. A l’intérieur de la grotte,

ils admiraient les vertus du prince mises

en scène dans autant de tableaux sculptés

: d’abord les deux groupes d’Ulysse

– Achille et Diomède –, puis Scylla au

milieu du bassin, enfin, au fond du nymphée,

le groupe de Polyphème. S’ils se

tournaient vers l’extérieur, ils contemplaient,

comme le Ganymède du sommet,

la mer Tyrrhénienne et, à l’horizon,

ce Monte Circeo où le roi d’Ithaque avait

donné naissance à la gens de Tibère.

Déjà répandu dans les nymphées des

villas de la fin de l’époque républicaine,

le thème de l’enivrement ou de l’aveuglement

de Polyphème connut, après


Sperlonga, une riche postérité dans les

demeures impériales. On le retrouve

ainsi dans le nymphée du palais de

Claude à Baïes (Le Figaro Histoire

n° 57) et dans la Domus Aurea de Néron

à Rome. Quant au nymphée Bergantino

de la villa de Domitien à Castel

Gandolfo et à la villa Adriana à Tivoli,

les fragments de marbre qui y ont été

découverts signalent une même association

de l’aveuglement du cyclope et

de Scylla. A Tivoli est conservée une

reconstitution saisissante du monstre

marin, qui se dressait peut-être en deux

exemplaires à chaque extrémité du

miroir d’eau du Canope. Ces groupes

étaient certainement des imitations

délibérées de ceux de Sperlonga.

Car si Tibère déserta sa villa après

l’écroulement de 26 apr. J.-C., la grotte

ne fut pas abandonnée pour autant,

comme le montrent plusieurs autres

sculptures du II e siècle retrouvées sur

place, mais aussi l’inscription de Faustinus

décrivant Polyphème et Scylla, qui

daterait, selon Nathan Badoud, du III e ou

duIV e siècle.Ledécorsculptédelagrotte

aurait donc été encore intact en grande

partie à cette époque. Mais que penser

des dizaines de milliers de fragments

auxquels il fut réduit ensuite ? « Leur

enfouissement dans le bassin, après une

destruction aussi méthodique, fait penser

à une damnatio memoriae du paganisme

de la part des chrétiens », suggère

Cristiana Ruggini. Ce sont eux qui ont

laissé les dernières traces d’une occupation

de la grotte au VI e siècle.

Dans les réserves du musée dorment

encore des monceaux de débris sculptés.S’ilestpeuprobablequ’ilsretrouvent

jamais leur place dans le fabuleux puzzle

qui fait l’admiration des 45 000 visiteurs

annuels de Sperlonga, leur simple existence

laisse imaginer le raffinement de la

grotte telle qu’elle se présentait il y a tout

juste deux mille ans. Ce qu’on y voyait

n’était pas un simple décor, mais le rêve

de marbre d’un empereur érudit, qui

avait confié à trois artistes virtuoses le

soin de lui donner vie, et à Ulysse,

« l’homme aux mille tours », celui de

chanter ses vertus et sa gloire.2

© ARALDO DE LUCA. © ALESSIO INNOCENTI. © FRANCO COGOLI/SIME/PHOTONONSTOP.

UN DÉJEUNER DE SOLEIL Page de gauche : le pied gauche de Polyphème. En haut :

la tête du timonier dont la calotte crânienne a été emportée par Scylla. Ci-dessus :

les vestiges de la villa de Tibère. Edifiée au début du I er siècle av. J.-C. et remaniée

au début de l’époque impériale, elle était l’un des lieux de villégiature favoris

de Tibère. L’empereur l’abandonna toutefois après l’accident survenu en 26 apr. J.-C.

au cours duquel, alors qu’il dînait dans la grotte, entouré de sa sublime «odyssée

de marbre », il faillit mourir écrasé sous la roche, l’entrée s’étant effondrée.

113

H


L’ESPRIT DES LIEUX

114

h

© S. DUBROMEL/HANS LUCAS. © ALAIN LEPRINCE/SERVICE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PISCINE, MUSÉE D’ART ET D’INDUSTRIE DE ROUBAIX/SP.

L IEUX DE MÉMOIRE

Par Albane Piot

de

Unbain

culture

Il y a tout juste vingt ans le musée

d’Art et d’Industrie de Roubaix offrait

une seconde vie à la somptueuse

piscine Art déco de la rue des Champs.


© PHOTOPQR/VOIX DU NORD/THIERRY THOREL/MAXPPP.

Elle avait été bâtie entre 1927 et 1932

à la demande du premier maire

socialiste de Roubaix, Jean Lebas, qui

l’avait voulue «la plus belle de France ».

Menacée de destruction au début des

années 1980, elle fut sauvée par le maire de

l’époque, André Diligent, et convertie de

piscine municipale en un musée d’Art et

d’Industrie dont on a célébré à l’automne

dernier les vingt ans de l’ouverture au

public. Un musée riche de collections de

grande qualité, mais qui n’a jamais gommé

l’identité première de ce grand bâtiment

Art déco cher au cœur des Roubaisiens :

il a su conserver l’essentiel de ses volumes

et de son esthétique, l’évocation de ses

équipements hygiéniques si modernes

pour l’époque et surtout de son long

bassin flanqué aux deux extrémités

de larges verrières en éventail évoquant

le soleil couchant et le soleil levant.

L’élection, en 1912, de Jean Lebas contre

Eugène Motte avait été un événement.

Elle mettait fin à la confusion des pouvoirs

économique et politique que la ville

avait connue tout au long du XIX e siècle,

IMPRESSION, SOLEIL LEVANT Ci-dessus : l’un des deux vitraux au décor de soleil levant

et de soleil couchant qui se reflètent dans l’ancien bassin de natation, transformé en

miroir d’eau (page de gauche, en haut). Sous sa voûte en coque en béton, la salle, qui abrite

désormais les collections de sculptures, a des allures de nef d’abbatiale. Véritable icône de

La Piscine, La Petite Châtelaine (page de gauche, en bas, par Camille Claudel, 1895-1896) est

la première sculpture acquise par un musée français grâce à une souscription publique.

Roubaix ayant toujours eu jusqu’alors pour

maire un grand patron du textile. La ville

était passée de 8 000 habitants en 1800

à 125 000 habitants en 1900, à la faveur

d’une forte immigration ouvrière venue

des Flandres, et l’habitat semi-collectif

construit pour accueillir celle-ci était la

plupart du temps dénué de toute hygiène.

Quand s’installe véritablement cette

nouvelle municipalité à l’issue de la

Première Guerre mondiale, la tuberculose

fait des ravages terribles dans les courées.

Avec l’Ecole de plein air, construite après

la guerre sur les plans de Jacques Gréber

à la limite de la campagne pour lutter

précisément contre ce fléau, la création

d’une piscine municipale rue des Champs,

en plein centre-ville, doit être un emblème,

le grand projet symbolique de «la ville

sainte du socialisme », comme l’appelait

son député Jules Guesde, destiné

à démontrer avec le plus grand éclat

les capacités et l’exemplarité d’une

municipalité issue du monde ouvrier.

Dans ce but, Jean Lebas fait appel

à un architecte lillois, Albert Baert, qui, fait

relativement exceptionnel pour l’époque,

a déjà construit deux piscines, l’une

à Lille, l’autre à Dunkerque. Franc-maçon,

il est assez proche d’une bourgeoisie

plutôt progressiste avec laquelle le maire

socialiste de Roubaix doit composer.

