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Contes fantastiques

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E. T. A. Hoffmann<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Premier livre<br />

BeQ


E. T. A. Hoffmann<br />

(1776-1822)<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Premier livre<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

Collection À tous les vents<br />

Volume 156 : version 1.2


Loève-Veimars, traducteur des contes<br />

présentés ici, sauf pour La nuit du sabbat de John<br />

William Polidori.<br />

L’œuvre de E.T.A. Hoffmann a paru en<br />

France sous de nombreuses traductions. Il faut<br />

signaler cependant celle de François-Adolphe<br />

Loève-Veimars (1801 ?-1854 ou 1855) qui fit<br />

publier les « œuvres complètes » de Hoffmann, à<br />

partir de 1829.<br />

Image de couverture : Caspar David Friedrich.


Le texte qui suit, avant de prendre place dans<br />

l’édition Loève-Veimars, a paru dans la Revue de<br />

Paris (tome I, 12 avril 1829) sous le titre : « Du<br />

merveilleux dans le roman ». C’est une version<br />

abrégée de l’article de Walter Scott, « On the<br />

Supernatural in Fictitious Composition : Works<br />

of Hoffmann », publié dans la Foreign Quarterly<br />

Review de juillet 1827.<br />

La notice critique de Walter Scott sur<br />

Hoffmann, qui précède ces <strong>Contes</strong>, a déjà été<br />

placée dans les œuvres du romancier écossais. Il<br />

n’a pas dépendu de nous de la supprimer dans cet<br />

ouvrage, ni de la publier plus tôt ; il nous a<br />

semblé d’ailleurs que sa place était marquée en<br />

tête de ce livre : Hoffmann pourra ainsi répondre<br />

par lui-même à son rigoureux critique.<br />

Ce n’était peut-être pas avec les principes de<br />

la raison la plus élevée, du goût le plus pur, qu’il<br />

fallait juger un Hoffmann. D’où vient cette manie<br />

générale de reconstruire à sa guise l’âme d’un<br />

écrivain ? et pourquoi regretter que tel homme<br />

n’ait pas eu le talent de tel autre ? Hoffmann


dessinait, il composait des vers, de la musique,<br />

dans une sorte de délire ; il aimait le vin, une<br />

place obscure au fond d’une taverne ; il se<br />

réjouissait de copier des figures étranges, de<br />

peindre un caractère brut et bizarre ; il craignait<br />

le diable, il aimait les revenants, la musique, les<br />

lettres, la peinture ; ces trois passions qui<br />

dévorèrent sa vie, il les cultivait avec un<br />

emportement sauvage ; Salvator, Callot,<br />

Beethoven, Dante, Byron, étaient les génies qui<br />

réchauffaient son âme : Hoffmann a vécu dans<br />

une fièvre continuelle ; il est mort presque en<br />

démence : un tel homme était plus fait pour être<br />

un sujet d’études que de critiques ; et on devait<br />

plutôt compatir à cette originalité qui lui a coûté<br />

tant de douleurs, qu’en discuter froidement les<br />

principes. Il ne fallait pas oublier surtout que, s’il<br />

est des écrivains qui trouvent leur immense talent<br />

et leur verve dans le bonheur et dans l’opulence,<br />

il en est d’autres dont la route a été marquée à<br />

travers toutes les afflictions humaines, et dont un<br />

fatal destin a nourri l’imagination par des maux<br />

inouïs et par une éternelle misère.<br />

A. LOÈVE-VEIMARS.


Sur Hoffmann et les compositions<br />

<strong>fantastiques</strong><br />

Le goût des Allemands pour le mystérieux leur<br />

a fait inventer un genre de composition qui peutêtre<br />

ne pouvait exister que dans leur pays et leur<br />

langue. C’est celui qu’on pourrait appeler le<br />

genre FANTASTIQUE, où l’imagination<br />

s’abandonne à toute l’irrégularité de ses caprices<br />

et à toutes les combinaisons des scènes les plus<br />

bizarres et les plus burlesques. Dans les autres<br />

fictions où le merveilleux est admis, on suit une<br />

règle quelconque : ici l’imagination ne s’arrête<br />

que lorsqu’elle est épuisée. Ce genre est au<br />

roman plus régulier, sérieux ou comique, ce que<br />

la farce, ou plutôt les parades et la pantomime<br />

sont à la tragédie et à la comédie. Les<br />

transformations les plus imprévues et les plus<br />

extravagantes ont lieu par les moyens les plus<br />

improbables. Rien ne tend à en modifier


l’absurdité. Il faut que le lecteur se contente de<br />

regarder les tours d’escamotage de l’auteur,<br />

comme il regarderait les sauts périlleux et les<br />

métamorphoses d’Arlequin, sans y chercher<br />

aucun sens, ni d’autre but que la surprise du<br />

moment. L’auteur qui est la tête de cette branche<br />

de la littérature romantique est Emest-Théodore-<br />

Guillaume Hoffmann.<br />

L’originalité du génie, du caractère et des<br />

habitudes d’Emest-Théodore-Guillaume<br />

Hoffmann le rendaient propre à se distinguer<br />

dans un genre d’ouvrages qui exige l’imagination<br />

la plus bizarre. Ce fut un homme d’un rare talent.<br />

Il était à la fois poète, dessinateur et musicien ;<br />

mais malheureusement son tempérament<br />

hypocondriaque le poussa sans cesse aux<br />

extrêmes dans tout ce qu’il entreprit : ainsi sa<br />

musique ne fut qu’un assemblage de sons<br />

étranges, ses dessins que des caricatures, ses<br />

contes, comme il le dit lui-même, que des<br />

extravagances.<br />

Élevé pour le barreau, il remplit d’abord en<br />

Prusse des fonctions inférieures dans la


magistrature ; mais bientôt réduit à vivre de son<br />

industrie, il eut recours à sa plume et à ses<br />

crayons, ou composa de la musique pour le<br />

théâtre. Ce changement continuel d’occupations<br />

incertaines, cette existence errante et précaire,<br />

produisirent sans doute leur effet sur un esprit<br />

particulièrement susceptible d’exaltation ou de<br />

découragement, et rendirent plus variable encore<br />

un caractère déjà trop inconstant. Hoffmann<br />

entretenait aussi l’ardeur de son génie par des<br />

libations fréquentes ; et sa pipe, compagne fidèle,<br />

l’enveloppait d’une atmosphère de vapeurs. Son<br />

extérieur même indiquait son irritation nerveuse.<br />

Il était petit de taille, et son regard fixe et<br />

sauvage, qui s’échappait à travers une épaisse<br />

chevelure noire, trahissait cette sorte de désordre<br />

mental dont il semble avoir eu lui-même le<br />

sentiment, quand il écrivait sur son journal ce<br />

memorandum qu’on ne peut lire sans un<br />

mouvement d’effroi : « Pourquoi, dans mon<br />

sommeil comme dans mes veilles, mes pensées se<br />

portent-elles si souvent malgré moi sur le triste<br />

sujet de la démence ? Il me semble, en donnant<br />

carrière aux idées désordonnées qui s’élèvent


dans mon esprit, qu’elles s’échappent comme si<br />

le sang coulait d’une de mes veines qui viendrait<br />

de se rompre. »<br />

Quelques circonstances de la vie vagabonde<br />

d’Hoffmann vinrent aussi ajouter à ces craintes<br />

chimériques d’être marqué d’un sceau fatal, qui<br />

le rejetait hors du cercle commun des hommes.<br />

Ces circonstances n’avaient rien cependant<br />

d’aussi extraordinaire que se le figurait son<br />

imagination malade. Citons-en un exemple. Il<br />

était aux eaux et assistait à une partie de jeu fort<br />

animée, avec un de ses amis, qui ne put résister à<br />

l’appât de s’approprier une partie de l’or qui<br />

couvrait le tapis. Partagé entre l’espérance du<br />

gain et la crainte de la perte, et se méfiant de sa<br />

propre étoile, il glissa enfin six pièces d’or entre<br />

les mains d’Hoffmann, le priant de jouer pour lui.<br />

La fortune fut propice à notre jeune visionnaire,<br />

et il gagna pour son ami une trentaine de<br />

frédérics d’or. Le lendemain soir, Hoffmann<br />

résolut de tenter le sort pour lui-même. Cette<br />

idée, comme il le remarque, n’était pas le fruit<br />

d’une détermination antérieure, mais lui fut<br />

soudainement suggérée par la prière que lui fit


son ami de jouer pour lui une seconde fois. Il<br />

s’approcha donc de la table pour son propre<br />

compte, et plaça sur une carte les deux seuls<br />

frédérics d’or qu’il possédât. Si le bonheur<br />

d’Hoffmann avait été remarquable la veille, on<br />

aurait pu croire maintenant qu’un pouvoir<br />

surnaturel avait fait un pacte avec lui pour le<br />

seconder : chaque carte lui était favorable. Mais<br />

laissons-le parler lui-même :<br />

« Je perdis tout pouvoir sur mes sens, et à<br />

mesure que l’or s’entassait devant moi, je croyais<br />

faire un rêve, dont je ne m’éveillai que pour<br />

emporter ce gain aussi considérable qu’inattendu.<br />

Le jeu cessa, suivant l’usage, à deux heures du<br />

matin. Comme j’allais quitter la salle, un vieil<br />

officier me mit la main sur l’épaule, et<br />

m’adressant un regard sévère : – Jeune homme,<br />

me dit-il, si vous y allez de ce train, vous ferez<br />

sauter la banque ; mais quand cela serait, vous<br />

n’en êtes pas moins, comptez-y bien, une proie<br />

aussi sûre pour le diable que le reste des joueurs.<br />

– Il sortit aussitôt sans attendre une réponse. Le<br />

jour commençait à poindre, quand je rentrai chez<br />

moi, et couvris ma table de mes monceaux d’or.


Qu’on s’imagine ce que dut éprouver un jeune<br />

homme qui, dans un état de dépendance absolue,<br />

et la bourse ordinairement bien légère, se trouvait<br />

tout à coup en possession d’une somme suffisante<br />

pour constituer une véritable richesse, au moins<br />

pour le moment ! Mais, tandis que je contemplais<br />

mon trésor, une angoisse singulière vint changer<br />

le cours de mes idées ; une sueur froide ruisselait<br />

de mon front. Les paroles du vieil officier<br />

retentirent à mon oreille dans leur acception la<br />

plus étendue et la plus terrible. Il me sembla que<br />

l’or qui brillait sur ma table était les arrhes d’un<br />

marché par lequel le prince des ténèbres avait pris<br />

possession de mon âme pour sa destruction<br />

éternelle : il me sembla qu’un reptile vénéneux<br />

suçait le sang de mon cœur ; et je me sentis<br />

plongé dans un abîme de désespoir. »<br />

L’aube naissante commençait alors à briller à<br />

travers la fenêtre d’Hoffmann, et à éclairer de ses<br />

rayons la campagne voisine. Il en éprouva la<br />

douce influence, et, retrouvant des forces pour<br />

combattre la tentation, il fit le serment de ne plus<br />

toucher une carte de sa vie, et le tint.


« La leçon de l’officier fut bonne, dit-il ; et<br />

son effet excellent. » Mais avec une imagination<br />

comme celle d’Hoffmann, cette impression fut le<br />

remède d’un empirique plutôt que d’un médecin<br />

habile. Il renonça au jeu, moins par sa conviction<br />

des funestes conséquences morales de cette<br />

passion, que par la crainte positive que lui<br />

inspirait l’esprit du mal en personne.<br />

Il n’est pas rare de voir à cette exaltation,<br />

comme à celle de la folie, succéder des accès<br />

d’une timidité excessive. Les poètes eux-mêmes<br />

ne passent pas pour être tous les jours braves,<br />

depuis qu’Horace a fait l’aveu d’avoir abandonné<br />

son bouclier ; mais il n’en était pas ainsi<br />

d’Hoffmann.<br />

Il était à Dresde à l’époque critique où cette<br />

ville, sur le point d’être prise par les Alliés, fut<br />

sauvée par le retour soudain de Bonaparte et de<br />

sa garde. Il vit alors la guerre de près, et<br />

s’aventura plusieurs fois à cinquante pas des<br />

tirailleurs français, qui échangeaient leurs balles,<br />

en vue de Dresde, avec celles des Alliés. Lors du<br />

bombardement de cette ville, une bombe éclata


devant la maison où Hoffmann était avec le<br />

comédien Keller, le verre à la main, et regardant<br />

d’une fenêtre élevée les progrès de l’attaque.<br />

L’explosion tua trois personnes, Keller laissa<br />

tomber son verre ; mais Hoffmann, après avoir<br />

vidé le sien : « Qu’est-ce que la vie ? s’écria-t-il<br />

philosophiquement ; et combien est fragile la<br />

machine humaine, qui ne peut résister à un éclat<br />

de fer brûlant ! »<br />

Au moment où l’on entassait les cadavres dans<br />

ces fosses immenses qui sont le tombeau du<br />

soldat, il visita le champ de bataille, couvert de<br />

morts et de blessés, d’armes brisées, de shakos,<br />

de sabres, de gibernes, et de tous les débris d’une<br />

bataille sanglante. Il vit aussi Napoléon au milieu<br />

de son triomphe, et l’entendit adresser à un<br />

adjudant, avec le regard et la voix retentissante<br />

du lion, ce seul mot : « Voyons. »<br />

Il est bien à regretter qu’Hoffmann n’ait laissé<br />

que des notes peu nombreuses sur les événements<br />

dont il fut témoin à Dresde, et dont il aurait pu,<br />

avec son esprit observateur et son talent pour la<br />

description, tracer un tableau si fidèle. On peut


dire en général, des relations de sièges et de<br />

combats, qu’elles ressemblent plutôt à des plans<br />

qu’à des tableaux ; et que, si elles peuvent<br />

instruire le tacticien, elles sont peu faites pour<br />

intéresser le commun des lecteurs. Un militaire<br />

surtout, en parlant des affaires où il s’est trouvé,<br />

est beaucoup trop disposé à les raconter dans le<br />

style sec et technique d’une gazette : comme s’il<br />

craignait d’être accusé de vouloir exagérer ses<br />

propres périls en rendant son récit dramatique.<br />

La relation de la bataille de Leipsick, telle que<br />

l’a publiée un témoin oculaire, M. Schoberl, est<br />

un exemple de ce qu’on aurait pu attendre des<br />

talents de M. Hoffmann, si sa plume nous avait<br />

rendu compte des grandes circonstances qui<br />

venaient de se passer sous ses yeux. Nous lui<br />

aurions volontiers fait grâce de quelques-uns de<br />

ses ouvrages de diablerie, s’il nous eût donné à la<br />

place une description fidèle de l’attaque de<br />

Dresde, et de la retraite de l’armée alliée dans le<br />

mois d’août 1813. Hoffmann était d’ailleurs un<br />

honnête et véritable Allemand, dans toute la force<br />

du terme ; et il eût trouvé une muse dans son<br />

ardent patriotisme.


Il ne lui fut pas donné, toutefois, d’essayer<br />

aucun ouvrage, si léger qu’il fût, dans le genre<br />

historique. La retraite de l’armée française le<br />

rendit bientôt à ses habitudes de travaux<br />

littéraires et de jouissances sociales. On peut<br />

supposer cependant que l’imagination toujours<br />

active d’Hoffmann reçut une nouvelle impulsion<br />

de tant de scènes de péril et de terreur. Une<br />

calamité domestique vint aussi contribuer à<br />

augmenter sa sensibilité nerveuse. Une voiture<br />

publique dans laquelle il voyageait, versa en<br />

route, et sa femme reçut à la tête une blessure fort<br />

grave qui la fit souffrir pendant longtemps.<br />

Toutes ces circonstances, jointes à l’irritabilité<br />

naturelle de son propre caractère, jetèrent<br />

Hoffmann dans une situation d’esprit plus<br />

favorable peut-être pour obtenir des succès dans<br />

son genre particulier de composition, que<br />

compatible avec ce calme heureux de la vie, dans<br />

lequel les philosophes s’accordent à placer le<br />

bonheur ici-bas. C’est à une organisation comme<br />

celle d’Hoffmann, que s’applique ce passage de


l’ode admirable à l’indifférence. *<br />

« Le cœur ne peut plus connaître la paix ni la<br />

joie, quand, semblable à la boussole, il tourne,<br />

mais tremble en tournant, selon le vent de la<br />

fortune ou de l’adversité. » Bientôt Hoffmann fut<br />

soumis à la plus cruelle épreuve qu’on puisse<br />

imaginer.<br />

En 1807, un violent accès de fièvre nerveuse<br />

avait beaucoup augmenté la funeste sensibilité à<br />

laquelle il devait tant de souffrances. Il s’était fait<br />

lui-même, pour constater l’état de son<br />

imagination, une échelle graduée, une espèce de<br />

thermomètre, qui indiquait l’exaltation de ses<br />

sentiments, et s’élevait quelquefois jusqu’à un<br />

degré peu éloigné d’une véritable aliénation<br />

mentale. Il n’est pas facile peut-être de traduire<br />

par des expressions équivalentes les termes dont<br />

se sert Hoffmann pour classer ses sensations ;<br />

nous essaierons cependant de dire que ses notes<br />

sur son humeur journalière décrivent tour à tour<br />

une disposition aux idées mystiques ou<br />

* Du poète Collins.


eligieuses ; le sentiment d’une gaieté exagérée ;<br />

celui d’une gaieté ironique ; le goût d’une<br />

musique bruyante et folle ; une humeur<br />

romanesque tournée vers les idées sombres et<br />

terribles ; un penchant excessif pour la satire<br />

amère, visant à ce qu’il y a de plus bizarre, de<br />

plus capricieux, de plus extraordinaire ; une sorte<br />

de quiétisme favorable aux expressions les plus<br />

chastes et les plus douces d’une imagination<br />

poétique ; enfin, une exaltation susceptible<br />

uniquement des idées les plus noires, les plus<br />

horribles, les plus désordonnées et les plus<br />

accablantes.<br />

Dans certains temps, au contraire, les<br />

sentiments que retrace le journal de cet homme<br />

malheureux n’accusent plus qu’un abattement<br />

profond, un dégoût qui lui faisait repousser les<br />

émotions qu’il accueillait la veille avec le plus<br />

d’empressement. Cette espèce de paralysie<br />

morale est, à notre avis, une maladie qui affecte<br />

plus ou moins toutes les classes, depuis l’ouvrier<br />

qui s’aperçoit, pour nous servir de son<br />

expression, qu’il a perdu sa main, et ne peut plus<br />

remplir sa tâche journalière avec sa promptitude


habituelle, jusqu’au poète, que sa muse<br />

abandonne quand il a le plus besoin de ses<br />

inspirations. Dans des cas pareils, l’homme sage<br />

a recours à l’exercice ou à un changement<br />

d’étude : les ignorants et les imprudents<br />

cherchent des moyens plus grossiers pour chasser<br />

le paroxysme. Mais ce qui, pour une personne<br />

d’un esprit sain, n’est que la sensation<br />

désagréable d’un jour ou d’une heure, devient<br />

une véritable maladie pour des esprits comme<br />

celui d’Hoffmann, toujours disposés à tirer du<br />

présent de funestes présages pour l’avenir.<br />

Hoffmann avait le malheur d’être<br />

particulièrement soumis à cette singulière peur du<br />

lendemain, et d’opposer presque immédiatement<br />

à toute sensation agréable qui s’élevait dans son<br />

cœur l’idée d’une conséquence triste ou<br />

dangereuse. Son biographe nous a donné un<br />

singulier exemple de cette fâcheuse disposition<br />

qui le portait non seulement à redouter le pire,<br />

quand il en avait quelque motif réel, mais même à<br />

troubler, par cette appréhension ridicule et<br />

déraisonnable, les circonstances les plus<br />

naturelles de la vie. « Le diable, avait-il


l’habitude de dire, se glisse dans toutes les<br />

affaires, même quand elles présentent, en<br />

commençant, la tournure la plus favorable. » Un<br />

exemple sans importance, mais bizarre, fera<br />

mieux connaître ce penchant fatale au<br />

pessimisme.<br />

Hoffmann, observateur minutieux, vit un jour<br />

une petite fille s’adresser à une femme dans le<br />

marché pour lui acheter quelques fruits qui<br />

avaient frappé ses yeux et excité ses désirs. La<br />

prudente fruitière voulut d’abord savoir ce qu’elle<br />

avait à dépenser pour son achat ; et quand la<br />

pauvre fille, qui était d’une beauté remarquable,<br />

lui eut montré avec une joie mêlée d’orgueil, une<br />

toute petite pièce de monnaie, la marchande lui<br />

fit entendre qu’elle n’avait rien dans sa boutique<br />

qui fût d’un prix assez modique pour sa bourse.<br />

La pauvre enfant, mortifiée, se retirait les larmes<br />

aux yeux, quand Hoffmann la rappela, et, ayant<br />

fait son marché lui-même, remplit son tablier des<br />

plus beaux fruits ; mais il avait à peine eu le<br />

temps de jouir de l’expression du bonheur qui<br />

avait ranimé tout à coup cette jolie figure<br />

d’enfant, qu’il devint tourmenté de l’idée qu’il


pourrait être la cause de sa mort, puisque le fruit<br />

qu’il lui avait donné pourrait lui occasionner une<br />

indigestion ou toute autre maladie. Ce<br />

pressentiment le poursuivit jusqu’à ce qu’il fût<br />

arrivé à la maison d’un ami. C’est ainsi que la<br />

crainte vague d’un mal imaginaire venait sans<br />

cesse empoisonner tout ce qui aurait dû charmer<br />

pour lui le présent, ou embellir l’avenir. Nous ne<br />

pouvons nous empêcher ici d’opposer au<br />

caractère d’Hoffmann celui de notre poète<br />

Wordsworth, si remarquable par sa riche<br />

imagination. La plupart des petits poèmes de<br />

Wordsworth sont l’expression d’une sensibilité<br />

extrême, excitée par les moindres incidents, tels<br />

que celui qui vient d’être raconté ; mais avec<br />

cette différence qu’une disposition plus heureuse<br />

et plus noble fait puiser à Wordsworth des<br />

réflexions agréables, douces et consolantes dans<br />

ces mêmes circonstances qui n’inspiraient à<br />

Hoffmann que des idées d’une tout autre nature.<br />

Ces incidents passent sans arrêter l’attention des<br />

esprits ordinaires ; mais des observateurs doués<br />

d’une imagination poétique, comme Wordsworth<br />

et Hoffmann, sont, pour ainsi dire, des chimistes


habiles, qui, de ces matières en apparence<br />

insignifiantes, savent distiller des cordiaux ou des<br />

poisons.<br />

Nous ne voulons pas dire que l’imagination<br />

d’Hoffmann fût vicieuse ou corrompue ; mais<br />

seulement qu’elle était déréglée et avait un<br />

malheureux penchant vers les images horribles et<br />

déchirantes. Ainsi il était poursuivi, surtout dans<br />

ses heures de solitude et de travail, par<br />

l’appréhension de quelque danger indéfini dont il<br />

se croyait menacé ; et son repos était troublé par<br />

les spectres et les apparitions de toute espèce,<br />

dont la description avait rempli ses livres, et que<br />

son imagination seule avait enfantés : comme<br />

s’ils eussent eu une existence réelle et un pouvoir<br />

véritable sur lui. L’effet de ces visions était<br />

souvent tel, que, pendant les nuits, qu’il<br />

consacrait quelquefois à l’étude, il avait coutume<br />

de faire lever sa femme et de la faire asseoir<br />

auprès de lui, pour le protéger par sa présence<br />

contre les fantômes qu’il avait conjurés lui-même<br />

dans son exaltation.<br />

Ainsi l’inventeur, ou au moins le premier


auteur célèbre qui ait introduit dans sa<br />

composition le FANTASTIQUE ou le grotesque<br />

surnaturel, était si près d’un véritable état de<br />

folie, qu’il tremblait devant les fantômes de ses<br />

ouvrages. Il n’est pas étonnant qu’un esprit qui<br />

accordait si peu à la raison et tant à l’imagination,<br />

ait publié de si nombreux écrits où la seconde<br />

domine à l’exclusion de la première. Et, en effet,<br />

le grotesque, dans les ouvrages d’Hoffmann,<br />

ressemble en partie à ces peintures arabesques<br />

qui offrent à nos yeux les monstres les plus<br />

étranges et les plus compliqués : des centaures,<br />

des griffons, des sphinx, des chimères ; enfin,<br />

toutes les créations d’une imagination<br />

romanesque. De telles compositions peuvent<br />

éblouir par une fécondité prodigieuse d’idées, par<br />

le brillant contraste des formes et des couleurs ;<br />

mais elles ne présentent rien qui puisse éclairer<br />

l’esprit ou satisfaire le jugement. Hoffmann passa<br />

sa vie (et certes ce ne pouvait être une vie<br />

heureuse) à tracer, sans règle et sans mesure, des<br />

images bizarres et extravagantes, qui, après tout,<br />

ne lui valurent qu’une réputation bien au-dessous<br />

de celle qu’il aurait pu acquérir par son talent, s’il


l’eût soumis à la direction d’un goût plus sûr ou<br />

d’un jugement plus solide. Il y a bien lieu de<br />

croire que sa vie fut abrégée, non seulement par<br />

sa maladie mentale, mais encore par les excès<br />

auxquels il eut recours pour se garantir de la<br />

mélancolie, et qui agirent directement sur sa<br />

tournure d’esprit. Nous devons d’autant plus le<br />

regretter que, malgré tant de divagation,<br />

Hoffmann n’était pas un homme ordinaire ; et si<br />

le désordre de ses idées ne lui avait fait confondre<br />

le surnaturel avec l’absurde, il se serait distingué<br />

comme un excellent peintre de la nature humaine,<br />

qu’il savait observer et admirer dans ses réalités.<br />

Hoffmann réussissait surtout à tracer les<br />

caractères propres à son pays. L’Allemagne,<br />

parmi ses auteurs nombreux, n’en peut citer<br />

aucun qui ait su plus fidèlement personnifier cette<br />

droiture et cette intégrité qu’on rencontre dans<br />

toutes les classes parmi les descendants des<br />

anciens Teutons. Il y a surtout dans le conte<br />

intitulé Le Majorat un caractère qui est peut-être<br />

particulier à l’Allemagne, et qui forme un<br />

contraste frappant avec les individus de la même<br />

classe, tels qu’on nous les représente dans les


omans, et tels que, peut-être, ils existent en<br />

réalité dans les autres pays. Le justicier B...<br />

remplit, dans la famille du baron Roderic de R...,<br />

noble propriétaire de vastes domaines en<br />

Courlande, à peu près le même office que le<br />

fameux bailli Macwhecble exerçait sur les terres<br />

du baron de Bradwardine (s’il m’était permis de<br />

citer Waverley). Le justicier, par exemple, était le<br />

représentant du seigneur dans ses cours de justice<br />

féodale ; il avait la surveillance de ses revenus,<br />

dirigeait et contrôlait sa maison, et, par sa<br />

connaissance des affaires de la famille, il avait<br />

acquis le droit d’offrir et son avis et son<br />

assistance dans les cas de difficultés pécuniaires.<br />

L’auteur écossais a pris la liberté de mêler à ce<br />

caractère une teinte de cette friponnerie dont on<br />

fait presque l’attribut obligé de la classe<br />

inférieure des gens de loi. Le bailli est bas, avare,<br />

rusé et lâche ; il n’échappe à notre dégoût ou à<br />

notre mépris que par le côté plaisant de son<br />

caractère ; on lui pardonne une partie de ses vices<br />

en faveur de cet attachement pour son maître et<br />

sa famille, qui est chez lui une sorte d’instinct et<br />

qui semble l’emporter même sur son égoïsme


naturel. Le justicier de R... est précisément<br />

l’opposé de ce caractère ; c’est bien aussi un<br />

original : il a les manies de la vieillesse et un peu<br />

de sa mauvaise humeur satirique ; mais ses<br />

qualités morales en font, comme le dit justement<br />

La Motte-Fouqué, un héros des anciens temps,<br />

qui a pris la robe de chambre et les pantoufles<br />

d’un vieux procureur de nos jours. Son mérite<br />

naturel, son indépendance, son courage, sont<br />

plutôt rehaussés que ternis par son éducation, et<br />

sa profession, qui suppose une connaissance<br />

exacte du genre humain, et qui, si elle n’est pas<br />

subordonnée à l’honneur et à la probité, est le<br />

masque le plus vil et le plus dangereux dont un<br />

homme puisse se couvrir pour tromper les autres.<br />

Mais le justicier d’Hoffmann, par sa situation<br />

dans la famille de ses maîtres, dont il a connu<br />

deux générations, par la possession de tous leurs<br />

secrets, et plus encore par la loyauté et la<br />

noblesse de son caractère, exerce sur son seigneur<br />

lui-même, tout fier qu’il est parfois, un véritable<br />

ascendant.<br />

Le conte que nous venons de citer montre<br />

l’imagination déréglée d’Hoffmann, mais prouve


aussi qu’il possédait un talent qui aurait dû la<br />

contenir et la modifier. Malheureusement son<br />

goût et son tempérament l’entraînaient trop<br />

fortement au grotesque et au fantastique, pour lui<br />

permettre de revenir souvent dans ses<br />

compositions au genre plus raisonnable dans<br />

lequel il aurait facilement réussi. Le roman<br />

populaire a sans doute un vaste cercle à parcourir,<br />

et loin de nous la pensée d’appeler les rigueurs de<br />

la critique contre ceux dont le seul objet est de<br />

faire passer au lecteur une heure agréable. On<br />

peut répéter avec vérité que, dans cette littérature<br />

légère,<br />

Tous les genres sont bons, hors le genre<br />

/ ennuyeux.<br />

Sans doute, il ne faut pas condamner une faute<br />

de goût avec la même sévérité que si c’était une<br />

fausse maxime de morale, une hypothèse erronée<br />

de la science, ou une hérésie en religion. Le génie<br />

aussi, nous le savons, est capricieux, et veut avoir


son libre essor, même hors des régions ordinaires,<br />

ne fût-ce que pour hasarder une tentative<br />

nouvelle. Quelquefois enfin, on peut arrêter ses<br />

regards avec plaisir sur une peinture arabesque,<br />

exécutée par un artiste doué d’une riche<br />

imagination ; mais il est pénible de voir le génie<br />

s’épuiser sur des sujets que le goût réprouve.<br />

Nous ne voudrions lui permettre une excursion<br />

dans ces régions <strong>fantastiques</strong>, qu’à condition<br />

qu’il en rapporterait des idées douces et<br />

agréables. Nous ne saurions avoir la même<br />

tolérance pour ces caprices qui non seulement<br />

nous étonnent par leur extravagance, mais nous<br />

révoltent par leur horreur. Hoffmann doit avoir eu<br />

dans sa vie des moments d’exaltation douce aussi<br />

bien que d’exaltation pénible ; et le champagne<br />

qui pétillait dans son verre aurait perdu pour lui<br />

sa bienveillante influence, s’il n’avait quelquefois<br />

éveillé dans son esprit des idées agréables aussi<br />

bien que des pensées bizarres. Mais c’est le<br />

propre de tous les sentiments exagérés, de tendre<br />

toujours vers les émotions pénibles ; comme les<br />

accès de la folie ont bien plus fréquemment un<br />

caractère triste qu’agréable. De même le


grotesque a une alliance intime avec l’horrible ;<br />

car ce qui est hors de la nature peut difficilement<br />

avoir aucun rapport avec ce qui est beau. Rien,<br />

par exemple, ne peut être plus déplaisant pour<br />

l’œil que le palais de ce prince italien au cerveau<br />

malade, qui était décoré de toutes les sculptures<br />

monstrueuses qu’une imagination dépravée<br />

pouvait suggérer au ciseau de l’artiste.<br />

Les ouvrages de Callot, qui a fait preuve d’une<br />

fécondité d’esprit merveilleuse, causent<br />

pareillement plus de surprise que de plaisir. Si<br />

nous comparons la fécondité de Callot à celle<br />

d’Hogarth, nous les trouverons égaux l’un à<br />

l’autre ; mais comparons le degré de satisfaction<br />

que procure un examen attentif de leurs<br />

compositions respectives, et l’artiste anglais aura<br />

un immense avantage. Chaque nouveau coup de<br />

pinceau que l’observateur découvre parmi les<br />

détails riches et presque superflus d’Hogarth,<br />

vaut un chapitre dans l’histoire des mœurs<br />

humaines, sinon du cœur humain ; en examinant<br />

de près, au contraire, les productions de Callot,<br />

on découvre seulement dans chacune de ses<br />

diableries un nouvel exemple d’un esprit


employé en pure perte, ou d’une imagination qui<br />

s’égare dans les régions de l’absurde. Les<br />

ouvrages de l’un ressemblent à un jardin<br />

soigneusement cultivé, qui nous offre à chaque<br />

pas quelque chose d’agréable ou d’utile ; ceux de<br />

l’autre rappellent un jardin négligé, dont le sol,<br />

également fertile, ne produit que des plantes<br />

sauvages et parasites.<br />

Hoffmann s’est en quelque sorte identifié avec<br />

l’ingénieux artiste que nous venons de critiquer,<br />

par son titre de Tableaux de nuit à la manière de<br />

Callot ; et pour écrire par exemple, un conte<br />

comme Le Sablier, il faut qu’il ait été initié dans<br />

les secrets de ce peintre original, avec qui il peut<br />

certes réclamer une véritable analogie de talent.<br />

Nous avons cité un conte, Le Majorat, où le<br />

merveilleux nous paraît heureusement employé<br />

parce qu’il se mêle à des intérêts et des<br />

sentiments réels, et qu’il montre avec beaucoup<br />

de force à quel degré les circonstances peuvent<br />

élever l’énergie et la dignité de l’âme ; mais<br />

celui-ci est d’un genre bien différent :<br />

« Moitié horrible, moitié bizarre, semblable à


un démon qui exprime sa joie par mille<br />

grimaces. »<br />

Nathaniel, le héros de ce conte, est un jeune<br />

homme d’un tempérament fantasque et<br />

hypocondriaque, d’une tournure d’esprit poétique<br />

et métaphysique à l’excès, avec cette organisation<br />

nerveuse plus particulièrement soumise à<br />

l’influence de l’imagination. Il nous raconte les<br />

événements de son enfance dans une lettre<br />

adressée à Lothaire, son ami, frère de Clara, sa<br />

fiancée.<br />

Son père, honnête horloger, avait l’habitude<br />

d’envoyer coucher ses enfants, à certains jours,<br />

plus tôt qu’à l’ordinaire, et la mère ajoutait<br />

chaque fois à cet ordre : Allez au lit, voici le<br />

Sablier qui vient. Nathaniel, en effet, observa<br />

qu’alors, après leur retraite, on entendait frapper<br />

à la porte ; des pas lourds et traînants<br />

retentissaient sur l’escalier ; quelqu’un entrait<br />

chez son père, et quelquefois une vapeur<br />

désagréable et suffocante se répandait dans la<br />

maison. C’était donc le Sablier : mais que<br />

voulait-il, et que venait-il faire ? Aux questions


de Nathaniel, la bonne répondit, par un conte de<br />

nourrice, que le Sablier était un méchant homme<br />

qui jetait du sable dans les yeux des petits enfants<br />

qui ne voulaient pas aller se coucher. Cette<br />

réponse redoubla sa frayeur, mais éveilla en<br />

même temps sa curiosité. Il résolut enfin de se<br />

cacher dans la chambre de son père, et d’y<br />

attendre l’arrivée du visiteur nocturne : il exécuta<br />

ce projet, et reconnut dans le Sablier l’homme de<br />

loi Copelius qu’il avait vu souvent avec son père.<br />

Sa masse informe s’appuyait sur des jambes<br />

torses ; il était gaucher, avait le nez gros, les<br />

oreilles énormes, tous les traits démesurés, et son<br />

aspect farouche, qui le faisait ressembler à un<br />

ogre, avait souvent épouvanté les enfants, quand<br />

ils ignoraient encore que ce légiste, odieux par sa<br />

laideur repoussante, n’était autre que le<br />

redoutable Sablier. Hoffmann a tracé de cette<br />

figure monstrueuse une esquisse qu’il a voulu<br />

sans doute rendre aussi révoltante pour ses<br />

lecteurs qu’elle pouvait être terrible pour les<br />

enfants. Copelius fut reçu par le père de<br />

Nathaniel avec les démonstrations d’un humble<br />

respect : ils découvrirent un fourneau secret,


l’allumèrent, et commencèrent bientôt des<br />

opérations chimiques d’une nature étrange et<br />

mystérieuse, qui expliquaient cette vapeur dont la<br />

maison avait été plusieurs fois remplie. Les<br />

gestes des opérateurs devinrent frénétiques ; leurs<br />

traits prirent une expression d’égarement et de<br />

fureur à mesure qu’ils avançaient dans leurs<br />

travaux ; Nathaniel, cédant à la terreur, jeta un cri<br />

et sortit de sa retraite. L’alchimiste, car Copelius<br />

en était un, eut à peine découvert le petit espion,<br />

qu’il menaça de lui arracher les yeux, et ce ne fut<br />

pas sans difficulté que le père, en s’interposant,<br />

parvint à l’empêcher de jeter des cendres ardentes<br />

dans les yeux de l’enfant. L’imagination de<br />

Nathaniel fut tellement troublée de cette scène,<br />

qu’il fut attaqué d’une fièvre nerveuse pendant<br />

laquelle l’horrible figure du disciple de Paracelse<br />

était sans cesse devant ses yeux comme un<br />

spectre menaçant.<br />

Après un long intervalle, et quand Nathaniel<br />

fut rétabli, les visites nocturnes de Copelius à son<br />

élève recommencèrent ; celui-ci promit un jour à<br />

sa femme que ce serait pour la dernière fois. Sa<br />

promesse fut réalisée, mais non pas sans doute


comme l’entendait le vieux horloger. Il périt le<br />

jour même par l’explosion de son laboratoire<br />

chimique, sans qu’on pût retrouver aucune trace<br />

de son maître dans l’art fatal qui lui avait coûté la<br />

vie. Un pareil événement était bien fait pour<br />

produire une impression profonde sur une<br />

imagination ardente : Nathaniel fut poursuivi,<br />

tant qu’il vécut, par le souvenir de cet affreux<br />

personnage ; et Copelius s’identifia dans son<br />

esprit avec le principe du mal. L’auteur continue<br />

ensuite le récit lui-même, et nous présente son<br />

héros étudiant à l’université, où il est surpris par<br />

l’apparition soudaine de son infatigable<br />

persécuteur. Celui-ci joue maintenant le rôle d’un<br />

colporteur italien ou du Tyrol, qui vend des<br />

instruments d’optique ; mais, sous le déguisement<br />

de sa nouvelle profession et sous le nom italianisé<br />

de Giuseppe Coppola, c’est toujours l’ennemi<br />

acharné de Nathaniel ; celui-ci est vivement<br />

tourmenté de ne pouvoir faire partager à son ami<br />

et à sa maîtresse les craintes que lui inspire le<br />

faux marchand de baromètres, qu’il croit<br />

reconnaître pour le terrible jurisconsulte. Il est<br />

aussi mécontent de Clara, qui, guidée par son bon


sens et par un jugement sain, rejette non<br />

seulement ses frayeurs métaphysiques, mais<br />

blâme aussi son style poétique, plein d’enflure et<br />

d’affectation. Son cœur s’éloigne par degrés de la<br />

compagne de son enfance, qui ne sait être que<br />

franche, sensible et affectionnée ; et il transporte,<br />

par la même gradation, son amour sur la fille<br />

d’un professeur appelé Spalanzani, dont la<br />

maison fait face aux fenêtres de son logement. Ce<br />

voisinage lui donne l’occasion fréquente de<br />

contempler Olympia assise dans sa chambre : elle<br />

y reste des heures entières sans lire, sans<br />

travailler, ou même sans se mouvoir ; mais, en<br />

dépit de cette insipidité et de cette inaction, il ne<br />

peut résister au charme de son extrême beauté.<br />

Cette passion funeste prend un accroissement<br />

bien plus rapide encore, quand il s’est laissé<br />

persuader d’acheter une lorgnette d’approche au<br />

perfide Italien, malgré sa ressemblance frappante<br />

avec l’ancien objet de sa haine et de son horreur.<br />

La secrète influence de ce verre trompeur cache<br />

aux yeux de Nathaniel ce qui frappait tous ceux<br />

qui approchaient Olympia. Il ne voit pas en elle<br />

une certaine roideur de manières qui rend sa


démarche semblable aux mouvements d’une<br />

machine, une stérilité d’idées qui réduit sa<br />

conversation à un petit nombre de phrases sèches<br />

et brèves, qu’elle répète tour à tour ; il ne voit<br />

rien enfin de tout ce qui trahissait son origine<br />

mécanique. Ce n’était en effet qu’une belle<br />

poupée, ou automate, créée par la main habile de<br />

Spalanzani, et douée d’une apparence de vie par<br />

les artifices diaboliques de l’alchimiste, avocat et<br />

colporteur, Copelius ou Coppola.<br />

L’amoureux Nathaniel vient à connaître cette<br />

fatale vérité en se trouvant le témoin d’une<br />

querelle terrible qui s’élève entre les deux<br />

imitateurs de Prométhée, au sujet de leurs intérêts<br />

respectifs dans ce produit de leur pouvoir<br />

créateur. Ils profèrent les plus infâmes<br />

imprécations, mettent en pièces leur belle<br />

machine, et saisissent ses membres épars, dont ils<br />

se frappent à coups redoublés. Nathaniel, déjà à<br />

moitié fou, tombe dans une frénésie complète à la<br />

vue de cet horrible spectacle.<br />

Mais nous serions fous nous-mêmes de<br />

continuer à analyser ces rêves d’un cerveau en


délire. Au dénouement, notre étudiant, dans un<br />

accès de fureur, veut tuer Clara en la précipitant<br />

du sommet d’une tour : son frère la sauve de ce<br />

péril, et le frénétique, resté seul sur la plateforme,<br />

gesticule avec violence et débite le jargon<br />

magique qu’il a appris de Copelius et de<br />

Spalanzani. Les spectateurs, que cette scène avait<br />

rassemblés en foule au pied de la tour,<br />

cherchaient les moyens de s’emparer de ce<br />

furieux, lorsque Copelius apparaît soudain parmi<br />

eux, et leur donne l’assurance que Nathaniel va<br />

descendre de son propre mouvement. Il réalise sa<br />

prophétie en fixant sur le malheureux jeune<br />

homme un regard de fascination, qui le fait<br />

aussitôt se précipiter lui-même, la tête la<br />

première. L’horrible absurdité de ce conte est<br />

faiblement rachetée par quelques traits dans le<br />

caractère de Clara, dont la fermeté, le simple bon<br />

sens et la franche affection forment un contraste<br />

agréable avec l’imagination en désordre, les<br />

appréhensions, les frayeurs chimériques et la<br />

passion déréglée de son extravagant admirateur.<br />

Il est impossible de soumettre de pareils<br />

contes à la critique. Ce ne sont pas les visions


d’un esprit poétique ; elles n’ont pas même cette<br />

liaison apparente que les égarements de la<br />

démence laissent quelquefois aux idées d’un fou :<br />

ce sont les rêves d’une tête faible, en proie à la<br />

fièvre, qui peuvent un moment exciter notre<br />

curiosité par leur bizarrerie, ou notre surprise par<br />

leur originalité, mais jamais au-delà d’une<br />

attention très passagère, et, en vérité, les<br />

inspirations d’Hoffmann ressemblent si souvent<br />

aux idées produites par l’usage immodéré de<br />

l’opium, que nous croyons qu’il avait plus besoin<br />

du secours de la médecine que des avis de la<br />

critique.<br />

La mort de cet homme extraordinaire arriva en<br />

1822. Il devint affecté de cette cruelle maladie<br />

appelée tabes dorsalis, qui le priva peu à peu de<br />

l’usage de ses membres. Même dans cette triste<br />

extrémité, il dicta plusieurs ouvrages qui<br />

indiquent encore la force de son imagination,<br />

parmi lesquels nous citerons un fragment intitulé<br />

La Convalescence, plein d’allusions touchantes à<br />

ses propres sentiments à cette époque, et une<br />

nouvelle appelée L’Adversaire, à laquelle il<br />

consacra presque ses derniers moments. Rien ne


put ébranler la force de son courage ; il sut<br />

endurer avec constance les angoisses de son<br />

corps, quoiqu’il fût incapable de supporter les<br />

terreurs imaginaires de son esprit. Les médecins<br />

crurent devoir en venir à la cruelle épreuve du<br />

cautère actuel, par l’application d’un fer brûlant<br />

sur le trajet de la moelle épinière, pour essayer de<br />

ranimer l’activité du système nerveux. Il fut si<br />

loin de se laisser abattre par les tortures de ce<br />

martyre médical, qu’il demanda à un de ses amis,<br />

qui entra dans sa chambre au moment où l’on<br />

venait de terminer cette terrible opération, s’il ne<br />

sentait pas la chair rôtie. « Je consentirais<br />

volontiers, disait-il avec le même courage<br />

héroïque, à perdre l’usage de mes membres, si je<br />

pouvais seulement conserver la force de travailler<br />

avec l’aide d’un secrétaire. » Hoffmann mourut à<br />

Berlin, le 25 juin 1822, laissant la réputation d’un<br />

homme remarquable, que son tempérament et sa<br />

santé avaient seuls empêché d’arriver à la plus<br />

haute renommée, et dont les ouvrages, tels qu’ils<br />

existent aujourd’hui, doivent être considérés<br />

moins comme un modèle à imiter, que comme un<br />

avertissement salutaire du danger que court un


auteur qui s’abandonne aux écarts d’une folle<br />

imagination.<br />

WALTER SCOTT.


Le violon de Crémone


I<br />

Le conseiller Crespel est l’homme le plus<br />

merveilleux qui se soit offert à mes yeux, dans le<br />

cours de ma vie.<br />

Lorsque j’arrivai à H... où je devais séjourner<br />

quelque temps, toute la ville parlait de lui, car<br />

alors il était dans tout le feu de son originalité.<br />

Crespel s’était rendu célèbre comme juriste<br />

éclairé, et comme profond diplomate. Un<br />

souverain qui n’était pas peu puissant en<br />

Allemagne, s’était adressé à lui pour composer un<br />

mémoire, adressé à la cour impériale,<br />

relativement à un territoire sur lequel il se croyait<br />

des prétentions bien fondées. Ce mémoire<br />

produisit les plus heureux résultats, et comme<br />

Crespel s’était plaint une fois, en présence du<br />

prince, de ne pouvoir trouver une habitation<br />

commode, celui-ci, pour le récompenser,<br />

s’engagea à subvenir aux frais d’une maison, que


Crespel ferait bâtir à son gré. Le prince lui laissa<br />

même le choix du terrain ; mais Crespel<br />

n’accepta pas cette dernière offre ; et il demanda<br />

que la maison fût élevée dans un jardin qu’il<br />

possédait aux portes de la ville, et dont la<br />

situation était des plus pittoresques. Il fit l’achat<br />

de tous les matériaux nécessaires, et les fit<br />

transporter au lieu désigné. Dès lors, on le vit tout<br />

le jour, vêtu d’un costume confectionné d’après<br />

ses principes particuliers, broyer la chaux,<br />

amasser les pierres, toiser, creuser, et se livrer à<br />

tous les travaux manouvriers. Il ne s’était adressé<br />

à aucun architecte, il n’avait pas tracé le moindre<br />

plan. Enfin cependant, un beau jour il alla trouver<br />

un honnête maître maçon de H..., et le pria de se<br />

rendre dès le lendemain matin, au lever du jour,<br />

dans son jardin, avec un grand nombre d’ouvriers<br />

pour bâtir sa maison. Le maître maçon s’informa<br />

tout naturellement des devis, mais il fut bien<br />

surpris lorsque Crespel lui répondit qu’il n’avait<br />

pas besoin de tout cela, et que l’édifice<br />

s’achèverait bien sans ces barbouillages.<br />

Le jour suivant, le maître maçon venu avec ses<br />

gens trouva Crespel auprès d’une fosse tracée en


carré régulier. – C’est ici, dit le conseiller, qu’il<br />

faudra placer les fondations de ma maison ; puis,<br />

je vous prierai d’élever les quatre murailles,<br />

jusqu’à ce que je vous dise : – C’est assez. – Sans<br />

fenêtres, sans portes, sans murs de traverse ?<br />

demanda le maçon presque épouvanté de la<br />

singularité de Crespel. – Comme je vous le dis,<br />

mon brave homme, répondit tranquillement<br />

Crespel ; le reste s’arrangera tout seul.<br />

La promesse d’un riche paiement décida seule<br />

le maître maçon à entreprendre cette folle<br />

construction ; mais jamais édifice ne s’éleva plus<br />

joyeusement, car ce fut au milieu des éclats de<br />

rire continuels des travailleurs, qui ne quittaient<br />

jamais le terrain où ils avaient à boire et à manger<br />

en abondance. Ainsi les quatre murailles<br />

montèrent dans les airs, avec une rapidité<br />

incroyable ; enfin, un jour Crespel s’écria :<br />

Halte ! aussitôt les pioches et les marteaux<br />

cessèrent de retentir, les travailleurs descendirent<br />

de leurs échafauds, et Crespel se vit entouré<br />

d’ouvriers qui lui demandaient ce qu’il fallait<br />

faire.


– Place ! s’écria Crespel en les écartant de la<br />

main, et courant à l’extrémité de son jardin, il se<br />

dirigea lentement vers son carré de pierres,<br />

secoua la tête d’un air mécontent en approchant<br />

d’un des murs, courut à l’autre extrémité du<br />

jardin, revint encore et secoua de nouveau sa tête.<br />

Il fit plusieurs fois ce manège, jusqu’à ce<br />

qu’enfin il allât donner droit du nez contre un pan<br />

de mur. Alors il s’écria : – Arrivez, mes amis !<br />

faites-moi ici une porte.<br />

En même temps, il en donna la hauteur et la<br />

largeur. On la perça aussitôt, selon les<br />

indications. Dès qu’elle fut pratiquée, il entra<br />

dans la maison et se mit à rire d’un air satisfait,<br />

lorsque le maître maçon lui fit remarquer qu’elle<br />

avait juste la hauteur d’une maison à deux étages.<br />

Crespel se promenait de long en large dans<br />

l’enceinte des quatre murs, suivi des maçons,<br />

portant pelles et pioches, et dès qu’il s’écriait : –<br />

Ici une fenêtre de six pieds de haut et de quatre<br />

de large ! là une lucarne de deux pieds ! on les<br />

exécutait aussitôt.


Ce fut justement pendant cette opération que<br />

j’arrivai à H... C’était un plaisir que de voir des<br />

milliers de gens assemblés autour du jardin, qui<br />

poussaient de grands cris de joie, quand on voyait<br />

de nouveau tomber quelque pierre, et qu’une<br />

fenêtre apparaissait subitement, là où on n’eût pas<br />

soupçonné qu’il dût s’en trouver une. Le reste de<br />

la construction de l’édifice et les autres travaux<br />

furent accomplis de cette manière et avec la<br />

même soudaineté. La singularité grotesque de<br />

toute l’entreprise, la surprise qu’on éprouva en<br />

voyant qu’après tout, la maison prenait un assez<br />

bon aspect, et surtout la libéralité de Crespel,<br />

entretinrent la bonne humeur de tous les ouvriers<br />

qui commencèrent à exécuter les projets du<br />

conseiller. Toutes les difficultés se trouvèrent<br />

ainsi vaincues, et en peu de temps, il s’éleva une<br />

grande maison qui avait extérieurement l’aspect<br />

le plus bizarre, car toutes les parties y semblaient<br />

jetées au hasard, mais dont l’intérieur offrait<br />

mille agréments, et dont l’arrangement était<br />

d’une commodité extrême. Tous ceux qui la<br />

visitèrent furent d’accord en cela, et moi-même je


ne pus en disconvenir lorsqu’une connaissance<br />

plus intime avec Crespel m’eut ouvert sa maison.<br />

II<br />

Je n’avais pas encore pu voir l’original<br />

conseiller, sa maison l’occupait tellement qu’il ne<br />

s’était pas montré chez le professeur M..., où il<br />

avait coutume de dîner une fois chaque semaine.<br />

Il lui avait même dit qu’il ne franchirait pas la<br />

porte de son jardin avant l’inauguration de sa<br />

nouvelle demeure. Tous les amis et toutes les<br />

connaissances de Crespel s’attendaient à un grand<br />

repas à cette occasion ; mais Crespel n’invita que<br />

les maîtres, les compagnons et les apprentis qui<br />

avaient coopéré à la construction du bâtiment. Il<br />

les traita de la façon la plus splendide. Des<br />

maçons entamaient de fins pâtés de venaison, de<br />

pauvres menuisiers se régalaient de faisans dorés,<br />

et les truffes, les poissons monstrueux, les fruits<br />

les plus rares étaient entassés en abondance<br />

devant les malheureux. Le soir, vinrent leurs


femmes et leurs filles, et il y eut un grand bal.<br />

Crespel valsa plusieurs fois avec des femmes de<br />

maîtres, puis alla se placer au milieu de<br />

l’orchestre, prit un violon, et dirigea les<br />

contredanses jusqu’au matin.<br />

Quelques jours après cette farce, qui donna au<br />

conseiller Crespel le renom d’un ami du peuple,<br />

je le trouvai chez son ami, le professeur M... Sa<br />

conduite fut des plus singulières. Ses<br />

mouvements étaient si brusques et si gênés que je<br />

m’attendais à chaque instant à le voir se blesser,<br />

ou à briser quelque meuble ; mais ce malheur<br />

n’arriva pas, et on ne le redoutait pas sans doute,<br />

car la maîtresse de la maison ne montra nulle<br />

inquiétude en le voyant tourner à grands pas<br />

autour d’une table chargée de tasses de<br />

porcelaine, manœuvrer près d’un grand miroir et<br />

prendre dans ses mains un vase de fleurs<br />

admirablement peint, pour en admirer les<br />

couleurs. En général, Crespel examina dans le<br />

plus grand détail, avant le repas, tout ce qui se<br />

trouvait dans la chambre du professeur ; il alla<br />

même jusqu’à monter sur un fauteuil et détacher<br />

un tableau pour le lorgner plus à l’aise. À table il


parla beaucoup et avec une chaleur extrême,<br />

passant quelquefois d’une chose à une autre sans<br />

transition, souvent s’étendant sur un sujet jusqu’à<br />

l’épuiser, y revenant sans cesse, le retournant de<br />

mille manières, s’abandonnant à vingt digressions<br />

d’une longueur infinie, et qui toutes ramenaient le<br />

sujet éternel. Sa parole était tantôt rauque et<br />

criarde, tantôt basse et modulée ; mais jamais elle<br />

ne convenait à ce dont il parlait. Il fut question de<br />

musique, et on vanta fort un nouveau<br />

compositeur. Crespel se mit à rire, et dit d’un ton<br />

doux et presque chantant : – Je voudrais que<br />

Satan emportât ce maudit aligneur de notes, à dix<br />

mille millions de toises au fond des enfers ! Puis,<br />

il ajouta d’une voix terrible : – Elle ! c’est un<br />

ange du ciel, c’est un tout divin formé des<br />

accords les plus purs ! la lumière et l’astre du<br />

chant ! – À ces mots, ses yeux se remplirent de<br />

larmes. – Il fallut qu’on se souvînt qu’une heure<br />

auparavant, il avait été question d’une cantatrice<br />

célèbre. On servit un rôti de lièvre. Je remarquai<br />

que Crespel séparait soigneusement sur son<br />

assiette, les os de la chair, et qu’il s’informa<br />

longuement de la patte, que la fille du professeur,


enfant de cinq ans, lui apporta en riant.<br />

Pendant le repas, le conseiller avait regardé<br />

plusieurs fois les enfants d’un air amical. Ils se<br />

levèrent à la fin du repas, s’approchèrent de lui,<br />

non sans quelque crainte toutefois et sans se tenir<br />

à trois pas. On apporta le dessert. Le conseiller<br />

tira de sa poche une jolie cassette dans laquelle se<br />

trouvait un petit tour d’acier. Prenant alors un os<br />

du lièvre qu’il avait mis à part, il se mit à le<br />

tourner, et confectionna avec une vitesse et une<br />

rapidité incroyable, de petites boîtes, des boules,<br />

des quilles, des corbeilles et mille autres<br />

bagatelles que les enfants reçurent en poussant<br />

des cris de joie.<br />

Au moment de se lever de table, la nièce du<br />

professeur dit à Crespel : – Que devient notre<br />

bonne Antonie, cher conseiller ?<br />

Crespel fit une grimace affreuse, et son visage<br />

prit une expression diabolique. – Notre chère<br />

Antonie ? répéta-t-il d’une voix aussi douce que<br />

désagréable.<br />

Le professeur s’avança vivement. Je lus dans<br />

le regard sévère qu’il lança à sa nièce, qu’elle


avait touché une corde qui résonnait d’une<br />

manière dissonante dans l’âme de Crespel. –<br />

Comment va le violon ? demanda le professeur<br />

d’un ton gaillard, en prenant les mains du<br />

conseiller.<br />

Le visage de Crespel s’éclaircit, et il répondit<br />

d’une voix tonnante : – Admirablement,<br />

professeur ; vous savez ce beau violon d’Amati,<br />

dont je vous ai parlé, et qu’un heureux hasard a<br />

fait tomber dans mes mains. J’ai commencé à le<br />

mettre en pièces aujourd’hui. J’espère qu’Antonie<br />

aura soigneusement achevé de le briser. –<br />

Antonie est une bonne fille, dit le professeur. –<br />

Oui vraiment, elle l’est ! s’écria le conseiller en<br />

se retournant subitement pour prendre sa canne et<br />

son chapeau et en gagnant la porte. Je vis dans la<br />

glace que de grosses larmes roulaient dans ses<br />

yeux.<br />

Dès que Crespel fut parti, je pressai le<br />

professeur de me dire quels rapports le conseiller<br />

avait avec les violons et surtout avec Antonie. –<br />

Ah ! dit le professeur, le conseiller est un homme<br />

tout à fait merveilleux, et il fait des violons d’une


manière aussi folle qu’il fait tout le reste. – Il fait<br />

des violons ? demandai-je tout étonné. – Oui,<br />

reprit le professeur ; Crespel confectionne, au<br />

dire des connaisseurs, les meilleurs violons que<br />

l’on connaisse depuis bien des années. Autrefois,<br />

quand il avait fait un bon instrument, il permettait<br />

à ses amis de s’en servir, mais depuis quelque<br />

temps il n’en est plus ainsi. Dès que Crespel a<br />

achevé un violon, il en joue lui-même une heure<br />

ou deux, avec une puissance admirable et une<br />

expression entraînante, puis il l’accroche auprès<br />

des autres, sans jamais y toucher et sans souffrir<br />

qu’on y touche. Quand un violon d’un ancien<br />

maître se trouve en vente, Crespel l’achète à<br />

quelque prix qu’on veuille le vendre. Mais il agit<br />

à peu près de même qu’avec les violons qu’il<br />

fait ; il en joue une seule fois, puis il le démonte<br />

pour en examiner la structure intérieure, et s’il<br />

n’y découvre pas ce qu’il cherche, il en jette les<br />

débris d’un air mécontent, dans une grande caisse<br />

qui est déjà remplie de débris de violon. – Mais<br />

Antonie ? demandai-je avec vivacité. – Quant à<br />

cela, dit le professeur, c’est une chose qui me<br />

ferait abhorrer le conseiller, si la bonté de son


caractère, qui va jusqu’à la faiblesse, ne me<br />

donnait la certitude qu’il y a là quelque<br />

circonstance ignorée. Lorsqu’il y a quelques<br />

années, le conseiller vint s’établir ici, il vivait en<br />

solitaire, avec une vieille servante, dans une<br />

maison obscure d’une rue éloignée. Bientôt, il<br />

éveilla, par mille singularités, la curiosité de ses<br />

voisins, et dès qu’il remarqua que l’attention se<br />

portait sur lui, il chercha et trouva des<br />

connaissances. Partout, comme dans ma maison,<br />

on s’accoutuma à le voir, et bientôt il devint<br />

indispensable. Son abord brusque et sévère<br />

n’empêcha pas les enfants de le chérir, et son air<br />

imposant le préservait en même temps de leurs<br />

importunités. Vous avez vu aujourd’hui, vousmême,<br />

par quelles séductions variées il sait<br />

gagner leur cœur. Après avoir séjourné ici<br />

quelque temps, il partit tout à coup sans que<br />

personne connût le lieu où il s’était retiré.<br />

Quelques mois après, il revint.<br />

Dans la soirée qui suivit le retour de Crespel,<br />

on vit ses fenêtres éclairées d’une façon<br />

extraordinaire. Cette circonstance éveilla<br />

l’attention des voisins, et on ne tarda pas à


entendre une voix ravissante, une voix de femme,<br />

accompagnée par un piano. Puis on entendit le<br />

son d’un violon qui luttait d’énergie, de force et<br />

de souplesse avec la voix. On reconnut aussitôt<br />

que c’était le conseiller qui jouait de cet<br />

instrument. Moi-même je me mêlai à la foule<br />

immense que ce merveilleux concert avait<br />

rassemblée autour de la maison du conseiller, et<br />

je dois convenir, qu’auprès de cette voix<br />

pénétrante, le chant de la plus célèbre cantatrice<br />

m’eût semblé fade et sans expression ; jamais je<br />

n’avais conçu l’idée de ces sons si longtemps<br />

soutenus, de ces trillements du rossignol, de ces<br />

gammes, s’élevant, tantôt jusqu’au son de<br />

l’orgue, et tantôt descendant jusqu’au murmure le<br />

plus léger. Il ne se trouvait personne qui ne fût<br />

sous le charme de cet enchantement, et lorsque la<br />

cantatrice gardait le silence, on entendait chacun<br />

reprendre haleine, tant le silence était profond. Il<br />

était près de minuit, lorsqu’on entendit le<br />

conseiller parler violemment ; une voix d’homme<br />

lui répondait et semblait lui faire des reproches,<br />

et la voix entrecoupée d’une jeune fille exprimait<br />

des accents plaintifs. Le conseiller parlait


toujours avec plus de colère, jusqu’à ce qu’enfin<br />

sa voix reprît le ton chantant que vous lui<br />

connaissez. Un cri perçant de la jeune fille<br />

l’interrompit ; puis il régna un profond silence.<br />

Quelques moments après, un jeune homme se<br />

précipita en gémissant hors de la maison, et se<br />

jeta dans une chaise de poste qui l’attendait et qui<br />

partit rapidement. Le jour suivant, le conseiller<br />

parut et se montra fort serein. Personne n’eut le<br />

courage de l’interroger sur les événements de la<br />

nuit. La vieille servante dit seulement, que le<br />

conseiller avait amené avec lui une charmante<br />

fille qu’il nommait Antonie, et qui chantait<br />

merveilleusement ; qu’un jeune homme l’avait<br />

également accompagné. Il semblait aimer<br />

tendrement Antonie, et il était sans doute son<br />

fiancé ; mais le conseiller l’avait forcé de partir<br />

subitement. – Les rapports du conseiller avec<br />

Antonie ont été jusqu’à ce jour un mystère, mais<br />

il est certain qu’il tyrannise la pauvre fille de la<br />

manière la plus odieuse. Il la garde comme le<br />

docteur Bartholo gardait sa pupille ; et à peine<br />

permet-il qu’elle regarde par la fenêtre. Si<br />

quelquefois, cédant à de pressantes instances, il la


mène avec lui, sans cesse il la poursuit de ses<br />

regards, et il ne souffre pas qu’on fasse entendre<br />

un seul accent musical près d’elle, encore moins<br />

qu’Antonie chante. Il ne lui permet pas non plus<br />

de chanter dans sa maison ; aussi, le chant qu’elle<br />

a fait entendre dans cette nuit mémorable est<br />

demeuré comme une tradition, et ceux même qui<br />

ne s’y trouvèrent pas, disent souvent, lorsqu’une<br />

cantatrice nouvelle vient débuter : – Ce chant-là<br />

n’est rien. Antonie seule sait chanter !<br />

III<br />

On sait combien les choses <strong>fantastiques</strong> me<br />

frappent et me touchent. Je jugeai indispensable<br />

de faire la connaissance d’Antonie. J’avais déjà<br />

appris quelques-unes des conjonctures du public<br />

sur cette jeune fille, mais je ne soupçonnais pas<br />

qu’elle vécût dans la ville, et qu’elle se trouvât<br />

sous la domination du bizarre Crespel. Dans la<br />

nuit suivante, je rêvai tout naturellement du chant


merveilleux d’Antonie, et comme elle me<br />

suppliait fort tendrement, dans un adagio,<br />

composé par moi-même, de la sauver, je fus<br />

bientôt résolu à devenir un second Astolfe, et à<br />

pénétrer dans la maison de Crespel, comme dans<br />

le château enchanté d’Alcine.<br />

Les choses se passèrent plus paisiblement que<br />

je ne l’avais pensé ; car, à peine eus-je vu deux<br />

ou trois fois le conseiller, et lui eus-je parlé avec<br />

quelque chaleur de la structure des bons violons,<br />

qu’il m’engagea lui-même à visiter sa maison. Je<br />

me rendis à son invitation, et il étala devant moi<br />

son trésor de violons. Une douzaine de ces<br />

instruments était appendue dans son cabinet. J’en<br />

remarquai un portant les traces d’une haute<br />

antiquité, et fort richement sculpté. Il était<br />

suspendu au-dessus des autres, et une couronne<br />

de fleurs, dont il était surmonté, semblait le<br />

désigner comme le roi des instruments.<br />

– Ce violon, me dit Crespel, est un morceau<br />

merveilleux d’un artiste inconnu, qui vivait sans<br />

doute du temps de Tartini. Je suis convaincu qu’il<br />

y a dans sa construction intérieure quelque chose


de particulier, et qu’un secret, que je poursuis<br />

depuis longtemps, se dévoilera à mes yeux,<br />

lorsque je démonterai cet instrument. Riez de ma<br />

faiblesse si vous voulez ; mais cet objet inanimé à<br />

qui je donne, quand je le veux, la vie et la parole,<br />

me parle souvent d’une façon merveilleuse, et<br />

lorsque j’en jouai pour la première fois, il me<br />

sembla que je n’étais que le magnétiseur qui<br />

excite le somnambule, et l’aide à révéler ses<br />

sensations cachées. Vous pensez bien que cette<br />

folie ne m’a jamais occupé sérieusement, mais il<br />

est à remarquer que je n’ai jamais pu me décider<br />

à détruire cette sotte machine. Je suis content<br />

aujourd’hui de ne pas l’avoir fait ; car, depuis<br />

qu’Antonie est ici, je joue quelquefois de ce<br />

violon devant elle. Antonie l’écoute, avec plaisir,<br />

avec trop de plaisir !<br />

Le conseiller prononça ces dernières paroles<br />

avec un attendrissement visible ; cela m’enhardit.<br />

– Ô mon cher conseiller ! lui dis-je, ne voudriezvous<br />

pas en jouer devant moi ? Crespel prit son<br />

air mécontent, et me dit de sa voix chantante et<br />

modulée : – Non, mon cher étudiant ! et la chose<br />

en resta là. Il me fit encore voir mille raretés


puériles ; enfin, il ouvrit une petite cassette, en<br />

tira un papier plié qu’il me mit dans la main, en<br />

me disant solennellement : – Vous êtes un ami de<br />

l’art ; prenez ce présent comme un souvenir qui<br />

doit vous être éternellement cher. À ces mots, il<br />

me poussa doucement par les deux épaules vers<br />

la porte et m’embrassa sur le seuil. À proprement<br />

parler, c’est ainsi qu’il me chassa d’une façon<br />

toute symbolique. En ouvrant le papier, j’y<br />

trouvai un petit fragment de quinte, d’une ligne<br />

de longueur ; sur le papier se trouvaient ces<br />

mots : – Morceau de la quinte dont se servait<br />

pour son violon le célèbre Stamitz, dans le<br />

dernier concert qu’il donna avant sa mort. – La<br />

promptitude avec laquelle j’avais été congédié,<br />

lorsque j’avais parlé d’Antonie, me fit penser que<br />

je ne la reverrais jamais ; mais il n’en fut pas<br />

ainsi, car lorsque je revins pour la seconde fois<br />

chez le conseiller, je trouvai Antonie dans sa<br />

chambre ; elle l’aidait à ajuster les morceaux d’un<br />

violon. L’extérieur d’Antonie ne fit pas sur moi<br />

une impression profonde ; mais on ne pouvait<br />

détourner son regard de ces yeux bleus et de ces<br />

lèvres de rose arrondies si délicatement. Elle était


fort pâle ; mais, dès que la conversation s’animait<br />

ou qu’elle prenait une tournure gaie, un vif<br />

incarnat se répandait sur ses joues qui<br />

s’animaient d’un doux sourire. Je causai avec<br />

Antonie d’un ton détaché, et je ne remarquai<br />

nullement dans Crespel ces regards d’Argus dont<br />

m’avait parlé le professeur. Il demeura fort<br />

calme, occupé de son travail, et il sembla même<br />

plusieurs fois donner son approbation à notre<br />

entretien. Depuis, je visitai souvent le conseiller,<br />

et l’intimité qui régna bientôt entre nous trois,<br />

donna à notre petite réunion un charme infini. Le<br />

conseiller me réjouissait fort par ses singularités<br />

extraordinaires ; mais c’était surtout Antonie qui<br />

m’attirait par ses charmes irrésistibles, et qui me<br />

faisait supporter maintes choses auxquelles,<br />

impatient comme je l’étais alors, je me fusse<br />

bientôt soustrait. Il se mêlait à l’originalité du<br />

conseiller, une manie qui me contrariait sans<br />

cesse, et qui souvent me semblait du plus<br />

mauvais goût ; car chaque fois que la<br />

conversation se portait sur la musique, et<br />

particulièrement sur le chant, il avait soin de la<br />

détourner ; et de sa voix aigre et modulée il la


amenait sur quelque sujet fade ou vulgaire.<br />

Je voyais alors un profond chagrin qui se<br />

peignait dans les regards d’Antonie ; que le<br />

conseiller n’avait eu d’autre dessein que d’éviter<br />

une invitation de chanter ; je n’y renonçai pas.<br />

Les obstacles que m’opposait le conseiller<br />

augmentaient l’envie que j’avais de les<br />

surmonter, et j’éprouvais le plus violent désir<br />

d’entendre le chant d’Antonie, dont mes songes<br />

étaient remplis. Un soir, je trouvai Crespel dans<br />

la plus belle humeur ; il avait brisé un violon de<br />

Crémone, et il avait trouvé que les tables<br />

d’harmonie étaient placées une demi-ligne plus<br />

près l’une de l’autre que d’ordinaire. Quelle<br />

précieuse découverte pour la pratique ! Je parvins<br />

à l’enflammer en lui parlant de la vraie manière<br />

de diriger son instrument. Les grands et véritables<br />

maîtres du chant que cita Crespel, m’amenèrent à<br />

faire la critique de la méthode de chant, qui<br />

consiste à se former d’après les effets<br />

d’instrument. – Quoi de plus absurde ! m’écriaije<br />

en m’élançant de ma chaise vers le piano que<br />

j’ouvris spontanément, quoi de plus absurde que<br />

cette méthode qui semble verser les sons un à un


sur la terre ! Je chantai alors quelques morceaux<br />

qui confirmaient mon dire, et je les accompagnai<br />

d’accords plaqués. Crespel riait aux éclats et<br />

s’écriait : – Oh ! oh ! il me semble que j’entends<br />

nos Allemands italianisés chantant du Puccita ou<br />

du Portogallo !<br />

– Le moment est arrivé, pensai-je, et<br />

m’adressant à Antonie : – Je suis sûr, lui dis-je,<br />

que ce n’est pas là votre méthode ; et en même<br />

temps j’entamai un morceau admirable et<br />

passionné du vieux Léonardo Léo. Les joues<br />

d’Antonie s’animèrent d’un coloris brûlant, un<br />

éclat céleste vint ranimer ses yeux, elle accourut<br />

au piano et ouvrit les lèvres. Mais au même<br />

moment Crespel s’avança, me prit par les<br />

épaules, et me dit de sa voix aigre et douce : –<br />

J’avoue, mon digne et respectable étudiant, que je<br />

manquerais à toutes les convenances et à tous les<br />

usages, si j’exprimais hautement le désir que<br />

Satan vous prît avec ses griffes, et qu’il vous<br />

emportât au fin fond des enfers ; cette nuit est au<br />

reste fort sombre, et quand même je ne vous<br />

jetterais pas par la fenêtre, vous auriez peine à<br />

arriver sain et sauf en bas de l’escalier. Prenez


donc cette lumière et regagnez la porte, en vous<br />

souvenant que vous avez en moi un ami véritable,<br />

bien qu’il puisse arriver que vous ne le trouviez<br />

plus jamais au logis.<br />

À ces mots, il m’embrassa, et me serrant<br />

étroitement de façon à m’empêcher de jeter un<br />

seul regard sur Antonie, il me conduisit jusqu’à la<br />

porte.<br />

IV<br />

J’étais déjà placé depuis deux ans à Berlin,<br />

lorsque j’entrepris un voyage dans le midi de<br />

l’Allemagne. Un soir, je vis se dessiner au<br />

crépuscule les tours de H... À mesure que<br />

j’approchais, un sentiment de malaise<br />

indéfinissable s’emparait de moi ; j’étouffais, et<br />

je fus forcé de descendre de voiture pour respirer<br />

plus librement. Mais bientôt cet abattement<br />

augmenta jusqu’à la douleur physique. Il me<br />

semblait que j’entendais les accords d’un chœur


céleste qui parcourait les airs. Les tours devinrent<br />

plus distinctes, je reconnus des voix d’hommes<br />

qui entonnaient un chant sacré. – Que se passe-til<br />

? m’écriai-je avec effroi. – Ne le voyez-vous<br />

pas ? répondit le postillon qui cheminait sur son<br />

cheval. Ne le voyez-vous pas ? ils enterrent<br />

quelqu’un au cimetière !<br />

En effet, nous nous trouvions près d’un<br />

cimetière, et je vis un cercle d’hommes vêtus de<br />

noir, entourant une fosse qu’on se disposait à<br />

combler. Je m’étais avancé si près de la colline,<br />

où se trouvaient les sépultures, que je ne pouvais<br />

plus voir dans le cimetière. Le chœur cessa, et je<br />

remarquai, du côté de la porte de la ville, d’autres<br />

hommes vêtus de noir, qui revenaient de<br />

l’enterrement. Le professeur, avec sa nièce, passa<br />

près de moi sans me reconnaître. La nièce tenait<br />

son mouchoir devant ses yeux et pleurait<br />

amèrement. Il me fut impossible d’entrer dans la<br />

ville : j’envoyai mon domestique avec la voiture<br />

à l’auberge où je devais loger, et je me mis à<br />

parcourir ces lieux que je connaissais bien,<br />

espérant ainsi faire cesser le malaise que<br />

j’éprouvais, et qui n’avait peut-être sa source que


dans des causes physiques. En entrant dans une<br />

allée qui conduisait à la ville, je fus témoin d’un<br />

singulier spectacle. Je vis s’avancer, conduit par<br />

deux hommes en deuil, le conseiller Crespel qui<br />

faisait mille contorsions pour leur échapper. Il<br />

avait, comme d’ordinaire, son habit gris si<br />

singulièrement coupé, et de son petit chapeau à<br />

trois cornes qu’il portait martialement sur<br />

l’oreille, pendait un lambeau de crêpe, qui flottait<br />

à l’aventure. Il avait attaché autour de ses reins<br />

un noir ceinturon d’épée ; mais, au lieu de<br />

rapière, il y avait passé un long archet de violon.<br />

Un froid glacial s’empara de mes sens. Je le<br />

suivis lentement. Les hommes du deuil<br />

conduisirent le conseiller jusqu’à sa maison : là,<br />

il les embrassa en riant aux éclats. Lorsqu’ils se<br />

furent éloignés, les regards du conseiller se<br />

tournèrent vers moi. Il me regarda longtemps<br />

d’un œil fixe, puis il s’écria d’une voix sourde : –<br />

Soyez le bienvenu, messire étudiant : vous<br />

comprenez aussi...<br />

À ces mots, il me prit par le bras, et,<br />

m’entraînant dans sa maison, il me fit monter<br />

dans la chambre où se trouvaient ses violons. Ils


étaient tous couverts de voiles noirs ; mais le<br />

beau violon de Crémone, sculpté, manquait ; à sa<br />

place, on avait suspendu une couronne de cyprès.<br />

Je compris ce qui était arrivé. – Antonie ! ah !<br />

Antonie, m’écriai-je dans un affreux désespoir.<br />

Le conseiller resta devant moi, immobile, les bras<br />

croisés sur sa poitrine. Je montrai du doigt la<br />

couronne de cyprès.<br />

– Lorsqu’elle mourut, dit le conseiller d’une<br />

voix affaiblie et solennelle, lorsqu’elle mourut,<br />

l’archet de ce violon se brisa avec fracas, et la<br />

table d’harmonie tomba en éclat. Cet instrument<br />

fidèle ne pouvait exister qu’avec elle ; il est dans<br />

sa tombe, enseveli avec elle !<br />

Profondément ému, je tombai sur un siège ;<br />

mais le conseiller se mit à chanter d’une voix<br />

rauque une chanson joyeuse. C’était un spectacle<br />

affreux que de le voir sauter et tourner sur un<br />

pied, tandis que le crêpe de son chapeau battait,<br />

en flottant, les violons attachés à la muraille. Je<br />

ne pus retenir un cri d’effroi, lorsque le crêpe vint<br />

frapper mon visage, au moment où le conseiller<br />

passa devant moi, en tournant rapidement. Il me


semblait qu’il allait m’envelopper avec lui dans<br />

les voiles funèbres qui obscurcissaient son<br />

intelligence. Tout à coup il s’arrêta devant moi, et<br />

me dit de sa voix modulée : – Mon fils ! pourquoi<br />

crier ainsi ? as-tu vu l’ange de la mort ? il<br />

précède toujours la cérémonie.<br />

Il s’avança au milieu de la chambre, arracha<br />

l’archet de son ceinturon, le leva des deux mains<br />

au-dessus de sa tête, et le brisa si violemment<br />

qu’il vola en mille débris, Crespel s’écria en riant<br />

hautement : – Maintenant la baguette est brisée<br />

sur moi ! * Oh, je suis libre ! – Libre ! Vivat ! je<br />

suis libre ! je ne ferai plus de violons ! – Plus de<br />

violons ! Viva la Libertà ! – Et il se remit à<br />

chanter d’une façon terrible sa joyeuse chanson,<br />

et à sauter dans la chambre. Plein d’horreur, je<br />

me disposais à m’échapper, mais le conseiller me<br />

retint d’une main vigoureuse, tout en me disant<br />

d’un ton calme : – Restez, messire étudiant. Ne<br />

prenez pas pour de la folie ces accès d’une<br />

douleur qui me tue ; tout cela n’est arrivé que<br />

(Trad.)<br />

* C’est ainsi qu’on annonce un arrêt de mort en Allemagne.


