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44 � Courrier <strong>international</strong> | n° 1110 | du 9 au 15 février 2012<br />
Médias<br />
Chine<br />
Quand les journalistes se délocalisent<br />
Frappés par les licenciements<br />
dans leurs pays, des centaines<br />
de journalistes occidentaux<br />
travaillent dans les rédactions<br />
anglophones des médias<br />
officiels chinois, tiraillés<br />
entre carrière et censure.<br />
Frankfurter Allgemeine Zeitung<br />
(extraits) Francfort<br />
De Pékin<br />
l y a des jours où Andrew Ross<br />
n’a pas le cœur à l’ouvrage.<br />
Comme ce 10 décembre 2010,<br />
où le dissident chinois incarcéré Liu<br />
Xiaobo s’est vu décerner le prix Nobel de<br />
la paix en son absence et où le journaliste<br />
a été obligé de “faire de la merde”, selon ses<br />
propres termes. Une “merde” dictée aux<br />
rédacteurs des médias officiels, bloc-notes<br />
en main, par les autorités chinoises. Avec<br />
des phrases du type : “Les experts chinois<br />
des droits de l’homme font observer que, dans<br />
l’intérêt d’un ordre mondial pacifique, les institutions<br />
<strong>international</strong>es soi-disant responsables<br />
devraient soupeser les conséquences de<br />
leurs actes au lieu de rester cantonnées dans<br />
une mentalité de guerre froide.” Voilà ce que<br />
disait la version anglophone du message<br />
diffusé par Xinhua, l’agence de presse officielle<br />
chinoise – qui se gardait bien de<br />
donner l’identité des spécialistes des droits<br />
de l’homme en question.<br />
Ce jour-là, assure Andrew Ross, tous<br />
les journalistes occidentaux des médias<br />
officiels de Pékin ont fait la même chose :<br />
“Ils ont fait le minimum, pour que les textes<br />
soient écrits dans un anglais intelligible.” Ce<br />
qui est souvent le cas : “Quand on se penche<br />
sur les envolées nationalistes dans les médias<br />
chinois, on s’aperçoit qu’elles sont presque toujours<br />
rédigées dans un mauvais anglais, parce<br />
que personne ne se donne la peine de les<br />
améliorer.” On les reconnaît, par exemple,<br />
aux titres rudimentaires ou aux doubles<br />
�I<br />
PIERRE WEILL<br />
Vendredi 19h20 - Partout ailleurs<br />
� Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.<br />
points d’exclamation dans ce qu’ils veulent<br />
faire passer pour des informations.<br />
Andrew Ross, dont ce n’est pas le vrai<br />
nom, fait partie des centaines de journalistes<br />
occidentaux qui travaillent pour<br />
les éditions anglophones des médias officiels<br />
chinois. Dans la seule rédaction du<br />
China Daily, quotidien lié au Parti, on ne<br />
dénombre pas moins d’une soixantaine de<br />
“peaufineurs”, dont la mission consiste à<br />
rendre intelligibles pour le lecteur occidental<br />
des textes rédigés en anglais par des<br />
journalistes chinois. Les “communiqués”<br />
doivent devenir des “informations”.<br />
Depuis 2009, la Chine a étendu méthodiquement<br />
son offre de médias à destination<br />
de l’étranger dans le cadre d’une opération<br />
de “soft power” dont le but est, dans la<br />
version officielle, de faire entendre “la voix<br />
de la Chine” face à la prédominance des<br />
médias occidentaux. Aujourd’hui, le pays<br />
possède deux chaînes de télévision<br />
anglophones qui, dotées d’enveloppes<br />
en partenariat avec franceinter.fr<br />
généreuses, ouvrent des bureaux à tour de<br />
bras un peu partout dans le monde.<br />
Xinhua, l’agence de presse officielle<br />
chinoise, ne laisse planer aucun doute sur<br />
ses ambitions : pour son siège américain,<br />
elle a loué tout un étage d’un immeuble de<br />
Broadway, non loin de Reuters et du New<br />
York Times. Organe officiel du Parti, Le<br />
Quotidien du peuple s’est doté d’une édition<br />
anglophone baptisée Global Times.<br />
Dans tous ces médias, des portes s’ouvrent<br />
aux journalistes occidentaux.<br />
“Je ne trouve pas la<br />
censure particulièrement<br />
frustrante”<br />
Au départ, les candidats qualifiés<br />
étaient rares. Les postulants étaient des<br />
Britanniques, des Américains, des Canadiens<br />
ou des Australiens, venus en Chine<br />
pour apprendre le chinois. Leur principale<br />