Son choix est donc tout aussi stratégique

que technique. L’entreprise est complexe :

Albert Baert doit répondre à la fois aux

exigences hygiénistes de la municipalité, au

goût pour le sport qui se développe alors

et au souci de magnificence que requiert

ce projet éminemment politique. Avec les

contraintes d’un terrain qui, quoique vaste, 1


L’ESPRIT DES LIEUX

116

h

est enchâssé dans un tissu urbain très

dense de bâtiments industriels, maisons

patriciennes ou habitats modestes,

et ne possède qu’une ouverture très étroite

sur la rue des Champs, pas plus large

qu’une maison individuelle simple.

L’architecte conçoit alors de conduire

le visiteur d’une entrée aménagée comme

un pronaos et naos vers une sorte d’abbaye

cistercienne organisée autour d’un jardin

de cloître. La façade de la rue des Champs

(conservée, mais qui n’est plus l’entrée

principale aujourd’hui) semble le narthex

d’une basilique du haut Moyen Age.

Les vestibules qui abritaient autrefois le

kiosque où l’on prenait son billet d’entrée,

les garages à bicyclettes, des tables et bancs

de bois, des panneaux d’information et le

monument aux morts du Swimming Club,

conduisent au foyer hypostyle. De là

on accède au jardin central, bordé sur deux

côtés de salles de bains semblables à des

cellules monacales, sur deux niveaux :

le rez-de-chaussée réservé aux hommes ;

le premier étage, aux femmes.

Les baignoires des hommes, maçonnées

dans le sol, ont des allures de baptistères

antiques. Les salles de bains des femmes,

elles, sont dotées de baignoires

en céramique posées sur des pieds boules.

Le foyer donne aussi accès à la buvette,

aujourd’hui restaurant du musée,

et conduit comme inexorablement vers

la grande nef du bassin, auquel on n’accède

qu’après avoir passé le filtre, obligatoire, des

cabines de déshabillage et de douche qui

l’enserrent. Le bassin, long de 50 m quand

les piscines de l’époque n’en dépassaient

généralement pas 25, large de 12, était

couvert d’une double voûte de béton en

coque, véritable prouesse technique. Pour

aller au bout de l’identification de cette

grandiose nef de béton avec une abbatiale

cistercienne, les décors du soleil levant et

du soleil couchant qui ornent ses tympans

de verre offrent l’illusion que la course

du soleil se fait dans l’axe du bâtiment.

Dès son ouverture, la piscine est

un immense succès populaire ; elle est

adoptée par les Roubaisiens de tout

âge et de toute catégorie sociale. La tête

de Neptune crachant l’eau du bassin,

que les Roubaisiens appellent «le lion »,

devient légendaire. Mais les années

passant, la structure s’affaiblit, la voûte

de béton, affectée par l’humidité, menace

de s’effondrer. Tant et si bien qu’en 1985,

la ville est mise au pied du mur par

l’entreprise chargée de sa maintenance :

André Diligent doit fermer la piscine –

décision la plus controversée de son

mandat. Alors que l’industrie du textile

a drastiquement chuté, la ville cherche

à se donner un nouveau visage et détruit

une grande part de son patrimoine.

Ne pouvant demeurer une piscine, celle de

Roubaix n’aurait pas dû échapper à cette

tentation. Mais André Diligent comprend

la projection affective des habitants

sur ce bâtiment et empêche sa destruction.

Lorsque son adjointe lui demande

de relancer le projet d’un musée municipal

naît alors l’idée d’affecter cette nouvelle

destination à la piscine désertée.

Un concours est lancé en 1993 et

remporté par Jean-Paul Philippon en 1994.

Commencés en 1998, les travaux sont

achevés en 2001 pour une ouverture

du musée en octobre de cette année-là.

En lieu et place du bassin, Philippon

aménage un miroir d’eau relativement

étroit et accompagné de toute

une machinerie permettant de réguler

l’humidité ambiante, le long duquel

il dispose les collections de sculptures

rescapées de l’ancien musée national

de Roubaix. Il laisse en usage le lion tant

aimé et transforme en vitrines les cabines

de douche et de déshabillage : de la

céramique au rez-de-chaussée, de la mode

au premier étage. Ainsi le Roubaisien

attaché à la piscine de son enfance pourrat-il

véritablement la reconnaître. Le

pourtour du jardin accueille les collections

des beaux-arts, mais conserve deux salles

de bains pour la mémoire du lieu.

Au premier étage, au-dessus du miroir

d’eau, sont aussi présentés des tissus,

en petite quantité renouvelée tous

les trois mois du fait de leur fragilité. Ils

représentent la plus grande partie des

collections du musée et le souvenir

de ce qu’avait été au XIX e siècle le premier

musée roubaisien : un musée industriel

présentant uniquement du textile dans

de grands livres d’échantillons, exemples

de la production annuelle locale déposés

par intérêt patrimonial autant qu’à titre

de protection juridique des dessins.

Ce premier musée industriel avait élargi

MÉTAMORPHOSE Aménagées en vitrines, les anciennes cabines qui bordent le miroir d’eau

abritent, au rez-de-chaussée, les collections de céramiques (ci-contre) et, au premier étage,

celles de tissus (en haut). Depuis son ouverture en octobre 2001, La Piscine fourmille de visiteurs

qui viennent admirer les collections de ce riche musée d’Art et d’Industrie illustrant le goût

des amateurs d’art roubaisiens, des années 1820 aux Trente Glorieuses, avec parfois la chance

de profiter d’un concert dans ce cadre enchanteur (page de droite).


PHOTOS : © ALAIN LEPRINCE/SERVICE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PISCINE, MUSÉE D’ART ET D’INDUSTRIE DE ROUBAIX./SP.

son champ d’action aux beaux-arts au

début des années 1860. Le comte Mimerel,

sénateur de Roubaix, avait alors obtenu

de l’Etat des dépôts d’œuvres d’art, tandis

que de nombreuses œuvres des églises de

la ville étaient venues grossir les collections.

En 1882, la ville avait signé une convention

avec l’Etat pour la création d’une école

nationale d’ingénieurs, dont tout le

bâtiment de façade, sur l’avenue Jean Lebas,

en face de l’entrée actuelle de La Piscine,

accueillerait les collections du musée.

Celui-ci connut une très belle activité sous

la direction de Victor Champier pendant

une trentaine d’années. En 1924 encore, le

peintre Jean-Joseph Weerts offrit à Roubaix

un ensemble de ses tableaux et ouvrit un

musée monographique à son nom à l’hôtel

de ville pour remercier sa ville natale de

la bourse d’étude qu’il en avait reçue pour

entrer dans l’atelier du peintre Cabanel.

Passé de mode, devenu incompris

avec le temps, le Musée national ferme

ses portes dans l’indifférence générale

au début de la Seconde Guerre mondiale.

Au départ de son dernier gardien d’avantguerre

en 1959, il est rayé de la liste des

musées nationaux. Ses collections sont

pillées plus ou moins officiellement, sa

collection de tissus envoyée à Tourcoing

dans un centre de formation, où elle

disparaît presque complètement. A l’Ecole

des beaux-arts, logée dans les locaux de

l’école d’ingénieur, les étudiants sont invités

par leurs professeurs à venir découper

les tableaux dans les galeries pour en faire

des collages. Dans les années 1970,

constatant la catastrophe, le conservateur

bénévole et non professionnel du musée

Weerts prend l’initiative de récupérer, à

l’aide de véhicules municipaux, une grande

donation de mobilier et d’œuvres d’art que

le musée national avait reçue en 1923

d’un négociant textile de Roubaix du nom

d’Henri Selosse. En la répartissant dans

les bureaux et les salons de l’hôtel de ville,

il sauve du pillage et de la destruction

une grande partie de la collection.