parce que je me suis fait dernièrement une robe<br />

de chambre dans laquelle je voulais avoir l’air du<br />

destin ou de Dieu ! – Il continua à parler sans<br />

suite et sans raison, et finit pas tomber accablé<br />

d’épuisement et de fatigue. La vieille servante<br />

accourut à mes cris, et je respirai lorsque je me<br />

trouvai enfin en liberté.<br />

Je ne doutai pas un instant que Crespel n’eût<br />

perdu l’esprit. Le professeur prétendit le<br />

contraire. – Il y a des hommes, dit-il, auxquels la<br />

nature ou des circonstances particulières ont<br />

retiré le voile sous lequel nous commettons nos<br />

folies sans être remarqués. Ils ressemblent à ces<br />

insectes qu’on a dépouillés de leur peau, et qui<br />

nous apparaissent avec le jeu de leurs muscles à<br />

découvert. Tout ce qui est pensée en nous est<br />

action dans Crespel. Mais ce sont des éclairs. La<br />

mort d’Antonie a forcé tous ses ressorts ; demain<br />

déjà, j’en suis sûr, il reprendra sa route ordinaire.<br />

En effet, le conseiller se montra le lendemain<br />

dans son état habituel ; seulement il déclara qu’il<br />

ne ferait plus de violons, et qu’il ne jouerait


jamais de cet instrument. Depuis j’ai appris qu’il<br />

avait tenu sa parole.<br />

V<br />

Les paroles du professeur avaient augmenté<br />

les soupçons que m’avait fait concevoir la mort<br />

d’Antonie ; et j’étais alors convaincu que le<br />

conseiller avait de grandes fautes à expier. Je ne<br />

voulais pas quitter H..., sans lui avoir reproché le<br />

crime dont je le croyais coupable ; je voulais<br />

l’ébranler jusqu’au fond de son âme et lui<br />

arracher l’aveu de cette horrible action. Plus j’y<br />

songeais, plus je voyais clairement que ce<br />

Crespel était un scélérat, et j’en étais venu à<br />

établir en moi-même cette pensée comme une<br />

vérité incontestable. C’est dans cette disposition<br />

que je me rendis un jour chez le conseiller. Je le<br />

trouvai occupé à exécuter au tour plusieurs petits<br />

objets. Il me reçut d’un air riant et calme. –<br />

Comment, m’écriai-je avec violence en<br />

l’abordant, comment pouvez-vous trouver un


moment de tranquillité dans votre âme, en<br />

songeant à l’horrible action que tous les<br />

tourments de l’enfer ne pourront assez punir !<br />

Le conseiller me regarda d’un air étonné et<br />

posa son outil de côté. – Comment l’entendezvous,<br />

mon ami ? me dit-il. Asseyez-vous donc, je<br />

vous prie, sur cette chaise ! – Mais moi,<br />

m’échauffant de plus en plus, je rompis toutes les<br />

barrières, et je l’accusai hautement de la mort<br />

d’Antonie, le menaçant de toutes les vengeances<br />

du ciel. En ma qualité d’homme de loi, j’allai<br />

même si loin, que je m’écriai que je mettrais tout<br />

en œuvre pour découvrir les traces de son<br />

attentat, et le livrer aux juges temporels. Je fus<br />

singulièrement embarrassé, lorsque après avoir<br />

terminé mon pompeux et virulent discours, je vis<br />

le conseiller me regarder paisiblement, comme<br />

s’il eût attendu que je continuasse encore de<br />

parler. J’essayai de le faire, mais les paroles ne<br />

venaient plus, le fil de mes pensées était rompu,<br />

et mes phrases étaient si incohérentes que je ne<br />

tardai pas à garder le silence.<br />

Crespel jouissait de mon embarras, un sourire


ironique et méchant voltigeait sur ses lèvres.<br />

Bientôt il reprit son air grave et me dit d’un ton<br />

solennel : – Jeune homme ! tu me regardes<br />

comme un extravagant, comme un insensé ; je te<br />

pardonne, car nous sommes enfermés dans la<br />

même maison de fous, et tu ne t’irrites de ce que<br />

je crois être Dieu le père que parce que tu te crois<br />

Dieu le fils. Mais comment as-tu osé vouloir<br />

pénétrer dans une vie qui doit te rester étrangère,<br />

et essayer d’en démêler les fils les plus secrets ?<br />

Elle n’est plus et le secret a cessé !<br />

Crespel se leva et fit plusieurs fois le tour de la<br />

chambre. Je repris courage et je le suppliai de<br />

m’expliquer cette énigme. Il me regarda<br />

longtemps, prit ma main et me conduisit près de<br />

la fenêtre, dont il ouvrit les deux côtés. Il appuya<br />

ses deux bras sur le balcon, et le corps penché audehors,<br />

les yeux fixés sur le jardin, il me raconta<br />

l’histoire de sa vie. Lorsqu’il l’eut terminé, je me<br />

retirai touché et confus.<br />

Voici les circonstances qui concernent<br />

Antonie. Vingt ans auparavant, la passion que le<br />

conseiller avait pour les meilleurs violons des


vieux maîtres, l’attira en Italie. Il n’en<br />

construisait pas encore, et il ne songeait pas non<br />

plus à les démonter. À Venise, il entendit la<br />

célèbre cantatrice Angela N......i, qui brillait alors<br />

dans les premiers rôles, sur le théâtre di San-<br />

Benedetto. L’enthousiasme qu’il éprouva ne<br />

s’adressait pas seulement au talent de la signora<br />

Angela, mais encore à sa beauté céleste. Le<br />

conseiller chercha à faire la connaissance<br />

d’Angela, et en dépit de ses formes un peu<br />

rustiques, il parvint par sa supériorité en musique<br />

et par son jeu hardi et expressif sur le violon, à<br />

gagner le cœur de la belle Italienne. Une liaison<br />

intime les amena en peu de semaines à un<br />

mariage qui resta caché, parce qu’Angela ne<br />

voulait pas perdre le nom sous lequel elle avait<br />

acquis tant de célébrité, pour prendre le nom peu<br />

harmonieux de Crespel. Le conseiller me<br />

dépeignit avec l’ironie la plus folle la manière<br />

dont la signora Angela l’avait tourmenté dès<br />

qu’elle avait été sa femme. Toutes les humeurs,<br />

tous les caprices de toutes les premières<br />

cantatrices réunies, avaient été, au dire de<br />

Crespel, réunis dans le petit corps d’Angela. S’il


lui arrivait de vouloir exprimer une volonté,<br />

Angela lui envoyait une armée entière d’Abbates,<br />

de Maestros, d’Académicos, qui le désignaient<br />

comme l’amant le plus incivil, le plus<br />

insupportable qui eût jamais résisté à une aimable<br />

signora. Une fois, après un de ces orages, Crespel<br />

s’était enfui à la maison de plaisance d’Angela, et<br />

il oubliait, en improvisant sur son violon de<br />

Crémone, tous les chagrins de la journée ; mais<br />

bientôt, la signora, qui l’avait suivi de près, entra<br />

dans la salle. Elle se trouvait dans cet instant en<br />

humeur de tendresse, et, embrassant le conseiller,<br />

elle lui fit de doux reproches, et reposa sa tête sur<br />

son épaule. Mais Crespel, plongé dans le<br />

tourbillon de ses accords, continua de jouer du<br />

violon avec son enthousiasme ordinaire, et il<br />

arriva que son archet atteignit légèrement la<br />

signora. – Bestia tedesca ! s’écria-t-elle en se<br />

relevant avec fureur ; en même temps elle arracha<br />

le violon des mains du conseiller, et le mit en<br />

pièces en le frappant contre une table de marbre.<br />

Le conseiller resta pétrifié ; mais, se réveillant<br />

comme d’un rêve, il souleva avec force la<br />

signora, la jeta par la fenêtre de sa propre maison,


et, sans s’inquiéter de ce qui arriverait, il gagna<br />

Venise, d’où il partit aussitôt pour l’Allemagne.<br />

Ce ne fut que plus tard qu’il comprit bien ce qu’il<br />

avait fait. Bien qu’il sût que l’élévation de la<br />

fenêtre n’avait pas plus de cinq pieds, il se sentait<br />

cruellement tourmenté, et d’autant plus vivement,<br />

que la signora lui avait donné à entendre qu’elle<br />

avait espoir de devenir mère. Il osait à peine<br />

prendre des informations, et il ne fut pas peu<br />

surpris, lorsque environ huit mois après son<br />

retour, il reçut de sa chère moitié la lettre la plus<br />

tendre. Elle n’y faisait pas le moindrement<br />

mention de ce qui s’était passé à la maison de<br />

plaisance, et lui annonçait qu’elle était accouchée<br />

d’une charmante fille ; le Marito amato, le Padre<br />

felicissimo était incessamment prié de revenir<br />

aussitôt à Venise. Crespel ne se rendit pas à<br />

l’invitation, mais il écrivit à ses amis d’Italie pour<br />

s’informer de ce qui s’était passé pendant son<br />

absence ; il apprit que la signora était tombée sur<br />

l’herbe molle, avec la légèreté d’un oiseau, et que<br />

sa chute n’avait eu pour elle que des suites<br />

morales. Dès ce moment elle s’était montrée<br />

entièrement changée ; plus de traces d’humeur,


de caprices ; le maestro, qui avait composé les<br />

opéras pour le carnaval de cette année-là, avait<br />

été le plus heureux des hommes ; car la signora<br />

avait consenti à chanter tous ses airs, sans les<br />

innombrables changements qu’elle avait coutume<br />

d’exiger. Le conseiller ne fut pas peu touché de<br />

cette transformation ; il demanda des chevaux et<br />

se jeta dans sa voiture. Tout à coup il fit arrêter :<br />

– Mais, se dit-il, est-il bien certain que ma<br />

présence ne rende pas à Angela toute son humeur<br />

fantasque, et aurai-je donc toujours la ressource<br />

de la jeter par la fenêtre ? Il descendit de sa<br />

voiture, et écrivit à sa femme une lettre bien<br />

tendre, où il parla de la joie qu’il éprouvait<br />

d’apprendre que sa fille avait comme lui un petit<br />

signe derrière l’oreille ; il lui jura qu’il l’aimait<br />

toujours, et il resta en Allemagne. Les<br />

protestations d’amour, les regrets de l’absence,<br />

les désirs, les espérances volèrent longtemps de<br />

Venise à H... et de H... à Venise. Angela vint<br />

enfin en Allemagne et eut un succès prodigieux,<br />

comme on le sait, sur le grand théâtre de F... Elle<br />

n’était plus jeune, mais un attrait magique<br />

séduisait en elle, et sa voix n’avait rien perdu de


son éclat. Antonie avait grandie, et sa mère avait<br />

déjà écrit d’Italie au conseiller que sa fille<br />

annonçait un talent du premier rang. Les amis<br />

que Crespel avait à F... lui apprirent en effet que<br />

deux cantatrices ravissantes étaient arrivées, et ils<br />

l’engagèrent avec instances à venir les entendre.<br />

Ils ne soupçonnaient pas quels liens étroits<br />

l’unissaient à ces deux étrangères. Crespel brûlait<br />

d’envie de voir sa fille ; mais, quand il songeait à<br />

sa femme, le courage lui manquait, et il resta<br />

chez lui au milieu de ses violons brisés.<br />

Un jeune compositeur, bien connu, devint<br />

amoureux d’Antonie, et Antonie répondit à son<br />

amour. Angela n’eut rien à opposer à cette union,<br />

et le conseiller y consentit d’autant plus<br />

facilement que les compositions du jeune homme<br />

avaient trouvé grâce devant son tribunal sévère.<br />

Crespel s’attendait chaque jour à recevoir la<br />

nouvelle du mariage, mais il ne lui vint qu’une<br />

lettre cachetée de noir, et écrite par une main<br />

étrangère. Le docteur R... annonçait au conseiller<br />

que Angela avait été saisie du froid en sortant du<br />

théâtre, et qu’elle était morte dans la nuit qui<br />

devait précéder le mariage de sa fille. Angela


avait déclaré au docteur qu’elle était la femme de<br />

Crespel, et le conseiller était invité à venir au plus<br />

tôt chercher sa fille restée seule dans le monde.<br />

Crespel partit aussitôt pour F... On ne peut<br />

désigner la manière déchirante dont le conseiller<br />

me peignit le moment où il avait vu pour la<br />

première fois son Antonie. Il y avait dans la<br />

bizarrerie même de ses termes une puissance<br />

d’expression dont je ne saurais donner une idée.<br />

Le jeune fiancé se trouvait auprès d’elle ; et<br />

Antonie, saisissant avec justesse l’esprit bizarre<br />

de son père, se mit à chanter un motif sacré du<br />

vieux padre Martini, que sa mère chantait sans<br />

cesse au conseiller, au temps de leurs amours.<br />

Crespel répandit un torrent de larmes ; jamais<br />

Angela, elle-même, n’avait dit ce morceau avec<br />

tant d’expression. Le son de voix d’Antonie était<br />

merveilleux ; il ressemblait tantôt au souffle<br />

harmonieux d’une harpe éolienne, et souvent aux<br />

légères modulations du rossignol. Ses tons<br />

semblaient ne pas trouver assez d’espace dans sa<br />

poitrine. Antonie, brûlant d’amour et de joie,<br />

chanta ses plus beaux airs ; son fiancé<br />

l’accompagnait dans l’ivresse la plus grande.


Crespel fut d’abord plongé dans le ravissement ;<br />

ensuite il devint pensif, silencieux, rentré en luimême.<br />

Enfin il se leva, pressa Antonie sur son<br />

sein, et lui dit à voix basse et étouffée ; – Ne<br />

chante plus, si tu m’aimes... cela me déchire le<br />

cœur... ne chante plus... de grâce... – Non, dit le<br />

lendemain le conseiller au docteur, non, je ne me<br />

suis pas trompé : hier tandis qu’en chantant sa<br />

rougeur se concentrait en deux taches sur ses<br />

joues pâles, j’ai reconnu que ce n’était pas une<br />

ressemblance de famille, mais bien ce que je<br />

craignais.<br />

Le docteur, dont le visage s’était embruni aux<br />

premiers mots du conseiller, lui répondit : – Soit<br />

que les efforts qu’exige le chant, soit qu’une<br />

cause naturelle ait amené ce résultat, la poitrine<br />

d’Antonie offre un défaut d’organisation qui<br />

donne à son chant cette force merveilleuse, et ces<br />

tons uniques qui dépassent presque la sphère de<br />

la voix humaine. Mais elle paiera de sa mort cette<br />

faculté céleste ; et, si elle continue de chanter,<br />

dans six mois elle aura cessé de vivre.


Crespel se sentit déchiré de mille traits. Il lui<br />

semblait voir un bel arbre offrir pour la première<br />

fois ses fruits, et se flétrir aussitôt, coupé dans sa<br />

racine. Sa résolution fut bientôt prise. Il dit tout à<br />

Antonie. Il lui demanda si elle préférait suivre<br />

son fiancé, et mourir en peu de temps au milieu<br />

du tourbillon du grand monde, ou suivre son père,<br />

et vivre avec lui de longs jours, dans une retraite<br />

tranquille. Antonie se jeta en gémissant dans les<br />

bras de son père qui comprit toute sa douleur et<br />

sa résolution. Il conféra avec le jeune fiancé qui<br />

lui jura que jamais le moindre chant ne<br />

s’échapperait des lèvres d’Antonie, mais le<br />

conseiller savait trop bien que le compositeur ne<br />

résisterait pas à la tentation de faire exécuter ses<br />

morceaux ; d’ailleurs, il n’eût pas renoncé à<br />

entendre cette voix ravissante, car la race<br />

musicale est égoïste et cruelle, surtout dès qu’il<br />

s’agit de ses jouissances. Bientôt le compositeur<br />

disparut avec Antonie. Le fiancé apprit leur<br />

départ avec désespoir. Il suivit leurs traces, et<br />

arriva en même temps qu’eux à H... – Le voir<br />

encore une fois et puis mourir ! disait Antonie<br />

d’une voix suppliante. Mourir ! s’écriait le


conseiller avec fureur. Il vit sa fille, celle pour<br />

qui il vivait uniquement au monde, s’arracher de<br />

ses bras et voler dans ceux de son fiancé ; il<br />

voulut alors que tout ce qu’il redoutait arrivât. Il<br />

força le jeune homme à se placer au piano ;<br />

Antonie chanta et Crespel joua du violon jusqu’à<br />

ce que les deux taches rouges se montrassent sur<br />

les joues d’Antonie. Il leur ordonna alors de<br />

s’arrêter. Lorsque le jeune compositeur prit congé<br />

d’Antonie, elle poussa un grand cri et tomba sans<br />

mouvement. – Je crus, ainsi me le dit Crespel, je<br />

crus qu’elle était morte comme je l’avais prédit ;<br />

et, comme je m’étais préparé à l’événement le<br />

plus funeste, je restai calme et d’accord avec<br />

moi-même. Je pris par les épaules le compositeur<br />

que cet événement avait abattu, et je lui dis (ici le<br />

conseiller prit sa voix modulée) : « Puisqu’il vous<br />

a plu, mon cher maître, d’assassiner votre<br />

fiancée, vous pouvez vous retirer tranquillement,<br />

à moins qu’il ne vous plaise de rester jusqu’à ce<br />

que je vous plonge ce couteau de chasse dans le<br />

cœur, ce que je ne réponds pas de faire si vous ne<br />

partez promptement. » – Il faut qu’en ce moment<br />

mon regard ait été passablement sanguinaire, car


il partit en toute hâte, en poussant de grands cris.<br />

Lorsque le conseiller voulut relever Antonie, elle<br />

ouvrit les yeux, mais ils se refermèrent presque<br />

aussitôt, À ses cris, la vieille servante accourut ;<br />

un médecin qu’on fit venir, ne tarda pas à<br />

rappeler Antonie à la vie. Elle se rétablit plus<br />

promptement que le conseiller ne l’eût espéré, et<br />

elle ne cessa de lui témoigner la tendresse la plus<br />

vive. Elle partageait complaisamment toutes ses<br />

occupations, ses plus folles idées, ses goûts les<br />

plus bizarres. Elle l’aidait aussi à briser ses vieux<br />

violons et à en faire de nouveaux. – Je ne veux<br />

plus chanter, mais vivre pour toi, disait-elle<br />

souvent à son père, lorsque quelqu’un la priait de<br />

se faire entendre. Le conseiller cherchait toujours<br />

à éviter de semblables propositions ; aussi ne la<br />

menait-il qu’avec déplaisir au milieu du monde,<br />

et évitait-il toujours les maisons où on faisait de<br />

la musique : il savait combien il était douloureux<br />

pour Antonie de renoncer à l’art qu’elle avait<br />

porté à une si haute perfection. Lorsqu’il eut<br />

acheté le magnifique violon qu’il ensevelit avec<br />

elle, il se disposait à le mettre en pièces ; mais<br />

Antonie regarda l’instrument avec intérêt, et dit


d’un air de tristesse : Celui-là aussi ? – Le<br />

conseiller ne pouvait lui-même définir quelle<br />

puissance l’empêchait de détruire ce violon et le<br />

forçait d’en jouer. À peine en eut-il fait sortir les<br />

premiers sons, qu’Antonie s’écria avec joie : Ah !<br />

je me retrouve... Je chante de nouveau. – En effet<br />

les sons argentins de l’instrument semblaient<br />

sortir d’une poitrine humaine. Crespel fut ému<br />

jusqu’au fond de l’âme ; il joua avec plus<br />

d’expression que jamais ; et, lorsqu’il détachait<br />

des sons tendres et hardis, Antonie battait des<br />

mains et s’écriait avec ravissement : Ah ! que j’ai<br />

bien fait cela ! – Depuis ce moment, une sérénité<br />

extrême se répandit sur sa vie. Souvent elle disait<br />

au conseiller : – Je voudrais bien chanter quelque<br />

chose, mon père ! – Crespel détachait le violon de<br />

la muraille, et jouait tous les airs d’Antonie ! On<br />

la voyait alors s’épanouir de bonheur. – Peu de<br />

temps avant mon retour, le conseiller crut<br />

entendre, pendant la nuit, jouer sur son piano<br />

dans la chambre voisine, et bientôt il reconnut<br />

distinctement la manière de préluder du jeune<br />

compositeur. Il voulut se lever, mais il lui sembla<br />

que des liens de plomb le retenaient immobile.


Bientôt il entendit la voix d’Antonie ; elle chanta<br />

d’abord doucement en accords aériens qui<br />

s’élevèrent jusqu’au fortissimo le plus<br />

retentissant ; puis les sons devinrent plus graves,<br />

et elle commença un chant sacré à la manière des<br />

anciens maîtres, que le jeune compositeur avait<br />

autrefois fait pour elle. Crespel me dit que l’état<br />

où il se trouvait était incroyable, car l’effroi le<br />

plus horrible s’unissait en lui au ravissement le<br />

plus délicieux. Tout à coup il se sentit ébloui par<br />

une vive clarté ; et il aperçut Antonie et son<br />

fiancé qui se tenaient embrassés et se regardaient<br />

tendrement. Le chant continua ainsi que les<br />

accords du piano, et Antonie ne chantait pas, et le<br />

jeune homme ne touchait pas le clavier. Le<br />

conseiller tomba dans un évanouissement<br />

profond. En se réveillant, il lui resta le souvenir<br />

de son rêve. Il courut à la chambre d’Antonie.<br />

Elle était étendue sur le sofa, les yeux fermés et<br />

le sourire sur les lèvres. Il semblait qu’elle dormît<br />

et qu’elle fût bercée par des rêves de bonheur. –<br />

Mais elle était morte.


Le majorat


I<br />

Non loin du rivage de la mer Baltique, se<br />

trouve le château héréditaire de la famille de R...,<br />

nommé R....bourg. La contrée est sauvage et<br />

déserte. Çà et là, quelques brins de gazon percent<br />

avec peine le sol formé de sable mouvant. Au lieu<br />

du parc qui embellit d’ordinaire les alentours<br />

d’une habitation seigneuriale, s’élève, au-dessous<br />

des murailles nues, un misérable bois de pins<br />

dont l’éternelle couleur sombre semble mépriser<br />

la parure du printemps, et dans lequel les joyeux<br />

gazouillements des oiseaux sont remplacés par<br />

l’affreux croassement des corbeaux et les<br />

sifflements des mouettes dont le vol annonce<br />

l’orage.<br />

À un demi-mille de ce lieu, la nature change<br />

tout à coup d’aspect. On se trouve transporté,<br />

comme par un coup de baguette magique, au<br />

milieu de plaines fleuries, de champs et de


prairies émaillés. À l’extrémité d’un gracieux<br />

bouquet d’aulnes, on aperçoit les fondations d’un<br />

grand château qu’un des anciens propriétaires de<br />

R....bourg avait dessein d’élever. Ses successeurs,<br />

retirés dans leurs domaines de Courlande, le<br />

laissèrent inachevé ; et le baron Roderich de R...,<br />

qui revint établir sa résidence dans le château de<br />

ses pères, préféra, dans son humeur triste et<br />

sombre, cette demeure gothique et isolée à une<br />

habitation plus élégante.<br />

Il fit réparer le vieux château ruiné aussi bien<br />

qu’on le put, et s’y renferma avec un intendant<br />

grondeur et un petit nombre de domestiques. On<br />

le voyait rarement dans le village ; en revanche, il<br />

allait souvent se promener à pied ou à cheval sur<br />

le rivage de la mer, et l’on prétendait avoir<br />

remarqué de loin qu’il parlait aux vagues et qu’il<br />

écoutait le mugissement des flots comme s’il eût<br />

entendu la voix de l’esprit des mers.<br />

Il avait fait arranger un cabinet au haut de la<br />

tour la plus élevée, et l’avait pourvu de lunettes et<br />

de l’appareil astronomique le plus complet. Là, il<br />

observait tous les jours, les yeux tournés vers la


mer, les navires qui glissaient à l’horizon comme<br />

des oiseaux aquatiques aux ailes blanches<br />

éployées. Les nuits étoilées, il les passait dans ce<br />

lieu, occupé de travaux astronomiques ou<br />

astrologiques, comme on le disait, en quoi le vieil<br />

intendant lui prêtait son assistance.<br />

Généralement, on pensait alors qu’il s’était<br />

adonné aux sciences occultes, à ce qu’on<br />

nommait la magie noire, et qu’une opération<br />

manquée, dont la non-réussite avait irrité contre<br />

lui une maison souveraine, l’avait forcé de quitter<br />

la Courlande. Le plus léger ressouvenir de son<br />

ancien séjour le remplissait d’horreur, et il<br />

attribuait tous les malheurs qui avaient troublé sa<br />

vie à la faute de ses aïeux qui avaient quitté<br />

R....bourg.<br />

Pour attacher dans l’avenir le chef de sa<br />

maison à ce domaine, il résolut d’en faire un<br />

majorat. Le souverain y consentit d’autant plus<br />

volontiers, qu’il retenait par là dans le royaume<br />

une noble et riche famille, dont les membres<br />

s’étaient déjà répandus dans les pays étrangers.<br />

Cependant, ni le fils du baron, nommé Hubert,


ni le seigneur du majorat, qui portait le nom de<br />

Roderich comme son père et son grand-père, ne<br />

demeurèrent habituellement au château. Ils<br />

passaient leur vie en Courlande. Il semblait qu’ils<br />

redoutassent plus que leur ancêtre, la solitude<br />

effrayante de R....bourg. Le baron Roderich avait<br />

deux tantes, deux vieilles filles, sœurs de son<br />

père, à qui, dans leur pauvreté, il avait accordé un<br />

asile. Elles habitaient, avec une servante âgée, un<br />

petit appartement bien chaud, dans une aile<br />

latérale ; et outre ces personnes et un cuisinier qui<br />

vivait dans les caves où se préparaient les mets,<br />

on ne rencontrait dans les vastes salles et dans les<br />

longs corridors du bâtiment principal, qu’un<br />

vieux garde-chasse exténué, qui remplissait<br />

l’office d’intendant ; les autres domestiques<br />

demeuraient dans le village, chez l’inspecteur du<br />

domaine.<br />

Mais dans l’arrière-saison, lorsque les<br />

premières neiges commençaient à tomber, et que<br />

le temps de la chasse aux loups et aux sangliers<br />

était arrivé, le vieux château, mort et abandonné,<br />

prenait une vie nouvelle. Alors arrivait de<br />

Courlande le baron Roderich avec sa femme,


accompagné de parents, d’amis, et de nombreux<br />

équipages de chasse. La noblesse voisine et tous<br />

les chasseurs de la ville prochaine arrivaient à<br />

leur tour, et le château pouvait à peine contenir<br />

tous les hôtes qui y affluaient. Dans tous les<br />

foyers brillaient les feux pétillants, et dès que le<br />

ciel commençait à grisonner, jusqu’à la nuit<br />

noire, les cuisines étaient animées, les degrés<br />

étaient couverts de seigneurs, de dames, de<br />

laquais qui descendaient et montaient avec<br />

fracas ; d’un côté retentissaient le bruit des verres<br />

que l’on choquait, et les joyeux refrains de<br />

chasse, de l’autre, les sons de l’orchestre qui<br />

animaient les danseurs ; partout des rires bruyants<br />

et des cris de plaisirs. C’est ainsi que, durant plus<br />

de six semaines, le château ressemblait plus à une<br />

magnifique auberge bien achalandée, qu’à<br />

l’habitation d’un noble seigneur.<br />

Le baron Roderich employait ce temps, autant<br />

qu’il le pouvait, à des affaires sérieuses, et retiré<br />

loin du tumulte de ses hôtes, il remplissait les<br />

devoirs du seigneur d’un majorat. Il ne se faisait<br />

pas seulement rendre un compte détaillé de tous<br />

les revenus, il écoutait encore chaque projet


d’amélioration, et jusqu’aux moindres plaintes de<br />

ses vassaux, cherchant à rétablir partout l’ordre et<br />

à rendre justice à chacun. Le vieil avocat V...,<br />

chargé de père en fils des affaires de la maison<br />

des barons de Roderich, et justicier des biens<br />

qu’ils possédaient à P..., l’assistait activement<br />

dans ce travail ; il avait coutume de partir<br />

régulièrement pour le château huit jours avant<br />

l’époque où le baron venait annuellement dans<br />

son majorat.<br />

II<br />

En 179..., le temps était arrivé où le vieil<br />

avocat V... devait partir pour le château. Quelque<br />

énergie que se sentît encore le vieillard à<br />

soixante-dix ans, il pensait toutefois qu’une main<br />

auxiliaire lui serait d’un grand secours. Un jour il<br />

me dit en riant : Neveu (j’étais son petit-neveu, et<br />

je porte encore son nom), neveu ! – Je pense que<br />

tu ferais bien de te faire un peu souffler le vent de


la mer aux oreilles, et de venir avec moi à<br />

R....bourg. Outre que tu peux m’assister<br />

vaillamment dans plus d’une méchante affaire, tu<br />

te trouveras bien de tâter un peu de la rude vie<br />

des chasseurs, et quand tu auras passé une<br />

matinée à écrire un protocole, de t’essayer le<br />

lendemain à regarder en face un terrible animal<br />

courroucé, comme l’est un loup affamé, aux<br />

longs poils gris, ou même à lui tirer un bon coup<br />

de fusil.<br />

J’avais entendu trop de récits des joyeuses<br />

chasses de R....bourg, et j’étais trop attaché à<br />

mon digne et vieux grand-oncle, pour ne pas me<br />

trouver fort satisfait qu’il voulût bien cette fois<br />

m’emmener avec lui. Déjà passablement initié au<br />

genre d’affaires qu’il avait à conduire, je lui<br />

promis de lui épargner une grande partie de ses<br />

travaux.<br />

Le jour suivant, nous étions assis dans une<br />

bonne voiture, bien enveloppés dans une<br />

immense pelisse, et nous roulions vers R....bourg<br />

à travers d’épais flocons de neige, avant-coureurs<br />

d’un hiver rigoureux.


En chemin, mon vieil oncle me raconta mille<br />

choses bizarres du défunt baron Roderich qui<br />

avait fondé le majorat, et qui l’avait nommé,<br />

malgré sa jeunesse, son justicier et son exécuteur<br />

testamentaire. Il me parla des façons rudes et<br />

sauvages du seigneur, dont toute sa famille<br />

semblait avoir hérité, et que le baron actuel, qu’il<br />

avait connu dans sa jeunesse doux et presque<br />

faible, semblait prendre chaque jour davantage. Il<br />

me prescrivit de me conduire sans façon et avec<br />

hardiesse, pour avoir quelque valeur aux yeux du<br />

baron, et finit par m’entretenir du logement qu’il<br />

avait choisi une fois pour toutes, au château,<br />

parce qu’il était chaud, commode et assez éloigné<br />

des autres, pour qu’on pût s’y soustraire au bruit<br />

des chasseurs et des convives. Dans deux petites<br />

chambres garnies de bonnes tapisseries, tout<br />

auprès de la grande salle d’audience, et vis-à-vis<br />

de l’appartement des deux vieilles demoiselles,<br />

c’est là que mon oncle établissait chaque fois sa<br />

résidence.<br />

Enfin, après un voyage aussi rapide que<br />

pénible, nous arrivâmes par une nuit obscure à<br />

R....bourg. Nous passâmes à travers le village.


C’était un dimanche ; la maison de l’inspecteur<br />

du domaine était éclairée du haut en bas ; on<br />

voyait sauter les danseurs, et on entendait le son<br />

des violons. Le château où nous nous rendîmes,<br />

ne nous parut que plus sombre et plus désert. Le<br />

vent de la mer arrivait jusqu’à nous comme de<br />

longs gémissements, et les pins courbés rendaient<br />

des sons lugubres. Les hautes murailles noircies<br />

s’élevaient devant nous du fond d’un abîme de<br />

neige. Nous nous arrêtâmes devant la porte<br />

principale qui était fermée. Mais les cris, les<br />

claquements du fouet, les coups de marteau<br />

redoublés, tout fut inutile ; un silence profond<br />

régnait dans l’édifice, et on n’y apercevait aucune<br />

lumière. Mon vieil oncle fit entendre sa voix forte<br />

et retentissante : François ! François ! – Où<br />

restez-vous donc ? – Au diable, remuez-vous ! –<br />

Nous gelons à cette porte ! La neige nous coupe<br />

le visage. – Que diable, remuez-vous !<br />

Un chien se mit à gronder, une lumière<br />

vacillante parut dans une salle basse, elle traversa<br />

plusieurs fenêtres ; un bruit de clefs se fit<br />

entendre, et les lourdes portes crièrent sur leurs<br />

gonds. – Eh ! soyez le bienvenu, mille fois le


ienvenu, M. le justicier. Voilà un bien triste<br />

temps !<br />

Ainsi parla le vieux François, en élevant sa<br />

lanterne de manière à ce que toute la lumière<br />

tombât sur son visage éraillé, auquel il s’efforçait<br />

de donner une expression joviale. La voiture<br />

entra dans la cour, nous descendîmes, et j’aperçus<br />

alors distinctement l’ensemble du vieux<br />

domestique, enseveli dans une large livrée à la<br />

vieille mode, singulièrement garnie de galons.<br />

Deux boucles grises descendaient sur un front<br />

blanc et large ; le bas de son visage avait la<br />

couleur robuste du chasseur, et en dépit de ses<br />

muscles saillants et de la dureté de ses traits, une<br />

expression de bonhomie un peu niaise paraissait<br />

dans ses yeux et surtout dans sa bouche.<br />

– Allons, mon vieux François, dit mon oncle<br />

en secouant sur le pavé de la grande salle la neige<br />

qui couvrait sa pelisse, allons, tout est-il prêt ?<br />

Les tapisseries de ma chambre ont-elles été<br />

battues, les lits sont-ils dressés ; a-t-on bien<br />

balayé, bien nettoyé hier et aujourd’hui ? – Non,<br />

répondit François fort tranquillement, non, M. le


justicier, tout cela n’a pas été fait. – Mon Dieu !<br />

s’écria mon oncle. J’ai cependant écrit à temps,<br />

j’arrive juste à la date que j’ai indiquée, et je suis<br />

sûr que ces chambres sont glacées. – Oui, M. le<br />

justicier, reprit François en retranchant<br />

soigneusement, à l’aide de ciseaux, un énorme<br />

lumignon qui s’était formé à l’extrémité de la<br />

mèche de la chandelle, et en l’écrasant sous son<br />

pied. Voyez-vous, nous aurions eu beau chauffer,<br />

à quoi cela nous eût-il servi, puisque le vent et la<br />

neige entrent très bien par les vitres cassées que...<br />

– Quoi ! s’écria mon grand-oncle en<br />

l’interrompant et en entrouvrant sa pelisse pour<br />

mieux croiser les bras, quoi ! les fenêtres sont<br />

brisées, et vous, l’intendant de la maison, vous ne<br />

les avez pas fait réparer !<br />

– Non, M. le justicier, continua le vieillard<br />

avec le même calme, parce qu’on ne peut pas<br />

bien entrer à cause des décombres et des pierres<br />

qui sont dans les chambres.<br />

– Eh comment ! mille millions de diables,<br />

comment se trouve-t-il des pierres et des<br />

décombres dans ma chambre ! s’écria mon oncle.


– À l’accomplissement de tous vos souhaits,<br />

mon jeune maître ! s’écria François en s’inclinant<br />

poliment au moment où j’éternuais ; et il ajouta<br />

aussitôt : Ce sont les pierres et le plâtre du gros<br />

mur qui sont tombés pendant le grand<br />

ébranlement.<br />

– Vous avez donc eu un tremblement de terre !<br />

s’écria mon oncle hors de lui.<br />

– Non, M. le justicier, répondit le vieux<br />

domestique avec une espèce de sourire ; mais il y<br />

a trois jours, la voûte de la salle d’audience est<br />

tombée avec un bruit épouvantable.<br />

– Que le diable emporte... Le grand-oncle,<br />

violent et irritable qu’il était, se disposait à lâcher<br />

un gros juron ; mais levant le bras droit et<br />

relevant son bonnet de renard, il se retint et se<br />

retourna vers moi en éclatant de rire. – Vraiment,<br />

me dit-il, il ne faut plus que nous fassions de<br />

questions, car nous ne tarderions pas à apprendre<br />

que le château tout entier s’est écroulé. – Mais,<br />

continua-t-il en se tournant vers le vieux<br />

domestique, mais François, ne pouviez-vous pas<br />

être assez avisé pour me faire préparer et chauffer


un autre appartement ? Ne pouviez-vous pas<br />

arranger promptement une salle pour les<br />

audiences ? – Tout cela a été fait, dit le vieux<br />

François en montrant l’escalier d’un air satisfait,<br />

et en commençant à monter les degrés. – Mais<br />

voyez donc cet original ! s’écria mon oncle en le<br />

suivant. Il se mit à marcher le long de quelques<br />

grands corridors voûtés, sa lumière vacillante<br />

jetait une singulière clarté dans les épaisses<br />

ténèbres qui y régnaient. Des colonnes, des<br />

chapiteaux, de sombres arcades se montraient<br />

dans les airs sous des formes fugitives, nos<br />

ombres gigantesques marchaient auprès de nous,<br />

et ces merveilleuses figures qui se glissaient sur<br />

les murailles, semblaient fuir en tremblant, et<br />

leurs voix retentir sous les voûtes avec le bruit de<br />

nos pas. Enfin, après nous avoir fait traverser une<br />

suite de chambres froides et démeublées,<br />

François ouvrit une salle où la flamme qui<br />

s’élevait dans la cheminée nous salua d’un<br />

pétillement hospitalier. Je me trouvai à mon aise<br />

dès que j’entrai dans cette chambre ; pour mon<br />

oncle, il s’arrêta au milieu de la salle, regarda<br />

tout autour de lui, et dit d’un ton grave et presque


solennel : – C’est donc ici qu’on rendra la<br />

justice ?<br />

François, élevant son flambeau de manière à<br />

éclairer un blanc carré de mur où s’était sans<br />

doute trouvée une porte, dit d’une voix sombre et<br />

douloureuse : – On a déjà rendu justice ici ! –<br />

Quelle idée vous revient là, mon vieux<br />

camarade ! s’écria mon oncle en se débarrassant<br />

de sa pelisse et en s’approchant du feu. – Cela<br />

m’est venu sans y penser, dit François. Il alluma<br />

des bougies, ouvrit la chambre voisine qui avait<br />

été préparée pour nous recevoir. En peu<br />

d’instants une table servie se trouva devant la<br />

cheminée ; le vieux domestique apporta des mets<br />

bien apprêtés, auxquels nous fîmes honneur, et<br />

une écuelle de punch brûlé à la véritable manière<br />

du Nord.<br />

Mon oncle, fatigué du voyage, gagna son lit<br />

dès qu’il eut soupé ; la nouveauté, la singularité<br />

de ce lieu, le punch même, avaient trop animé<br />

mes esprits pour que je pusse songer à dormir.<br />

François débarrassa la table, ranima le feu, et me<br />

laissa en me saluant amicalement.


III<br />

Je me trouvai donc seul dans la haute et vaste<br />

salle. La neige avait cessé de tomber, la tempête<br />

de mugir, et le disque de la lune brillait à travers<br />

les larges fenêtres cintrées, et éclairait d’une<br />

manière magique tous les sombres recoins de<br />

cette singulière construction, où ne pouvait pas<br />

pénétrer la clarté de ma bougie et celle du foyer.<br />

Comme on le voit souvent dans les vieux<br />

châteaux, les murailles et le plafond de la salle<br />

étaient décorés, à l’ancienne manière, de<br />

peintures <strong>fantastiques</strong> et d’arabesques dorés. Au<br />

milieu de grands tableaux, représentant des<br />

chasses aux loups et aux ours, s’avançaient en<br />

relief des figures d’hommes et d’animaux,<br />

découpées en bois, et peintes de diverses<br />

couleurs, auxquelles le reflet du feu et celui de la<br />

lune donnaient une singulière vérité. Entre les<br />

tableaux, on avait placé les portraits de grandeur<br />

naturelle des anciens barons en costume de<br />

chasse. Tous ces ornements portaient la teinte


sombre que donne le temps, et faisaient mieux<br />

ressortir la place blanche et nue qui se trouvait<br />

entre les deux portes. C’était évidemment aussi la<br />

place d’une porte qui avait été murée, et qu’on<br />

avait négligé de recouvrir de peintures et<br />

d’ornements.<br />

Qui ne sait combien le séjour d’un lieu<br />

pittoresque éveille d’émotions, et saisit même<br />

l’âme la plus froide ? Qui n’a éprouvé un<br />

sentiment inconnu au milieu d’une vallée<br />

entourée de rochers, dans les sombres murs d’une<br />

église ? Qu’on songe maintenant que j’avais<br />

vingt ans, que les fumées du punch animaient ma<br />

pensée, et l’on comprendra facilement la<br />

disposition d’esprit où je me trouvais dans cette<br />

salle. Qu’on se peigne aussi le silence de la nuit,<br />

au milieu duquel le sourd murmure de la mer et<br />

les singuliers sifflements des vents retentissaient<br />

comme les sons d’un orgue immense, touché par<br />

des esprits ; les nuages qui passaient rapidement<br />

et qui souvent, dans leur blancheur et leur éclat,<br />

semblaient des géants qui venaient me<br />

contempler par les immenses fenêtres : tout cela<br />

était bien fait pour me causer le léger frisson que


j’éprouvais. Mais ce malaise était comme le<br />

saisissement qu’on éprouve au récit d’une<br />

histoire de revenants vivement contée, et qu’on<br />

ressent avec plaisir. Je pensais alors que je ne<br />

pouvais me trouver en meilleure disposition pour<br />

lire le livre que j’avais apporté dans ma poche.<br />

C’était le Visionnaire de Schiller. Je lus et je<br />

relus, et j’échauffai de plus en plus mon<br />

imagination. J’en vins à l’histoire de la noce chez<br />

le comte de V..., racontée avec un charme si<br />

puissant. Juste au moment où le spectre de<br />

Jéronimo entre dans la salle, la porte qui<br />

conduisait à l’antichambre s’ouvrit avec un grand<br />

bruit. Je me levai épouvanté ; le livre tomba de<br />

mes mains. Mais, au même instant, tout redevint<br />

tranquille, et j’eus honte de ma frayeur enfantine.<br />

Il se pouvait que le vent eût poussé cette porte ;<br />

ce n’était rien, moins que rien : je repris mon<br />

livre.<br />

Tout à coup on s’avança doucement,<br />

lentement, et à pas comptés, à travers la salle ; on<br />

soupirait, on gémissait, et dans ces soupirs, dans<br />

ces gémissements, se trouvait l’expression d’une<br />

douleur profonde. – Mais j’étais en garde contre


moi-même. C’était sans doute quelque bête<br />

malade, laissée dans l’étage inférieur, et dont un<br />

effet d’acoustique me renvoyait la voix. – Je me<br />

rassurai ainsi, mais on se mit à gratter, et des<br />

soupirs plus distincts, plus profonds, exhalés<br />

comme dans les angoisses de la mort, se firent<br />

entendre du côté de la porte murée. – La pauvre<br />

bête était enfermée, j’allais frapper du pied,<br />

l’appeler, et sans doute elle allait garder le silence<br />

ou se faire entendre d’une façon plus distincte. –<br />

Je pensais ainsi, mais mon sang se figea dans mes<br />

veines, je restai pâle et tremblant sur mon siège,<br />

ne pouvant me lever, encore moins appeler à mon<br />

aide. Le sinistre grattement avait cessé, les pas<br />

s’étaient de nouveau fait entendre ; tout à coup la<br />

vie se réveilla en moi, je me levai et j’avançai<br />

deux pas. La lune jeta subitement une vive clarté,<br />

et me montra un homme pâle et grave, presque<br />

horrible à voir, et sa voix, qui semblait sortir du<br />

fond de la mer avec le bruit des vagues, fit<br />

entendre ces mots : – N’avance pas, n’avance pas<br />

ou tu tombes dans l’enfer !<br />

La porte se referma avec le même bruit<br />

qu’auparavant ; j’entendis distinctement des pas


dans l’antichambre. On descendait les degrés ; la<br />

grande porte du château roula sur ses gonds et se<br />

referma bientôt ; puis il se fit un bruit comme si<br />

on tirait un cheval de l’écurie, et qu’on l’y fit<br />

aussitôt rentrer, puis tout redevint calme.<br />

J’entendis alors mon oncle s’agiter et se plaindre<br />

dans la chambre voisine. Cette circonstance me<br />

rendit toute ma raison, je pris le flambeau, et<br />

j’accourus auprès de lui. Le vieillard semblait se<br />

débattre avec un rêve funeste. – Réveillez-vous !<br />

Réveillez-vous ! m’écriai-je en le tirant<br />

doucement et en laissant tomber sur son visage la<br />

clarté du flambeau. Mon oncle poussa un cri<br />

sourd, ouvrit les yeux, et me regarda d’un air<br />

amical. – Tu as bien fait de m’éveiller, neveu, ditil<br />

: j’avais un mauvais rêve ; c’est la salle voisine<br />

et cette chambre qui en sont causes, car elles<br />

m’ont rappelé des choses singulières qui s’y sont<br />

passées ; mais, maintenant nous allons dormir<br />

bien tranquillement.<br />

À ces mots, le vieillard se renfonça sous sa<br />

couverture, et parut se rendormir. Lorsque j’eus<br />

éteint les bougies, et que je fus dans mon lit, je<br />

l’entendis qui priait à voix basse.


IV<br />

Le lendemain, le travail commença.<br />

L’inspecteur du domaine vint avec ses comptes,<br />

et tous les gens qui avaient des démêlés à faire<br />

vider, ou des affaires à régler, arrivèrent au<br />

château. Dans l’après-midi, le grand-oncle<br />

m’emmena chez les deux vieilles baronnes, pour<br />

leur présenter nos hommages dans toutes les<br />

règles. François nous annonça : nous attendîmes<br />

quelque temps, et une petite maman courbée et<br />

vêtue de soie, qui se donnait le titre de femme de<br />

chambre de leurs Grâces, nous introduisit dans le<br />

sanctuaire. Nous y fûmes reçus avec un<br />

cérémonial comique par deux vieilles dames,<br />

costumées à la mode la plus gothique. J’excitai<br />

tout particulièrement leur surprise, lorsque mon<br />

oncle m’eut présenté comme un avocat qui venait<br />

l’assister ; et je lus fort distinctement dans leurs<br />

traits qu’elles regardaient les affaires des vassaux<br />

de R....bourg comme fort hasardées en mes<br />

jeunes mains.


En général, toute cette visite chez les deux<br />

vieilles dames eut quelque chose de ridicule, mais<br />

l’effroi de la nuit passée régnait encore dans mon<br />

âme, et je ne sais comment il advint que les deux<br />

vieilles baronnesses, avec leurs hautes et bizarres<br />

frisures, les rubans et les fleurs dont elles étaient<br />

attifées, me parurent effrayantes et presque<br />

surnaturelles. Je m’efforçai de lire sur leurs<br />

visages jaunes et flétris, dans leurs yeux creux et<br />

étincelants, sur leurs lèvres bleues et pincées,<br />

qu’elles vivaient en bonne intelligence avec les<br />

spectres du château, et qu’elles se livraient peutêtre<br />

aussi à des pratiques mystérieuses. Le grandoncle<br />

toujours jovial, engagea ironiquement les<br />

deux dames dans une conversation si<br />

embrouillée, que, dans une tout autre disposition<br />

que celle où je me trouvais, j’eusse été fort<br />

embarrassé de réprimer un sourire.<br />

Quand nous nous retrouvâmes seuls dans notre<br />

appartement, mon oncle me dit : – Mais, neveu,<br />

au nom du ciel, qu’as-tu donc ? Tu ne parles pas,<br />

tu ne manges pas, tu ne bois pas. Es-tu malade,<br />

ou te manque-t-il quelque chose ?


Je n’hésitai pas à lui raconter alors fort au long<br />

tout ce que j’avais ouï d’horrible dans la nuit. Je<br />

n’omis rien, pas même que j’avais bu beaucoup<br />

de punch, et que j’avais lu le Visionnaire de<br />

Schiller. – Je pense donc, ajoutai-je, que mon<br />

esprit échauffé a créé toutes ces apparitions qui<br />

n’existent qu’entre les parois de mon cerveau.<br />

Je croyais que mon grand-oncle allait se livrer<br />

à quelques folles plaisanteries sur mes<br />

apparitions, mais nullement ; il devint fort grave,<br />

regarda longtemps le parquet, leva les yeux au<br />

plafond, et me dit, l’œil animé d’un regard<br />

étincelant : – Je ne connais pas ton livre, neveu :<br />

mais ce n’est ni à lui ni au punch que tu dois cette<br />

aventure. Sache donc que j’ai rêvé moi-même<br />

tout ce que tu as vu. J’étais assis comme toi (dans<br />

mon rêve s’entend) sur le fauteuil, devant la<br />

cheminée où j’avais la même vision. J’ai vu<br />

entrer cet être étrange, je l’ai vu se glisser vers la<br />

porte murée, gratter la muraille avec tant de<br />

désespoir, que le sang jaillissait de ses ongles ;<br />

puis descendre, tirer un cheval de l’écurie et l’y<br />

ramener. As-tu entendu un coq qui chantait à<br />

quelque distance dans le village ? C’est en ce


moment que tu vins me réveiller.<br />

Le vieillard se tut, et je n’eus pas la force de<br />

l’interroger davantage.<br />

Après un moment de silence, durant lequel il<br />

réfléchit profondément, mon oncle me dit : – Astu<br />

assez de courage pour affronter encore cette<br />

apparition, et avec moi ?<br />

Je lui répondis que j’étais prêt à tout. – La nuit<br />

prochaine, dit-il, nous veillerons donc ensemble.<br />

La journée s’était passée en maintes<br />

occupations, et le soir était venu. François avait,<br />

comme la veille, préparé le souper et apporté le<br />

punch. La lune brillait au milieu des nuages<br />

argentés, la mer mugissait avec violence, et le<br />

vent faisait résonner les vitraux. Nous nous<br />

efforçâmes de parler de matières indifférentes. Le<br />

grand-oncle avait placé sur la table sa montre à<br />

répétition. Elle sonna minuit. En même temps, la<br />

porte s’ouvrit avec le même bruit que la veille,<br />

des pas mesurés retentirent dans la première<br />

salle ; les soupirs et les grattements se firent<br />

entendre.


Mon oncle pâlit, mais ses yeux brillaient d’un<br />

feu inaccoutumé ; il se leva de son fauteuil, et se<br />

redressa de toute sa haute stature, le bras droit<br />

étendu devant lui. Cependant les soupirs et les<br />

gémissements augmentaient, et on se mit à gratter<br />

le mur avec plus de violence que la veille. Le<br />

vieillard se dirigea droit vers la porte murée, et<br />

d’un pas si assuré que le parquet en trembla.<br />

Arrivé à la place où le grattement se faisait<br />

entendre, il s’arrêta et s’écria d’une voix forte et<br />

solennelle : – Daniel ! Daniel ! Que fais-tu ici à<br />

cette heure ?<br />

Un cri terrible lui répondit, et fut suivi d’un<br />

bruit sourd, semblable à celui que produit la<br />

chute d’un corps pesant.<br />

– Cherche grâce et miséricorde devant le trône<br />

de l’Éternel ! Sors de ce monde auquel tu ne peux<br />

plus appartenir ! s’écria le vieillard d’une voix<br />

plus forte encore.<br />

On entendit un léger murmure. Mon oncle<br />

s’approcha de la porte de la salle, et la ferma si<br />

violemment, que toute l’aile du château en<br />

retentit. Lorsqu’il se remit sur son fauteuil, son


egard était éclairci. Il joignit les mains et pria<br />

intérieurement. J’étais resté pétrifié, saisi d’une<br />

sainte horreur, et je le regardais fixement. Il se<br />

releva après quelques instants, me serra dans ses<br />

bras, et me dit doucement : – Allons, mon neveu,<br />

allons dormir.<br />

V<br />

Enfin, après quelques jours, le baron arriva,<br />

avec sa femme et une suite nombreuse ; les<br />

convives affluèrent, et la joyeuse vie que mon<br />

oncle m’avait dépeinte commença dans le<br />

château.<br />

Lorsque le baron vint, dès son arrivée, nous<br />

visiter dans notre salle, il parut fort surpris de<br />

notre changement de résidence, jeta un sombre<br />

regard sur la porte murée, et passa sa main sur<br />

son front, comme pour écarter un fâcheux<br />

souvenir. Le grand-oncle parla de l’écroulement<br />

de la salle d’audience. Le baron blâma François


de ne nous avoir pas mieux logés, et invita avec<br />

bonté le vieil avocat à se faire donner tout ce qui<br />

pouvait contribuer à sa commodité. En général, la<br />

manière d’être du baron avec mon grand-oncle<br />

n’était pas seulement cordiale ; il s’y mêlait une<br />

sorte de respect, que je m’expliquai par la<br />

différence des âges : mais ce fut là tout ce qui me<br />

plut dans les façons du baron, qui étaient rudes et<br />

hautaines. Il ne fit aucune attention à moi, et me<br />

traita comme un simple écrivain. La première fois<br />

que je rédigeai un acte, il le trouva mal conçu, et<br />

s’exprima sans détour. Mon sang bouillonna, et je<br />

fus sur le point de répondre avec aigreur, lorsque<br />

mon oncle, prenant la parole, assura que tout ce<br />

que je faisais était parfaitement en règle.<br />

Lorsque nous fûmes seuls, je me plaignis<br />

vivement du baron, dont les manières me<br />

repoussaient de plus en plus. – Crois-moi, neveu,<br />

me répondit-il : en dépit de ses manières, le baron<br />

est le meilleur des hommes ; ces façons ne lui<br />

sont venues, comme je te l’ai déjà dit, que depuis<br />

qu’il est seigneur du majorat ; autrefois c’était un<br />

jeune homme doux, modeste. Au reste, il n’est<br />

pas aussi rude que tu le fais, et je voudrais bien


savoir pourquoi il te déplaît autant.<br />

En disant ces mots, mon oncle sourit<br />

ironiquement, et le sang me monta au visage. En<br />

m’examinant bien, je ne pouvais me cacher que<br />

cette haine venait de l’amour ou plutôt de<br />

l’admiration que je portais à une créature qui me<br />

semblait la plus ravissante de celles que j’eusse<br />

jamais rencontrées sur la terre. Cette personne<br />

n’était autre que la baronne elle-même. Dès son<br />

arrivée, dès qu’elle avait traversé les<br />

appartements, enveloppée dans une pelisse de<br />

martre russe, qui serrait étroitement sa taille, la<br />

tête couvert d’un riche voile, elle avait produit<br />

sur mon âme l’impression la plus profonde. La<br />

présence même des deux vieilles tantes, vêtues<br />

plus bizarrement que jamais, avec de grandes<br />

fontanges, la saluant cérémonieusement à force<br />

de compliments en mauvais français, auxquels la<br />

baronne répondait par quelques mots allemands,<br />

tandis qu’elle s’adressait à ses gens en pur<br />

dialecte courlandais, tout donnait à son apparition<br />

un aspect encore plus piquant. Elle me semblait<br />

un ange de lumière, dont la venue devait chasser<br />

les esprits de la nuit.


L’image de cette femme charmante était sans<br />

cesse devant mes yeux. Elle avait à peine dixneuf<br />

ans. Son visage, aussi délicat que sa taille,<br />

portait l’empreinte de la bonté, mais c’était<br />

surtout dans le regard de ses yeux noirs que<br />

régnait un charme indéfinissable : un rayon<br />

humide s’y balançait, comme l’expression d’un<br />

douloureux désir. Souvent elle était perdue en<br />

elle-même, et de sombres nuages rembrunissaient<br />

ses traits. Elle semblait prévoir un avenir sinistre,<br />

et sa mélancolie la rendait encore plus belle.<br />

Le lendemain de l’arrivée du baron, la société<br />

se rassembla pour déjeuner. Mon oncle me<br />

présenta à la baronne, et, dans mon trouble, je me<br />

comportai d’une manière si gauche, que les<br />

vieilles tantes attribuèrent mon embarras au<br />

profond respect que je portais à la châtelaine, et<br />

me firent mille caresses. Mais je ne voyais, je<br />

n’entendais que la baronne, et cependant je savais<br />

qu’il était aussi impossible de songer à mener une<br />

intrigue d’amour, que d’aimer, comme un écolier<br />

ou un berger transi, une femme à la possession de<br />

laquelle je devais à jamais renoncer. Puiser<br />

l’amour dans ses regards, écouter sa voix


séduisante, et puis, loin d’elle, porter toujours son<br />

image dans mon cœur, c’est ce que je ne voulais<br />

et que je ne pouvais pas faire. J’y songeai tout le<br />

jour, la nuit entière, et dans mes extases, je<br />

m’écriais en soupirant : – Séraphine ! Séraphine !<br />

Mes transports furent si vifs que mon oncle<br />

s’éveilla.<br />

– Neveu ! me cria-t-il, je crois que tu rêves à<br />

haute voix. Dans le jour, tant qu’il te plaira ; mais<br />

la nuit, laisse-moi dormir.<br />

Je ne fus pas peu embarrassé d’avoir laissé<br />

échapper ce nom devant mon grand-oncle, qui<br />

avait bien remarqué mon trouble à l’arrivée de la<br />

baronne. Je craignais qu’il ne me poursuivît de<br />

ses sarcasmes ; mais le lendemain, en entrant<br />

dans la salle d’audience, il ne me dit que ces<br />

mots : – Que Dieu donne à chacun le bon sens de<br />

se conserver à sa place !<br />

Puis il s’assit à la grande table, et ajouta : –<br />

Neveu, écris bien distinctement pour que je ne<br />

sois pas arrêté court en lisant tes actes.


VI<br />

L’estime et le respect que le baron portait à<br />

mon vieux grand-oncle se montraient en toutes<br />

choses. C’est ainsi qu’il le forçait toujours de<br />

prendre la place d’honneur auprès de la baronne.<br />

Pour moi, j’occupais tantôt une place, tantôt une<br />

autre, et d’ordinaire quelques officiers de la ville<br />

voisine s’attachaient à moi pour boire et jaser<br />

ensemble.<br />

Durant quelques jours je me trouvai de la sorte<br />

fort éloigné de la baronne, jusqu’à ce qu’enfin le<br />

hasard me rapprocha d’elle. Au moment où les<br />

portes de la salle à manger s’étaient ouvertes, la<br />

demoiselle de compagnie de la baronne, qui ne<br />

manquait ni de beauté ni d’esprit, se trouvait<br />

engagée avec moi dans une conversation qui<br />

semblait lui plaire. Conformément à l’usage, je<br />

lui donnai le bras, et je n’éprouvai pas peu de joie<br />

en la voyant prendre place auprès de la baronne<br />

qui lui lança un coup d’œil amical. On peut<br />

imaginer que tout ce que je dis pendant le repas


s’adressa moins à ma voisine qu’à sa maîtresse ;<br />

et soit que mon exaltation donnât un élan tout<br />

particulier à mes discours, soit que la demoiselle<br />

fût disposée à m’entendre, elle se plut sans cesse<br />

davantage aux récits merveilleux que je lui<br />

faisais. Bientôt notre entretien devint entièrement<br />

séparé de la conversation générale. Je remarquais<br />

avec plaisir que ma voisine jetait de temps en<br />

temps des regards d’intelligence à la baronne, qui<br />

s’efforçait de nous entendre. Son attention<br />

semblait surtout redoubler lorsque je parlais de<br />

musique avec l’enthousiasme que m’inspire cet<br />

art sacré ; et elle fit un mouvement, lorsqu’il<br />

m’échappa de dire qu’au milieu des tristes<br />

occupations du barreau, je trouvais encore<br />

quelques moments pour jouer de la flûte.<br />

On s’était levé de table, et le café avait été<br />

servi dans le salon. Je me trouvai, sans y prendre<br />

garde, debout auprès de la baronne qui causait<br />

avec sa demoiselle de compagnie. Elle s’adressa<br />

aussitôt à moi, et me demanda, d’un ton plus<br />

familier que celui qu’on prend avec une simple<br />

connaissance, si je me plaisais dans le vieux<br />

château. Je lui répondis que la solitude où nous


nous étions trouvés pendant les premiers instants<br />

de notre séjour avait produit sur moi une<br />

profonde impression, que depuis son arrivée je<br />

me trouvais fort heureux, mais que je désirais<br />

vivement être dispensé d’assister aux grandes<br />

chasses qui se préparaient et auxquelles je n’étais<br />

pas habitué.<br />

La baronne se mit à sourire et me dit : – Je<br />

pense bien que ces grandes courses dans nos<br />

forêts de pins ne vous séduisent guère. Vous êtes<br />

musicien, et si tout ne me trompe pas, vous êtes<br />

poète aussi. J’aime ces deux arts avec passion : je<br />

joue moi-même un peu de la harpe ; mais à<br />

R....bourg, il faut que je me prive de ce<br />

délassement, car mon mari ne veut pas que<br />

j’apporte cet instrument dont les sons délicats<br />

s’accorderaient peu avec le bruit des cors de<br />

chasse et les cris des chiens. Oh ! mon Dieu, que<br />

la musique me rendrait heureuse ici !<br />

Je lui dis que je ferais tous mes efforts pour<br />

contenter son envie, ne doutant pas qu’on<br />

trouverait quelque instrument au château, ne fûtce<br />

qu’un mauvais piano.


