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Le Figaro: le crépuscule sanglant de l'Algérie Française

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A VANT,

APRÈS

Par Vincent Trémolet de Villers

© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.

Camus oula

politique

del’amandier

L’ESPRIT DES LIEUX

130

h

Que sont les « valeurs » quand surgissent les personnes, les

lieux, les souvenirs, les attachements ? L’histoire de Camus

et de la guerre d’Algérie est celle d’une tension entre la pensée

sur banquette de moleskine et la vie d’un fils qui a son

pays«en traversdelagorge».«Ilestplusfacileévidemment,disait-il,

d’être anticolonialiste dans les bistrots de Marseille ou de Paris. »

Cette guerre qui remonte à bien avant la guerre est lemotif choisi

parAlainVircondeletpourtracer,entrelesbombes,lesratonnades,

les exactions du FLN, l’inconséquence et la lâcheté des politiques,

un magnifique portrait de l’auteur du Premier Homme. « Tout ici

me laisse intact », écrit Camus de sa terre natale, « elle me donne

l’orgueil de ma condition d’homme ». Ce ne sont ni les grandes heures

de l’Histoire, ni une galerie de héros qui nourrissent cette fierté

mais plutôtune généalogiediscrète et robuste.Les«miens»,plongés

dans le miracle d’un monde né « du soleil et de la mer, vivante

et savoureuse », où se mêlent l’ancienne beauté et les promesses

de l’aube : « Au matin à Tipasa la rosée sur les ruines. La plus jeune

fraîcheur du monde sur ce qu’il y a de plus ancien. C’est là ma foi et

selon moi le principe de l’art et de la vie. »

Camus comprend très tôt, dès la Toussaint rouge en 1954 (les

premiers attentats du FLN), que la mécanique de l’affrontement

s’installe en Algérie. Il en parle peu, cherche dans le travail, l’art,

l’amour avec Maria Casarès, à fuir ce qu’il pressent, mais tous les

éléments de la tragédie continuent de se mettre en place. Ceux

que l’on n’appelle pas encore pieds-noirs s’organisent pour se

défendre par la force. Ceux que Camus appelle toujours les Arabes

(pour lui pas d’Algériens, puisque l’Algérie n’est pas une

nation) profitent à plein de la mauvaise conscience occidentale

pour pousser, dans la terreur et le sang, leur avantage. Les intellectuels

parisiens pétitionnent, à la gauche militante s’ajoute la

droite d’appoint dont Mauriac, une fois encore, est le premier

représentant. Camus refuse de signer ces textes « délirants » et

tente de réunions publiques en textes publiés dans L’Express

d’ouvrir une perspective pacifique : reconnaître l’iniquité d’un

système où les privilèges d’un million d’Européens se font au

détriment de neuf millions de musulmans, mais sans envisager

une quelconque indépendance. Il ajoute à cette profession de foi

la nécessaire protection des civils dans les affrontements. « Un

homme, ça s’empêche » : cette formule constitue le seul héritage

d’un père qu’il n’a pas connu. Dans cette guerre qui libère les pulsions

de mort, elle est sa boussole. Sartre balaye d’un revers de

main ces précautions : « vous êtes devenu la proie d’une morne

démesurequimasquevosdifficultésintérieuresetquevous nommez,

je crois, mesure méditerranéenne ». Sartre est de ceux qui vivent,

déclament, ordonnent sans « difficultés intérieures ». Camus, à

l’inverse, confronte sans cesse sa pensée à la contemplation du

monde. Ce n’est pas la doctrine qui sépare les deux hommes mais

la disposition de leur regard à la lumière.

En 1957, quand il reçoit le prix Nobel de littérature à Stockholm,

la guerre a commencé. «En ce moment on lance des bombes dans les

tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways.

Si c’est cela, la justice, je préfère ma mère », répond Camus à un journaliste

qui l’interroge sur le conflit. Chaque jour qui passe, l’écrivain

oscille entre le désespoir et l’instinct vital qui l’entraîne à lutter jusqu’au

bout pour empêcher le désastre. Il défend l’idée d’une «fédération

articulée sur des institutions analogues à celles qui font vivre en

paix, dans la confédération helvétique, des nationalités différentes ».

Saint-Germain-des-Prés méprise son irénisme, les Français d’Alger

leregardentcommeDonQuichotte.Discours,tribunesnepeuvent

suffire à écrire comment cette terre l’a entièrement façonné. Seule

la littérature permettra d’évoquer les lumières qui transpercent

la nuit de l’âme : « je dois reconstruire une vérité, note-t-il dans ses

Carnets, après avoir vécu toute ma vie dans une sorte de mensonge ».

Ce seraLePremierHomme,sonchef-d’œuvre,etl’undesplusgrands

romans du XX e siècle. On en retrouvera les feuillets dans une sacoche

au pied du platane que la voiture de l’écrivain a violemment

percuté. C’était le 4 janvier 1960, deux ans avant les accords d’Evian.

En voyant Vircondelet retracer avec finesse et sensibilité l’épreuve

intérieure de Camus, on songe inévitablement à son contemporain,

son semblable, son frère, Antoine de Saint-Exupéry. « J’ai

l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde »,

écrivait l’aviateurquelquesmoisavantsamort.L’unet l’autrefurent

emportés précocement comme si le destin voulait les libérer d’un

désespoir insupportable. L’un et l’autre ont perdu la bataille, mais la

vérité qu’ils ontseméeestcommelagrainedel’amandier:«c’estelle

qui, dans l’hiver du monde, préparera le fruit ».2

À LIRE

Albert Camus

et la guerre d’Algérie.

Histoire d’un malentendu

Alain Vircondelet

Editions du Rocher

304 pages

19,90 €

Retrouvez Le Figaro Histoire le 2 juin 2022

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