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PORTRAIT
JOURNAL DE SAINT-GERMAIN - 588
La soif de (faire) savoir
encontrer Marc Ferro est
un privilège rare. Ce mardi
10 mai, jour du rendez-vous
avec cet historien saint-germanois
de réputation internationale, l’émotion
du journaliste est réelle.
Après une brève attente, la porte
de son appartement de la rue du
Vieil-Abreuvoir s’ouvre. Apparaît
alors un homme simple et souriant.
À 86 ans, sa santé est fragile et sa
démarche, légèrement voûtée, est
prudente. “Je dois prendre mon
temps désormais”, prévient-il gentiment
tout en invitant à le suivre
dans son bureau, où les livres et les
dossiers se disputent les rares espaces
encore libres.
Sa voix est calme, posée. Mais ne
vous y trompez pas. Marc Ferro
reste l’insatiable chercheur qu’il a
toujours été.
Intarissable lorsqu’il jette un
coup d’œil par-dessus son épaule
sur sa riche carrière d’enseignant,
d’écrivain, de chercheur, d’homme
de télévision…, il est aussi inarrêtable
quand il dévoile les prochains
livres qu’il prépare.
Récit d’une rencontre passionnante
avec un passionné.
Le Journal de Saint-Germain.-
On dit parfois que “la valeur n’attend
pas le nombre des années”. En
écrivant votre premier récit historique
à l’âge de 9 ans, vous avez
confirmé ces paroles de Corneille.
> DES TRAJECTOIRES MULTIPLES
Difficile d’avoir une vie plus
remplie que celle de Marc Ferro.
Emu aujourd’hui encore par la
disparition de sa mère (morte en
déportation), cet homme est à la
fois un témoin et un acteur du
XX e siècle.
Résistant à l’âge de 20 ans
dans les maquis du Vercors, il
s’est ensuite consacré à l’enseignement,
d’abord à Saint-Germain
puis en Algérie et à Paris.
Chercheur au Centre National de
la Recherche Scientifique, il a
aussi été professeur à l’école
Polytechnique et directeur
d’études à l’École des Hautes
Études en Sciences Sociales. Il
a aussi été nommé directeur de
la revue Les Annales par Fernand
Braudel (il en est encore à
présent le co-directeur).
Auteur d’une trentaine de livres
(dont Le retournement de
l’histoire, De Gaulle expliqué
aujourd’hui, Comment on raconte
l’histoire aux enfants…),
il a également présenté Histoire
parallèle à la télévision
sur La Sept et Arte pendant 12
ans (soit 630 émissions). Offi-
Marc Ferro.- La passion de l’histoire
s’est emparée de moi très tôt ;
sans que je sache pourquoi d’ailleurs.
Maman était une grande modéliste
chez le couturier Worth et
mon père, que j’ai perdu à cinq ans,
était employé de banque.
cier dans l’Ordre national du
mérite, il a reçu en avril dernier
les insignes de chevalier de la
Légion d’honneur.
3 LIVRES EN 2011
À 86 ans, Marc Ferro est toujours
aussi fécond comme en
témoignent ses trois derniers
livres parus :
fAutobiographie intellectuelle,
avec Gérard Jorland (Perrin)
fMes histoires parallèles,
avec Isabelle Veyrat-Masson
(Carnets nord)
fLa Faucille et le drapeau. Le
XIXe siècle (Plon).
I RENCONTRE AVEC L’HISTORIEN MARC FERRO I
Rien ne me prédestinait donc à
une carrière d’historien. Pourtant,
après avoir obtenu mon premier
brevet de natation, je me souviens
avoir demandé à maman un atlas
comme récompense. Je n’avais
alors que 8 ans. Un an plus tard, j’ai
entamé ma première “histoire de
France” en racontant la Guerre de
Cent ans.
En fait, j’ai très vite ressenti le
besoin d’en savoir toujours plus et
de transmettre ce savoir aux autres.
Ce n’est pas un hasard si j’ai commencé
à enseigner à 18 ans dès que
j’ai eu ma licence.
Le Journal de Saint-Germain.-
L’enseignement n’a pas suffi à étancher
votre “soif insatiable” et vous
avez aussi mené de nombreuses autres
vies…
Marc Ferro.- Je voulais comprendre
l’Histoire. La raconter de manière
narrative telle qu’elle est
écrite dans les manuels ne me suffisait
pas. Je me suis donc tourné
vers la recherche en entrant au
Centre National de la Recherche
Scientifique et à l’École des Hautes
Études en Sciences Sociales, où
j’ai été nommé directeur d’études
en 1967.
Préparant l’agrégation, j’avais
aussi découvert Fernand Braudel et
l’école des Annales, créée au lendemain
de la 1 ère Guerre mondiale.
À la simple narration du passé, elle
substitue une histoire “problématique”
en posant des questions et
en expliquant sa façon d’y répondre.
Cela correspond à ce que je suis :
un historien “critique” qui tient
compte de tous les points de vue
pour servir l’analyse et non un quelconque
parti.
Le Journal de Saint-Germain.-
Pour comprendre l’histoire et la
faire comprendre, vous êtes aussi
beaucoup intéressé au cinéma et à
la télévision…
Marc Ferro.- Les films sont des
sources historiques comme des manuels.
Il faut les croiser et confronter
les regards pour en décrypter les
images. C’est le but du groupe de
travail “Cinéma et Histoire” que j’ai
créé à l’École des Hautes Études
en Sciences Sociales.
Par ailleurs, pour transmettre le
fruit de mes recherches, j’ai réalisé
des documentaires et animé pendant
douze ans, sur La Sept puis
Arte, Histoire parallèle, une série
d’émissions dans laquelle je commentais
les archives filmées de la
Seconde Guerre Mondiale.
Cela m’a donné l’occasion de
croiser des personnages brillants et
inoubliables comme Henri Kissinger
(le secrétaire d’État de Richard
Nixon puis Gerald Ford qui joua
un rôle important dans la diplomatie
américaine) ou l’écrivain-journaliste
Jean-François Revel.
Le Journal de Saint-Germain.-
Même si vous voyagez moins aujourd’hui,
vos trois livres parus ces
dernières semaines prouvent que
vous restez un insatiable chercheur…
Marc Ferro.- Ma santé ne me permet
plus de sillonner la planète en
allant des États-Unis à la Russie en
passant par le Brésil et les Caraïbes.
Mais ma soif de savoir et mon envie
de transmettre sont intacts.
Je viens d’ailleurs de publier trois
livres et deux autres sont en préparation.
Le premier concernera l’aveuglement
devant l’histoire : “savoir c’est
À 86 ans, Marc Ferro
reste un insatiable chercheur.
prévoir”, disait Auguste Comte. Force
est pourtant de constater que
l’histoire reste très imprévisible
comme si nous ne savions pas ou si
nous ne voulions pas savoir.
Mon deuxième projet s’attachera
à mettre en lumière le mécanisme
de la colonisation des mœurs.
Souvenez-vous ainsi de ce que
Roosevelt disait sur les Européens
après la Seconde Guerre
Mondiale : “on leur vend d’abord
des films ; on leur vendra le reste
après”. ❖
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