Mademoiselle Adelaïde, la demoiselle de<br />

compagnie de la baronne, se mit à rire, et me<br />

demanda si je ne savais pas que, de mémoire<br />

d’homme, on n’avait entendu dans le château,<br />

excepté les trompettes et les cors des chasseurs,<br />

que les violons enrhumés, les basses<br />

discordantes, et les hautbois criards de quelques<br />

musiciens ambulants. La baronne exprima de<br />

nouveau le vif désir de m’entendre faire de la<br />

musique ; et, toutes deux, elle et Adelaïde,<br />

proposèrent mille expédients pour se procurer un<br />

forte-piano.<br />

En ce moment le vieux François traversa la<br />

salle.<br />

– Voilà celui qui sait conseil à tout, qui<br />

procure tout, même ce qui est inouï et<br />

impossible ! À ces mots, mademoiselle Adelaïde<br />

l’appela ; et tandis qu’elle cherchait à lui faire<br />

comprendre de quoi il était question, la baronne<br />

écoutait, les mains jointes, la tête penchée en<br />

avant, regardant le vieux domestique avec un<br />

doux sourire. Elle ressemblait à un enfant qui<br />

voudrait déjà avoir dans ses mains le jouet qu’il


désire.<br />

François, après avoir exposé, à sa manière,<br />

plusieurs causes qui semblaient s’opposer<br />

invinciblement à ce qu’on se procurât, dans un<br />

bref délai, un instrument aussi rare, finit par se<br />

gratter le front, en disant : – Mais il y a dans le<br />

village la femme de l’inspecteur, qui tape, avec<br />

diablement d’adresse, sur une petite orgue, tantôt<br />

à vous faire pleurer, et tantôt à vous donner envie<br />

de danser une courante... – Elle a un piano !<br />

s’écria Adelaïde en l’interrompant. – Ah ! sans<br />

doute, c’est cela, dit François ; il lui est venu de<br />

Dresde un... – Oh ! c’est merveilleux, s’écria la<br />

baronne. – Un bel instrument ! s’écria le vieux<br />

François ; mais un peu faible, car lorsque<br />

l’organiste a voulu jouer dessus le cantique :<br />

Toutes mes volontés sont dans ta main, Seigneur,<br />

il l’a mis tout en pièces ; de manière... – Oh !<br />

mon Dieu ! s’écrièrent à la fois la baronne et<br />

Adelaïde. – De manière, continua François, qu’il<br />

en a coûté beaucoup d’argent pour l’envoyer<br />

réparer à R... – Mais il est revenu ? demanda<br />

Adelaïde avec impatience. – Eh ! sans doute,<br />

mademoiselle ; et l’inspectrice se fera un honneur


de...<br />

Le baron vint à passer en cet instant ; il<br />

regarda notre groupe d’un air surpris, et dit en<br />

souriant avec ironie à la baronne : – François<br />

vient-il de nouveau de donner quelque bon<br />

conseil ?<br />

La baronne baissa les yeux en rougissant, et le<br />

vieux domestique se recula avec effroi, la tête<br />

levée, et les bras pendants, dans une attitude<br />

militaire.<br />

Les vieilles tantes se soulevèrent dans leurs<br />

jupes lourdes et étoffées, et enlevèrent la<br />

baronne. Mademoiselle Adelaïde la suivit. J’étais<br />

resté comme frappé par un enchantement ; éperdu<br />

de délices de pouvoir approcher de celle qui<br />

ravissait tout mon être, et irrité contre le baron,<br />

qui me semblait un despote devant qui tout le<br />

monde tremblait.<br />

– M’entends-tu, enfin ? dit mon oncle en me<br />

frappant sur l’épaule. N’est-il pas temps de<br />

remonter dans notre appartement ? Ne t’empresse<br />

pas ainsi auprès de la baronne, me dit-il, lorsque<br />

nous fûmes seuls ensemble : laisse cela aux


jeunes fats ; il n’en manque pas. Je lui racontai<br />

comme tout s’était passé, et je lui demandai si je<br />

méritais ses reproches. Il ne me répondit que :<br />

hem, hem ! ôta sa robe de chambre, alluma sa<br />

pipe, se plaça dans son fauteuil, et se mit à me<br />

parler de la chasse de la veille, en se moquant de<br />

mon inhabileté à manier un fusil. Tout était<br />

devenu tranquille dans le château, et chacun retiré<br />

dans sa chambre s’occupait de sa toilette pour le<br />

soir ; car les musiciens aux violons enrhumés,<br />

aux basses discordantes et aux hautbois criards,<br />

étaient arrivés, et il ne s’agissait de rien moins<br />

que d’un bal pour la nuit.<br />

Mon grand-oncle préférait le sommeil à ces<br />

distractions bruyantes, et avait résolu de rester<br />

dans sa chambre. Pour moi, j’étais occupé à<br />

m’habiller, lorsqu’on vint frapper doucement à<br />

ma porte. François parut, et m’annonça d’un air<br />

mystérieux que le clavecin de l’inspectrice était<br />

arrivé dans un traîneau, et qu’il avait été porté<br />

chez la baronne.<br />

Mademoiselle Adelaïde me faisait prier de me<br />

rendre auprès de sa maîtresse.


VII<br />

Avec quels battement de cœur, avec quels<br />

tressaillements j’ouvris la chambre où je devais la<br />

trouver !<br />

Mademoiselle Adelaïde vint joyeusement à ma<br />

rencontre. La baronne, déjà complètement<br />

habillée pour le bal, était assise d’un air rêveur<br />

devant la caisse mystérieuse où dormaient les<br />

sons que je devais éveiller. Elle se leva dans un<br />

tel éclat de beauté que je pus à peine respirer.<br />

– Eh bien ! Théodore... (Selon la bienveillante<br />

coutume du Nord qu’on retrouve au fond du<br />

Midi, elle nommait chacun par son prénom.) Eh<br />

bien ! Théodore, me dit-elle, l’instrument est<br />

arrivé. Fasse le ciel qu’il ne soit pas tout à fait<br />

indigne de votre talent !<br />

Dès que j’en ouvris la boîte, une multitude de<br />

cordes s’échappèrent, et au premier accord, toutes<br />

celles qui étaient restées tendues rendirent des<br />

sons d’une discordance effroyable.


– L’organiste a encore passé par là avec sa<br />

main délicate, dit mademoiselle Adelaïde en<br />

riant ; mais la baronne, toute découragée, s’écria :<br />

– C’est cependant un grand malheur ! Ah ! ne<br />

dois-je donc avoir aucun plaisir ici ?<br />

Je cherchai dans la case de l’instrument, et je<br />

trouvai heureusement quelques rouleaux de<br />

cordes, mais pas une clef d’accordeur.<br />

Nouvelles lamentations.<br />

– Toute clef dont le tuyau pressera la cheville<br />

pourra servir, leur dis-je, et aussitôt la baronne et<br />

Adelaïde se mirent à courir de tous côtés. En un<br />

instant un magasin complet de clefs se trouva<br />

devant moi sur la table d’harmonie.<br />

Je me mis alors activement à l’ouvrage.<br />

Mademoiselle Adelaïde et la baronne elle-même<br />

s’efforçaient de m’aider en essayant chaque clef<br />

tour à tour. – En voici une qui s’ajuste ! elle va,<br />

elle va bien ! s’écrièrent-elles avec transport. Et<br />

la corde tendue jusqu’à l’accord pur se brisa avec<br />

bruit et les fit reculer avec effroi. La baronne<br />

reprit de ses doigts délicats le fil d’archal, le<br />

renoua, et me tendit complaisamment les


ouleaux de cordes à mesure que je les<br />

développais. Tout à coup l’une d’elles s’échappa<br />

et se perdit à l’extrémité de la chambre ; la<br />

baronne poussa un soupir d’impatience, Adelaïde<br />

courut en riant la chercher ; et à nous trois, nous<br />

la rattachâmes pour la voir se briser encore. Mais<br />

enfin tous les numéros se trouvèrent, les cordes<br />

furent attachées, et les sons maigres et confus<br />

commencèrent à se régler et à se changer en<br />

accords pleins et harmonieux. – Nous avons<br />

réussi ! l’instrument est d’accord ! me dit la<br />

baronne avec un doux sourire.<br />

Que cette peine prise en commun effaça<br />

promptement entre nous la timidité et la gêne des<br />

convenances ! une confiance familière s’établit<br />

aussitôt, et dissipa l’embarras qui m’accablait<br />

comme un fardeau pesant. Le pathos qui<br />

accompagne d’ordinaire l’amour timide était déjà<br />

loin de moi, et lorsque enfin le piano-forte se<br />

trouva d’accord, au lieu, comme je me l’étais<br />

promis, d’exprimer ce que j’éprouvais par des<br />

improvisations, je me mis à exécuter des<br />

canzonnettes italiennes. Tandis que je répétais<br />

mille fois senza di te, sentimi idol mio et morir mi


sento, les regards de Séraphine s’animaient de<br />

plus en plus. Elle s’était assise tout près de moi,<br />

et je sentais son haleine se jouer sur ma joue. Elle<br />

se tenait le bras appuyé sur le dossier de mon<br />

fauteuil, et un ruban blanc, qui se détacha de sa<br />

coiffure de bal, tomba sur mon épaule, et flotta<br />

quelque temps balancé par ses doux soupirs.<br />

Je m’étonne encore d’avoir pu conserver ma<br />

raison !<br />

Lorsque je m’arrêtai en essayant quelques<br />

accords pour chercher un nouveau motif,<br />

Adelaïde, qui était assise dans un coin de la<br />

chambre, vint s’agenouiller devant la baronne ; et<br />

prenant ses deux mains, elle les pressa dans les<br />

siennes, en disant : – Ô ma chère baronne !<br />

Séraphine, chantez aussi, de grâce.<br />

La baronne répondit : – À quoi penses-tu<br />

donc, Adelaïde ? Comment, tu veux que je me<br />

fasse entendre après notre virtuose !<br />

C’était un tableau ravissant que de la voir<br />

semblable à un enfant honteux, les yeux baissés,<br />

rougissant, et combattue tout à la fois par<br />

l’embarras et le désir.


Je la suppliai à mon tour ; et lorsqu’elle eut<br />

parlé des chansons courlandaises, les seules<br />

qu’elle sût, dit-elle, je ne lui laissai de repos que<br />

lorsqu’elle eut promené sa main gauche sur le<br />

clavier, comme par manière d’introduction. Je<br />

voulus lui céder ma place ; elle s’y refusa<br />

absolument, en disant qu’elle n’était pas en état<br />

de produire un seul accord. Je restai. Elle<br />

commença d’une voix pure et argentine, qui<br />

retentissait comme les accents du cœur. C’était<br />

une mélodie simple, portant tout à fait le<br />

caractère de ces chants populaires qui pénètrent si<br />

profondément dans l’âme, qu’en les entendant on<br />

ne peut méconnaître la haute nature poétique de<br />

l’homme. Il se trouve un charme plein de mystère<br />

dans les paroles insignifiantes de ces textes, qui<br />

sont en quelque sorte l’hiéroglyphe des<br />

sentiments qu’on ne peut exprimer. Qui ne pense<br />

avec bonheur à ces canzonnettes espagnoles, dont<br />

les paroles n’ont guère plus d’art que celle-ci :<br />

« Je m’embarquai sur la mer avec celle que<br />

j’aime ; l’orage nous surprit, et celle que j’aime<br />

se balançait avec effroi. Non ! jamais plus je ne<br />

m’embarquerai sur la mer avec celle que


j’aime. »<br />

La chansonnette de la baronne ne disait rien de<br />

plus que : « Quand j’étais jeune, je dansai à la<br />

noce avec mon trésor, » et une fleur tomba de ses<br />

cheveux. Je la relevai et la lui rendis en disant :<br />

« Eh bien, mon trésor, quand reviendrons-nous à<br />

la noce ? » Lorsque j’accompagnai, par des<br />

harpèges, la seconde strophe de cette chanson, et<br />

que dans mon ravissement j’en devinai la<br />

mélodie sur les lèvres de Séraphine, je passai à<br />

ses yeux et à ceux d’Adelaïde pour un grand<br />

maître, et elles m’accablèrent d’éloges.<br />

L’éclat des lumières de la salle du bal se<br />

répandait jusque sur les fenêtres de la chambre de<br />

la baronne, et un affreux bruit de trompettes et de<br />

hautbois nous annonça qu’il était temps de nous<br />

séparer.<br />

– Hélas ! il faut que je m’éloigne, dit<br />

Séraphine. Je me levai aussitôt. – Vous m’avez<br />

procuré les plus heureux moments que j’aie<br />

jamais passés à R....bourg, me dit-elle. À ces<br />

mots elle me tendit la main. Dans mon ivresse, je<br />

la portai à mes lèvres, et je sentis tous les nerfs de


ses doigts trembler sous mes baisers !<br />

Je ne sais pas comment je pus arriver jusqu’à<br />

la salle du bal. Un Gascon disait qu’il craignait<br />

les batailles, parce que chaque blessure lui serait<br />

mortelle, lui qui n’était que cœur de la tête aux<br />

pieds. J’étais exactement comme disait ce<br />

Gascon ; un attouchement me tuait. La main de<br />

Séraphine, ses doigts tremblants avaient pénétré<br />

en moi comme des flèches empoisonnées. Mon<br />

sang brûlait dans mes artères.<br />

VIII<br />

Sans précisément m’interroger, le grand-oncle<br />

fit si bien le lendemain, que je lui racontai<br />

l’histoire de la veille. Alors quittant l’air riant<br />

qu’il avait pris d’abord, il me dit du ton le plus<br />

grave : – Je t’en prie, mon neveu, résiste à la folie<br />

qui s’est emparée si puissamment de toi. Sais-tu<br />

bien que tes galanteries peuvent avoir des suites<br />

épouvantables ! Tu marches comme un insensé


sur une glace fragile qui se brisera sous tes pas.<br />

Tu t’engloutiras ; et je me garderai de te prêter la<br />

main pour te secourir, je t’en préviens. Que le<br />

diable emporte ta musique, si tu ne sais pas<br />

l’employer à autre chose qu’à troubler le repos<br />

d’une femme paisible ! – Mais, répondis-je,<br />

pensez-vous donc que je songe à me faire aimer<br />

de la baronne ? – Singe que tu es ! Si je le<br />

pensais, je te jetterais par cette fenêtre !<br />

Le baron interrompit ce pénible colloque, et<br />

les affaires m’arrachèrent à mes rêveries. Dans le<br />

salon, la baronne m’adressait seulement quelques<br />

mots, mais il ne se passait pas de soirée sans que<br />

je reçusse un message de mademoiselle Adelaïde,<br />

qui m’appelait auprès de Séraphine. Nous<br />

passions souvent le temps à nous entretenir de<br />

différents sujets entre les intervalles de la<br />

musique, et Adelaïde avait soin de débiter mille<br />

folies lorsqu’elle nous voyait plonger dans des<br />

rêveries sentimentales. Je me convainquis dans<br />

ces entrevues, que la baronne avait dans l’âme<br />

quelque chose d’extraordinaire, un sentiment<br />

funeste qu’elle ne pouvait surmonter, ni<br />

dissimuler.


Un jour, la baronne ne parut pas à table ; on<br />

disait qu’elle était indisposée, et qu’elle gardait la<br />

chambre. On demanda avec intérêt au baron si<br />

l’indisposition de sa femme était grave. Il se mit à<br />

rire d’une manière singulière, et répondit : –<br />

C’est un léger rhume que lui a causé l’air de la<br />

mer, qui n’épargne guère les douces voix, et qui<br />

ne souffre d’autres concerts que les fanfares de<br />

chasse. À ces mots, le baron me jeta un regard<br />

irrité. C’était évidemment à moi que s’adressaient<br />

ses paroles. Adelaïde, qui était assise auprès de<br />

moi, rougit extrêmement, et me dit à voix basse,<br />

sans lever la tête : – Vous verrez encore<br />

aujourd’hui Séraphine, et vos chants adouciront<br />

ses maux.<br />

Les paroles d’Adelaïde me frappèrent en ce<br />

moment ; il me sembla que j’avais une secrète<br />

intrigue d’amour qui ne pourrait se terminer que<br />

par un crime. Les avertissements de mon grandoncle<br />

revinrent à ma pensée. Que devais-je faire ?<br />

Cesser de la voir ; cela ne se pouvait pas tant que<br />

je resterais au château, et je ne pouvais le quitter<br />

tout à coup. Hélas ! je ne sentais que trop que je<br />

n’étais pas assez fort pour m’arracher au rêve qui


me berçait des joies ineffables. Adelaïde me<br />

semblait presque une vulgaire entremetteuse, je<br />

voulais la mépriser, et cependant je ne le pouvais<br />

pas. Qu’y avait-il donc de coupable entre<br />

Séraphine et moi ? Le repas s’acheva<br />

promptement, parce qu’on voulait chasser des<br />

loups qui s’étaient montrés dans les bois voisins.<br />

La chasse convenait parfaitement à la disposition<br />

d’esprit où je me trouvais, et je déclarai à mon<br />

oncle que j’allais me mettre de la partie. – C’est<br />

bien, me dit-il en riant ; j’aime à te voir ainsi. Je<br />

reste, moi ; tu peux prendre mon fusil et mon<br />

couteau de chasse, c’est une arme sûre dont on a<br />

quelquefois besoin.<br />

La partie du bois où les loups devaient se<br />

trouver, fut cernée par les chasseurs. Le froid<br />

était excessif, le vent sifflait à travers les pins, et<br />

me poussait la neige au visage ; je voyais à peine<br />

à six pas. Je quittai presque glacé la place que<br />

j’avais choisie, et je cherchai un abri dans le bois.<br />

Là, je m’appuyai contre un arbre, mon fusil sous<br />

le bras. Bientôt j’oubliai la chasse ; mes pensées<br />

me transportaient dans la chambre de Séraphine.<br />

Des coups de feu se firent entendre, et un loup


d’une taille énorme parut devant moi ; je tirai.<br />

J’avais manqué l’animal, qui se précipita sur moi,<br />

les yeux étincelants. J’étais perdu ; j’eus<br />

heureusement assez de sang-froid pour tirer mon<br />

couteau et le présenter au gosier de mon féroce<br />

ennemi. En un clin d’œil, je fus couvert de sang.<br />

Un des gardes du baron accourut vers moi en<br />

criant, et bientôt tous les autres chasseurs se<br />

rassemblèrent autour de nous. Le baron accourut<br />

aussi. – Au nom du ciel, vous saignez ! me dit-il,<br />

vous êtes blessé.<br />

J’assurai que je ne l’étais pas. Le baron<br />

s’adressa alors au chasseur qui était arrivé le<br />

premier, et l’accabla de reproches pour n’avoir<br />

pas tiré dès que j’avais manqué ; et, bien que<br />

celui-ci s’excusât sur la rapidité de la course du<br />

loup qu’il n’avait pu suivre, le baron ne laissa pas<br />

que de s’emporter contre lui. Cependant, les<br />

chasseurs avaient relevé le loup mort. C’était un<br />

des plus grands animaux de son espèce, et l’on<br />

admira généralement mon courage et ma fermeté,<br />

bien que ma conduite me parût fort naturelle, et<br />

que je n’eusse nullement songé au danger que je


courais. Le baron surtout me témoigna un intérêt<br />

extrême, il ne pouvait se lasser de me demander<br />

les détails de cet événement. On revint au<br />

château, le baron me tenait amicalement sous le<br />

bras. Il avait donné mon fusil à porter à un de ses<br />

gardes. Il parlait sans cesse de mon action<br />

héroïque, si bien que je finis par croire moimême<br />

à mon héroïsme ; et, perdant toute<br />

modestie, je pris sans façon l’attitude d’un<br />

homme de courage et de résolution.<br />

Dans le château, au coin du feu, près d’un<br />

bowl de punch fumant, je fus encore le héros du<br />

jour ; car le baron seul avait tué un loup, et tous<br />

les autres chasseurs se virent forcés d’attribuer<br />

leurs mésaventures à l’obscurité et à la neige.<br />

Je m’attendais aussi à recevoir des louanges de<br />

mon grand-oncle, et dans cette attente, je lui<br />

racontai mon aventure d’une façon passablement<br />

prolixe, n’oubliant pas de peindre avec de vives<br />

couleurs l’air féroce et sanguinaire du loup<br />

affamé ; mais mon grand-oncle se mit à me rire<br />

au nez, et me dit : – Dieu est fort dans les<br />

faibles !


IX<br />

Lorsque, fatigué de boire et de parler, je me<br />

dirigeai vers mon appartement, je vis comme une<br />

figure légère qui s’avançait de ce côté, une<br />

lumière à la main ; en approchant je reconnus<br />

mademoiselle Adelaïde. – Ne faut-il pas errer<br />

comme un revenant pour vous rencontrer, mon<br />

brave chasseur de loups ? me dit-elle à voix<br />

basse, en saisissant ma main.<br />

Ce mot de revenant, prononcé en ce lieu (nous<br />

nous trouvions dans la salle d’audience), me fit<br />

tressaillir. Il me rappela la terrible nuit que j’y<br />

avais passée, et ce soir encore, le vent de la mer<br />

gémissait comme les tuyaux d’un orgue, les<br />

vitraux tremblaient avec bruit, et la lune jetait sur<br />

les dalles une clarté blafarde. Mademoiselle<br />

Adelaïde, qui tenait ma main, sentit le froid<br />

glacial qui se glissait en moi. – Qu’avez-vous<br />

donc, me dit-elle, vous tremblez ? – Allons, je<br />

vais vous rappeler à la vie. Savez-vous bien que<br />

la baronne ne peut pas attendre le moment de


vous voir ? Elle ne veut pas croire que le loup ne<br />

vous a pas croqué, et elle se tourmente d’une<br />

manière incroyable. – Eh ! mon jeune ami,<br />

qu’avez-vous donc fait à Séraphine ? jamais je ne<br />

l’avais vue ainsi. – Ah ! comme votre pouls bat<br />

maintenant ; comme ce beau jeune homme, qui<br />

semblait mort, se réveille tout à coup ! – Allons,<br />

venez bien doucement, nous allons chez la<br />

baronne.<br />

Je me laissai entraîner en silence. La manière<br />

dont Adelaïde parlait de la baronne me semblait<br />

indigne d’elle, et j’étais furieux contre notre<br />

prétendue confidente. Lorsque j’entrai avec<br />

Adelaïde, la baronne fit trois ou quatre pas audevant<br />

de moi, en poussant un cri de satisfaction,<br />

puis elle s’arrêta tout à coup au milieu de la<br />

chambre. J’osai prendre sa main et la baiser. La<br />

baronne la laissa reposer dans les miennes, et me<br />

dit : – Mais, mon Dieu, est-ce donc votre affaire<br />

d’aller combattre les loups ? Ne savez-vous pas<br />

que les temps fabuleux d’Orphée et d’Amphion<br />

sont dès longtemps passés, et que les bêtes<br />

féroces ont perdu tout respect pour les bons<br />

musiciens ?


Cette tournure plaisante que la baronne donna<br />

au vif intérêt qu’elle m’avait témoigné, me<br />

rappela aussitôt au ton convenable, que je pris<br />

avec tact. Je ne sais toutefois comment il se fit<br />

qu’au lieu d’aller m’asseoir devant le piano,<br />

comme d’ordinaire, je pris place sur le canapé,<br />

auprès de la baronne.<br />

Ces paroles qu’elle me dit : Et comment vous<br />

êtes-vous tiré de ce danger ? éloignèrent toute<br />

idée de musique. Lorsque je lui eus raconté mon<br />

aventure dans le bois, et parlé de l’intérêt que le<br />

baron m’avait témoigné, elle s’écria, avec un<br />

accent presque douloureux : – Oh ! que le baron<br />

doit vous paraître rude et emporté ! Mais croyezmoi,<br />

ce n’est que dans ce château inhospitalier,<br />

au milieu de ces forêts, qu’il se montre si<br />

fougueux et si sombre. Une pensée l’occupe sans<br />

cesse, il est persuadé qu’il doit arriver ici un<br />

événement funeste ; aussi votre aventure l’a-t-elle<br />

fortement frappé. Il ne voudrait pas voir le<br />

dernier de ses domestiques exposé au danger,<br />

encore moins un ami, et je sais que Gottlieb, qui<br />

n’est pas venu à votre secours, subira tout au<br />

moins la punition la plus humiliante pour un


chasseur, et qu’on le verra, à la prochaine chasse,<br />

à pied derrière les autres, avec un bâton à la main<br />

au lieu de fusil. Cette idée des dangers que court<br />

sans cesse le baron à la chasse, trouble tous mes<br />

instants. C’est défier le démon. On raconte déjà<br />

tant de choses sinistres sur ce château, et sur<br />

notre aïeul qui a fondé le majorat ! – Et moi, que<br />

n’ai-je pas à souffrir dans ma solitude ! toujours<br />

abandonnée dans ce château où le peuple croit<br />

voir des apparitions ! Vous seul, mon ami, dans<br />

ce séjour, vous m’avez procuré, par votre art,<br />

quelques instants de bonheur !<br />

Je parlai alors à la baronne de l’impression<br />

singulière que j’avais ressentie à mon arrivée au<br />

château, et soit que ma physionomie en dit plus<br />

que mes paroles, elle insista pour apprendre tout<br />

ce que j’avais éprouvé. Durant mon récit, elle<br />

joignit plusieurs fois les mains avec horreur. Elle<br />

m’écoutait avec un effroi toujours croissant ;<br />

lorsque enfin je lui parlai du singulier grattement<br />

qui s’était fait entendre, et de la manière dont<br />

mon oncle l’avait fait cesser la nuit suivante, elle<br />

poussa un cri de terreur, se rejeta en arrière, et se<br />

cacha le visage de ses deux mains. Je remarquai


alors qu’Adélaïde nous avait quittés. Mon récit<br />

était déjà terminé depuis quelque temps.<br />

Séraphine gardait toujours le silence, le visage<br />

caché dans ses mains. Je me levai doucement ; et,<br />

m’approchant du piano, je m’efforçai de calmer,<br />

par mes accords, son esprit que j’avais fait passer<br />

dans l’empire des ombres. Je préludai faiblement<br />

par une cantate sacrée de l’abbé Steffani. Les<br />

notes plaintives du : Occhi perchè piangete ?<br />

tirèrent Séraphine de ses sombres rêveries, elle<br />

m’écouta en souriant, les yeux remplis de larmes<br />

brillantes. – Comment se fit-il que je<br />

m’agenouillai devant elle, qu’elle se pencha vers<br />

moi, que je la ceignis dans mes bras, et qu’un<br />

long baiser ardent brûla sur mes lèvres ? –<br />

Comment ne perdis-je pas mes sens en la sentant<br />

se presser doucement contre moi ? – Comment<br />

eus-je le courage de la laisser sortir de mes bras,<br />

de m’éloigner et de me remettre au piano ? La<br />

baronne fit quelques pas vers la fenêtre, se<br />

retourna et s’approcha de moi avec un maintien<br />

presque orgueilleux, que je ne lui connaissais pas.<br />

Elle me regarda fixement et me dit : – Votre<br />

oncle est le plus vulnérable vieillard que je


connaisse. C’est le génie protecteur de notre<br />

famille !<br />

Je ne répondis rien. Son baiser circulait dans<br />

toutes mes veines. Adelaïde entra, – la lutte que<br />

je soutenais avec moi-même se termina par un<br />

déluge de larmes que je ne pus retenir. Adélaïde<br />

me regarda d’un air étonné et en riant d’un air<br />

équivoque ; – j’aurais pu l’assassiner !<br />

Séraphine me tendit la main et me dit avec une<br />

douceur inexprimable : – Adieu, mon ami ! adieu.<br />

N’oubliez pas que personne n’a jamais mieux<br />

compris que moi votre musique.<br />

Ces paroles retentiront longtemps dans mon<br />

âme ! Je murmurai quelques mots confus, et je<br />

courus à ma chambre.<br />

X<br />

Mon oncle était déjà plongé dans le sommeil.<br />

Je restai dans la grande salle, je tombai sur mes


genoux, je pleurai hautement, j’appelai<br />

Séraphine, – bref, je m’abandonnai à toutes les<br />

extravagances d’un délire amoureux, et je ne<br />

revins à moi qu’en entendant mon oncle qui me<br />

criait : – Neveu, je crois que tu es fou, ou bien te<br />

bats-tu encore avec un loup ?<br />

Je rentrai dans la chambre, et je me couchai<br />

avec la ferme résolution de ne rêver que de<br />

Séraphine. Il était minuit à peu près, et j’étais à<br />

peine dans le premier sommeil, lorsqu’un bruit de<br />

portes et de voix éloignées me réveilla<br />

brusquement. J’écoutai, les pas se rapprochaient,<br />

la porte de la salle s’ouvrit, et bientôt on frappa à<br />

celle de notre chambre. – Qui est là ? m’écriai-je.<br />

Une voix du dehors répondit : – Monsieur le<br />

justicier, monsieur le justicier, levez-vous, levezvous<br />

!<br />

Je reconnus la voix de François, et je lui<br />

demandai : – Le feu est-il au château ?<br />

Mon grand-oncle se réveilla à ces mots, et<br />

s’écria : – Où est le feu ? ou bien est-ce encore<br />

une de ces maudites apparitions ? – Ah !<br />

monsieur le justicier, levez-vous, dit François ;


levez-vous, M. le baron demande à vous voir ! –<br />

Que me veut le baron à cette heure ? répondit<br />

mon oncle. Ne sait-il pas que la justice se couche<br />

avec le justicier, et qu’elle dort aussi bien que<br />

lui ? – Ah ! monsieur le justicier, s’écria François<br />

avec inquiétude, levez-vous toujours, madame la<br />

baronne est bien malade.<br />

Je poussai un cri de terreur.<br />

– Ouvre la porte à François ! me cria mon<br />

oncle. Je me levai en chancelant, et j’errai dans la<br />

chambre sans trouver la porte. Il fallut que mon<br />

oncle m’assistât. François entra pâle et défait, et<br />

alluma les bougies. À peine étions-nous habillés<br />

que nous entendîmes la voix du baron qui criait<br />

dans la salle : – Puis-je vous parler, mon cher<br />

V... ? – Pourquoi t’es-tu habillé, neveu ? le baron<br />

ne demande que moi, dit le vieillard au moment<br />

de sortir. – Il faut que je descende, – que je la<br />

voie, et puis que je meure, dis-je d’une voix<br />

sourde. – Ah ! ah ! tu as raison, mon neveu ! En<br />

disant ces mots, le vieillard me repoussa si<br />

violemment la porte au visage, que les gonds en<br />

retentirent, et il la ferma extérieurement. Dans le


premier instant de ma colère, j’essayai de la<br />

briser ; mais réfléchissant aussitôt que ma fureur<br />

pourrait avoir les suites les plus funestes pour la<br />

baronne elle-même, je résolus d’attendre le retour<br />

de mon vieux parent. Je l’entendis parler avec<br />

chaleur au baron, j’entendis plusieurs fois<br />

prononcer mon nom, mais je ne pus rien<br />

comprendre. Ma situation me paraissait mortelle.<br />

Enfin j’entendis appeler le baron, qui s’éloigna<br />

aussitôt.<br />

Mon oncle entra dans sa chambre.<br />

– Elle est morte ! m’écriai-je en me précipitant<br />

au-devant de lui. – Et toi, tu es fou ! me réponditil<br />

en me tenant par le bras et me faisant asseoir<br />

dans un fauteuil. – Il faut que je la voie !<br />

m’écriai-je, dût-il m’en coûter la vie ! – Vas-y<br />

donc, mon cher neveu, dit-il, en fermant sa porte<br />

et en mettant la clef dans sa poche. Ma fureur ne<br />

connut plus de bornes. Je pris un fusil chargé, et<br />

je m’écriai : Je me chasse à vos yeux une balle à<br />

travers le crâne, si vous ne m’ouvrez cette porte !<br />

Le vieillard s’approcha tout près de moi, et me<br />

mesurant d’un regard étincelant, me dit : – Crois-


tu, pauvre garçon, que tes misérables menaces<br />

puissent m’effrayer ? Crois-tu que ta vie ait<br />

quelque valeur à mes yeux, si tu la sacrifies pour<br />

une pitoyable folie ? Qu’as-tu de commun avec la<br />

femme du baron ? Qui t’a donné le droit d’aller<br />

t’emporter comme un fat importun là où l’on ne<br />

t’appelle pas, et où on ne souffrirait pas ta<br />

présence ? Veux-tu jouer le berger amoureux, à<br />

l’heure solennelle de la mort ?<br />

Je retombai anéanti.<br />

Le vieillard continua d’une voix radoucie : –<br />

Et afin que tu le saches, le prétendu danger que<br />

court la baronne n’est rien. Mademoiselle<br />

Adelaïde est hors d’elle-même, dès qu’une goutte<br />

d’eau lui tombe sur le nez, et elle crie alors : –<br />

Quel effroyable orage ! Elle a mis l’alarme dans<br />

le château pour un évanouissement ordinaire.<br />

Heureusement les tantes sont arrivées avec un<br />

arsenal d’essences et d’élixirs, et tout est rentré<br />

dans l’ordre.<br />

Mon oncle se tut ; il vit combien je combattais<br />

avec moi-même. Il se promena quelques<br />

moments dans sa chambre, s’arrêta devant moi, et


me dit en riant : – Neveu ! neveu quelle folie faistu<br />

ici ? – Allons, c’est une fois ainsi. Le diable<br />

fait ici des siennes de toutes les façons, et c’est<br />

toi qui es tombé dans ses griffes.<br />

Il fit encore quelques pas en long et en large,<br />

et reprit : – Il n’y a plus moyen de dormir<br />

maintenant, il faut fumer ma pipe pour passer le<br />

reste de la nuit.<br />

À ces mots, mon grand-oncle prit une longue<br />

pipe de gypse, la remplit lentement en fredonnant<br />

une ariette, chercha au milieu de ses papiers une<br />

feuille qu’il plia soigneusement en forme<br />

d’allumette, et huma la flamme par de fortes<br />

aspirations. Chassant autour de lui d’épais<br />

nuages, il reprit entre ses dents : – Eh bien !<br />

neveu, conte-moi encore un peu l’histoire du<br />

loup.<br />

La tranquillité du vieillard produisit un<br />

singulier effet pour moi. Il me sembla que j’étais<br />

loin de R....bourg, bien loin de la baronne, et que<br />

mes pensées seules arrivaient jusqu’à elle. La<br />

dernière demande de mon oncle me chagrina. –<br />

Mais, lui dis-je, trouvez-vous mon aventure si


comique qu’elle prête à la raillerie ? – Nullement,<br />

répliqua-t-il, nullement, monsieur mon neveu ;<br />

mais tu n’imagines pas la singulière figure que<br />

fait dans le monde un blanc-bec comme toi,<br />

quand le bon Dieu daigne lui laisser jouer un rôle<br />

qui ne soit pas ordinaire. – J’avais un camarade<br />

d’université qui était un homme tranquille et<br />

réfléchi. Le hasard le nicha dans une affaire<br />

d’honneur, et lui, que tous ses camarades<br />

regardaient comme un homme faible, et même<br />

comme un poltron, se conduisit en cette<br />

circonstance avec tant de courage, qu’il fut<br />

généralement admiré. Mais depuis ce temps il ne<br />

fut plus le même : du jeune homme simple et<br />

studieux, il advint un fanfaron et un fier-à-bras<br />

insupportable ; et il fit si bien que le senior d’une<br />

landsmanschaft * , qu’il avait insulté de la manière<br />

la plus vulgaire, le tua en duel, au premier coup.<br />

– Je te raconte cela tout bonnement, neveu ; c’est<br />

une historiette, tu en penseras ce que tu voudras.<br />

* Des associations se forment sous ce nom dans toutes les<br />

universités; le doyen, ou senior, est chargé par ses camarades de<br />

les diriger. (Trad.)


On entendit marcher dans cette salle. Une voix<br />

perçante retentissait à mon oreille, et me criait :<br />

Elle est morte ! Cette pensée me frappa comme<br />

un éclair. Mon oncle se leva, et appela :<br />

François ! François ! – Oui, M. le justicier !<br />

répondit-on en dehors. – François, ranime un peu<br />

le feu dans la cheminée de la salle ; et, si c’est<br />

possible, fais-nous préparer deux tasses de thé. –<br />

Il fait diablement froid, ajouta mon oncle en se<br />

tournant vers moi ; si nous allions causer auprès<br />

de l’autre cheminée ?<br />

Il ouvrit la porte : je le suivis machinalement.<br />

– Comment cela va-t-il en bas ? dit-il au vieux<br />

domestique. – Ah ! ce n’est rien, répondit<br />

François ; madame se trouve bien maintenant, et<br />

elle attribue son évanouissement à un mauvais<br />

rêve.<br />

Je fus sur le point de bondir de joie. Un regard<br />

sévère de mon oncle me rappela à moi-même.<br />

– Au fond, dit-il, il vaudrait mieux nous<br />

remettre une couple d’heures sur l’oreiller. –<br />

Laisse-là le thé, François ! – Comme vous<br />

l’ordonnerez, M. le justicier, répondit François ;


et il quitta la salle en nous souhaitant une bonne<br />

nuit, bien qu’on entendît déjà le chant des coqs. –<br />

Écoute, neveu, dit le grand-oncle en secouant sa<br />

pipe contre la cheminée, écoute : il est cependant<br />

heureux qu’il ne te soit pas arrivé de malheur<br />

avec les loups et les fusils chargés !<br />

Je le compris ; et j’eus honte de lui avoir<br />

donné lieu de me traiter comme un enfant.<br />

XI<br />

– Aie la bonté de descendre et de t’informer de<br />

la santé de la baronne, me dit le lendemain mon<br />

oncle. Tu peux toujours aller trouver<br />

mademoiselle Adelaïde ; elle ne manquera pas de<br />

te donner un ample bulletin.<br />

On pense bien que je ne me fis pas prier. Mais<br />

au moment où je me disposais à frapper<br />

doucement à la porte de l’appartement de<br />

Séraphine, le baron se présenta tout à coup<br />

devant moi. Il parut surpris, et m’examina d’un


egard perçant. – Que voulez-vous ici ? Ce furent<br />

les premières paroles qu’il me fit entendre. Bien<br />

que le cœur me battît violemment, je me remis un<br />

peu, et lui répondis d’un ton ferme : Je remplis un<br />

message de mon oncle, en m’informant de la<br />

santé de madame la baronne. – Oh ! ce n’est rien.<br />

– Rien, que son attaque de nerfs ordinaire. Elle<br />

repose doucement, et elle paraîtra à table<br />

aujourd’hui ! – Dites cela à votre oncle ! – Diteslui<br />

cela !<br />

Le baron prononça ces mots avec une certaine<br />

violence qui me fit croire qu’il était plus inquiet<br />

de la baronne qu’il ne voulait le paraître. Je me<br />

tournais pour m’éloigner, lorsque le baron<br />

m’arrêta tout à coup par le bras, et s’écria d’un<br />

air irrité : – J’ai à vous parler, jeune homme !<br />

Je voyais devant moi l’époux offensé qui me<br />

préparait un châtiment terrible, et j’étais sans<br />

armes. Mais en ce moment, je m’avisai que<br />

j’avais dans ma poche un couteau de chasseur,<br />

dont mon grand-oncle m’avait fait présent au<br />

moment de partir pour R....bourg. Je suivis alors<br />

le baron, qui marchait rapidement devant moi, et


je résolus de n’épargner la vie de personne, si je<br />

devais essuyer quelque outrage.<br />

Nous étions arrivés dans la chambre du baron.<br />

Il en ferma soigneusement la porte, puis se<br />

promena quelque temps les bras croisés, et revint<br />

devant moi, en répétant : – J’ai à vous parler,<br />

jeune homme !<br />

Le courage m’était revenu, et je lui répondis<br />

d’un ton élevé : – J’espère que ce seront des<br />

paroles qu’il me sera permis d’entendre !<br />

Le baron me regarda d’un air étonné, comme<br />

s’il ne pouvait pas me comprendre. Puis il croisa<br />

ses mains sur son dos, et se mit à marcher, les<br />

regards fixés sur le plancher. Tout à coup, il prit<br />

un fusil à la muraille, et fit entrer la baguette dans<br />

le canon pour s’assurer s’il était chargé. – Mon<br />

sang bouillonna dans mes veines, je portai la<br />

main à mon couteau en l’ouvrant dans ma poche,<br />

et je m’approchai fort près du baron pour le<br />

mettre dans l’impossibilité de m’ajuster.<br />

– Une belle arme ! dit le baron ; et il remit le<br />

fusil à sa place. Je reculai de quelques pas ; le<br />

baron se rapprocha. Me frappant assez rudement


sur l’épaule, il me dit : – Je dois vous paraître<br />

contraint et troublé, Théodore ! Je le suis aussi,<br />

les alarmes de cette nuit en sont cause. L’attaque<br />

de nerfs de ma femme n’était pas dangereuse, je<br />

le vois maintenant ; mais ici, – ici dans ce<br />

château, je crains toujours les plus grands<br />

malheurs ; et puis c’est la première fois qu’elle<br />

est malade ici. – Vous, – vous seul, vous êtes<br />

l’auteur de son mal ! – Comment cela est-il<br />

possible ? répondis-je avec calme. – Que le<br />

diable n’a-t-il brisé en mille pièces le maudit<br />

clavecin de l’inspectrice ! Que n’êtes-vous !...<br />

Mais, non ! non ! Il en devait être ainsi. Et je suis<br />

seul cause de tout ceci. Dès le premier moment<br />

où vous vîntes faire de la musique dans la<br />

chambre de ma femme, j’aurais dû vous faire<br />

connaître la disposition de son esprit et de sa<br />

santé.<br />

Je fis mine de parler.<br />

– Laissez-moi achever, s’écria le baron ; il faut<br />

que je vous évite tout jugement précipité. Vous<br />

me tenez pour un homme rude et sauvage,<br />

ennemi des beaux-arts. Je ne le suis nullement,


mais une conviction profonde m’oblige à<br />

interdire ici tout délassement qui amollit et qui<br />

ébranle l’âme. Apprenez que ma femme souffre<br />

d’une affection nerveuse, qui finira par la priver<br />

de toutes les jouissances de la vie. Dans ces murs<br />

surtout, elle ne sort pas d’un état d’exaltation qui<br />

est toujours le symptôme d’une maladie grave.<br />

Vous me demanderez avec raison pourquoi je<br />

n’épargne pas à une femme délicate ce séjour<br />

terrible, cette rigoureuse vie de chasseur ?<br />

Nommez-le faiblesse ou tout ce que vous<br />

voudrez, je ne puis me résoudre à la laisser loin<br />

de moi. Je pense d’ailleurs que cette vie que nous<br />

menons ici doit au contraire fortifier cette âme<br />

affaiblie ; et vraiment le bruit du cor, les<br />

aboiements des chiens, le mugissement de la<br />

brise doivent l’emporter sur les tendres accords et<br />

sur les romances plaintives ; mais vous avez juré<br />

de tourmenter méthodiquement ma femme,<br />

jusqu’à la faire mourir !<br />

Le baron prononça ces dernières paroles en<br />

grossissant sa voix et les yeux étincelants. Je fis<br />

un mouvement violent ; je voulus parler, le baron<br />

ne me laissa pas prendre la parole.


– Je sais ce que vous voulez dire, reprit-il, je le<br />

sais et je vous répète que vous êtes en bon<br />

chemin de tuer ma femme ; et vous sentez qu’il<br />

faut que je mette bon ordre à cela. – Bref ! –<br />

Vous exaltez ma femme par votre chant et votre<br />

jeu, et lorsqu’elle flotte sans gouvernail et sans<br />

guide, au milieu des visions que votre musique a<br />

conjurées, vous enfoncez plus profondément le<br />

trait en lui racontant une misérable histoire<br />

d’apparition qui vous est arrivée, dites-vous, dans<br />

la salle d’audience. Votre grand-oncle m’a tout<br />

raconté, mais je vous prie de me dire à votre tour<br />

ce que vous avez vu, ou pas vu, entendu, éprouvé<br />

ou même soupçonné.<br />

Je réfléchis un instant, et je contai de point en<br />

point toute mon aventure. Le baron laissait<br />

échapper de temps en temps un mot qui décelait<br />

sa surprise. Lorsque je redis la manière dont mon<br />

oncle s’était conduit, il leva les mains au ciel, et<br />

s’écria : – Oui, c’est l’ange protecteur de notre<br />

famille !<br />

Mon récit était terminé.<br />

– Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette


heure ? murmura le baron en marchant à grands<br />

pas. – Mon ami, me dit-il, ma femme, à qui vous<br />

avez fait tant de mal sans le vouloir, doit être<br />

rétablie par vos soins. Vous seul, vous le pouvez.<br />

Je me sentis rougir, et je faisais certainement<br />

une sotte figure. Le baron parut se complaire à<br />

voir mon embarras ; il me regarda en souriant et<br />

avec une ironie fatale.<br />

– Allons, allons, dit-il ; vous n’avez pas affaire<br />

à une patiente dangereuse. La baronne est sous le<br />

charme de votre musique, et il serait cruel de l’en<br />

arracher tout à coup. Continuez donc. Vous serez<br />

bien reçu chez elle chaque soir ; mais que vos<br />

concerts deviennent peu à peu plus énergiques ;<br />

mettez-y des morceaux pleins de gaieté, et surtout<br />

répétez souvent l’histoire des apparitions. La<br />

baronne s’y accoutumera, et l’histoire ne fera pas<br />

plus d’impression sur elle que toutes celles qu’on<br />

lit dans les romans.<br />

À ces mots le baron me quitta. Je restai<br />

confondu ; j’étais réduit au rôle d’un enfant<br />

mutin. Moi qui croyais avoir excité la jalousie<br />

dans son cœur, il m’envoyait lui-même à


Séraphine, il ne voyait en moi qu’un instrument<br />

sans volonté qu’on prend ou qu’on rejette à son<br />

gré ! Quelques minutes auparavant, je craignais le<br />

baron ; au fond de mon âme gisait le sentiment de<br />

ma faute, mais cette faute même me faisait sentir<br />

plus vivement la vie, une vie magnifique, élevée,<br />

pleine d’émotions dignes d’envie, et tout était<br />

retombé dans les ténèbres, et je ne voyais plus en<br />

moi qu’un bambin étourdi qui, dans sa folie<br />

enfantine, a pris pour un diadème la couronne de<br />

papier dont il a coiffé sa tête.<br />

– Eh bien ! neveu, me dit mon grand-oncle qui<br />

m’attendait, où restes-tu donc ? – J’ai parlé au<br />

baron, répondis-je vivement et à voix basse, sans<br />

pouvoir le regarder. – Sapperlote ! je le pensais,<br />

s’écria-t-il ; le baron t’a sans doute appelé en<br />

duel, neveu ?<br />

L’éclat de rire qui suivit ces mots me prouva<br />

que cette fois, comme toujours, le vieil oncle<br />

perçait à travers mon âme. Je me mordis les<br />

lèvres, et je ne répondis rien, car je savais qu’un<br />

mot de ma part eût suffi pour provoquer une


explosion de sarcasmes que je voyais déjà<br />

voltiger sur les lèvres du vieillard.<br />

XII<br />

La baronne vint à table en frais déshabillé<br />

d’une blancheur éclatante. Elle paraissait<br />

accablée, et lorsqu’elle levait doucement les yeux<br />

en parlant, le désir brillait en longs traits de feu<br />

dans ses regards, et une rougeur fugitive couvrait<br />

ses joues. Elle était plus belle que jamais !<br />

À quelles folies ne se livre pas un jeune<br />

homme dont le sang abondant afflue à la tête et<br />

au cœur ! je reportai sur Séraphine la colère que<br />

le baron avait excitée en moi. Toute sa conduite<br />

me parut une triste mystification. Je tins à<br />

prouver que j’avais conservé toute ma raison, et<br />

que je ne manquais pas de perspicacité. J’évitai<br />

les regards de la baronne, comme un enfant<br />

boudeur, et j’échappai à Adelaïde qui me<br />

poursuivait, en me plaçant à l’extrémité de la


table entre deux officiers, avec lesquels je me mis<br />

à boire vigoureusement. Au dessert, nous fêtâmes<br />

si bien la bouteille, que je devins d’une gaieté<br />

extraordinaire. Un laquais vint me présenter une<br />

assiette où se trouvaient des dragées, en disant : –<br />

De la part de mademoiselle Adelaïde. – Je la pris,<br />

et je remarquai bientôt ces mots tracés au crayon<br />

sur une des dragées : Et Séraphine ! – La tête me<br />

tourna. Je regardai Adelaïde qui éleva doucement<br />

son verre en me faisant signe. Presque sans le<br />

vouloir je prononçai le nom de Séraphine, et<br />

prenant à mon tour un verre, je le vidai d’un trait.<br />

– Les yeux d’Adélaïde et les miens se<br />

rencontrèrent encore. Un malin démon semblait<br />

sourire sur ses lèvres.<br />

Un des convives se leva et porta, selon l’usage<br />

du Nord, la santé de la maîtresse de la maison.<br />

Les verres furent choqués avec des exclamations<br />

de joie.<br />

Le ravissement et le désespoir remplissaient<br />

mon cœur. Je me sentis près de défaillir, je restai<br />

quelques moments anéanti. Quand je revins à<br />

moi, Séraphine avait disparu. On s’était levé de


table. Je voulus m’éloigner. Adélaïde se trouva<br />

près de moi, me retint et me parla longtemps. Je<br />

n’entendis, je ne compris rien de ce qu’elle me<br />

dit. Elle me prit les mains, et me glissa en riant<br />

quelques mots à l’oreille. J’ignore ce qui se passa<br />

depuis. Je sais seulement que je me précipitai<br />

hors de la salle, et que je courus dans le bois de<br />

pins. La neige tombait à gros flocons, le vent<br />

sifflait, et moi je courais çà et là comme un<br />

forcené, poussant des cris de désespoir.<br />

Je ne sais comment mon délire se serait<br />

terminé, si je n’avais entendu appeler mon nom à<br />

travers les arbres. C’était le vieux garde-chasse.<br />

– Eh ! mon cher M. Théodore, venez donc ;<br />

nous vous avons cherché partout. Monsieur le<br />

justicier vous attend avec impatience.<br />

Je trouvai mon oncle qui travaillait dans la<br />

grande salle. Je pris place auprès de lui sans<br />

prononcer un seul mot.<br />

– Mais dis-moi donc un peu ce que le baron<br />

voulait de toi ? s’écria mon oncle, après que nous<br />

eûmes longtemps travaillé en silence. Je lui<br />

racontai notre entrevue avec le baron, et je


terminai en disant que je ne voulais pas me<br />

charger de la tâche dangereuse qu’il m’avait<br />

confiée.<br />

– Quant à cela, dit mon grand-oncle, soit<br />

tranquille, nous partirons demain.<br />

Nous partîmes en effet ; je ne revis jamais<br />

Séraphine !<br />

XIII<br />

À peine de retour à K..., mon vieux grandoncle<br />

se plaignit plus que jamais des souffrances<br />

que lui avait causées ce pénible voyage. Son<br />

silence grondeur, qui n’était interrompu que par<br />

de violentes explosions de mauvaise humeur,<br />

annonçait le retour de ses accès de goutte. Un<br />

jour on m’appela en toute hâte ; je trouvai le<br />

vieillard, frappé d’un coup de sang, étendu sans<br />

mouvement sur son lit, tenant une lettre froissée<br />

que serraient ses mains convulsivement<br />

contractées. Je reconnus l’écriture de l’inspecteur


du domaine de R....bourg ; mais, pénétré d’une<br />

douleur profonde, je n’osai pas arracher la lettre<br />

au vieillard dont je voyais la mort si prochaine.<br />

Cependant, avant le retour du médecin, les<br />

pulsations des artères reprirent leur cours, et les<br />

forces vitales du vieillard de soixante-dix ans<br />

triomphèrent de cette attaque mortelle. Toutefois<br />

la rigueur de l’hiver et l’affaiblissement que lui<br />

causa cette maladie, le retinrent longtemps sur sa<br />

couche. Il résolut alors de se retirer entièrement<br />

des affaires ; il céda son office à un autre, et je<br />

perdis ainsi tout espoir de retourner jamais à<br />

R....bourg.<br />

Mon grand-oncle ne souffrait que mes soins.<br />

C’était avec moi seul qu’il voulait s’entretenir ;<br />

et, quand sa douleur lui laissait quelque trêve, sa<br />

gaieté revenait aussitôt, et les joyeux contes ne<br />

lui manquaient pas ; mais jamais en aucune<br />

circonstance, même lorsqu’il racontait des<br />

histoires de chasse, il ne lui arrivait jamais de<br />

faire mention de notre séjour à R....bourg, et un<br />

sentiment de terreur indéfinissable m’empêchait<br />

toujours d’amener la conversation sur ce sujet. –<br />

Mes inquiétudes pour le vieillard, les soins que je


lui prodiguais, avaient un peu éloigné de ma<br />

pensée l’image de Séraphine. Mais quand la santé<br />

de mon oncle se rétablit, je me surpris à rêver<br />

plus souvent à la baronne, dont l’apparition avait<br />

été pour moi comme celle d’un astre qui brille un<br />

instant pour s’éteindre aussitôt, et une<br />

circonstance singulière vint tout à coup ranimer<br />

en moi tous les sentiments que je croyais étouffés<br />

en mon cœur.<br />

Un soir, j’ouvris par hasard les portefeuilles<br />

que j’avais portés à R....bourg ; un papier<br />

s’échappa du milieu des autres ; je l’ouvris et j’y<br />

trouvai une boucle de cheveux que je reconnus<br />

aussitôt pour ceux de Séraphine ! Elle était<br />

attachée avec un ruban blanc sur lequel, en<br />

l’examinant de près, je vis distinctement une<br />

goutte de sang ! – Peut-être dans ces instants de<br />

délire qui précédèrent notre séparation, Adelaïde<br />

m’avait-elle laissé ce souvenir de sa maîtresse ;<br />

mais pourquoi cette goutte de sang qui me<br />

frappait d’horreur ? – C’était bien ce ruban blanc<br />

qui avait flotté sur mon épaule la première fois<br />

que j’avais approché de Séraphine ; mais ce<br />

sang !...


XIV<br />

Enfin les orages de mars avaient cessé de<br />

gronder, l’été avait repris tous ses droits ; le soleil<br />

de juillet dardait ses rayons brûlants. Le vieillard<br />

reprenait ses forces à vue d’œil, et il alla habiter,<br />

comme de coutume, une maison de plaisance<br />

qu’il possédait aux environs de la ville.<br />

Par une douce et paisible soirée, nous étions<br />

assis ensemble sous un bosquet de jasmin. Mon<br />

grand-oncle était d’une gaieté charmante, et loin<br />

de montrer, comme autrefois, une ironie<br />

sarcastique, il éprouvait une disposition<br />

singulière à l’attendrissement. – Je ne sais pas<br />

comment il se fait, neveu, que je sente un bienêtre<br />

tel que je n’en ai éprouvé de semblable<br />

depuis bien des années, me dit-il ; je crois que<br />

cela m’annonce une mort prochaine.<br />

Je m’efforçai de le détourner de cette idée. –<br />

Laissons cela, neveu, reprit-il, je n’ai pas<br />

longtemps à rester ici-bas, et je veux, avant que


de partir, te payer une dette. Penses-tu encore à<br />

l’automne que nous avons passée à R....bourg ?<br />

Cette question me fit tressaillir. Il ne me laissa<br />

pas répondre, et ajouta : – Le ciel voulut alors<br />

que tu te trouvasses, sans le savoir, initié à tous<br />

les secrets de cette maison ; maintenant je puis<br />

tout te dire. Souvent, neveu, nous avons parlé de<br />

choses que tu as plutôt conjecturées que<br />

comprises. La nature, dit-on, a tracé<br />

symboliquement la marche des âges de la vie<br />

humaine comme celle des saisons : les nuages du<br />

printemps se dissipent devant les feux de l’été,<br />

qui éblouissent les regards, et à l’automne, l’air<br />

plus pur laisse apercevoir le paysage que la<br />

nudité de l’hiver met enfin à découvert : l’hiver,<br />

c’est la vieillesse, dont les glaces dissipent les<br />

illusions des autres âges. La vue s’étend alors sur<br />

l’autre vie comme sur une terre promise ; la<br />

mienne découvre en ce moment un espace que je<br />

ne saurais mesurer, dont ma voix d’homme ne<br />

saurait décrire l’immensité. Souviens-toi, mon<br />

enfant, que la mission mystérieuse qui te fut<br />

attribuée, peut-être non sans dessein, aurait pu te<br />

perdre ! mais tout est passé ; je te dirai seulement


ce que tu n’as pu savoir. Pour toi, ce récit ne sera<br />

peut-être qu’une simple histoire, bonne à passer<br />

quelques moments. N’importe, écoute-moi donc.<br />

L’histoire du majorat de R....bourg, que le<br />

vieillard me raconta, est restée si fidèlement<br />

gravée dans ma mémoire, que je la redirai sans<br />

doute dans les mêmes termes que lui. – Dans ce<br />

récit, il parlait de lui à la troisième personne.<br />

XV<br />

Dans une nuit orageuse de l’automne de 1760,<br />

un fracas violent réveilla tous les domestiques de<br />

R....bourg de leur profond sommeil. Il semblait<br />

que tout l’immense château s’abîmait dans ses<br />

fondements. En un clin d’œil tout le monde fut<br />

sur pied, et chacun accourut, une lumière à la<br />

main. L’intendant pâle, effrayé, arriva aussi ses<br />

clefs à la main. Mais la surprise fut grande<br />

lorsque, s’acheminant dans un profond silence,<br />

on traversa tous les appartements sans y trouver


la moindre apparence de désordre.<br />

Un sombre pressentiment s’empara du vieil<br />

intendant. Il monta dans la grande salle, auprès de<br />

laquelle se trouvait un cabinet où le baron<br />

Roderich de R... avait coutume de se coucher<br />

lorsqu’il se livrait à ses observations<br />

astronomiques. Mais, au moment où Daniel (ainsi<br />

se nommait l’intendant) ouvrit cette porte, le<br />

vent, s’engouffrant avec bruit, chassa vers son<br />

visage des décombres et des pierres brisées. Il<br />

recula avec horreur, et laissant tomber son<br />

flambeau, qu’une bouffée de vent avait éteint, il<br />

s’écria : – Dieu du ciel ! le baron vient de périr !<br />

En ce moment, des cris plaintifs se firent<br />

entendre de la chambre du baron. Daniel trouva<br />

les autres domestiques rassemblés autour du<br />

cadavre de leur maître. Il était assis sur un<br />

fauteuil doré, richement vêtu, et avec autant de<br />

sérénité que s’il se fût simplement reposé de son<br />

travail. Mais c’était la mort que son repos.<br />

Lorsque le jour fut venu, on s’aperçut que le<br />

dôme de la tour s’était écroulé. Les lourdes<br />

pierres qui le composaient avaient brisé le


plafond et le plancher de l’observatoire, renversé<br />

par leur double chute le large balcon en saillie, et<br />

entraîné une partie de la muraille extérieure. On<br />

ne pouvait faire un seul pas hors de la porte de la<br />

grande salle, sans courir le danger de faire une<br />

chute de quatre-vingts pieds au moins.<br />

Le vieux baron avait prévu sa mort prochaine,<br />

et il en avait donné avis à ses fils. Le lendemain,<br />

son fils aîné, Wolfgang, devenu seigneur du<br />

majorat, par la mort du baron, arriva au château.<br />

Obéissant à la volonté de son père, il avait quitté<br />

Vienne immédiatement après en avoir reçu une<br />

lettre, et avait fait la plus grande diligence pour<br />

revenir à R....bourg.<br />

L’intendant avait fait tendre de noir la grande<br />

salle, et fait exposer le vieux baron sur un<br />

magnifique lit de parade, entouré de cierges<br />

allumés dans des chandeliers d’argent ; Wolfgang<br />

monta l’escalier en silence, entra dans la salle, et<br />

s’approcha tout près du corps de son père. Là, il<br />

s’arrêta, les bras croisés sur la poitrine,<br />

contempla, d’un air sombre et les sourcils<br />

froncés, le visage pâle du défunt. Le jeune


seigneur semblait une statue ; pas une larme ne<br />

coulait de ses yeux. Enfin il étendit le bras vers le<br />

cadavre par un mouvement presque nerveux, et<br />

murmura ces mots : – Le ciel te forçait-il donc à<br />

rendre ton fils malheureux ? Puis, il leva les yeux<br />

au ciel, et s’écria : – Pauvre vieillard insensé ! le<br />

temps des folies est donc passé. Tu reconnais<br />

maintenant que les étoiles n’ont pas d’influence<br />

sur les choses de ce monde ! Quelle volonté,<br />

quelle puissance s’étend au-delà du tombeau ?<br />

Le baron se tut de nouveau pendant quelques<br />

secondes, puis il reprit avec plus de violence : –<br />

Non, ton entêtement ne me ravira pas une<br />

parcelle du bien qui m’attend ! À ces mots, il tira<br />

de sa poche un papier plié, et le tint de ses deux<br />

doigts au-dessus de l’un des cierges qui brûlaient<br />

autour du mort. Le papier, atteint par la flamme,<br />

noircit et prit feu. Lorsque la lueur qu’il répandit<br />

se projeta sur le visage du défunt, il sembla que<br />

ses muscles se contractaient, et que des accents<br />

étouffés s’échappaient de sa poitrine. Tous les<br />

gens du château en frémirent. Le baron continua<br />

sa tâche avec calme, et écrasa soigneusement<br />

jusqu’au plus petit morceau de papier consumé


qui tombait sur le plancher. Puis il jeta encore un<br />

regard sombre sur son père, et sortit de la salle à<br />

grands pas.<br />

XVI<br />

Le lendemain, Daniel fit connaître au nouveau<br />

baron tout le désastre de la tour ; lui raconta<br />

longuement comme tout s’était passé dans la nuit<br />

de la mort de son maître, et termina en disant<br />

qu’il serait prudent de faire réparer la tour qui<br />

s’écroulait davantage, et mettait tout le château<br />

en danger, sinon de tomber, du moins d’être<br />

fortement endommagé.<br />

– Rétablir la tour ? reprit le baron en regardant<br />

le vieux serviteur d’un air irrité. Rétablir la tour !<br />

jamais ! – N’avez-vous pas remarqué, ajouta-t-il<br />

plus tranquillement, que la tour n’est pas tombée<br />

naturellement ? N’avez-vous pas deviné que mon<br />

père, qui voulait anéantir le lieu où il se livrait<br />

aux sciences secrètes, avait fait toutes ces


dispositions pour que le faîte de la tour pût<br />

s’écrouler dès qu’il le voudrait ? Au reste, que le<br />

château s’écroule tout entier ! que m’importe ?<br />

Croyez-vous donc que je veuille habiter ce vieux<br />

nid de hiboux. – Non ! mon sage aïeul qui a jeté<br />

dans la vallée les fondations d’un nouveau<br />

château, m’a montré l’exemple : je veux l’imiter.<br />

– Et de la sorte, dit Daniel à mi-voix, les vieux et<br />

fidèles serviteurs n’auront qu’à prendre le bâton<br />

blanc, et aller errer sur les routes ? – Il va sans<br />

dire, répondit le baron, que je ne m’embarrasserai<br />

pas de vieux serviteurs impotents ; mais je ne<br />

chasserai personne : le pain que je vous donnerai<br />

vous semblera meilleur quand vous le gagnerez<br />

sans travail. – Me mettre hors d’activité, moi<br />

l’intendant du château ! s’écria le vieillard plein<br />

de douleur.<br />

Le baron, qui lui avait tourné le dos, et qui se<br />

disposait à sortir de la salle, se retourna tout à<br />

coup, le visage animé de colère. Il s’approcha du<br />

vieil intendant, le poing fermé, et lui dit d’une<br />

voix terrible : – Toi, vieux coquin, qui as<br />

criminellement abusé de la folie de mon père,<br />

pour l’entraîner dans des pratiques infernales qui


ont failli m’exterminer, je devrais te repousser<br />

comme un chien galeux.<br />

À ces paroles impitoyables, le vieillard terrifié<br />

tomba sur ses genoux : et, soit involontairement,<br />

soit que le corps eût obéi machinalement à sa<br />

pensée, le baron leva le pied en parlant, et en<br />

frappa si rudement à la poitrine le vieux serviteur,<br />

que celui-ci se renversa en poussant un cri sourd.<br />

Il se releva avec peine, et poussa un hurlement<br />

profond en lançant à son maître un regard où se<br />

peignaient la rage et le désespoir. Puis il<br />

s’éloigna sans toucher une bourse remplie<br />

d’argent que le baron venait de lui jeter.<br />

Cependant les parents de la famille, qui se<br />

trouvaient dans le pays, s’étaient rassemblés. Le<br />

défunt baron fut porté avec beaucoup de pompe<br />

dans les caveaux de l’église de R....bourg ; et,<br />

lorsque la cérémonie fut achevée, le nouveau<br />

possesseur du majorat, reprenant sa bonne<br />

humeur, parut se réjouir de son héritage. Il tint un<br />

compte exact des revenus du majorat, avec V...,<br />

l’ancien justicier à qui il avait accordé sa<br />

confiance après s’être entretenu avec lui, et


calcula les sommes qu’il pourrait employer à<br />

bâtir un nouveau château. V..., pensait qu’il était<br />

impossible que le vieux baron eût dépensé tous<br />

ses revenus, et comme il ne s’était trouvé à sa<br />

mort, dans son coffre, que quelques milliers<br />

d’écus, il devait nécessairement se trouver de<br />

l’argent caché dans le château.<br />

Quel autre pouvait le savoir que Daniel, qui,<br />

dans son opiniâtreté, attendait sans doute qu’on<br />

l’interrogeât ? Le baron craignait fort que Daniel,<br />

qu’il avait grièvement offensé, ne voulût rien<br />

découvrir, plutôt par esprit de vengeance que par<br />

cupidité : car le vieil intendant, sans enfants,<br />

n’avait d’autre désir que de finir ses jours dans le<br />

château. Il raconta tout au long à V... sa conduite<br />

avec Daniel, et la justifia en disant que, d’après<br />

plusieurs renseignements qui lui étaient parvenus,<br />

il savait que l’intendant avait nourri dans le<br />

défunt baron l’éloignement qu’il avait conservé<br />

jusqu’à sa mort pour ses enfants. Le justicier<br />

répondit que personne au monde n’eût été<br />

capable d’influencer l’esprit du vieux seigneur, et<br />

entreprit d’arracher à Daniel son secret, s’il en<br />

avait un.


La chose ne fut pas difficile ; car dès que le<br />

justicier lui eut dit : – Daniel, comment se fait-il<br />

donc que le vieux seigneur ait laissé si peu<br />

d’argent comptant ?<br />

Daniel répondit en s’efforçant de rire. – Vous<br />

voulez dire les écus qui se sont trouvés dans la<br />

petite cassette, monsieur le justicier ? – Le reste<br />

est caché sous la voûte, auprès du cabinet de feu<br />

monsieur le baron. – Mais, ajouta-t-il, le meilleur<br />

est enterré dans les décombres : il y a là plus de<br />

cent mille pièces d’or.<br />

Le justicier appela aussitôt le baron. On se<br />

rendit dans le cabinet. Daniel toucha un panneau<br />

de la muraille, et découvrit une serrure. Tandis<br />

que le baron regardait la serrure avec des regards<br />

avides, et se baissait pour y essayer un grand<br />

nombre de clefs qui se trouvaient sur une table,<br />

Daniel se redressait et jetait sur le baron des<br />

regards de mépris. Il pâlit tout à coup, et dit d’une<br />

voix tremblante : – Si je suis un chien,<br />

monseigneur le baron, je garde ce qu’on me<br />

confie avec la fidélité d’un chien.<br />

À ces mots, il tendit au baron une clef d’acier


que celui-ci arracha avec vivacité, et avec<br />

laquelle il ouvrit sans peine la serrure. On pénétra<br />

sous une petite voûte qui couvrait un vaste coffre<br />

ouvert. Sur des sacs sans nombre se trouvait cet<br />

écrit que le baron reconnut pour avoir été tracé<br />

par la main de son père :<br />

« 150 000 écus de l’empire en vieux frédérics<br />

d’or, épargnés sur les revenus du majorat de<br />

R....bourg, pour être employés à la construction<br />

du château.<br />

« Celui qui me succédera fera construire, à la<br />

place de la tour qui se trouvera écroulée, un haut<br />

fanal, pour guider les navigateurs, et il le fera<br />

entretenir chaque nuit.<br />

« R....bourg. dans la nuit de saint Michel, de<br />

l’année 1760.<br />

« RODERICH, baron de R. »<br />

Ce ne fut qu’après avoir soulevé les sacs l’un<br />

après l’autre, et les avoir laissés retomber dans le<br />

coffre, que le baron se retourna vers le vieil


intendant, le remercia de la fidélité qu’il lui avait<br />

montrée, et lui dit que des propos médisants<br />

avaient été seuls la cause du traitement qu’il lui<br />

avait fait endurer. Il lui annonça en même temps<br />

qu’il conserverait sa charge d’intendant, avec un<br />

double traitement.<br />

– Je te dois un dédommagement, lui dit-il.<br />

Prends un de ces sacs !<br />

Le baron prononça ces mots, debout devant le<br />

vieux serviteur, les yeux baissés, et désignant du<br />

doigt le coffre. Une rougeur subite se répandit sur<br />

le visage de l’intendant, il proféra un long<br />

murmure, et répondit au baron : – Ah !<br />

monseigneur, que voulez-vous que fasse de votre<br />

or un vieillard sans enfants ? Mais pour le<br />

traitement que vous m’offrez je l’accepte, et je<br />

continuerai de remplir mon emploi avec la même<br />

fidélité.<br />

Le baron, qui n’avait pas trop écouté la<br />

réponse de l’intendant, laissa retomber le<br />

couvercle du coffre avec un bruit retentissant, et<br />

dit, en remettant la clef dans sa poche : – Bien,<br />

très bien, mon vieux camarade ! mais, ajouta-t-il,


lorsqu’ils furent revenus dans la grande salle, tu<br />

m’as aussi parlé de sommes considérables qui se<br />

trouvaient dans la tour écroulée ?<br />

Le vieillard s’approcha en silence de la porte,<br />

et l’ouvrit avec peine, mais au moment où les<br />

gonds tournèrent, un violent coup de vent chassa<br />

dans la salle une épaisse nuée de neige ; un<br />

corbeau vint voltiger autour du plafond en<br />

croassant, alla frapper les vitraux de ses ailes<br />

noires, repartit à travers la porte, et retourna<br />

s’abattre vers le précipice. Le baron s’avança près<br />

de l’ouverture ; mais à peine eut-il jeté un regard<br />

dans le gouffre, qu’il recula avec effroi. –<br />

Horrible vue ! s’écria-t-il, la tête me tourne, et il<br />

tomba presque sans connaissance dans les bras du<br />

justicier. Il se releva aussitôt, et s’adressa à<br />

l’intendant en le regardant fixement : – Là-bas,<br />

dis-tu ?<br />

Le vieux domestique avait déjà fermé la<br />

porte ; il la repoussa avec effort de son genou,<br />

pour en retirer la clef, qui avait peine à sortir de<br />

la serrure rouillée. Lorsque cette tâche fut<br />

achevée, il se tourna vers le baron, en balançant


les grosses clefs dans ses doigts, et en riant d’un<br />

air simple : – Eh ! sans doute, là-bas, dit-il, il y a<br />

des milliers d’écu répandus. Tous les beaux<br />

instruments du défunt, les télescopes, les globes,<br />

les quarts de cercle, les miroirs ardents, tout cela<br />

est en pièces sous les pierres et les poutres. –<br />

Mais l’argent ! l’argent ! Tu as parlé de sommes<br />

considérables ! s’écria le baron. – Je voulais dire,<br />

répondit l’intendant, qu’il s’y trouvait des choses<br />

qui avaient coûté des sommes considérables !<br />

On ne put en savoir davantage.<br />

XVII<br />

Le baron se montra fort joyeux de pouvoir<br />

mettre enfin à exécution son projet favori, celui<br />

d’élever un nouveau château plus beau que<br />

l’ancien. Le justicier pensait, il est vrai, que le<br />

défunt n’avait entendu parler que d’une<br />

réparation totale du vieux château, et qu’un<br />

édifice moderne n’aurait pas le caractère de


grandeur et de simplicité qu’offrait le berceau de<br />

la race des R... ; mais le baron ne persista pas<br />

moins dans sa volonté, et déclara qu’il voulait<br />

faire de sa nouvelle habitation un séjour digne de<br />

l’épouse qu’il se préparait à y amener. Le baron<br />

ne laissait pas que d’aller chaque jour visiter le<br />

vieux coffre, uniquement pour contempler les<br />

belles pièces d’or qu’il renfermait ; et à chaque<br />

visite il ne pouvait s’empêcher de s’écrier : – Je<br />

suis sûr que ce vieux renard nous a caché le<br />

meilleur de son trésor : mais vienne le printemps,<br />

je ferai fouiller, sous mes yeux, les décombres de<br />

la tour.<br />

Bientôt on vit arriver les architectes avec<br />

lesquels le baron eut de longues conférences. Il<br />

rejeta vingt plans. Nulle architecture ne lui<br />

semblait assez riche, assez belle. Il se mit alors à<br />

dessiner lui-même, et l’avenir que lui offraient<br />

ces agréables occupations lui rendit bientôt toute<br />

sa gaieté, qui se communiqua à tous ses<br />

alentours. Daniel lui-même semblait avoir oublié<br />

la manière un peu rude dont son maître l’avait<br />

traité ; et il se comportait avec lui de la façon la<br />

plus respectueuse, bien que le baron lui lançât


souvent des regards méfiants. Mais ce qui<br />

frappait tout le monde, c’est que le vieil intendant<br />

semblait rajeunir chaque jour. Il se pouvait que la<br />

douleur de la perte de son maître l’eût<br />

profondément courbé, et que le temps eût adouci<br />

cette douleur, ou que, n’ayant plus de froides<br />

nuits à passer sans sommeil au haut de la tour,<br />

mieux nourri, moins occupé des affaires du<br />

château, le repos eût rétabli sa santé ; enfin, le<br />

faible et frêle vieillard se changea en un homme<br />

aux joues animées, aux formes rebondies, qui<br />

posait le talon avec vigueur, et poussait un gros<br />

rire bien sonore lorsqu’il entendait quelque<br />

propos joyeux.<br />

La vie paisible qu’on menait à R....bourg fut<br />

troublée par l’arrivée d’un personnage qu’on<br />

n’attendait pas. C’était Hubert, le jeune frère du<br />

baron Wolfgang. À sa vue, le baron pâlit et<br />

s’écria : – Malheureux, que viens-tu faire ici ?<br />

Hubert se jeta dans les bras de son frère ; mais<br />

celui-ci l’emmena aussitôt dans une chambre<br />

éloignée, où il s’enferma avec lui. Ils restèrent<br />

plusieurs heures ensemble. Enfin, Hubert


descendit, l’air troublé, et demanda ses chevaux.<br />

Le justicier alla au-devant de lui ; le jeune<br />

seigneur continua de marcher ; mais V... le<br />

supplia de rester encore quelques instants au<br />

château, et en ce moment le baron arriva en<br />

s’écriant : – Hubert, reste ici. Tu réfléchiras.<br />

Ces paroles semblèrent calmer un peu Hubert ;<br />

il ôta la riche pelisse dont il s’était enveloppé, la<br />

jeta à un domestique, prit la main de V..., et lui<br />

dit d’un air moqueur : – Le seigneur du majorat<br />

veut donc bien me recevoir ici ?<br />

Il revint dans la salle avec le justicier. Hubert<br />

s’assit auprès de la cheminée, prit la pincette, et<br />

se mit à arranger l’énorme foyer, en disposant le<br />

feu d’une meilleure manière : – Vous voyez, M.<br />

le justicier, dit-il, que je suis un bon garçon, fort<br />

habile dans les petites affaires de ménage. Mais<br />

Wolfgang a les plus fâcheux préjugés, et, pardessus<br />

tout, c’est un avare.<br />

Le justicier se rendit le soir chez le baron. Il le<br />

trouva toisant sa chambre à grands pas, et dans<br />

une agitation extrême. Il prit l’avocat par les deux<br />

mains, et lui dit en le regardant dans les yeux : –


Mon frère est venu ! – Je sais, dit le justicier, je<br />

sais ce que vous voulez dire. – Mais vous ne<br />

savez pas, vous ne savez pas que mon<br />

malheureux frère est sans cesse sur mes pas<br />

comme un mauvais génie, pour venir troubler<br />

mon repos. Il n’a pas dépendu de lui que je ne<br />

fusse le plus misérable des hommes. Il a tout fait<br />

pour cela, mais le ciel ne l’a pas voulu. Depuis<br />

qu’il a appris la fondation du majorat, il me<br />

poursuit d’une haine mortelle. Il m’envie cette<br />

propriété qui, dans ses mains, s’envolerait comme<br />

un brin de paille. C’est le prodigue le plus insensé<br />

qui ait jamais existé. Ses dettes excèdent de plus<br />

de moitié le patrimoine libre de Courlande qui lui<br />

revient, et maintenant il vient mendier ici,<br />

poursuivi par ses créanciers. – Et vous, son frère<br />

vous le refusez ! – Oui, s’écria le baron avec<br />

violence, je le refuse ! Il n’aura pas un écu des<br />

revenus du majorat ; je ne dois pas les aliéner.<br />

Mais écoutez la proposition que j’ai faite, il y a<br />

quelques heures à cet insensé, et puis jugez-moi.<br />

Le patrimoine de Courlande est considérable,<br />

comme vous le savez ; je consens à renoncer à la<br />

part qui m’appartient, mais en faveur de sa


famille. Hubert est marié en Courlande à une<br />

femme charmante, mais pauvre. Elle lui a donné<br />

des enfants. Les revenus serviront à les entretenir,<br />

et à apaiser les créanciers. Mais que lui importe<br />

une vie tranquille et libre de soucis ? Que lui<br />

importent sa femme et ses enfants ? C’est de<br />

l’argent qu’il lui faut, beaucoup d’argent, afin de<br />

pouvoir se livrer à toutes ses folies ! Quel<br />

mauvais démon lui a dévoilé le secret des cent<br />

cinquante mille écus ? Il en veut la moitié, car il<br />

prétend que ce trésor est indépendant du majorat.<br />

Je veux, je dois le refuser ; mais je vois bien qu’il<br />

médite en lui-même ma ruine et ma mort !<br />

Quelques efforts que fit le justicier pour<br />

détourner les soupçons qu’il nourrissait contre<br />

son frère, il ne put y parvenir. Le baron lui confia<br />

la mission de négocier avec Hubert. Il la remplit<br />

avec zèle, et se réjouit fort lorsque le jeune<br />

seigneur lui dit ces paroles : – J’accepte les offres<br />

du baron, mais sous la condition qu’il m’avancera<br />

à l’instant mille frédérics d’or pour satisfaire mes<br />

créanciers, et que cet excellent frère me permettra<br />

de me soustraire pendant quelque temps à leurs<br />

recherches.