C’est à partir de cette collection Henri

Selosse et des œuvres du musée Weerts,

fermé au début des années 1980,

que le nouveau musée d’Art et d’Industrie

reconstitue sa collection beaux-arts dès

les années 1990. A sa tête depuis les origines

du projet en 1989, Bruno Gaudichon,

passionné, s’applique à illustrer le goût des

amateurs d’art roubaisiens au XIX e et

au XX e siècle, des années 1820 à la Seconde

Guerre mondiale. Mais aussi pendant

les Trente Glorieuses, grâce aux œuvres

d’art moderne du Groupe de Roubaix,

collectionnées à cette époque par de riches

familles roubaisiennes qui en ont fait

don au musée. Dès l’ouverture en 2001,

Bruno Gaudichon savait que le musée ne

suffirait pas à abriter toutes ces collections.

Lancé en 2011, un nouveau concours

architectural remporté derechef par Jean-

Paul Philippon, a permis d’importants

travaux d’agrandissement en 2018.

Tout au long de son parcours, le visiteur

peut admirer des œuvres d’artistes biens

connus à l’échelle nationale tels Rodin,

Camille Claudel et sa si touchante Petite

Châtelaine, acquise au moyen d’une

souscription qui rencontra une réponse

essentiellement populaire, Jules Dalou,

Mondrian, Kees Van Dongen, mais aussi

celles d’artistes du Nord, lillois, roubaisiens,

flamands comme Jean-Joseph Weerts

ou Rémy Cogghe, qui dessinent le portrait

d’une scène artistique régionale d’une

grande richesse. Depuis vingt ans, la piscine

fourmille de visiteurs, de classes d’enfants

ou d’étudiants en art, de personnes de tout

âge qui ont ici leurs habitudes, s’attardent

volontiers au restaurant et s’empressent

au-devant du conservateur et maître des

lieux quand, tranquille et souriant, il vient

à passer, saluant chacun de ses employés

par son nom et tous ceux qui l’abordent

avec la même générosité. 2

● La Piscine, musée d’Art et d’Industrie André-

Diligent, 23, rue de l’Espérance, 59100 Roubaix.

Rens. : www.roubaix-lapiscine.com

117

h


L’ESPRIT DES LIEUX

118

H

© MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/CHRISTIAN DÉCAMPS/SP. © ASHMOLEAN MUSEUM, UNIVERSITY OF OXFORD/SP.


P ORTFOLIO

Par Albane Piot

des

Le

soleilnoir

pharaons

A partir du 28 avril, une exposition

raconte, au musée du Louvre,

l’épopée fascinante de l’antique Nubie,

au temps des rois de Napata.

Acte III. C’est le moment où tout

bascule. « Di Napata, le gole »,

répète, en un cri, Amounasro, le

roi d’Ethiopie, alors que le général

égyptien Rhadamès vient involontairement

de se trahir, en révélant le lieu par

où passeront ses troupes : les gorges de

Napata. Leurs deux voix, dès lors, se

mêlent, l’un baryton, l’autre ténor, sur

une partition intense et dramatique.

Rhadamès,celuiqu’Aïdaaime,dénoncé

par la jalouse Amnéris, est condamné et

emmuré vivant. Aïda l’Ethiopienne, la

fille d’Amounasro, le rejoint dans son

supplice, pour mourir avec lui plutôt que

de vivre sans lui. O terra, addio…

Avec Aïda, créé à l’Opéra khédivial

du Caire, le 24 décembre 1871, Verdi

signait son triomphe et l’un des opéras

aujourd’hui encore les plus célèbres au

monde. Il lui avait été commandé par le

vice-roi d’Egypte, Ismaïl Pacha, pour

célébrer l’inauguration du canal de

Suez. Pour le scénario et le dessin des

costumes, et par souci de vérité historique,

Verdi avait demandé l’aide du

plus grand connaisseur de l’Egypte

ancienne de l’époque : Auguste

Mariette. L’archéologue y avait révélé

tout l’intérêt qu’il portait à la civilisation

encore bien méconnue des rois de

Napata, dans cette région du sud de

l’Egypte que l’on qualifiait d’éthiopienne,

de aethiops, traduction grecque

de l’hébreu kush : Kouch, fils de

Cham, lui-même fils de Noé, à qui avait

été dévolue cette partie de l’Afrique.

Aethiops,le«Pays-des-visages-brûlés »,

terme par lequel les auteurs grecs de

l’Antiquité désignaient ce territoire

aux contours changeants au sud de

l’Egypte, que l’on appela aussi Nubie

dès le XII e siècle av. J.-C., sur les terres

de l’actuel Soudan.

Pour élaborer le livret d’Aïda, Mariette

s’était précisément appuyé sur les textes

de stèles dont les estampages seront

visibles lors de la grande exposition qui

ouvre ce printemps au musée du Louvre.

Alors que 2022 marque le bicentenaire

du déchiffrement des hiéroglyphes

par Champollion et les douze ans

de l’exposition « Méroé, un empire sur

le Nil », qui vit la première présentation

en ces murs de ces mêmes contrées au

temps de la fastueuse XXVI e dynastie, le

Louvre s’apprête en effet à évoquer le

royaume qui précéda celui de Méroé :

Napata, au pays de Kouch. Ce Napata

dont les rois étaient parvenus à conquérir

toute la vallée du Nil, à unifier une

Egypte fracturée après la débâcle des

SOUS LE SOLEIL EXACTEMENT

Ci-dessus : Tête d’une statue du dieu

Amon-Rê de Thèbes trouvée à Sanam,

XXV e dynastie, règne de Tanouétamani,

quartzite (Oxford, Ashmolean Museum).

Tanouétamani est le dernier souverain

kouchite à avoir régné sur l’Egypte d’où il

fut chassé par les Assyriens en 663 av. J.-C.

Page de gauche : Triade d’Osorkon, or, lapislazuli

et pâte de verre, XXII e dynastie, règne

d’Osorkon II (Paris, musée du Louvre).

Osiris, au centre, est entouré d’Isis, à droite,

et d’Horus. Ce pendentif offert aux dieux

en ex-voto témoigne du prestige encore

réel d’un souverain se réclamant de

Ramsès, cent ans avant la conquête du roi

Piânkhy de Napata, vers 720 av. J.-C.

119

H


L’ESPRIT DES LIEUX

120

H

© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/HERVÉ LEWANDOWSKI. © TRIGONART INGENIEURBÜRO PAWEL WOLF/SP.

LA MONTÉE DES EAUX

Ci-contre : Taharqa à genoux

offrant le vin au dieu-faucon Hémen,

bronze, grauwacke (?) plaqué d’or,

bois plaqué d’argent, XXV e dynastie,

règne de Taharqa (Paris, musée

du Louvre). Cet ex-voto fut offert

par le roi Taharqa (690-664 av. J.-C.)

qui, par ses prières, avait obtenu

du dieu un retour à une crue du Nil

normale et avait ainsi sauvé

son peuple de la famine.

derniers Ramsès et à créer la

XXV e dynastie égyptienne ; Napata et

les pharaons qu’elle donna à l’Egypte

et sur lesquels la recherche a considérablement

progressé ces dernières

années ; Napata dont les champs de

fouilles archéologiques ont livré les trésors

présentés à l’exposition.

