Le Figaro: le crépuscule sanglant de l'Algérie Française
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L’ESPRIT DES LIEUX
112
h
illustrés par les statues : la
pitié d’Ulysse récupérant le
corps d’Achille, sa ruse lors
du vol du Palladion, son courage
dans l’épisode de
Scylla, son habileté à aveugler
Polyphème.
La genèse et la datation de
cette « odyssée de marbre »,
comme la surnomma dès 1964
l’archéologue norvégien Hans
Peter L’Orange, mais aussi ses liens
avec le Laocoon ont fait l’objet de multiples
hypothèses et controverses depuis
sa découverte. Bien que les noms
d’Agésandros, Polydoros et Athénodoros
figurent seulement sur la Scylla, la
parenté stylistique entre les groupes de
Sperlonga, sculptés dans du marbre
phrygien de Docimium – aujourd’hui la
carrière d’Iscehisar, dans la province
turque d’Afyon –, indique qu’ils sont
tous les cinq sortis du ciseau des artistes
rhodiens. Mais comment établir l’histoire
de leur création ?
On sait que Tibère choisit Rhodes
comme lieu de son exil volontaire, entre
6 av. J.-C. et 2 apr. J.-C., parce qu’il
avait fort goûté la vie intellectuelle et
culturelle de l’île lors de la halte qu’il y
avait faite en 20 av. J.-C., à l’âge de
22 ans, après avoir rétabli le roi Tigrane
sur le trône d’Arménie. Comme le suggère
l’archéologue Nathan Badoud, qui
a rouvert le dossier du Laocoon et des
groupes de Sperlonga en prenant en
compte toutes les sources disponibles,
ce serait lors de ce premier séjour que
le conseil de Rhodes, désireux de se
racheter auprès d’Auguste d’avoir pris
le parti de Marc Antoine à la bataille
d’Actium, aurait offert à son beau-fils
une statue à titre de présent diplomatique.
Tibère serait alors rentré à Rome
avec les trois artistes, qui y auraient
sculpté le Laocoon l’année suivante,
soit en 19 av. J.-C.
C’est à eux que le futur
empereur se serait
adressé ensuite pour leur
passer une commande
privée, destinée à orner
sa villa de Sperlonga. La
configuration des groupes
dans la grotte et leurs dimensions
semblent indiquer en
effet qu’ils furent sculptés pour ce
lieuetinsitu.Sil’onignoreladatede
leur installation, la statue de Ganymède
enlevé par l’aigle, dont une copie trône
depuis 1994 à son emplacement primitif,
au sommet de l’arc d’ouverture
de l’antre, n’aurait été mise en place
qu’après l’an 4, année de l’adoption de
Tibère par Auguste : la gens Iulia, à
laquelle appartenait désormais le futur
Un véritable « paysage culturel », à la fois
aquatique et terrestre, naturel et artificiel.
empereur, prétendait en effet descendre
d’Enée, arrière-petit-neveu du prince
troyen devenu l’échanson des dieux.
Mais doit-on regarder ces statues
comme des créations originales ou bien
comme des copies de groupes monumentaux
en bronze de l’époque hellénistique
? L’éminent spécialiste Bernard
Andreae considère que, hormis le
Ganymède, tous relèvent de la seconde
hypothèse. La Scylla serait ainsi une
copie fidèle de l’immense groupe en
bronze du II e siècle av. J.-C. qui orna,
sans doute à partir du VI e siècle, la spina
de l’hippodrome de Constantinople jusqu’à
sa fonte par les croisés en 1205.
Pour Nathan Badoud en revanche, ni
les groupes de Sperlonga ni le Laocoon
ne copient des œuvres originales : ils
seraient caractéristiques de ce « baroque
rhodien » remontant à l’époque hellénistique
dont témoigne aussi la Victoire
de Samothrace.
Au centre de la piscine rectangulaire,
un petit îlot de maçonnerie, formé d’un
terre-plein et de quatre vasques, attire
l’œil. « Longtemps on a pensé qu’il
s’agissait d’un triclinium orné d’une
colonnade. Mais l’exiguïté de l’espace et
son exposition au soleil ont récemment
fait reconsidérer cette proposition », préciseCristiana
Ruggini.Onestime désormais
qu’il s’agissait, comme sur le
Canope de la villa Adriana à Tivoli, d’un
petit jardin aquatique, auquel on accédait
par un pont de bois. Quant aux quatre
vasques, elles devaient accueillir
diverses espèces de poissons ou des
poissons à différents stades de leur
croissance. Car la fonction de la piscine
ne fait pas de doute : alimentée en eau
de mer et en eau douce par une canalisation
encore visible, elle servait de
vivier à murènes, comme l’indiquent les
amphores à usage de tanières insérées
par dizaines dans les murs de l’îlot.
C’est donc un véritable « paysage
culturel », selon le mot de l’archéologue
Fabrizio Pesando, à la fois aquatique
et terrestre, naturel et artificiel,
que l’empereur philhellène avait
inventé pour frapper l’imagination de
ses invités dès leur arrivée. L’éperon
rocheux, autrefois orné de pâte de
verre polychrome, qui flanque à gauche
l’ouverture de l’antre donnait le
ton : sa silhouette figurait la proue de la
nef d’Ulysse taillée par les Phéaciens,
comme le rappelle une inscription
désormais au musée. Une fois arrivés
devant la grotte – peut-être une représentation
de celle des Naïades, évoquée
par Homère au chant XIII de l’Odyssée –,
les invités de Tibère jouissaient de la
meilleure vue en gagnant le petit jardin
sur l’îlot central. A l’intérieur de la grotte,
ils admiraient les vertus du prince mises
en scène dans autant de tableaux sculptés
: d’abord les deux groupes d’Ulysse
– Achille et Diomède –, puis Scylla au
milieu du bassin, enfin, au fond du nymphée,
le groupe de Polyphème. S’ils se
tournaient vers l’extérieur, ils contemplaient,
comme le Ganymède du sommet,
la mer Tyrrhénienne et, à l’horizon,
ce Monte Circeo où le roi d’Ithaque avait
donné naissance à la gens de Tibère.
Déjà répandu dans les nymphées des
villas de la fin de l’époque républicaine,
le thème de l’enivrement ou de l’aveuglement
de Polyphème connut, après