– Jamais ! s’écria le baron, lorsque le justicier<br />

lui rapporta ces paroles, jamais je ne consentirai<br />

que Hubert reste un instant dans mon château,<br />

quand ma femme y sera ! – Voyez-vous, mon<br />

cher ami, dites à ce perturbateur de mon repos<br />

qu’il aura deux mille frédérics d’or, non pas à<br />

titre de prêt, mais en cadeau, pourvu qu’il parte,<br />

qu’il parte !<br />

Le justicier apprit alors que le baron s’était<br />

marié à l’insu de son père et que cette union avait<br />

mis la désunion entre les deux frères. Hubert<br />

écouta avec hauteur la proposition qui lui fut faite<br />

au nom du baron, et répondit d’une voix sombre :<br />

– Je verrai ; en attendant, je veux rester quelques<br />

jours ici.<br />

V... s’efforça de lui faire entendre que le baron<br />

faisait tout ce qui était en son pouvoir pour le<br />

dédommager du partage inégal de leur père, et<br />

qu’il ne devait pas lui en vouloir, mais bien à<br />

l’institution des majorats, qui avait réglé cet ordre<br />

de succession. Hubert déboutonna vivement son<br />

frac, comme pour respirer plus librement, et<br />

s’écria, en pirouettant : – Bah ! la haine vient de


la haine. Puis il éclata de rire, et ajouta : –<br />

Monseigneur est vraiment bien bon d’accorder<br />

quelques pièces d’or à un pauvre mendiant !<br />

V... ne vit que trop que toute réconciliation<br />

entre les deux frères était impossible.<br />

XVIII<br />

Hubert s’établit dans son appartement comme<br />

pour un long séjour, au grand regret du baron. On<br />

remarqua qu’il s’entretenait souvent avec<br />

l’intendant, et qu’ils allaient quelquefois<br />

ensemble à la chasse. Du reste, il se montrait peu,<br />

et évitait tout à fait de se trouver seul avec son<br />

frère, ce qui convenait fort au baron. V... ne<br />

pouvait s’expliquer la terreur de ce dernier,<br />

chaque fois que Hubert entrait dans son<br />

appartement.<br />

V... était un jour seul dans la grande salle,<br />

parcourant ses actes, lorsque Hubert y entra, plus<br />

grave et plus posé que d’ordinaire ; il lui dit, avec


un accent presque douloureux : – J’accepte les<br />

dernières propositions de mon frère ; faites que je<br />

reçoive aujourd’hui même les deux mille<br />

frédérics d’or ; je veux partir cette nuit, à cheval,<br />

tout seul. – Avec l’argent ? demanda la justicier.<br />

– Vous avez raison, dit Hubert, je vous<br />

comprends. Faites-moi donc donner la somme en<br />

lettre de change sur Isaac Lazarus, à K..., je veux<br />

partir cette nuit. Il faut que je m’éloigne ; les<br />

mauvais esprits rôdent ici autour de moi ! Ainsi,<br />

aujourd’hui même, M. le justicier !<br />

À ces mots il s’éloigna. Le baron éprouva un<br />

vif sentiment de bien-être en apprenant le départ<br />

de son frère ; il rédigea la lettre de change, et la<br />

remit à V... Jamais il ne se montra plus joyeux<br />

que le soir à table. Hubert avait annoncé qu’il n’y<br />

paraîtrait pas.<br />

Le justicier habitait une chambre écartée, dont<br />

les fenêtres donnaient sur la cour du château.<br />

Dans la nuit, il se réveilla tout à coup, et crut<br />

avoir entendu des gémissements éloignés, mais il<br />

eut beau écouter, le plus grand silence continuait<br />

de régner, et il pensa qu’il avait été abusé par un


êve. Cependant un sentiment singulier<br />

d’inquiétude et de terreur s’empara de lui, et il ne<br />

put rester dans son lit. Il se leva et s’approcha de<br />

la fenêtre ; il s’y trouvait à peine depuis quelques<br />

instants, lorsque la porte du vestibule s’ouvrit ;<br />

un homme, un flambeau à la main, en sortit et<br />

traversa la cour. V... reconnut le vieux Daniel, et<br />

l’aperçut distinctement entrer dans l’écurie, d’où<br />

il ne tarda pas à faire sortir un cheval sellé. Une<br />

seconde figure, enveloppée dans une pelisse, la<br />

tête couverte d’un bonnet de renard, sortit alors<br />

des ténèbres, et s’approcha de lui. C’était Hubert<br />

qui parla quelques moments à Daniel avec<br />

chaleur, et se retira vers le lieu d’où il était venu.<br />

Il était évident qu’Hubert avait des relations<br />

secrètes avec le vieil intendant. Il avait voulu<br />

partir, et sans doute celui-ci l’avait retenu. V...<br />

eut à peine la patience d’attendre le jour pour<br />

faire part au baron des événements de la nuit, et<br />

l’avertir de se défier de Daniel qui le trahissait<br />

évidemment.


XIX<br />

Le lendemain, à l’heure où le baron avait<br />

coutume de se lever, V... entendit un violent bruit<br />

de portes et un grand tumulte. Il sortit de sa<br />

chambre, et rencontra partout des domestiques<br />

qui passèrent auprès de lui sans le regarder, et qui<br />

parcouraient toutes les salles. Enfin, il apprit que<br />

le baron ne se trouvait pas, et qu’on le cherchait<br />

depuis plusieurs heures. Il s’était mis au lit en<br />

présence de son chasseur ; mais il s’était éloigné<br />

en robe de chambre et en pantoufles, un flambeau<br />

à la main ; car tous ces objets manquaient dans sa<br />

chambre.<br />

V..., frappé d’un sombre pressentiment, courut<br />

à la grande salle, auprès de laquelle se trouvait<br />

l’ancien cabinet du défunt baron. La porte qui<br />

menait à la tour écroulée était ouverte, et V...<br />

s’écria plein d’horreur : – Il est au fond du<br />

gouffre, brisé en morceaux !<br />

Ce n’était que trop vrai. La neige avait tombé


toute la nuit, et on ne pouvait apercevoir qu’un<br />

bras raidi qui s’avançait entre les pierres.<br />

Plusieurs heures s’écoulèrent avant que des<br />

ouvriers pussent descendre, au risque de leur vie,<br />

le long de plusieurs échelles liées ensemble, et<br />

ramener le cadavre à l’aide de longues cordes.<br />

Dans les convulsions de la frayeur, le baron avait<br />

serré fortement le flambeau d’argent, et la main<br />

qui le tenait encore était la seule partie de son<br />

corps qui n’eût pas été affreusement mutilée par<br />

les pierres aiguës sur lesquelles il avait roulé.<br />

Hubert arriva dans le plus profond désespoir. Il<br />

trouva le cadavre de son frère étendu sur la table<br />

où on avait posé, quelques semaines auparavant,<br />

celui du vieux baron Roderich.<br />

– Mon frère ! mon frère ! s’écria-t-il en<br />

gémissant. Non, je n’ai pas demandé sa mort au<br />

démon qui planait sur moi !<br />

Hubert tomba sans mouvement sur le sol. On<br />

l’emporta dans son appartement, et il ne revint à<br />

lui que quelques temps après. Il vint dans la<br />

chambre du justicier ; il était pâle, tremblant, les<br />

yeux à demi éteints, et se jeta dans un fauteuil,


car il ne pouvait se soutenir. – J’ai désiré la mort<br />

de mon frère, parce que mon père lui a laissé la<br />

meilleure partie de son héritage. Il a péri, et je<br />

suis seigneur du majorat ; mais mon cœur est<br />

brisé, et je ne serai jamais heureux. Je vous<br />

confirme dans votre emploi, et vous recevrez les<br />

pouvoirs les plus étendus pour régir le majorat où<br />

je ne pourrais pas demeurer !<br />

Hubert quitta le justicier, et partit pour K... un<br />

instant après.<br />

On répandit le bruit que le malheureux<br />

Wolfgang s’était levé dans la nuit pour se rendre<br />

dans un cabinet où se trouvait une bibliothèque.<br />

À demi endormi, il s’était trompé de porte et<br />

s’était précipité sous les débris de la tour.<br />

– Ah ! dit François, le chasseur du baron, en<br />

entendant raconter ce récit invraisemblable,<br />

monseigneur n’aurait pu se tromper de chemin en<br />

allant chercher un livre ; car la porte de la tour ne<br />

s’ouvre qu’avec de grands efforts, et d’ailleurs je<br />

sais que la chose ne s’est pas passée ainsi !<br />

François ne voulut pas s’expliquer davantage<br />

devant ses camarades ; mais, seul avec lui, le


justicier apprit que le baron parlait souvent des<br />

trésors qui devaient se trouver cachés dans les<br />

ruines, et que souvent dans la nuit, poussé par un<br />

mauvais génie, il prenait la clef que Daniel avait<br />

été forcé de lui remettre, et allait contempler avec<br />

avidité ce gouffre au fond duquel il croyait voir<br />

luire des monceaux d’or. C’était sans doute dans<br />

une de ces excursions qu’un étourdissement<br />

l’avait atteint et précipité dans l’abîme.<br />

Le baron Hubert partit pour la Courlande sans<br />

reparaître au château.<br />

XX<br />

Plusieurs années s’étaient écoulées lorsque le<br />

baron Hubert revint pour la première fois à<br />

R....bourg. Il passa plusieurs jours à conférer avec<br />

le justicier, et repartit pour la Courlande. La<br />

construction du nouveau château fut abandonnée,<br />

et l’on se borna à faire quelques réparations à<br />

l’ancien. En passant à K..., le baron Hubert avait


déposé son testament dans les mains des autorités<br />

du pays.<br />

Le baron parla souvent, pendant son séjour, de<br />

sa mort prochaine dont il éprouvait le<br />

pressentiment. Il se réalisa en effet, car il mourut<br />

avant l’expiration de l’année. Son fils, nommé<br />

Hubert comme lui, arriva promptement de la<br />

Courlande, pour prendre possession du majorat.<br />

Sa mère et sa sœur l’accompagnaient ; le jeune<br />

seigneur semblait posséder toutes les mauvaises<br />

qualités de ses aïeux, et il se montra fier, dur,<br />

emporté et avare, dès les premiers instants de son<br />

séjour à R....bourg. Il voulut aussitôt opérer mille<br />

changements ; il chassa le cuisinier, battit le<br />

cocher ; bref, il commençait à jouer dans toute sa<br />

plénitude le rôle du seigneur du majorat, lorsque<br />

V... s’opposa avec fermeté à ses projets, en<br />

assurant que rien ne serait dérangé au château<br />

avant l’ouverture du testament.<br />

– Vous osez vous attaquer à votre seigneur !<br />

s’écria le jeune Hubert. – Point de précipitation,<br />

monsieur le baron ! répondit tranquillement le<br />

justicier. Vous n’êtes rien avant l’ouverture du


testament ; moi seul je suis le maître, et je ferai<br />

respecter mon autorité. Souvenez-vous qu’en<br />

vertu de mon titre d’exécuteur testamentaire, je<br />

puis vous défendre d’habiter R....bourg, et je vous<br />

engage dès ce moment à vous retirer à K...<br />

Le ton sévère et solennel dont le justicier<br />

prononça ces paroles imposa tellement au jeune<br />

baron, qu’il n’essaya pas de résister. Il se retira<br />

en faisant quelques menaces.<br />

Trois mois s’étaient écoulés, et le jour était<br />

arrivé où, selon la volonté du défunt, on devait<br />

ouvrir le testament. Outre les gens de justice, le<br />

baron et V..., on vit arriver un jeune homme<br />

d’une figure intéressante ; il portait un rouleau<br />

d’actes, et chacun le prit pour un écrivain. Le<br />

baron daigna à peine le regarder, et exigea<br />

impérieusement qu’on supprimât tout préambule<br />

inutile. – Il ne concevait pas, disait-il, comment il<br />

pouvait exister un testament pour la transmission<br />

d’un majorat dont la nature était inaliénable. On<br />

lui exhiba le sceau et l’écriture de son père, qu’il<br />

reconnut en haussant les épaules ; et, tandis que<br />

le greffier lisait le préambule du testament, le


aron regardait d’un air d’indifférence à travers<br />

la fenêtre, pendant que sa main gauche étendue<br />

par-dessus son fauteuil, il tambourinait une<br />

marche sur le tapis vert de la table.<br />

La lecture se continua.<br />

Après un court exorde, le défunt baron Hubert<br />

déclarait qu’il n’avait jamais possédé le majorat,<br />

mais qu’il l’avait seulement régi au nom du fils<br />

mineur de son frère Wolfgang, nommé Roderich<br />

comme leur père. C’était à lui que devait revenir<br />

le château, selon l’ordre de la succession.<br />

Wolfgang de K..., disait Hubert dans son<br />

testament, avait connu, dans ses voyages, Julie de<br />

Saint-Val, qui habitait Genève. Elle était pauvre<br />

et sa famille, bien que noble, était fort obscure. Il<br />

ne pouvait espérer que le vieux Roderich<br />

consentirait à ce mariage. Il osa toutefois lui<br />

écrire de Paris et lui faire connaître sa situation.<br />

La réponse fut telle que Wolfgang l’attendait ;<br />

son père le menaçait de sa malédiction s’il<br />

contractait cette union. Mais le jeune baron était<br />

trop épris pour résister ; il retourna à Genève sous<br />

le nom de Born, et épousa Julie qui lui donna, un


an après, le fils auquel devait revenir le majorat.<br />

Hubert était instruit de tout ; de là la haine qu’il<br />

portait à son frère et le motif de leur désunion.<br />

Après cette lecture, V... prit le jeune étranger<br />

par la main, et dit aux assistants : – Messieurs,<br />

j’ai l’honneur de vous présenter le baron<br />

Roderich de R..., seigneur de ce majorat !<br />

Hubert regarda d’un œil étincelant le jeune<br />

homme qui semblait tombé du ciel pour lui<br />

enlever son riche domaine, ferma le poing avec<br />

rage, et s’échappa sans prononcer une parole.<br />

Le baron Roderich produisit alors les<br />

documents qui devaient le légitimer. Il présenta<br />

l’extrait des registres de l’église où son père<br />

s’était marié sous le nom de Wolfgang-Born, son<br />

acte de naissance, et plusieurs lettres de son père<br />

à sa mère, signées seulement d’un W.<br />

Le lendemain, le baron Hubert mit opposition<br />

à l’exécution du testament ; et, après de longs<br />

débats, les tribunaux suspendirent toute décision<br />

jusqu’à ce que le jeune Roderich eût fourni des<br />

titres plus authentiques ; car ceux qu’il avait<br />

apportés ne suffisaient pas pour lui faire donner


gain de cause.<br />

XXI<br />

Le justicier avait en vain compulsé toute la<br />

correspondance du vieux Roderich sans trouver<br />

une seule lettre, un seul papier qui eût trait aux<br />

rapports de Wolfgang avec mademoiselle de<br />

Saint-Val. Un soir, il était resté plein de soucis<br />

dans la chambre à coucher du défunt baron de<br />

Roderich, où il venait de faire de nouvelles<br />

perquisitions, et il travaillait à composer un<br />

mémoire en faveur du jeune baron. La nuit était<br />

avancée, et la lune répandait sa clarté dans la<br />

grande salle, dont la porte était restée ouverte. Il<br />

entendit quelqu’un monter les escaliers lentement<br />

et à pas lourds, avec un retentissement de clefs.<br />

V... devint attentif ; il se leva, se rendit dans la<br />

grande salle, et s’aperçut que quelqu’un<br />

approchait. Bientôt la porte s’ouvrit, et un<br />

homme en chemise, tenant d’une main un


flambeau allumé, et de l’autre un trousseau de<br />

clefs s’avança lentement. V... reconnut aussitôt<br />

l’intendant, et il se disposait à lui demander ce<br />

qu’il venait chercher ainsi au milieu de la nuit,<br />

lorsqu’il vit dans toutes les manies du vieillard<br />

l’expression d’un état surnaturel ; il ne put<br />

méconnaître les symptômes du somnambulisme.<br />

L’intendant s’avança droit devant la porte murée<br />

qui conduisait à la tour. Là, il s’arrêta en poussant<br />

un gémissement profond qui retentit dans la salle,<br />

et fit frémir le justicier ; puis, posant son<br />

flambeau et ses clefs sur le parquet, il se mit à<br />

gratter le mur avec ses mains, et employa tant de<br />

force, que le sang jaillit de ses ongles ; ensuite, il<br />

appuya son oreille pour mieux écouter, fit signe<br />

de la main comme pour empêcher quelqu’un<br />

d’avancer, releva le flambeau et s’éloigna à pas<br />

comptés. V... le suivit doucement, tenant<br />

également un flambeau à la main. Il descendit les<br />

marches avec lui. L’intendant ouvrit la porte du<br />

château, entra dans la cour, se rendit à l’écurie,<br />

disposa son flambeau de manière à ce que la<br />

clarté se répandît régulièrement autour de lui,<br />

apporta une bride et une selle, et se mit à


harnacher un cheval avec un soin extrême,<br />

attachant la sangle avec force, bouclant les étriers<br />

à une longueur égale, et visitant le mors à<br />

plusieurs reprises. Cela fait, il retira le toupet de<br />

crins engagé dans la têtière, détortilla la<br />

gourmette, fit sortir le cheval de l’écurie en<br />

l’animant par le claquement de langue habituel<br />

aux palefreniers, et l’amena dans la cour. Là, il<br />

resta quelques instants dans l’attitude d’un<br />

homme qui attend des ordres, et promit de les<br />

suivre en baissant plusieurs fois la tête. V... le vit<br />

alors reconduire le cheval à l’écurie, le desseller,<br />

le rattacher au râtelier, reprendre son flambeau, et<br />

regagner sa chambre, où il s’enferma au verrou.<br />

Le justicier se sentit saisi d’une horreur<br />

secrète ; il s’était commis sans doute quelque<br />

horrible action en ce lieu : et, tout occupé de la<br />

fâcheuse situation de son protégé, il s’efforçait de<br />

tirer sur ce qui venait de se passer quelques<br />

indices à son avantage. Le lendemain, dès le<br />

matin, Daniel se présenta dans sa chambre pour<br />

une affaire domestique. V... le saisit aussitôt par<br />

le bras, et lui dit : – Écoute-moi, Daniel ! il y a<br />

longtemps que je veux te consulter. Que penses-


tu des embarras que nous cause le singulier<br />

testament du baron Hubert ? Crois-tu que ce<br />

jeune homme soit véritablement le fils légitime<br />

du baron Wolfgang ?<br />

Le vieil intendant, évitant les regards du<br />

justicier, répondit : – Bah ! il se peut que cela<br />

soit, comme il se peut que cela ne soit pas ; que<br />

m’importe ! Soit maître qui voudra ; ce sera<br />

toujours un maître. – Mais, reprit V... en<br />

s’appuyant sur son épaule ; toi, qui étais le<br />

confident du vieux baron Roderich, tu as dû<br />

connaître toute l’histoire de ses fils ? Ne t’a-t-il<br />

jamais parlé du mariage que Wolfgang avait<br />

contracté contre sa volonté ?<br />

– Je ne puis pas m’en souvenir, dit l’intendant<br />

en bâillant. – Tu as envie de dormir, mon vieux,<br />

dit V... ; as-tu passé une mauvaise nuit ? – Pas<br />

que je sache, répondit Daniel en se secouant ;<br />

mais je vais aller commander le déjeuner.<br />

À ces mots, il se leva du siège où il s’était<br />

assis, et bâilla encore plusieurs fois.<br />

– Reste donc encore un peu, mon vieux<br />

camarade, lui dit V... en voulant le forcer de se


asseoir. Mais Daniel resta debout, et répondit<br />

d’un air de mauvaise humeur : – Ah ! çà, que<br />

m’importe le testament et leur querelle pour le<br />

majorat ? – Ainsi, n’en parlons plus ! Causons<br />

d’autre chose, mon cher Daniel : tu es mal<br />

disposé, tu bâilles ; tout cela montre un homme<br />

affecté, et je crois vraiment que l’as été cette nuit.<br />

– Qu’ai-je été cette nuit ? demanda l’intendant en<br />

restant dans la même position. – Cette nuit, dit<br />

V..., comme je travaillais dans la chambre du<br />

défunt baron Roderich, tu es venu dans la salle,<br />

pâle et défait, et tu as passé un grand quart<br />

d’heure à gratter la porte murée. Es-tu donc<br />

somnambule, Daniel ?<br />

L’intendant se laissa tomber dans le fauteuil<br />

qui était derrière lui. Il ne prononça pas une<br />

parole ; ses yeux se fermèrent à demi, et ses dents<br />

se choquèrent avec violence.<br />

– Oui, continua V... après un moment de<br />

silence ; il se passe de singulières choses dans<br />

l’état de somnambulisme ; et le lendemain, on<br />

ignore tout ce qu’on a fait.<br />

J’avais un ami qui se promenait régulièrement


la nuit, au temps de la pleine lune. Il répondait<br />

alors à toutes les questions, et comme malgré lui.<br />

Je crois vraiment qu’un somnambule qui aurait<br />

commis une mauvaise action l’avouerait luimême<br />

dans ces moments-là ! Heureux ceux qui<br />

ont bonne conscience comme nous deux, Daniel !<br />

Nous pouvons être somnambules sans avoir rien<br />

à craindre. Mais dis-moi donc un peu ce que tu as<br />

à gratter comme cela à la porte de<br />

l’observatoire ? Tu veux sans doute aller faire de<br />

l’astronomie avec le vieux Roderich, n’est-ce<br />

pas ? Je te demanderai cela la nuit prochaine.<br />

Daniel n’avait cessé de trembler pendant tout<br />

ce discours ; tout son corps semblait en ce<br />

moment un roseau balancé par l’orage. Il ne<br />

proférait que des paroles inintelligibles, et sa<br />

bouche se chargeait d’écume. V... sonna. Les<br />

domestiques vinrent prendre le vieil intendant qui<br />

ne faisait plus aucun mouvement, et le<br />

transportèrent dans son lit, où il ne tarda pas à<br />

tomber dans un assoupissement profond.<br />

Lorsqu’il se réveilla quelques instants après, il<br />

demanda du vin, et s’enferma seul dans sa<br />

chambre, où il resta tout le jour.


V... avait réellement résolu d’interroger Daniel<br />

pendant ses accès de somnambulisme. Il se rendit<br />

à minuit dans la grande salle, espérant que<br />

l’intendant s’y rendrait ; mais il ne tarda pas à<br />

entendre des cris effroyables. On vint lui<br />

annoncer que le feu était dans la chambre de<br />

Daniel. On y courut ; mais on essaya vainement<br />

d’ouvrir la porte. Quelques domestiques brisèrent<br />

alors la fenêtre basse, arrachèrent les rideaux qui<br />

brûlaient, et répandirent dans la cheminée<br />

quelques seaux d’eau qui éteignirent l’incendie.<br />

L’intendant était au milieu de la chambre dans un<br />

évanouissement profond. Il tenait encore à la<br />

main le flambeau dont la flamme avait consumé<br />

les rideaux. Ses sourcils et une partie de ses<br />

cheveux avaient été brûlés ; et on remarqua, non<br />

sans étonnement, que la porte se trouvait fermée<br />

intérieurement par deux énormes verrous qui ne<br />

s’y trouvaient pas la veille.<br />

V... comprit que l’intendant avait voulu se<br />

contraindre à ne pas quitter sa chambre, mais<br />

qu’il n’avait pu résister à la volonté supérieure<br />

qui résidait en lui. Daniel tomba sérieusement<br />

malade ; il cessa de parler, et resta des journées


entières plongé dans ses réflexions. V... n’ayant<br />

pu trouver les documents qu’il cherchait, se<br />

disposa enfin à quitter le château. Le soir qui<br />

devait précéder son départ, il était occupé à<br />

rassembler tous ses papiers, lorsqu’il trouva un<br />

petit paquet cacheté, qui lui avait échappé. Il<br />

portait pour suscription, de la main du baron<br />

Hubert : Pour être lu après l’ouverture de mon<br />

testament. V... se disposait à faire l’ouverture de<br />

ce paquet, lorsque la porte s’ouvrit. Daniel<br />

s’avança lentement, il mit sur la table un carton<br />

noir, qu’il portait sous son bras, et tombant à<br />

genoux devant le justicier, il lui dit, d’une voix<br />

sourde : – Je ne voudrais pas mourir sur<br />

l’échafaud !<br />

Puis, il s’en alla comme il était venu.<br />

XXII<br />

V... passa toute la nuit à lire ce que renfermait<br />

le carton noir et le paquet du défunt baron


Hubert. Tous ces documents s’accordaient<br />

parfaitement et lui dictèrent sa conduite. Il partit.<br />

Dès qu’il fut arrivé à K..., il se rendit chez le<br />

baron, qui le reçut avec arrogance. Mais la<br />

conférence qu’il eut avec lui fut suivie d’un<br />

résultat merveilleux ; car, le lendemain, le baron<br />

se rendit devant le tribunal, et déclara qu’il<br />

reconnaissait la légitimité de l’union du fils aîné<br />

du baron Roderich de R..., avec mademoiselle<br />

Julie de Saint-Val. Après avoir fait sa déclaration,<br />

il demanda des chevaux de poste, et partit seul,<br />

laissant sa mère et sa sœur à R... Il leur écrivit le<br />

lendemain, qu’elles ne le reverraient peut-être<br />

jamais.<br />

L’étonnement du jeune Roderich fut extrême,<br />

et il pressa V... de lui expliquer par quel<br />

mystérieux pouvoir ce changement s’était déjà<br />

opéré ; mais celui-ci remit cette confidence au<br />

temps où il serait en possession du majorat. Un<br />

obstacle s’y opposait encore ; car les tribunaux<br />

refusaient de se contenter de la déclaration du<br />

baron Hubert, et exigeaient la légitimation de<br />

Roderich. V... proposa, en attendant, au jeune


Roderich de demeurer au château de R..., où il<br />

avait déjà offert un asile à la mère et à la sœur du<br />

baron Hubert. Le ravissement avec lequel<br />

Roderich accepta cette proposition, montra quelle<br />

impression profonde avait produite sur son cœur<br />

la jeune Séraphine ; et, en effet, il sut si bien<br />

mettre le temps à profit, que la baronne consentit<br />

bientôt à son union avec sa fille. V... trouvait<br />

cette décision un peu prompte, car jusque-là rien<br />

n’annonçait encore que le majorat dût échoir à<br />

Roderich.<br />

Des lettres de Courlande interrompirent la vie<br />

d’idylle qu’on menait au château. Hubert était<br />

parti pour la Russie, où il avait pris du service<br />

dans l’armée d’expédition qui se préparait contre<br />

la Perse. Ce départ rendait celui de la baronne et<br />

de sa fille indispensable ; elles partirent pour<br />

leurs terres de Courlande, où leur présence<br />

devenait nécessaire. Roderich, qu’on regardait<br />

déjà comme un époux et comme un fils, les<br />

accompagna, et le château resta désert. La santé<br />

du vieil intendant s’affaiblissait chaque jour. On<br />

le remplaça, dans ses fonctions, par un gardechasse<br />

nommé François.


Enfin, après une longue attente, V... reçut de la<br />

Suisse des nouvelles favorables. Le pasteur qui<br />

avait marié le défunt baron Roderich était mort<br />

depuis longtemps ; mais il se trouvait, sur le<br />

registre de l’église, une note de sa main où il était<br />

dit que le fiancé de Julie de Saint-Val s’était fait<br />

reconnaître au pasteur, sous le sceau du secret,<br />

comme le baron Wolfgang, fils aîné du baron<br />

Roderich de R... Deux témoins s’étaient en outre<br />

retrouvés, un négociant de Genève et un capitaine<br />

français retiré à Lyon. Rien ne s’opposa plus à la<br />

remise du majorat ; et une lettre de Russie en<br />

accéléra le moment. On apprit que le baron<br />

Hubert avait eu le sort de son jeune frère, mort<br />

jadis sur le champ de bataille ; et ses biens de<br />

Courlande devinrent la dot de Séraphine de R...<br />

qui épousa l’heureux Roderich.<br />

XXIII<br />

Ce fut au mois de novembre que Roderich<br />

revint, avec sa fiancée, à R....bourg. On y célébra


à la fois son installation et son mariage avec<br />

Séraphine. Plusieurs semaines s’écoulèrent dans<br />

les fêtes ; puis, peu à peu, les hôtes s’éloignèrent<br />

à la grande satisfaction des nouveaux époux, et<br />

de V... qui ne voulait pas quitter le château sans<br />

faire connaître au jeune baron tous les détails de<br />

son nouveau domaine. Depuis le temps où Daniel<br />

était venu lui apparaître, le justicier avait fait<br />

élection de domicile, comme il le disait, dans la<br />

chambre du vieux Roderich, afin de se trouver en<br />

situation d’arracher à l’intendant une confession,<br />

s’il renouvelait ses promenades. Ce fut donc là et<br />

dans la salle voisine qu’il se réunit avec le baron<br />

pour traiter des affaires du majorat. Ils se<br />

trouvaient un soir ensemble auprès d’un feu<br />

pétillant, V... notant, la plume à la main, les<br />

recettes et les dépenses du domaine, et le baron<br />

les yeux fixés sur les registres et les documents<br />

que son avocat lui présentait. Ils n’entendaient ni<br />

le murmure des flots de la mer, ni les cris des<br />

mouettes qui annonçaient l’orage, ni le bruit du<br />

vent qui s’engouffrait dans les corridors du<br />

château et rendait des sons plaintifs. Lorsque<br />

enfin un horrible coup de vent eut ébranlé la


toiture du château, V... s’écria : – Un mauvais<br />

temps ! – Le baron, plongé dans le calcul de sa<br />

richesse, répondit, en tournant un feuillet de ses<br />

récoltes. – Oui, un fort mauvais temps !<br />

Mais il poussa tout à coup un grand cri. La<br />

porte s’était ouverte, et Daniel, que chacun<br />

croyait retenu sur son lit par sa maladie, parut, les<br />

cheveux en désordre, presque nu, et dans un état<br />

de maigreur effrayant.<br />

– Daniel ! – Daniel ! – Que fais-tu ici à cette<br />

heure ? lui cria le baron effrayé.<br />

Le vieillard poussa un long gémissement et<br />

tomba sur le parquet. V... appela les domestiques,<br />

on le releva mais tous les efforts qu’on fit pour<br />

rappeler ses sens furent inutiles.<br />

– Mon Dieu ! n’ai-je donc pas entendu dire<br />

qu’en prononçant le nom d’un somnambule, on<br />

peut causer sa mort ? s’écria le baron. Ah !<br />

malheureux que je suis, j’ai tué ce pauvre<br />

vieillard ! C’en est fait de mon repos !<br />

Lorsque Daniel eut été emporté par les<br />

domestiques, V... prit le baron par le bras, le


conduisit auprès de la porte murée et lui dit : –<br />

Celui qui vient de tomber sans mouvement à vos<br />

pieds, baron Roderich, est l’assassin de votre<br />

père !<br />

Le baron resta pétrifié. V... continua : – Il est<br />

temps enfin de vous dévoiler cet horrible secret.<br />

Le ciel a permis que le fils prît vengeance de la<br />

mort de son père. Les paroles que vous avez fait<br />

retentir aux oreilles de ce misérable sont les<br />

dernières que votre malheureux père a<br />

prononcées !<br />

Tremblant, hors d’état de prononcer un mot, le<br />

baron prit place auprès du justicier, et celui-ci lui<br />

fit d’abord connaître le contenu du paquet laissé<br />

par Hubert pour être lu après l’ouverture de son<br />

testament.<br />

Hubert y témoignait un vif repentir de la haine<br />

qu’il avait conçue contre son frère aîné, après la<br />

fondation du majorat. Il avouait qu’il avait<br />

toujours cherché, mais en vain, à nuire à<br />

Wolfgang dans l’esprit de son père. Ce ne fut que<br />

lorsqu’il connut le mariage de son frère à<br />

Genève, qu’il conçut l’espoir de réaliser ses


projets. Cette union parut un crime horrible aux<br />

yeux du vieillard, qui avait dessein de consolider<br />

la fondation de son majorat par une riche<br />

alliance. Il écrivit à son fils de revenir aussitôt à<br />

R....bourg, et de faire casser son mariage, le<br />

menaçant de sa malédiction s’il n’obéissait à ses<br />

ordres. Ce fut cette lettre que Wolfgang brûla<br />

près du corps de son père.<br />

Wolfgang périt, et le majorat revint à Hubert<br />

avant que son frère eût pu divulguer son mariage.<br />

Hubert se garda de le faire connaître, et<br />

s’appropria le domaine qui revenait à son neveu ;<br />

mais le ciel ne permit pas qu’il en jouît<br />

paisiblement, et la haine que se portaient ses deux<br />

fils lui fut un terrible châtiment de celle qu’il<br />

avait portée à son frère.<br />

– Tu es un pauvre hère, dit un jour l’aîné des<br />

deux, âgé de douze ans, à son plus jeune frère ;<br />

lorsque mon père mourra, je deviendrai seigneur<br />

de R... ; et toi, il faudra que tu viennes<br />

humblement me baiser la main quand je te<br />

donnerai de l’argent pour avoir un habit neuf.<br />

L’enfant, irrité de l’orgueil de son frère, lui lança


aussitôt un couteau qu’il tenait à la main, et le<br />

blessa cruellement. Hubert, craignant de plus<br />

grands malheurs, envoya le cadet en Russie, où il<br />

prit plus tard du service, et fut tué en combattant<br />

sous les ordres de Suwarow contre les Français.<br />

Quant à la mort de son frère, le baron<br />

s’exprimait en termes singuliers et équivoques,<br />

qui laissent toutefois soupçonner qu’il avait eu<br />

part à cet horrible attentat. Les papiers que<br />

renfermait le carton noir expliquèrent tout.<br />

Il contenait une déclaration écrite et signée par<br />

Daniel. C’était d’après l’invitation de Daniel que<br />

le baron Hubert était venu à R... ; c’était Daniel<br />

qui lui avait fait savoir qu’on avait trouvé une<br />

somme immense dans la chambre du baron<br />

Roderich. Daniel brûlait du désir d’assouvir sa<br />

vengeance sur le jeune homme qui l’avait si<br />

outrageusement traité. Il entretenait sans cesse la<br />

colère du malheureux Hubert, et l’excitait à se<br />

débarrasser de son frère. Ce fut dans une chasse<br />

qu’ils firent ensemble, qu’ils tombèrent enfin<br />

d’accord.<br />

– Il faut le tuer ! murmura Hubert en jetant un


coup d’œil sur son fusil. – Le tuer, oui ; mais pas<br />

ainsi, dit Daniel. Et il ajouta qu’il promettait de<br />

tuer le baron sans qu’on entendît seulement un<br />

coq chanter.<br />

Après avoir reçu l’argent de son frère, Hubert<br />

voulut fuir pour échapper à la tentation. Daniel<br />

lui sella lui-même un cheval dans la nuit, et le<br />

conduisit hors de l’écurie ; mais lorsque le baron<br />

voulut se mettre en selle, Daniel lui dit d’un air<br />

sombre : – Je pense, baron Hubert, que vous<br />

feriez bien de rester dans le majorat, qui vous<br />

appartient maintenant ; car l’orgueilleux seigneur<br />

est tombé dans les fossés de la tour !<br />

Daniel avait observé que Wolfgang, dévoré de<br />

la soif de l’or, se levait souvent dans la nuit,<br />

ouvrait la porte qui conduisait autrefois à la tour,<br />

et regardait avec attention dans le gouffre qui<br />

devait, selon lui, cacher des trésors. Daniel l’avait<br />

suivi. Au moment où il avait entendu le baron<br />

ouvrir la porte de la tour, il s’était approché de lui<br />

sur le bord du gouffre ; et celui-ci, qui lisait déjà<br />

dans les yeux du traître des projets de vengeance,<br />

s’était écrié : Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à


cette heure ? – Meurs, chien galeux ! s’était écrié<br />

Daniel à son tour ; et d’un vigoureux coup de<br />

pied il l’avait précipité dans les profondeurs de<br />

l’abîme.<br />

Ici mon grand-oncle cessa de parler, ses yeux<br />

se remplirent de larmes ; il ajouta d’une voix<br />

presque éteinte : – Ce n’est pas tout, Théodore ;<br />

écoute avec courage ce qui me reste à te dire.<br />

Je frissonnai.<br />

– Oui, reprit mon oncle, le mauvais génie qui<br />

plane sur cette famille a aussi étendu son bras sur<br />

elle ! – Tu pâlis ! Sois homme enfin ; et rends<br />

grâce au ciel de n’avoir pas été la cause de sa<br />

mort. – Elle n’est donc plus ? m’écriai-je en<br />

gémissant. – Elle n’est plus ! Deux jours après<br />

notre départ, le baron arrangea une partie de<br />

traîneaux. Tout à coup les chevaux de celui où il<br />

se trouvait avec la baronne s’emportèrent, et<br />

partirent à travers le bois avec une rage<br />

incroyable. – Le vieillard ! le vieillard est derrière<br />

nous ! Il nous poursuit ! s’écriait la baronne<br />

d’une voix perçante. En ce moment, le traîneau<br />

fut renversé et se brisa. On la trouva sans vie ! Le


aron en mourra de douleur. Jamais nous ne<br />

verrons R....bourg, mon neveu !<br />

Je ne sais comment la douleur que me causa ce<br />

récit ne me tua pas moi-même.<br />

Conclusion<br />

Des années avaient passé. Mon grand-oncle<br />

reposait dans sa tombe. J’avais dès longtemps<br />

quitté ma patrie, et mes voyages m’avaient<br />

entraîné jusqu’au fond de la Russie. À mon<br />

retour, passant, par une nuit d’automne bien<br />

sombre, sur une chaussée le long de la Baltique,<br />

j’aperçus un feu qui brillait à quelque distance ;<br />

c’était comme une constellation immense, et je ne<br />

pouvais concevoir d’où venait cette flamme à une<br />

si prodigieuse élévation. – Postillon, criai-je, quel<br />

est ce feu que nous voyons devant nous ? – Eh !<br />

ce n’est pas du feu, me répondit-il. C’est le fanal<br />

de la tour de Rembourg.<br />

– Rembourg !


En entendant prononcer ce nom, l’image des<br />

jours heureux que j’avais passés en ce lieu s’offrit<br />

à moi dans toute sa fraîcheur. Je vis le baron, je<br />

vis Séraphine, et aussi les deux vieilles tantes ; et<br />

moi-même je me revis avec mon visage imberbe,<br />

ma chevelure bien frisée, bien poudrée, avec mon<br />

frac de taffetas bleu de ciel ; je me revis jeune,<br />

aimé, plein d’amour !... Et, au milieu de la<br />

profonde mélancolie que m’inspirait ce<br />

douloureux souvenir, je croyais encore entendre<br />

les malicieuses plaisanteries de mon vieux grandoncle<br />

!<br />

Vers le matin, ma voiture s’arrêta devant la<br />

maison de l’inspecteur du domaine. Je la<br />

reconnus aussitôt. Je m’informai de lui. – Avec<br />

votre permission, me dit le maître de poste, il n’y<br />

a pas d’inspecteur de domaine ici. C’est un<br />

baillage royal.<br />

Je m’informai encore. Le baron de Roderich<br />

de R... était mort depuis seize ans, sans<br />

descendants ; et le majorat, conformément à son<br />

institution, était échu à l’État.<br />

J’eus la force d’aller au château. Il tombait en


uine. On avait employé une partie des matériaux<br />

pour construire la tour du fanal ; c’est du moins<br />

ce que me dit un paysan que je rencontrai dans le<br />

bois de pins. Il me parla aussi des anciennes<br />

apparitions, et il me jura qu’au temps de la pleine<br />

lune on entendait encore d’affreux gémissements<br />

s’élever du milieu de ces décombres.<br />

Pauvre baron Roderich ! Quelle puissance<br />

ténébreuse a coupé dès ses premiers rejetons le<br />

tronc dont tu avais cru consolider les racines pour<br />

l’éternité ?


La vie d’artiste


Un des meilleurs tableaux du célèbre Hummel<br />

représente une société dans une locanda<br />

italienne ; une treille chargée de grappes et de<br />

feuilles voluptueusement groupées, une table<br />

couverte de flacons et de fruits, auprès de<br />

laquelle sont assises, l’une en face de l’autre,<br />

deux femmes italiennes. L’une d’elles chante,<br />

l’autre joue de la guitare ; entre elles est un<br />

abbate qui joue le rôle de maître de chapelle. Sa<br />

battuta suspendue, il attend le moment où la<br />

signora achèvera par un long trillo la cadence<br />

qu’elle fait les yeux levés vers le ciel ; la<br />

guitariste suit ses mouvements avec attention, et<br />

se prépare à frapper fortement l’accord à la<br />

dominante. L’abbé est plein d’admiration ; il jouit<br />

délicieusement, et en même temps il attend avec<br />

anxiété. Pour rien au monde, il ne voudrait<br />

manquer le moment de frapper la mesure. À<br />

peine ose-t-il respirer, il voudrait lier les ailes à<br />

chaque mouche, à chaque insecte qui le fatigue<br />

de son bourdonnement. Aussi la venue de l’hôte


affairé qui apporte dans le moment fatal le vin<br />

qu’on lui a demandé ne lui semble-t-elle que plus<br />

pénible. C’est le désespoir qui se peint pour la<br />

première fois sur ses joues vermeilles. Les<br />

accidents de la lumière se jouent à travers les<br />

pampres de la treille ; elle a une libre issue dans<br />

la campagne, et laisse voir un cavalier arrêté<br />

devant la locanda, et qui se rafraîchit sans quitter<br />

la selle.<br />

J’ai toujours admiré ce charmant tableau ;<br />

mais il m’a surtout semblé merveilleux parce<br />

qu’il représente fidèlement une scène de ma vie,<br />

avec les portraits frappants des personnes qui y<br />

figurèrent. On sait que la musique a toujours fait<br />

mes délices. Dans mon enfance, je n’avais pas<br />

d’autres sentiments, et je passais mes jours et mes<br />

nuits à chercher des accords sur le vieux piano<br />

fêlé de mon oncle. La musique était peu en<br />

honneur dans le petit bourg qu’il habitait, et il ne<br />

s’y trouvait personne qui pût m’instruire dans cet<br />

art, qu’un vieil organiste opiniâtre, qui ne voyait<br />

que les notes mortes et qui me tourmentait avec<br />

ses fugues et ses toccades discordes et<br />

monotones. Je soutins courageusement ces


épreuves, et mon ardeur ne put se ralentir.<br />

Souvent l’organiste me reprenait avec aigreur ;<br />

mais il n’avait qu’à jouer un morceau avec sa<br />

vieille et vigoureuse manière, et j’étais réconcilié<br />

avec lui et avec la musique. Maintes fois,<br />

j’éprouvais des impressions singulières ; et<br />

certains morceaux du vieux Sébastien Bach<br />

produisaient sur moi l’effet d’une histoire de<br />

revenants bien terrible et me causaient de ces<br />

frissons de terreur auxquels on s’abandonne avec<br />

tant de ravissement dans les tendres années de<br />

l’enfance. Mais le paradis s’ouvrait devant moi,<br />

lorsque, dans les soirées d’hiver, la clarinette de<br />

la ville avec ses élèves, soutenus par une couple<br />

de dilettanti caducs, venaient donner un concert<br />

où je frappais les timbales, emploi qui m’était<br />

délégué à cause de la justesse de mon oreille.<br />

Depuis, j’ai vu combien ces concerts étaient fous<br />

et ridicules. D’ordinaire, mon maître jouait deux<br />

concertos de Wolff ou d’Emmanuel Bach, un<br />

amateur de clarinette se mettait aux prises avec<br />

les compositions de Stamitz, et le receveur des<br />

impôts dépensait tant de souffle dans sa flûte<br />

qu’il éteignait régulièrement les deux lumières


placées sur son pupitre, qu’on était sans cesse<br />

forcé de rallumer. Pour le chant, il ne fallait pas y<br />

songer ; ce qui causait un grand déplaisir à mon<br />

oncle. Il parlait encore avec enthousiasme du<br />

temps où les quatre chantres des quatre églises se<br />

réunissaient dans la salle de concert pour<br />

exécuter l’opéra de Charlotte à la cour. Il vantait<br />

surtout la tolérance qui présidait à ces réunions ;<br />

car, outre les deux chantres des églises<br />

catholiques et protestantes qui consentaient à<br />

concerter ensemble, il s’en trouvait deux autres<br />

qui faisaient partie, l’un de la communion<br />

française et l’autre de la communion allemande.<br />

Au milieu de ses regrets, mon oncle se souvint<br />

qu’il existait dans le bourg une demoiselle de<br />

cinquante-cinq ans, qui vivait d’une faible<br />

pension qu’elle recevait comme ancienne<br />

cantatrice de la cour, et il pensa qu’elle pourrait<br />

encore embellir nos concerts. Elle reçut<br />

superbement son invitation et se fit longtemps<br />

prier. Enfin, elle céda, et consentit à exhumer ses<br />

anciens airs de bravoure. C’était une demoiselle<br />

singulière ; sa petite et maigre personne est<br />

encore vivante dans ma mémoire. Elle avait


coutume d’entrer fort gravement, sa partie à la<br />

main, et d’incliner moelleusement le haut de son<br />

corps pour saluer l’assemblée. Elle portait une<br />

bizarre coiffure, au-devant de laquelle était<br />

attaché un bouquet de fleurs de pâte d’Italie, qui<br />

tremblotait et vacillait tandis qu’elle chantait.<br />

Quand elle avait terminé son morceau au bruit<br />

des applaudissements, elle remettait sa partie à<br />

mon maître, à qui il était alors permis de puiser<br />

dans la tabatière de porcelaine de l’ancienne<br />

cantatrice de la cour, faveur qu’il recevait en<br />

apparence avec toute l’humilité concevable : mais<br />

dès qu’elle s’était éloignée et que mon oncle, qui<br />

s’était déclaré son admirateur, s’était retiré dans<br />

sa chambre, le vieil organiste se mettait à<br />

parodier le chant défectueux de la cantatrice, ce<br />

qu’il faisait de la façon du monde la plus<br />

mordante et la plus burlesque.<br />

Mon maître l’organiste méprisait<br />

souverainement le chant ; et je partageais ce<br />

mépris qui ne faisait qu’ajouter à ma rage<br />

musicale. Il m’instruisit avec le plus grand zèle<br />

dans le contrepoint, et bientôt, je composai les<br />

fugues les plus difficiles. J’étais un jour en train


d’exécuter une de mes compositions – c’était le<br />

jour de la fête de mon oncle – lorsqu’un<br />

domestique de l’auberge voisine entra pour nous<br />

annoncer deux dames étrangères qui venaient<br />

d’arriver. Et avant que mon oncle eût pu quitter<br />

sa robe de chambre à fleurs, les deux dames<br />

entrèrent. On sait combien l’apparition des<br />

étrangers produit d’effet sur les habitants des<br />

petites villes ; la vue de ces deux femmes était<br />

bien faite pour causer quelque émotion, et leur<br />

présence m’agita d’une façon singulière. Qu’on<br />

se figure deux Italiennes sveltes et élancées,<br />

habillées de mille couleurs, selon la dernière<br />

mode, se présentant avec hardiesse comme des<br />

virtuoses, et cependant avec grâce ; elles<br />

s’avancèrent vers mon oncle, et lui adressèrent<br />

quelques paroles harmonieuses et sonores. Mon<br />

oncle ne comprit pas un seul mot ; il se recula<br />

avec embarras et montra de la main le sofa. Elles<br />

prirent place, et se dirent l’une à l’autre quelques<br />

mots qui résonnaient comme de la musique.<br />

Enfin, elles firent comprendre à mon oncle<br />

qu’elles étaient cantatrices, qu’elles voyageaient<br />

pour donner des concerts, et qu’elles venaient


s’adresser à lui pour qu’il les aidât dans leur<br />

entreprise musicale.<br />

Tandis qu’elles se parlaient, j’avais entendu<br />

leurs prénoms, et il me semblait que je pouvais<br />

déjà mieux les comprendre. Laurette semblait la<br />

plus âgée ; elle regardait autour d’elle avec des<br />

yeux étincelants, et elle parlait à mon pauvre<br />

oncle abasourdi, avec une volubilité entraînante<br />

et en multipliant ses gestes vifs et gracieux. Elle<br />

n’était pas fort grande, mais voluptueusement<br />

arrondie, et mon œil se perdit plus d’une fois<br />

dans des charmes qui ne m’avaient encore jamais<br />

frappé. Térésina, plus grande, plus élancée, au<br />

visage long et sérieux, parlait peu et se faisait<br />

mieux comprendre. De temps en temps, elle<br />

souriait d’un air singulier ; il semblait qu’elle prît<br />

plaisir à voir mon bon oncle qui s’efforçait de<br />

s’ensevelir au fond de sa robe de chambre de soie<br />

à grand ramage. Enfin elles se levèrent : mon<br />

oncle promit d’arranger le concert pour le<br />

troisième jour, et fut invité ainsi que moi qui leur<br />

avais été présenté comme un jeune virtuose, à<br />

venir le soir prendre la ciocolata chez les deux<br />

sœurs.


Nous descendîmes lentement les marches de<br />

l’escalier, et nous arrivâmes chez les deux<br />

Italiennes, un peu émus, comme des gens exposés<br />

à courir une aventure. Après que mon oncle, qui<br />

s’était longuement préparé, eut dit sur l’art<br />

beaucoup de belles choses que personne ne<br />

comprit ; après qu’un chocolat bouillant m’eut<br />

deux fois brûlé la langue, douleur que j’endurai<br />

sans mot dire avec la constance de Scévola,<br />

Laurette annonça qu’elle voulait nous chanter<br />

quelque chose. Térésina prit la guitare, s’accorda<br />

et toucha quelques accords. Jamais je n’avais<br />

entendu cet instrument, et le son sourd et<br />

mystérieux que rendaient les cordes vibra<br />

profondément dans mes oreilles. Laurette<br />

commença sur un ton très bas qu’elle soutint<br />

jusqu’au fortissimo, et qui se termina<br />

brusquement par une octave et demie, et un jet<br />

hardi et compliqué. Je me souviens encore des<br />

paroles du début : « Sento l’amica speme. » Je<br />

sentais ma poitrine se nouer ; jamais je n’avais<br />

soupçonné de semblables effets ! Mais quand<br />

Laurette s’éleva toujours avec plus de liberté et<br />

de hardiesse sur les ailes du chant, quand les tons


devinrent de plus en plus éclatants, le sentiment<br />

de la musique, si longtemps mort et vide dans<br />

mon âme, se réveilla et embrasa mon cœur. Ah !<br />

je venais d’entendre, pour la première fois, un<br />

accent musical. – Les deux sœurs se mirent à<br />

chanter ensemble les duos purs et graves de<br />

l’abbé Steffani. L’alto plein et sonore de Térésina<br />

pénétrait jusqu’au fond de mon âme. Je ne<br />

pouvais réprimer mes mouvements intérieurs, les<br />

larmes coulaient de mes yeux en abondance. En<br />

vain mon oncle me lançait-il des regards<br />

mécontents ; je n’y donnais nulle attention, j’étais<br />

hors de moi. Les deux cantatrices se<br />

complaisaient à mon émotion ; elles<br />

s’informèrent de mes études musicales : j’eus<br />

honte de mes leçons, et je m’écriai, avec la<br />

hardiesse que donne l’enthousiasme, que<br />

j’entendais pour la première fois la musique ! – Il<br />

bon fianciullo, murmura Laurette avec un accent<br />

doux et touchant. De retour au logis, je fus saisi<br />

d’une sorte de rage ; je ramassai toutes les<br />

toccades et toutes les fugues que j’avais rabotées,<br />

j’y joignis même quarante-cinq variations sur un<br />

canon composé par l’organiste, et je jetai le tout


au feu, m’abandonnant à un rire infernal lorsque<br />

je vis ces milliers de notes courir en étincelles<br />

flamboyantes sur les cendres noires et<br />

carbonisées de mes cahiers. Alors je m’assis au<br />

piano, et j’essayai d’imiter d’abord les sons de la<br />

guitare, puis de répéter le chant des deux sœurs.<br />

– Cesseras-tu bientôt de nous déchirer les<br />

oreilles ? s’écria mon oncle qui apparut<br />

subitement à minuit dans ma chambre. En même<br />

temps, il éteignit les deux lumières, et regagna<br />

son appartement qu’il venait de quitter. Il fallut<br />

obéir. Le sommeil m’apporta le secret du chant. –<br />

Je le crus du moins, car je chantai<br />

miraculeusement : Sento l’amica speme. Le<br />

lendemain, dès le matin, mon oncle avait déjà<br />

recruté tout ce qui savait tenir un archet ou<br />

souffler dans une flûte. Il mettait de l’orgueil à<br />

montrer combien notre musique était bien<br />

organisée ; mais il joua de malheur. Laurette mit<br />

une grande scène sur le pupitre ; dès le récitatif,<br />

tous les exécutants se trouvèrent en confusion ;<br />

aucun d’eux n’avait une idée de<br />

l’accompagnement, Laurette criait, tempêtait ;<br />

elle pleurait de colère et d’impatience.


L’organiste était au piano ; elle l’accabla des<br />

reproches les plus amers : il se leva, et gagna la<br />

porte en silence. La clarinette de la ville, que<br />

Laurette avait traitée d’asino maledetto, mit son<br />

instrument sous son bras et son chapeau sur sa<br />

tête. Il se dirigea également vers la porte, et fut<br />

suivi des musiciens, qui mirent leurs archets dans<br />

les cordes et dévissèrent leurs embouchures. Les<br />

seuls dilettanti restaient à leur place, et le<br />

receveur des impôts s’écria d’un ton lamentable :<br />

– Ô Dieu, quel jour funeste ! – Toute ma timidité<br />

m’avait abandonné, je barrai le chemin à la<br />

clarinette, et je la suppliai, je la conjurai de rester,<br />

et je lui promis, tant ma crainte était grande, de<br />

lui faire six menuets avec un double trio pour la<br />

bal de la ville. – Je parvins à l’adoucir. Il revint à<br />

son pupitre, ses camarades l’imitèrent, et bientôt<br />

l’orchestre fut rétabli ; l’organiste seul manquait.<br />

Il traversait lentement le marché ; mais aucun<br />

signe, aucun cri ne le décidèrent à rétrograder.<br />

Térésina avait regardé toute cette scène en se<br />

mordant les lèvres pour ne pas rire, et Laurette,<br />

dont la colère était passée, partageait l’hilarité de<br />

sa sœur. Elle loua beaucoup mes efforts, et me


demanda si je jouais du piano ; avant qu’il me fût<br />

possible de répondre, elle m’avait déjà poussé à<br />

la place de l’organiste. Jamais je n’avais<br />

accompagné le chant ni dirigé un orchestre.<br />

Térésina s’assit auprès de moi, et me donna<br />

chaque fois la mesure ; je recevais sans cesse de<br />

nouveaux encouragements de Laurette ;<br />

l’orchestre s’échauffa, et le concert alla de mieux<br />

en mieux : dans la seconde partie, on s’entendit<br />

parfaitement, et l’effet que produisit le chant des<br />

deux sœurs paraîtrait incroyable. Elles étaient<br />

mandées à la Résidence, où de grandes solennités<br />

devaient avoir lieu pour le retour du prince ; elles<br />

consentirent à rester parmi nous jusqu’au jour de<br />

leur départ pour la capitale, et nous eûmes ainsi<br />

plusieurs concerts. L’admiration du public alla<br />

jusqu’au délire. La vieille cantatrice de la cour fut<br />

seule mécontente, et prétendit que ces cris<br />

impertinents ne méritaient pas le nom de chant.<br />

Mon organiste disparut complètement ; et moi, je<br />

fus le plus heureux des hommes ! – Je passais<br />

tout le jour auprès des deux dames, je les<br />

accompagnais et je transposais des partitions à<br />

leur voix, pour leur usage, pendant leur séjour à


la Résidence. Laurette était mon idéal ; ses<br />

caprices, ses humeurs, sa violence inouïe, ses<br />

impatiences de virtuose au piano, je supportais<br />

tout avec résignation ! Elle, elle seule m’avait<br />

ouvert les vraies sources de la musique.<br />

Je me mis à étudier l’italien et à m’essayer<br />

dans la canzonetta. Quel était mon ravissement<br />

lorsque Laurette chantait mes compositions !<br />

souvent il me semblait que les chants que<br />

j’entendais ne m’appartenaient pas, et qu’ils<br />

avaient germé dans l’âme de Laurette. Pour<br />

Térésina, j’avais peine à m’habituer à elle ; elle<br />

ne chantait que rarement, paraissait faire peu de<br />

cas de tous mes efforts, et quelquefois même il<br />

me semblait que j’étais l’objet de sa dérision.<br />

Enfin l’époque de leur départ approcha. Ce fut<br />

alors que je sentis tout ce que Laurette était pour<br />

moi, et que je vis qu’il m’était impossible de me<br />

séparer d’elle. J’avais une voix de ténor assez<br />

passable, peu exercée, il est vrai, mais qui s’était<br />

formée près d’elle bien rapidement. Souvent je<br />

chantais avec Laurette de ces duettini italiens<br />

dont le nombre est infini. Le jour du départ nous<br />

chantâmes ensemble un morceau qui commençait


ainsi : Senza di te, ben mio, vivere non poss’io. Je<br />

tombai aux pieds de Laurette ; j’étais au<br />

désespoir ! Elle me releva en me disant : « Mais,<br />

mon ami, faut-il donc que nous nous<br />

séparions ? » Je l’écoutai avec un étonnement<br />

extrême. Elle me proposa de partir avec elle et<br />

Térésina pour la Résidence : car, disait-elle, je<br />

serais toujours forcé de quitter ma petite ville si<br />

je voulais m’adonner à la musique. Qu’on se<br />

figure un malheureux qui se précipite dans un<br />

abîme sans fond, sans espoir de conserver la vie,<br />

et qui, au moment de recevoir le coup qui doit<br />

terminer ses jours, se trouve tout à coup dans un<br />

riant bocage, où des voix chéries le saluent des<br />

plus doux noms : telle était l’impression que je<br />

venais d’éprouver. Partir avec elle pour la<br />

Résidence ! ce fut là mon unique pensée. Je fis si<br />

bien que je parvins à persuader à mon oncle que<br />

ce voyage m’était indispensable. Il se rendit à<br />

mes instances, et il promit même de<br />

m’accompagner. Mon mécompte fut extrême. Je<br />

ne pouvais lui découvrir mon dessein de voyager<br />

avec les deux cantatrices ; un catarrhe qui survint<br />

à mon oncle me sauva. Je partis seul jusqu’à la


première poste, où je m’arrêtai pour attendre ma<br />

déesse. Une bourse bien garnie me permettait de<br />

tout préparer convenablement. Je voulais<br />

accompagner les deux cantatrices à cheval,<br />

comme un paladin ; j’avais acheté une monture<br />

assez belle, et je courus à leur rencontre. Bientôt<br />

je vis s’avancer lentement leur petite voiture à<br />

deux places. Les deux sœurs en occupaient le<br />

fond, et sur le siège était assise leur soubrette, la<br />

courte et grosse Gianna, brune Napolitaine. En<br />

outre, la voiture était chargée d’une multitude de<br />

caisses, de cartons et de paniers, dont les deux<br />

dames ne se séparaient jamais ; deux petits<br />

épagneuls jappaient sur les genoux de Gianna, et<br />

me saluèrent de leurs aboiements. Tout se passa<br />

fort heureusement jusqu’à la dernière station de<br />

poste, où mon coursier eut la velléité de retourner<br />

au village où je l’avais pris. J’employai en vain<br />

tous les moyens pour mettre un terme à ses bonds<br />

et à ses courbettes. Térésina, penchée hors de la<br />

voiture, riait aux éclats, tandis que Laurette se<br />

cachait le visage de ses deux mains, en s’écriant<br />

que ma vie était en péril. Son désespoir redoubla<br />

mon courage, j’enfonçai mes éperons dans les


flancs du coursier ; mais, au même instant, je fus<br />

lancé à quelques pas sur la poussière. Le cheval<br />

demeura alors immobile, et me contempla, le cou<br />

tendu, d’un air passablement sardonique. Je ne<br />

pouvais me relever, le cocher vint à mon aide ;<br />

Laurette s’était élancée de la voiture ; elle criait,<br />

elle pleurait à la fois, et Térésina ne cessait de<br />

rire jusqu’aux larmes. Je m’étais foulé le pied, et<br />

il m’était impossible de remonter à cheval.<br />

Comment continuer le voyage ? On attacha ma<br />

monture derrière le carrosse, dans lequel je me<br />

plaçai à grand-peine. La voiture était étroite, déjà<br />

encombrée par les deux femmes et par le bagage,<br />

et l’on entendait à la fois les lamentations de<br />

Laurette, les éclats de rire de Térésina, le<br />

bavardage de la Napolitaine, les aboiements des<br />

chiens et les cris que m’arrachait la douleur.<br />

Térésina s’écria qu’elle ne pouvait endurer plus<br />

longtemps cette situation ; d’un bond elle<br />

s’élança hors de la voiture, détacha mon cheval,<br />

s’assit de côté sur la selle et se mit à galoper<br />

devant nous. Je dois avouer qu’elle maniait son<br />

palefroi avec une habileté extrême ; la noblesse<br />

de sa tournure et la grâce de son maintien se


déployaient avec plus d’avantage ; elle se fit<br />

donner sa guitare ; et, passant les rênes autour de<br />

son bras, elle chanta les premières strophes de la<br />

Profecia dei Pireneo, cette altière romance<br />

espagnole de don Juan Baptiste de Arriaza :<br />

Y ore que el gran rugido<br />

Es ya trueno en los campos de Castilla<br />

En las Asturias belico Alarido,<br />

Voz de Vengaza en la imperial Sevilla<br />

Junto a Valencio es raya.<br />

Y terremoto horrissons en Monsayo.<br />

Mira en hares guerreras,<br />

La Espana toda hieriendo hosta sus fines,<br />

Batir tambores, tremolar banderas,<br />

Estallar bronces, resonar clarines,<br />

Y aun las antiguas lanzas,<br />

Salir del polva a renovar venganzas.