Son histoire est une épopée. Celle que

raconte le document archéologique

peut-être le plus disert de toute la vallée :

la Stèle triomphale de Piânkhy, haute de

près de 1,77 m, large de 1,45 m, suffisamment

épaisse pour être autoportante,

gravée sur ses quatre faces de

159 lignes de hiéroglyphes. Elle avait

été découverte avec quatre autres stèles

auDjebelBarkal(surlarivedroiteduNil,

à environ 40 km en aval de la quatrième

cataracte) par un officier égyptien en

1862 et acheminée au Caire à la

demande d’Auguste Mariette pour son

premier musée égyptien. Moulée quelques

années plus tard à la demande du

British Museum, c’est sa copie de plâtre

qui sera exposée au Louvre.

On y lit le récit détaillé des faits

d’armes du roi kouchite Piânkhy Meriamon,

quand, vers 720 av. J.-C., se

jugeant prédestiné, il lança ses armées

à la conquête de la vallée du Nil depuis

son fief de Napata, s’empara des capitales

des différents royaumes qui s’en

disputaient les contours, Thèbes, Hermopolis,

Héracléopolis, Memphis, soumit

leurs pharaons, leurs roitelets et

leurs chefs. On y découvre le détail des

forces en présence, les tactiques de

siège, les massacres, les butins, les

retournements d’alliance et les ambassades,

les princesses envoyées obtenir

des alliances, les cadeaux, les dévotions

et les fêtes. Représentés à genoux

dans le cintre de la stèle, les vaincus baisent

le sol devant leur vainqueur qui

rend hommage au dieu dynastique,

Amon. De l’Egypte pharaonique, les

princes du pays de Kouch avaient

adopté tout le panthéon, les formes

politiques et économiques, l’art, ses

codes et ses représentations, lorsqu’ils

étaient encore sous la domination des

Thoutmosides et des Ramsès, quelques

années plus tôt.

C’est au pied de la Montagne-Pure du

Djebel Barkal, piton rocheux planté

devant un relief tabulaire de 100 m de


SOUS BONNE GARDE Ci-dessus : reconstitution en 3D des sept statues de cinq rois (Taharqa, pour la plus

grande, Tanouétamani, Senkamanisken, Anlamani et Aspelta, pour la plus petite) découvertes à Doukki Gel en 2003.

Le placage d’or et les peintures restitués donnent aux sculptures l’apparence qu’elles devaient avoir à leur sortie

des ateliers royaux kouchites. Ci-dessous : Statue du bélier d’Amon protégeant Aménophis III, découverte au Djebel

Barkal, granit de Tombos, alliage cuivreux (moderne), XVIII e dynastie, règne d’Aménophis III (Berlin, Staatliche

Museen zu Berlin). Originaire du temple érigé à Soleb par Aménophis III (v. 1390-1352 av. J.-C.), cette statue avait été

transportée par les rois kouchites dans le temple d’Amon au Djebel Barkal, qui domine le site de Napata au Soudan.

121

H

haut dans lequel les Egyptiens avaient

reconnu la fille de Rê protégeant le dieu

Amanap, « Amon de Napata », caché

dans la montagne, qu’avait été élevé

tout un enchevêtrement de palais, de

chapelles et de temples sur le modèle

d’Abou Simbel : Napata. Parmi eux, le

grand temple d’Amon resterait le plus

grand temple jamais construit au Soudan.

C’est là que l’on découvrit l’extraordinaire

bélier de granit du Staatliche

Museen de Berlin, originaire du temple

érigé à Soleb par Aménophis III et que les

rois kouchites avaient transportéau Djebel

Barkal. Avec Sanam, Kawa, Doukki

Gel, Méroé, tout un réseau de villes, chacune

consacrée à une forme du dieu

Amon, balisent le premier royaume de

Napata, avant la conquête de l’Egypte.

© BPK, BERLIN, DIST. RMNGRAND PALAIS. MARGARETE BÜSING/SP.


L’ESPRIT DES LIEUX

122

H

DIVINE ADORATRICE

Ci-contre : Sphinx de Chépénoupet II,

granit noir, XXV e dynastie (Berlin,

Staatliche Museen zu Berlin).

Fille du roi Piânkhy, la princesse

Chépénoupet II assuma la haute

fonction de divine adoratrice

d’Amon sous le règne de son

frère Taharqa, ce qui lui valut,

notamment, d’être représentée

sous la forme d’un sphinx.

© BPK, BERLIN, DIST. RMNGRAND PALAIS/JÜRGEN LIEPE/SP. © THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM/AURIMAGES.

La conquête faite, le roi Piânkhy s’en

était retourné à Napata. Chabataka

(713-705 av. J.-C.) lui avait succédé,

qui dut chasser de Memphis le maître

de Saïs insoumise, Bocchoris, brûlé vif

en représailles. Puis Chabaka (705-

690 av. J.-C.) et surtout Taharqa (690-

664 av. J.-C.), grand bâtisseur, dont le

règne a laissé les témoignages les plus

imposants de la marque kouchite sur

l’Egypte, malgré ses fragilités, la sécession

progressive des villes du Delta, Saïs

en tête, et la pression des Assyriens.

Ces nouveaux pharaons qui règnent

sur Memphis et sur Thèbes, s’ils ont pris

tous les atours de leurs prédécesseurs

égyptiens, les mêmes couronnes, les

mêmes attributs, ont aussi leurs signes

distinctifs, tel le collier à trois têtes

criocéphales(têtesdebélier)del’Amon

nubien, la coiffe kouchite, sorte de

calotte accompagnée d’un large bandeau

noué derrière la tête et dont les

pans retombent sur les épaules du roi,

auquel est accroché le double uræus,

les deux cobras aux queues entrelacées

; les cornes de bélier d’Amon, qui

manifestent sa maîtrise sur les crues du

Nil, ou encore la couronne d’Onouris et

ses quatre hautes plumes de faucon. Ce

sont ces attributs que portent les nombreuses

représentations en bronze du

roi à genoux, en position d’offrande,

retrouvées notamment à Kawa, ou

l’Enseigne divine au sphinx du roi

Taharqa debout sur un pavois, du

musée du Louvre. Le plus bel exemple

en est certainement la précieuse statuette

du Louvre figurant Taharqa à

genoux qui offre le vin au dieu faucon

Hémen, plaqué d’or, un cobra dressé

entre ses pattes.

A Thèbes, capitale des dieux, les

Kouchites ne dérogent pas à la règle qui

veut que chaque nouveau pharaon légitime

son pouvoir en embellissant Karnak,

le temple du dieu Amon, caution

divine de leur autorité. La liste de leurs

constructions est impressionnante :

Trésor de Chabaka, cinq colonnades de

Taharqa, chapelles à la glorification

d’Osiris, Edifice de Taharqa du Lac…

Pour l’exposition, Jean-Claude Golvin

en a reconstitué de jolies vues aquarellées,

avec l’aide d’archéologues ayant

travaillé sur place. D’une chapelle de

grès située au sud-est du lac sacré de

Karnak proviennent les deux reliefs du

Staatliche Museen de Berlin, où sont

représentés le roi et la déesse Mout,


© MUSÉE JACQUEMART-ANDRÉ-INSTITUT DE FRANCE © STUDIO SÉBERT PHOTOGRAPHES/SP.

