24 � Courrier <strong>international</strong> | n° 1110 | du 9 au 15 février 2012 Amériques Etats-Unis Bill McKibben, héros écolo malgré lui Ce journaliste et essayiste a longtemps fait profil bas. Jusqu’à ce que son militantisme fasse dérailler le projet d’oléoduc géant Keystone XL, censé transporter le pétrole issu des sables bitumineux de l’Alberta jusqu’au golfe du Mexique. The Boston Globe (extraits) Boston L e 6 novembre 2011, Bill McKibben est arrivé à Washington pour manifester contre l’oléoduc Keystone XL, devant permettre d’acheminer du pétrole sur plus de 2 700 kilomètres, depuis la province de l’Alberta, au Canada, jusqu’aux raffineries du golfe du Mexique. L’écologiste faisait partie des 1 252 personnes arrêtées devant la Maison-Blanche en août et en septembre 2011, lors de manifestations contre ce même oléoduc. Il a même passé deux nuits en prison. Mais le 6 novembre, il était de retour avec des milliers de personnes et une idée audacieuse. “On ne peut pas occuper la Maison-Blanche, a-t-il expliqué aux manifestants présents, mais on peut l’encercler.” Cette stratégie avait pour but de rappeler à Barack Obama l’une de ses promesses électorales : “mettre fin à la tyrannie du pétrole”. Ce jour-là, 12 000 personnes se sont déplacées, faisant de cet événement la plus grande manifestation organisée devant la Maison-Blanche pour défendre une cause environnementale. Quand il s’est adressé à la foule, Bill McKibben avait l’air agréablement surpris. “On n’était pas sûr de voir autant de monde, a-t-il avoué. Cela fait des décennies qu’on n’a pas vu une foule pareille pour défendre l’environnement. En venant aujourd’hui, vous avez accompli quelque chose d’extraordinaire.” Son obsession : rester simple Grand et voûté, savant et incroyablement sincère, cet homme de 51 ans a longtemps fait profil bas. Pourtant, ces dernières années, il est devenu la nouvelle star des écologistes. Et pour beaucoup de défenseurs de l’environnement, comme Al Gore, qui loue “la passion, la sincérité et les connaissances impressionnantes” de Bill McKibben, il représente leur meilleur espoir. Une chose est sûre, l’air du temps joue pour lui. Entre les manifestations contre l’industrie du charbon et les campements du mouvement “Occupy Wall Street” de l’automne 2011, un vent de protestation semble souffler aux Etats-Unis, et Bill McKibben l’a senti. “Il sera bientôt l’une des figures de proue du mouvement de défense de l’environnement, si ce n’est pas déjà le cas, estime Michael Brune, directeur exécutif du Sierra Club [la plus grosse association écologiste du pays]. Il n’est pas encore vraiment connu du grand public, mais ça ne saurait tarder. Je ne serais pas surpris si, dans quelques années, ma fille accrochait des posters de Bill McKibben dans sa chambre.” Ce n’est peut-être pas une question d’années : quatre jours seulement après la manifestation du 6 novembre contre le projet Keystone, Barack Obama a décidé de repousser jusqu’en 2013 toute décision concernant l’oléoduc. Bill McKibben s’est alors empressé d’annoncer la mort du projet sur Twitter : “Voilà comment on anéantit un deal qui semblait gravé dans le marbre !” Puis, le 18 janvier 2012, la Maison- Blanche a finalement annoncé que le projet était rejeté, contraignant ses promoteurs à tout reprendre à zéro. Pour les écologistes, il s’agit d’un événement mémorable. On estime que les sables bitumineux de l’Alberta forment la deuxième plus grande réserve de pétrole au monde après l’Arabie Saoudite, et leur extraction nécessite beaucoup plus d’énergie que le forage traditionnel. Pour le scientifique James E. Hansen, qui milite contre le réchauffement climatique et travaille pour la Nasa, entreprendre un tel processus reviendrait à “condamner à mort la planète”. Grâce à ses manifestations, Bill McKibben a réussi à empêcher cette catastrophe, du moins pour l’instant. L’écologiste vit à la campagne, dans le Vermont. Il habite avec sa femme, l’écrivain Sue Halpern, dans une maison confortable près de Middlebury College, où il enseigne. Bill McKibben n’est pas réfractaire au progrès : il a l’eau courante et un micro-ondes, un iPad et même une voiture – hybride. Il tire l’essentiel de son électricité de panneaux solaires, mais n’a pas l’intention de se couper du réseau électrique. Il achète des produits locaux et tous les ans au printemps il récolte du sirop d’érable ; mais contrairement à tous les autres habitants du Vermont ou presque, il n’élève pas de poules. Tous ceux qui le connaissent sont du même avis : c’est quelqu’un de très humain. Bien que plusieurs de ses 11 livres aient été des best-sellers et que ses allocutions attirent des militants du monde entier, il Bill McKibben n’est pas réfractaire au progrès : il a l’eau courante et un micro-ondes, un iPad et même une voiture hybride Biographie 1960 Naissance à Lexington (Massachusetts). 1982-1987 Journaliste à l’hebdomadaire The New Yorker. 