Sa robe de soie, d’une couleur éclatante,<br />

flottait en plis ondoyants, et les plumes blanches<br />

qui surmontaient son chapeau s’agitaient çà et là<br />

comme balancées par les accords de sa voix. Je<br />

ne pouvais me lasser de la contempler, bien que<br />

Laurette la traitât de folle et d’écervelée ; elle<br />

vola ainsi sur la route en nous précédant, et ne<br />

rentra dans la voiture qu’auprès des portes de la<br />

ville.<br />

On me vit alors dans tous les concerts, à tous<br />

les opéras ; je nageais dans la musique ; j’étais le<br />

répétiteur assidu de tous les duos, de toutes les<br />

ariettes, et de tous les morceaux qu’il leur plaisait<br />

d’exécuter. Une prompte et étonnante révolution<br />

s’était opérée en moi. J’avais dépouillé toute ma<br />

timidité de provincial, et je dirigeais la partition<br />

au piano, comme un maestro, chaque fois que ma<br />

dona chantait une scène. Mon esprit tout entier,<br />

mes pensées n’étaient plus que de douces<br />

mélodies. J’écrivais sans relâche des<br />

canzonnettes et des airs que Laurette chantait<br />

dans sa chambre. – Mais, pourquoi refusait-elle<br />

de chanter en public des morceaux de ma<br />

composition ? Quelquefois, Térésina apparaissait


à ma mémoire sur un cheval fougueux, avec une<br />

lyre, comme la muse elle-même ; et j’écrivais<br />

alors involontairement des chants graves et<br />

austères. Il est vrai que Laurette jouait avec les<br />

tons comme une fée qui se balance en chantant<br />

sur la pointe des fleurs. Rien ne lui était<br />

impossible ; elle surmontait toutes les difficultés.<br />

Térésina ne faisait jamais une roulade ; la simple<br />

note, mais un ton pur, longtemps soutenu, qui<br />

pénétrait dans l’âme comme un rayon de vive<br />

lumière. Je ne sais comment j’avais pu la<br />

méconnaître aussi longtemps.<br />

Le jour du concert, au bénéfice des deux<br />

sœurs, arriva ; Laurette chanta avec moi une<br />

grande scène d’Anfossi. J’étais, comme<br />

d’ordinaire, au piano. Le dernier final arriva.<br />

Laurette déploya toutes les ressources de l’art ; le<br />

rossignol n’eût pas trouvé des accents plus<br />

flexibles, des notes mieux soutenues, des<br />

roulades plus sonores. Cette fois même, cette<br />

perfection me sembla durer trop longtemps ; je<br />

sentais un léger frisson. Au même instant,<br />

Laurette prit haleine pour passer au a tempo par<br />

une brillante fioriture. Le diable m’égara ; des


deux mains je frappai un accord, l’orchestre<br />

suivit ; ce fut fait de la fioriture qui devait tout<br />

enlever. Laurette me jetant des regards de fureur,<br />

saisit la partition, me la lança si violemment à la<br />

tête, que les feuilles volèrent au hasard dans la<br />

salle, et s’échappa à travers l’orchestre, en<br />

renversant les musiciens et les instruments. Dès<br />

que le tutti fut achevé, je courus la rejoindre ; je<br />

la trouvai en larmes ; elle pleurait et trépignait à<br />

la fois.<br />

– Loin de moi, misérable ! me cria-t-elle ; tu<br />

es le démon qui m’a ravi ma réputation et mon<br />

honneur ! éloigne-toi, monstre, ne reparais jamais<br />

devant mes yeux !<br />

À ces mots, elle s’élança sur moi, et je<br />

m’échappai en toute hâte. Pendant la seconde<br />

partie du concert, Térésina et le maître de<br />

chapelle parvinrent enfin à adoucir cette belle en<br />

furie ; et elle exigea seulement que je quittasse le<br />

piano. Dans le dernier duo que chantaient les<br />

deux sœurs, Laurette exécuta enfin son trille<br />

d’harmonie que j’avais fait manquer ; elle fut<br />

immensément applaudie, et recouvra sa bonne


humeur. Cependant je ne pouvais oublier le<br />

mauvais traitement que j’avais reçu de Laurette<br />

en présence de tant de personnes étrangères, et je<br />

résolus de regagner dès le lendemain ma ville<br />

natale. J’étais occupé à préparer mon bagage,<br />

lorsque Térésina entra dans ma chambre. En me<br />

voyant ainsi occupé, elle s’écria avec<br />

étonnement : – Eh quoi ! veux-tu donc nous<br />

quitter ! Je lui déclarai que l’offense que j’avais<br />

reçue de Laurette ne me permettait plus de rester<br />

avec elle.<br />

– Ainsi, dit Térésina, une folie dont Laurette<br />

se repent déjà, t’éloigne de nous ? Où pourras-tu<br />

mieux vivre dans ton art qu’avec nous deux ? Il<br />

ne dépend que de toi d’empêcher Laurette de te<br />

traiter ainsi à l’avenir. Tu es trop doux, trop<br />

faible avec elle, et surtout, tu mets trop haut son<br />

talent. Elle a une voix assez agréable et beaucoup<br />

de charme, cela est vrai ; mais ces singulières et<br />

interminables fioritures, ces bonds aventureux,<br />

ces trilles évaporés, tout ce papillotage qu’elle<br />

emploie et qu’on admire, ne ressemble-t-il pas<br />

aux sauts périlleux d’un danseur de cordes ? Estce<br />

ainsi qu’on touche notre cœur et qu’on pénètre


dans notre âme ? Pour moi, tous ces agréments<br />

dont elle a fait tant de cas, je ne puis les souffrir ;<br />

ils m’obsèdent et ils m’oppressent. Et puis, ce<br />

gravissement subit dans la région des trois traits,<br />

n’est-ce pas un abus de la voix humaine, qui n’est<br />

touchante que lorsqu’elle reste vraie ? Pour moi,<br />

je ne prise que les tons moyens et la basse. Un<br />

son pénétrant, un portamento di voce me ravit<br />

par-dessus toutes choses : point de broderie<br />

inutile, une exposition ferme qui part de l’âme,<br />

c’est là le chant véritable, et c’est ainsi que je<br />

chante ! Si tu n’aimes plus Laurette, songe à<br />

Térésina qui t’aime tant parce que tu seras un<br />

maestro et un compositeur, d’après ta propre<br />

manière et selon l’impulsion de ton génie. Ne te<br />

fâche pas ; tous les airs maniérés et tes<br />

canzonnettes ne valent pas ce morceau.<br />

Térésina me chanta alors, de sa voix pleine et<br />

sonore, une cantate sacrée que j’avais composée<br />

quelques jours auparavant. Jamais je n’avais<br />

soupçonné que cette composition contînt autant<br />

d’effets. Les sons de sa voix agitaient tout mon<br />

être, des larmes de ravissement s’échappaient de<br />

mes yeux ; je pris la main de Térésina, je la


pressai mille fois contre mes lèvres, et je jurai de<br />

ne jamais me séparer d’elle. Laurette vit d’un œil<br />

jaloux ma liaison avec Térésina, mais elle se<br />

contint ; elle avait besoin de moi, car, en dépit de<br />

tout son talent, elle n’était pas en état d’étudier<br />

seule ; elle lisait mal, et elle n’était pas fort<br />

assurée de la mesure. Térésina, au contraire, lisait<br />

tout à livre ouvert, et son tact musical tenait des<br />

prodiges. Jamais Laurette ne montrait plus<br />

d’opiniâtreté et de violence que lorsque je<br />

l’accompagnais. Jamais, pour elle, je ne frappais<br />

un accord à propos ; elle regardait<br />

l’accompagnement comme un mal nécessaire ;<br />

jamais on ne devait entendre le piano, il devait<br />

toujours céder à la voix, et changer de mesure<br />

chaque fois qu’une autre fantaisie lui courait dans<br />

la tête. Je m’opposai avec fermeté à ses caprices,<br />

je combattis ses emportements ; je lui démontrai<br />

qu’il n’y avait pas d’accompagnement sans<br />

énergie, et que la mesure était le guide<br />

indispensable du chant. Térésina me secondait<br />

fidèlement. Je ne composais plus que des<br />

morceaux d’église, et je donnais tous les soli à la<br />

voix de basse.


Nous parcourûmes tout le midi de<br />

l’Allemagne. Dans une petite ville, nous<br />

trouvâmes un ténor italien, qui venait de Milan et<br />

se rendait à Berlin. Les deux dames furent ravies<br />

de trouver un compatriote ; il ne se sépara plus<br />

d’elles, s’attacha particulièrement à Térésina : et,<br />

à mon grand chagrin, je me vis réduit à un rôle<br />

secondaire. Un jour, je me disposais à entrer dans<br />

la chambre commune, une partition sous mon<br />

bras, lorsque j’entendis un colloque animé entre<br />

les deux cantatrices et le ténor. Mon nom fut<br />

prononcé ; je tressaillis et j’écoutai. Je<br />

comprenais déjà si bien l’italien, que pas un mot<br />

ne m’échappa. Laurette contait la catastrophe du<br />

concert où je lui avais dérobé un succès par un<br />

accord frappé mal à propos. Asino tedesco !<br />

s’écria le ténor. J’eus peine à me contraindre, tant<br />

j’éprouvais l’envie d’entrer subitement et de jeter<br />

le chanteur italien par la fenêtre ! Je me retins.<br />

Laurette continua : elle raconta qu’elle avait<br />

voulu me chasser, mais que mes prières l’avaient<br />

touchée, et qu’elle avait consenti, par<br />

compassion, à me laisser étudier le chant auprès<br />

d’elle. À mon grand étonnement, Térésina


confirma les paroles de Laurette. – C’est un bon<br />

garçon, dit-elle. Maintenant, il est amoureux de<br />

moi, et il écrit tout pour l’alto. Il a quelque talent,<br />

mais il faut qu’il se débarrasse de ce je ne sais<br />

quoi de raide et d’empesé qui est particulier aux<br />

Allemands. J’espère faire de lui un compositeur<br />

qui écrira le contralto, car les morceaux nous<br />

manquent ; ensuite je le planterai là. Il est<br />

horriblement ennuyeux avec ses tendresses et ses<br />

soupirs, et il ne me tourmente pas moins avec ses<br />

compositions qui sont souvent misérables. – Pour<br />

moi, dit Laurette, Dieu merci, je suis débarrassée<br />

de lui. Tu sais, Térésina, comme il m’a obsédée<br />

avec ses duos et ses ariettes !<br />

Laurette commença alors un duo de ma<br />

composition, qu’elle avait fort vanté. Térésina<br />

prit la seconde voix, et elles se mirent à parodier<br />

mon chant et mes gestes de la façon la plus<br />

cruelle. Le ténor riait si brusquement que la salle<br />

retentissait des éclats de sa voix. Une sueur froide<br />

inonda tout mon corps ; je regagnai sans bruit ma<br />

chambre, dont la fenêtre donnait sur une petite<br />

rue voisine où se trouvait la maison de poste. Une<br />

voiture publique était déjà préparée, et les


voyageurs devaient partir dans une heure. Je fis<br />

aussitôt mon bagage, je payai l’hôte et je montai<br />

en voiture. En passant dans la grande rue, je vis<br />

les deux cantatrices à la fenêtre avec le ténor, je<br />

m’enfonçai dans le fond de la voiture, et je pensai<br />

avec joie à l’effet que produirait la lettre que<br />

j’avais laissée pour elles à l’auberge. Jamais je<br />

n’aurais soupçonné Térésina d’une telle fausseté !<br />

cette charmante figure ne s’est jamais éloignée de<br />

ma pensée ; il me semble encore la voir, chantant<br />

des romances espagnoles ; gracieusement assise<br />

sur le fougueux cheval gris pommelé, qui<br />

caracolait aux accords de la guitare. Je me<br />

souviens encore de la singulière impression que<br />

produisit sur moi cette scène, j’en oubliai le mal<br />

que je ressentais ; Térésina captivait tous mes<br />

sens ; je la voyais devant moi comme une<br />

créature supérieure. De tels moments pénètrent<br />

profondément dans la vie, et laissent une<br />

impression que le temps, loin d’affaiblir, ne fait<br />

que colorer plus vivement. Si jamais, j’ai<br />

composé une romance énergique et fière,<br />

assurément l’image de Térésina et de son palefroi<br />

s’est présentée en ce moment à ma pensée.


.......................................<br />

Il y a deux ans, lorsque j’étais sur le point de<br />

quitter Rome, je fis une petite tournée à cheval<br />

dans la campagne romaine. Je vis une jolie fille<br />

devant la porte d’une locanda, et j’eus la fantaisie<br />

de me faire donner un verre de vin par cette<br />

charmante enfant. J’arrêtai mon cheval devant la<br />

porte, sous l’épaisse tonnelle où se prolongeaient<br />

de longs jets de lumières. J’entendis de loin les<br />

sons de la guitare et un chant animé. J’écoutais<br />

attentivement, car les deux voix de femme<br />

produisaient sur moi une impression singulière, et<br />

réveillaient des souvenirs confus que je ne<br />

pouvais démêler. Je descendis de cheval, et je<br />

m’avançai lentement, m’enfonçant à chaque son<br />

dans la tonnelle d’où partaient ces accents. La<br />

seconde voix cessa de se faire entendre. La<br />

première chanta seule une canzonnetta. Plus je<br />

m’approchais, moins les accents de cette voix me<br />

semblaient inconnus. La cantatrice était engagée<br />

dans un final brillant et compliqué. C’était un<br />

labyrinthe de gammes ascendantes et


descendantes, une pluie semée de notes<br />

disparates ; enfin, elle soutint longuement un ton.<br />

Mais tout à coup une voix de femme éclata en<br />

reproches, en jurements et en paroles<br />

glapissantes. Un homme répondit, un autre se mit<br />

à rire. Une seconde voix de femme se mêla à la<br />

dispute, qui devenait de plus en plus folle, et<br />

s’animait de toute la rabbia italienne ! Enfin, je<br />

me trouve tout près de l’extrémité de la tonnelle ;<br />

un homme accourt et me jette presque à la<br />

renverse : il me regarde, et je reconnais le bon<br />

abbé Ludovico, un de mes amis de Rome. –<br />

Qu’avez-vous donc ? au nom du ciel ! lui dis-je.<br />

– Ah ! signor maestro ! signor maestro ! s’écrie-til,<br />

sauvez-moi ; défendez-moi contre cette furie,<br />

ce crocodile, ce tigre, cette hyène, cette diablesse<br />

de fille ! je lui marquais la mesure d’une<br />

canzonnette d’Anfossi ; il est vrai qu’en frappant<br />

trop tôt l’accord, je lui ai coupé son trille ; mais<br />

aussi, pourquoi me suis-je avisé de regarder les<br />

yeux de cette divinité infernale ! Que le diable<br />

emporte tous les finals !<br />

Je pénétrai fort ému, avec l’abbé, sous la<br />

vigne, et je reconnus, au premier coup d’œil, les


deux sœurs, Laurette et Térésina. Laurette criait<br />

et tempêtait encore ; Térésina avait le teint moins<br />

animé : l’hôte, ses bras nus arrondis sur sa<br />

poitrine, les regardait en riant, tandis que la jeune<br />

servante garnissait la table de nouveaux flacons.<br />

Dès que les cantatrices m’aperçurent, elles<br />

vinrent se jeter dans mes bras. – Ah ! signor<br />

Téodoro, s’écrièrent-elles à la fois ; et elles me<br />

comblèrent de caresses. Toutes les querelles<br />

cessèrent. – Voyez, dit Laurette à l’abbé, c’est un<br />

compositeur gracieux comme un Italien,<br />

énergique comme un Allemand. Les deux sœurs<br />

s’interrompirent tour à tour avec vivacité, se<br />

mirent à conter les heureux jours que nous avions<br />

passés ensemble, vantèrent mes profondes<br />

connaissances musicales, et convinrent qu’elles<br />

n’avaient jamais rien chanté avec autant de plaisir<br />

que les morceaux de ma composition. Enfin,<br />

Térésina m’annonça qu’elle était engagée par un<br />

imprésario comme première cantatrice tragique,<br />

pour le prochain carnaval ; mais qu’elle ne<br />

jouerait que sous la condition que la composition<br />

d’un opéra séria me serait confiée ; car, disaitelle,<br />

la musique grave était mon fait et mon


élément véritable. Laurette, au contraire,<br />

prétendait qu’il serait fâcheux que<br />

j’abandonnasse le genre qui me convenait<br />

particulièrement, et que je ne me vouasse pas<br />

exclusivement à l’opéra-buffa ; elle était engagée,<br />

comme Prima Donna pour cette sorte d’opéra, et<br />

elle jura qu’elle ne chanterait rien qui ne fût écrit<br />

de ma main. De notre séparation et de ma lettre, il<br />

n’en fût pas question. Tout ce que je me permis,<br />

ce fut de rapporter à l’abbé comment, plusieurs<br />

années auparavant, un final d’Anfossi m’avait<br />

valu un traitement semblable à celui qu’il venait<br />

d’éprouver. Je traitai ma rencontre avec les deux<br />

sœurs dans le ton tragi-comique, et tout en<br />

plaisantant sur nos rapports passés, je leur fis<br />

sentir de quel poids d’expérience et de raison les<br />

années m’avaient chargé. – Il est très heureux,<br />

leur dis-je, que j’aie fait manquer autrefois le<br />

fameux final, car les choses étaient arrangées de<br />

manière à durer pendant l’éternité, et je crois que,<br />

sans cette circonstance, je serais encore assis au<br />

piano de Laurette. – Mais aussi, signor ! répliqua<br />

l’abbé, quel maestro a le droit de dicter des lois à<br />

la Prima Donna ? et d’ailleurs, votre faute


commise dans un concert publique était bien plus<br />

grande que la mienne, en petit comité, sous cette<br />

vigne. Après tout, je n’étais maître de chapelle<br />

qu’en idée, et sans ces deux jolis yeux qui<br />

m’avaient étourdi, je n’aurais jamais commis une<br />

telle ânerie.<br />

Ces paroles de l’abbé produisirent un effet<br />

merveilleux, car les yeux de Laurette, qui<br />

brillaient encore de colère, s’adoucirent tout à<br />

coup et prirent une expression de tendresse.<br />

Nous demeurâmes tout le soir ensemble. Il n’y<br />

avait pas moins de quatorze ans que je m’étais<br />

séparé des deux sœurs, et quatorze ans changent<br />

beaucoup de choses. Laurette avait passablement<br />

vieilli ; cependant elle n’était pas encore tout à<br />

fait dépourvue de charmes. Térésina s’était mieux<br />

conservée, et elle n’avait rien perdu de sa jolie<br />

taille. Elles étaient encore toutes deux vêtues de<br />

couleurs bigarrées, et leur toilette, exactement la<br />

même que jadis, avait aussi quatorze ans de<br />

moins qu’elles. À ma prière, Térésina chanta<br />

quelques-uns de ces airs graves qui m’avaient si<br />

fortement saisi autrefois ; mais il me sembla


qu’ils avaient autrement retenti dans mon âme ; et<br />

le chant de Laurette, bien que sa voix n’eût pas<br />

sensiblement perdu de son étendue et de sa force,<br />

était entièrement différent de celui dont j’avais<br />

conservé le souvenir. Le sentiment de<br />

comparaison entre une impression conservée et<br />

une réalité moins attrayante, me disposait peu en<br />

faveur des deux sœurs, dont l’extase apprêtée,<br />

l’admiration exagérée et la tendresse peu sincère<br />

m’étaient déjà connues. Le jovial abbé qui jouait,<br />

auprès des deux cantatrices, le doux rôle<br />

d’amoroso, en choyant toutefois la bouteille, me<br />

rendit ma bonne humeur, et la joie présida à notre<br />

réunion. Les deux sœurs m’engagèrent avec<br />

instance à revenir au plus tôt pour leur faire<br />

quelques parties à leurs voix ; mais je quittai<br />

Rome sans leur faire visite.<br />

Et cependant c’étaient elles qui avaient<br />

réveillé en moi le sentiment de la musique et une<br />

foule d’impressions et d’idées musicales ! mais<br />

c’est là justement ce qui m’empêcha de les<br />

revoir... Chaque compositeur conserve sans doute<br />

une impression profonde que le temps ne peut<br />

affaiblir. Le génie de l’harmonie lui parla une


première fois, et ce fut l’accent magique qui lui<br />

révéla la puissance de son âme. Qu’une cantatrice<br />

fasse entendre à l’artiste des mélodies qui<br />

échauffent son cœur, l’avenir commence aussitôt<br />

pour lui. Mais c’est notre lot, à nous pauvres et<br />

faibles mortels, garrottés sur la terre, de vouloir<br />

renfermer dans le cercle étroit de notre misérable<br />

réalité, ce qui est céleste et infini. Que cette<br />

cantatrice devienne notre maîtresse ou même<br />

notre femme ! le charme est détruit, et cette voix<br />

mélodieuse qui nous ouvrait les portes du ciel,<br />

sert à exprimer des plaintes vulgaires, à gronder<br />

pour un verre cassé, ou pour une tache sur un<br />

habit neuf ! Heureux le compositeur qui ne revoit<br />

jamais dans cette vie terrestre, celle qui a allumé<br />

en lui le feu sacré de l’art, par une puissance<br />

mystérieuse qui s’ignore elle-même ! Qu’il<br />

gémisse d’être éloigné d’elle, qu’il languisse,<br />

qu’il se désespère ; la figure de l’enchanteresse<br />

qu’il a perdue lui apparaîtra toujours comme un<br />

ton admirable et céleste ; elle vivra éternellement<br />

pour lui, couronnée de jeunesse et de beauté ; elle<br />

l’entourera d’un nuage de mélodies qui se<br />

renouvelleront sans cesse ; elle sera l’idéal parfait


dont l’image se réfléchira dans tous les objets<br />

extérieurs, et qui les colorera d’un reflet<br />

délicieux !


Le bonheur au jeu


I<br />

Dans l’automne de l’année 182... les eaux de<br />

Pyrmont étaient plus visitées que jamais. De jour<br />

en jour l’affluence des riches étrangers<br />

augmentait, et excitait l’ardeur des spéculateurs<br />

de toute espèce qui abondent dans ces sortes de<br />

lieux. Les entrepreneurs de la banque du pharaon<br />

ne restèrent pas en arrière, et étalèrent sur leur<br />

tapis vert des masses d’or, afin d’attirer les dupes<br />

que l’éclat du métal séduit infailliblement,<br />

comme l’attrait dont se sert le chasseur pour<br />

prendre une proie crédule.<br />

On n’ignore pas que dans la saison des bains,<br />

pendant ces réunions de plaisir, où chacun s’est<br />

arraché à ses habitudes, l’on s’abandonne à<br />

l’oisiveté, et que le jeu devient une passion<br />

presque irrésistible. Il n’est pas rare de voir des<br />

gens qui n’ont jamais touché les cartes, attachés<br />

sans relâche à la table verte et se perdre dans les


combinaisons hasardeuses du jeu. Le bon ton qui<br />

veut que l’on risque chaque soir quelques pièces<br />

d’or, ne contribue pas peu non plus à entretenir<br />

cette passion fatale.<br />

Un jeune baron allemand, que nous<br />

nommerons Siegfried, faisait seul exception à<br />

cette règle générale. Quand tout le monde courait<br />

au jeu, et qu’il perdait ainsi tout moyen<br />

d’entretenir une conversation agréable, il se<br />

retirait dans sa chambre avec un livre, ou il allait<br />

se promener dans la campagne, et admirer la<br />

nature, qui est si belle dans ce pays enchanté.<br />

Siegfried était jeune, indépendant, riche, d’un<br />

aspect noble, d’un visage agréable, et il ne<br />

pouvait manquer d’être aimé, et d’avoir quelques<br />

succès auprès des femmes. Une étoile heureuse<br />

semblait planer sur lui et le guider dans tout ce<br />

qu’il entreprenait. On parlait de vingt affaires de<br />

cœur, toutes fort aventureuses, qui s’étaient<br />

dénouées pour lui de la manière la plus agréable<br />

et la plus inattendue ; on racontait surtout<br />

l’histoire d’une montre, qui témoignait de sa<br />

prospérité continuelle. Siegfried, fort jeune et


encore en voyage, s’était trouvé dans un tel<br />

dénuement d’argent, que, pour continuer sa route,<br />

il avait été forcé de vendre sa montre richement<br />

garnie de brillants. Il était tout disposé à donner<br />

ce précieux bijou pour une somme fort minime,<br />

lorsqu’il arriva dans l’hôtel où il se trouvait un<br />

jeune prince qui cherchait à acheter un objet de<br />

ce genre, et qui paya la montre de Siegfried audelà<br />

de sa valeur. Un an s’était écoulé, et<br />

Siegfried, devenu majeur, était en possession de<br />

sa fortune, lorsqu’il apprit, par les papiers<br />

publiés, qu’une montre était mise en loterie. Il<br />

prit un lot qui lui coûta une bagatelle, – et gagna<br />

la montre qu’il avait vendue. Peu de temps après<br />

il l’échangea contre un anneau de diamants. Plus<br />

tard il servit le prince de S... en qualité de<br />

chambellan : celui-ci voulant le récompenser de<br />

son zèle, lui fit présent de la même montre et<br />

d’une chaîne précieuse.<br />

Cette aventure, fit d’autant plus remarquer<br />

l’opiniâtreté de Siegfried, qu’il se refusait à<br />

toucher une carte, lui à qui la fortune souriait sans<br />

cesse ; et l’on fut bientôt d’accord sur le<br />

jugement qu’on porta du baron, qui ternissait,


disait-on, par une avarice extrême toutes ses<br />

brillantes qualités, et qui redoutait jusqu’à la<br />

moindre perte. On ne réfléchit nullement que la<br />

conduite du baron éloignait de lui tout soupçon<br />

d’avarice ; et, comme il arrive d’ordinaire,<br />

l’opinion défavorable prévalut promptement, et<br />

s’attacha irrévocablement à sa personne.<br />

Le baron apprit bientôt ce qu’on disait de lui,<br />

et, généreux et libéral comme il l’était, il résolut,<br />

quelque répugnance que lui inspirât le jeu, de se<br />

défaire, au moyen de quelques centaines de louis<br />

d’or, des soupçons fâcheux qui s’élevaient contre<br />

lui. – Il se rendit à la salle de jeu avec le ferme<br />

dessein de perdre la somme considérable qu’il<br />

avait apportée. Mais le même bonheur qui<br />

s’attachait partout à ses pas lui fut encore fidèle.<br />

Chaque carte sur laquelle tombait son choix se<br />

couvrait d’or. Les calculs des joueurs les plus<br />

exercés échouaient contre le jeu du baron. Il avait<br />

beau quitter les cartes, en reprendre d’autres,<br />

toujours le gain était de son côté. Le baron donna<br />

le rare et curieux spectacle d’un joueur qui se<br />

désespère parce que la chance le favorise, et on<br />

lisait clairement sur les visages qui l’entouraient


qu’on le regardait comme un insensé, de défier si<br />

longtemps la fortune et de s’irriter contre ses<br />

faveurs.<br />

Le gain immense du baron l’obligeait en<br />

quelque sorte à continuer de jouer, et il<br />

s’attendait à reperdre enfin tout ce qu’il avait<br />

gagné ; mais il n’en fut pas ainsi, et son étoile<br />

l’emporta. Son bonheur allait toujours croissant,<br />

et, sans qu’il le remarquât lui-même, le baron<br />

trouvait de plus en plus quelque jouissance dans<br />

ce jeu du pharaon, qui dans sa simplicité offre les<br />

combinaisons les plus chanceuses.<br />

Il ne se montra plus mécontent de sa fortune ;<br />

le jeu absorba toute son attention, et le retint<br />

toutes les nuits. Il n’était pas entraîné par le gain,<br />

mais par le jeu même, enchaîné par ce charme<br />

particulier dont ses amis lui avaient souvent<br />

parlé, et qu’il n’avait jamais pu comprendre.<br />

Dans une de ces nuits-là, en levant les yeux au<br />

moment où le banquier achevait une taille, il<br />

aperçut un homme âgé qui s’était placé vis-à-vis<br />

de lui, et dont les regards tristes et sévères ne le<br />

quittaient pas un instant ; et, chaque fois que le


aron cessait de jouer, son regard rencontrait<br />

l’œil sombre de l’étranger, qui lui causait une<br />

sensation dont il ne pouvait se défendre. Lorsque<br />

le jeu fut terminé, l’étranger quitta la salle. Dans<br />

la nuit suivante, il se retrouva en face du baron, et<br />

dirigea de nouveau sur lui, d’une façon<br />

invariable, ses regards de fantôme. Le baron se<br />

contint encore ; mais lorsque à la troisième nuit<br />

l’étranger reparut encore devant lui, Siegfried<br />

éclata : – Monsieur, s’écria-t-il, je dois vous prier<br />

de choisir une autre place : vous gênez mon jeu.<br />

L’étranger s’inclina en souriant d’un air<br />

douloureux ; puis il quitta la table et la salle sans<br />

prononcer une parole.<br />

Mais, la nuit suivante, l’étranger se trouvait<br />

encore devant le baron, et le pénétrait de ses<br />

regards sombres.<br />

Siegfried se leva dans une fureur dont il n’était<br />

pas maître. – Monsieur, dit-il, si vous vous faites<br />

un plaisir de me regarder de la sorte, veuillez<br />

choisir un autre temps et un autre lieu ; mais,<br />

pour le moment...<br />

Un signe de la main, un doigt dirigé vers la


porte, en dirent plus que les rudes paroles que le<br />

baron s’était abstenu de prononcer.<br />

Et, comme dans la nuit précédente, s’inclinant,<br />

et avec le même sourire, l’étranger s’éloigna<br />

lentement.<br />

Agité par le jeu, par le vin qu’il avait bu, par le<br />

souvenir de sa scène avec l’étranger, Siegfried ne<br />

put dormir. Le jour paraissait déjà, et la figure de<br />

cet homme n’avait pas encore cessé de se retracer<br />

à ses yeux. Il voyait ce visage expressif,<br />

profondément dessiné et chargé de soucis, ces<br />

yeux creux et pleins de tristesse, qui le<br />

regardaient sans cesse, et ce vêtement misérable,<br />

sous lequel se trahissait l’air noble d’un homme<br />

de bonne naissance. – Et la douloureuse<br />

résignation avec laquelle il s’était éloigné de la<br />

salle ! – Non, s’écria Siegfried, j’ai eu tort, j’ai eu<br />

grand tort ! Est-il donc dans ma nature de<br />

tempêter comme un écolier mal appris, d’offenser<br />

des gens qui ne m’ont donné nul sujet de plainte ?<br />

– Le baron en vint à se convaincre que cet<br />

homme l’avait contemplé dans le sentiment le<br />

plus poignant du contraste qui existait entre eux ;


lui peut-être courbé sous la misère, et le baron<br />

risquant follement sur une carte des monceaux<br />

d’or. Il résolut de le chercher le lendemain, et de<br />

réparer la faute qu’il avait commise envers lui.<br />

Le hasard voulut que la première personne que<br />

le baron rencontra en se promenant sur les allées<br />

de la place, fût justement l’étranger.<br />

Le baron s’approcha de lui, le pria avec<br />

instance d’excuser sa conduite de la veille, et finit<br />

par lui demander formellement pardon.<br />

L’étranger répondit qu’il n’avait rien à<br />

pardonner, qu’il fallait passer beaucoup de choses<br />

aux joueurs perdus dans l’ardeur du jeu ; et qu’au<br />

reste il s’était lui-même attiré les paroles un peu<br />

vives qui avaient été prononcées, en se tenant<br />

obstinément à une place où il devait gêner le<br />

baron.<br />

Le baron alla plus loin ; il dit que, souvent<br />

dans la vie, il était des circonstances<br />

embarrassantes où l’homme le mieux né se<br />

trouvait dans une situation critique ; et il lui<br />

donna à comprendre qu’il était disposé à<br />

employer une partie de l’argent qu’il avait gagné


à soulager la misère de l’étranger. – Monsieur,<br />

répondit celui-ci, vous me prenez pour un homme<br />

nécessiteux ; je ne le suis pas absolument ; et,<br />

bien que plus pauvre que riche, ce que j’ai suffit à<br />

ma modeste manière de vivre. Au reste, vous<br />

conviendrez que si, croyant m’avoir offensé, vous<br />

vouliez réparer votre offense par un peu d’argent,<br />

il me serait impossible d’accepter cette sorte de<br />

réparation... – Je crois vous comprendre, dit le<br />

baron, et je suis prêt à vous donner toutes les<br />

satisfactions que vous demanderez. – Ô ciel !<br />

s’écria l’étranger. Qu’un combat entre nous deux<br />

serait inégal ! Je suis persuadé que, comme moi,<br />

vous ne regardez pas un duel comme un jeu<br />

d’enfant, et que vous ne pensez pas que deux<br />

gouttes de sang ou une égratignure suffisent pour<br />

réparer l’honneur outragé. Il est des cas où il<br />

devient impossible que deux hommes existent<br />

ensemble sur cette terre, dût l’un vivre au<br />

Caucase et l’autre au Tibre ; car il n’est pas de<br />

réparation tant que la pensée se porte vers l’objet<br />

haï. Alors le duel décide qui des deux fera place à<br />

l’autre sur la terre ; il est légitime et nécessaire. –<br />

Entre nous deux, comme je viens de vous le dire,


le combat serait inégal, car ma vie est loin de<br />

valoir la vôtre. Si vous succombez, je détruis un<br />

monde entier d’espérances ; et moi, si je péris,<br />

vous aurez terminé une vie pleine d’angoisses,<br />

une existence déjà détruite, qui n’est plus qu’un<br />

long souvenir cruel et déchirant. – Mais le<br />

principal est que je ne me tiens pas pour offensé.<br />

Vous m’avez dit de sortir, et je suis sorti.<br />

L’étranger prononça ces derniers mots d’un<br />

ton qui trahissait un ressentiment intérieur. Ce fut<br />

un motif pour le baron de s’excuser de nouveau,<br />

en disant qu’il ignorait comment il s’était fait que<br />

le regard de l’étranger eût pénétré assez<br />

profondément dans son âme pour le mettre hors<br />

d’état de supporter sa vue. – Puisse mon regard<br />

pénétrer assez profondément en vous pour vous<br />

éclairer sur le danger que vous courez. Vous vous<br />

avancez au bord du gouffre avec toute la joie et<br />

l’étourderie de la jeunesse ; un seul coup peut<br />

vous y précipiter sans retour. En un mot, vous<br />

êtes sur le point de devenir un joueur passionné.<br />

Le baron prétendit que l’étranger se trompait<br />

complètement. Il lui raconta les circonstances qui


l’avaient amené à jouer, et il lui dit que lorsqu’il<br />

serait parvenu à se défaire de deux ou trois cents<br />

louis qu’il voulait perdre, il cesserait entièrement<br />

de ponter. Mais jusqu’alors il avait eu un bonheur<br />

désespérant.<br />

– Hélas ! s’écria l’étranger, ce bonheur est<br />

l’appât le plus terrible que vous offrent les<br />

puissances infernales. Ce bonheur avec lequel<br />

vous jouez, baron, la manière dont vous avez<br />

débuté, toute votre conduite au jeu, qui ne montre<br />

que trop combien peu à peu vous y prenez<br />

d’intérêt, tout, tout me rappelle l’affreuse<br />

destinée d’un malheureux qui, semblable à vous<br />

en beaucoup de choses, commença ainsi que<br />

vous. Voilà pourquoi je ne pouvais détacher de<br />

vous mes regards ; voilà tout ce que mes yeux<br />

devaient exprimer ! Voyez les démons qui<br />

étendent déjà leurs griffes pour vous entraîner au<br />

fond des mers des enfers ! aurais-je voulu vous<br />

crier. Je désirais faire votre connaissance ; j’ai du<br />

moins réussi. Apprenez l’histoire de ce<br />

malheureux ; peut-être parviendrai-je à vous<br />

convaincre que le danger dont je voudrais vous<br />

défendre n’est pas un rêve de mon imagination.


L’étranger s’assit sur un banc, fit signe au baron<br />

de prendre place, et commença en ces termes.<br />

II<br />

« Les mêmes qualités brillantes qui vous<br />

distinguent, M. le baron, dit l’étranger, valurent<br />

au chevalier de Ménars l’estime et l’admiration<br />

des hommes, et le rendirent le favori des femmes.<br />

Seulement en ce qui concerne la fortune, le sort<br />

ne l’avait pas autant favorisé que vous. Il était<br />

presque pauvre, et ce ne fut que par la vie la plus<br />

réglée qu’il parvint à paraître dans le monde,<br />

avec l’apparence qui convenait au descendant<br />

d’une noble famille. Comme la perte la plus<br />

légère pouvait troubler sa manière de vivre, il<br />

s’abstenait entièrement de jouer ; et en cela il ne<br />

faisait aucun sacrifice, car il n’avait jamais<br />

éprouvé de penchant pour cette passion. Au reste,<br />

tout ce qu’il entreprenait réussissait d’une façon<br />

toute particulière, et le bonheur du chevalier de<br />

Ménars avait passé en proverbe.


« Une nuit, contre sa coutume, il se laissa<br />

entraîner dans une maison de jeu. Les amis qu’il<br />

accompagnait se livrèrent sans réserve à toutes<br />

les chances du hasard.<br />

« Sans prendre part à ce qui se passait, perdu<br />

dans de tout autres pensées, le chevalier se<br />

promenait de long en large dans la salle, jetant les<br />

yeux tantôt sur les joueurs, tantôt sur une table de<br />

jeu où l’or affluait de toutes parts vers les masses<br />

du banquier. Tout à coup, un vieux colonel<br />

aperçut le chevalier et s’écria à haute voix : – Par<br />

tous les diables, le chevalier de Ménars est ici<br />

avec son bonheur, et nous ne pouvons rien<br />

gagner, puisqu’il ne se déclare ni pour le<br />

banquier ni pour les joueurs ; mais cela ne durera<br />

pas plus longtemps, il faut qu’il ponte tout à<br />

l’heure avec moi !<br />

« Le chevalier eut beau alléguer sa<br />

maladresse, son manque total d’expérience, le<br />

colonel persista opiniâtrement, et Ménars se vit<br />

forcé de prendre place à la table de jeu.<br />

« Il arriva au chevalier justement ce qui vous<br />

est arrivé, M. le baron. Chaque carte lui apportait


une faveur de la fortune, et bientôt il eut gagné<br />

une somme considérable pour le colonel, qui ne<br />

pouvait se lasser de se réjouir d’avoir mis à profit<br />

l’heureuse étoile du chevalier de Ménars.<br />

« Le bonheur du chevalier, qui causait la<br />

surprise de tous les assistants, ne fit pas la<br />

moindre impression sur lui-même ; il le sentait<br />

moins que son aversion pour le jeu ; et le<br />

lendemain, lorsqu’il ressentit les suites de la<br />

fatigue de cette nuit, passée sans sommeil, dans<br />

une tension d’esprit extrême, il se promit de ne<br />

jamais visiter une maison de jeu, à quelque<br />

condition que ce fût.<br />

« Il se sentit encore affermir dans cette<br />

résolution par la conduite du vieux colonel, qui<br />

jouait de la façon la plus malheureuse dès qu’il<br />

prenait les cartes lui-même, et dont l’humeur se<br />

porta sur le chevalier. Il le pressa de la manière la<br />

plus vive de ponter de nouveau pour lui, ou du<br />

moins de se tenir auprès de lui tandis qu’il tenait<br />

les cartes, afin d’éloigner le démon fâcheux que<br />

sa présence faisait disparaître : on sait qu’il ne<br />

règne nulle part plus que parmi les joueurs de ces


espèces de superstitions ; et le chevalier ne put se<br />

débarrasser de cet importun qu’en lui déclarant<br />

qu’il aimerait mieux se battre avec lui que de<br />

jouer de nouveau.<br />

« Il ne pouvait manquer d’arriver que cette<br />

histoire courut de bouche en bouche, et qu’on y<br />

ajoutât vingt circonstances merveilleuses ; mais<br />

comme, en dépit de son bonheur, le chevalier<br />

persistait à ne pas toucher une carte, on ne put se<br />

refuser à rendre hommage à la fermeté de son<br />

caractère, et à lui accorder toute l’estime que<br />

méritait cette belle conduite.<br />

« Un an s’était écoulé, lorsque le chevalier se<br />

trouva tout à coup dans l’embarras le plus cruel<br />

par l’interruption inattendue de la petite annuité<br />

qui servait à le faire vivre. Il se vit forcé de<br />

découvrir sa situation à un de ses plus fidèles<br />

amis, qui vint aussitôt à son aide, mais qui le<br />

traita en même temps d’homme bizarre et<br />

d’original sans pareil.<br />

« – Le destin, lui dit-il, nous indique toujours<br />

par quelque signe la route où nous trouverons<br />

notre salut ; c’est notre indolence seule qui nous


empêche d’observer ces signes et de les<br />

comprendre. La puissance suprême qui nous régit<br />

a clairement fait entendre sa voix à ton oreille ;<br />

elle t’a dit : – Veux-tu acquérir de l’or et des<br />

biens ? va et joue ; autrement, reste pauvre,<br />

besogneux et dépendant.<br />

« Ce fut en ce moment que la pensée du<br />

bonheur qui l’avait si grandement favorisé au<br />

pharaon se représenta vivement à son esprit ;<br />

durant tout le jour, la nuit dans ses rêves, il ne vit<br />

plus que des cartes, il n’entendit plus que la voix<br />

monotone du banquier qui répétait : gagne, perd :<br />

à ses oreilles retentissait sans relâche le tintement<br />

des pièces d’or.<br />

« Il est vrai pourtant, se disait-il à lui-même, il<br />

est vrai qu’une seule nuit comme celle-là me<br />

tirerait de la misère, m’arracherait à l’affreuse<br />

inquiétude d’être toujours à charge à mes amis ;<br />

c’est le devoir qui m’ordonne d’écouter la voix<br />

du destin !<br />

« L’ami qui lui avait conseillé de jouer s’offrit<br />

à l’accompagner à la maison de jeu, et lui donna<br />

vingt louis d’or pour essayer de tenter la fortune.


« Si jadis, en pontant pour le vieux colonel, le<br />

chevalier avait joué avec éclat, cette fois ce fût<br />

une suite de chances inouïes. Les pièces d’or<br />

qu’il avait gagnées s’élevaient en monceaux<br />

autour de lui. Dans le premier moment il crut<br />

rêver, il se frotta les yeux, saisit la table et la<br />

rapprocha de lui. Mais lorsqu’il vit bien<br />

clairement ce qui était arrivé, lorsqu’il nagea dans<br />

l’or, lorsqu’il compta et recompta son gain avec<br />

délices, une volupté dévorante s’empara pour la<br />

première fois de son être, et ce fut fait de la<br />

pureté d’âme qu’il avait conservée si longtemps !<br />

« Il eut à peine la patience d’attendre la nuit<br />

pour revenir à la table de jeu. Son bonheur fut le<br />

même ; et en peu de semaines, durant lesquelles il<br />

joua toutes les nuits, il eut gagné une somme<br />

immense.<br />

« Il est deux sortes de joueurs. Aux uns, le jeu<br />

même, comme jeu, procure un plaisir secret et<br />

indicible, et ils en jouissent sans songer au gain.<br />

Les singuliers enchaînements du hasard se<br />

développent dans le jeu le plus bizarre ; la<br />

cohorte des puissances invisibles semble planer


au-dessus de vous ; il semble qu’on entende le<br />

battement de leurs ailes, et l’on brûle de pénétrer<br />

dans cette région inconnue pour contempler les<br />

rouages de cette machine dont on sent<br />

l’influence, et parcourir ces ateliers célestes où<br />

s’élaborent les chances de la destinée des<br />

hommes. J’ai connu un homme qui jouait jour et<br />

nuit seul dans sa chambre, et qui pontait contre<br />

lui-même ; celui-là, à mon avis, était un joueur<br />

véritable. – D’autres n’ont que le gain devant les<br />

yeux ; ils regardent le jeu comme un moyen de<br />

s’enrichir promptement. Le chevalier se rangea<br />

dans cette classe ; et il confirma en cela l’opinion<br />

que la passion plus profonde du jeu tient à la<br />

nature individuelle, et qu’elle naît avec celui qui<br />

la possède.<br />

« Le cercle dans lequel se tiennent les joueurs<br />

lui parut bientôt trop restreint. Il établit une<br />

banque avec les sommes considérables qu’il avait<br />

gagnées ; et la fortune lui fut si fidèle, qu’en peu<br />

de temps il se trouva à la tête de la plus riche<br />

banque de Paris. La vie sombre et emportée du<br />

joueur anéantie bientôt tous les avantages<br />

physiques et intellectuels qui avaient acquis au


chevalier tant d’amour et d’estime. Il cessa d’être<br />

un ami fidèle, un cavalier spirituel et agréable, un<br />

adorateur empressé des dames. Son ardeur pour<br />

les sciences et pour les arts ne tarda pas à<br />

s’éteindre, et sur ses traits pâles et morts, dans ses<br />

yeux fixes et creusés, on lut distinctement<br />

l’expression de la passion funeste qui le dévorait.<br />

Ce n’était pas l’ardeur du jeu, c’était l’odieuse<br />

soif de l’or que Satan avait allumée dans son<br />

âme : et pour le peindre, en un mot, il devint le<br />

banquier le plus accompli qui eût jamais existé.<br />

III<br />

« Une nuit, le chevalier, sans éprouver une<br />

perte considérable, vit son bonheur fléchir un<br />

instant. Ce fut alors qu’un petit homme vieux et<br />

sec, vêtu d’une façon misérable et d’un aspect<br />

presque repoussant, s’approcha de la table de jeu,<br />

prit une carte d’une main tremblante, et la couvrit<br />

d’une pièce d’or. Plusieurs des joueurs


egardaient le vieillard avec un étonnement<br />

profond, et le traitaient avec un mépris marqué,<br />

sans qu’il parût s’en émouvoir, sans qu’il<br />

prononçât une parole pour s’en plaindre.<br />

« Le vieillard perdit. Il perdit une mise après<br />

l’autre ; mais plus sa perte s’augmentait, plus les<br />

autres joueurs paraissaient s’en réjouir. Lorsque<br />

le vieillard, doublant toujours ses mises, eut enfin<br />

perdu cinquante louis sur une carte, l’un d’eux<br />

s’écria en riant aux éclats : – Bonne chance,<br />

signor Vertua ! ne perdez pas courage ; continuez<br />

de ponter, vous prenez le chemin de la fortune, et<br />

vous ne tarderez pas à faire sauter la banque !<br />

« Le vieillard jeta un regard de basilic sur le<br />

railleur, et disparut promptement ; mais une<br />

demi-heure après il revint les poches remplies<br />

d’or. Cependant aux dernières tailles le vieillard<br />

fut forcé de s’arrêter, car il avait déjà perdu tout<br />

l’or qu’il avait apporté.<br />

« Le dédain et le mépris qu’on témoignait au<br />

vieillard avaient fort indisposé le chevalier, que<br />

sa vie désordonnée n’avait pas entièrement rendu<br />

étranger aux bienséances. Ce lui fut un motif de


faire une remontrance à ceux des joueurs qui se<br />

trouvaient encore dans la salle après le départ du<br />

vieillard.<br />

« Vous ne connaissez pas le vieux Francesco<br />

Vertua, chevalier, s’écria l’un d’eux : sans cela,<br />

loin de blâmer notre conduite, vous<br />

l’approuveriez hautement. Apprenez donc que ce<br />

Vertua, Napolitain de naissance, s’est montré,<br />

depuis quinze ans qu’il est à Paris, le ladre le plus<br />

horrible qu’on y ait jamais vu. Tout sentiment<br />

humain lui est inconnu : il verrait son propre père<br />

expirer à ses pieds qu’il ne donnerait pas un louis<br />

d’or pour le sauver. Les malédictions d’une<br />

multitude de familles, qu’il a ruinées par ses<br />

spéculations infernales, le poursuivent. Il est haï<br />

de tous ceux qui le connaissent, et chacun le voue<br />

à la vengeance du ciel. Jamais on ne l’a vu jouer,<br />

et vous pouvez comprendre l’étonnement que<br />

nous avons éprouvé en le voyant entrer dans cette<br />

maison. N’eût-il pas été bien malheureux qu’un<br />

tel homme gagnât notre mise ? La richesse de<br />

votre banque l’a attiré vers vous, chevalier, et il a<br />

perdu lui-même ses plumes. Mais jamais le vieil<br />

avare ne reviendra ; nous sommes débarrassés de


lui pour toujours.<br />

« Cette prédiction ne se réalisa pas, car la nuit<br />

suivante Vertua se retrouvait déjà à la banque du<br />

chevalier, où il perdit beaucoup plus que la veille.<br />

Mais il resta calme, souriant quelquefois d’un air<br />

d’ironie amère, comme s’il eût prévu que tout<br />

devait bientôt changer. Mais la perte du vieillard<br />

grossit de nuit en nuit comme une avalanche,<br />

jusqu’à ce qu’enfin on en vînt à compter qu’il<br />

avait laissé à la banque trente mille louis d’or.<br />

Une fois, le jeu était commencé depuis<br />

longtemps ; il entra pâle et défait, et se plaça loin<br />

de la table, les yeux fixés sur les cartes que tirait<br />

le chevalier. Enfin, lorsque le chevalier eut mêlé<br />

les cartes, et au moment où il se disposait à<br />

commencer une nouvelle taille, le vieillard<br />

s’écria d’une voix qui fit tressaillir tous ceux qui<br />

l’entouraient : – Arrêtez ! Repoussant alors la<br />

foule des joueurs, il se fit jour jusqu’au chevalier,<br />

et lui dit à l’oreille, d’une voix sourde : –<br />

Chevalier, voulez-vous tenir ma maison dans la<br />

rue Saint-Honoré, avec tout ce qu’elle contient,<br />

mes meubles, mon argenterie et mes bijoux,<br />

contre quatre-vingt mille francs ? – Bon !


épondit froidement le chevalier ; et sans se<br />

retourner vers le vieillard, il commença la taille. –<br />

La dame, dit Vertua ; et au premier coup la dame<br />

avait perdu ! – Le vieillard tomba presque à la<br />

renverse et se retint contre la muraille, où il resta<br />

immobile comme une statue. Personne ne<br />

s’occupa de lui.<br />

« Le jeu était achevé, les joueurs se<br />

dispersaient ; le chevalier, aidé de son croupier,<br />

entassait l’or du jeu dans sa cassette ; alors le<br />

vieux Vertua s’avança de son coin, comme un<br />

spectre, et dit d’une voix sombre : – Chevalier,<br />

encore un mot, un seul mot ! – Eh bien ! qu’y a-til<br />

? répliqua le chevalier en fermant sa cassette, et<br />

en regardant le vieillard d’un air de mépris. – J’ai<br />

perdu toute ma fortune à votre banque, répondit<br />

Vertua ; il ne me reste rien, rien... Je ne sais où je<br />

poserai demain ma tête, comment j’apaiserai ma<br />

faim ; chevalier, je cherche auprès de vous mon<br />

refuge. Prêtez-moi la dixième partie de la somme<br />

que vous venez de me gagner, afin que je<br />

recommence mon commerce et que je me retire<br />

de cette misère. – À quoi songez-vous, signor<br />

Vertua ? dit le chevalier ; ne savez-vous pas


qu’un banquier ne doit jamais rendre l’argent de<br />

son gain ? Cela choque toutes les règles, dont je<br />

ne m’écarte jamais. – Vous avez raison,<br />

chevalier, reprit Vertua. Mes prétentions étaient<br />

absurdes, exagérées. La dixième partie ! non,<br />

prêtez-moi seulement la vingtième. – Je vous dis,<br />

répondit le chevalier avec humeur, que je ne<br />

prêterai rien de mon gain ! – Il est vrai, dit Vertua<br />

dont le visage pâlissait toujours davantage et dont<br />

les regards devenaient de plus en plus sombres, il<br />

est vrai que vous ne devez rien prêter. Je ne<br />

l’aurais pas fait non plus ! Mais on donne une<br />

aumône à un mendiant : donnez-moi cent louis<br />

d’or sur les richesses que le hasard vous a<br />

envoyées aujourd’hui. – Non, en vérité, s’écria le<br />

chevalier en colère. Vous vous entendez bien à<br />

tourmenter les gens, signor Vertua ! Je vous le<br />

dis, vous n’aurez de moi ni cent, ni cinquante, ni<br />

vingt, – ni même un seul louis d’or. Il faudrait<br />

que j’eusse perdu l’esprit pour vous donner les<br />

moyens de continuer votre abominable métier. Le<br />

destin vous a jeté dans la poussière comme un ver<br />

malfaisant, et il serait criminel de vous relever.<br />

Allez, et subissez le sort que vous avez mérité.


« Vertua se cacha le visage de ses deux mains,<br />

et se mit à gémir profondément. Le chevalier<br />

ordonna à ses gens de porter sa cassette dans sa<br />

voiture, et s’écria d’une voix forte : – Quand me<br />

remettrez-vous votre maison et vos effets, signor<br />

Vertua ?<br />

« Vertua se releva subitement et répondit<br />

d’une voix assurée : – Tout de suite. En ce<br />

moment, chevalier. Venez avec moi. – Bien !<br />

répliqua le chevalier ; je vais vous conduire dans<br />

ma voiture à votre maison, que vous quitterez<br />

demain.<br />

« Durant tout le chemin, Vertua et le chevalier<br />

ne prononcèrent pas un seul mot. Arrivés devant<br />

la maison, dans la rue Saint-Honoré, Vertua tira<br />

la sonnette. Une petite vieille ouvrit et s’écria en<br />

apercevant Vertua : – Seigneur du ciel ! est-ce<br />

vous enfin, monsieur ! Angela est à demi morte<br />

d’inquiétude à cause de vous. – Silence ! répond<br />

Vertua. Fasse le ciel qu’Angela n’ait pas entendu<br />

le bruit de cette malheureuse sonnette ! Il faut<br />

qu’elle ignore que je suis venu.<br />

« À ces mots, il prit le flambeau des mains de


la vieille, qui était restée immobile de surprise, et<br />

éclaira le chevalier. – Je suis préparé à tout, dit<br />

Vertua. Vous me haïssez, chevalier, vous me<br />

méprisez, vous prenez plaisir à causer ma ruine :<br />

mais vous ne me connaissez pas. Apprenez que<br />

j’étais autrefois un joueur comme vous, que le<br />

sort capricieux me fut aussi longtemps favorable ;<br />

qu’en parcourant l’Europe, partout où je<br />

m’arrêtai, le bonheur s’attacha à moi, et que l’or<br />

afflua dans ma banque comme il afflue dans la<br />

vôtre. J’avais une femme belle et fidèle que je<br />

négligeai, et qui vécut malheureuse au milieu de<br />

l’opulence. Un jour, à Gênes, où je tenais alors<br />

ma banque, il arriva qu’un jeune Romain vint<br />

risquer à mon jeu tout son riche héritage. Comme<br />

je l’ait fait aujourd’hui, il me supplia de lui prêter<br />

au moins quelque argent pour retourner à Rome.<br />

Je le refusai en riant avec mépris, et lui, dans sa<br />

fureur, il me plongea son stylet dans le sein. Ce<br />

fut difficilement que les médecins parvinrent à<br />

sauver mes jours, et ma convalescence fut longue<br />

et douloureuse. Ma femme m’entoura de soins ;<br />

elle me consola, elle me soutint contre mes maux,<br />

et je sentis renaître en moi avec la santé un


sentiment que je croyais éteint à jamais, ou plutôt<br />

j’éprouvai une passion qui m’était inconnue, car<br />

tous les sentiments humains sont éteints pour le<br />

joueur. J’ignorais encore ce que c’est que l’amour<br />

et le fidèle dévouement d’une femme : je sentis<br />

vivement combien j’étais coupable envers la<br />

mienne, et je me repentis de l’avoir sacrifiée à un<br />

penchant funeste. Je vis apparaître comme des<br />

esprits vengeurs tous ceux dont j’avais causé la<br />

ruine, dont j’avais anéanti avec sang-froid<br />

l’existence entière ; j’entendais leurs voix sourdes<br />

qui s’échappaient du tombeau et me reprochaient<br />

tous les crimes que j’avais causés. Ma femme<br />

seule avait le pouvoir de bannir par sa présence<br />

cette terreur, ces angoisses sans nom ! Je fis le<br />

serment de ne plus toucher une seule carte. Je<br />

m’éloignai, et m’arrachant des liens qui me<br />

retenaient, repoussant les instances de mes<br />

croupiers, je m’établis dans une petite maison de<br />

plaisance auprès de Rome. Hélas ! je ne jouis<br />

qu’une année d’un bonheur et d’une satisfaction<br />

dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Ma<br />

femme mit au monde une fille, et mourut<br />

quelques heures après. Je tombai dans un profond


désespoir, j’accusai le ciel, je me maudis moimême,<br />

et, comme un criminel qui craint la<br />

solitude, je quittai ma maison, et je vins me<br />

réfugier à Paris. Angela, la douce image de sa<br />

mère, grandissait sous mes yeux ; toute mon<br />

affection s’était concentrée en elle. Ce fut pour<br />

elle seule que je tentai d’accroître ma fortune. Il<br />

est vrai, je prêtai de l’argent à gros intérêts ; mais<br />

c’est une calomnie que de m’accuser d’avoir<br />

trompé les malheureux qui venaient à moi. Et qui<br />

sont mes accusateurs ? des misérables qui me<br />

tourmentent sans relâche pour que je leur prête de<br />

l’argent, des prodigues qui dissipent leur bien et<br />

qui entrent en fureur lorsque j’exige le paiement<br />

des sommes qu’ils me doivent, dont je ne me<br />

regardais que comme le régisseur, car toute ma<br />

fortune était pour ma fille. Il n’y a pas longtemps<br />

que je sauvai un jeune homme de l’infamie en lui<br />

avançant une somme considérable sur son<br />

héritage. Croiriez-vous, chevalier, qu’il nia sa<br />

dette devant les tribunaux, et qu’il refusa de<br />

l’acquitter ? Je pourrais vous citer vingt traits de<br />

ce genre qui ont concouru à me rendre<br />

impitoyable, et à me convaincre que la légèreté


entraîne toujours avec elle la corruption. Il y a<br />

plus : je pourrais vous dire que j’ai séché bien des<br />

larmes, que plus d’une prière s’est élevée au ciel<br />

pour moi et pour mon Angela ; mais vous<br />

refuseriez de me croire, et vous m’accuseriez de<br />

me vanter ; car vous êtes un joueur ! – J’avais cru<br />

que les puissances infernales étaient apaisées ;<br />

mais il leur était donné de m’aveugler plus que<br />

jamais. J’entendis parler de votre bonheur,<br />

chevalier ; chaque jour je rencontrais un joueur<br />

dont vous aviez fait un mendiant ; la pensée me<br />

vint que j’étais destiné à mesurer mon bonheur,<br />

qui ne m’a jamais abandonné, contre le vôtre ;<br />

que j’étais appelé à mettre fin à vos déprédations,<br />

et cette idée ne me laissa pas de relâche. C’est<br />

ainsi que je me présentai à votre banque, et que je<br />

ne la quittai pas avant que toute la fortune de mon<br />

Angela fût tombée dans vos mains ! C’en est<br />

fait ! – Me permettrez-vous d’emporter les<br />

vêtements de ma fille ? – La garde-robe de votre<br />

fille ne me regarde pas, dit le chevalier. Vous<br />

pouvez aussi emporter vos lits et les ustensiles de<br />

votre ménage. Qu’ai-je besoin de toutes ces<br />

misères ? Mais prenez garde de soustraire


quelque objet de valeur : j’y veillerai.<br />

« Le vieux Vertua regarda fixement le<br />

chevalier durant quelques secondes, puis un<br />

torrent de larmes s’échappa de ses yeux ; il tomba<br />

aux genoux du chevalier, et lui cria avec l’accent<br />

du désespoir : – Ayez encore un sentiment<br />

humain ! Soyez compatissant envers nous ! Ce<br />

n’est pas moi, c’est ma fille, mon Angela, un<br />

ange innocent, dont vous causez la ruine ! Oh !<br />

de grâce, ayez pitié d’elle, prêtez-lui, à elle seule,<br />

la vingtième partie de cette fortune que vous<br />

m’avez arrachée ! – J’en suis sûr, vous vous<br />

laisserez toucher ! – Ô Angela ! ma fille !<br />

« Et, dans ses gémissements entrecoupés, le<br />

vieillard répétait sans cesse, d’une voix étouffée<br />

par les sanglots, le nom chéri de son enfant.<br />

« Cette scène de comédie commence à me<br />

fatiguer, dit le chevalier avec indifférence et d’un<br />

ton d’humeur ; mais au même instant, la porte<br />

s’ouvrit, et une jeune fille en blanc déshabillé de<br />

nuit, les cheveux épars, la mort peinte sur les<br />

traits, se précipita vers le vieux Vertua, le releva,<br />

le pressa dans ses bras et s’écria : – Ô mon père,


mon père ! j’ai tout entendu, je sais tout. Avezvous<br />

donc tout perdu ? n’avez-vous plus votre<br />

Angela ? ne travaillera-t-elle pas pour vous, mon<br />

père ? Ô mon père ! ne vous abaissez pas plus<br />

longtemps devant cet homme orgueilleux. Ce<br />

n’est pas nous qui sommes pauvres et<br />

misérables ; c’est lui qui vit dans sa richesse<br />

abandonné comme dans une solitude : il n’est pas<br />

de cœur au monde qui batte près du sien, dans<br />

lequel il puisse verser ses peines quand la vie le<br />

désespère ! – Venez, mon père ! quittez cette<br />

maison avec moi ; partons, afin que cet homme<br />

ne se délecte pas plus longtemps de votre<br />

douleur !<br />

« Vertua tomba presque sans mouvement sur<br />

un siège. Angela s’agenouilla devant lui, prit ses<br />

mains, les baisa, les couvrit de caresses, énuméra<br />

avec une volubilité enfantine tous les talents,<br />

toutes les connaissances qu’elle avait, et qui<br />

pouvaient suffisamment nourrir son père ; elle le<br />

conjurait en versant des larmes de ne pas<br />

s’abandonner à la douleur : car elle se trouverait<br />

plus heureuse de coudre, de broder, de chanter<br />

pour son père, que lorsque tous ces talents ne


servaient qu’à son plaisir.<br />

« Quel pêcheur endurci eût pu demeurer<br />

indifférent à la vue d’Angela dans tout l’éclat de<br />

sa beauté, consolant son vieux père, et lui<br />

prodiguant tous les trésors de son cœur, tous les<br />

témoignages de l’affection et de la piété filiale !<br />

« Le chevalier éprouva un tourment et un<br />

remords violent. Angela lui semblait un ange<br />

devant lequel disparaissaient toutes les illusions<br />

de la folie, tous les égarements du vice ; il se<br />

sentit embrasé d’une flamme nouvelle qui<br />

changea tout son être. Le chevalier n’avait jamais<br />

aimé. Le moment où il vit Angela fut pour lui une<br />

source de tourments sans espoir ; car tel qu’il<br />

devait paraître aux yeux de cette jeune fille, il ne<br />

pouvait espérer de la toucher. Il voulut parler,<br />

mais les paroles lui manquèrent : sa voix<br />

s’éteignit, et il eut peine à prononcer ces mots : –<br />

Signor Vertua... écoutez-moi... je ne vous ai rien<br />

gagné, rien. – Voici ma cassette ; elle est à vous.<br />

Je vous dois encore autre chose... je suis votre<br />

débiteur... prenez, prenez. – Ô ma fille ! s’écria<br />

Vertua.


« Mais Angela se releva, s’avança vers le<br />

chevalier, le mesura d’un fier regard, et lui dit<br />

avec fermeté : – Chevalier, apprenez qu’il est<br />

quelque chose de plus élevé que la fortune et<br />

l’argent ; les sentiments qui vous sont étrangers et<br />

qui nous donnent des consolations célestes. Ce<br />

sont ceux qui nous apprennent à repousser vos<br />

dons avec mépris ! – Gardez le trésor auquel est<br />

attachée la malédiction qui vous poursuivra,<br />

joueur impitoyable !<br />

« Oui, s’écria le chevalier, oui, je veux être<br />

maudit, je veux descendre au fond des enfers, si<br />

cette main touche encore une carte ! Et si vous<br />

me repoussez loin de vous, Angela, vous, vous<br />

seule aurez causé ma perte... Oh ! vous ne me<br />

comprenez pas... vous me prenez pour un<br />

insensé... mais vous comprendrez tout, vous<br />

saurez tout, quand je viendrai me brûler la<br />

cervelle à vos pieds... Angela, c’est de la mort ou<br />

de la vie qu’il s’agit pour moi. Adieu !<br />

« À ces mots, le chevalier disparut. Vertua le<br />

pénétrait jusqu’au fond de l’âme ; il savait tout ce<br />

qui s’était passé en lui, et il chercha à persuader à


Angela qu’il pourrait arriver des circonstances<br />

qui le forçassent à accepter le présent du<br />

chevalier. Angela frémissait de comprendre son<br />

père. Elle ne pensait pas qu’elle pût jamais voir le<br />

chevalier autrement qu’avec mépris. Mais ce<br />

qu’il était impossible de songer, ce qui semblait<br />

invraisemblable, arriva par la volonté du sort, qui<br />

a placé tous les contrastes au fond du cœur<br />

humain.<br />

IV<br />

« Au grand étonnement de tout Paris, continua<br />

l’étranger, la banque du chevalier de Ménars<br />

disparut de la maison de jeu ; on ne le vit plus luimême,<br />

et de là mille bruits mensongers qui se<br />

répandirent. Le chevalier évitait toutes les<br />

sociétés ; son amour se témoignait par la<br />

mélancolie la plus profonde ; il faisait sans cesse<br />

des promenades solitaires ; et il arriva qu’un jour,<br />

dans une des sombres allées de Malmaison, il


encontra tout à coup le vieux Vertua et sa fille.<br />

« Angela, qui avait cru ne pouvoir jamais<br />

envisager le chevalier qu’avec horreur et mépris,<br />

se sentit singulièrement émue en le voyant devant<br />

elle, pâle, défait, tremblant et osant à peine lever<br />

les yeux vers elle. Elle savait que, depuis la nuit<br />

où elle l’avait vu, le chevalier avait entièrement<br />

changé sa façon de vivre. Elle, elle seule avait<br />

opéré ce changement ! elle avait sauvé le<br />

chevalier de sa ruine ; et la vanité d’une femme<br />

pouvait être flattée de tant d’influence. Aussi,<br />

après que le chevalier et son père eurent échangé<br />

quelques compliments, elle ne put s’empêcher de<br />

lui témoigner qu’elle le trouvait dans un état de<br />

santé alarmant.<br />

« Les paroles d’Angela firent un effet toutpuissant.<br />

Le chevalier releva sa tête ; il retrouva<br />

la grâce et l’amabilité qui jadis lui gagnaient les<br />

cœurs. Enfin, après quelques instants de<br />

conversation, Vertua lui demanda quand il<br />

viendrait prendre possession de la maison qu’il<br />

avait gagnée.<br />

« Oui, s’écria le chevalier, oui, seigneur


Vertua, j’irai demain ! mais permettez que nous<br />

rédigions mûrement nos conventions, cela dût-il<br />

durer quelques mois. – Soit, répondit Vertua en<br />

souriant.<br />

« Le chevalier vint en effet ; et il revint<br />

souvent. Angela le voyait toujours avec plus de<br />

plaisir ; il la nommait son ange sauveur. Enfin il<br />

sut si bien gagner son cœur qu’elle promit de lui<br />

donner sa main, à la grande satisfaction du vieux<br />

Vertua, qui voyait ainsi sa perte réparée.<br />

« Angela, l’heureuse fiancée du chevalier de<br />

Ménars, était un jour assise près de sa fenêtre, et<br />

elle se perdait dans des pensées d’amour et de<br />

bonheur, comme en ont d’ordinaire les fiancées.<br />

Un régiment de chasseurs, qui se rendait en<br />

Espagne, passa sous ses fenêtres au bruit des<br />

trompettes. Angela regardait avec intérêt ces<br />

hommes destinés à la mort dans cette guerre<br />

cruelle, lorsqu’un jeune homme tira violemment<br />

la bride de son cheval, et leva les yeux vers<br />

Angela. Aussitôt elle tomba sans mouvement sur<br />

son siège.<br />

« Ce jeune homme n’était autre que le fils


d’un voisin nommé Duvernet, qui avait été élevé<br />

avec Angela, qui la voyait chaque jour, et qui<br />

avait cessé de paraître dans la maison depuis les<br />

visites assidues du chevalier.<br />

« Angela n’avait pas seulement lu dans les<br />

regards pleins de reproches du jeune homme<br />

combien il l’aimait tendrement ; elle avait<br />

reconnu qu’elle l’aimait de toutes les forces de<br />

son âme, et qu’elle avait été seulement aveuglée<br />

par les qualités brillantes du chevalier. Ce fut<br />

alors seulement qu’elle comprit les soupirs<br />

étouffés de son jeune ami, ses adorations<br />

discrètes et silencieuses ; elle comprit ce cœur<br />

simple et naïf ; elle sut ce qui agitait si<br />

violemment son sein, lorsque le jeune Duvernet<br />

paraissait devant elle, lorsqu’elle entendait le son<br />

de sa voix.<br />

« – Il est trop tard ! il est perdu pour moi ! se<br />

dit Angela. Elle eut le courage de combattre la<br />

douleur qui l’accablait ; et ce courage même lui<br />

rendit le calme. Cependant il ne put échapper au<br />

regard pénétrant du chevalier qu’il s’était passé<br />

quelque chose de funeste dans l’âme d’Angela ; il


eut toutefois la délicatesse de ne pas chercher à<br />

deviner un secret qu’elle lui cachait ; et ce lui fut<br />

une raison de hâter son mariage, qui fut célébré<br />

avec la pompe et le goût qu’il mettait en toutes<br />

choses.<br />

« Le chevalier eut pour Angela toute la<br />

tendresse imaginable ; il allait au-devant de ses<br />

plus légers désirs ; il lui témoignait une<br />

vénération profonde ; et le souvenir de Duvernet<br />

dut bientôt s’effacer de son âme. Le premier<br />

nuage qui obscurcit leur vie tranquille fut la<br />

maladie et la mort du vieux Vertua.<br />

« Depuis la nuit où il avait perdu toute sa<br />

fortune à la banque du chevalier, il n’avait pas<br />

repris les cartes ; mais dans les derniers instants<br />

de sa vie, le jeu sembla remplir entièrement son<br />

âme. Tandis que le prêtre qui était venu pour lui<br />

apporter les consolations de l’Église l’entretenait<br />

de choses célestes, lui, les yeux fermés, il<br />

murmurait entre ses dents : – perd, gagne ; et il<br />

faisait, avec ses mains tremblantes et déjà<br />

glacées, le mouvement de tailler et de mêler les<br />

cartes. En vain Angela, en vain le chevalier,


penchés sur son lit, lui prodiguaient les noms les<br />

plus doux ; il paraissait ne plus les connaître. Il<br />

rendit l’âme en poussant un soupir de joie, et en<br />

s’écriant : gagne !<br />

« Dans sa douleur profonde, Angela ne put se<br />

défendre d’un secret mouvement de terreur, en<br />

songeant à la manière dont son père avait quitté<br />

la vie. L’image de cette nuit affreuse, où le<br />

chevalier s’était montré pour la première fois à<br />

ses yeux avec la rudesse du joueur le plus<br />

passionné et le plus endurci, se représenta<br />

vivement à sa pensée, et elle trembla que le<br />

chevalier, rejetant son masque d’ange, ne s’offrit<br />

à elle sous son aspect infernal.<br />

« Le pressentiment d’Angela ne devait que<br />

trop tôt se réaliser.<br />

« Quelque terreur qu’eût ressentie le chevalier<br />

à la vue du vieux Francesco Vertua, repoussant,<br />

au moment d’expirer, les secours spirituels, pour<br />

ne songer qu’à sa passion coupable, le jeu ne<br />

reprit pas moins son empire sur lui ; et dans ses<br />

rêves de toutes les nuits, il se voyait assis à une<br />

banque, amassant de nouvelles richesses.


« Tandis qu’Angela, de plus en plus frappée<br />

du souvenir de l’ancienne façon de vivre du<br />

chevalier, avait peine à retrouver avec lui ces<br />

épanchements qui faisaient sa joie, des soupçons<br />

s’élevaient dans l’âme de son époux, qui<br />

attribuait cette réserve au secret qui avait affligé<br />

autrefois Angela et qu’elle ne lui avait pas<br />

dévoilé. Cette défiance enfanta de l’humeur qui<br />

éclata en paroles offensantes, et qui réveilla dans<br />

Angela le souvenir du jeune Duvernet, et avec lui<br />

le sentiment affligeant d’un amour détruit à<br />

jamais au moment où il promettait un long<br />

bonheur à deux jeunes âmes. Cette disposition<br />

des époux devint toujours plus fâcheuse ; si bien<br />

qu’enfin le chevalier trouva la vie simple qu’il<br />

menait pleine d’ennuis et sans goût, et que ses<br />

désirs se reportèrent vers le monde.<br />

« Il fut confirmé dans cette idée par un homme<br />

qui avait été son croupier, et qui ne négligea rien<br />

pour tourner en ridicule cette vie domestique. Il<br />

ne pouvait comprendre qu’il abandonnât pour une<br />

femme tout un monde qui, à lui seul, valait le<br />

reste de vie. Bientôt la riche banque du chevalier<br />

de Ménars reparut plus brillante que jamais.


