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DISTRIBUTION<br />
LE CINÉMA FRANÇAIS À<br />
L’HEURE DU #NOUSAUSSI<br />
Les accusations de Judith<br />
Godrèche contre les cinéastes<br />
Benoît Jacquot et Jacques<br />
Doillon, amplifiées par son<br />
discours aux César, mettent le<br />
cinéma français face à ses<br />
responsabilités.<br />
©David Koskas<br />
Si le mouvement #MeToo, enclenché il y a six ans aux<br />
États-Unis avec la déflagration de l'affaire Weinstein,<br />
avait contribué à libérer la parole des femmes et à faire<br />
bouger le monde du cinéma en général, cette année<br />
marque une nouvelle étape, en France, dans la prise de<br />
conscience. Après les mises en cause d’un monstre aussi<br />
sacré que Gérard Depardieu, les plaintes pour viol sur<br />
mineure déposées par Judith Godrèche contre deux<br />
auteurs aussi respectés que Benoît Jacquot et Jacques<br />
Doillon, suivies par de nombreux témoignages d’actrices<br />
allant dans le même sens, ébranlent le cinéma français.<br />
La série Icon of French Cinema, par laquelle Judith Godrèche a commencé à libérer sa parole<br />
Certes, la profession et les institutions avaient commencé<br />
à prendre des mesures pour prévenir les violences et<br />
harcèlements sexuels et sexistes (VHSS), en parallèle de<br />
la recherche de parité dans le cinéma. La création en<br />
2018 du Collectif 50/50, les actions mises en place par<br />
le CNC jusqu’aux moyens de sanctions proposés récemment<br />
par le Sénat [voir page 6] sont des avancées. Mais<br />
il est clair que la parole de Judith Godrèche, amplifiée<br />
lors de la 49 e Cérémonie des César, met chacun face à<br />
ses responsabilités. « Pourquoi accepter que cet art que nous<br />
aimons tant, cet art qui nous lie, soit utilisé comme une<br />
couverture pour un trafic illicite de jeunes filles ? », a lancé<br />
l’actrice, face aux professionnels. « Depuis quelque temps,<br />
la parole se délie, l’image de nos pères idéalisés s’écorche, le<br />
pouvoir semble presque tanguer. Serait-il possible que nous<br />
puissions regarder la vérité en face ? Prendre nos responsabilités<br />
? Être les acteurs, les actrices d’un univers qui se remet<br />
en question ? Depuis quelque temps, je parle, je parle, mais<br />
je ne vous entends pas, ou à peine. Où êtes-vous ? Que ditesvous<br />
? » Beaucoup de femmes étaient sur la scène de<br />
l’Olympia cette année, telles Ariane Ascaride, Bérénice<br />
Bejo, Audrey Diwan ou Golshifteh Farahani, qui ont<br />
dit, plus ou moins directement, leur soutien. Et Justine<br />
Triet, deuxième femme de l’histoire à remporter le César<br />
de la meilleure réalisation, l’a dédié « à toutes les femmes »,<br />
notamment « celles qu’on a blessées et qui s’en libèrent en<br />
parlant ». Pour tous les autres, ils ont accueilli Judith<br />
Godrèche par un tonnerre d’applaudissements.<br />
Où êtes-vous ? Que dites-vous ?<br />
Quelques heures avant la cérémonie des César du 23<br />
<strong>février</strong>, la ministre de la Culture Rachida Dati s’est<br />
exprimée dans les colonnes du Film français au sujet des<br />
accusations de la comédienne. « La liberté de création est<br />
totale mais ici on ne parle pas d’art, on parle de pédocriminalité.<br />
Avoir une relation sexuelle avec un mineur de moins<br />
de quinze ans est un crime », a d’abord rappelé la ministre.<br />
Mais elle souligne aussi que, si « les mouvements de libération<br />
de la parole des femmes touchent tous les milieux, le<br />
monde du cinéma a un rôle à jouer. Il fait rêver les Français<br />
et il a donc un devoir d’exemplarité particulier. » Le monde<br />
du cinéma s’est bien sûr exprimé, par des voix individuelles<br />
comme celles d’organisations. Les cinéastes de la SRF<br />