1989 Il publie son premier livre, La Nature assassinée (Fixot, 1994). 2007 Il débute la campagne Step It Up pour sensibiliser le grand public à la question du changement climatique et exiger du Congrès une loi sur les émissions de CO 2 . 2008 Il lance 350.org, un mouvement de mobilisation citoyenne mondiale pour lutter contre le réchauffement climatique. 2009 Première journée mondiale d’action de 350.org : le 24 octobre, 5 248 rassemblements ont lieu dans 181 pays. 2011 Il participe devant la Maison-Blanche à la grande manifestation du 6 novembre contre le projet d’oléoduc Keystone XL. 2012 Le 18 janvier, le président Barack Obama rejette officiellement le projet Keystone XL. a su rester simple. Il répond lui-même à ses courriels et préfère les sweat-shirts aux costumes. Presque tout le monde l’apprécie, même ses adversaires. Le sénateur républicain James Inhofe, l’un des principaux défenseurs du projet Keystone XL, affirme qu’attribuer le réchauffement climatique à l’homme est “un énorme canular”. A contrecœur, pourtant, il admet respecter l’honnêteté intellectuelle de l’écologiste. Les seules critiques à son encontre sont venues d’animateurs ultraconservateurs, comme Rush Limbaugh ou Glenn Beck, qui l’ont traité de “taré” et accusé d’être embrigadé dans une vaste conspiration communiste ; ainsi que de quelques critiques littéraires qui l’ont baptisé “l’écolo râleur”. Bill McKibben est presque trop poli et il déteste parler de lui. Peu de gens le savent, mais il fait partie de l’élite littéraire depuis presque trente ans, depuis que William Shawn, légendaire rédacteur en chef de l’hebdomadaire The New Yorker, l’a recruté alors qu’il était fraîchement diplômé de Harvard. Pendant cinq ans, Bill McKibben a arpenté les rues de New York pour rédiger la rubrique Talk of the Town. Il dit n’avoir jamais été aussi heureux dans son travail. A New York, choqué par le grand nombre de sans-abri vivant dans les rues de la ville, il a créé un foyer d’accueil dans le sous-sol d’une église. Ce n’était pas là sa première incursion dans le monde du militantisme : son combat pour la justice sociale a commencé dès son enfance, à Lexington, dans le Massachusetts. Son père, Gordon, était un journaliste économique respecté, et chez les McKibben la politique était au cœur de la plupart des conversations. Dans cette famille pratiquante, on accompagnait les personnes âgées chez le médecin et on faisait du bénévolat à la banque alimentaire. En 1987, lorsque William Shawn a été contraint de quitter The New Yorker, Bill McKibben a démissionné en signe de protestation. “C’était l’une des meilleures décisions de ma vie,” explique-t-il, conscient que le magazine était devenu une prison dorée. Bill McKibben et sa femme ont alors déménagé dans une maison un peu délabrée dans les monts Adirondacks (dans le nord de l’Etat de New York). Ils vendaient leurs articles à plusieurs publications comme Ms. Magazine, Harper’s, Rolling Stone et Outside. Ces revenus, ajoutés à l’argent gagné grâce aux cours de journalisme qu’ils donnaient l’été à Bard College, suffisaient pour subvenir à leurs besoins. Bill McKibben est tombé follement amoureux de la nature sauvage et, dans le même temps, a commencé à lire les premiers travaux consacrés au réchauffement climatique dans les revues scientifiques. A l’époque, les recherches en étaient à leurs balbutiements : toutes les études sur l’effet de serre tenaient sans peine sur son bureau. Il s’est tout de même rendu compte que des changements importants se préparaient, ce qui l’a conduit à rédiger La Nature assassinée, son livre le plus célèbre. Cet ouvrage, qui associe journalisme scientifique et philosophie, a été publié en 1989, alors que Bill McKibben n’était âgé que de 28 ans : il s’agit de la première vulgarisation de la notion de réchauffement climatique. Défendre les terres sauvages Le postulat de départ de cet essai est à la fois simple et provocant : les hommes, par leurs comportements, ont tellement altéré la nature qu’elle n’existe plus ; les terres sauvages, où qu’elles se situent, portent la marque de l’homme. On peut soutenir que c’est bien ou mal, mais pour Bill McKibben, c’est une tragédie. “Il est devenu impossible d’imaginer que nous ne sommes qu’une partie d’un tout, écrit-il, Il n’y a plus que nous sur cette planète.” La Nature assassinée est également un ouvrage spirituel qui compte quantité de références à la Genèse, au livre de Job et à la quête de Dieu. Même s’il préfère éviter le sujet, Bill McKibben est croyant – il a été catéchèse dans une église méthodiste pendant une dizaine d’années – et sa foi imprègne toutes ses actions, qu’elles concernent le changement climatique ou la justice �26
JAY MALLIN/ZUMA PRESS/CORBIS Courrier <strong>international</strong> | n° 1110 | du 9 au 15 février 2012 � 25 Bill McKibben lors d’une manifestation à Washington, le 24 janvier.