Le Figaro: le crépuscule sanglant de l'Algérie Française
- No tags were found...
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
À LIVRE OUVERT
Par Michel De Jaeghere
La
Marée du soir
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
26
h
«
© ERIC GARAULT/PASCOANCO.
Faire des rêves au-dessus de mes moyens ? Finalement, qu’ai-je fait
d’autre ? » Jean-Marie Rouart avait consacré, il y a un peu plus
de vingt ans, un livre magnifique à sa Jeunesse à l’ombre de la
lumière. Il y avait évoqué avec bonheur l’extraordinaire écheveau
d’amitiés, d’alliances et de mariages qui lui avait valu de naître dans
une famille où se croisaient Manet, Degas, Berthe Morisot, Ernest
Chausson, Paul Valéry ; où l’on vendait, de temps à autre, un Renoir,
un Corot pour partir en vacances en Italie. Il a remis ici sur le métier
son autobiographie en s’attachant à sa carrière de journaliste. Rien
de pesant, de solennel, en dépit de l’inquiétude que pourrait provoquer
son titre, dans cette évocation pleine de charme et de drôlerie.
OnsuitaucontrairelenarrateurcommeCandideduFigaroauQuotidien
de Paris et du rond-point des Champs-Elysées à l’immeuble Art
déco de la rue du Louvre où il lui sera donné de diriger Le Figaro littéraire
dans le bureau aux parois d’acajou où Aragon écrivait pour Ce
soirsesodesàStaline.OncroiselesfiguresoubliéesdeJeanProuvost,
Louis Gabriel-Robinet, la silhouette monacale et rugueuse de Max
Clos, François Mauriac, Michel Déon, Geneviève Dormann («une
Jeanned’Arcqui,plutôtquedeselivreraubûcher,auraitrôtilebalai»),
Robert Hersant, Philippe Tesson, tant d’autres, comme autant de
fantômes d’un monde évanoui, où les huissiers à chaîne posaient
respectueusement le courrier et la presse sur le bureau de journalistes
qui n’auraient pas eu idée de venir au journal sans cravate.
C’est parfois l’abbaye de Thélème, quand Félicien Marceau voisineavecMichel
Mohrt,quandLucienBodard dialogueavecPierre
Schoendoerffer ou Claude Lévi-Strauss avec Maurice Rheims. Parfois
la soupe à la grimace, quand les embardées de l’auteur dans
l’univers impitoyable des compagnies pétrolières ou sa défense du
jardinier Omar Raddad lui valent deux mises à l’écart successives.
«Souple, ondoyant et divers », Jean d’Ormesson illumine ces pages
de sa présence solaire, de ses citations, de ses bons mots, quand
même Jean-Marie Rouart ne cache rien de son peu de dispositions
pour diriger un journal qui n’était guère pour lui qu’un Saint-
Fargeau de fonction, et dont la gestion quotidienne et la nécessité
de trancher lors des crises le plongeaient dans un profond ennui.
Raymond Aron promène son intelligence abstraite, ses ambitions
déçues, le sentiment tragique d’une supériorité insuffisamment
Avec Mes révoltes, Jean-Marie Rouart
publie une autobiographie à touches
légères qui est aussi une interrogation
sur le sens de la vie.
comprise, trop imparfaitement reconnue, au milieu de ce qui lui
apparaît comme « un lumpenprolétariat peu diplômé, à la culture
lacunaire etsurtoutàl’intelligencedéficientepuisqu’illajugeaitselon
le critère suprême à ses yeux : lui-même ».
Le livre va pourtant au-delà d’une savoureuse collection de portraits,
d’une évocation nostalgique d’un monde disparu. En alternantavecuneironieféroce,unhumourdésarmé,désarmant,lerécit
de ses premiers essais littéraires, de ses doutes et de ses déconvenues,
ses échecs amoureux, ses illusions, ses espérances, ses escapades
dans le monde des privilégiés dont la vie n’est qu’un long déjeuner
de soleil, le bonheur de vivre une habitude, avec les incursions
quesonmétierluidonnedefaireparmilesdamnésdelaterre,l’enfer
de la prostitution, les magistrats aux ordres, les policiers corrompus,
Jean-MarieRouartpoursuitenréalitéunemêmeinterrogationsurle
sens que peut avoir une vie où l’ombre coexiste aussi abruptement
avec la lumière, où la quête de la beauté et l’amour de la littérature,
soudain, semblent vains, à côté du règne de l’injustice.
LePetitPalaisaconsacré,l’andernier, unejolieexpositionauxtoiles
d’Augustin Rouart, son père. On y admirait paysages, marines,
portraits d’enfants brossés d’une touche légère, aérienne, dans des
colorisd’uneincroyablefraîcheur.Ondécouvredanscelivre(c’était
l’angle mort du feu d’artifice, dans Une jeunesse à l’ombre de la
lumière) que l’auteur de ces toiles tout imprégnées d’un extraordinaireamourdescouleursdelavieavaitconnuenréalitélagêne,une
existence rendue mesquine par l’absence de ressources, dans un
appartement oùnesourdaitqu’unelumièregrise,oùlesilenceétait
compact, où l’ennui se teintait de mélancolie. Jean-Marie Rouart
a-t-il porté, plus qu’il ne se l’est avoué, la marque de ces tristesses ? Il
nous montre aujourd’hui sa propre vie traversée par une tension
semblable,entrelespageséclatantes,oùl’existenceestunefêteperpétuelle,
au soleil de la Corse ou de la Grèce, en compagnie de jolies
femmes et de brillants esprits, et la lancinante interrogation à
laquelle il aura tenté de répondre par la littérature. Il y contemple
les allers et retours du destin avecla gravité sereine prêtéepar Montherlant
aux enfants qui assistent sur la plage à la destruction lente
et inexorable de leurs châteaux de sable par la marée du soir.2
Mes révoltes, Gallimard, 288 pages, 20 €.