L’ESPRIT DES LIEUX108HTRÉSOR DE PIERRECi-dessus : élément le plussuggestif de la villa de Tibère,la grotte de Sperlonga étaitutilisée depuis toujours par lespêcheurs du lieu comme abripour leurs barques. Ci-dessus,à droite : quelques-unsdes fragments de sculpturesdécouverts en septembre 1957dans le bassin circulairecreusé dans la grotte. Mobiliséepour empêcher le transfertà Rome de ce qu’elle pensaitêtre l’original du célèbreLaocoon, la populationde Sperlonga obtint que son«trésor » soit conservéin situ dans un musée aussitôtmis en chantier à 200 mde la grotte. C’est là que l’onpeut aujourd’hui admirerla magnifique tête d’Ulysse(ci-contre), coiffée du pilos,le bonnet conique grec.
© GUIDO BAVIERA/SIME/PHOTONONSTOP. © PHOTO BY DAVID LEES/GETTY IMAGES. © ARALDO DE LUCA .dans ces années la dolce vitaC’étaitunjourdeseptembre1957,où tout semblait possible en Italie,y compris découvrir des trésors comparablesà ceux que rendait jadis le sol deRome sous les yeux éblouis de Michel-Ange. Cet été-là, la construction de laroute littorale entre Terracina et Gaète, àmi-chemin entre Rome et Naples, battaitson plein. Quand elle parvint à la hauteurde Sperlonga, petit village perché surun éperon face à la mer Tyrrhénienne,l’ingénieur Erno Bellante, directeur destravaux et passionné d’archéologie, offritson aide au surintendant aux antiquitésGiulio Iacopi pour explorer la zone etparticulièrement l’antre naturel (spelunca,enlatin) qui s’ouvre sur la plage etdonne son nom à la petite ville. Depuisdes décennies, habitants et voyageursretrouvaient en effet des fragmentsarchéologiques dans cette grotte,connuecommecelledeTibèreetutiliséede temps immémorial par les pêcheurscomme abri pour leurs barques.Le 9 septembre, contrairement auxaccordsprisavecIacopi,quiprévoyaientde commencer les fouilles le long dela route, dont le tracé suivait en partiecelui de l’antique via Flacca, Erno Bellanteentama à son insu l’explorationde la grotte. En l’espace de cinq jours,ce fut une nouvelle pêche miraculeuse :dans le sol apparut un bassin circulaireen maçonnerie de 12 m de diamètre,empli, tel une corne d’abondance, demilliersdefragmentsdemarbresculpté!De ce trésor de pierre émergeaient destorses musculeux, des jambes colossaleset des nœuds serpentins, mais aussiune inscription portant les noms d’Agésandros,Polydoros et Athénodoros, lestrois sculpteurs auxquels Pline l’Ancienattribue le groupe du Laocoon, retrouvéà Rome en 1506 et aussitôt acheté parJules II. Pour le surintendant Iacopi,aussitôt accouru sur place, il ne pouvaits’agir que de l’original de ce pharede la sculpture antique représentantle prêtre troyen d’Apollon étouffé pardes serpents avec ses fils. Il décidad’envoyer les fragments à Rome pourles faire nettoyer et restaurer.C’était sans compter la population deSperlonga. Avertie par Bellante, elle serassembla le 28 septembre sous la houlettedu maire Antonio La Rocca et, encreusant des fossés autour de la grotte,bloqua le camion chargé des précieuxvestiges aux cris de : « Tibère nous l’adonné, malheur à qui y touchera ! » A lafierté de se savoir la patrie du fameuxLaocoon se mêlaient des rêves non dissimulésde manne touristique, garantiepar la conjonction de cette découverteet de la construction de la route littorale.La presse donna une telle audience à larévolteque,dèsle20octobre,leroiGustaveVI Adolphe de Suède, lui aussi passionnéd’archéologie, venait visiter lesite. Quant aux habitants de Sperlonga,ils obtinrent de conserver leur trésor insitu, dans un musée aussitôt mis enchantier à 200 m de la grotte.Dans l’immédiat, les archéologuespoursuivirent leur moisson de vestiges.Elle aboutit à un gigantesque puzzlede 30 000 fragments, qu’il s’agissaitdésormais de faire parler. Or, dès la find’octobre 1957, plusieurs archéologuesémirent des doutes sur leur identificationau Laocoon. Parmi les débris,une inscription en vers, signée d’un certainFaustinus, louait en effet l’habiletéde l’artiste qui avait représenté dans lagrotte, à travers des œuvres surpassantla poésie de Virgile, « les ruses del’homme d’Ithaque », « l’œil arraché àl’être mi-homme mi-bête alourdi par levin et le sommeil », « la cruauté de Scyllaet la poupe du navire brisée par le tourbillon». Adieu Laocoon ! Le programmedécoratif de la grotte était en réalitéconsacréauxaventuresd’Ulysse,chantéespar les poètes du cycle troyen et parHomère dans l’Odyssée.C’est au Musée archéologique nationalde Sperlonga, ouvert dès 1963 lelong de la route littorale à peine achevée,que la directrice, Cristiana Ruggini,nous fait les honneurs de ce prodigieuxdécor, reconstitué par l’archéologueBaldassare Conticello et le sculpteurVittorio Moriello. Leur travail passionnéet minutieux a rendu la vie à cinq groupessculptés spectaculaires. Tiré d’unseul bloc de marbre, celui de Scylla sedresse au centre du musée. Quoiquelacunaire, il est le plus complexe quenous ait légué l’Antiquité. Le monstremarin à buste de femme et à la doublequeue de poisson est représenté enpleine attaque du navire d’Ulysse. Tandisqu’il emporte d’une main la calottecrânienne du timonier, les bustes dechiens qui surgissent de sa taille dévorentsix compagnons du héros, conformémentau récit d’Homère. Sur laUn gigantesque puzzle de 30 000 fragmentsqu’il s’agissait de faire parler.poupe, la précieuse inscription auxnoms d’Agésandros, Polydoros etAthénodoros a retrouvé sa place.Un peu plus loin, c’est la scène grandiosede l’aveuglement de Polyphèmequi attend le visiteur. Etendu sur unrocher, le gigantesque cyclope ivre etendormiestsaisiaumomentoùUlysseetses compagnons s’apprêtent à enfoncerun pieu dans son œil unique. La forcesuggestive de la composition tient à lareconstitutioncomplèted’unPolyphèmeen plâtre et résine, inspirée par l’uniquereprésentation sculptée qu’on connaissede cet épisode : un relief en marbre duIII e siècle apr. J.-C. conservé au muséemunicipal de Catane. De part et d’autredugroupesontdisposéslesvestigesoriginaux,d’abord attribués au Laocoonpar Giulio Iacopi : les jambes et le brascolossaux du cyclope, mais aussi la têted’Ulysse, coiffée du bonnet conique grecou pilos, dont la chevelure, la barbe et lestraits creusés évoquent de façon frappantele visage du prêtre troyen.Deux autres groupes complètent cerécit sculpté des aventures d’Ulysse àtravers des épisodes de la guerre deTroie. Le premier, dont il reste une tête109h