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Le Figaro: le crépuscule sanglant de l'Algérie Française

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© INA. © JEAN-PIERRE BIOT/PARISMATCH/SCOOP.

terrasses des immeubles, des officiers restant

passifs à quelques pas des émeutiers.

Certains dérogent à cette injonction

criminelle de non-assistance à personnes

en danger. Le plus connu de ces « justes »

est le lieutenant Rabah Kheliff, ancien de

Diên Biên Phu, commandant une compagnie

dans une unité de la Force locale

(UFL). Son témoignage, confié à Mohand

Hamoumou (Et ils sont devenus harkis,

Fayard, 1993), révèle l’ampleur de la forfaiture

: « Je demande des ordres à mon chef de

bataillon (…). L’adjoint au commandant me

dit : “Mon garçon, tu connais les ordres, le

général Katz a dit de ne pas bouger.” (…) Je

téléphone à mes camarades commandants

de compagnies, tous européens, je leur explique

ce que j’ai appris, ils me disent avoir les

mêmes renseignements, mais qu’ils ne peuvent

pas bouger vu les ordres (…). Moi je ne

peux pas, ma conscience me l’interdit. Je téléphone

à l’échelon supérieur, au colonel commandant

le secteur. Je tombe sur son adjoint

etluiexpliquemoncas,ilmerépond:“Ecoutez

mon garçon, nous avons les mêmes renseignementsquevous,c’estaffreux,faitesselon

votre conscience, quant à moi je ne vous ai

rien dit.” En clair, je n’étais pas couvert. » Peu

enclinàcéderàlalâchetéambiante,lelieutenant

Kheliff réunit quelques hommes, saute

dansunejeepetserueverslapréfecture,oùil

parvient à faire libérer de nombreux captifs,

avant d’intervenir sur plusieurs axes routiers

où, prenant tous les risques, il intercepte des

convois et réussit encore plusieurs sauvetages.

Quelques autres officiers et soldats

sauveront l’honneur ce jour-là, comme le

capitaine Croguennec, du 2 e régiment de

zouaves, venu sans armes au commissariat

central, où il parvient à délivrer plusieurs

centaines de civils, qu’il ramène dans son

cantonnement. Ces hommes admirables se

comptent sur les doigts de la main.

Quel est le bilan de cette effroyable journée

? Les évaluations les plus diverses ont

circulé. Minimisées du côté du FLN ou du

général Katz, qui évoquèrent tout au plus

quelques dizaines de morts, elles furent

au contraire largement amplifiées du côté

pied-noir, où il est courant d’évoquer un

chiffre d’environ 3 000 victimes, d’ailleurs

repris en 1994 par André Santini, ancien

secrétaire d’Etat aux Rapatriés. Les travaux

LA CHASSE AUX EUROPÉENS Page de gauche : Européens filmés à Oran le 5 juillet 1962

(image tirée du journal des Actualités françaises du 11 juillet 1962). Le journaliste de Paris

Match Serge Lentz en reportage à Oran avec le photographe Jean-Pierre Biot raconte :

«15 h : un capitaine qui commande un détachement de zouaves a réussi à faire libérer

les Européens retenus prisonniers par les ATO (auxiliaires temporaires occasionnels, des

policiers musulmans, ndlr) au commissariat central. 15 h 15 : je vois une longue colonne

d’Européens qui remontent la rue, plus de quatre cents. Les visages sont durs, fermés, certains

sont tuméfiés. La colonne est silencieuse. C’est un spectacle poignant. » (photo, ci-dessus).

des historiens comme le général Maurice

Faivre, Jean Monneret, Jean-Jacques Jordi

ou Guy Pervillé ont permis d’affiner considérablement

les décomptes et aboutissent

à un total d’environ 700 victimes, dont les

corps ont pour la plupart disparu à jamais

dans des fosses improvisées ou sous le

béton du Petit-Lac. Pour les Européens,

c’est la journée la plus sanglante de toute la

guerre d’Algérie qui, juridiquement, venait

pourtant de prendre fin.

Les raisons profondes du massacre n’ont

toujours pas été définitivement établies :

s’il y eut une part évidente d’emballement

criminel propre aux phénomènes de foule,

on ne saurait écarter la dimension préméditée

de la tuerie, dont témoignent l’organisation

des convois de prisonniers,le systématisme

des rafles, la disponibilité immédiate

d’armes en tous genres et, surtout, les

avertissements émis dès la veille par des

musulmans courageux. La responsabilité

exacte du général Katz – surnommé « le

boucherd’Oran»–resteaussiàdéterminer.

Pourquoi a-t-il maintenu la consigne des

troupespendantdesilonguesheures?A-t-il

voulu se venger des pieds-noirs après des

mois de lutte impitoyable contre l’OAS ?

A-t-il simplement fait preuve d’incompétence

et d’irresponsabilité ? A-t-il agi sur

ordre de Paris, où l’information est parvenue

sans tarder, comme l’indique l’intervention,

le jour même à l’Assemblée nationale,

du général de Bénouville, qui évoque dans

l’après-midi«lesang[qui]couleàOran»?Le

général De Gaulle en personne a-t-il joué un

rôledans la(non-)gestiondecettetragédie?

Certains veulent le croire, mais en dépit de

quelques indices, rien ne permet de l’établir

définitivement. On se souviendra en revanchedesaphraseglaçante

prononcéelors du

Conseil des ministres du 24 mai 1962 : «Si les

gens s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des

nouvelles autorités »… Soixante ans après,

les familles des morts et des disparus d’Oran

continuent de porter seules ou presque un

impossible deuil. Comme s’il y avait de bonnes

et de mauvaises victimes. «Ce massacre,

luiaussi,doitêtreregardéenfaceetreconnu»,

a déclaré Emmanuel Macron lors de son

intervention du 26 janvier dernier à l’Elysée.

Ces paroles seront-elles suivies d’effet ? 2

Guillaume Zeller est journaliste.

À LIRE de Guillaume Zeller

Oran, 5 juillet

1962. Un massacre

oublié

Tallandier

« Texto »

224 pages

8,50 €

71

h

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