Le Figaro: le crépuscule sanglant de l'Algérie Française
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EN COUVERTURE
70
h
fracassent les portes des immeubles, gravissent
à grandes enjambées les escaliers
et forcent les portes des appartements.
Des trottoirs, des hommes tirent au jugé
sur les fenêtres. Les façades sont criblées
d’impacts. Au bout de quelques minutes,
on compte déjà de nombreuses victimes.
Des cadavres de passants égorgés ou abattus
à bout portant jonchent le boulevard
du Front-de-Mer. D’autres gisent devant le
lycée Lamoricière. Non loin du cinéma Rex,
une femme est retrouvée dans une boutique,
pendue par la gorge à un croc de boucher.AlaPostecentraledelaplacedelaBastille,
la documentaliste est décapitée. On
parle aussi d’un homme, lentement écrasé
contre un mur par un camion… Des musulmans
font aussi partie des victimes.
Une tuerie impitoyable
Ces assassinats ne constituent que l’aspect
le plus visible du drame qui se joue. En de
nombreux endroits s’étirent en effet de
longues files de civils terrorisés qui ont été
raflés depuis le début de l’émeute. Ils sont
gardés par des hommes en armes. Le photographe
Jean-Pierre Biot, venu réaliser un
reportage pour Paris Match avec Serge
Lentz, réussit à prendre quelques clichés de
ces scènes. Non loin du commissariat central,ilestimeainsiqu’environ400personnes
ont été regroupées, attendant que leur sort
soit fixé. Un soleil de plomb assomme les
malheureux tandis que leurs gardiens, de
plus en plus nerveux, leur profèrent des
insultes, crachent dans leur direction ou
passentleurpoucesouslecoudansungeste
non équivoque. Sans ménagement, ils sont
embarquésàbord devéhiculesvariésquiles
emmènentversplusieursdestinations,dont
le Petit-Lac, un secteur situé en pleine zone
arabe qui doit son nom à une vaste étendue
d’eau salée, une sebkha, située à proximité.
C’est ici que va se dérouler la plus impitoyable
tuerie de la journée. Des soldats attendent.
Les culasses de leurs fusils claquent.
Mais la foule qui s’agglutine sur place les
débordeetsecharged’accomplirlabesogne
qu’ils s’apprêtaient à faire. « Nous emmenions
les prisonniers (…) pour les tirer à la
mitraillette. En fait nous n’avions même pas le
temps de les tuer car dès qu’ils descendaient
de la fourgonnette, le peuple s’en emparait et
les achevait, qui au couteau, qui à la hache,
qui par le feu », racontera à l’universitaire
MiloudKarimRouinal’undeshommesprésentscejour-là.Combiendepersonnessont
assassinées sur place ? On ne le saura sans
doute jamais : les corps sont immédiatement
enfouis dans des fosses que des bulldozers
viendront araser le lendemain. Par la
suite, des travaux de réaménagement du
quartier, le terrassement et le béton rendront
les lieux définitivement inaccessibles.
L’essentiel de la tragédie du 5 juillet se
déroule en quelques heures.En fin d’aprèsmidi,
un semblant de calme revient dans
les rues. Les rescapés se terrent chez eux
ou demeurent réfugiés chez des parents,
ou des voisins. Il est encore trop tôt pour
prendre la mesure des événements : la priorité
est de prendre des nouvelles des proches.
Une question, cependant, ne tarde
guère à surgir : où étaient les soldats et les
policiers français – environ 25 000 hommes
– durant toute cette chasse à l’homme ? Les
cantonnements sont restés portes closes.
Fantassins, marsouins, chasseurs, zouaves,gendarmes,CRS,policiers…Toussont
restés l’arme à la bretelle. Sur ordre venu
d’en haut. Un message, diffusé à 12 h 15
auprès des sous-secteurs d’Oran, ne souffre
d’aucune ambiguïté : « Primo. Rappelle
consigne rigoureuse des troupes. Secundo.
Troupesrestentconsignées.S’ilestattentéàla
vie des Européens, prendre contact avec le
secteur avant d’agir. » Ce n’est qu’au bout de
plusieurs longues heures que des véhicules
militaires apparaîtront enfin dans les rues.
Entre-temps, on a assisté à des scènes glaçantes
: des civils empêchés de pénétrer
dans les casernes, des soldats observant à la
jumelle leurs compatriotes raflés depuis les