avaient ainsi, dès le 12 <strong>février</strong>, tenu « à exprimer [leur]<br />
soutien à Judith Godrèche et à toutes les autres comédiennes<br />
<strong>–</strong> Judith Chemla, Isild Le Besco, Laurence Cordier, Anna<br />
Mouglalis, Julia Roy, Vahina Giocante, Clotilde Hesme,<br />
Ariane Labed, Alice de Lencquesaing… <strong>–</strong> qui ont récemment<br />
brisé l’omerta en dénonçant les violences sexistes et sexuelles<br />
dont elles ont été les victimes, violences émanant de réalisateurs<br />
dont elles ont été la proie “au nom du cinéma” ».<br />
Le 20 <strong>février</strong>, les producteurs de l’API, du SPI et de<br />
l’UPC, rappelant le travail entrepris sur les tournages, se<br />
sont dit engagés « à mettre tout en œuvre pour protéger nos<br />
équipes, sans lesquelles les films que nous produisons ne<br />
pourraient exister ». Comme la SRF, ils en appellent « à<br />
une concertation immédiate de l’ensemble des acteurs de la<br />
filière : producteur·ice·s, cinéastes, équipes techniques et<br />
artistiques, agents, attaché·e·s de presse, distributeur·rice·s,<br />
assureurs, festivals, exploitant·e·s, médias, CNC et ministère<br />
de la Culture ». La FNCF a quant à elle rappelé, le 23<br />
<strong>février</strong>, « son engagement depuis plusieurs années pour<br />
sensibiliser ses adhérents sur la prévention de tels faits au<br />
sein des salles de cinéma et sur l’accompagnement des<br />
victimes », notamment à travers<br />
les formations obligatoires de l’ensemble des exploitants.<br />
La fédération des cinémas français confirme son implication<br />
« pour poursuivre la mobilisation de la filière ». Et<br />
c’est début janvier, avant “l’affaire Godrèche”, que<br />
l’Association française des cinémas art et essai appelait à<br />
« une prise de conscience collective », pour que « que le<br />
patriarcat et les violences sexistes et sexuelles ne fassent plus<br />
partie de notre société ».<br />
Et les films ?<br />
Dans ce contexte, les salles devront faire des choix. Le<br />
dernier film de Jacques Doillon, CE2, qui traite du<br />
harcèlement scolaire, est toujours daté au 27 mars <strong>2024</strong>.<br />
Son producteur, Bruno Pesery, a décidé d’en maintenir<br />
la sortie, « après concertation avec tous les partenaires ayant<br />
soutenu l’initiative et porté la production du film ». Au nom<br />
de sa société Arena Films, il précise que cette décision<br />
n’est pas « l’expression d’une surdité ou d’une indifférence<br />
à l’égard des accusations portées à l’encontre de son auteur :<br />
elles sont graves, nous en avons pris la mesure dès la première<br />
heure ». Le producteur met en avant le travail de toute<br />
une équipe qui a permis au film d’exister, « qu'il s'agisse<br />
des comédiens, des techniciens, des prestataires, des producteurs,<br />
des distributeurs, des attachés de presse ou des exploitants<br />
». Or, si le distributeur, Les Acacias, ne s’est pas<br />
encore exprimé, les comédiens du film, Nora Hamzawi<br />
et Alexis Manenti, qui interprètent respectivement la<br />
mère de la fillette harcelée et le directeur d’école, se sont<br />
de leur côté désolidarisés. « La sortie du film de Jacques<br />
Doillon dans lequel j’ai tourné il y a quatre ans est maintenue.<br />
Je ne soutiens pas cette décision qui d’après moi, représente<br />
un mépris vis-à-vis de la parole des femmes », a posté la<br />
comédienne sur Instagram. Alexis Manenti a indiqué de<br />
son côté, dans Libération, qu’il n’assurerait pas la promotion<br />
du film.<br />
Quant au prochain long métrage de Benoît Jacquot,<br />
Belle, adapté d’un roman de Simenon, et réunissant<br />
Guillaume Canet et Charlotte Gainsbourg, il est actuellement<br />
en post-production.<br />
Cécile Vargoz<br />
10 N°463 / <strong>28</strong> <strong>février</strong> <strong>2024</strong>