« Le bonheur ne l’avait pas abandonné :<br />

victimes sur victimes tombaient sous ses coups,<br />

et l’or abondait de toutes parts sur sa table. Mais<br />

le bonheur d’Angela, qui n’avait été qu’un rêve<br />

de courte durée, fut cruellement détruit. Le<br />

chevalier la traita avec indifférence, avec mépris<br />

même ! Souvent il passait des semaines, des mois<br />

sans la voir ; un vieux régisseur dirigeait la<br />

maison ; les laquais changeaient sans cesse, selon<br />

le caprice du chevalier ; et Angela, devenue<br />

étrangère dans son intérieur, ne trouvait nulle part<br />

une consolation. Souvent, dans ses nuits sans<br />

sommeil, elle écoutait le bruit de la voiture du<br />

chevalier qui rentrait dans la maison ; elle<br />

entendait transporter sa lourde cassette ; elle<br />

entendait les brusques monosyllabes qu’il<br />

adressait à ses gens ; puis la porte de son<br />

appartement se refermait à grand bruit, et alors un<br />

torrent de larmes s’échappait des yeux de la<br />

pauvre Angela ; elle prononçait quelquefois, dans<br />

son désespoir, le nom de Duvernet, et elle<br />

suppliait le ciel de mettre un terme à sa<br />

déplorable existence.<br />

« Il arriva un jour qu’un jeune homme de


onne famille, qui avait tout perdu au jeu, se tira<br />

un coup de pistolet dans la chambre même où le<br />

chevalier tenait sa banque. Son sang et les éclats<br />

de sa cervelle jaillirent sur les joueurs, qui se<br />

dispersèrent avec épouvante. Le chevalier seul<br />

resta indifférent, et demanda froidement s’il était<br />

d’usage de se séparer avant l’heure pour un fou<br />

qui n’avait pas de conduite au jeu.<br />

« Cet événement produisit une grande<br />

sensation. Les joueurs les plus endurcis furent<br />

indignés de la conduite du chevalier ; tout le<br />

monde s’éleva contre lui. La police fit cesser sa<br />

banque. On l’accusa de déloyauté au jeu ; et son<br />

bonheur constant ne contribua pas peu à<br />

accréditer cette croyance. Il ne put réussir à se<br />

justifier, et l’amende qu’on lui infligea lui ravit<br />

une partie de ses richesses. Il se vit honni,<br />

méprisé ; alors il revint se jeter dans les bras de<br />

sa femme, qu’il avait tant maltraitée, et qui,<br />

voyant son repentir, le reçut avec tendresse ; car<br />

l’exemple de son père, qui avait renoncé à la vie<br />

de joueur, lui donnait encore une lueur<br />

d’espérance.


« Le chevalier quitta Paris, et se rendit avec sa<br />

femme à Gênes, lieu de naissance d’Angela.<br />

« Là il vécut, durant quelque temps, fort<br />

retiré ; mais bientôt sa passion fatale se ranima, et<br />

une force toute puissante le chassa sans cesse de<br />

sa maison. Sa mauvaise renommée l’avait suivi<br />

de Paris à Gênes ; il ne pouvait songer à établir<br />

une banque, et cependant un entraînement<br />

irrésistible le poussait au jeu.<br />

« Dans ce temps, un colonel français, retiré du<br />

service à cause de ses blessures, tenait la plus<br />

riche banque de Gênes. Le cœur plein de haine et<br />

d’envie, le chevalier s’y rendit, nourrissant en<br />

secret l’espoir de lutter contre lui. Le colonel le<br />

reçut avec gaieté, et s’écria que le jeu allait enfin<br />

avoir quelque valeur, puisque le chevalier de<br />

Ménars arrivait avec son étoile.<br />

« En effet, dès les premières tailles, les cartes<br />

vinrent au chevalier comme de coutume ; mais<br />

lorsque, se fiant à son bonheur habituel, il s’écria<br />

enfin : – va, banque ! il perdit d’un seul coup une<br />

somme immense.<br />

« Le colonel, qui se montrait d’ordinaire froid


dans le gain comme dans la perte, ramassa l’or du<br />

chevalier avec tous les signes de la joie la plus<br />

vive. Dès ce moment la fortune abandonna<br />

totalement son favori.<br />

« Chaque nuit il joua, chaque nuit, il perdit,<br />

jusqu’à ce que sa fortune fût entièrement épuisée,<br />

et qu’il ne possédât plus que deux mille ducats en<br />

papier.<br />

« Le chevalier courut tout le jour pour réaliser<br />

ce papier, et revint le soir fort tard à la maison. À<br />

l’entrée de la nuit, il mit ses dernières pièces d’or<br />

dans sa poche, et il se disposait à sortir, lorsque<br />

Angela, qui se doutait de ce qui se passait, lui<br />

barra le chemin, se jeta à ses genoux qu’elle<br />

arrosa de larmes, et conjura, au nom du ciel, de<br />

renoncer à son dessein, et de ne pas la plonger<br />

dans le désespoir et dans la misère.<br />

« Le chevalier la releva, la pressa<br />

douloureusement contre son sein, et lui dit d’une<br />

voix sourde : – Angela, ma chère Angela ! je ne<br />

puis céder à ta prière. – Mais demain, tous tes<br />

soucis seront effacés ; car je te jure, par tout ce<br />

qui est sacré, qu’aujourd’hui je joue pour la


dernière fois ! Sois tranquille, ma chère enfant ;<br />

dors, rêve d’heureux jours, une vie meilleure ;<br />

cela me portera bonheur !<br />

« Le chevalier embrassa sa femme et s’éloigna<br />

en toute hâte.<br />

« Deux tailles, et le chevalier eut tout perdu, –<br />

tout ce qu’il possédait !<br />

« Il resta immobile auprès du colonel et fixa<br />

ses regards sur la table de jeu, dans un<br />

anéantissement complet. – Vous ne pontez plus,<br />

chevalier ? dit le colonel en mêlant les cartes<br />

pour une nouvelle taille. – J’ai tout perdu,<br />

répondit le chevalier en s’efforçant de paraître<br />

calme. – N’avez-vous donc plus rien ? demanda<br />

le colonel en continuant de mêler ses cartes. – Je<br />

suis un mendiant ! s’écria le chevalier d’une voix<br />

tremblante de rage, en regardant toujours la table<br />

de jeu, et ne remarquant pas que les joueurs<br />

prenaient toujours plus d’avantage sur le<br />

banquier.<br />

« Le colonel continua de jouer avec calme. –<br />

Mais vous avez une jolie femme ? dit le colonel,<br />

à voix basse, sans regarder le chevalier, et en


mêlant les cartes pour une seconde taille. – Que<br />

voulez-vous dire par là ? s’écria le chevalier avec<br />

colère. Le colonel tira ses cartes sans répondre. –<br />

Dix mille ducats ou Angela, dit le colonel, en se<br />

retournant à demi, tandis qu’il donnait à couper. –<br />

Vous êtes fou, s’écria le chevalier, qui revenait<br />

un peu à lui-même, et qui s’apercevait que le<br />

colonel perdait de plus en plus. – Vingt mille<br />

ducats contre Angela, dit le colonel à voix basse,<br />

en retenant la carte qu’il s’apprêtait à retourner.<br />

« Le chevalier se tut ; le colonel reprit son jeu,<br />

et presque toutes les cartes furent favorables aux<br />

joueurs. – Cela va ! dit le chevalier bas à l’oreille<br />

du colonel, lorsque la nouvelle taille commença,<br />

et qu’il eut placé la dame sur la table.<br />

« Au coup suivant, la dame perdit. Le<br />

chevalier se recula en grinçant des dents, et<br />

s’appuyant contre la fenêtre ; la mort et le<br />

désespoir étaient dans ses traits.<br />

« Le jeu venait de finir ; le colonel s’avança<br />

devant le chevalier et lui dit d’un ton moqueur : –<br />

Eh bien ? Que voulez-vous ! s’écria le chevalier.<br />

Vous m’avez réduit à la besace ; mais il faut que


vous ayez perdu l’esprit, de croire que vous<br />

pouviez gagner ma femme. Sommes-nous donc<br />

dans les colonies ? ma femme est-elle une esclave<br />

pour être livrée à l’homme qui se plaît à la jouer<br />

et à la marchander ? Mais il est vrai, j’ai perdu<br />

vingt mille ducats, et j’ai perdu le droit de retenir<br />

ma femme, si elle veut vous suivre. Venez avec<br />

moi, et désespérez, si ma femme vous repousse,<br />

et qu’elle refuse de devenir votre maîtresse ! –<br />

Désespérez vous-même, répondit le colonel, si<br />

Angela vous repousse, vous qui avez causé son<br />

malheur, si elle vous rejette avec horreur pour se<br />

jeter avec délices dans mes bras. Désespérez<br />

vous-même en apprenant qu’un serment d’amour<br />

nous unira, que le bonheur couronnera nos longs<br />

désirs. Vous me nommez insensé ! Oh ! oh ! je ne<br />

voulais gagner que le droit de prétendre à votre<br />

femme ; j’étais déjà certain de son cœur !<br />

Apprenez, chevalier, que votre femme m’aime,<br />

qu’elle m’aime inexprimablement ; je le sais.<br />

Apprenez que je suis ce Duvernet élevé avec<br />

Angela, attaché à elle par l’amour le plus ardent ;<br />

ce Duvernet que vous avez chassé par vos<br />

intrigues ! Hélas ! ce ne fut qu’au moment de la


mort de son père qu’Angela connut ce que je<br />

valais. Je sais tout. Il était trop tard ! Un démon<br />

ennemi me suggéra l’idée que le jeu pouvait me<br />

fournir l’occasion de vous perdre ; je m’adonnai<br />

entièrement au jeu. Je vous suivis jusqu’à Gênes,<br />

et j’ai réussi ! Allons, allons trouver votre<br />

femme !<br />

« Le chevalier resta anéanti, frappé de mille<br />

coups de foudre. Ce secret si longtemps gardé se<br />

dévoilait enfin ; il vit toute la mesure des maux<br />

dont il avait accablé la malheureuse Angela. –<br />

Angela décidera, dit-il d’une voix sourde ; et il<br />

suivit le colonel qui marchait à grands pas vers sa<br />

demeure.<br />

« En arrivant, le colonel saisit la sonnette ;<br />

mais le chevalier le repoussa. – Ma femme dort,<br />

dit-il, voulez-vous troubler son doux sommeil ? –<br />

Hum ! murmura le colonel, Angela a-t-elle jamais<br />

goûté un doux sommeil depuis que vous l’avez<br />

précipitée dans une vie aussi déplorable ?<br />

« À ces mots, il voulut pénétrer dans la<br />

chambre ; mais le chevalier se jeta à ses pieds, et<br />

s’écria, au désespoir : – Soyez compatissant ;


maintenant que vous avez fait de moi un<br />

mendiant, laissez-moi ma femme ! – C’est ainsi<br />

que le vieux Vertua était à genoux devant vous,<br />

sans pouvoir vous attendrir, cœur de pierre ! Que<br />

la vengeance du ciel vous atteigne enfin !<br />

« En parlant ainsi, le colonel se dirigea de<br />

nouveau vers l’appartement d’Angela. Le<br />

chevalier s’élança vers la porte, l’ouvrit, se<br />

précipita sur le lit où reposait sa femme, tira les<br />

rideaux et s’écria : Angela, Angela ! – Il se baissa<br />

vers elle, prit sa main, balbutia des mots<br />

entrecoupés, puis s’écria de nouveau d’une voix<br />

terrible : – Voyez ! vous avez gagné le cadavre de<br />

ma femme !<br />

« Le colonel s’approcha, plein d’horreur. –<br />

Nul signe de vie. – Angela était morte, – morte.<br />

« Le colonel se frappa violemment le front,<br />

laissa échapper un gémissement et disparut. –<br />

Jamais on n’a entendu parler de lui. »<br />

Dès que l’étranger eut achevé son récit, il<br />

quitta le banc, sans que le baron, profondément<br />

ému, pût lui adresser une parole.


Peu de jours après, on trouva l’étranger mort<br />

dans sa chambre. Il avait été frappé d’un coup<br />

d’apoplexie. On découvrit, par ses papiers, que<br />

cet homme, qui se faisait nommer Baudasson,<br />

n’était autre que le malheureux chevalier de<br />

Ménars.<br />

Le baron vit dans cette aventure un<br />

avertissement du ciel, qui lui avait envoyé le<br />

chevalier de Ménars pour le sauver au moment où<br />

il se précipitait dans l’abîme ; et il se promit de<br />

résister à toutes les séductions du bonheur au jeu.<br />

Jusqu’à ce jour, il a fidèlement tenu parole.


La nuit du sabbat


Quelques affaires m’avaient appelé à Prague<br />

et m’y retenaient plus longtemps que je n’aurais<br />

voulu. Tous les agréments qu’offre cette ville ne<br />

parvenaient pas à me faire oublier ma jeune<br />

femme, que je n’avais pas quittée depuis cinq ans<br />

que nous étions mariés, et les deux enfants<br />

qu’elle m’avait donnés. Le jour et la nuit leur<br />

souvenir occupait ma pensée, et je maudissais les<br />

lenteurs qui s’opposaient à mon retour. Tous les<br />

époux ne sont pas aussi unis que nous l’étions,<br />

ma Fanny et moi : notre mariage avait été la<br />

conséquence d’une inclination naturelle,<br />

beaucoup plus que de calculs intéressés, et<br />

quiconque se trouve dans la même position que<br />

moi, comprendra, bien mieux que je ne saurais<br />

l’exprimer, quelle devait être mon impatience de<br />

retourner au sein de ma jeune famille.<br />

Enfin mes affaires furent terminées vers la fin<br />

d’avril, et après avoir pris congé des amis et des<br />

connaissances que j’avais à Prague, je rentrai à<br />

l’hôtel pour régler mes comptes. Je voulais partir


le lendemain et je me proposais de prendre la<br />

poste pour arriver plus vite.<br />

Le matin de ce jour, l’hôte vint me présenter<br />

son compte, et ne me trouvant pas assez d’argent<br />

en espèces pour le solder, je voulus changer un<br />

billet de banque. Je portai la main à ma poche<br />

pour y prendre mon portefeuille, mais, ô<br />

malheur ! ma poche était vide. Je cherchai dans<br />

toutes mes poches, dans ma malle, dans tous les<br />

tiroirs et les coins de ma chambre, ce fut en vain,<br />

mon portefeuille avait disparu. Il contenait deux<br />

mille thalers en papier (7500 francs), et ce n’était<br />

pas pour moi une petite somme. J’étais désespéré.<br />

– Voilà la vie ! m’écriai-je ; au moment où j’étais<br />

heureux à la pensée de revoir et d’embrasser ma<br />

femme et mes enfants, il faut qu’un sort<br />

malencontreux m’arrête encore ici pour tâcher de<br />

retrouver ce portefeuille. Il est perdu ou volé ! Il<br />

y a cent contre un à parier qu’on ne le rendra pas,<br />

et cependant je ne puis partir sans avoir fait tout<br />

ce qui est possible et raisonnable pour le ravoir.<br />

Hier soir je l’avais ; il était toujours dans la poche<br />

de mon surtout. S’il ne contenait que les lettres de<br />

ma Fanny, quelque pénible qu’il soit pour moi


qu’un étranger ait pu lire les épanchements de<br />

son cœur et connaître mes affaires les plus<br />

secrètes, je m’y résignerais pourvu que mon<br />

argent s’y trouvât. Mais que de chances pour<br />

qu’on se soit hâté de convertir en espèces tous<br />

ces billets qui étaient au porteur !<br />

Perdant patience, je me mis à jurer comme un<br />

payen, quoique ce ne fût pas mon péché<br />

d’habitude. J’étais si peu maître de moi que, si le<br />

diable s’était offert à mes yeux, je crois que<br />

j’aurais fait un pacte avec lui pour ravoir mon<br />

portefeuille.<br />

À cette pensée, je me rappelai une figure que<br />

j’avais vue huit jours auparavant, et qui m’avait<br />

paru celle du démon en personne. Je tressaillis, et<br />

cependant j’étais si désespéré, que je me dis :<br />

N’importe, si c’était lui, il serait le bienvenu s’il<br />

me rapportait mon portefeuille !<br />

Au même instant, on frappa à la porte de ma<br />

chambre. – Oh ! oh ! pensai-je, le tentateur<br />

prendrait-il mes paroles au sérieux ? – Je courus à<br />

la porte ; je songeais à mon homme, et je<br />

m’attendais presque à le voir.


Ô surprise ! la porte s’ouvrit, et le même<br />

individu auquel je pensais entra en me faisant<br />

maintes salutations très révérencieuses.<br />

Il faut que je dise où j’avais fait la<br />

connaissance de ce personnage, afin qu’on ne me<br />

prenne pas pour un homme à l’imagination<br />

exaltée.<br />

Un soir j’étais allé au Casino de Prague, où<br />

l’un de mes amis m’avait déjà conduit. À une<br />

table du café, deux hommes étaient profondément<br />

absorbés par une partie d’échecs. Quelques<br />

jeunes gens, debout près de la fenêtre, se<br />

racontaient des histoires d’apparitions<br />

mystérieuses. Un petit homme, vêtu d’un habit<br />

écarlate, allait et venait dans la salle.<br />

Je pris une gazette, mais quelque intérêt que je<br />

prisse à la guerre que l’Espagne soutenait contre<br />

Napoléon, mon attention était constamment<br />

détournée par le promeneur en habit rouge. Sans<br />

parler de la couleur tranchante de son costume, il<br />

y avait dans ses traits je ne sais quoi de<br />

repoussant, et dans ses gestes une raideur<br />

déplaisante. Il paraissait avoir de cinquante à


soixante ans ; sa taille était petite, mais son<br />

tempérament robuste. Des cheveux noirs et plats<br />

recouvraient sa large tête et s’avançaient en<br />

pointe sur son front. Son teint était basané, son<br />

nez court et retroussé, les pommettes de ses joues<br />

saillantes, sa physionomie dure et immobile ;<br />

seulement un éclair s’élançait de temps en temps<br />

de ses yeux noirs, recouverts de sourcils épais. Je<br />

n’aurais pas aimé à rencontrer un pareil homme<br />

seul sur une grande route. Je me figurais qu’il<br />

n’avait jamais ri de sa vie, et en cela, comme il<br />

arrive si souvent, quand on juge les hommes sur<br />

l’extérieur, je me trompais. Il écoulait la<br />

conversation des jeunes gens qui roulait sur les<br />

revenants, et il se mit la rire. Mais quel rire ! Un<br />

frisson me parcourut tout le corps en voyant les<br />

coins de ses lèvres se relever, ses narines se<br />

gonfler et ses yeux pétiller entre ses paupières à<br />

demi fermées. Je crus voir devant moi le diable<br />

riant à la vue des misérables qui tombent en<br />

enfer ! Je jetai involontairement un regard sur ses<br />

pieds pour voir si je ne rencontrerais pas le<br />

fameux pied de bouc ; et, en effet, son pied<br />

gauche, renfermé dans un brodequin, était ce


qu’on nomme vulgairement un pied-bot. Il<br />

boitait, et cependant il marchait si doucement,<br />

qu’on n’entendait point ses pas. Je tenais toujours<br />

la gazette devant moi, mais mes regards se<br />

portaient par-dessus pour observer ce merveilleux<br />

personnage.<br />

Comme il passait devant la table d’échecs, un<br />

des joueurs dit d’un air triomphant à son<br />

adversaire : – Vous êtes perdu sans ressource !<br />

L’habit rouge s’arrêta un instant, jeta un coup<br />

d’œil rapide sur le jeu et dit au vainqueur : –<br />

Vous êtes aveugle, au troisième coup vous serez<br />

mat. Le gagnant se mit à rire avec dédain ; le<br />

perdant remua la tête d’un air de doute, et au<br />

troisième coup, le premier fut en effet échec et<br />

mat.<br />

Taudis que les joueurs replaçaient leurs pièces,<br />

un des jeunes gens dit à l’habit rouge : – Vous<br />

riez, monsieur, de ce que nous disons : vous<br />

n’avez pas l’air de croire aux esprits ; cependant<br />

si vous aviez lu Schelling...<br />

– Bah ! votre philosophe Schelling n’est qu’un<br />

poète dupe de son imagination. Les philosophes


ne sont pas plus avancés aujourd’hui<br />

qu’autrefois : ce sont des aveugles qui disputent<br />

sur les couleurs, et des sourds sur l’harmonie.<br />

Les jeunes gens forent choqués de ces paroles<br />

brutales ; il s’éleva un léger tumulte, pendant<br />

lequel l’habit rouge s’esquiva.<br />

C’était la première fois que je le voyais, et je<br />

ne l’avais pas revu depuis ; mais cette figure<br />

infernale était restée gravée dans ma mémoire, au<br />

point que je craignais de la revoir, surtout en<br />

songe. Et cependant c’était cet homme même qui<br />

était là, devant moi, dans ma chambre, au<br />

moment où j’étais prêt à invoquer le diable pour<br />

qu’il me fît retrouver mon portefeuille.<br />

J’ai dit qu’il s’était présenté avec une politesse<br />

obséquieuse. Ses paroles répondirent à l’humilité<br />

de ses salutations : – Pardonnez-moi si je vous<br />

dérange, me dit-il ; est-ce bien à M. Robert de<br />

Goldschmidt que j’ai l’honneur de parler ?<br />

– C’est moi-même, lui répondis-je.<br />

– Quelle preuve pouvez-vous m’en donner ?<br />

– La demande est singulière, dis-je à part moi,


et ne peut venir que d’un employé de la police.<br />

Une lettre à mon adresse était sur la table, je la lui<br />

montrai. Elle était à demi déchirée.<br />

– C’est bien, dit-il ; mais votre nom est si<br />

commun dans toute l’Allemagne que j’ai besoin<br />

de plus de détails. Il s’agit d’une affaire<br />

importante, pour laquelle je dois m’adresser à<br />

vous, et j’ai besoin de constater votre identité.<br />

– Monsieur, dis-je, pardonnez-moi si je ne<br />

songe pas en cet instant aux affaires ; je suis sur<br />

le point de partir et j’ai encore mille choses à<br />

faire. Vous vous trompez aussi sur ma profession,<br />

car je ne suis ni marchand ni négociant.<br />

Il me regarda de ses grands yeux. – Ah ! ah !<br />

dit-il. Il garda alors quelques moments le silence,<br />

et sembla sur le point de se retirer. Mais il reprit :<br />

– Vous avez cependant fait des affaires de<br />

commerce à Prague. Votre frère qui habite<br />

Würtzbourg n’est-il pas sur le point de faire<br />

faillite ?<br />

Je rougis et je tremblai, car personne au<br />

monde ne connaissait cette circonstance que mon<br />

frère et moi. L’étranger se mit à sourire d’un air


satisfait.<br />

– Vous êtes encore dans l’erreur, lui répondisje.<br />

J’ai plusieurs frères, mais aucun d’eux n’est à<br />

la veille d’un pareil malheur.<br />

– Ah ! ah ! murmura mon interlocuteur, dont<br />

la physionomie restait impassible.<br />

– Monsieur, lui dis-je avec une certaine<br />

impatience, car je n’aurais pas voulu pour tout au<br />

monde que la position embarrassée de mon frère<br />

fût connue ; on vous a mal adressé en vous<br />

envoyant chez moi. Si vous voulez me faire<br />

connaître l’objet de votre visite, je vous prie de<br />

vous hâter, car j’ai peu de temps à perdre.<br />

– Je ne vous demande qu’un moment, me<br />

répondit-il. Ma visite a de l’importance. Mais<br />

vous me paraissez inquiet, quelque chose de<br />

désagréable vous serait-il arrivé ? Je suis étranger<br />

comme vous dans cette ville, où je ne suis que<br />

depuis douze jours. Votre figure m’inspire de la<br />

confiance, je vous demande de m’en accorder un<br />

peu. Auriez-vous besoin d’argent ?<br />

Ces paroles, tout affectueuses qu’elles étaient,


contrastaient avec l’air sardonique de celui qui<br />

les prononçait. Je ne pouvais me défendre d’une<br />

crainte superstitieuse, et malgré moi l’idée me<br />

venait qu’il voulait acheter mon âme. Je lui<br />

répondis sèchement que je n’avais pas besoin<br />

d’argent. – Mais vous qui me faites des offres si<br />

généreuses, monsieur, oserai-je vous demander<br />

votre nom ?<br />

– Mon nom ne fait rien à l’affaire, je suis un<br />

Manteuffel.<br />

Ce nom, qui en allemand signifie hommediable,<br />

et qui est celui d’une ancienne famille de<br />

Prusse, augmenta ma surprise et ma perplexité.<br />

J’ignorais s’il parlait sérieusement ou si, devinant<br />

mes craintes superstitieuses, il voulait s’en<br />

amuser.<br />

En ce moment, on ouvrit la porte, et l’hôte<br />

entra tenant une lettre qui venait de la poste. Je la<br />

pris de ses mains.<br />

– Lisez d’abord cette lettre, dit l’habit rouge,<br />

nous causerons ensuite. Cette lettre est sans doute<br />

de votre aimable Fanny.


Je fus plus interdit que jamais.<br />

– Savez-vous enfin qui je suis et ce que je<br />

veux de vous ? me dit-il avec son rire infernal.<br />

J’avais envie de lui répondre : – Je vois bien que<br />

vous êtes Satan en personne, et que c’est mon<br />

âme que vous marchandez ; mais je me contins,<br />

et je gardai le silence. Alors il me dit que sachant<br />

que j’allais à Würtzbourg, et lui-même devant<br />

passer par cette ville, il venait m’offrir une place<br />

dans sa voiture. Je le remerciai et je lui dis que<br />

j’avais déjà arrêté des chevaux de poste. Il en<br />

parut contrarié, et comme vexé de ne pouvoir<br />

gagner ma confiance.<br />

– Vous êtes bien peu sociable, me dit-il,<br />

cependant il faudra bien que je voie votre Fanny,<br />

Auguste et le petit Léopold. Ne voyez-vous donc<br />

pas que je vous veux rendre un service ? Parlez<br />

donc, dites-moi comment je pourrais vous être<br />

utile.<br />

– En effet on pourrait en ce moment me rendre<br />

un grand service. J’ai perdu mon portefeuille ; si<br />

vous êtes sorcier, faites-le-moi retrouver.<br />

– Il ne s’agit que d’un portefeuille ? Ce n’est


pas la peine ; n’avez-vous pas d’autre service à<br />

me demander ?<br />

– Mais ce portefeuille contenait deux mille<br />

thalers en billets de banque, et de plus des papiers<br />

importants.<br />

– Comment était ce portefeuille ?<br />

– Couvert de soie verte, et orné de mon chiffre<br />

brodé. C’était un travail de ma femme.<br />

– Alors l’enveloppe vaut plus que ce qu’il<br />

contient. – Il se mit encore à rire d’un air<br />

moqueur : Que me donnerez-vous, dit-il, si je<br />

répare cette perte ?<br />

À ces mots, il me regarda fixement, comme<br />

s’il eût attendu pour réponse : Je vous donnerai<br />

mon âme ! Comme je gardais le silence, il porta<br />

la main à sa poche, et en tira mon portefeuille.<br />

– J’ai trouvé le portefeuille hier, à quatre<br />

heures, sur le pont de la Moldau, me dit-il.<br />

En effet, j’avais passé sur le pont à cette heure,<br />

et je me souvins d’avoir ouvert mon portefeuille<br />

en cet endroit.<br />

– Comme je ne savais pas qui l’avait perdu,


ajouta-t-il, je l’ouvris et je lus les papiers pour en<br />

connaître le possesseur. Une carte m’apprit votre<br />

nom et votre domicile, je suis déjà venu hier,<br />

mais je ne vous ai pas trouvé.<br />

J’aurais sauté au cou de l’habit rouge tant ma<br />

joie était grande ; elle éclatait en proportion de la<br />

vivacité de mon chagrin. Je me confondis en<br />

remerciements, mais sans m’écouter : – Bon<br />

voyage, me dit-il ; nous nous reverrons. Et il<br />

disparut.<br />

Mon portefeuille étant heureusement retrouvé,<br />

je n’avais plus qu’à partir. Je payai l’hôte, et déjà<br />

je descendais l’escalier, suivi par mon<br />

domestique qui portait ma malle, lorsque je<br />

rencontrai mon frère qui montait les marches. Je<br />

remontai avec lui dans ma chambre ; et là il<br />

m’apprit qu’il avait arrangé ses affaires, et qu’il<br />

avait cru devoir venir lui-même à Prague pour me<br />

l’annoncer, sachant combien j’en serais heureux.<br />

Il se proposait de quitter le commerce, où, disaitil,<br />

l’on est sans cesse exposé à être millionnaire<br />

aujourd’hui, et ruiné demain ; où l’on est tantôt<br />

l’objet de la considération publique, tantôt en


utte aux outrages. Il devait se retirer dans notre<br />

ville.<br />

Je conduisis mon frère dans quelques maisons,<br />

mais devinant mon impatience de revoir ma<br />

famille, il m’engagea lui-même à ne pas différer<br />

mon départ.<br />

Je partis donc, je passai en route deux jours et<br />

une nuit ; mais la seconde journée était fort<br />

avancée sans que je fusse arrivé chez moi. En<br />

vain j’excitais le postillon par l’argent et les<br />

paroles ; la nuit s’avançait et j’étais encore loin<br />

de l’objet de mes désirs. Depuis près de trois<br />

mois, je n’avais pas vu Fanny ! Je tremblais de<br />

ravissement en songeant que bientôt je serais<br />

dans les bras de celle que j’aimais uniquement.<br />

J’étais uni à elle non seulement par les liens<br />

religieux du mariage, mais encore par l’affection<br />

la plus tendre et la plus respectueuse. Je dois<br />

pourtant avouer que j’avais eu un premier<br />

amour ; mais celle qui en avait été l’objet m’avait<br />

été refusée par l’orgueil de ses parents. Elle<br />

s’appelait Julie, et avait été mariée à un riche<br />

gentilhomme polonais. On sait combien sont


fugitives les passions de la jeunesse qu’elle croit<br />

devoir être éternelles. Julie n’avait donc laissé<br />

qu’un souvenir bien effacé dans mon esprit. Mon<br />

cœur tout entier était à ma femme.<br />

L’horloge de la ville sonnait une heure,<br />

lorsque ma chaise de poste entra dans les rues<br />

plongées dans le plus profond silence ; nous<br />

descendîmes à l’hôtel de la poste, où je laissai<br />

mon domestique avec mes effets, résolu à n’y<br />

venir passer le reste de la nuit, que si je ne<br />

trouvais personne chez moi levé pour m’attendre.<br />

Je me dirigeai vers l’extrémité du faubourg, où<br />

était située ma maison, ombragée par de grands<br />

arbres et reflétant par toutes ses fenêtres les<br />

rayons de la lune.<br />

Tout y était livré au sommeil. Ô Fanny, que de<br />

douleurs tu m’aurais épargnées si tu avais veillé<br />

quelques heures de plus ! En vain je fis plusieurs<br />

fois le tour de la maison ; je n’y vis luire aucune<br />

lumière, et ne voulant pas troubler le repos des<br />

êtres qui m’étaient chers, j’allais me retirer,<br />

lorsque je m’aperçus qu’on avait négligé de<br />

fermer la porte d’un pavillon du jardin. À la


clarté de la lune, je vis sur le guéridon la corbeille<br />

à ouvrage de ma femme, et épars sur le plancher<br />

les joujoux de mes enfants. Mon cœur était<br />

heureux à la vue des objets qui éveillaient en moi<br />

les plus doux souvenirs et les plus tendres<br />

affections. Tout ce que j’avais de plus cher au<br />

monde avait donc passé l’après-midi en ce lieu,<br />

parlant probablement de mon arrivée prochaine.<br />

Que de douceur dans les sentiments qui<br />

gonflaient ma poitrine de bonheur, et que je<br />

plains ceux qui n’ont jamais goûté les joies de la<br />

famille. Un seul instant de cette calme et pure<br />

félicité dédommage bien de toutes les peines de<br />

la vie ! Ah ! si ceux que l’entraînement des<br />

passions, l’habitude du vice, ou des calculs<br />

égoïstes fait renoncer à la vie de famille, savaient<br />

quelle satisfaction un père digne de ce nom<br />

trouve dans l’accomplissement de ses devoirs, ils<br />

rougiraient d’une existence sans but, quand elle<br />

n’est pas malfaisante. Je m’assis sur un sofa, et je<br />

résolus d’y attendre le jour. La nuit était pure et<br />

douce, et le parfum des arbres en fleurs pénétrait<br />

jusqu’à moi.<br />

Quand durant quarante heures on a été privé


de sommeil, on n’est pas difficile sur le choix de<br />

son lit. Je m’assoupis bientôt. Mais à peine avaisje<br />

fermé les yeux, que le craquement de la porte<br />

m’éveilla de nouveau. Je me levai et je vis entrer<br />

un homme. Ma première pensée fut de le prendre<br />

pour un voleur. Qu’on se figure mon étonnement,<br />

c’était l’habit rouge !<br />

– D’où venez-vous ? lui demandai-je.<br />

– De Prague. Je repars dans une demi-heure.<br />

Je voulais vous voir en passant, pour vous tenir<br />

parole. J’ai appris de votre domestique que vous<br />

veniez d’arriver, et je croyais trouver tout en<br />

mouvement dans votre maison. Vous n’avez pas<br />

dessein, je pense, de passer la nuit dans ce lieu<br />

humide ?<br />

Je passai avec lui dans le jardin, tremblant<br />

malgré moi de tous mes membres, tant cette<br />

apparition me semblait étrange. Si j’avais pu<br />

croire à l’existence d’un Méphistophélès, j’aurais<br />

cru le voir devant moi. Je riais en moi-même de<br />

ma frayeur, et pourtant je ne pouvais pas m’en<br />

défendre. Le clair de lune, en projetant sur les<br />

traits de cet homme des ombres plus fortes,


endait sa physionomie plus effrayante. Ses yeux<br />

lançaient des éclairs du fond de leurs sombres<br />

orbites.<br />

– Vous m’avez fait l’effet d’un fantôme, lui<br />

dis-je. Comment avez-vous trouvé la porte de ce<br />

pavillon ? Vous savez tout !<br />

Il se mit à rire de ce rire que j’ai déjà tâché de<br />

dépeindre. – Me connaissez-vous maintenant, me<br />

dit-il, et savez-vous pourquoi je suis ici ?<br />

– Je ne le sais pas plus que lorsque vous étiez<br />

à Prague. Je croirais presque que vous êtes le<br />

diable en personne. Mais qui que vous soyez,<br />

vous m’avez rendu service, et mon bonheur est<br />

complet. Vous pouvez donc me faire des offres.<br />

– Que vous êtes bon ! Pourquoi le diable<br />

ferait-il des offres à quelqu’un ? Autrefois on<br />

croyait en lui, et il ne pouvait gagner les âmes<br />

qu’en les achetant par les offres les plus<br />

séduisantes. Mais aujourd’hui qui est-ce qui croit<br />

au diable ? Il n’est pas besoin de tant de mystères<br />

pour attirer les gens en enfer ; ils y viennent bien<br />

tout seuls.


– Voilà bien un langage diabolique !<br />

– Je dis la vérité, répondit l’homme rouge en<br />

riant, parce que personne n’y croit plus. Tant que<br />

la vérité a été sacrée pour les hommes, Satan a dû<br />

être le père du mensonge ; maintenant tout est<br />

changé : nous autres pauvres diables, nous<br />

prenons toujours le contre-pied de l’humanité.<br />

– Alors, vous n’êtes pas mon adversaire, car je<br />

pense comme vous.<br />

– Bien, vous êtes déjà à moi. Dès qu’on<br />

m’abandonne un seul cheveu, je tiens déjà toute<br />

la tête. Mais il fait froid ici, et la voiture est peutêtre<br />

déjà attelée ; il faut que je parte, adieu.<br />

Je l’accompagnai jusqu’à la poste où sa<br />

voiture était effectivement attelée.<br />

– Si nous allions prendre congé l’un de l’autre<br />

auprès d’un bol de punch que j’avais commandé<br />

avant de me rendre chez vous ? me dit-il.<br />

J’acceptai son invitation et je le suivis à<br />

l’hôtel. Le punch était prêt dans la salle<br />

commune. Nous trinquâmes et nous causâmes<br />

quelque temps tout en vidant nos verres. Pendant


que nous buvions, un étranger se promenait de<br />

long en large avec un air sombre ; c’était un<br />

vieillard de grande taille. Je remarquai des effets<br />

de voyageurs épars sur les chaises, entre autres<br />

un schall, un chapeau et des gants de femme.<br />

J’entendis l’étranger dire au valet qui venait<br />

chercher le bagage : – Quand ma femme viendra,<br />

dites-lui que je me suis couché, et que nous<br />

partirons au point du jour. Et il sortit, L’habit<br />

rouge se leva, monta en voiture, et comme je lui<br />

serrais la main, il me dit : – Nous nous reverrons<br />

encore. Le postillon fit claquer son fouet, et les<br />

chevaux partirent au grand trot.<br />

Ne voulant pas retourner dans le pavillon de<br />

mon jardin, je demandai un lit à l’hôtel. En<br />

rentrant dans la salle, j’y trouvai une femme qui<br />

prenait le schall et les gants. Elle se retourna, et je<br />

reconnus Julie, celle que j’avais voulu épouser.<br />

Malgré l’espace de temps écoulé, et les nouveaux<br />

liens que nous avions contractés l’un et l’autre,<br />

toute sympathie n’était pas éteinte entre nous, et<br />

cette rencontre fortuite ne fut pas sans émotion !<br />

Mais le sentiment du devoir, puissant sur tous les<br />

deux, et, pour ce qui me concernait, mon


attachement pour ma femme, combattirent<br />

l’influence des souvenirs, et tout se borna à un<br />

échange de civilités, chacun de nous comprimant<br />

le plus qu’il pouvait les sentiments qui agitaient<br />

son cœur. J’étais étonné qu’ils fussent encore si<br />

puissants, et je sentais combien la faiblesse<br />

humaine était en moi. Il me semblait que la<br />

conversation que je venais d’avoir avec l’homme<br />

rouge avait affaibli l’énergie morale qui devait<br />

me faire repousser sans hésiter toute mauvaise<br />

pensée.<br />

Pendant que nous causions avec Julie, et que,<br />

peut-être à notre insu, quelque chose de nos<br />

anciens sentiments se peignait sur notre visage,<br />

quoique nos paroles fussent insignifiantes, la<br />

porte s’ouvrit tout à coup, et le vieillard entra en<br />

disant : – Qui donc est si tard avec toi, Julie ?<br />

Me reconnaissant pour celui qui avait eu<br />

autrefois des prétentions à la main de sa femme,<br />

il se laissa emporter à un accès de jalousie, et<br />

saisissant Julie par ses longs cheveux, il la traîna<br />

sur le plancher, en s’écriant : – Malheureuse !<br />

qu’as-tu fait ? J’allai au secours de cette femme si


injustement et si brutalement traitée. Le staroste<br />

me repoussa et me fit tomber. Je me relevai<br />

rapidement, mais il courut vers moi pour me<br />

terrasser de nouveau. Dans mon désespoir, je pris<br />

un couteau qui se trouvait sur la table et je le<br />

brandis au-devant de moi pour l’effrayer ; mais,<br />

dans sa rage aveugle, il me saisit à la gorge et<br />

s’efforça de m’étouffer. Je me servis alors de<br />

mon arme pour sauver ma vie, je l’atteignis ; il<br />

tomba aussitôt. Le couteau avait pénétré dans le<br />

cœur.<br />

Julie tomba sans mouvement auprès de son<br />

mari. Je demeurai interdit, désespéré, ne sachant<br />

quel parti prendre. – Ô mes pauvres enfants ! ô<br />

malheureuse Fanny ! m’écriai-je, votre père est<br />

un assassin !<br />

Le bruit de notre lutte avait réveillé les gens de<br />

la maison. J’entendis appeler, aller, venir, frapper<br />

aux portes. Il ne me restait d’autre chance de<br />

salut que la fuite. Je me hâtai donc de m’éloigner.<br />

En descendant l’escalier, je songeai à courir<br />

chez moi pour aller réveiller ma femme et mes<br />

enfants et les presser encore une fois contre mon


cœur, avant de fuir dans le monde comme Caïn,<br />

pour échapper à la vindicte publique, mais voyant<br />

mes vêtements inondés du sang du staroste, je<br />

tremblais d’être découvert. La porte de la rue<br />

étant fermée, je fis le tour pour entrer dans le<br />

jardin par le pavillon. Comme je le traversais<br />

pour entrer dans la maison, j’entendis des cris de<br />

gens qui approchaient ; je me hâtai alors de<br />

gagner les champs, ce qui m’était facile, puisque<br />

ma maison était à l’extrémité du faubourg.<br />

J’ouvrais la porte qui donnait dans la campagne,<br />

lorsque je me sentis arrêté par mon habit. Perdant<br />

la tête, et voulant me sauver à tout prix, je jetai au<br />

milieu de plusieurs tas de foin le flambeau que<br />

j’avais allumé. Comme je l’espérais, on me lâcha<br />

pour éteindre le feu.<br />

Je courais comme un insensé à travers<br />

champs, franchissant les fossés et les haies,<br />

n’espérant plus revoir ma famille, et ne pensant à<br />

rien autre qu’à me sauver, tant l’instinct de la<br />

conservation est puissant. Quand je m’aperçus<br />

que je n’étais plus poursuivi, je m’arrêtai pour<br />

reprendre haleine, et ce ne fut qu’alors que je pus<br />

réfléchir un peu à ma position. J’avais peine à


croire à la réalité des événements qui venaient de<br />

se précipiter en si peu d’instants, mais comment<br />

en douter, quand je voyais malgré l’obscurité mes<br />

habits tachés et que je les sentais tout humides du<br />

sang du staroste ? J’étais glacé d’horreur à cet<br />

aspect.<br />

Si j’avais eu encore une arme dans les mains,<br />

si une eau profonde se fût trouvée sur mon<br />

passage, j’eusse assurément mis fin à mes jours.<br />

Ruisselant de sueur, hors d’haleine, les genoux<br />

tremblants, je me remis à fuir. De temps en<br />

temps, j’étais obligé de m’arrêter pour prendre<br />

des forces ; plusieurs fois je fus près de<br />

succomber de faiblesse.<br />

C’est ainsi que j’arrivai au village le plus<br />

proche, sur la route. Tandis que je délibérais si je<br />

devais aller plus loin ou attendre que la lune fût<br />

levée, les cloches de la ville commencèrent à<br />

sonner, et bientôt celles de toutes les communes<br />

environnantes leur répondirent : c’était le tocsin.<br />

Mon cœur se déchirait à chaque son apporté<br />

par le vent. Je regardai autour de moi ; une<br />

gigantesque colonne de fumée s’élevait de


l’enceinte de ma ville natale et montait jusqu’aux<br />

nues, et c’était moi qui étais l’incendiaire ! Ô ma<br />

femme ! pensais-je, ô mes enfants ! quel réveil<br />

votre père vous a préparé !<br />

Comme si j’étais emporté par un être invisible,<br />

ma course recommença avec une rapidité sans<br />

égale. Je traversai d’un trait le village, et je me<br />

dirigeai vers un bois voisin, heureux de me<br />

dérober dans son obscurité à la lueur sinistre de<br />

l’incendie, qui, brûlant derrière moi, projetait<br />

mon ombre en avant, me rappelant ainsi le double<br />

crime dont j’étais coupable.<br />

Lorsque je fus parvenu dans un fourré très<br />

sombre, je tombai sur le sol, épuisé par mes<br />

émotions et par la fatigue d’une course si longue<br />

et si rapide. Je frappais la terre de mon front,<br />

j’arrachais convulsivement les herbes avec mes<br />

mains, j’aurais voulu mourir et je ne le pouvais<br />

pas.<br />

– Me voilà donc assassin et incendiaire, parce<br />

que j’ai eu un instant une mauvaise pensée ! Oh !<br />

l’habit rouge avait raison ! donnez-moi un cheveu<br />

et bientôt j’aurai toute la tête ! Quelle fatale


encontre que celle de cet homme ! Sans lui je<br />

n’aurais pas revu Julie, d’anciens souvenirs ne se<br />

seraient pas réveillés, une passion éteinte et<br />

autrefois innocente ne se serait pas rallumée, et<br />

n’aurais pas excité des pensées coupables, je<br />

n’aurais pas commis un meurtre, mis le feu à ma<br />

ville natale ; je ne serais pas ici en proie au<br />

désespoir, en horreur à moi-même et maudit de<br />

tous !<br />

Cependant les cloches continuaient à résonner,<br />

et mon effroi allait croissant. Je me félicitais que<br />

le jour ne fût pas venu. Je pouvais encore espérer<br />

de m’éloigner avant que l’aurore eût paru. Mais<br />

mes pleurs coulèrent en abondance en songeant<br />

que le jour qui allait se lever, était le premier mai,<br />

la fête de Fanny ; ce jour que je célébrais chaque<br />

année au sein de ma famille, entouré de tous mes<br />

amis ! Une autre pensée me vint aussitôt. Cette<br />

nuit, la veille de mai, c’était aussi la nuit de<br />

Walpurgis ! la nuit du sabbat : – Singulière<br />

destinée ! les anciennes superstitions la regardent<br />

comme la nuit terrible où les esprits sortent de<br />

leurs tombeaux, et où le diable et ses acolytes<br />

viennent célébrer le sabbat au sommet de la


montagne du Blocksberg * . Les singuliers discours<br />

de l’habit rouge me revinrent en mémoire. Dans<br />

l’égarement de mon esprit, je lui aurais donné<br />

mon âme, quand même il aurait été le diable en<br />

personne, pourvu qu’il m’eût rendu ma vie<br />

paisible au milieu de ma femme et de mes<br />

enfants.<br />

Cependant les cloches continuaient à faire<br />

entendre le son lugubre du tocsin. Le jour<br />

commençait à poindre, et la lueur de l’incendie<br />

parvenait encore jusqu’à moi à travers les<br />

branches des arbres, mêlée aux premiers rayons<br />

de l’aurore. La fraîcheur matinale se faisait sentir,<br />

et tout annonçait la venue du jour ; je songeai à<br />

m’éloigner encore davantage du théâtre de mes<br />

crimes. Quittant mon sombre asile, je marchai à<br />

travers les broussailles jusqu’à ce que je fusse<br />

arrivé sur la grande route. Là une clarté plus<br />

grande me montra mon habit couvert du sang du<br />

* Selon une superstition populaire en Allemagne, les<br />

sorciers viennent, dans la nuit du 30 avril au 1 er mai, tenir leur<br />

grande assemblée sur cette montagne qui est la plus haute de la<br />

chaîne du Harz.


staroste ; je me hâtai de m’en dépouiller, et de le<br />

cacher dans les grandes herbes du bois. J’essuyai<br />

mes mains aux feuilles des arbustes couvertes de<br />

rosée, et je m’élançai ainsi à demi vêtu, marchant<br />

à grands pas comme un insensé. Mon idée était<br />

de dire au premier paysan que je rencontrerais<br />

que j’avais été dévalisé par des voleurs, et de lui<br />

proposer de me vendre une blouse qui m’aurait<br />

bien déguisé. J’aurais pu parvenir à une ville sans<br />

être reconnu, et je m’y serais fixé. Je me rappelai<br />

alors que j’avais laissé dans l’habit que je venais<br />

d’abandonner, mon portefeuille, qui contenait<br />

tous mes billets de banque.<br />

Je m’arrêtai indécis. Je voulus un instant<br />

retourner et chercher mon portefeuille ; mais le<br />

sang du staroste ! Je n’aurais pas consenti à le<br />

revoir, pour un million. Et retourner le long de la<br />

route où s’offrirait sans cesse devant mes yeux le<br />

tableau de l’incendie... Non, plutôt les flammes<br />

de l’enfer ! – Je me remis à fuir.<br />

– Tout à coup j’entendis le roulement d’une<br />

voiture. Je me jetai dans le bois d’où je pouvais<br />

tout observer. Je tremblais comme une feuille.


Une lourde calèche, chargée de bagage,<br />

s’avançait lentement. Un homme assis dans la<br />

voiture dirigeait les chevaux. Il retint les rênes et<br />

les arrêta presque en face de moi. Il descendit, fit<br />

le tour de la voiture, l’examina avec attention ;<br />

puis il s’éloigna et entra dans la partie du bois qui<br />

bordait le côté opposé de la route.<br />

L’idée me vint que si je pouvais me servir de<br />

cette voiture pour rendre ma fuite plus rapide,<br />

j’étais sauvé. Mes jambes commençaient à<br />

refuser le service. J’y trouverais sans doute des<br />

vêtements : j’y vis un secours du ciel dont il<br />

fallait se hâter de profiter. Je m’élance d’un bond<br />

sur la route, et d’un autre bond dans la voiture. Je<br />

saisis les rênes, et je fais retourner les chevaux du<br />

côté opposé à la ville. Le maître de la voiture sort<br />

du bois, au moment où je levais le fouet pour<br />

faire marcher les chevaux ; il se précipite à leur<br />

tête pour les retenir. Je redouble les coups de<br />

fouet, les chevaux partent au galop, et le<br />

voyageur tombe sous leurs pieds. J’entendis ses<br />

cris : c’était une voix connue et chère ; j’arrête la<br />

voiture, mais trop tard ; je me penche hors de la<br />

portière : hélas ! mes oreilles ne m’avaient pas


trompé ; ma nouvelle victime était mon propre<br />

frère, mon frère qui, ayant terminé ses affaires à<br />

Prague, venait, comme il me l’avait promis, se<br />

fixer auprès de moi.<br />

J’étais anéanti, comme si la foudre m’avait<br />

frappé. Ma victime respirait encore. Je me traînai<br />

péniblement vers elle. Je me jetai sur le corps de<br />

mon malheureux frère. Une des roues avait écrasé<br />

sa poitrine. Je l’appelai d’une voix tremblante. Il<br />

ne m’entendait plus ; il avait cessé de souffrir.<br />

Je baisais encore le front glacé de mon frère<br />

lorsque j’entendis des voix dans la forêt. Je me<br />

levai plein d’effroi, et je m’enfonçai du côté<br />

opposé dans les taillis, abandonnant le cadavre,<br />

auprès des chevaux et de la voiture. L’instinct de<br />

mon salut me faisant seul agir, tout le reste était<br />

mort en moi. – Je me dirigeais dans mon trouble,<br />

à travers les épines et les ronces, vers les lieux où<br />

la végétation était plus touffue, et cent voix<br />

faisaient retentir ces mots à mes oreilles : Caïn,<br />

qu’as-tu fait de ton frère ?<br />

Épuisé, je m’assis sur un rocher, au milieu du<br />

bois. Le soleil s’était levé sans que je l’eusse


aperçu. Une nouvelle vie animait la nature. La<br />

terrible nuit de Walpurgis était passée, mais les<br />

fantômes qu’elle avait évoqués étaient toujours<br />

présents à ma pensée. Je voyais la douleur et la<br />

honte de ma famille, et en perspective le bourreau<br />

et l’échafaud. La vie m’était odieuse, je regrettais<br />

de n’être pas allé dire un dernier adieu à ma<br />

femme et à mes enfants, après mon premier<br />

crime, pour me donner la mort après. Je ne serais<br />

pas devenu incendiaire et meurtrier de mon frère.<br />

Un meilleur sentiment me fit repousser l’idée<br />

du suicide. Je résolus de me livrer à la justice eu<br />

avouant mes crimes. Avant de subir ma peine, il<br />

me serait permis de revoir ma femme et mes<br />

enfants, de leur donner mes conseils, et de leur<br />

faire mes derniers adieux.<br />

Cette résolution ayant un peu calmé mon<br />

trouble, je me levai et me remis en marche sans<br />

savoir de quel côté je me dirigeais.<br />

Le bois s’étendait autour de moi. Après une<br />

longue marche, une autre route s’offrit à mes<br />

regards ; je la suivis sans penser où elle me<br />

conduisait.


Un trépignement de chevaux se faisait<br />

entendre. L’amour de la vie se réveilla en moi. Je<br />

précipitai mes pas, et je ne tardai pas à arriver au<br />

détour de la route où j’aperçus devant moi une<br />

voiture renversée dont la roue était brisée, et à<br />

mon grand effroi, – ou à mon grand ravissement,<br />

– l’habit rouge debout près des chevaux.<br />

En m’apercevant, il se mit à rire de la façon<br />

que je connaissais : – Soyez le bienvenu, me ditil<br />

; n’ai-je pas dit que nous nous reverrions ? J’ai<br />

attendu ici une partie de la nuit. Mon postillon est<br />

retourné à la ville pour aller chercher du secours,<br />

et il ne revient pas.<br />

– Il a sans doute été retenu, lui répondis-je, car<br />

toute la ville est en feu.<br />

– Je le pensais, reprit-il, en voyant cette lueur<br />

rougeâtre au ciel. Mais que faites-vous dans ce<br />

bois ? Que venez-vous faire ici ? Pourquoi<br />

n’aidez-vous pas à éteindre l’incendie ?<br />

– Un feu bien plus ardent brûle en moi-même,<br />

et il m’est impossible de l’éteindre ! Je suis un<br />

affreux criminel ; en quelques heures depuis que<br />

vous m’avez quitté, je suis devenu époux


infidèle, assassin, incendiaire, fratricide ! Sauvezmoi,<br />

si vous le pouvez ; j’ai commis tous ces<br />

forfaits, et cependant j’en suis innocent : mon<br />

cœur, ni ma volonté n’y ont point eu de part.<br />

Ces paroles déplurent à l’habit rouge ; ses<br />

sourcils se froncèrent, et il frappa du pied ; il<br />

garda le silence. Le récit que je lui fis des<br />

événements de la nuit ne troubla pas son calme.<br />

– Savez-vous enfin qui je suis, et ce que je<br />

veux de vous ? me dit-il.<br />

– Mon âme sans doute ! m’écriai-je. Oui, vous<br />

êtes celui que je soupçonnais !<br />

– Qui donc ?<br />

– Le diable !<br />

– Tombe donc à mes pieds et adore-moi ! me<br />

cria-t-il d’une voix terrible.<br />

Je me prosternai à ses pieds, les mains jointes ;<br />

j’avais perdu la tête. Je lui dis : – Sauvez-moi !<br />

Sauvez ma femme et mes enfants ! Ils sont<br />

innocents. Donnez-nous un désert où nous<br />

puissions vivre en paix. Mais effacez de mon<br />

esprit le souvenir de cette nuit, ou laissez-moi


mourir !<br />

Comme je parlais ainsi, il leva son pied-bot<br />

avec mépris, et me frappa si rudement que je<br />

tombai en arrière tout étourdi de ma chute. Je me<br />

relevai. Je voulus renouveler ma prière ; mais il<br />

m’interrompit en disant : – Voilà les hommes<br />

dans toute la plénitude de leur fière raison ! Voilà<br />

les philosophes qui ne croient pas au démon, et<br />

qui nient l’éternité ! Ils couronnent leurs œuvres<br />

en adorant Satan !<br />

– Satan ! Satan ! je te reconnais, m’écriai-je<br />

avec fureur. Ton cœur de fer ignore la douce<br />

pitié. Mais je n’attends pas de compassion de toi,<br />

qui ne connais que le plaisir du mal. Je veux<br />

acheter ta protection, l’acheter au prix de mon<br />

âme. Elle pourrait encore t’échapper par le<br />

repentir ; ma volonté te l’assure.<br />

Il me répondit d’un air sombre : – Non,<br />

Monsieur, vous vous trompez, je ne suis pas le<br />

démon, je suis un homme comme vous. Vous<br />

étiez un criminel, maintenant vous êtes un fou.<br />

Quiconque renonce à sa foi, renonce bientôt à sa<br />

raison. Vous n’avez pas de secours à attendre de


moi, quand même je pourrais vous en donner : je<br />

vous méprise trop. Qu’ai-je à faire de votre âme !<br />

Elle appartient à Satan, qui n’a pas un sou à<br />

donner pour l’avoir.<br />

Honteux de mon abaissement inutile, irrité de<br />

la froide ironie qui me repoussait, désespéré de<br />

voir s’évanouir le secours que j’espérais,<br />

j’étouffais et je ne pouvais parler. Enfin je lui dis<br />

d’une voix entrecoupée : – Qui que vous soyez,<br />

sauvez-moi, car vous êtes la cause de mon<br />

malheur. Si vous n’étiez pas venu dans ce<br />

pavillon où je reposais paisiblement ; si vous ne<br />

m’aviez pas arraché à mon sommeil, rien de tout<br />

cela ne serait arrivé.<br />

– Mais vous ai-je réveillé pour commettre<br />

l’incendie, le meurtre et le fratricide ? Ne<br />

pouviez-vous pas penser à l’arrivée du staroste,<br />

lorsque vous causiez avec sa femme ; aux<br />

horreurs de l’incendie en mettant le feu à une<br />

meule pour assurer votre fuite ; au vol, à<br />

l’homicide, en lançant des chevaux sur le corps<br />

de votre frère ?<br />

Je vis alors toute l’étendue de mes crimes, je


m’écriai, plein de désespoir : – Oh ! jusqu’à cette<br />

nuit fatale, j’avais été plein de probité, bon père,<br />

époux fidèle, et maintenant me voici sans amis,<br />

sans repos, sans honneur !<br />

– Monsieur, je dois encore vous faire sentir<br />

combien vos paroles sont fausses. Vous n’êtes<br />

pas devenu ce que vous êtes en une seule nuit.<br />

Vous portiez en vous le germe de tous vos<br />

crimes ; il ne vous manquait que l’occasion de<br />

développer vos mauvais penchants.<br />

– Trêve de récriminations ! m’écriai-je.<br />

Refuserez-vous de me sauver de la mort, de<br />

sauver ma femme et mes enfants du déshonneur<br />

et du désespoir ? Voyez mon repentir ! Voyez<br />

dans quel abîme de maux un seul instant de<br />

faiblesse m’a précipité !<br />

– Vous reconnaissez bien tard que la faiblesse<br />

est l’aliment des mauvaises actions. Celui qui ne<br />

combat pas, dès qu’ils se montrent, les mauvais<br />

penchants inhérents à la nature humaine déchue<br />

par la faute du premier homme, peut arriver<br />

jusqu’au dernier degré du crime. Je veux vous<br />

sauver, mais pour cela il faut que vous le vouliez


vous-même. Me connaissez-vous à présent et<br />

comprenez-vous ce que je veux de vous ?<br />

Tandis qu’il parlait ainsi, il me semblait que<br />

son habit rouge brillait comme une flamme, et<br />

qu’une nuée se formait autour de lui. Mille<br />

nuances éclatantes se succédaient devant mes<br />

yeux affaiblis. Enfin tout s’éteignit. Je tombai en<br />

faiblesse. Je ne vis plus rien de ce qui se passait<br />

autour de moi. Tout à coup je sentis imprimer sur<br />

mes lèvres un baiser.<br />

Ce baiser me rappela sur la terre ; je ne pus<br />

d’abord ouvrir les yeux, mais, j’entendis un bruit<br />

de pas autour de moi.<br />

En ce moment une douce haleine rafraîchit<br />

mes joues brûlantes et un second baiser effleura<br />

mes lèvres. Le sentiment de la vie renaissait en<br />

moi. Mon esprit flottait encore entre le rêve et la<br />

réalité. Peu à peu mes sensations devinrent plus<br />

nettes, et la volonté reprit sur elles l’empire que<br />

suspend le sommeil.<br />

Je me sentis couché sur un sofa d’une manière<br />

incommode, et je fis un effort pour changer de<br />

position. Enfin j’ouvris les yeux, et je vis devant


moi ma femme, ma chère Fanny dont les baisers<br />

m’avaient réveillé. Mes enfants poussaient de<br />

hauts cris de joie à ma vue, et tout ce monde<br />

m’accablait de ses caresses, Fanny me reprochait<br />

doucement de lui avoir caché mon retour et<br />

d’avoir passé la nuit dans ce lieu, où l’on ne<br />

m’avait trouvé que par hasard. Je ne pouvais en<br />

croire mes sens. Les hallucinations de cette<br />

terrible nuit de Walpurgis étaient encore<br />

présentes à mes yeux et à mes oreilles. Cependant<br />

en voyant la corbeille de ma femme sur la table et<br />

les joujoux de mes enfants épars sur le plancher,<br />

dans la position où je les avais vus quand je<br />

m’étais endormi sur le sofa, je revenais peu à peu<br />

au sentiment de la réalité.<br />

– Pourquoi avoir passé la nuit sur ce sofa ? me<br />

dit Fanny. Pourquoi ne nous avoir pas éveillés ?<br />

avec quelle joie nous serions accourus pour te<br />

recevoir !<br />

– Quoi ! lui dis-je, joyeusement surpris, vous<br />

avez donc passé paisiblement cette nuit ?<br />

– Que trop paisiblement ! dit Fanny. Si j’avais<br />

pu me douter que tu étais ici, je me serais glissée


vers toi comme un spectre. Ne sais-tu pas que<br />

c’était la nuit de Walpurgis, où les sorciers font<br />

leur sabbat ?<br />

– Je ne le sais que trop ! dis-je en me frottant<br />

les yeux, et en me tâtant pour m’assurer que<br />

j’étais bien éveillé.<br />

Je pressai alors l’aimable Fanny contre mon<br />

cœur, je pris mes enfants sur mes genoux, et<br />

j’éprouvai, plus vivement que jamais, le bonheur<br />

de posséder un cœur pur et une bonne<br />

conscience. – Un nouveau monde s’ouvrait pour<br />

moi, et parfois il me semblait que je rêvais<br />

encore. J’éprouvais de temps en temps le besoin<br />

de jeter un regard sur les toits paisibles de notre<br />

petite ville, pour m’assurer que je n’avais pas<br />

porté la flamme dans son sein.<br />

Jamais je n’avais eu un songe aussi complet et<br />

aussi terrible.<br />

Nous rentrâmes dans la maison. Quand mes<br />

effets eurent été apportés de l’hôtel, je montai à la<br />

chambre de ma femme, chargé de jouets et de<br />

cadeaux que j’avais apportés de Prague. Je<br />

trouvai Fanny entourée de ses enfants. Je les


serrai dans mes bras, et je dis à ma femme en lui<br />

offrant les présents qui lui étaient destinés : –<br />

Fanny, c’est aujourd’hui ta fête !<br />

– Ce sera un bien plus beau jour, cette année,<br />

puisque ce sera aussi le jour de ton retour. J’ai<br />

invité tous nos amis à passer avec nous cette<br />

journée ; tu nous raconteras en détail tout ce qui<br />

t’est arrivé.<br />

Mon rêve épouvantable pesait tellement sur<br />

mes souvenirs que je crus devoir chercher un<br />

soulagement en le racontant. Fanny, qui<br />

m’écoutait avec une profonde attention, fut<br />

vivement impressionnée de mon récit : – C’est à<br />

croire aux sorcelleries de la nuit de Walpurgis,<br />

dit-elle en souriant. Remercie Dieu de t’avoir<br />

envoyé ce rêve pour te servir de leçon. Les rêves<br />

nous dévoilent souvent l’état de notre âme, bien<br />

mieux que ne le feraient de profondes<br />

méditations. Ton bon ange t’a déroulé les<br />

conséquences que peut avoir un moment de<br />

faiblesse.<br />

Cependant, un incident, qui en toute autre<br />

circonstance aurait passé inaperçu, vint ajouter


encore à l’impression que m’avait faite le rêve de<br />

cette terrible nuit.<br />

Ma femme avait invité quelques-uns de nos<br />

amis de la ville à assister à sa petite fête. La<br />

beauté du jour nous avait engagés à nous mettre à<br />

table dans la salle haute du pavillon du jardin. –<br />

La nuit des sorciers s’était déjà effacée de ma<br />

mémoire par les douceurs de la réalité.<br />

On vint m’annoncer qu’un étranger demandait<br />

à me parler ; il se nommait le baron Manteuffel<br />

de Drostow. Fanny vit mon effroi.<br />

– Voici ton tentateur, me dit-elle ; tu ne vas<br />

pas trembler, j’espère ? La tentation est-elle à<br />

craindre à côté de moi ?<br />

Le visiteur était resté au rez-de-chaussée du<br />

pavillon. Je descendis pour le recevoir, et je<br />

trouvai l’habit rouge de Prague assis sur le même<br />

sofa où j’avais eu le rêve épouvantable. Je ne pus<br />

m’empêcher de tressaillir. Lui se leva, et après<br />

m’avoir salué comme une ancienne connaissance,<br />

il me dit : – Je tiens la promesse que je vous ai<br />

faite. J’ai voulu connaître cette aimable Fanny<br />

dont j’ai lu les lettres. Je vous amène de plus mon


frère et sa femme qui vous connaît déjà. Je les ai<br />

rencontrés à Dresde, et nous continuons notre<br />

voyage ensemble.<br />

Tandis que je le remerciais poliment de sa<br />

visite, je vis entrer un homme d’une tournure<br />

distinguée et d’une forte corpulence, en<br />

compagnie d’une dame en habit de voyage.<br />

Nouvelle émotion plus vive encore. C’était Julie,<br />

la femme du staroste.<br />

Les femmes sont plus habiles que nous à<br />

contenir l’expression de leurs sentiments<br />

intérieurs. Une légère pâleur parut un instant sur<br />

son visage et aussitôt elle se remit, et répondit<br />

avec aisance à mes politesses un peu<br />

embarrassées. J’engageai mes nouveaux hôtes à<br />

prendre part à notre repas de famille. Ils<br />

acceptèrent, et je leur présentai ma femme.<br />

Le baron de Manteuffel dit à Fanny :<br />

– Je vous ai déjà connue à Prague, madame,<br />

lorsque je surpris, bien involontairement, les<br />

petits secrets que vous confiiez à votre époux.<br />

– Je sais tout, dit Fanny, vous avez payé ces


confidences de quelques milliers d’écus ; mais<br />

vous n’en êtes pas moins un méchant homme, car<br />

vous avez causé à mon mari un cauchemar<br />

terrible.<br />

– Et ce n’est pas tout encore, Fanny, dis-je à<br />

mon tour, car si tu vois devant toi le tentateur,<br />

voici l’objet de la tentation. À ces mots je lui<br />

présentai Julie, l’épouse du staroste.<br />

Fanny se troubla un instant, mais elle se remit<br />

bientôt. Elle embrassa Julie comme une sœur, et<br />

la fit asseoir auprès d’elle, d’un côté, et l’habit<br />

rouge de l’autre.<br />

Fanny et Julie se comprirent aux premiers<br />

mots qu’elles échangèrent ; elles eurent mille<br />

choses à se dire et firent de moi l’objet de leurs<br />

attaques. Pour moi, c’était chose étrange de voir<br />

ces deux femmes l’une auprès de l’autre.<br />

J’appris bientôt de Julie qu’elle était très<br />

heureuse. Elle aimait beaucoup son mari ; et<br />

avait, pour le baron son beau-frère, un<br />

attachement respectueux. Celui-ci, retiré dans une<br />

terre qu’il possédait en Pologne auprès de celle<br />

de son mari, s’y livrait à des études


philosophiques et à des travaux agricoles. Il<br />

répandait ses bienfaits sur tous les malheureux<br />

des environs. Julie en parlait avec enthousiasme.<br />

Je racontai mon rêve au baron. – Monsieur,<br />

me dit-il après un silence prolongé, ce rêve<br />

contient des enseignements profonds. On pourrait<br />

en tirer des conséquences psychologiques bien<br />

intéressantes.<br />

Nous achevâmes la journée en jouissant d’un<br />

vrai bonheur. Les voyageurs se remirent en route,<br />

nous nous fîmes les adieux les plus affectueux,<br />

mais aucun de nous n’osa dire : Au revoir.


Le Sanctus


Le docteur secoua la tête d’un air mécontent. –<br />

Quoi ! s’écria le maître de chapelle en s’élançant<br />

de sa chaire, quoi ! le catarrhe de Bettina aurait-il<br />

quelque chose d’inquiétant ?<br />

Le docteur cogna deux ou trois fois de son<br />

jonc d’Espagne sur le parquet, prit sa tabatière, la<br />

remit dans sa poche sans prendre de tabac, leva<br />

les yeux au plafond comme pour en compter les<br />

solives, et toussa sans prononcer une parole. Cela<br />

mit le maître de chapelle hors de lui, car il savait<br />

déjà que la pantomime du docteur disait<br />

clairement : – Le cas est fâcheux : je ne sais qu’y<br />

faire, et je tâte en aveugle comme le docteur de<br />

Gil-Blas de Santillane.<br />

Mais voyons, parlez clairement, et dites-nous,<br />

sans tous ces airs d’importance, ce qu’il en est du<br />

rhume que Bettina a gagné en négligeant de se<br />

couvrir de son châle au sortir de l’église. Il ne lui<br />

en coûtera pas la vie, à cette pauvre petite,<br />

j’imagine. – Oh ! nullement, dit le docteur en<br />

reprenant sa tabatière et y puisant cette fois,


nullement ; mais il est plus que probable qu’elle<br />

ne pourra plus chanter une note dans toute sa vie.<br />

À ces mots, le maître de chapelle enfonça ses<br />

dix doigts dans ses cheveux avec un tel désespoir<br />

qu’un nuage de poudre se répandit autour le lui ;<br />

il parcourut la chambre dans une agitation<br />

extrême, et s’écria : – Ne plus chanter ! ne plus<br />

chanter ! Bettina ne plus chanter ! Toute ces<br />

charmantes canzonnettes, ces merveilleux<br />

boleros, ces ravissantes seguidillas, qui coulaient<br />

de ses lèvres comme des ruisseaux de miel ; tout<br />

cela serait mort ? Elle ne nous ferait plus<br />

entendre ces doux agnus, ces tendres<br />

benedictus ? Oh ! oh ! – Plus de miserere qui<br />

vous purgeaient de toutes les idées terrestres, et<br />

qui m’inspiraient un monde entier de thèmes<br />

chromatiques ? – Tu mens, docteur, tu mens !<br />

l’organiste de la cathédrale, qui me poursuit de sa<br />

haine depuis que j’ai composé un qui tollis à huit<br />

voix, au ravissement de l’univers entier, t’a séduit<br />

pour me nuire ! Il veut me pousser au désespoir,<br />

pour que je n’achève pas ma nouvelle messe ;<br />

mais il ne réussira pas ! Je les porte là, les solo de<br />

Bettina (il frappa sur sa poche) ; et demain, tout à


l’heure, la petite les chantera d’une voix plus<br />

argentine que la clochette de l’église.<br />

Le maître de chapelle prit son chapeau et<br />

voulut s’éloigner ; le docteur le retint en lui<br />

disant avec douceur : – J’honore votre<br />

enthousiasme, mon digne ami, mais je n’exagère<br />

en rien, et je ne connais nullement l’organiste de<br />

la cathédrale, quel qu’il soit. Depuis le jour où<br />

Bettina a chanté les solo dans les Gloria et les<br />

Credo, elle a été atteinte d’une extinction de voix<br />

qui défie tout mon art, et me fait craindre, comme<br />

je l’ai dit, qu’elle ne chante plus. – Très bien !<br />

s’écria le maître de chapelle, comme résigné dans<br />

son désespoir, très bien ! Alors, donnez-lui de<br />

l’opium, – de l’opium, et si longtemps de l’opium<br />

qu’elle finisse par une douce mort ; car si Bettina<br />

ne chante plus, elle ne doit plus vivre : elle ne vit<br />

plus que pour chanter ; elle n’existe que dans son<br />

chant ! Céleste docteur, faites-moi ce plaisir ;<br />

empoisonnez-la plutôt. J’ai des connexions dans<br />

le collège criminel ; j’ai étudié avec le président à<br />

Halle ; c’était un excellent cor, et nous<br />

concertions toutes les nuits avec<br />

accompagnement obligé de chats et de chiens !