qualification était leur maîtrise de leur<br />
langue maternelle. Les choses ont évolué<br />
depuis : “Le déclin de la presse à l’Ouest<br />
conduit de nombreux professionnels compétents<br />
à chercher du travail. Et les Chinois en<br />
sont conscients”, explique l’Américain James<br />
Palmer, un journaliste du Global Times –il<br />
sera le seul à accepter de donner son vrai<br />
nom. Aux Etats-Unis, le désarroi parmi les<br />
journalistes est tel que nombre de ses collègues<br />
l’envient d’avoir décroché un emploi<br />
sûr et bien payé. Rares sont ceux qui lui<br />
reprochent encore de travailler pour la<br />
machine de propagande chinoise. “Je pense<br />
que beaucoup de gens ont compris que les journalistes<br />
vont là où il y a du travail.”<br />
Les publications et les chaînes anglophones<br />
sont nettement moins partiales<br />
et moins nationalistes que leurs sociétés<br />
mères chinoises. Beaucoup de journalistes<br />
Sur le web<br />
www.<strong>courrier</strong><br />
<strong>international</strong>.com<br />
Un article à relire : “Censure, nouveau<br />
tour de vis en Chine” (voir CI n° 1101,<br />
paru le 8 décembre 2011).<br />
chinois se voient donc en concurrence<br />
directe avec les médias occidentaux.<br />
A quelques restrictions près. “Ils voudraient<br />
bien jouer le rôle d’Al-Jazira, mais<br />
c’est une ambition vouée à l’échec”, tranche<br />
Jason Keller, un Canadien qui travaille<br />
chez Xinhua. “Ils sont coincés entre leur<br />
volonté d’être crédibles et le contrôle auquel<br />
ils sont soumis.”<br />
Et les journalistes occidentaux ? Comment<br />
vivent-ils le fait d’écrire des articles<br />
orientés ? “Je ne trouve pas que la censure soit<br />
particulièrement frustrante, relativise Jason<br />
Keller. Elle est vécue comme telle uniquement<br />
par les gens qui la prennent comme une attaque<br />
personnelle et qui ne comprennent pas que<br />
leurs supérieurs chinois sont soumis aux<br />
mêmes contraintes.” Autant éviter les “mises<br />
au point pénibles”, explique-t-il.<br />
Parce qu’il n’est guère possible de discuter<br />
du fond, certains Occidentaux<br />
usent d’autres moyens pour sauvegarder<br />
leur amour-propre. “Je me suis beaucoup<br />
battu sur la grammaire, parce qu’ils pensaient<br />
en savoir plus long que moi”, confesse<br />
Tim Fisher d’un ton proche de l’indignation.<br />
Souvent, ses rectifications d’ordre<br />
linguistique sont supprimées. “C’est<br />
vexant. A quoi je sers ?” demande l’Américain,<br />
qui a depuis quitté la rédaction du<br />
Global Times. Le turnover est important<br />
dans les rangs des “peaufineurs”. Brian<br />
Steward, de la Beijing Review, évalue la<br />
durée moyenne de séjour dans une rédaction<br />
à onze mois.<br />
Les Chinois aiment autant que les<br />
journalistes étrangers ne s’éternisent pas<br />
dans leurs rédactions. Une règle implicite<br />
veut d’ailleurs que les reporters occidentaux<br />
n’y travaillent pas plus de deux<br />
ou trois ans, cinq au maximum. “Pour<br />
qu’ils ne deviennent pas trop influents”, analyse<br />
l’Américain Brian Steward. Pour ne<br />
pas attirer inutilement l’attention, la plupart<br />
des journalistes chinois évitent leurs<br />
confrères occidentaux.<br />
“C’est nous contre eux”, schématise<br />
Brian Steward pour décrire l’ambiance<br />
dans la rédaction. Au départ, beaucoup<br />
pensaient que l’offensive médiatique<br />
<strong>international</strong>e de la Chine permettrait de<br />
réformer le système de l’intérieur. “J’étais<br />
très enthousiaste”, se souvient l’Américain<br />
Tim Fisher, qui a travaillé au Global Times<br />
dès sa création, en avril 2009. Il croyait<br />
aux promesses alléchantes d’une ouverture<br />
des médias et s’était dit qu’il pourrait<br />
lancer et concevoir des sujets et<br />
contribuer au perfectionnement de ses<br />
confrères locaux. Au lieu de cela, sa mission<br />
consistait à traduire en bon anglais<br />
des articles mal rédigés. Aujourd’hui, il se<br />
console en se disant que cela permettra<br />
d’étoffer son CV. “Un journal qui tire à<br />
500 000, ça fait de l’effet, suppose Tim<br />
Fisher. Surtout aux yeux des Américains, qui<br />
ne connaissent rien aux médias chinois.”<br />
Friederike Boege