À L’ASSAUT Ci-dessus : Prise par les armées assyriennes d’une ville

égyptienne, albâtre gypseux, époque néo-assyrienne, règne d’Assourbanipal

(Londres, The British Museum). Il pourrait s’agir de la ville de Memphis,

prise par les Assyriens en 666 av. J.-C., ou de celle de Thèbes, mise à sac en

664 av. J.-C. A droite : Tête d’une statue de Psammétique II, grauwacke,

XXVI e dynastie, règne de Psammétique II (Paris, musée Jacquemart-André).

parèdre d’Amon. Sur un relief de montant

de porte conservé habituellement

au musée égyptien de Bonn, le roi

Taharqa reçoit l’accolade du dieu Osiris.

Les filles ou sœurs des rois assument

souvent la fonction de divine adoratrice

d’Amon, rang insigne, qui leur

vaut des prérogatives royales comme

celle d’être représentée en sphinx pour

la princesse Chépénoupet II, fille de

Piânkhy et sœur de Taharqa.

Mais le royaume des Deux-Terres des

rois kouchites est trop vaste pour rester

longtemps sous contrôle, et son voisin

assyrien, la grande puissance de la

région, se fait de plus en plus menaçant.

En 701 av. J.-C., comme le conte le livre

biblique des Rois, Taharqa, qui n’était

encore qu’un jeune général, met en

déroute les armées assyriennes et sauve

Jérusalem du siège de Sennachérib.

MaisàlamortdeSennachérib,assassiné

en 681 av. J.-C., et avec l’accession au

trône de son fils Assarhaddon, la pression

assyrienne reprend sur le royaume

kouchite. Les batailles se multiplient.

En 671 av. J.-C., « le 22 du mois de

Tammuz », Memphis est prise dans un

bain de sang et doit livrer un butin de

50 000 chevaux. Les femmes et l’héritier

de Taharqa sont déportés à Ninive, et

Taharqa doit fuir jusqu’à Napata. De là, il

s’emploie à reconquérir ses terres perdues.

Mais Assarhaddon meurt et

Assourbanipal lui succède, qui prend

à nouveau Memphis en 666 av. J.-C.

Attisant rancœurs et divisions, les

Assyriensfavorisentaussilarévoltedes

villes du Delta, notamment de Saïs.

Quand Taharqa meurt à Napata, au

terme de près de trente ans de règne,

son cousin lui succède, le faible

Tanouétamani. C’est alors que se

produitl’impensable, letraumatisme,

le coup fatal : le sac de Thèbes par les

troupes assyriennes et le rapt de deux

énormes obélisques d’électrum

dans le grand temple d’Amon.

A son tour, Tanouétamani doit

fuir et se réfugier à Napata. De

cette tragédie, l’archéologie a

retrouvé des souvenirs, comme

ce relief prêté au Louvre par le

British Museum de Londres, qui

123

H


L’ESPRIT DES LIEUX

124

H

© TRIGONART INGENIEURBÜRO/PAWEL WOLF/SP. © CC0 THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART.

montre la prise par les Assyriens d’une

ville fortifiée d’Egypte, ou cette plaque

chryséléphantine qui montre une lionne

dévorant un Kouchite blessé.

L’Assyrie affaiblie s’étant retirée de la

partie ouest de son empire, ce sera de

Saïs que viendra à nouveau l’unification

de ces territoires, avec le règne de

Psammétique I er (664-610 av. J.-C.) et

l’installation de la XXVI e dynastie. Au

Soudan, à la quatrième cataracte, une

lignée de rois napatéens, successeurs

directs des pharaons de la XXV e dynastie,

se met en place, et perpétue la tradition,

héritée de Taharqa, des statues

royales peintes et dorées. La découverte,

en 2003, à Doukki Gel, de sept

statues de cinq rois, brisées en quarante

morceaux dans une fosse circulaire et

recouvertes des restes des feuilles d’or

qui les avaient plaquées, fut spectaculaire.

Conservées au musée du site

de Kerma, ces sept statues seront

EFFIGIE ROYALE Ci-contre : Contrepoids

de collier-menat au nom de Taharqa, faïence

siliceuse, XXV e dynastie, Taharqa, 690-

664 av. J.-C. (New York, The Metropolitan

Museum of Art). A gauche : reconstitution

en 3D du Colosse de Taharqa, qui avait

été découvert à Doukki Gel en 2003. Page

de droite : Plaque chryséléphantine avec

lionne dévorant un soldat kouchite blessé,

ivoire, or, lapis-lazuli, cornaline, époque

néo-assyrienne, règne d’Assurnasirpal II

(Londres, The British Museum).

représentées à l’exposition par des

reconstitutions spectaculaires obtenues

par le biais de la modélisation 3D,

quilesfontparaîtretellesquesansdoute

elles se présentaient à l’origine, au sortir

de l’atelier royal, peintes et dorées.

C’est de ce nouveau royaume napatéen

que naîtrait, vers 270 av. J.-C., une

autre épopée africaine de l’histoire de

l’Egypte antique : l’empire de Méroé.2

« Pharaon des Deux Terres. L’épopée africaine

des rois de Napata », du 28 avril au 25 juillet

2022. Musée du Louvre, Paris. Tous les jours,

sauf le mardi, de 9 h à 18 h. Tarif : 17 €. Gratuit

pour les moins de 18 ans (réservation en ligne

obligatoire, même pour les bénéficiaires

de la gratuité). Rens. : www.louvre.fr

À LIRE

Catalogue

de l’exposition

Louvre Editions/

El Viso

448 pages

39 €


© THE BRITISH MUSEUM, LONDRES, DIST. RMN-GRAND PALAIS/THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM.

125

H


L’ESPRIT DES LIEUX

126

h

T RÉSORS

VIVANTS

Par Sophie Humann

Lavoix de

Notre-Dame

A la veille des Journées européennes

des métiers d’art, rencontre,

dans l’Hérault, avec les facteurs

qui restaurent les dix-neuf sommiers

du grand orgue de la cathédrale.


est penché sur un coffre de

chêne carré, trapu, dont il badigeonne

L’homme

soigneusement les barreaux formant

plancher, à mi-hauteur, d’une couche de

colle, mélange de poudre d’os et de nerfs,

maintenue au chaud en permanence.

«L’os adhère très bien, le nerf, lui, permet

d’assouplir, précise-t-il. Ensuite, je vais fixer

la peau de mouton dessus avec une colle

de lapin, enrichie de pigments d’os ! Pour les

orgues historiques, on utilise toujours

ces colles naturelles réversibles. »

Nous sommes à Lodève, dans l’Hérault.

Olivier Henry fait partie de l’équipe de la

Manufacture languedocienne de grandes

orgues, établie dans une ancienne

foulonnerie au bord de la Lergue, une rivière

qui prend sa source un peu plus haut sur le

causse du Larzac, et ce coffre de chêne est

l’un des dix-neuf sommiers du grand orgue

de Notre-Dame en cours de restauration.

«Le sommier est une pièce maîtresse,

explique Charles Sarelot, le facteur d’orgues

et harmoniste qui gère la manufacture

depuis 1998, c’est un peu le cœur de l’orgue.