Vous ne serez pas inquiété à cause de cela, je<br />

vous le jure ; mais empoisonnez-la, je vous en<br />

prie, mon bon docteur. – Quand on a déjà atteint<br />

à un certain âge, dit le docteur, quand on en est<br />

venu à porter de la poudre depuis maintes années,<br />

on ne crie pas ainsi ; on ne parle pas<br />

d’empoisonnement et de meurtre : on s’assied<br />

tranquillement dans son fauteuil et on écoute son<br />

docteur avec patience.<br />

Le maître de chapelle s’écria d’un ton<br />

lamentable : – Que vais-je entendre ? et fit ce que<br />

le docteur lui ordonnait . – Il y a, dit le docteur, il<br />

y a en effet, dans la situation de Bettina, quelque<br />

chose de bizarre, je dirais même de merveilleux.<br />

Elle parle librement, avec toute la puissance de<br />

son organe ; elle n’a pas seulement l’apparence<br />

d’un mal de gorge ordinaire, elle est même en<br />

état de donner un ton musical : mais dès qu’elle<br />

veut élever sa voix jusqu’au chant, un je ne sais<br />

quoi inconcevable étouffe le son, ou l’arrête de<br />

manière à lui donner un accent mat et catarrhal, et<br />

à ne lui laisser en quelque sorte que l’ombre de<br />

lui-même. Bettina, monsieur, compare très<br />

judicieusement son état à un rêve dans lequel on


s’efforce en vain de planer dans les airs. Cet état<br />

négatif de maladie se rit de ma science et de tous<br />

les moyens que j’emploie. L’ennemi que je<br />

combats m’échappe comme un spectre. Et vous<br />

avez eu raison de dire que Bettina n’existe que<br />

dans son chant, car elle meurt déjà d’effroi en<br />

songeant qu’elle pourra perdre sa voix ; et cette<br />

affection redoublant son mal, je suis fondé à<br />

croire que toute la maladie de la jeune fille est<br />

plutôt psychique que physique. – Très bien,<br />

docteur ! s’écria un troisième interlocuteur qui<br />

était resté dans un coin, les bras croisés, et que<br />

nous désignerons sous le nom du voyageur<br />

enthousiaste ; très bien, mon excellent docteur !<br />

vous avez touché du premier coup le point<br />

délicat ! la maladie de Bettina est la répercussion<br />

physique d’une impression morale ; et, en cela,<br />

elle n’est que plus dangereuse. Moi seul, je puis<br />

tout vous expliquer, messieurs ! – Que vais-je<br />

entendre ! dit le maître de chapelle d’un ton<br />

encore plus lamentable. Le docteur approcha sa<br />

chaise du voyageur enthousiaste, et le regarda en<br />

souriant ; mais le voyageur, levant les yeux au<br />

ciel, commença sans regarder le docteur ni le


maître de chapelle. – Maître de chapelle ! dit-il,<br />

je vis une fois un petit papillon bariolé qui s’était<br />

pris dans les fils de votre double clavicorde. La<br />

petite créature voltigeait gaiement de côté et<br />

d’autre, et ses ailerons brillants battaient tantôt<br />

les cordes supérieures, tantôt les cordes<br />

inférieures, qui rendaient alors tout doucement<br />

des sons et des accords d’une délicatesse infinie,<br />

et perceptibles seulement pour le tympan le plus<br />

exercé. Le léger insecte semblait<br />

voluptueusement porté par les ondulations de<br />

l’harmonie ; il arrivait quelquefois cependant<br />

qu’une corde, touchée plus brusquement, frappait<br />

comme irritée les ailes du joyeux papillon dont<br />

les couleurs étincelantes s’éparpillaient aussitôt<br />

en poussière ; mais il continua de voltiger<br />

gaiement, jusqu’à ce que, froissé, blessé de plus<br />

en plus par les cordes, il allât tomber sans vie<br />

dans l’ouverture de la table d’harmonie, au milieu<br />

des doux accords qui l’avaient enivré. – Que<br />

voulez-vous dire par ces paroles ? demanda le<br />

maître de chapelle. – Faites-en l’application, mon<br />

cher ami. J’ai réellement entendu le papillon en<br />

question jouer sur votre clavicorde, mais je n’ai


voulu qu’exprimer une idée qui m’est revenue en<br />

entendant le docteur parler du mal de Bettina. Il<br />

m’a toujours semblé que la nature nous avait<br />

placés sur un immense clavier dont nous<br />

touchons sans cesse les cordes ; les sons et les<br />

accords que nous en tirons involontairement nous<br />

charment comme notre propre ouvrage ; et<br />

souvent nous mettons les cordes si rudement en<br />

jeu, d’une façon si peu harmonique, que nous<br />

tombons mortellement blessés par leur répulsion.<br />

– C’est fort obscur ! dit le maître de chapelle. –<br />

Oh ! patience ! s’écria le docteur en riant. Il va se<br />

remettre en selle sur son dada, et partir en plein<br />

galop pour le pays des pressentiments, des<br />

sympathies, et des rêves, où il ne s’arrêtera qu’à<br />

la station du magnétisme. – Doucement,<br />

doucement, mon sage docteur, dit le voyageur<br />

enthousiaste ; ne vous moquez pas de choses dont<br />

vous avez reconnu vous-même la puissance.<br />

N’avez-vous pas dit tout à l’heure que la maladie<br />

de Bettina est un mal tout psychique ? – Mais, dit<br />

le docteur, quel rapport trouvez-vous entre<br />

Bettina et le malheureux papillon ? – Si on<br />

voulait tout examiner en détail, et passer en revue


jusqu’au moindre grain de poussière, ce serait un<br />

travail fort ennuyeux ! dit le voyageur<br />

enthousiaste. Laissons les cendres du papillon<br />

reposer au fond du clavicorde.<br />

Lorsque je vins ici l’année dernière, la pauvre<br />

Bettina était fort à la mode ; elle était recherchée,<br />

comme on dit, et on ne pouvait boire du thé sans<br />

entendre Bettina chanter une romance espagnole,<br />

une canzonnette italienne ou une romance<br />

française dans le goût de Souvent l’amour, etc. Je<br />

craignais vraiment que la pauvre enfant ne pérît<br />

dans l’Océan de thé qu’on lui versait. Cela<br />

n’arriva pas, heureusement ; mais il arriva une<br />

autre catastrophe.<br />

– Quelle catastrophe ? s’écrièrent le docteur et<br />

le maître de chapelle. – Voyez-vous, messieurs,<br />

continua l’enthousiaste, la pauvre Bettina est<br />

ensorcelée, comme on dit ; et, quoi qu’il m’en<br />

coûte de l’avouer, je suis, moi, l’enchanteur qui<br />

ai accompli l’œuvre ; et, semblable à l’élève du<br />

sorcier, je n’ai pas assez de science pour détruire<br />

ce que j’ai fait. Folies ! folies ! s’écria le docteur<br />

en se levant. Et nous sommes là à l’écouter


tranquillement, tandis qu’il nous mystifie ! –<br />

Mais, au nom du diable, la catastrophe ! la<br />

catastrophe ! reprit le maître de chapelle. –<br />

Silence, messieurs ! dit l’enthousiaste ; je vous<br />

dirai tout. Prenez, au reste, ma sorcellerie pour<br />

une plaisanterie, si vous voulez ; je n’éprouverai<br />

pas moins le chagrin d’avoir été, sans le vouloir<br />

et sans le savoir, le moteur du mal de Bettina ;<br />

d’avoir servi aveuglément de conducteur au<br />

fluide électrique qui... – Hop ! hop ! hop ! dit le<br />

docteur en galopant sur sa canne ; le voilà parti,<br />

et sa monture caracole déjà, – Mais l’histoire !<br />

l’histoire ! s’écria le maître de chapelle. – Vous<br />

vous souvenez avant tout, maître de chapelle, du<br />

jour où Bettina chanta pour la dernière fois avant<br />

qu’elle perdît sa voix dans l’église ; vous vous<br />

rappelez que cela eut lieu le dimanche de Pâques<br />

de l’année dernière : vous aviez votre habit noir à<br />

la française, et vous dirigiez la belle messe de<br />

Haydn en bémol. Les soprano furent confiés à un<br />

chœur de jeunes filles dont les unes chantaient, et<br />

les autres croyaient chanter. Parmi elles se<br />

trouvait Bettina, qui exécuta les petits solo d’une<br />

voix pleine et brillante. Vous savez que je m’étais


placé parmi les ténors. Au moment de<br />

commencer le Sanctus, j’entendis un léger bruit<br />

derrière moi ; je me retournai involontairement,<br />

et j’aperçus, à mon grand étonnement, Bettina qui<br />

avait quitté les chanteurs et qui s’efforçait de<br />

passer entre les chanteurs et les exécutants. –<br />

Vous voulez vous en aller ? lui dis-je. – Il est<br />

temps, me répondit-elle, que je me rende à l’autre<br />

église où je dois chanter une cantate ; il faut aussi<br />

que j’aille essayer ce soir une couple de duo ;<br />

puis, il y a un souper au palais : vous y viendrez ;<br />

nous aurons des chœurs du Messie de Haendel, et<br />

le premier final des Nozze di Figaro.<br />

Pendant ce dialogue, les accords majestueux<br />

du Sanctus retentissaient sous la voûte de l’église,<br />

et l’encens s’élevait en nuages bleus jusqu’à la<br />

coupole. – Ne savez-vous pas, lui dis-je, que<br />

quitter l’église pendant le Sanctus est un péché<br />

qui ne reste pas impuni ?<br />

Je voulais plaisanter ; et je ne sais comment il<br />

se fit que mes paroles prirent un accent solennel.<br />

Bettina pâlit, et quitta l’église en silence. Depuis<br />

ce moment elle a perdu sa voix.


Le docteur resta le menton appuyé sur sa<br />

canne, et garda le silence.<br />

– C’est excellent s’écria le maître de chapelle.<br />

– D’abord, reprit l’enthousiaste, je ne songeai<br />

plus à ce que j’avais dit à Bettina ; mais bientôt,<br />

lorsque j’appris de vous, docteur, que Bettina<br />

souffrait de sa maladie, je me ressouvins d’une<br />

histoire que j’ai lue, il y a quelques années, dans<br />

un vieux livre, et qui m’a semblé si agréable que<br />

je vais vous la raconter. – Racontez ! s’écria le<br />

maître de chapelle ; peut-être me donnera-t-elle<br />

de l’étoffe pour quelque bon opéra-comique. –<br />

Mon cher maître de chapelle, dit le docteur, si<br />

vous pouvez mettre en musique des rêves, des<br />

pressentiments et des extases magnétiques, vous<br />

aurez votre fait, car l’histoire roulera sans doute<br />

sur ce sujet-là.<br />

Sans répondre au docteur, le voyageur<br />

enthousiaste s’enfonça dans son fauteuil, et<br />

commença en ces termes, d’une voix grave :<br />

« Les tentes d’Isabelle et de Ferdinand d’Aragon<br />

s’étendaient à l’infini devant les murs de<br />

Grenade... »


– Seigneur du ciel et de la terre ! s’écria le<br />

docteur, cela commence comme une histoire qui<br />

doit durer neuf jours et neuf nuits ; et moi, je<br />

reste là, tandis que mes patients se lamentent ! Je<br />

m’embarrasse bien de vos histoires maures à la<br />

Gonzalve de Cordoval : j’ai entendu les<br />

seguidillas de Bettina, et j’en ai assez comme<br />

cela. Serviteur !<br />

À ces mots, le docteur sortit.<br />

Le maître de chapelle resta paisiblement sur sa<br />

chaise, et dit : – C’est, comme je le remarque,<br />

quelque histoire des guerres des Maures avec les<br />

Espagnols. Il y a longtemps que j’ai voulu<br />

composer quelque chose dans cette couleur-là :<br />

combats, tumulte, romances, marches, cymbales,<br />

chœurs, tambours et trombones. Ah ! les<br />

trombones ! Puisque nous voilà seuls, racontezmoi<br />

cela, mon cher ami. Qui sait ? cela va peutêtre<br />

faire germer dans mon cerveau quelques<br />

idées.<br />

– Sans nul doute, maître de chapelle ! Tout se<br />

tourne en opéra avec vous, et c’est pour cela que<br />

les gens raisonnables, qui prétendent qu’on ne


doit prendre la musique que par petites doses,<br />

vous regardent comme un fou. Ainsi je veux vous<br />

raconter mon histoire, dussiez-vous<br />

m’interrompre de temps en temps par quelques<br />

petits accords. Et le voyageur enthousiaste<br />

commença :<br />

« Les tentes d’Isabelle et de Ferdinand<br />

d’Aragon s’étendaient à l’infini devant les murs<br />

de Grenade. Espérant en vain des secours,<br />

resserré toujours plus étroitement, le lâche<br />

Boabdil, que son peuple nommait par dérision le<br />

petit roi, ne trouvait de consolation à ses maux<br />

que dans les cruautés auxquelles il se livrait.<br />

Mais plus le découragement et le désespoir<br />

s’emparaient du peuple et des guerriers de<br />

Grenade, plus l’espoir du triomphe et l’ardeur des<br />

combats animaient les troupes espagnoles. Un<br />

assaut n’était pas nécessaire : Ferdinand se<br />

contentait de faire tirer sur les remparts et de faire<br />

reculer les ouvrages des assiégés. Ces petites<br />

escarmouches ressemblaient plutôt à de joyeux<br />

tournois qu’à des combats sanglants, et la mort<br />

qu’on y trouvait relevait même le courage des<br />

autres combattants, car les victimes étaient


honorées avec toute la pompe chrétienne, comme<br />

des martyrs de la foi.<br />

Dès son arrivée, Isabelle fit construire au<br />

milieu du camp un immense édifice en bois,<br />

surmonté de tours au haut desquelles flottait<br />

l’étendard de la croix. L’intérieur fut disposé<br />

pour servir de cloître et d’église, et des nonnes<br />

bénédictines y chantèrent chaque jour les offices.<br />

Chaque matin, la reine, accompagnée de sa suite<br />

et des chevaliers, venait entendre la messe que<br />

disait son confesseur, et que desservait un chœur<br />

de nonnes.<br />

Il arriva qu’un matin Isabelle distingua une<br />

voix dont le timbre harmonieux la faisait<br />

entendre par-dessus toutes les autres ; et la<br />

manière dont elle prononçait les versets était si<br />

singulière qu’on ne pouvait douter que cette<br />

nonne devait chanter pour la première fois dans<br />

l’enceinte sacrée. Isabelle regarda autour d’elle,<br />

et remarqua que sa suite partageait son<br />

étonnement. Elle commençait à soupçonner qu’il<br />

s’était passé quelque singulière aventure, lorsque<br />

ses yeux tombèrent sur le brave général Aguilar,


placé non loin d’elle. Agenouillé sur sa chaise,<br />

les mains jointes, les yeux brillants de désir, il<br />

regardait avec attention vers la grille du chœur.<br />

Lorsque la messe fut achevée, Isabelle se rendit<br />

dans l’appartement de dona Maria, la supérieure,<br />

lui demander qui était cette chanteuse étrangère.<br />

– Daignez vous souvenir, ô reine ! dit dona<br />

Maria, qu’il y a un mois, don Aguilar avait formé<br />

le projet d’attaquer l’ouvrage extérieur, surmonté<br />

d’une magnifique terrasse qui sert de promenade<br />

aux Maures. Cette nuit-là les chants voluptueux<br />

des païens retentissaient dans notre camp comme<br />

des voix de sirènes ; et le brave Aguilar la choisit<br />

à dessein pour détruire le repaire des infidèles.<br />

Déjà l’ouvrage était emporté, déjà les femmes,<br />

faites prisonnières, avaient été emmenées pendant<br />

le combat, lorsqu’un renfort inattendu força le<br />

vainqueur à se retirer dans le camp. L’ennemi<br />

n’osa pas l’y poursuivre, et il se trouva que les<br />

prisonnières restèrent aux Espagnols. Parmi ces<br />

femmes, il s’en trouvait une dont le désespoir<br />

excita l’attention de don Aguilar. Il s’approcha<br />

d’elle ; elle était voilée, et, comme si sa douleur<br />

n’eût pas trouvé d’autre expression que le chant,


elle prit le cistre qui était suspendu à son cou par<br />

un ruban d’or ; et, après avoir touché quelques<br />

accords, elle commença une romance où se<br />

peignait la peine de deux amants qu’on sépare.<br />

Aguilar, singulièrement ému de ces plaintes,<br />

résolut de la faire reconduire à Grenade ; elle se<br />

jeta alors à ses genoux, et releva son voile. –<br />

N’es-tu pas Zuléma, la perle des chanteuses de<br />

Grenade ? s’écria Aguilar. C’était en effet<br />

Zuléma, qu’il avait eu l’occasion d’observer<br />

tandis qu’il s’acquittait d’une mission auprès du<br />

roi Boabdil. – Je te donne la liberté ! dit Aguilar.<br />

Mais le révérend père Agostino Sanchez, qui<br />

s’était rendu au camp espagnol, le crucifix à la<br />

main, lui dit alors : – Souviens-toi que tu nuis à<br />

cette captive en la renvoyant parmi les infidèles.<br />

Peut-être, parmi nous, la grâce du Seigneur l’eûtelle<br />

éclairée et ramenée dans le sein de l’Église.<br />

Aguilar répondit : – Qu’elle reste donc un mois<br />

parmi nous ; et après ce temps, si elle ne se sent<br />

pas pénétrée de l’esprit du Seigneur, elle<br />

retournera à Grenade. – C’est ainsi, ô reine ! que<br />

Zuléma a été recueillie parmi nous dans ce<br />

cloître. D’abord, elle s’abandonna à une douleur


sans bornes, et elle remplissait le cloître tantôt de<br />

chants terribles et sauvages, tantôt lugubres et<br />

plaintifs ; car partout on entendait sa voix<br />

retentissante. Une nuit, nous nous trouvions<br />

rassemblés dans le chœur de l’église, où nous<br />

chantions les heures selon la manière belle et<br />

sainte que le grand-maître Ferreras nous a<br />

enseignée ; je remarquai, à la lueur des cierges,<br />

Zuléma debout près de la porte du chœur, qui<br />

était restée ouverte ; elle nous contemplait d’un<br />

air grave et méditatif ; et, lorsque nous nous<br />

éloignâmes deux à deux, Zuléma s’agenouilla<br />

dans la travée, non loin de l’image de Marie. Le<br />

jour suivant, elle ne chanta pas de romance ; elle<br />

le passa dans le silence et dans la réflexion.<br />

Bientôt elle essaya sur son cistre les accords du<br />

chœur que nous avions chanté dans l’église, puis,<br />

elle commença à chanter tout doucement,<br />

cherchant même à imiter les paroles de chant qui<br />

résonnaient singulièrement dans sa bouche.<br />

Je remarquai bien que l’esprit du Seigneur se<br />

manifestait dans ce chant et qu’il ouvrait son âme<br />

à la grâce ; aussi j’envoyai sœur Emmanuela,<br />

notre maîtresse de chœur, auprès de la jeune


Maure, pour qu’elle entretînt l’étincelle sacrée<br />

qui s’était montrée en elle ; et il arriva qu’au<br />

milieu des chants religieux qu’elles entonnèrent<br />

ensemble, la foi se produisit enfin. Zuléma n’a<br />

pas encore été reçue dans le sein de l’Église par<br />

le sacrement du baptême ; mais il lui a été permis<br />

de se joindre à moi pour louer le Seigneur, et de<br />

faire servir sa voix merveilleuse à la gloire de<br />

notre sainte religion.<br />

La reine comprit alors pourquoi don Aguilar<br />

avait si facilement cédé aux remontrances du père<br />

Agostino, et elle se réjouit de la conversion de<br />

Zuléma. Quelques jours après, Zuléma fut<br />

baptisée et reçut le nom de Julia. La reine ellemême<br />

et le marquis de Cadix, Henri de Guzman,<br />

furent parrains de la belle Maure. On devait<br />

croire que les chants de Julia deviendraient<br />

encore plus fervents après son baptême, mais il<br />

en arriva autrement ; on observa qu’elle troublait<br />

souvent le chœur en y mêlant des accents<br />

singuliers. Quelquefois le bruit sourd de son<br />

cistre frappait sourdement les voûtes du temple,<br />

et semblait comme le murmure d’un orage. Julia<br />

devenait de plus en plus agitée, et souvent aussi


elle interrompait les hymnes latines par des<br />

paroles mauresques. Emmanuela avertit la<br />

nouvelle convertie de résister courageusement à<br />

l’ennemi secret de son âme ; mais Julia, loin de<br />

suivre ses avis, chantait, souvent au grand<br />

scandale des sœurs, de gracieuses chansons<br />

maures au moment même où les chœurs du vieux<br />

Ferreras s’élevaient jusqu’aux nues. Elle<br />

accompagnait ces ballades d’un léger<br />

accompagnement qui contrastait singulièrement<br />

avec la variété de la musique religieuse, et<br />

rappelait le bruit des petites flûtes maures.<br />

– Flauti piccoli, des flûtes d’octave, dit le<br />

maître de chapelle. Mais, mon bon ami, jusqu’ici<br />

il n’y a rien, absolument rien pour un opéra, dans<br />

votre histoire ; pas même une exposition, et c’est<br />

là le principal. Cependant l’épisode du cistre m’a<br />

frappé. – Dites-moi, mon cher ami : ne pensezvous<br />

pas, comme moi, que le diable est un ténor,<br />

et qu’il chante faux comme... le diable ? – Dieu<br />

du ciel ! vous devenez de jour en jour plus<br />

caustique, mon cher maître de chapelle. Mais<br />

laissez-moi continuer mon histoire qui devient<br />

fort difficile à conter, car nous approchons d’un


moment critique.<br />

La reine, accompagnée des principaux<br />

capitaines de l’armée, se rendit au cloître des<br />

nonnes bénédictines pour y entendre la messe,<br />

comme de coutume. Un mendiant couvert de<br />

haillons se tenait à la porte principale ; lorsque<br />

les gardes voulurent l’entraîner, il courut de côté<br />

et d’autre comme un furieux, et heurta même la<br />

reine. Aguilar irrité voulut le frapper de son<br />

épée ; mais le mendiant, tirant un cistre de<br />

dessous son manteau, en fit sortir des accents si<br />

bizarres que tout le monde en fut frappé d’effroi.<br />

Les gardes le tinrent enfin éloigné, et on dit à<br />

Isabelle que c’était un prisonnier maure qui avait<br />

perdu l’esprit, et qu’on laissait courir dans le<br />

camp pour amuser les soldats par ses chants. La<br />

reine pénétra dans la nef, et l’office commença.<br />

Les sœurs du chœur entonnèrent le Sanctus, mais<br />

au moment où Julia commençait d’une voix<br />

sonore, Pleni sunt coeli gloria tua, le bruit d’un<br />

cistre retentit dans l’église, et la nouvelle<br />

convertie, fermant le livre, se disposa à quitter le<br />

pupitre. La supérieure voulut en vain la retenir. –<br />

N’entends-tu pas les splendides accords du


maître ? dit Julia. Il faut que j’aille le trouver, il<br />

faut que je chante avec lui. Mais dona<br />

Emmanuela, l’arrêtant par le bras, lui dit d’un ton<br />

solennel : – Pécheresse qui désertes le service du<br />

Seigneur, et dont le cœur renferme des pensées<br />

mondaines, fuis de ces lieux ; ta voix se brisera,<br />

et les accents que le Seigneur t’a prêtés pour le<br />

louer s’éteindront à jamais !<br />

Julia baissa la tête en silence, et disparut.<br />

À l’heure des matines, au moment où les<br />

nonnes se rassemblaient de nouveau dans<br />

l’église, une épaisse fumée se répandit sous les<br />

voûtes. Bientôt les flammes pénétrèrent en<br />

sifflant à travers les murailles de bois, et<br />

embrasèrent le cloître. Ce fut à grand-peine que<br />

les religieuses sauvèrent leur vie. Les trompettes<br />

retentirent dans tout le camp et tirèrent les soldats<br />

de leur sommeil, et on vit accourir Aguilar en<br />

désordre et à demi brûlé. Il avait en vain cherché<br />

à sauver Julia du milieu des flammes ; elle avait<br />

disparu. En peu de temps le vaste camp d’Isabelle<br />

ne fut plus qu’un monceau de cendres. Les<br />

Maures, profitant du tumulte, vinrent attaquer


l’armée chrétienne ; mais les Espagnols<br />

déployèrent une valeur plus brillante que jamais ;<br />

et, lorsque l’ennemi eut été repoussé dans ses<br />

retranchements, la reine Isabelle, assemblant les<br />

chefs, donna l’ordre de bâtir une ville au lieu<br />

même où naguère s’élevait son camp. C’était<br />

annoncer aux Maures que le siège ne serait<br />

jamais levé.<br />

– Si l’on pouvait traiter les matières<br />

religieuses sur la scène, dit le maître de chapelle,<br />

le rôle de Julia ne laisserait pas que de fournir<br />

quelques morceaux brillants en deux genres bien<br />

distincts, les romances ou les chants d’église. La<br />

marche des Espagnols ne ferait pas mal au milieu<br />

d’une scène, et la scène du mendiant la couperait<br />

fort bien. Mais continuez, et revenons à Julia qui<br />

n’a pas été brûlée, je l’espère. – Remarquez<br />

d’abord, mon cher maître de chapelle, que la ville<br />

qui fut bâtie alors par les Espagnols, dans<br />

l’espace de vingt et un jours, est Santa-Fé, qui<br />

existe encore aujourd’hui. Ceci soit dit en<br />

passant ; mais vos remarques m’ont éloigné du<br />

ton de mon histoire. Je suis involontairement<br />

retombé dans le style familier. Pour me remettre,


jouez-moi donc, je vous prie, un des répons de<br />

Palestrina, que je vois là ouverts sur votre piano.<br />

Le maître de chapelle se conforma au désir du<br />

voyageur enthousiaste ; et celui-ci continua. –<br />

Les Maures ne cessèrent pas d’inquiéter les<br />

Espagnols pendant la construction de leur ville ;<br />

et il s’ensuivit plusieurs combats sanglants, où<br />

Aguilar déploya une brillante valeur. Revenant<br />

un jour d’une de ces escarmouches, il quitta son<br />

escadron près d’un bois de myrtes, et continua<br />

seul sa route, en se livrant à ses pensées. L’image<br />

de Julia était sans cesse devant ses yeux. Dans le<br />

combat même, il avait cru souvent entendre sa<br />

voix, et jusqu’en ce moment il lui semblait<br />

distinguer au loin des accents singuliers, comme<br />

un mélange de modulations mauresques et de<br />

chants d’église ; tout à coup le choc d’une armure<br />

se fit entendre auprès de lui ; un cavalier maure,<br />

monté sur un léger cheval arabe, passa<br />

rapidement auprès d’Aguilar, et le sifflement<br />

d’un javelot glissa près de son oreille. Aguilar<br />

voulut s’élancer sur son agresseur, mais un<br />

second javelot vint s’enfoncer dans le poitrail de<br />

son cheval, qui bondit de rage et de douleur, et


enversa son cavalier sur la poussière. Le général<br />

espagnol se releva promptement, mais le Maure<br />

était déjà près de lui, debout sur ses étriers et le<br />

cimeterre levé. Aguilar se jeta sur lui en un clin<br />

d’œil, l’embrassa vigoureusement de ses deux<br />

bras nerveux, le jeta sur la terre avant qu’il eût pu<br />

lui porter un seul coup, et, le genou sur sa<br />

poitrine, lui présenta son poignard à la gorge. Il<br />

se disposait déjà à le percer, lorsque le Maure<br />

prononça en soupirant le nom de Zuléma ! –<br />

Malheureux ! s’écria Aguilar, quel nom as-tu<br />

prononcé là ? – Frappe, frappe ! dit le Maure.<br />

Frappe celui qui a juré ta mort. Apprends,<br />

chrétien, que Hichem est le dernier de la race<br />

d’Alhamar, et que c’est lui qui t’enleva Zuléma !<br />

Je suis ce mendiant qui ai brûlé ton infâme église<br />

pour sauver l’âme de mes pensées ! Frappe-moi<br />

donc, et finis ma vie, puisque je n’ai pu t’arracher<br />

la tienne. – Zuléma existe ! Julia vit encore !<br />

s’écria Aguilar.<br />

Hichem laissa échapper un ricanement<br />

funeste. – Elle vit, mais votre idole sanglante et<br />

couronnée d’épines l’a frappée d’une malédiction<br />

magique, et la fleur épanouie s’est flétrie dans


vos mains ; sa voix mélodieuse s’est éteinte dans<br />

son sein, et la vie de Zuléma est près de<br />

l’abandonner avec ses chants. Frappe-moi donc,<br />

chrétien, car tu m’as arraché déjà plus que la vie.<br />

Aguilar se releva lentement. – Hichem, dit-il,<br />

Zuléma était ma prisonnière par les lois de la<br />

guerre ; éclairée par la grâce divine, elle a<br />

renoncé à la croyance de Mahomet : ne nomme<br />

donc pas l’âme de tes pensées celle qui est<br />

devenue ma dame, ou apprête-toi à me la disputer<br />

dans un combat loyal. Reprends tes armes !<br />

Hichem reprit vivement son bouclier et son<br />

cimeterre, mais, au lieu de courir sur Aguilar, il<br />

piqua son coursier et partit avec la rapidité de<br />

l’éclair.<br />

Ici le maître de chapelle imita sur son piano le<br />

bruit d’un cavalier qui s’éloigne ; le voyageur lui<br />

fit signe de ne pas l’interrompre, et continua son<br />

récit. – Sans cesse battus dans leurs sorties,<br />

pressés par la famine, les Maures se virent forcés<br />

de capituler, et d’ouvrir leurs portes à Ferdinand<br />

et à Isabelle, qui firent leur entrée triomphante<br />

dans Grenade. Les prêtres avaient déjà béni la


grande mosquée pour en faire une cathédrale ; on<br />

s’y rendit pour chanter un Te Deum solennel et<br />

rendre grâce au Dieu des armées. On connaissait<br />

la fureur et l’acharnement des Maures ; et des<br />

divisions de troupes, échelonnées dans toutes les<br />

rues adjacentes, protégeaient la procession.<br />

Aguilar, qui commandait une de ces divisions, se<br />

dirigeait vers la cathédrale lorsqu’il se sentit<br />

blessé à l’épaule gauche par un coup de flèche.<br />

Au même moment, une troupe de Maures sortit<br />

d’une rue étroite, et attaqua les chrétiens avec une<br />

rage incroyable. Hichem était à leur tête, et<br />

Aguilar, qui le reconnut aussitôt, s’attacha à lui et<br />

ne le quitta qu’après lui avoir plongé son épée<br />

dans le sein. Les Espagnols poursuivirent alors<br />

les Maures jusqu’à une grande maison de pierres<br />

dont la porte s’ouvrit et se referma sur eux.<br />

Quelques instants après, une nuée de flèches<br />

partit des fenêtres de cette maison, et blessa un<br />

grand nombre des gens d’Aguilar, qui commanda<br />

d’apporter des torches et des fascines. Cet ordre<br />

fut exécuté, et déjà les flammes s’élevaient<br />

jusqu’aux toits lorsqu’une voix merveilleuse se<br />

fit entendre dans le bâtiment incendié. Elle


chantait avec force : Sanctus, sanctus Dominus<br />

Deus sabaoth ! – Julia ! Julia ! s’écria Aguilar<br />

dans son désespoir. Les portes s’ouvrirent, et<br />

Julia, vêtue en nonne bénédictine, s’avança en<br />

répétant : Sanctus, sanctus Dominus sabaoth !<br />

Derrière elle marchait une longue file de Maures,<br />

la tête baissée et les bras croisés sur la poitrine.<br />

Les Espagnols reculèrent involontairement, et<br />

Julia, suivie des Maures, s’avança à travers leurs<br />

rangs jusqu’à la cathédrale, où elle entonna en<br />

entrant le Benedictus qui venit in nomine Domini.<br />

Le peuple tomba involontairement à genoux ; et<br />

Julia, les yeux tournés vers le ciel, s’avança d’un<br />

pas ferme vers le maître-autel, où se trouvaient<br />

Ferdinand et Isabelle qui chantaient dévotement<br />

l’office. À la dernière strophe, Dona nobis<br />

pacem, Julia tomba inanimée dans les bras de la<br />

reine. Tous les Maures qui l’avaient suivie<br />

reçurent le même jour le saint sacrement du<br />

baptême.<br />

L’enthousiaste venait de terminer son histoire,<br />

lorsque le docteur entra à grand bruit en<br />

s’écriant : – Vous restez là à vous raconter des<br />

histoires de l’autre monde, sans penser au


voisinage de ma malade, et vous aggravez son<br />

état ! – Qu’est-il donc arrivé, mon cher docteur ?<br />

dit le maître de chapelle effrayé. – Je le sais bien,<br />

moi, dit l’enthousiaste d’un air fort tranquille. –<br />

Rien de plus, rien de moins, sinon que Bettina est<br />

entrée dans le cabinet à côté, et qu’elle a tout<br />

entendu. Voilà le résultat de vos histoires<br />

menteuses et de vos sottes idées ; mais je vous<br />

rends responsable de tout ce qui en arrivera... –<br />

Mais, docteur, reprit l’enthousiaste, songez donc<br />

que la maladie de Bettina est toute morale, qu’il<br />

lui faut un remède moral, et que peut-être mon<br />

histoire... – Silence ! dit le docteur. Je sais ce que<br />

vous allez dire. – Elle ne vaut rien pour un opéra,<br />

mais il y avait là-dedans quelques petits airs assez<br />

jolis, dit le maître de chapelle en s’en allant.<br />

Huit jours après, Bettina chantait d’une voix<br />

harmonieuse le Stabat mater de Pergolèse.


Table<br />

Sur Hoffmann et les compositions<br />

<strong>fantastiques</strong> ...............................................6<br />

Le violon de Crémone................................40<br />

Le majorat ..................................................83<br />

La vie d’artiste .........................................212<br />

Le bonheur au jeu.....................................247<br />

La nuit du sabbat......................................298<br />

Le Sanctus................................................343


Cet ouvrage est le 156 e publié<br />

dans la collection À tous les vents<br />

par la Bibliothèque électronique du Québec.<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

est la propriété exclusive de<br />

Jean-Yves Dupuis.


E. T. A. Hoffmann<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Deuxième livre<br />

BeQ


E. T. A. Hoffmann<br />

(1776-1822)<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Deuxième livre<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

Collection À tous les vents<br />

Volume 168 : version 1.01


L’œuvre de E.T.A. Hoffmann a paru en<br />

France sous de nombreuses traductions. Il faut<br />

signaler cependant celle de François-Adolphe<br />

Loève-Veimars (1801 ?-1854 ou 1855) qui fit<br />

publier les « œuvres complètes » de Hoffmann, à<br />

partir de 1829.<br />

Loève-Veimars a traduit les contes présentés<br />

ici.<br />

Image de couverture : Caspar David Friedrich.


Marino Falieri


I<br />

Il y a bien longtemps, et si je ne me trompe,<br />

c’était au mois d’août de l’année 1354 ; le brave<br />

amiral génois, Paganino Doria, battit les<br />

Vénitiens, et surprit leur ville de Parinzo. Ses<br />

galères bien armées couraient des bordées dans le<br />

golfe de Venise, semblables à des bêtes de proie<br />

affamées qui vont et viennent pour mieux happer<br />

leur victime. Le peuple et la seigneurie de Venise<br />

étaient saisis d’un effroi mortel. Tous les hommes<br />

en état de marcher prirent l’épée ou la rame. Les<br />

troupes se rassemblèrent dans le port Saint-<br />

Nicolo. Les navires, les arbres, les pierres, tout<br />

fut employé pour encombrer la rade et empêcher<br />

l’approche de l’ennemi ; et tandis que le bruit des<br />

armes retentissait au milieu du tumulte, que les<br />

masses qu’on lançait à la mer réveillaient tous les<br />

échos du voisinage, on voyait sur le Rialto les<br />

agents de la seigneurie, le front chargé de sueur,<br />

le visage défait, offrir d’une voix tremblante des


obligations à gros intérêts en échange de<br />

l’argent ; car la république était dans un état de<br />

détresse extrême.<br />

La providence voulut, dans ses mystérieux<br />

décrets, que le chef de l’État fût enlevé à son<br />

peuple dans ce moment d’affliction générale. Le<br />

doge Andrea Dandolo, que les Vénitiens<br />

nommaient leur cher petit comte, il caro contino,<br />

mourut accablé du poids de ses soucis et de ses<br />

travaux. Il était généralement chéri, car il ne<br />

passait jamais sur la place de Saint-Marc, sans<br />

distribuer aux uns des consolations et des<br />

conseils, et aux autres des secours et de l’argent ;<br />

et lorsque les cloches de la grande église<br />

annoncèrent sa mort par leurs sons lugubres et<br />

prolongés, ce fut une désolation universelle. Les<br />

Vénitiens avaient perdu leur appui, leur<br />

espérance ; ils n’avaient plus qu’à courber la tête<br />

sous le joug des Génois : c’est ainsi qu’on se<br />

lamentait, et cependant la perte de Dandolo ne<br />

changeait en rien la situation extérieure de la<br />

république. En effet, le bon petit comte vivait<br />

volontiers dans la paix et le repos ; il aimait<br />

mieux suivre la marche mystérieuse des


constellations que les détours de la politique<br />

étrangère, et il s’entendait mieux à conduire la<br />

procession du saint jour de Pâques qu’à mener<br />

une armée. Il s’agit alors de nommer un doge qui<br />

réunit les talents militaires d’un général à la<br />

sagesse d’un magistrat. Les sénateurs<br />

s’assemblèrent donc, mais on ne vit que des<br />

visages abattus, aux regards fixes, aux yeux<br />

mornes et à demi fermés. Où trouver un homme<br />

qui prît le gouvernail d’une main ferme ? Le<br />

vieux sénateur Marino Bodoeri prit enfin la<br />

parole.<br />

« L’homme que vous cherchez, dit-il, vous ne<br />

le trouverez pas parmi nous ; mais tournez vos<br />

regards vers Avignon, sur Marino Falieri que<br />

nous y avons envoyé pour féliciter le pape<br />

Innocent sur son exaltation à la chaire de saint<br />

Pierre ; lui seul peut nous arracher de la ruine qui<br />

nous menace. Il faut le nommer doge. Vous<br />

m’objecterez que ce Marino Falieri est déjà âgé<br />

de quatre-vingts ans, que ses cheveux et sa barbe<br />

se sont argentés, que la couleur rubiconde de son<br />

nez et de ses joues atteste plutôt l’excellence du<br />

vin de Chypre qu’il a festoyé, que la vigueur de


son intelligence ; mais ne vous arrêtez pas à ces<br />

apparences. Souvenez-vous de la brillante valeur<br />

que ce Marino Falieri a déployée, comme<br />

provéditeur de la flotte sur la mer Noire ;<br />

rappelez-vous l’éminence de ses services qui lui<br />

ont valu, des procurateurs de Saint-Marc, le don<br />

de la riche comté de Valdemarino. »<br />

Bodoeri peignit si vivement le mérite de<br />

Falieri, que toutes les voix se réunirent sur ce<br />

choix. Plus d’un sénateur parla, il est vrai, de la<br />

colère bouillante de Marino Falieri, de son esprit<br />

dominateur, de son opiniâtreté ; mais on leur<br />

répondit que tous ces défauts étaient ceux de la<br />

jeunesse, et que dès longtemps ils étaient effacés<br />

dans un vieillard octogénaire. D’ailleurs les<br />

acclamations du peuple étouffèrent toutes les<br />

paroles de blâme : ne sait-on pas que, dans les<br />

crises violentes, un choix bizarre est toujours<br />

regardé par la multitude comme une inspiration<br />

du ciel ?<br />

Le défunt petit comte, avec toute sa bonté, et<br />

toute sa douceur, fut bientôt oublié, et chacun se<br />

disait : – Par saint Marc, ce Marino aurait dû


depuis longtemps être notre doge ; l’orgueilleux<br />

Doria ne serait pas aujourd’hui dans nos lagunes.<br />

Des soldats mutilés étendaient leurs moignons en<br />

s’écriant : – C’est Falieri qui a battu Morb-<br />

Hassan, dont le pavillon dominait la mer Noire !<br />

Et partout où le peuple s’assemblait, on se<br />

racontait les vieilles actions d’éclat de Falieri, et<br />

on poussait de grands cris de joie, comme si déjà<br />

Doria eût été vaincu. Il arriva en outre, Dieu seul<br />

sait comment, que Nicolo Pisani, qui avait fait<br />

voile pour la Sardaigne, revint sans rencontrer la<br />

flotte de Doria, et que son retour fit éloigner les<br />

vaisseaux de Gênes dont on attribuait le départ à<br />

l’influence du terrible nom de Falieri. Ce fut alors<br />

parmi le peuple une jubilation fanatique ; on<br />

résolut de recevoir le nouveau doge avec des<br />

honneurs inouïs. La seigneurie avait envoyé à<br />

Vérone douze nobles avec une suite nombreuse ;<br />

ils étaient chargés de l’attendre, et de lui<br />

annoncer son élection. Quinze barques de l’État,<br />

richement ornées, sous le commandement de<br />

Taddeo Giustiniani, fils du podestat de Chioggia,<br />

allèrent prendre le doge à Chiozzo, et<br />

l’emmenèrent en triomphe à Saint-Clément, où


l’attendait le Bucentaure.<br />

Au moment où Marino Falieri allait monter<br />

sur le Bucentaure, c’était le soir du 3 octobre, à<br />

l’heure du coucher de soleil, un pauvre misérable<br />

était étendu sur le pavé de marbre, devant le<br />

péristyle de la Dogana. Quelques haillons de<br />

grosse toile rayée dont la couleur n’était plus<br />

reconnaissable, et qui semblaient avoir appartenu<br />

à un vêtement de marin, tels que les portaient le<br />

bas-peuple et les rameurs, pendaient en lambeaux<br />

autour de son corps amaigri, et laissaient voir une<br />

peau si blanche et si délicate, que peu de nobles<br />

en auraient pu montrer une semblable sous leurs<br />

chemises bordées de points de Venise. Sa<br />

maigreur ne montrait aussi que mieux la juste<br />

proportion de ses membres, et en contemplant ses<br />

cheveux d’un châtain clair, qui retombaient en<br />

désordre sur un front gracieux, ses yeux bleus<br />

que la misère avait creusés, son nez aquilin et sa<br />

bouche qui s’abaissait à chaque extrémité des<br />

lèvres, on pouvait facilement se convaincre qu’un<br />

destin ennemi avait précipité d’un rang élevé ce<br />

jeune étranger dans les dernières classes de la<br />

populace.


Il était donc étendu au pied des colonnes de la<br />

Dogana ; la tête appuyée sur son bras droit, il<br />

jetait sur la mer des regards ternes et sans<br />

expression. À voir son immobilité, on eût dit un<br />

cadavre apporté par la vague, s’il n’eût exhalé de<br />

temps en temps un profond gémissement. Il lui<br />

était sans doute arraché par la douleur que lui<br />

causait son bras gauche enveloppé de lambeaux<br />

sanglants, et qui pendait sur le pavé.<br />

Tous les travaux avaient cessé, le bruit des<br />

ouvriers et des marchands ne se faisaient pas<br />

entendre, tout Venise voguait au-devant de<br />

Falieri dans des milliers de barques et de<br />

gondoles, et le malheureux étranger restait<br />

abandonné sans secours. Mais, au moment où sa<br />

tête affaiblie retombait sur le marbre, et où ses<br />

paupières allaient se clore, une voix cassée lui<br />

cria plusieurs fois : – Antonio ! mon cher<br />

Antonio ! L’étranger releva péniblement la moitié<br />

de son corps, et soulevant sa tête vers les<br />

colonnes de la Dogana, derrière lesquelles la voix<br />

semblait partir, il répondit avec effort : – Qui<br />

donc m’appelle ? quelle âme charitable vient jeter<br />

mon cadavre à la mer, car je vais mourir ?


Une petite vieille s’approcha lentement du<br />

jeune homme blessé et le regarda quelque temps :<br />

– Pauvre enfant, dit-elle, tu veux mourir ici,<br />

lorsqu’un jour d’or se lève pour toi ! Vois là-bas<br />

à l’horizon ces longues bandes de feu, elles<br />

t’annoncent des monceaux de sequins ; mais il<br />

faut manger, mon cher Antonio, manger et boire,<br />

car c’est la faim qui t’a jeté sur ce pavé ! ton bras<br />

est guéri, il est déjà guéri. – Laisse-moi mourir en<br />

paix, dit l’étranger qui reconnut une mendiante<br />

avec laquelle il avait quelquefois partagé sa<br />

dernière pièce de monnaie, laisse-moi ; oui, c’est<br />

la faim plutôt que ma blessure qui m’a fait perdre<br />

mes forces : depuis trois jours, je n’ai pas gagné<br />

un quattrino. Je voulais gagner le cloître là-bas et<br />

tâcher d’obtenir quelques cuillerées de soupe,<br />

mais tous mes camarades sont partis. Il ne s’en<br />

est pas trouvé un seul qui m’ait pris par pitié dans<br />

sa barque ; je suis tombé ici, et sans doute que je<br />

ne me relèverai jamais. – Eh ! eh ! dit la vieille,<br />

pourquoi se désespérer tout de suite ? tu as soif,<br />

tu as faim ? J’ai le remède à cela. Voici de beaux<br />

poissons séchés que j’ai achetés aujourd’hui sur<br />

le Zecca, voici de la limonade et un joli pain


lanc. Bois et mange, mon fils ; nous verrons<br />

ensuite ton bras.<br />

En effet, la vieille mendiante avait tiré toutes<br />

ces choses du sac qui pendait sur son dos, comme<br />

une capuce ; elle les lui présenta. À peine<br />

Antonio eut-il mouillé de la fraîche boisson ses<br />

lèvres brûlantes, que la faim se réveilla en lui<br />

avec une force nouvelle. Il dévora les provisions<br />

qu’on lui offrait. Pendant ce temps, la vieille<br />

avait découvert le bras blessé ; elle trouva la<br />

blessure grave, mais en bon état de guérison ; et<br />

elle la couvrit d’un onguent qu’elle amollit en le<br />

réchauffant de son haleine. – Mais qui donc t’a si<br />

rudement frappé, mon pauvre garçon ? dit-elle.<br />

Antonio entièrement remis, et en qui le feu de la<br />

vie s’était ranimé, était déjà debout, le poing<br />

fermé et les yeux étincelants. – Ah ! s’écria-t-il,<br />

ce coquin de Nicolo voulait me tuer parce qu’on<br />

m’avait jeté un misérable quattrino dont il avait<br />

envie. Tu sais, vieille, que je gagnais rudement<br />

ma vie en portant les ballots des barques et des<br />

navires dans le magasin allemand, dans le<br />

Fontego... – Dans le Fontego, dans le Fontego !<br />

répéta la vieille. – Tais-toi, si tu veux que je


parle, reprit Antonio ; et il continua : J’avais<br />

assez gagné pour m’acheter un habit neuf et<br />

entrer parmi les gondoliers. Comme j’étais<br />

toujours de bonne humeur, et que je ne manquais<br />

pas de jolies chansons, je gagnais un peu plus que<br />

mes camarades. Cela les rendit jaloux, et ils me<br />

poursuivirent sans cesse en m’appelant hérétique<br />

et chien d’Allemand. Enfin, il y a quatre jours,<br />

comme j’aidais, auprès de Saint-Sébastien, à tirer<br />

une barque sur la grève, ils m’attaquèrent à coups<br />

de pierres et de bâtons. Je défendis<br />

vigoureusement ma peau ; mais ce rusé de Nicolo<br />

vint par-derrière, me frappa de sa rame, qui<br />

toucha ma tête et me blessa si fort au bras que<br />

j’en tombai comme mort. Heureusement que tu es<br />

venue me secourir et me donner à manger. Vois<br />

comme je me sers bien de mon bras ; je vais<br />

ramer aussi vigoureusement que jamais.<br />

Antonio imita avec prestesse les gestes d’un<br />

rameur, et reprit sa veste en lambeaux qui était<br />

restée à terre ; puis il s’éloigna, sans écouter la<br />

vieille qui lui criait : – Rame bien, mon fils, rame<br />

encore une fois, ce sera la dernière !


Antonio ne fit nulle attention aux paroles de la<br />

vieille, car le plus magnifique des spectacles<br />

s’était déroulé devant lui. Le Bucentaure doré,<br />

avec le lion adriatique sur ses pavillons flottants,<br />

s’avançait à bruyants coups de rames, comme un<br />

cygne majestueux. Entouré par des milliers de<br />

barques et de gondoles, il semblait lever<br />

fièrement sa tête royale sur cette multitude<br />

d’embarcations qui sillonnaient humblement les<br />

flots autour de lui. Le soleil du soir jetait des<br />

rayons éclatants sur la mer et au-delà de Venise,<br />

qui semblait plongée dans les flammes. Tandis<br />

qu’Antonio, oubliant ses chagrins, contemplait<br />

avec ravissement cette scène brillante, un sourd<br />

murmure, qui s’élevait dans les airs, ne tarda pas<br />

à retentir au loin en prenant un accent plus<br />

terrible. La tempête arriva sur un rideau de<br />

nuages sombres, et les vagues s’élevèrent avec<br />

fureur. En un clin d’œil, les barques et les<br />

gondoles se trouvèrent dispersées. Le<br />

Bucentaure, que sa construction rendait incapable<br />

de résister à l’ouragan, se balança au gré de la<br />

violence des flots, et un cri de terreur retentit<br />

jusqu’au rivage.


Antonio aperçut en ce moment un petit canot<br />

amarré à la rive. Il s’y élança aussitôt, le détacha,<br />

et, saisissant la rame, il se dirigea hardiment vers<br />

le Bucentaure. Sauvez, sauvez le doge ! lui criaiton<br />

de toutes parts ; car, durant un orage, une<br />

légère embarcation est plus sûre dans ces canaux<br />

que les navires d’une grande dimension ; aussi se<br />

présenta-t-il un grand nombre de barques qui<br />

accoururent de toutes parts pour sauver les jours<br />

de Marino Falieri. C’était à Antonio que le ciel<br />

avait réservé cette faveur, et sa barque fut la seule<br />

qui parvint à s’approcher du Bucentaure. Le<br />

vieux Marino Falieri, accoutumé à de pareils<br />

dangers, s’élança sans hésiter du haut de sa<br />

magnifique galère dans le petit canot du pauvre<br />

Antonio, qui le porta en peu de minutes à la place<br />

de Saint-Marc. La cérémonie s’acheva dans<br />

l’église, où le doge se rendit, les vêtements et la<br />

barbe encore inondés par l’eau salée. Le peuple,<br />

ainsi que la seigneurie, frappés de terreur par les<br />

funestes événements, au nombre desquels on<br />

compta comme d’un sinistre présage la méprise<br />

qui fit passer le doge entre les deux colonnes où<br />

l’on exécutait les criminels ; le peuple garda un


morne silence ; et ce jour, commencé avec<br />

allégresse, se termina dans une tristesse profonde.<br />

Personne ne semblait songer au sauveur du<br />

doge, et Antonio n’y songeait pas lui-même, tant<br />

il était accablé de fatigue et de douleur ; il ne fut<br />

que plus étonné lorsqu’un des gardes du duc vint<br />

le trouver sur les degrés où il s’était étendu, et<br />

l’introduisit à travers tout le palais dans la<br />

chambre du doge. Le vieux Falieri s’avança audevant<br />

de lui avec bienveillance, et, lui montrant<br />

deux sacs d’argent qui se trouvaient sur une table,<br />

il lui dit : – Mon fils, prends ces trois mille<br />

sequins ; s’ils ne te suffisent pas, je t’en donnerai<br />

davantage : mais accorde-moi la grâce de ne<br />

jamais reparaître à mes yeux.<br />

À ces mots, des éclairs jaillirent des yeux du<br />

vieillard, et son visage se colora d’une rougeur<br />

nouvelle. Antonio, fort étonné, ne laissa pas,<br />

avant que de s’éloigner, de prendre les deux sacs<br />

qu’il croyait avoir bien légitimement gagnés.


II<br />

Le lendemain, dès le matin, tandis que le<br />

vieux Falieri, dans tout l’éclat de sa grandeur<br />

nouvelle, contemplait du haut du balcon de son<br />

palais le peuple qui s’exerçait tumultueusement<br />

au maniement des armes, Bodoeri, son ami<br />

d’enfance, entra dans la chambre du doge, plongé<br />

dans ses rêveries. – Ah ! Falieri, s’écria le vieux<br />

compagnon d’armes du duc de Venise, quelles<br />

sont donc les pensées qui germent dans ton<br />

cerveau, depuis que le bonnet recourbé le<br />

couvre ? Falieri, se réveillant comme d’un rêve,<br />

s’avança d’un air amical au-devant de son ami. Il<br />

se souvint que c’était à Bodoeri qu’il devait la<br />

dignité de doge, et ces paroles résonnèrent à ses<br />

oreilles comme un reproche. Il s’efforça de<br />

surmonter son orgueil en lui adressant quelques<br />

paroles de remerciement, et il se mit aussitôt à<br />

parler des mesures de défense qu’il était forcé de<br />

prendre et qui absorbaient toutes ses pensées. –<br />

Quant aux choses que l’État attend de toi, dit


Bodoeri en souriant, il nous sera loisible dans<br />

quelques heures d’en parler longuement, au<br />

milieu du conseil qui va s’assembler. Je ne me<br />

suis pas rendu de grand matin auprès de toi pour<br />

chercher les moyens de battre l’audacieux Doria,<br />

ou de rappeler à la raison Louis de Hongrie qui<br />

jette de nouveau un œil de convoitise sur nos<br />

ports de la Dalmatie. Non, Marino ; je n’ai pensé<br />

qu’à toi-même, et, ce que tu n’aurais pas deviné<br />

sans doute, je suis venu pour te parler de ton<br />

mariage. – Comment, dit le doge en lui tournant<br />

le dos et en jetant un regard impatient sur la mer,<br />

comment as-tu pu songer à pareilles choses ? Le<br />

jour de l’Ascension est encore éloigné. Alors, je<br />

l’espère, les ennemis de Venise seront vaincus, le<br />

lion adriatique triomphera de nouveau sur la mer<br />

qui l’a vu naître, et ma chaste fiancée trouvera en<br />

moi un époux digne d’elle. – Ah ! s’écria Bodoeri<br />

avec impatience, tu me parles de la cérémonie de<br />

l’ascension, où le doge se marie avec la mer<br />

Adriatique, en jetant, du haut du Bucentaure, un<br />

anneau dans ses vagues ; toi, vieux marin, tu ne<br />

connais pas d’autre fiancée que cet humide<br />

élément dont hier encore tu as éprouvé


l’inconstance ! Non, Marino : je songeais à un<br />

hymen plus doux, je pensais que tu serais marié<br />

avec une fille de la terre, et la plus belle qui se<br />

puisse trouver. – Tu rêves, répondit Falieri, sans<br />

se détourner de la fenêtre, tu rêves, Bodoeri. Moi,<br />

me marier ! le vieillard de quatre-vingts ans,<br />

chargé de travaux et de fatigues, est à peine<br />

capable d’aimer ! – Arrête, Falieri ! ne te<br />

calomnie pas toi-même. Tu es chargé d’années,<br />

sans doute ; mais n’as-tu pas dans ta vieillesse<br />

toute la vigueur d’un jeune homme ? portes-tu<br />

une épée moins lourde que celle de nos<br />

adolescents, ou gravis-tu les marches du palais<br />

ducal d’un pas moins léger que le plus jeune de<br />

tes pages ? – Non, par le ciel ! s’écria Falieri en<br />

quittant brusquement la fenêtre. Non, par le ciel !<br />

je ne ressens aucune des atteintes de la vieillesse.<br />

– Eh bien ! donc, bois encore à longs traits toutes<br />

les jouissances que t’offre la terre. Élève celle<br />

que je t’ai choisie au rang de dogaresse, et les<br />

femmes seront forcées de la reconnaître pour la<br />

première en vertu et en beauté, comme les<br />

hommes te reconnaissent pour le plus vaillant et<br />

le plus sage. – Alors Bodoeri lui fit le portrait de


la beauté qu’il lui destinait, et le colora de<br />

touches si vives que le vieux Falieri l’interrompit,<br />

plein d’impatience, pour lui demander où se<br />

trouvait ce modèle de perfection.<br />

– Cette femme, dit Bodoeri, c’est ma nièce<br />

chérie. – Quoi ! s’écria Falieri, ta nièce qui se<br />

maria avec Bertuccio Nénolo de Trévise ? – Tu<br />

penses à ma nièce Francisca ? ce n’est pas elle,<br />

c’est sa fille. Tu sais que Nénolo périt dans un<br />

combat naval. Francisca s’ensevelit alors dans un<br />

couvent de Rome, et me laissa sa fille Annunziata<br />

que je fis élever dans la retraite à Trévise. – Y<br />

songes-tu ? dit Falieri avec humeur. Tu veux que<br />

j’épouse la fille de ta nièce ! Combien d’années<br />

se sont écoulées depuis le mariage de Nénolo ?<br />

Annunziata doit compter à peine seize ans.<br />

Lorsque j’étais podestat à Trévise, Nénolo ne<br />

songeait pas encore à se marier, et il y a de cela...<br />

– Vingt-cinq ans, dit Bodoeri en riant.<br />

Annunziata est une fille de dix-neuf ans, belle<br />

comme l’aurore, simple, modeste et d’une<br />

innocence extrême, car elle n’a jamais parlé à un<br />

homme ; elle t’aimera comme son père, et elle te<br />

donnera son cœur sans partage. – Je veux la voir !


dit le doge, dont les yeux s’animèrent d’un feu<br />

nouveau. Je veux la voir !<br />

Son désir fut accompli le même jour ; car, à<br />

l’issue du conseil, l’habile Bodoeri conduisit<br />

secrètement sa nièce Annunziata dans les<br />

appartements du doge. Le vieux Falieri resta<br />

comme éperdu à la vue des charmes de la jeune<br />

Vénitienne, et il eut à peine la force d’exprimer<br />

ses désirs, Annunziata s’agenouilla avec pudeur<br />

devant le vieillard couronné, et lui dit à voix<br />

basse, en baisant sa main avec respect : – Oh !<br />

mon seigneur, puisque vous daignez m’admettre<br />

à vos côtés sur votre siège royal, je serai toute ma<br />

vie votre fidèle servante, et mon bonheur sera de<br />

contribuer au vôtre.<br />

Le vieux Falieri était hors de lui de bonheur et<br />

de joie et il se sentit tellement ému lorsque<br />

Annunziata saisit sa main pour l’embrasser, qu’il<br />

en tomba presque sans force sur son fauteuil.<br />

Bodoeri ne perdit pas un moment. L’union du<br />

doge avec Annunziata fut résolue ; mais comme<br />

le vieux Falieri craignait les sarcasmes des nobles<br />

Vénitiens, on convint que le mariage aurait lieu


dans le plus grand mystère, et que quelques jours<br />

après la dogaresse serait présentée publiquement<br />

à la seigneurie, comme si elle se fût mariée à<br />

Trévise, où Falieri avait séjourné en se rendant en<br />

ambassade à Avignon.<br />

III<br />

Jetons maintenant nos regards sur un jeune<br />

homme d’une mine fière et gracieuse, vêtu avec<br />

goût, qui se promène sur le Rialto, une bourse<br />

pleine de sequins dans sa main, et qui s’entretient<br />

tour à tour avec des Juifs, des Turcs, des Grecs et<br />

des Arméniens ; il détourne son front soucieux,<br />

revient rapidement sur ses pas, s’arrête tout à<br />

coup, revient encore, et se jette enfin dans une<br />

gondole qui le conduit à la place Saint-Marc, où<br />

il se met à errer les yeux baissés, sans remarquer,<br />

sans soupçonner plus d’un doux murmure qui<br />

s’échappe, à son passage, entre les somptueuses<br />

draperies de plus d’un balcon des palais voisins.


Qui reconnaîtrait dans ce jeune homme, cet<br />

Antonio qui, peu de jours auparavant, était<br />

couché, couvert de haillons, sur les degrés de<br />

marbre de la dogana ?<br />

– Bonjour, mon fils, bonjour ! lui cria la<br />

vieille mendiante qui était assise devant l’église<br />

de Saint-Marc. – Antonio, qui ne l’avait pas<br />

aperçue, s’arrêta et prit dans sa bourse une<br />

poignée de sequins qu’il se disposa à lui jeter. –<br />

Laisse-là ton or, lui cria la mendiante ; ne suis-je<br />

pas assez riche ? Mais si tu me veux quelque<br />

bien, fais-moi faire une capuce neuve, car celle<br />

que je porte n’est plus en état de résister au vent<br />

et à la pluie ! Mais surtout, mon fils, garde-toi<br />

d’aller au Fontego, – au Fontego !<br />

Antonio regarda attentivement ce visage<br />

jaune, sillonné de rides, et lui cria avec humeur :<br />

– Tu peux m’épargner toutes ces folies, vieille<br />

sorcière ! – Mais au moment où il prononça ces<br />

mots, la mendiante tomba sans mouvement du<br />

haut des marches sur lesquelles elle était assise.<br />

Antonio courut à elle, la reçut dans ses bras et la<br />

releva avec précaution. – Ah ! mon fils, dit-elle


d’une voix plaintive, quel horrible mot tu as<br />

prononcé ! ah ! tue-moi plutôt que de le répéter :<br />

tu ne sais pas combien tu as déchiré le cœur de<br />

celle qui t’aime comme son enfant !<br />

À ces mots, la vieille mendiante s’enveloppa<br />

la tête de l’étoffe de laine brune qui pendait sur<br />

ses épaules, et se mit à soupirer et à gémir<br />

comme si elle eût été atteinte de mille douleurs.<br />

Antonio se sentit involontairement ému, il prit le<br />

bras de la vieille et la conduisit sous le portail de<br />

l’église où il la fit asseoir sur un banc de marbre.<br />

– C’est à toi, dit-il, que je dois mon bonheur, car<br />

sans toi, je serais encore dans la misère, je<br />

n’aurais pas sauvé le vieux doge et je n’aurais pas<br />

reçu cette belle bourse de sequins. Parle, que<br />

puis-je donc faire à mon tour pour ton bonheur ?<br />

La vieille mendiante le regarda avec tendresse.<br />

– Mon enfant, dit-elle, ne te souvient-il plus du<br />

temps où tu te trouvais tout le jour sur cette place,<br />

attendant une aubaine, et travaillant pour gagner<br />

un misérable salaire ?<br />

Antonio soupira profondément ; il prit place<br />

auprès de la vieille et lui dit : – Ah ! ma mère, je


sais trop bien que je suis né de parents qui<br />

vivaient dans l’aisance ; mais j’ignore<br />

entièrement qui ils étaient et comment je les ai<br />

quittés. Je me souviens d’un homme de belle<br />

taille, qui me prenait souvent dans ses bras et qui<br />

me comblait de caresses, ainsi que d’une<br />

charmante femme qui me plaçait chaque jour<br />

dans une couche bien douce et bien molle. Tous<br />

deux me parlaient dans un langage étranger dont<br />

j’avais retenu quelques paroles. Lorsque j’étais<br />

rameur, mes camarades me disaient toujours qu’à<br />

mes yeux, qu’à mes cheveux et à ma tournure, il<br />

était facile de s’apercevoir que j’étais d’origine<br />

allemande. Je le crois aussi. Le souvenir le plus<br />

vif qui me soit resté de ce temps passé, c’est celui<br />

d’une nuit de terreur dans laquelle je fus réveillé<br />

d’un sommeil profond. On allait et on venait dans<br />

la maison ; on ouvrait, on fermait des portes ; je<br />

fus saisi d’inquiétude et je me mis à pleurer. La<br />

femme qui avait soin de moi accourut aussitôt,<br />

m’arracha du lit, me ferma la bouche avec sa<br />

main, m’enveloppa dans un drap et s’échappa<br />

avec moi. Dès ce moment, il existe une lacune<br />

dans mes souvenirs. Je me retrouve dans une


somptueuse maison, située au milieu d’une<br />

contrée agréable. Je vois l’image d’un homme<br />

que j’appelais mon père, et dont le portrait était<br />

noble et fier. Il parlait italien, ainsi que tous les<br />

gens de la maison. Il y avait plusieurs semaines<br />

que je n’avais vu mon père, lorsqu’un grand<br />

nombre d’hommes de mauvaise mine entra dans<br />

la maison et y mit tout en désordre. Ils<br />

m’aperçurent et me demandèrent ce que je faisais<br />

dans cette demeure. – Je suis Antonio, le fils de la<br />

maison, leur répondis-je. Ils se mirent à rire aux<br />

éclats, me dépouillèrent de mes beaux vêtements,<br />

et me chassèrent en me menaçant de me battre si<br />

je reparaissais dans ce lieu. Je m’enfuis en<br />

gémissant. À cent pas de là, je rencontrai un vieil<br />

homme que je reconnus pour un des serviteurs de<br />

mon père adoptif. – Viens, Antonio, pauvre<br />

garçon, dit-il en me prenant la main. La maison<br />

nous est fermée pour toujours ; il faut que nous<br />

tâchions tous deux de trouver notre pain. À ces<br />

mots, le vieillard m’emmena. Il n’était pas aussi<br />

pauvre que semblaient le témoigner ses haillons.<br />

À peine fûmes-nous arrivés à Venise que je le vis<br />

tirer des sequins de son misérable pourpoint, pour


faire le métier de brocanteur sur le Rialto. Il<br />

fallait toujours que je l’accompagnasse, et il ne<br />

faisait jamais un marché sans demander une<br />

bagatelle pour son figliolo. Je me trouvais fort<br />

bien avec cet homme, qu’on nommait le père<br />

Blaunas ; mais cela ne dura pas longtemps. Tu te<br />

souviens sans doute, ma mère, du terrible<br />

tremblement de terre qui ébranla les tours et les<br />

palais de Venise, et qui fit sonner les cloches de<br />

Saint-Marc comme si elles eussent été ébranlées<br />

par des mains de géant ; sept ans se sont à peine<br />

écoulés depuis cette catastrophe. Je m’échappai<br />

heureusement, avec le vieillard, de la maison que<br />

nous habitions et qui s’écroula derrière nous.<br />

Toutes les affaires avaient cessé ; le silence le<br />

plus profond régnait sur le Rialto, et, pour<br />

combler nos maux, un souffle contagieux vint<br />

menacer la ville ! On apprit que la peste avait été<br />

apportée du Levant en Sicile, et qu’elle exerçait<br />

ses ravages dans la Toscane. Cependant Venise<br />

n’en était pas encore atteinte. Un jour, le vieux<br />

Blaunas commerçait sur le Rialto avec un<br />

Arménien : ils étaient d’accord sur leur marché et<br />

se serraient cordialement les mains. Mon


protecteur avait cédé à bas prix quelques<br />

marchandises à l’Arménien, et il demandait,<br />

comme de coutume, une bagatelle per il figliolo.<br />

L’Arménien, homme d’une haute stature, avec<br />

une barbe épaisse, je crois encore le voir, me<br />

regarda d’un air amical, m’embrassa et me mit<br />

dans la main une couple de sequins que je<br />

m’empressai de glisser dans ma poche. Nous<br />

regagnâmes en gondole la place Saint-Marc. En<br />

chemin, mon protecteur me demanda les deux<br />

ducats, et moi je prétendis que je devais les<br />

garder, puisqu’il avait plu à l’Arménien de m’en<br />

faire présent. Le vieillard prit de l’humeur ; mais,<br />

tandis qu’il me grondait, je remarquai que son<br />

visage se couvrait d’une teinte jaune et terreuse,<br />

et que ses discours devenaient de plus en plus<br />

incohérents. Arrivé sur la place, il s’agita comme<br />

un homme ivre, et bientôt il tomba mort devant le<br />

palais ducal. Je me jetai sur son corps en poussant<br />

de grands cris. Aussitôt le peuple accourut, et on<br />

entendit murmurer de toutes parts le terrible nom<br />

de peste. À ce mot, la foule se dispersa, et chacun<br />

se hâta de prendre la fuite. Pour moi, je me sentis<br />

frappé d’un étourdissement subit, et ma vue


devint faible et confuse. En revenant à moi, je me<br />

trouvai dans une vaste salle, étendu sur un mince<br />

matelas, enveloppé d’un drap de laine ; autour de<br />

moi trente ou quarante figures pâles et étiques<br />

étaient étendues sur des couches semblables.<br />

J’appris plus tard que des moines compatissants,<br />

qui sortaient de San-Marco, m’avaient recueilli<br />

dans leur gondole et m’avaient transporté au<br />

Giudecca, dans le cloître de San-Giorgo<br />

Maggiore où les bénédictins avaient établi un<br />

hôpital. La force de la maladie m’avait ravi la<br />

mémoire de tout ce qui s’était passé. Les moines<br />

ne purent me dire autre chose, sinon qu’on<br />

m’avait trouvé près du père Blaunas qui venait<br />

d’expirer. Peu à peu je recueillis mes pensées, et<br />

je me rappelai ma vie antérieure ; mais ce que j’ai<br />

raconté, ma mère, c’est là tout ce que j’en sais : je<br />

suis seul dans le monde, et quel que soit mon<br />

sort, je ne puis espérer d’y trouver le bonheur ! –<br />

Tonino, mon cher Tonino, dit la vieille ;<br />

contente-toi de ce que le destin veut bien<br />

t’accorder présentement. – Hélas ! dit Antonio, il<br />

est encore quelque chose qui tourmente ma vie,<br />

qui me poursuit sans relâche, et qui me perdra tôt


ou tard. Un désir inexprimable, un besoin<br />

dévorant pour une chose que je ne puis nommer,<br />

que je ne puis définir, s’est emparé de mon être<br />

depuis que j’ai quitté cet hôpital. Quand, au<br />

milieu de ma carrière, je revenais après les<br />

fatigues du jour, me reposer sur le lit le plus dur,<br />

le sommeil m’y attendait toujours, et les songes<br />

venaient rafraîchir mes paupières, par les douces<br />

images de bonheur qu’ils m’accordaient jusqu’à<br />

mon réveil. Maintenant je suis étendu sur de<br />

moelleux coussins, et nul travail ne consume plus<br />

mes forces ; mais je sens que mon existence me<br />

pèse, et je ne trouve plus ce sommeil qui charmait<br />

autrefois tous mes maux. En vain, je cherche à<br />

savoir pourquoi la vie me paraissait si belle<br />

autrefois, et pourquoi elle me paraît aujourd’hui<br />

aussi sombre. Le désespoir me gagne en songeant<br />

que j’ignore même le bonheur auquel j’aspire<br />

avec tant d’ardeur ! – Tonino, mon cher Tonino,<br />

dit la vieille, qui semblait vivement compatir aux<br />

peines d’Antonio, tu te désespères parce que tu as<br />

connu des moments heureux dont le souvenir<br />

même s’est effacé en toi ? Pauvre enfant ! Viens,<br />

conduis-moi à la mer.


