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24 François Boucher<br />
Paris 1703 – 1770<br />
Portrait <strong>de</strong> jeune femme coiffée d’un fichu<br />
Pierre noire, estompe, rehauts <strong>de</strong> craie blanche sur papier brun<br />
275 x 213 mm (10 7 /8 x 8 3 /8 in.)<br />
La vierge <strong>de</strong> la Lumière du mon<strong>de</strong> (musée <strong>de</strong>s Beaux-<br />
Arts <strong>de</strong> Lyon) comme la bergère <strong>de</strong>s Lav<strong>and</strong>ières<br />
(Metropolitan Museum <strong>de</strong> New York) portent un voile<br />
semblable à celui <strong>de</strong> la jeune femme <strong>de</strong>ssinée ici, à la<br />
pierre noire et craie blanche, par François Boucher. Le<br />
visage mutin est typique <strong>de</strong> l’artiste, ainsi que les gr<strong>and</strong>s<br />
yeux et le menton bien rond. La joliesse du visage,<br />
caractéristique <strong>de</strong> Boucher, est tempérée par la gravité<br />
et la douceur <strong>de</strong> son expression, qui pourraient suggérer<br />
que le <strong>de</strong>ssin est préparatoire à une figure appartenant<br />
à une composition religieuse. Cependant, le fichu mal<br />
ajusté, négligemment noué <strong>de</strong>rrière la nuque évoque<br />
aussi les paysannes tirées <strong>de</strong>s représentations <strong>de</strong><br />
marchés, <strong>de</strong> caravanes ou <strong>de</strong> paysages et gravées en<br />
manière <strong>de</strong> sanguine ou <strong>de</strong> crayon par Demarteau 1 .<br />
Il est donc malaisé <strong>de</strong> déterminer si la nature <strong>de</strong> cette<br />
représentation <strong>de</strong> jeune femme est profane ou sacrée.<br />
Comme l’a remarqué Françoise Joulie lors <strong>de</strong> son<br />
examen <strong>de</strong> l’œuvre, la technique graphique permet<br />
<strong>de</strong> dater le <strong>de</strong>ssin <strong>de</strong> la maturité <strong>de</strong> l’artiste : l’usage<br />
<strong>de</strong> papiers <strong>de</strong> couleur, bleus ou bruns, rehaussés par<br />
une craie blanche savamment dispensée, permet à<br />
Boucher d’entrer dans un rapport d’émulation avec la<br />
technique <strong>de</strong> la gravure en manière <strong>de</strong> pierre noire ou<br />
<strong>de</strong> craie blanche qui se développe à la même époque,<br />
parallèlement au commerce <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins. La craie<br />
paraît particulièrement blanche par contraste avec le<br />
brun foncé du papier, d’ailleurs encore assombri par<br />
l’estompe <strong>de</strong> la pierre noire. Cet effet <strong>de</strong> négatif, bien que<br />
rare chez Boucher, se retrouve dans certaines œuvres<br />
parmi lesquelles l’Etu<strong>de</strong> d’une marche (collection<br />
Pfeiffer) ou l’Etu<strong>de</strong> d’une mère et son enfant assis à<br />
côté d’une barrière (Boston, Museum of Fine Art, The<br />
Forsyth Wickes collection 65.240). Cette technique très<br />
contrastée évoque à l’observateur d’aujourd’hui certains<br />
<strong>de</strong>ssins d’artistes bolonais suiveurs <strong>de</strong>s Carrache. Bien<br />
que cette école ne soit pas la source d’inspiration<br />
habituelle <strong>de</strong> notre peintre, on peut observer qu’il<br />
possédait justement plusieurs <strong>de</strong>ssins <strong>de</strong> Cavedone ou<br />
<strong>de</strong>s Carrache. A moins qu’il ne se soit inspiré <strong>de</strong> ceux<br />
du romain Giovanni Angelo Canini (lui-même élève<br />
du bolonais Domenichino), également présent dans sa<br />
collection 2 et qui utilisait lui aussi le blanc avec force.<br />
Peut-être faut-il voir dans cet intérêt soudain pour <strong>de</strong>s<br />
techniques contrastées l’influence <strong>de</strong> son meilleur élève<br />
et gendre, Jean-Baptiste Deshays qui, revenu d’Italie<br />
en 1759, avait adopté dans certains <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ssins,<br />
notamment dans ses œuvres dites « ténébreuses », une<br />
manière graphique justement tout à fait héritée <strong>de</strong>s<br />
artistes bolonais, chargée <strong>de</strong> lourds rehauts <strong>de</strong> blanc.<br />
La réciprocité d’influence entre l’élève et le maître<br />
à la fin <strong>de</strong>s années 1760 a été soulignée par Alastair<br />
Laing, notamment à propos d’une Etu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Borée 3 , et<br />
peut expliquer ces expérimentations. Ces propositions<br />
stylistiques s’adressaient toutefois à un artiste d’une<br />
immense culture visuelle qui avait, déjà en 1750,<br />
fait brièvement preuve d’intérêt pour l’estompe et les<br />
références bolonaises avec son Etu<strong>de</strong> <strong>de</strong> tête <strong>de</strong> vieille<br />
femme regardant vers le bas (Albertina) préparatoire à<br />
la Lumière du mon<strong>de</strong>.<br />
La douceur un peu conventionnelle <strong>de</strong> l’image n’enlève<br />
rien à la vigueur <strong>de</strong> la technique graphique, comme<br />
toujours très virtuose : à la pierre noire les traits <strong>de</strong><br />
contours, à l’estompe les ombres, et à la craie blanche<br />
la lumière qui modèle et qui forme le volume. Le visage<br />
doux et le regard sérieux sont aussi caractéristiques <strong>de</strong><br />
la maturité <strong>de</strong> l’artiste.<br />
Cette douceur n’est d’ailleurs pas sans charme et<br />
place le <strong>de</strong>ssin parmi ces œuvres qui dévoilent un<br />
François Boucher moins leste, comme assagi par<br />
l’époque néo-classique qui s’annonce. A la manière<br />
<strong>de</strong>s œuvres religieuses <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> sa carrière, elle<br />
révèle un tempérament plus profond que ne le<br />
laissent penser son image <strong>de</strong> peintre <strong>de</strong>s Grâces et<br />
ses gr<strong>and</strong>s tableaux <strong>de</strong> mythologie galante. Mais par<strong>de</strong>ssus<br />
tout, elle prouve, s’il le faut encore, la gr<strong>and</strong>e<br />
culture graphique <strong>de</strong> François Boucher et sa virtuosité<br />
déconcertante, son aisance à passer d’une technique<br />
et d’une référence à l’autre, en gardant toujours un<br />
style propre, reconnaissable entre tous.<br />
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