Lorsque l’organiste enfonce une touche, une

soupape s’ouvre, l’air accumulé dans la partie

MIRACULEUSEMENT RESCAPÉ Recouverts d’une poussière chargée de monoxyde

de plomb après l’incendie du 15 avril 2019 (page de gauche en bas), les tuyaux du grand

orgue de Notre-Dame ont été démontés par les facteurs d’orgues entre août et

décembre 2020 (page de gauche en haut). Ci-dessus : à la Manufacture languedocienne

de grandes orgues de Lodève, dans l’Hérault, sont restaurés les sommiers. Mathilde

Sarelot change les joints pour assurer leur étanchéité. Les traits de gouge dans le bois

permettent au vent de s’échapper.

basse du sommier pénètre dans les gravures,

ces interstices entre les barreaux, et il est

ensuite distribué dans les tuyaux fichés dans

la chape, qui ferme le sommier. »

«Regardez ces tirettes de bois qui

coulissent entre la chape et la gravure,

montre-t-il en actionnant des planches

percées de trous. Ce sont les registres,

que l’organiste active en tirant les boutons

de la console et qui donnent la couleur,

le timbre de l’orgue : bourdon, trompette,

hautbois… les sommiers du grand orgue

de Notre-Dame sont exceptionnels !

s’émerveille-t-il. Seize d’entre eux datent

encore de la création de l’instrument par

Aristide Cavaillé-Coll en 1868. Ici, à Lodève,

nous avons effectué des restaurations

complètes des grandes orgues des

cathédrales d’Aix-en-Provence, d’Agen,

de Carcassonne, de Lodève… Jamais

© PATRICK ZACHMANN/MAGNUM PHOTOS. © AFP. © SOPHIE HUMANN.

je n’avais vu de sommier aussi grand que les

deux sommiers de pédale de Notre-Dame :

chacun d’entre eux mesure 2 m sur 2 ! »

Pour que l’orgue sonne juste, le sommier

doit être parfaitement hermétique, d’où

l’importance des opérations d’encollage,

et Mathilde Sarelot, novice dans le métier,

colle, cette fois avec une poudre de poisson

diluée, de nouveaux joints de feutre blanc

sur les trous qui accueilleront les tuyaux du

grand orgue de Notre-Dame. Par la fenêtre,

un carré de soleil vient dorer la blondeur

du chêne, soulignant des stries obliques

plus sombres gravées dans le bois.

Des tuyaux, il y en a partout dans

l’atelier, certains en bois, la plupart en alliage

d’étain et de plomb, à bouche ou à anche,

de toutes les tailles. Ils n’appartiennent pas

à l’instrument parisien mais à celui de la

collégiale Saint-Vincent de Montréal, dans 1

127

h


L’ESPRIT DES LIEUX

128

h

l’Aude, également en cours de restauration

à la manufacture. Martin Viallet, qui est

en apprentissage au très réputé Centre de

formation de la facture d’orgues d’Eschau

en Alsace, travaille dessus en binôme

avec Brice Galinier. «Il faut dix ans pour être

autonome. Je dis toujours aux jeunes

de prendre leur temps », affirme ce dernier.

Conservés près de Paris depuis leur

dépose en 2020, la plupart des tuyaux du

grand orgue de Notre-Dame, eux, viennent

d’être transportés jusqu’à l’Atelier Cattiaux-

Chevron, à Liourdres, en Corrèze, où ils

sont en train d’être décontaminés. Avant

d’arriver à Lodève, les sommiers ont été

nettoyés à l’atelier Quoirin, à Saint-Didier,

dans le Vaucluse, où ils retourneront pour

que soient posés les 850 électroaimants

qui permettront d’ouvrir les soupapes

et les 180 vérins pneumatiques qui

actionneront les registres.

Devant l’urgence et l’ampleur

du chantier, les trois manufactures s’étaient

en effet regroupées pour répondre

à l’appel d’offres lancé au printemps 2021

par l’Etablissement public chargé

de la conservation et de la restauration

de Notre-Dame, maître d’ouvrage

du chantier. «Avec la reconstruction de la

flèche, des voûtes et des charpentes détruites,

la restauration du grand orgue est une

opération majeure de la renaissance de

la cathédrale », affirme le général d’armée

Jean-Louis Georgelin, son président.

Avec ses 7 952 tuyaux répartis en 115 jeux,

le grand orgue de Notre-Dame est

en effet le plus grand instrument de France

en termes de jeux. Il est sorti presque

indemne de l’incendie du 15 avril 2019.

«C’est un miracle ! s’étonne encore

Christian Lutz, l’un des sept organologues

français, conseil auprès des Monuments

historiques, qui partage avec son confrère

Eric Brottier la maîtrise d’œuvre des

travaux. Le grand orgue n’a souffert ni de

la chaleur de l’incendie ni de l’eau. Les

pompiers ont réussi à l’épargner. Il n’avait

aucune atteinte audible, nous aurions pu

le refaire marcher le jour même s’il n’avait

pas été envahi par une couche de poussière

chargée de monoxyde de plomb. A l’été

2019, lors de la canicule, nous avons

à nouveau eu peur car l’orgue n’est pas un

instrument d’extérieur, mais finalement,

les conséquences n’ont pas été très graves. »

Entre le 3 août et le 9 décembre 2020,

vêtus de combinaisons étanches, munis

de masques de protection respiratoire

à ventilation assistée, onze facteurs

d’orgues se sont relayés sur l’échafaudage

de 30 m de hauteur installé dans

la cathédrale, pour démonter la console

des claviers, les sommiers, les tuyaux,

y compris les chamades, ces tuyaux

horizontaux placés au pied de ceux

de façade, les systèmes de transmission

des commandes de notes et de jeux…

Seuls sont restés en place le buffet

du grand orgue datant de 1733, dont

le nettoyage vient de commencer

sous la responsabilité de Virginie Valenza,

architecte du patrimoine travaillant

avec l’architecte en chef des Monuments

HARMONISATION En haut : Virgile Bardin est chef d’atelier à la manufacture Cattiaux-

Chevron, à Liourdres, en Corrèze, où les tuyaux sont décontaminés. Ils retrouveront leur place

dans la cathédrale en 2023. Seul le buffet d’orgue de 1733 et quelques-uns des plus gros tuyaux,

trop fragiles, sont restés sous la rosace (ci-contre). La dépose des tuyaux a été une opération

délicate (page de droite). Il faudra six mois pour qu’ils soient harmonisés un par un.


ABONNEZ-VOUS

1 AN

D’ABONNEMENT

6 NUMEROS

© PHOTOPQR/LA MONTAGNE/STÉPHANIE PARA/MAXPPP. PHOTOS : © PATRICK ZACHMANN/MAGNUM PHOTOS.

historiques chargé de la cathédrale,

Philippe Villeneuve, les quatre grands

soufflets qui seront restaurés à la colle

chaude cet été (il faut qu’il fasse au moins

20 °C dans la cathédrale pour que la colle

ne se fige pas trop vite), les grands tuyaux

de façade, dont le métal, trop mou,

risquerait de s’aplatir lors du transport,

ainsi qu’une trentaine de grands tuyaux

en bois qui seront descendus un par

un sur l’échafaudage, restaurés et remis

en place en octobre 2022.

Un grand orgue historique comme

celui de Notre-Dame est une machine très

complexe : c’est le seul de France qui

était entretenu par un facteur d’orgues

spécifiquement affecté à sa maintenance,

avec des visites très fréquentes, bien

plus que les deux interventions annuelles

dont bénéficient au mieux la plupart

des instruments. La dernière restauration

datait de 2014 et les sommiers avaient

été restaurés en 1992. Quant aux travaux

actuels, ils devraient tenir jusqu’à la fin

du siècle. Sur les quelque 8 000 orgues

de France, 1 600 environ sont classés ou

inscrits aux Monuments historiques, mais

«le grand orgue de Notre-Dame est à lui

tout seul un résumé de l’histoire de l’orgue,

explique Christian Lutz. Lors des travaux

de 1992, plusieurs tuyaux en métal

visiblement antérieurs au XVIII e siècle – bien

que difficile à dater – ont été retrouvés

cachés au fond de la pédale. Peut-être sontils

des vestiges de l’orgue gothique du

XV e siècle, et dans ce cas-là, ce sont les plus

anciens tuyaux d’orgue de France. »

Si un orgue est mentionné dès 1198

dans la cathédrale, ce n’est qu’en 1357 que

la présence d’un instrument accroché

en nid d’hirondelle au mur de la nef est

attestée. Dès 1403, le duc de Berry fit

construire un orgue gothique par son

facteur d’orgues, Frédéric Schambantz,

sur la tribune de pierre placée sous la rosace

occidentale, à l’emplacement du grand

orgue actuel. Dans sa partie inférieure

un soleil tournait et un automate jouait,

dit-on. Remanié plusieurs fois au cours du

XVII e siècle, il resta tout de même en place

jusqu’à ce que l’organiste Antoine Calvière

obtienne des chanoines de la cathédrale

un nouvel instrument, construit entre

1731 et 1733 par François Thierry et dont

le buffet classique à cinq tourelles et

quelques tuyaux sont parvenus jusqu’à

nous. Transformé à nouveau par François-

Henri Clicquot entre 1784 et 1788,

il traversa la période révolutionnaire sans

autre outrage que la suppression

des fleurs de lys du buffet.

«A chaque fois que le grand orgue

était reconstruit, une partie de l’instrument

précédent était réemployée, principalement

pour des raisons budgétaires, précise

Christian Lutz. Ce fut encore le cas pour

Aristide Cavaillé-Coll, qui a construit l’orgue

actuel en 1868, même s’il a réussi, malgré

les contraintes d’argent et les instructions

d’Eugène Viollet-le-Duc, à installer

un orgue à cinq claviers particulièrement

novateur pour l’époque ! »

Une fois ce grand orgue chargé

d’histoire remonté à l’automne 2023, une

tâche fondamentale restera à accomplir :

l’harmoniser. L’équipe d’harmonistes,

parmi lesquels Charles Sarelot et Bertrand

Cattiaux, qui, lui, veille sur le grand orgue

depuis quarante ans, va se relayer de nuit

pendant six mois pour pouvoir travailler

dans le silence et la concentration. Ils vont

régler les 7 952 tuyaux un par un, pour

que chacun ait le même timbre, la même

intensité que ses voisins, et que sa hauteur

de son dans la gamme soit juste. Alors

seulement, lorsque l’instrument se mettra

à chanter sous les voûtes de Notre-Dame,

tous les organologues et facteurs, à Paris,

à Lodève, à Saint-Didier ou à Liourdres,

sauront si la restauration est un succès.2

● Le samedi 2 avril, le village des métiers d’art

du chantier sera présent de 11 h à 17 h au Collège

des Bernardins, avec le soutien de la Fondation

Bettencourt Schueller. Gratuit et sans réservation.

[

39 €

au lieu

de 53,40€

L’HISTOIRE

EST UN PLAISIR

Abonnez-vous en appelant au

01 70 37 31 70

avec le code RAP22004

PAR INTERNET

www.fi garostore.fr/histoire

PAR COURRIER

en adressant votre règlement de 39 €

à l’ordre du Figaro à :

Le Figaro Histoire Abonnement,

45 avenue du Général Leclerc

60643 Chantilly Cedex

Offre France métropolitaine réservée aux nouveaux abonnés et valable

jusqu’au 31/05/2022. Les informations recueillies sur ce bulletin sont

destinées au Figaro, ses partenaires commerciaux et ses sous-traitants,

pour la gestion de votre abonnement et à vous adresser des offres

commerciales pour des produits et services similaires. Vous pouvez obtenir

une copie de vos données et les rectifier en nous adressant un courrier

et une copie d’une pièce d’identité à : Le Figaro, DPO, 14 boulevard

Haussmann 75009 Paris. Si vous ne souhaitez pas recevoir nos promotions

et sollicitations, cochez cette case ❑. Si vous ne souhaitez pas que vos

coordonnées soient transmises à nos partenaires commerciaux pour de

la prospection postale, cochez cette case ❑. Nos CGV sont consultables

sur www.lefigaro.fr - Société du Figaro, 14 bd Haussmann 75009 Paris.

SAS au capital de 41 860 475 €. 542 077 755 RCS Paris.

[

129

h


A VANT,

APRÈS

Par Vincent Trémolet de Villers

© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.

Camus oula

politique

del’amandier

L’ESPRIT DES LIEUX

130

h

Que sont les « valeurs » quand surgissent les personnes, les

lieux, les souvenirs, les attachements ? L’histoire de Camus

et de la guerre d’Algérie est celle d’une tension entre la pensée

sur banquette de moleskine et la vie d’un fils qui a son

pays«en traversdelagorge».«Ilestplusfacileévidemment,disait-il,

d’être anticolonialiste dans les bistrots de Marseille ou de Paris. »

Cette guerre qui remonte à bien avant la guerre est lemotif choisi

parAlainVircondeletpourtracer,entrelesbombes,lesratonnades,

les exactions du FLN, l’inconséquence et la lâcheté des politiques,

un magnifique portrait de l’auteur du Premier Homme. « Tout ici

me laisse intact », écrit Camus de sa terre natale, « elle me donne

l’orgueil de ma condition d’homme ». Ce ne sont ni les grandes heures

de l’Histoire, ni une galerie de héros qui nourrissent cette fierté

mais plutôtune généalogiediscrète et robuste.Les«miens»,plongés

dans le miracle d’un monde né « du soleil et de la mer, vivante

et savoureuse », où se mêlent l’ancienne beauté et les promesses

de l’aube : « Au matin à Tipasa la rosée sur les ruines. La plus jeune

fraîcheur du monde sur ce qu’il y a de plus ancien. C’est là ma foi et

selon moi le principe de l’art et de la vie. »

Camus comprend très tôt, dès la Toussaint rouge en 1954 (les

premiers attentats du FLN), que la mécanique de l’affrontement

s’installe en Algérie. Il en parle peu, cherche dans le travail, l’art,

l’amour avec Maria Casarès, à fuir ce qu’il pressent, mais tous les

éléments de la tragédie continuent de se mettre en place. Ceux

que l’on n’appelle pas encore pieds-noirs s’organisent pour se

défendre par la force. Ceux que Camus appelle toujours les Arabes

(pour lui pas d’Algériens, puisque l’Algérie n’est pas une

nation) profitent à plein de la mauvaise conscience occidentale

pour pousser, dans la terreur et le sang, leur avantage. Les intellectuels

parisiens pétitionnent, à la gauche militante s’ajoute la

droite d’appoint dont Mauriac, une fois encore, est le premier

représentant. Camus refuse de signer ces textes « délirants » et

tente de réunions publiques en textes publiés dans L’Express

d’ouvrir une perspective pacifique : reconnaître l’iniquité d’un

système où les privilèges d’un million d’Européens se font au

détriment de neuf millions de musulmans, mais sans envisager

une quelconque indépendance. Il ajoute à cette profession de foi

la nécessaire protection des civils dans les affrontements. « Un

homme, ça s’empêche » : cette formule constitue le seul héritage

d’un père qu’il n’a pas connu. Dans cette guerre qui libère les pulsions

de mort, elle est sa boussole. Sartre balaye d’un revers de

main ces précautions : « vous êtes devenu la proie d’une morne

démesurequimasquevosdifficultésintérieuresetquevous nommez,

je crois, mesure méditerranéenne ». Sartre est de ceux qui vivent,

déclament, ordonnent sans « difficultés intérieures ». Camus, à

l’inverse, confronte sans cesse sa pensée à la contemplation du

monde. Ce n’est pas la doctrine qui sépare les deux hommes mais

la disposition de leur regard à la lumière.

En 1957, quand il reçoit le prix Nobel de littérature à Stockholm,

la guerre a commencé. «En ce moment on lance des bombes dans les

tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways.

Si c’est cela, la justice, je préfère ma mère », répond Camus à un journaliste

qui l’interroge sur le conflit. Chaque jour qui passe, l’écrivain

oscille entre le désespoir et l’instinct vital qui l’entraîne à lutter jusqu’au

bout pour empêcher le désastre. Il défend l’idée d’une «fédération

articulée sur des institutions analogues à celles qui font vivre en

paix, dans la confédération helvétique, des nationalités différentes ».

Saint-Germain-des-Prés méprise son irénisme, les Français d’Alger

leregardentcommeDonQuichotte.Discours,tribunesnepeuvent

suffire à écrire comment cette terre l’a entièrement façonné. Seule

la littérature permettra d’évoquer les lumières qui transpercent

la nuit de l’âme : « je dois reconstruire une vérité, note-t-il dans ses

Carnets, après avoir vécu toute ma vie dans une sorte de mensonge ».

Ce seraLePremierHomme,sonchef-d’œuvre,etl’undesplusgrands

romans du XX e siècle. On en retrouvera les feuillets dans une sacoche

au pied du platane que la voiture de l’écrivain a violemment

percuté. C’était le 4 janvier 1960, deux ans avant les accords d’Evian.

En voyant Vircondelet retracer avec finesse et sensibilité l’épreuve

intérieure de Camus, on songe inévitablement à son contemporain,

son semblable, son frère, Antoine de Saint-Exupéry. « J’ai

l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde »,

écrivait l’aviateurquelquesmoisavantsamort.L’unet l’autrefurent

emportés précocement comme si le destin voulait les libérer d’un

désespoir insupportable. L’un et l’autre ont perdu la bataille, mais la

vérité qu’ils ontseméeestcommelagrainedel’amandier:«c’estelle

qui, dans l’hiver du monde, préparera le fruit ».2

À LIRE

Albert Camus

et la guerre d’Algérie.

Histoire d’un malentendu

Alain Vircondelet

Editions du Rocher

304 pages

19,90 €

Retrouvez Le Figaro Histoire le 2 juin 2022


OFFRE DU MOIS

ABONNEZ-VOUS

ET RECEVEZ LE LIVRE

Algérie :lepiège Gaulliste

d'Henri-Christian Giraud

Au terme de sa longue traversée du désert, Charles de Gaulle s’empare delacause de l’Algérie

française pour prendre lepouvoir en 1958.

Loin des hésitations et des tâtonnements que certains historiens prêtent au Général àcette époque,

Henri-Christian Giraud dresse le portrait d’un homme déterminé, guidé par une idée qu’il suivra

tout au long de l’affaire algérienne :l’indépendance ne fut jamais pour lui une concession accordée

àcontrecœur,pas plus qu’une noble initiative anticolonialiste placée sous le signe du temps. Elle fut

un moyen, un prétexte pour la France de s'extraire d’une colonie dont elle n’avait plus rien àespérer.

Convaincu de servir l’intérêt supérieur de son pays, de Gaulle doit faire face à de nombreux

obstacles :l’armée, l’opinion publique, le gouvernement, le peuple français, la presse, les agitateurs,

les Européens d’Algérie… Autant d’intransigeants que ce «prince de l’ambiguïté »entend surmonter

àsafaçon. Faisant miroiter l’association aux uns, la sécession aux autres, louvoyant entrereprésentants

de l’URSS, du FLN, du GPRA et de son propre camp, deGaulle orchestre d’une main de maître,

et par une série de coups montés, le piège dans lequel tous les acteurs du conflit vont être amenés

àglisser,jusqu’à latragédie finale.

Un document capital, fondé sur des archives inédites, notamment soviétiques, et des observations

presque quotidiennes de nombreux témoins clés des événements.

Nombredepages :704

Format:154 x240 mm

1AN

D’ABONNEMENT

+LELIVRE

ALGÉRIE :LEPIÈGE GAULLISTE

[

de 83,40€

soit 34 %DERÉDUCTION

55 €

au lieu

[

Àretourner sous enveloppe non affranchie à:LE FIGARO HISTOIRE -ABONNEMENTS -LIBRE REPONSE 85169 -60647 CHANTILLYCEDEX

M. Mme Mlle

Nom

Prénom

Adresse

Code postal

E-mail

OUI,

Ville

BULLETIN D’ABONNEMENT

je souhaite bénéficier de cette offrespéciale :1and’abonnement au FigaroHistoire (6 numéros)

+lelivre«Algérie :lepiège Gaulliste »auprix de 55 €aulieu de 83,40 €.

Je joins mon règlement de 55 €par chèque bancaireàl’ordre

de Société du Figaro.

Je règle par carte bancaire :

Date de validité

Signature obligatoire etdate

Téléphone

RAP22003

Offre France métropolitaine réservée aux nouveaux abonnés et valable jusqu’au 31/05/2022 dans la limite des stocks disponibles. Expédition du livre sous 4semaines après réception de votre règlement.

Photos non contractuelles. Vous pouvez acquérir séparément le livre «Algérie :lepiège Gaulliste »auprix de 30 €+10€defrais de port etchaque numéro duFigaro Histoire auprix de 8,90 €. Les

informations recueillies sur ce bulletin sont destinées au Figaro, ses partenaires commerciaux et ses sous-traitants, pour la gestion de votre abonnement et àvous adresser des offres commerciales pour des

produits et services similaires. Vous pouvez obtenir une copie de vos données et les rectifier en nous adressant un courrier et une copie d’une pièce d’identité à:LeFigaro, DPO, 14boulevard Haussmann

75009 Paris. Si vous ne souhaitez pas recevoir nos promotions et sollicitations, cochez cette case ❏. Sivous ne souhaitez pas que vos coordonnées soient transmises ànos partenaires commerciaux pour de la

prospection postale, cochez cette case ❏.Nos CGVsont consultables sur www.lefigaro.fr -Société du Figaro, 14 bd Haussmann 75009 Paris. SAS au capital de 41 860 475 €. 542 077 755 RCS Paris.


LE MEILLEUR DE L’HISTOIRE

PERRIN

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!