Antonio prit la vieille presque<br />

involontairement, et la conduisit à travers la place<br />

Saint-Marc. Tandis qu’ils marchaient, la vieille<br />

mendiante lui dit à voix basse : – Antonio, vois-tu<br />

cette tache de sang, sur le pavé ? Oui, du sang !<br />

De ce sang naîtront de belles roses rouges pour te<br />

former une couronne ! pour toi et pour ta bienaimée<br />

! Ô seigneur du ciel, quel nuage de lumière<br />

que celui qui s’avance vers toi en souriant !<br />

Tonino, ses bras blancs comme la neige s’ouvrent<br />

pour te recevoir. Antonio ! enfant fortuné !<br />

conduis-toi avec courage, et tu pourras cueillir<br />

des myrtes au crépuscule, des myrtes pour la<br />

jeune veuve qui sera ta fiancée. Mais ils ne<br />

fleurissent qu’à minuit ; entends-tu bien les<br />

murmures des vents du soir, les gémissements de<br />

la mer qui s’agite ? Prends ta rame, hardi<br />

gondolier, prends ta rame !<br />

Antonio se sentit frappé d’effroi en entendant<br />

ces singuliers discours. Ils étaient arrivés auprès<br />

de la colonne qui porte le lion adriatique. Antonio<br />

s’arrêta et dit à la vieille mendiante d’un ton rude<br />

et mécontent : – Arrête-toi, vieille sorcière, et<br />

tiens-moi des discours moins obscurs. Tu m’as


prédit le bonheur qui devait m’advenir en sauvant<br />

le doge, il est vrai ; mais aujourd’hui, que me<br />

parles-tu de jeunes veuves, de myrtes, de roses et<br />

de fiancées ? Veux-tu me tromper ou m’exciter à<br />

faire quelque folie ? Tu auras une capuce neuve,<br />

le pain, les sequins, tout ce qu’il te plaira, mais<br />

laisse-moi m’éloigner en paix.<br />

À ces mots, Antonio voulut la quitter, mais la<br />

mendiante le retint par son manteau : – Tonino,<br />

dit-elle, ne me regarde pas ainsi, ou je cours à<br />

l’extrémité de la place me précipiter dans la mer !<br />

Reste près de moi, mon fils, mon cœur est<br />

oppressé ; il faut que je l’épanche dans le tien.<br />

Mets-toi là, mon fils, et écoute-moi quelques<br />

instants.<br />

Antonio s’assit avec humeur au pied de la<br />

colonne, et se mit à examiner son livre de compte<br />

dont les feuilles blanches témoignaient du zèle<br />

avec lequel il suivait le commerce qu’il avait<br />

entrepris de faire sur le Rialto. Tonino, dit la<br />

vieille, n’as-tu donc jamais pensé que tu pouvais<br />

m’avoir vue jadis ? – Je t’ai déjà dit, répondit<br />

Antonio sans lever les yeux, que je me suis senti


entraîné vers toi ; mais n’attribue pas ce penchant<br />

à ta vieille figure ; car, quand je vois tes yeux<br />

noirs étincelants, ton nez pointu, tes lèvres pâles,<br />

et tes cheveux gris épars, je frissonne et je songe<br />

que tu emploies peut-être quelques moyens<br />

ténébreux pour m’attirer. – Ô seigneur du ciel !<br />

s’écria la mendiante au désespoir. Quel démon t’a<br />

inspiré de semblables pensées ? Accuser de<br />

sortilège celle qui a sauvé ton enfance des<br />

dangers qui la menaçaient ; car, cette femme dont<br />

le souvenir est restée dans ton âme, Tonino, cette<br />

femme n’était autre que moi. – Crois-tu donc<br />

m’abuser, vieille insensée ? les souvenirs de mon<br />

enfance sont encore vivants dans ma mémoire ;<br />

cette femme charmante, je crois encore la voir<br />

devant mes yeux, avec son visage frais et coloré,<br />

ses yeux doux et étincelants, les cheveux bruns et<br />

sa main blanche et potelée. Elle avait à peine<br />

trente ans ; et toi, ne comptes-tu pas déjà près<br />

d’un siècle ? – Ô Dieu du ciel ! s’écria la vieille,<br />

mon Tonino a oublié sa fidèle Marguerite ! –<br />

Marguerite ? murmura Antonio, Marguerite ! ce<br />

nom résonne à mon oreille, comme un air<br />

longtemps oublié. Mais non, il n’est pas


possible ! – Il n’est que trop possible, Tonino !<br />

Cet homme qui te comblait de caresses, c’était<br />

ton père, et la langue que nous parlions ensemble<br />

était la langue allemande. Ton père avait été un<br />

riche marchand d’Augsbourg. Sa jeune et jolie<br />

femme mourut en te donnant le jour. Il se retira<br />

alors à Venise, pour fuir le lieu où il avait perdu<br />

celle qu’il chérissait, et il m’emmena avec lui.<br />

J’étais ta nourrice. Dans cette nuit fatale, où ton<br />

père succomba sous un destin funeste, je parvins<br />

à te sauver : un noble Vénitien t’accueillit. Mon<br />

père, ancien chirurgien, m’avait fait connaître les<br />

propriétés des plantes curatives ; mais à cette<br />

science je joignais un don particulier, celui de lire<br />

dans l’avenir, comme dans un miroir éloigné et<br />

confus, et je prédis souvent involontairement les<br />

événements futurs. Lorsque je me trouvai seule<br />

dans Venise, je songeai à me servir de mon art<br />

pour gagner ma vie. Je guérissais en peu de temps<br />

les maux les plus invétérés ; et bientôt ma<br />

réputation se répandit dans toute la ville. La<br />

jalousie des charlatans qui vendent leurs pilules<br />

sur le Rialto et sur la Zecca, se réveilla. Ils<br />

m’accusèrent d’avoir fait un pacte avec Satan, et


le peuple les écouta. Bientôt je fus arrêtée, et<br />

traduite devant le tribunal ecclésiastique. Tonino,<br />

quelles affreuses tortures il me fallut endurer ! Je<br />

les soutins courageusement. Mes cheveux<br />

blanchirent, mon corps se contourna, mes mains<br />

et mes pieds devinrent semblables à ceux d’une<br />

momie. L’estrapade, cette horrible invention de<br />

l’enfer, m’arracha enfin un aveu dont le souvenir<br />

me fait encore trembler aujourd’hui. Je fus<br />

condamnée à être brûlée vive, mais le grand<br />

tremblement de terre qui renversa les palais de<br />

Venise, m’ouvrit les portes de ma prison. Je sortis<br />

de ma retraite, à travers les décombres, comme<br />

un spectre qui s’échappe de son tombeau. Ah !<br />

Tonino, tu me crois dans l’âge de la décrépitude ;<br />

mais il n’en est rien. Ce corps amaigri, ce visage<br />

sillonné, ces cheveux argentés, ces pieds<br />

chancelants, ce n’est pas l’âge, c’est le martyre<br />

que j’ai enduré qui m’a réduite en peu de jours à<br />

cet état. Et ce frisson, ce rire involontaire qui fait<br />

dresser mes cheveux sur ma tête, c’est le résultat<br />

des dernières tortures que j’ai endurées, qui me<br />

cause encore sans cesse des convulsions.


– Femme, dit Antonio, il me semble que je<br />

dois ajouter foi à tes paroles. Mais, qui donc était<br />

mon père, quel était son nom, et quel sort<br />

éprouva-t-il dans cette nuit funeste ? Quel est<br />

celui qui me recueillit, et que m’arriva-t-il dans<br />

ma vie qui m’est resté inconnu ? Quand tu<br />

m’auras dévoilé tous ces mystères, alors je<br />

pourrai te croire. – Tonino, dit la vieille en<br />

soupirant, je dois te taire toutes ces choses ; mais<br />

bientôt, bientôt tu les connaîtras. Demeure loin<br />

du Fontego ; du Fontego, tu m’entends ! –<br />

Maudite femme ! s’écria Antonio. Tu parleras,<br />

ou... À ces mots, il fit un signe menaçant. Mais la<br />

vieille mendiante retint son bras, en lui disant : –<br />

Arrête, malheureux enfant ! Tu oublies que j’ai<br />

eu soin de ton enfance, que j’ai sauvé ta vie !<br />

Antonio se frappa le front avec violence, et<br />

s’éloigna rapidement.<br />

IV<br />

C’était un merveilleux spectacle que de voir le


vieux doge Marino Falieri avec sa jeune et<br />

brillante épouse. Il était encore droit et robuste,<br />

mais avec une barbe grise, mille plis sur son<br />

visage bruni, les yeux rougis et le front soucieux ;<br />

elle, la grâce même, ses traits exprimaient une<br />

douceur céleste ; une aimable dignité était<br />

répandue sur son front ombragé par les nombreux<br />

anneaux d’une belle chevelure brune ; sa tête<br />

s’inclinait doucement sur son sein, sa taille fine et<br />

légère, une admirable créature féminine, qui<br />

semblait descendue du ciel, sa patrie. On connaît<br />

ces figures d’anges que les anciens peintres<br />

savaient si bien représenter et saisir ; telle était<br />

Annunziata. Pouvait-il advenir autrement que<br />

chacun de ceux qui la voyaient tombassent dans<br />

l’extase et dans le ravissement, et que tous les<br />

jeunes patriciens de la signoria fussent frappés au<br />

cœur par la belle dogaresse ? Annunziata se vit<br />

bientôt entourée d’adorateurs dont elle recevait<br />

publiquement et aimablement les discours<br />

flatteurs et entraînants. Son âme pure n’avait<br />

compris les rapports qui l’unissaient à son noble<br />

époux, que dans le sens d’une vénération et d’une<br />

soumission parfaite ; et elle se plaisait à se


egarder comme la plus humble de ses servantes.<br />

Pour lui, il était tendre et bienveillant auprès<br />

d’elle ; il la pressait sur son sein glacé, il la<br />

nommait sa chérie, il lui faisait présent de mille<br />

raretés ; ses moindres désirs étaient des ordres<br />

pour lui ; et Annunziata, touchée de tant de soins,<br />

ne pouvait avoir même la pensée de trahir ce<br />

vieillard, qui la comblait de tant de biens. Aussi<br />

toutes les adorations restaient sans fruit. Mais<br />

aucun praticien ne brûlait d’un amour aussi<br />

violent pour la belle dogaresse, que Michaële<br />

Sténo. Bien que fort jeune, il remplissait la place<br />

importante de membre du conseil des quarante ;<br />

et sa beauté, autant que son rang, lui donnait<br />

l’assurance d’une victoire prochaine. Il ne<br />

redoutait point le vieux Falieri ; et, en effet, le<br />

vieux guerrier semblait, depuis son mariage,<br />

avoir perdu toute sa bouillante colère et son<br />

impétuosité. On le voyait sans cesse assis auprès<br />

de sa belle Annunziata, paré des plus riches<br />

vêtements, artistement brodés et découpés ; de<br />

ses yeux surmontés de touffes grises<br />

s’échappaient des larmes pleines de tendresse, et<br />

il la contemplait avec ardeur, demandant dans son


avissement si quelque autre que lui pouvait se<br />

vanter de posséder une semblable épouse. Au lieu<br />

du ton rauque et violent qu’il prenait jadis, ses<br />

lèvres s’agitaient à peine pour parler, et ses<br />

expressions étaient toujours des plus cordiales.<br />

Qui eût reconnu, dans ce vieillard amolli et<br />

amoureux, ce Falieri qui à Trévise, dans une folle<br />

fureur, frappa l’évêque au visage, le jour de la<br />

procession du Saint-Sacrement ? Cette faiblesse,<br />

qui ne faisait que s’accroître, enflamma<br />

davantage l’audace de Michaële Sténo.<br />

Annunziata semblait ne pas comprendre ce<br />

qu’attendaient les regards ardents de Michaële,<br />

sans cesse attachés sur elle ; et le calme de la<br />

dogaresse mettait celui-ci au désespoir. Il songea<br />

aux moyens les plus téméraires, et parvint à lier<br />

une intrigue d’amour avec une des femmes<br />

d’Annunziata, qui le reçut secrètement pendant la<br />

nuit. Il crut ainsi s’être frayé un chemin jusqu’à la<br />

dogaresse ; mais le ciel fit retomber le crime sur<br />

la tête de son auteur. Il arriva qu’une nuit le doge,<br />

qui venait de recevoir la fatale nouvelle de la<br />

bataille que Nicolo Pisani venait de perdre à<br />

Portolongo contre Doria, se promenât dans son


insomnie sous les galeries du palais ducal. Tout à<br />

coup il aperçut une ombre qui semblait<br />

s’échapper de l’appartement d’Annunziata et se<br />

diriger vers les degrés. Il la suivit en toute hâte :<br />

c’était Michaële Sténo qui sortait de chez sa<br />

maîtresse. Une horrible pensée pénétra dans<br />

l’âme de Falieri ; et il s’élança le stylet à la main,<br />

sur Sténo, en prononçant le nom d’Annunziata.<br />

Mais Sténo, plus agile et plus vigoureux que le<br />

doge, lui échappa, en le renversant sur le carreau,<br />

et s’enfuit en répétant avec un éclat de rire : –<br />

Annunziata ! Annunziata ! Le vieillard se releva<br />

au désespoir, et se dirigea, le cœur déchiré, vers<br />

l’appartement de la dogaresse. Tout y reposait en<br />

silence. Il frappa, une camariste étrangère, et non<br />

pas celle qui avait l’habitude de veiller auprès<br />

d’Annunziata, ouvrit la porte. – Qu’exige de moi<br />

mon noble époux à cette heure inaccoutumée ?<br />

dit avec une douceur angélique Annunziata, qui<br />

avait déjà revêtu un léger vêtement.<br />

Le vieillard la regarda longtemps ; puis il leva<br />

ses deux mains vers le ciel et s’écria : – Non, une<br />

telle perfidie n’est pas possible ! – Qu’est-il<br />

impossible, mon noble époux ? demanda


Annunziata frappée du ton et des paroles du<br />

vieillard. Mais Falieri, sans lui répondre, se<br />

tourna vers sa suivante et lui dit : – Pourquoi<br />

Luiga ne veille-t-elle pas ici comme d’ordinaire ?<br />

– Luiga, répondit la suivante, a voulu changer<br />

avec moi cette nuit ; elle repose dans la première<br />

chambre, tout proche des degrés. – Près des<br />

degrés ! s’écria Falieri avec joie, et il s’éloigna<br />

précipitamment pour se rendre à la chambre de<br />

Luiga. Celle-ci ouvrit après quelque hésitation ;<br />

mais, en voyant le visage enflammé, les yeux<br />

étincelants du doge, elle tomba sur ses genoux<br />

nus, et avoua sa honte qu’une élégante paire de<br />

gants de cavalier oubliés sur un fauteuil, et une<br />

forte odeur d’ambre, trahissaient suffisamment.<br />

Le lendemain, le doge écrivit à Sténo qu’il eût à<br />

se garder d’approcher du palais ducal et de la<br />

personne de la dogaresse, sous peine de<br />

bannissement... Rien n’égala la fureur de Sténo,<br />

forcé de s’éloigner de la dogaresse ; quelquefois<br />

il l’apercevait sur son balcon, s’entretenant<br />

gaiement avec de jeunes patriciens ; dans son<br />

aveugle rage, il s’imagina qu’elle n’avait<br />

repoussé ses hommages que parce que d’autres


adorateurs avaient été plus heureux que lui, et il<br />

exprima hautement sa façon de penser à cet<br />

égard. Soit que le vieux Falieri eût appris<br />

quelques-uns des propos de Sténo, soit que<br />

l’apparition nocturne qu’il avait vue, lui semblât<br />

un avertissement du ciel, soit enfin que l’extrême<br />

différence d’âge le rendît soupçonneux et inquiet,<br />

il devint tout à coup sombre et défiant, tous les<br />

démons de la jalousie l’aiguillonnèrent à la fois,<br />

et il enferma Annunziata au fond de son palais,<br />

où elle resta cachée à tous les yeux. Bodoeri prit<br />

le parti de sa nièce, et fit de vifs reproches à<br />

Falieri ; mais toutes ses représentations furent<br />

vaines. Ce changement arriva peu avant le jour<br />

du giovedi grasso. C’était l’usage dans les fêtes<br />

populaires, qui avaient lieu en ce jour, que la<br />

dogaresse prît place auprès du doge, sous un dais<br />

placé devant la place qui avoisine la palais.<br />

Bodoeri représenta au doge qu’il choquerait<br />

toutes les traditions s’il s’obstinait à ensevelir ce<br />

jour-là Annunziata dans sa retraite. – Crois-tu, lui<br />

répondit le vieux Falieri irrité, que je craigne de<br />

me voir enlever mon trésor, et que je ne compte<br />

plus sur ma bonne épée pour le défendre ? Mon


ami, tu te trompes ; demain, je paraîtrai<br />

solennellement avec Annunziata sur la place<br />

Saint-Marc, afin que le peuple contemple la<br />

dogaresse ; et au jour du giovedi grasso, elle<br />

recevra solennellement le bouquet qu’un hardi<br />

navigateur lui apportera du haut des airs.<br />

En parlant ainsi le doge songeait à une<br />

coutume des plus antiques. Le jour du giovedi<br />

grasso, un homme du peuple, placé dans une<br />

machine semblable à un petit navire, monte le<br />

long d’une corde qui plonge dans la mer et qui est<br />

attachée à l’extrémité du clocher de la tour de<br />

Saint-Marc, et de là descend avec la rapidité<br />

d’une flèche jusque sur la place où sont assis le<br />

doge et la dogaresse à qui il présente un bouquet<br />

de fleurs. Le lendemain, le doge fit ce qu’il avait<br />

annoncé. Annunziata se revêtit de ses habits les<br />

plus magnifiques, et s’achemina vers la place<br />

Saint-Marc avec le doge, environné des patriciens<br />

de la Seigneurie, de ses pages et de ses gardes.<br />

On se pressa, on se foula à en périr, pour voir la<br />

belle dogaresse, et ceux qui parvenaient à<br />

l’apercevoir se répandaient en témoignages<br />

d’admiration et de plaisir. Mais la légèreté


vénitienne fit qu’au milieu de ces folles<br />

expressions de ravissement, on entendit des vers<br />

satiriques et des brocards sur le vieux Falieri et sa<br />

jeune épouse. Pour Falieri, il marchait immobile<br />

et sans témoigner aucune inquiétude, bien qu’il<br />

vît de toutes parts des regards brûlants de désir<br />

dirigés sur sa belle dogaresse. Arrivés au portique<br />

du palais, d’où les gardes chassaient avec peine la<br />

foule de peuple, on ne trouva plus que quelques<br />

groupes de citoyens distingués auxquels on<br />

n’avait pu défendre l’entrée de la cour intérieure<br />

du palais. Au moment où la dogaresse parut dans<br />

cette cour, un jeune homme qui s’était appuyé<br />

contre un pilier s’écria : – Ô Dieu du ciel ! et il<br />

tomba sans mouvement sur le pavé de marbre.<br />

On s’empressa autour de lui, et on l’environna de<br />

telle sorte, que la dogaresse ne put le voir ; mais<br />

elle pâlit, chancela, et les soins qu’on lui<br />

prodigua la préservèrent à peine d’un<br />

évanouissement. Le vieux Falieri se mit à<br />

maudire l’inconnu avec violence, et pressant dans<br />

ses bras son Annunziata, dont la tête se penchait<br />

languissamment, il l’entraîna dans ses<br />

appartements.


V<br />

Pendant ce temps, le peuple s’était rassemblé<br />

autour du jeune homme que l’on croyait mort, et<br />

il se passa une scène singulière. Au moment où<br />

on se disposait à l’emporter, une vieille femme<br />

couverte de haillons se fit jour à travers la foule,<br />

et s’écria : – Laissez-le, laissez-le ; il n’est pas<br />

mort ! Elle s’agenouilla alors auprès de lui, posa<br />

sa tête sur son sein, et lui frotta doucement le<br />

front, en le nommant des noms les plus doux. En<br />

contemplant l’affreuse figure ridée de la vieille,<br />

qui se penchait sur le charmant visage du jeune<br />

homme, dont les traits étaient pâles et<br />

immobiles ; en voyant les sales et hideux haillons<br />

de la mendiante, qui flottaient sur les riches<br />

habits du bel adolescent ; ces mains osseuses et<br />

décharnées, qui se promenaient sur ce front blanc<br />

et uni, il semblait que ce fût dans les bras de la<br />

mort même que reposait cet enfant. Un effroi<br />

involontaire s’empara des assistants ; un grand<br />

nombre d’entre eux s’éloigna en silence, et il


n’en resta que quelques-uns qui le portèrent à une<br />

gondole que leur indiqua la vieille mendiante. La<br />

barque s’éloigna rapidement et les conduisit tous<br />

deux vers une modeste demeure.<br />

Lorsque Antonio se réveilla de son<br />

évanouissement, il aperçut auprès de son lit la<br />

vieille qui lui faisait respirer quelques gouttes<br />

d’une liqueur spiritueuse. – Tu es donc auprès de<br />

moi, Marguerite ? lui dit-il. Ah ! tant mieux. Qui<br />

donc, si ce n’est toi, m’eût donné tant de soins ?<br />

Oh ! pardonne-moi d’avoir douté un instant de la<br />

vérité de tes paroles. Oui, tu es bien Marguerite,<br />

qui m’a nourri, qui a eu soin de mon enfance. Ne<br />

t’ai-je pas dit qu’un charme obscur dominait tout<br />

mon être ? Mais un rayon de lumière a paru à<br />

mes yeux et m’a plongé dans un ravissement<br />

indicible. Maintenant je sais tout. – Tout !<br />

Bertuccio Nénolo ne fut-il pas mon père adoptif ?<br />

Ne m’éleva-t-il pas dans sa maison de plaisance<br />

auprès de Trévise ? – Hélas ! oui, répondit la<br />

vieille, ce fut Bertuccio Nénolo, le grand homme<br />

de mer que les vagues engloutirent au moment où<br />

il se couvrait de gloire. – Ne m’interromps pas,<br />

dit Antonio ; écoute patiemment. J’étais heureux


auprès de Bertuccio, je portais de beaux<br />

vêtements ; la table était toujours préparée pour<br />

moi lorsque j’avais faim ; et, quand j’avais fait<br />

mes trois prières, je pouvais gaiement folâtrer<br />

dans le bois et dans la prairie ; tout près de la<br />

maison se trouvait un bois de pins frais et<br />

sombre, rempli de parfums et de mélodies. Un<br />

soir que j’étais las de bondir et de sauter, j’allai<br />

m’asseoir sous un grand arbre au moment où le<br />

soleil se couchait ; et je me mis à contempler le<br />

ciel bleu. Peut-être fût-ce l’effet de la vapeur des<br />

herbes aromatiques sur lesquelles j’étais étendu,<br />

mais je fermai les yeux sans le vouloir, et je<br />

tombai dans un affaissement semblable au<br />

sommeil d’où un léger bruit vint tout à coup me<br />

tirer. Je me relevai ; un ange, un enfant céleste<br />

était auprès, me regardait en souriant, et me dit<br />

d’une voix douce : « Eh quoi ! tu dormais<br />

paisiblement, et la mort, la méchante mort était<br />

auprès de toi ! » Tout près de moi, en effet, était<br />

étendue une vipère dont la tête était fracassée ;<br />

l’enfant avait tué le reptile en le frappant d’une<br />

branche de noyer, au moment où il se disposait à<br />

dérouler ses anneaux et à s’élancer sur moi. Je


savais qu’autrefois les anges descendaient du<br />

haut du ciel pour sauver les hommes d’un danger<br />

pressant. Je tombai à genoux, et élevant vers lui<br />

mes mains jointes : – Ah ! m’écriai-je, tu es un<br />

ange de la lumière, que le Seigneur m’a envoyé<br />

pour me sauver de la mort. Mais la céleste<br />

créature étendit vers moi ses bras, et me dit en<br />

rougissant : « Je ne suis pas un ange, je ne suis<br />

qu’une petite fille, qu’un enfant comme toi ! » Je<br />

me levai plein de ravissement, nous enlaçâmes<br />

nos bras, nos lèvres se rencontrèrent, et nous nous<br />

serrâmes étroitement en pleurant de joie et dans<br />

un doux silence. Tout à coup une voix claire<br />

s’écria dans le bois : – Annunziata, Annunziata !<br />

« Il faut que je parte, ma mère m’appelle »,<br />

murmura la jeune fille, et une douleur poignante<br />

s’empara de mon âme. – Ah ! je t’aime tant, lui<br />

dis-je en versant des larmes qui tombèrent sur ses<br />

joues brûlantes. « Je te chéris aussi, cher<br />

enfant ! » s’écria la jeune fille en déposant un<br />

dernier baiser sur mes lèvres. – Annunziata ! criat-on<br />

de nouveau, et elle disparut dans les arbres.<br />

Vois, Marguerite, ce fut l’instant où l’amour jeta<br />

dans mon cœur la première étincelle d’un feu qui


le consume encore ! Peu de jours après je fus<br />

chassé de la maison. Le père Blaunas, à qui je<br />

parlais toujours de cet enfant céleste qui m’était<br />

apparu, et dont je croyais toujours entendre la<br />

douce voix dans le frémissement des arbres, dans<br />

le murmure des sources, dans le murmure<br />

mystérieux de la mer quand elle est calme ; le<br />

père Blaunas me dit que cette jeune enfant ne<br />

pouvait être que la fille de Nénolo qui était venue<br />

le voir avec sa mère Francesca, et qui était<br />

repartie le lendemain. Ô ma mère ! Ô<br />

Marguerite ! que le ciel vienne à mon aide ! cette<br />

Annunziata, c’est la dogaresse !<br />

À ces mots, Antonio s’enveloppa la tête en<br />

pleurant, et se mit à gémir en serrant de ses dents<br />

les coussins de sa couche. – Mon cher Tonino !<br />

dit la vieille, remets-toi, résiste avec courage à<br />

cette douleur insensée. Doit-on désespérer ainsi<br />

dans les peines d’amour, et pour qui donc<br />

s’épanouissent les fleurs d’or de l’espérance, si ce<br />

n’est pour les amants ! Le soir, on ignore ce<br />

qu’apportera le matin, et ce qu’on pense en rêve<br />

arrive souvent dans la réalité. Vois, Antonio, tu<br />

ne m’écoutes pas ; mais moi, je te prédis que


l’amour te recevra sur la mer dans sa riante<br />

gondole. Patience, mon fils Tonino, patience !<br />

VI<br />

Le giovedi grasso était arrivé. Des fêtes plus<br />

éclatantes que jamais devaient le célébrer. Un<br />

immense échafaud fut élevé sur la petite place<br />

San-Marco, pour un feu d’artifice d’un effet tout<br />

singulier, qu’un Grec avait inventé. Le soir le<br />

vieux Falieri vint se placer sur la galerie avec sa<br />

jeune femme dans tout l’éclat de sa beauté. Mais,<br />

au moment de s’asseoir sur le trône qui lui avait<br />

été préparé, il aperçut Michaël Sténo qui avait<br />

également pris place dans la galerie, et si près de<br />

la dogaresse, qu’il devait nécessairement être<br />

remarqué par elle. Brûlant de colère et animé de<br />

jalousie, Falieri lui cria d’une voix haute de<br />

s’éloigner ; Sténo répondit par un geste<br />

menaçant, mais les gardes s’approchèrent<br />

aussitôt, et le forcèrent de quitter la galerie.


Cependant Antonio, que la vue d’Annunziata<br />

avait mis hors de lui-même, se fit jour à travers la<br />

foule, et se rendit, le cœur déchiré, sur le rivage<br />

de la mer où régnait une nuit sombre. Il songeait<br />

s’il ne vaudrait pas mieux pour lui de se jeter<br />

dans les flots glacés et d’y éteindre l’ardeur qui le<br />

dévorait, plutôt que de se laisser consumer par<br />

une douleur sans fin. Déjà il se trouvait<br />

involontairement sur la dernière marche du quai,<br />

et il se disposait à exécuter son projet fatal,<br />

lorsqu’une voix qui partait d’une petite barque lui<br />

cria : – Eh ! bonsoir, messire Antonio ! Au reflet<br />

des illuminations de la place, Antonio reconnut le<br />

joyeux Piétro, son ancien camarade, qui était<br />

assis dans la gondole, la tête couverte d’un<br />

bonnet surmonté de plumes et de clinquant, avec<br />

une casaque bariolée de rubans et un magnifique<br />

bouquet dans la main. – Bonsoir, Piétro, répondit<br />

Antonio, à quel seigneur vas-tu donc rendre visite<br />

dans ce brillant costume ? Eh ! messire Antonio,<br />

s’écria Piétro, je vais gagner mes trois sequins ; je<br />

dois faire l’ascension à la tour de San-Marco, et<br />

en descendre pour porter le bouquet à la belle<br />

dogaresse. – Mais n’est-ce pas là un saut bien


périlleux, ami Piétro ? dit Antonio. – Sans doute,<br />

répliqua celui-ci, on peut se briser le cou, surtout<br />

aujourd’hui, car il faudra passer par un feu<br />

d’artifice. Le Grec dit, il est vrai, qu’il est arrangé<br />

de manière à ne pas m’enlever un cheveu de la<br />

tête, mais...<br />

Piétro secoua la tête.<br />

Antonio s’élança dans la barque, et il vit alors<br />

que Piétro était tout près de la machine d’où<br />

montait la corde qui plongeait dans la mer.<br />

D’autres cordes, qui s’élevaient au milieu de la<br />

machine, se perdaient dans les nues obscures. –<br />

Écoute, Piétro, dit Antonio, après quelques<br />

moments de réflexion, écoute, camarade Piétro :<br />

si tu veux gagner aujourd’hui dix sequins sans<br />

mettre ta vie en danger, cela ne te conviendra-t-il<br />

pas davantage ? – Eh ! sans doute, répondit Piétro<br />

en riant. – Eh bien ! reprit Antonio, voici dix<br />

sequins. Change d’habits avec moi et laisse-moi<br />

prendre ta place. Je monterai au lieu de toi. Cela<br />

te convient-il, maintenant ?<br />

Piétro secoua la tête et dit, en pesant l’or dans<br />

ses mains : – Vous êtes bien bon, messire


Antonio, de me nommer encore votre camarade,<br />

et d’être aussi généreux : L’argent est sans doute<br />

fort agréable, mais remettre un bouquet dans les<br />

mains de la dogaresse, entendre sa douce voix,<br />

voilà véritablement pourquoi l’on risque sa vie.<br />

Allons, puisque c’est vous, j’y consens.<br />

Ils changèrent précipitamment d’habits, et à<br />

peine avaient-ils fait cet échange, que Piétro<br />

s’écria : – Vite, dans la machine, le signal est<br />

donné. En ce moment la mer fut éclairée par le<br />

reflet brillant de mille gerbes de feu, et le rivage<br />

retentit du bruit de cent tonnerres. Antonio<br />

s’éleva avec la rapidité de l’éclair au milieu des<br />

clartés pétillantes d’un feu d’artifice, et s’abattit<br />

en un clin d’œil sur la galerie, devant la<br />

dogaresse. Elle s’était levée et avait fait un pas en<br />

avant ; il sentit sa douce haleine se jouer sur ses<br />

joues ; il lui présenta le bouquet, et dans ses<br />

transports il ne put retenir ses désirs brûlants et<br />

imprima des baisers ardents sur la main de la<br />

belle Annunziata, en prononçant mille fois son<br />

nom, comme s’il eût été dans le délire. Mais tout<br />

à coup la machine l’emporta avec la force du<br />

destin dont elle semblait l’organe, et, l’entraînant


loin de sa bien-aimée, le rejeta vers la mer, où il<br />

tomba épuisé dans les bras de Piétro, qui<br />

l’attendait dans sa barque.<br />

VII<br />

Sur le balcon, tout était dans la confusion et<br />

dans le désordre. On avait trouvé un billet attaché<br />

sur le siège du doge. Il contenait ces mots, écrits<br />

en patois vénitien :<br />

Il dose Falier della bella muier.<br />

I altri la gode é lui la mantien.<br />

Le vieux Falieri tomba dans une violente<br />

colère, et jura que le plus rude châtiment<br />

atteindrait le coupable. Tout à coup ses regards<br />

rencontrèrent ceux de Michaël Sténo, dont les<br />

flambeaux de la galerie éclairaient le visage<br />

ironique. Le doge ordonna aussitôt à ses gens de


l’arrêter, comme auteur de cette injure ; mais des<br />

cris s’élevèrent de toutes parts, et tous les nobles<br />

vénitiens qui se trouvaient présents, s’écrièrent<br />

que Falieri offensait à la fois la seigneurie et le<br />

peuple, en attaquant les privilèges de la noblesse<br />

et en troublant, par des ordres injustes,<br />

l’allégresse publique. Falieri ne s’était cependant<br />

pas trompé ; car Michaël Sténo avoua<br />

courageusement l’action qu’il avait faite, en<br />

rejetant la faute sur le doge qui l’avait offensé le<br />

premier. La seigneurie était depuis longtemps<br />

mécontente d’un chef qui, au lieu de s’adonner,<br />

comme on l’attendait, aux soins de l’État, vivait<br />

dans la mollesse et dans les tracasseries d’un<br />

amour débile ; et les nobles se trouvèrent plus<br />

portés à excuser Sténo qu’à venger le doge de<br />

l’injure qu’il avait reçue. L’affaire fut portée du<br />

conseil des dix à la quarantie dont Michaël était<br />

membre. Sténo avait déjà assez souffert, un<br />

bannissement d’un mois parut une peine<br />

suffisante pour expier son délit. Nous verrons<br />

quels résultats produisit l’amertume que ce<br />

jugement répandit dans le cœur du vieux doge.<br />

Pour Antonio, il ne pouvait se remettre de


l’impression qu’il avait éprouvée ; et il<br />

désespérait de revoir jamais celle qu’il adorait en<br />

silence. Un jour la vieille revint d’un air joyeux,<br />

et, sans répondre à ses questions, se mit à faire<br />

cuire un baume dans lequel elle fit entrer mille<br />

ingrédients ; puis elle s’éloigna en souriant. Elle<br />

ne revint que le soir. S’asseyant alors d’un air<br />

oppressé, dans un fauteuil, elle dit enfin, après un<br />

long silence : – Tonino, mon fils, devine un peu<br />

d’où je viens.<br />

Antonio la regarda avec étonnement. – Tu ne<br />

devines pas ? reprit la vieille. Eh bien ! je viens<br />

de chez elle, de chez la belle Annunziata ! – Ne<br />

m’ôte pas le reste de ma raison ! s’écria Antonio ;<br />

n’achève pas de me perdre ! – Hélas ! mon<br />

pauvre Tonino, ne sais-tu pas que je songe à toi<br />

sans cesse ? Aujourd’hui, tandis que je passais<br />

sous les voûtes du palais, j’entendis le peuple<br />

parler du malheur qui était arrivé à la belle<br />

dogaresse. J’interrogeai ceux qui se trouvaient<br />

près de moi, on me répondit qu’un scorpion lui<br />

avait piqué le doigt dans le jardin, et que le<br />

docteur Basseggio, qui avait été mandé auprès<br />

d’elle, parlait de lui couper la main. Au même


moment, un grand bruit se fit entendre sur les<br />

marches du palais, et un homme, poussé par les<br />

gardes, roula jusqu’au bas en se lamentant et en<br />

poussant de grands cris. Le peuple s’assembla<br />

autour de lui en riant hautement, et reconduisit<br />

avec des huées le docteur qu’il avait reconnu.<br />

C’est ainsi que le conseil de Basseggio avait été<br />

récompensé. Je courus aussitôt au logis ; là je<br />

composai mon baume, et je revins promptement<br />

au palais. Le vieux Falieri sortait en cet instant de<br />

ses appartements. – Que veut cette vieille<br />

femme ? me dit-il. Je lui répondis que je venais<br />

proposer un moyen pour guérir la belle<br />

dogaresse. Aussitôt il me regarda fixement, passa<br />

sa main sur sa longue barbe grise, et, me poussant<br />

par les deux épaules, il me fit entrer si<br />

précipitamment dans ses appartements, que j’eus<br />

peine à me tenir sur mes jambes. Ah ! Tonino, la<br />

pauvre enfant était assise sur ses coussins, pâle,<br />

abattue, gémissante, et s’écriant d’une voix<br />

éteinte : – Oh ! mon Dieu, le venin parcourt-il<br />

donc toutes mes veines ? Je lui pris la main et je<br />

la débarrassai de toutes les ligatures du docteur,<br />

et j’appliquai mon baume. – Je me sens déjà


soulagée, dit la plaintive colombe. – Cent sequins<br />

te sont réservés si tu sauves la dogaresse ! s’écria<br />

le vieux Marino, et il quitta la chambre. Je restai<br />

trois heures à tenir sa petite main dans la mienne,<br />

à la frotter et à l’enduire de baume ; alors la<br />

dogaresse se réveilla de l’assoupissement dans<br />

lequel elle était tombée ; et cessa de se plaindre<br />

de sa douleur. Elle me regarda d’un air riant et<br />

prononça quelques mots de reconnaissance. –<br />

Noble dame, lui dis-je, le ciel vous rend ce que<br />

vous avez donné. N’avez-vous pas sauvé jadis un<br />

jeune enfant en tuant un scorpion qui était prêt à<br />

le percer de son dard ? – Tonino, il eût fallu voir<br />

de quelle rougeur subite se couvrirent ses joues<br />

pâles, et de quel feu brillèrent ses yeux éteints. –<br />

Ah ! bonne vieille, dit-elle, je ne l’ai pas oublié.<br />

Je n’étais alors qu’un enfant. C’était à la maison<br />

de plaisance de mon père, c’était un bel enfant : il<br />

me semble que je le vois encore. – Alors je lui<br />

parlai de toi, je lui dis que tu étais à Venise, que<br />

tu portais encore dans ton âme le souvenir de cet<br />

heureux moment ; que, pour la contempler, pour<br />

voir un seul instant l’ange qui l’avait sauvé, tu<br />

avais risqué ta vie, et que c’était toi qui lui avais


présenté le bouquet du giovedi grasso. – Ah ! ditelle,<br />

je l’ai senti, je l’ai deviné, lorsqu’il déposa<br />

sur ma main un baiser brûlant, il me sembla<br />

qu’un souvenir de bonheur se réveillait en moi.<br />

Amène-le-moi, que je le vois, ce bel enfant !<br />

À ces mots de la vieille, Antonio se jeta à<br />

deux genoux, et s’écria : – Rigueur du ciel,<br />

laisse-moi la vie jusqu’à ce que je l’aie pressée<br />

une fois sur mon sein, et puis je pourrai mourir !<br />

VIII<br />

Plusieurs jours s’étaient écoulés. La dogaresse<br />

avait été guérie par le secours de la vieille ; mais<br />

il était impossible de conduire Antonio auprès<br />

d’elle. En vain sa vieille nourrice cherchait à le<br />

consoler ; il était tourmenté de mille peines, et il<br />

ne pouvait modérer son impatience. Dans son<br />

inquiétude, il parcourait en gondole tous les<br />

canaux, il errait sur toutes les places, et ses pas le<br />

rapprochaient toujours involontairement du palais


ducal. Un jour il aperçut, près du pont qui joint le<br />

palais du doge aux prisons, son ancien camarade<br />

Piétro appuyé sur sa rame bariolée ; sa gondole<br />

amarrée aux colonnes du palais se balançait sur<br />

l’onde : cette embarcation était fort petite, mais<br />

surmontée d’une tente élégante, richement<br />

sculptée, ornée à la poupe du pavillon vénitien, et<br />

presque semblable, par ses dorures, au splendide<br />

Bucentaure. – Soyez le bienvenu, signor<br />

Antonio ! s’écria Piétro. Vos sequins m’ont<br />

amené le bonheur. Antonio lui demanda d’un air<br />

distrait quel bonheur il lui avait procuré. – Ce<br />

n’est pas une petite fortune que la mienne !<br />

s’écria Piétro. Je ne suis rien moins que le<br />

gondolier du doge, que j’ai l’honneur de conduire<br />

chaque soir avec la dogaresse à la Guidecca, où il<br />

a une jolie maison. – Camarade, s’écria Antonio,<br />

veux-tu gagner encore dix sequins et même<br />

davantage ? Laissez-moi prendre ta place.<br />

Piétro chercha en vain à résister ; il se vit forcé<br />

de céder aux instances d’Antonio et de le prendre<br />

pour son aide. Antonio s’éloigna et revint presque<br />

aussitôt en veste de rameur ; au même instant le<br />

doge parut. – Quel est cet étranger ? dit-il d’un


air irrité à Piétro. Il se disposait à le chasser, mais<br />

le gondolier fit si bien qu’il persuada au vieux<br />

doge qu’il ne pouvait ramer sans son aide, et<br />

Antonio prit enfin place sur un des bancs de la<br />

gondole ducale. Le vieux Falieri, assis auprès de<br />

sa belle épouse, lui pressait tendrement les mains<br />

qu’il embrassait avec ardeur, et passait son bras<br />

autour de sa taille élancée. Arrivé au large, d’où<br />

la place Saint-Marc et la magnifique Venise se<br />

déployaient devant eux avec ses palais et ses<br />

tours altières, Falieri releva fièrement la tête et<br />

s’écria : – Eh bien ! Annunziata, n’est-il donc pas<br />

beau de se promener sur la mer avec le seigneur,<br />

avec l’époux de la mer. Mais, ma belle, ne porte<br />

point de jalousie à l’épouse qui nous berce si<br />

humblement sur son dos. Écoute ce doux<br />

murmure des vagues ; n’est-ce point là des<br />

paroles d’amour qu’elle adresse au fiancé qui la<br />

domine ? tu portes mon anneau à ton doigt,<br />

Annunziata ; mais cette autre épouse a aussi reçu<br />

un anneau de moi qu’elle conserve précieusement<br />

au fond de son lit humide.<br />

– Ah ! mon seigneur, répondit Annunziata, je<br />

frémis en songeant que vous vous êtes uni à ce


froid et humide élément qui peut à chaque<br />

moment ouvrir son sein pour vous recevoir !<br />

Le vieux Falieri se mit à sourire. –<br />

Tranquillise-toi, mon enfant, dit-il ; on est mieux<br />

dans tes bras si doux que dans ceux de la vieille<br />

Amphitrite. Mais, n’est-il pas vrai, on est heureux<br />

de naviguer sur la mer avec l’époux de la mer ?<br />

Au moment où le doge prononçait ces paroles,<br />

une musique éloignée se fit entendre, et une<br />

douce et belle voix d’homme s’éleva au-dessus<br />

du bruit des vagues, et chanta ces paroles :<br />

Ah ! senza amare<br />

Andare sul mare<br />

Col sposo del mare<br />

Non puo consolare.<br />

D’autres voix s’unirent à celle-ci, et les<br />

paroles furent alternativement répétées jusqu’à ce<br />

que le chant expirât au milieu du mugissement<br />

des vents. Le vieux Falieri sembla n’accorder<br />

aucune attention à ce concert, et il s’occupa


d’expliquer à la dogaresse le but de la cérémonie<br />

qui avait lieu le jour de l’Ascension, où le doge<br />

s’unissait à la mer Adriatique en lui jetant un<br />

anneau du haut du Bucentaure.<br />

Il parla des victoires de la république ; il dit<br />

comment l’Istrie et la Dalmatie avaient été<br />

conquises sous le gouvernement de Pierre<br />

Urséolus II, et comment cette cérémonie avait<br />

pris son origine dans cette conquête. Mais si le<br />

doge ne s’occupa nullement du chant des<br />

musiciens, il n’en fut pas ainsi de la dogaresse ;<br />

toute cette histoire fut perdue pour elle. Elle était<br />

tout attentive aux doux sons qui semblaient<br />

planer sur la mer, et lorsqu’ils cessèrent de se<br />

faire entendre, elle jeta autour d’elle de longs<br />

regards étonnés, comme quelqu’un qui se réveille<br />

d’un profond sommeil, et qui cherche à voir les<br />

images qui lui ont apparu en songe. – Senza<br />

amare. – Senza amare. – Non puo consolare !<br />

murmurait-elle doucement, et des larmes<br />

brillaient dans ses yeux célestes, et des soupirs<br />

profonds faisaient soulever son sein. Le doge,<br />

toujours racontant, sortit de la barque tenant le<br />

bras de la dogaresse, et gagna sa maison de San-


Giorgio Maggiore sans s’apercevoir<br />

qu’Annunziata était saisie d’un trouble extrême,<br />

et qu’elle était comme étrangère à tout ce qui se<br />

passait autour d’elle. Un jeune homme en veste<br />

de rameur sonna d’une trompe formée d’une<br />

coquille, et à ce signe une autre gondole<br />

s’approcha. Pendant ce temps, une femme et un<br />

homme qui portait un parasol s’étaient avancés,<br />

et ils accompagnèrent le doge et la dogaresse<br />

jusqu’au palais. La seconde gondole toucha la<br />

rive, et Marino Bodoeri en sortit accompagné<br />

d’un grand nombre de personnes, parmi<br />

lesquelles se trouvaient des marchands, des<br />

artistes, ainsi que des gens de la dernière classe<br />

du peuple, et tous suivirent le doge.<br />

IX<br />

Antonio put à peine attendre le jour suivant,<br />

car il espérait recevoir un heureux message de sa<br />

chère Annunziata. Enfin la vieille arriva en


oitant, s’assit avec lenteur dans un fauteuil, et<br />

croisant ses bras amaigris, elle s’écria : – Tonino,<br />

qu’est-il donc arrivé à notre pauvre colombe ? En<br />

entrant aujourd’hui dans son appartement, je l’ai<br />

trouvée étendue sur ses coussins, les yeux à demi<br />

fermés, ne dormant pas, n’étant pas éveillée, ne<br />

se trouvant ni en santé, ni malade ; je<br />

m’approchai d’elle : Noble Dogaresse, lui dis-je,<br />

que vous est-il donc arrivé de fâcheux ? Votre<br />

blessure, à peine cicatrisée, vous cause-t-elle<br />

encore quelque douleur ? – Mais elle me regarda<br />

avec des yeux, – avec des yeux comme je ne lui<br />

en ai pas encore vu, Tonino ; à peine eussé-je jeté<br />

un regard sur leur éclat humide, qu’ils se<br />

cachèrent sous ses paupières de soie, comme la<br />

lune derrière un nuage sombre. Et alors elle se<br />

mit à soupirer du fond de sa poitrine, et cachant<br />

son visage pâle sous ces riches coussins, elle<br />

murmura bien doucement, mais avec un accent si<br />

douloureux, que je faillis en pleurer : Amare,<br />

amare. Ah ! senza amore ! – Je m’accroupis à ses<br />

pieds, et je me mis à lui parler de toi. Elle se<br />

cachait toujours le visage, et ses soupirs<br />

devenaient de plus en plus fréquents. Je ne lui


cachai pas que tu t’étais travesti pour conduire sa<br />

gondole, et que je ne pourrais résister à tes désirs<br />

qui t’entraînent auprès d’elle. Quel torrent de<br />

larmes s’échappa de ses yeux ! Elle s’écria avec<br />

violence : Au nom du Christ, au nom de tous les<br />

saints ! Je ne puis le voir ; je t’en supplie, dis-lui<br />

qu’il n’approche jamais de moi. Il faut qu’il<br />

quitte Venise ; qu’il parte, qu’il parte au plus tôt !<br />

– Il faut donc qu’il meure, ce pauvre Antonio !<br />

m’écriai-je à mon tour. En ce moment, le vieux<br />

Falieri entra dans la chambre, et me fit signe de<br />

m’éloigner. – Elle me repousse, elle me repousse<br />

loin d’elle ! s’écria Antonio dans un profond<br />

désespoir. – Pauvre innocent ! dit la vieille en<br />

riant. Ne vois-tu pas que la belle Annunziata<br />

t’aime de toutes les forces de son âme, qu’elle<br />

éprouve tous les tourments d’amour qui aient<br />

jamais déchiré un cœur de femme ? Enfant, viens<br />

demain, à la nuit sombre, te glisser dans le palais<br />

ducal. Dans la seconde galerie, à la droite du<br />

grand escalier, tu me trouveras, et là, nous<br />

verrons ce qui se passera.<br />

Le lendemain, lorsque Antonio, brûlant de<br />

désirs, franchit les hautes marches du palais


ducal, il se sentit tremblant et éploré, comme s’il<br />

eût été sur le point de commettre un grand crime.<br />

Force lui fut de s’appuyer contre une colonne, à<br />

l’entrée de la galerie qui lui avait été indiquée.<br />

Tout à coup, il se vit environné d’un éclat de<br />

flambeaux, et avant qu’il pût s’éloigner, il se<br />

trouva devant le vieux Bodoeri, qui s’avançait<br />

précédé par quelques pages portant des torches.<br />

Bodoeri le regarda attentivement ; puis, il lui<br />

dit : – Ah ! c’est toi, Antonio. Je sais pourquoi<br />

l’on t’a placé ici. Viens, suis-moi.<br />

Antonio, convaincu que ses desseins avaient<br />

été trahis, obéit en frémissant. Mais quel fut<br />

l’étonnement d’Antonio, lorsqu’en entrant dans<br />

un appartement reculé, Bodoeri l’embrassa, et lui<br />

parla du poste important qu’on allait lui confier,<br />

et dont Antonio devait s’emparer cette nuit<br />

même ! Son étonnement se changea en<br />

inquiétude et en effroi, en apprenant que depuis<br />

longtemps une conspiration contre la seigneurie<br />

mûrissait dans l’ombre ; que le doge lui-même<br />

était à la tête de la conspiration, et que cette nuit<br />

même il avait été résolu dans la maison de


Falieri, sur la Giudecca, que le vieux Marino<br />

serait proclamé souverain absolu de Venise.<br />

Antonio contempla le vieux Bodoeri dans un<br />

silence profond. Celui-ci prenant son silence pour<br />

de l’hésitation, s’écria avec colère : – Misérable<br />

traître, puisque tu as pénétré dans ce palais, tu<br />

n’en sortiras pas : il te faut mourir ou prendre les<br />

armes. Mais auparavant, voici celui à qui tu vas<br />

rendre compte de tes actions.<br />

Une figure vénérable s’avança du fond de la<br />

salle. Dès qu’Antonio vit le visage de cet homme,<br />

qu’il n’apercevait qu’à la lueur incertaine des<br />

flambeaux, il tomba à genoux et proféra ces<br />

paroles : Ô seigneur du ciel, mon père Bertuccio<br />

Nénolo, mon digne protecteur ! – Nénolo releva<br />

le jeune homme, le serra dans ses bras, et lui<br />

répondit d’une voix douce : – Oui, je suis<br />

Bertuccio Nénolo que tu as cru enseveli au fond<br />

de la mer, et qui s’est échappé il y a peu de<br />

temps, de la captivité où le retenait Morbassan ;<br />

Bertuccio Nénolo qui t’avait recueilli et qui ne<br />

pouvait prévoir qu’en son absence les serviteurs<br />

de Bodoeri te chasseraient de sa maison. Pauvre<br />

enfant aveugle ! tu hésites à prendre les armes


contre une caste despotique dont la cruauté t’a<br />

ravi ton père ! Va dans la cour du Fontego, le<br />

sang dont tu verras encore les traces sur le pavé,<br />

c’est le sien ! Lorsque la seigneurie loua aux<br />

marchands allemands les magasins du Fontego, il<br />

leur fut défendu d’emporter les clefs de leurs<br />

comptoirs, dans les voyages qu’ils faisaient, et ils<br />

durent les déposer chez le Fontegaro. Ton père<br />

osa se soustraire à cet ordre, et durant son<br />

absence on trouva dans ses marchandises une<br />

caisse de faux ducats de Venise. En vain protestat-il<br />

de son innocence ; en vain, assura-t-il que ses<br />

ennemis, que le Fontegaro lui-même avait peutêtre<br />

introduit cette caisse dans ses magasins pour<br />

le perdre, il fut condamné à mort et exécuté dans<br />

la cour du Fontego ! J’étais l’ami de ton père, je<br />

te recueillis, et, pour te soustraire aux poursuites<br />

de la seigneurie, qui t’eût banni, je cachai ton<br />

nom. Maintenant, Antonio Dalbinger, il est temps<br />

de prendre les armes et de venger les mânes de<br />

ton père.<br />

On sait que l’injure que Bertuccio Nénolo<br />

avait reçue de l’amiral Dandolo, qui l’avait<br />

frappé au visage, le décida à se liguer avec son


gendre contre le patriciat. Nénolo et Bodoeri<br />

résolurent de mettre le pouvoir dans les mains de<br />

Falieri, afin de le partager. Les conjurés<br />

concertèrent de répandre la nouvelle que la flotte<br />

génoise était entrée dans les lagunes. Dans la<br />

nuit, on devait sonner la grande cloche de Saint-<br />

Marc et appeler tous les citoyens à la défense de<br />

la république. À ce signe, les conjurés, dont le<br />

nombre était très grand, devaient s’emparer de la<br />

ville, égorger les principaux nobles et proclamer<br />

le nouveau souverain. Mais le ciel ne voulut pas<br />

que ce massacre eût lieu, et que l’orgueil irrité de<br />

Falieri renversât l’antique Constitution de Venise.<br />

Les réunions de la Giudecca, dans la maison du<br />

doge, n’avaient pas échappé à la surveillance du<br />

conseil des dix ; mais il lui fut impossible<br />

d’apprendre quelque chose de certain. Cependant<br />

un des conjurés, un pelletier de Pise nommé<br />

Bentian, se sentit touché de remords ; il voulut<br />

sauver du moins son patron, Nicolas Léoni, qui<br />

siégeait au conseil des dix. Vers le soir, il se<br />

rendit chez lui et le conjura de ne pas quitter sa<br />

maison dans la nuit, quelque chose qui arrivât.<br />

Léoni, agité de soupçons, retint de force le


pelletier, et le força de lui découvrir tout le projet.<br />

Il appela alors Giovanni, Gradenigo et Marino<br />

Cornaro, et ils convoquèrent le conseil à Saint-<br />

Salvator, où on prit toutes les mesures pour<br />

étouffer la conjuration dès le premier moment de<br />

son exécution.<br />

Antonio avait été chargé de se rendre à la cour<br />

de Saint-Marc, avec une troupe de conjurés, et de<br />

faire sonner la grosse cloche. En arrivant, il<br />

trouva l’édifice entouré de soldats de l’arsenal,<br />

qui se précipitèrent sur les arrivants. Les conjurés<br />

se dispersèrent en toute hâte, et Antonio luimême<br />

prit la fuite. En marchant, il entendit<br />

derrière lui les pas d’un homme qui parvint enfin<br />

à le retenir. Antonio se disposait à le frapper de<br />

son poignard ; mais à la lueur des flambeaux que<br />

portaient ses soldats, il reconnut Piétro.<br />

– Sauve-toi ! s’écria celui-ci : viens dans ma<br />

gondole, Antonio ; vous êtes tous trahis. Bodoeri,<br />

Nénolo, sont tombés au pouvoir de la seigneurie,<br />

les portes du palais sont fermées, et le doge est<br />

gardé dans son appartement.<br />

Antonio se laissa entraîner dans la gondole


sans prononcer un seul mot, tant il ressentait de<br />

douleur. On entendit des cris confus, un cliquetis<br />

d’armes, quelques clameurs isolées, puis tout<br />

rentra dans un effrayant silence. Le lendemain, le<br />

peuple, épouvanté, vit un spectacle fait pour<br />

glacer le sang dans les veines. Les corps des<br />

conjurés furent jetés, le poignard dans leurs<br />

plaies, sur la place du palais où se célébraient les<br />

solennités, du haut de la galerie où le doge avait<br />

assisté à la fête de l’Ascension, et [où] Antonio<br />

était descendu aux pieds de la belle Annunziata.<br />

Parmi les cadavres se trouvaient ceux de Mariano<br />

Bodoeri et de Bertuccio Nénolo. Deux jours<br />

après, le vieux Falieri, condamné par le conseil<br />

des dix, fut exécuté au haut de l’escalier des<br />

géants.<br />

Antonio s’était échappé sans obstacle, car<br />

personne ne le connaissait pour un des conjurés.<br />

En voyant trancher la tête du vieux Falieri, il<br />

poussa un cri d’horreur et s’élança dans le palais.<br />

Personne ne l’arrêta, tant la confusion était<br />

grande. À quelques pas de l’appartement du<br />

doge, il aperçut la vieille qui s’avança vers lui en<br />

pleurant et qui l’entraîna dans la chambre


d’Annunziata. Antonio se jeta à ses pieds, couvrit<br />

ses mains de baisers, et versa d’abondantes<br />

larmes. Annunziata, qui était restée immobile et<br />

comme privée de vie, ouvrit lentement les yeux.<br />

Elle vit Antonio ; tout à coup elle fit un<br />

mouvement convulsif, le serra contre son cœur, et<br />

s’écria en pleurant : « Antonio ! Antonio !... que<br />

je t’aime ; il est encore un bonheur sur la terre.<br />

Antonio, viens, fuyons loin de ces lieux pleins<br />

d’horreur. » – Et ils oubliaient, dans leurs baisers<br />

brûlants, et dans leurs serments répétés, les<br />

terribles événements de la nuit. La vieille les<br />

rappela enfin à eux et proposa de gagner Chiozza.<br />

Piétro les attendait déjà avec sa barque sous le<br />

pont du palais. À la nuit, Annunziata, voilée,<br />

sortit avec Antonio, et accompagnée de<br />

Marguerite portant une petite cassette qui<br />

renfermait les joyaux de la dogaresse. Ils<br />

arrivèrent au pont sans être remarqués et<br />

montèrent dans la barque. Antonio prit les<br />

rames ; la lune brillait sur les vagues, et bientôt<br />

on gagna la pleine mer. Mais les vents<br />

commencèrent à mugir, de sombres nuages<br />

voilèrent les étoiles, et une affreuse tempête


s’annonça sur l’horizon.<br />

– Ô seigneur du ciel, viens à notre aide !<br />

s’écria la vieille.<br />

Antonio ne pouvant plus soutenir les rames,<br />

passa son bras autour d’Annunziata qui, se<br />

réveillant tout à coup de sa profonde rêverie, le<br />

serra contre son sein. – Ô mon Antonio ! s’écriat-elle<br />

; et il n’y eut plus pour eux ni vent, ni<br />

tempête : mais alors la mer, cette veuve jalouse<br />

du doge décapité, éleva ses vagues de chaque<br />

côté de la barque, comme deux bras<br />

gigantesques, et engloutit les deux amants dans<br />

ses abîmes sans fonds.


Salvator Rosa


I<br />

Ordinairement on dit beaucoup de mal des<br />

hommes célèbres ; que ce soit par des raisons<br />

valables ou non, qu’importe ? C’est ce qui arriva<br />

au grand peintre Salvator Rosa, dont les tableaux<br />

pleins de vie n’ont certainement jamais été<br />

contemplés par mon lecteur sans une jouissance<br />

intérieur et toute particulière.<br />

Lorsque la réputation de Salvator se fut<br />

répandue à Naples, à Rome, dans la Toscane et<br />

même par toute l’Italie, lorsque les peintres qui<br />

voulaient plaire devaient tâcher d’imiter le style<br />

étrange de son pinceau, à cette époque même de<br />

méchants envieux faisaient naître des bruits<br />

fâcheux qui devaient obscurcir la gloire divine de<br />

l’artiste. On prétendait qu’à une époque<br />

antérieure de sa vie Salvator avait fait partie<br />

d’une bande de brigands, et que c’était dans cette<br />

société maudite qu’il avait pris les originaux de


toutes ces figures féroces, fières, si<br />

fantastiquement costumées, qu’il plaça plus tard<br />

dans ses tableaux. On disait que les déserts<br />

sombres et affreux ! les selve selvagge, comme<br />

les nomme le Dante, où il s’était tenu caché,<br />

étaient fidèlement reproduits dans ses paysages.<br />

Mais ce qu’il y avait de pire, c’est qu’on<br />

soutenait qu’il avait été entraîné dans la terrible et<br />

sanguinaire conspiration tramée à Naples par le<br />

fameux Mas’Aniello, et l’on en racontait les<br />

particularités avec les plus petits détails.<br />

Aniello Falcone, le peintre de batailles –<br />

c’était ainsi qu’on racontait la chose, –<br />

s’enflamma de fureur et de vengeance, lorsque<br />

les soldats espagnols eurent tué, dans une mêlée,<br />

un de ses parents. Il rassembla aussitôt une bande<br />

de jeunes gens audacieux, artistes pour la plupart,<br />

leur donna des armes, et les appela la Compagnie<br />

de la Mort. En effet, cette troupe répondit<br />

parfaitement à sa fatale dénomination. Ces jeunes<br />

gens parcouraient par bandes la ville de Naples,<br />

et poignardaient sans pitié tout Espagnol qu’ils<br />

rencontraient. – Ils pénétraient dans les asiles<br />

sacrés, et là ils tuaient sans miséricorde le


malheureux qui s’était réfugié dans ces lieux. La<br />

nuit ils se rendaient auprès de leur chef, le<br />

sanguinaire et frénétique Mas’Aniello, qu’ils<br />

peignaient à la lueur de flambeaux allumés, de<br />

sorte que bientôt ces portraits se répandirent par<br />

milliers dans Naples et dans les environs.<br />

On disait donc que Salvator faisait partie de<br />

cette bande meurtrière ; le jour il égorgeait, et la<br />

nuit il peignait assidûment. Un critique célèbre,<br />

Taillasson, je crois, a remarqué avec justesse que<br />

ses tableaux portent le caractère d’une fierté<br />

féroce, d’une énergie bizarre et d’une exécution<br />

sauvage. La nature ne se révèle pas à lui dans les<br />

charmes riants des vertes prairies, des champs<br />

fleuris, des bois odorants, des sources<br />

murmurantes, mais dans la terreur des rochers<br />

gigantesquement entassés, des arides rivages de<br />

la mer, des forêts désertes et inhospitalières. Ce<br />

n’est point l’haleine des vents du soir, ni le doux<br />

frémissement des feuilles ; c’est le mugissement<br />

de l’ouragan, le fracas de la cataracte, qui seuls se<br />

sont fait entendre à son oreille. En contemplant<br />

dans ses tableaux ces déserts, et les hommes d’un<br />

extérieur étrange et sauvage qui se glissent çà et


là, tantôt seuls, tantôt en troupe, les pensées<br />

sinistres se présentent d’elles-mêmes. On se dit :<br />

Ici se commit un meurtre ; là le cadavre sanglant<br />

fut jeté dans le précipice.<br />

Qu’il en soit ainsi ; que Taillasson ait raison<br />

de dire que le Platon de Salvator, que son saint<br />

Jean même annonçant dans le désert la naissance<br />

du Sauveur, ont quelque peu des mines de<br />

brigands ; supposons, dis-je, que tout cela soit<br />

véritable : encore serait-il injuste de conclure des<br />

œuvres à l’artiste, et de croire que lui, qui a<br />

représenté en pleine vie les objets sauvages et<br />

terribles, doive avoir été par là même un homme<br />

sauvage et terrible. Celui qui parle beaucoup de<br />

l’épée la manie souvent très mal ; et celui qui au<br />

fond de son âme comprend les plus sanglantes<br />

horreurs de manière à pouvoir leur donner la vie<br />

au moyen de la palette, du pinceau ou de la<br />

plume, est d’ordinaire le moins capable de les<br />

commettre.<br />

N’ajoutons donc pas foi à ces bruits, qui firent<br />

du brave Salvator un brigand et un assassin ; ne<br />

croyons point qu’il ait pris part aux sanglantes


actions de Mas’Aniello, et pensons plutôt que les<br />

terreurs de ces temps de désolation le chassèrent<br />

de Naples vers Rome, où il arriva en fugitif,<br />

pauvre et indigent, vers l’époque où Mas’Aniello<br />

venait de tomber.<br />

Mal vêtu, une mince bourse avec quelques<br />

pâles sequins dans sa poche, Salvator Rosa se<br />

glissa dans la ville par une nuit sombre. Il arriva,<br />

sans savoir lui-même comment, sur la place<br />

Navona. Là, à une époque plus heureuse, il avait<br />

autrefois habité une belle maison, près du palais<br />

Panfili. Il regarda d’un air chagrin ces croisées,<br />

grandes comme des glaces, qui brillaient à la<br />

lueur des rayons de la lune. – Ah ! s’écria-t-il<br />

avec humeur, il en coûtera de la toile et des<br />

couleurs avant que je puisse derechef établir mon<br />

atelier là-haut.<br />

Mais, en parlant ainsi, il se sentit tout à coup<br />

abattu, sans force et sans courage. – Pourrai-je,<br />

grommela-t-il entre ses dents, en s’asseyant sur<br />

les marches en pierre du seuil de la maison,<br />

pourrai-je faire assez de tableaux tels que les sots<br />

les désirent ? Je crois presque que je suis au bout


de mes efforts.<br />

Un vent glacial s’engouffrait dans les rues.<br />

Salvator sentit la nécessité de chercher un gîte. Il<br />

se leva avec peine, s’avança en chancelant, arriva<br />

sur le Corso et entra dans la rue Bergognona. Là<br />

il s’arrêta devant une petite maison, large<br />

seulement de deux fenêtres, habitée par une<br />

pauvre veuve et par ses deux filles. Cette femme<br />

l’avait reçu pour peu d’argent, lorsqu’il était venu<br />

à Rome pour la première fois, et il pensait<br />

pouvoir retrouver chez elle un logement<br />

convenable à sa position actuelle.<br />

Il frappa à la porte avec confiance, et proclama<br />

à plusieurs fois son nom. Enfin il entendit la<br />

vieille se lever péniblement, et venir à la fenêtre<br />

en pestant contre le mauvais sujet qui la troublait<br />

au milieu de son sommeil et en jurant que sa<br />

maison n’était point une hôtellerie. Il fallut<br />

beaucoup de paroles de part et d’autre jusqu’à ce<br />

qu’elle reconnût son ancien locataire ; et lorsque<br />

Salvator se plaignit de ce que, après s’être enfui<br />

de Naples, il ne pouvait trouver un gîte à Rome,<br />

la vieille s’écria : – Eh ! par Christ et tous les


saints ! est-ce vous, signor Salvator ? Votre petite<br />

chambre en haut, sur la cour, est encore vacante,<br />

et le vieux figuier étend à présent ses branches et<br />

ses feuilles à travers les fenêtres, de manière que<br />

vous pourrez vous asseoir et travailler au frais<br />

comme dans un berceau verdissant. – Ah ! que<br />

mes filles seront contentes de vous voir de retour,<br />

signor Salvator ! – Mais savez-vous bien que la<br />

Marguerita est devenue bien grande et bien<br />

belle ? Vous ne la balancerez plus sur vos<br />

genoux ! – Votre petite chatte est morte, il y a<br />

trois mois, en avalant une arête de poisson. Que<br />

voulez-vous ? la tombe est notre héritage à tous !<br />

– Mais vous savez bien, la grosse voisine, que<br />

vous avez dessinée si souvent, elle a épousé ce<br />

jeune homme ; le signor Luigi ! Eh, eh ! Nozze e<br />

magistrati sono da Dio destinati ! Les mariages<br />

se concluent au ciel, vous dis-je. – Mais, dit<br />

Salvator en interrompant la vieille, mais, signora<br />

Caterina, par tous les saints ! laissez-moi d’abord<br />

entrer, et puis vous me parlerez de votre figuier,<br />

de vos filles, de la chatte et de la grosse voisine. –<br />

Je meurs de fatigue et de froid. – Mais voyez<br />

donc cette impatience ! dit la vieille. Chi va


piano, va sano ; chi va presto, muore lesto. –<br />

Doucement, doucement, dis-je. Mais vous êtes<br />

fatigué, vous vous gelez ; vite donc les clefs, vite<br />

les clefs !<br />

Mais la vieille dut d’abord réveiller ses filles,<br />

et lentement, lentement faire du feu. – Enfin elle<br />

ouvrit la porte au pauvre Salvator ; mais à peine<br />

fut-il entré dans le vestibule qu’accablé de fatigue<br />

et de maladie, il tomba par terre comme mort.<br />

Heureusement que le fils de la veuve, qui<br />

d’ordinaire habitait Tivoli, était venu rendre<br />

visite à sa mère. On le fit aussi sortir de son lit,<br />

qu’il céda très volontiers à l’ancien ami de la<br />

maison.<br />

La vieille aimait extrêmement Salvator ; et<br />

quant à ce qui regardait son art, elle le mettait audessus<br />

de tous les peintres du monde. Son<br />

pitoyable état la mit hors d’elle ; elle voulut<br />

courir au couvent voisin, et chercher son<br />

confesseur, afin qu’il vînt combattre le mal par<br />

des cierges bénits ou des amulettes toutespuissantes.<br />

Le fils, au contraire, était d’opinion<br />

qu’il vaudrait mieux aller trouver tout de suite un


on médecin, et il courut sur-le-champ à la place<br />

d’Espagne, où demeurait le célèbre docteur<br />

Splendiano Accoramboni. Dès que celui-ci apprit<br />

que le peintre Salvator Rosa se trouvait malade<br />

dans la rue Bergognona, il se prépara à l’aller<br />

trouver sur-le-champ.<br />

Salvator était sans connaissance, dans le plus<br />

fort paroxysme de la fièvre. La vieille avait<br />

suspendu au-dessus du lit une couple d’images de<br />

saints, et priait avec ferveur. Ses filles, baignées<br />

de larmes, s’efforçaient de temps à autre de faire<br />

avaler au malade quelques gouttes de la limonade<br />

qu’elles avaient préparée, pendant que le fils,<br />

assis au chevet du lit, essuyait la sueur froide de<br />

son front. Le jour venait de paraître lorsque la<br />

porte s’ouvrit avec fracas, et que le célèbre<br />

docteur signor Splendiano Accoramboni entra.<br />

Si Salvator n’eût pas été malade à mourir, les<br />

deux jeunes filles, gaies et folâtres comme elles<br />

l’étaient, eussent éclaté de rire à la vue de<br />

merveilleux docteur ; en cet instant, elles se<br />

bornèrent à se retirer timidement dans un coin de<br />

la chambre d’un air épouvanté. Il n’est pas mal de


dépeindre la figure du petit homme qui parut, à<br />

l’aube du jour, chez la dame Caterina, dans la rue<br />

Bergognona. En dépit d’une tendance assez<br />

prononcée à la croissance la plus élevée, le<br />

docteur Splendiano Accoramboni n’avait pu<br />

atteindre tout à fait la stature de quatre pieds.<br />

Dans ses jeunes années, ses membres étaient des<br />

plus délicats ; et, avant que sa tête, un peu<br />

difforme dès sa naissance par ses joues enflées et<br />

par son double menton, eût pris trop<br />

d’accroissance ; avant que son nez, trop<br />

abondamment nourri de tabac d’Espagne, se fût<br />

prononcé en saillie informe ; avant que l’excès<br />

des macaroni eût donné à son ventre trop de<br />

protubérance, l’habit d’abbate qu’il portait lui<br />

seyait à ravir : on pouvait alors l’appeler un<br />

charmant bout d’homme, et les dames romaines<br />

le nommaient leur caro puppazetto. Mais ce<br />

temps était passé, et M. le docteur Splendiano,<br />

quand on le voyait passer dans la rue, donnait à<br />

croire que la tête d’un homme de six pieds était<br />

tombée sur les épaules d’un petit polichinelle de<br />

marionnettes, à qui force était de la porter. Cette<br />

petite et singulière figure s’était enveloppée


d’une quantité disproportionnée de damas de<br />

Venise, dont on avait taillé une robe de chambre ;<br />

elle s’était ceinte d’une large ceinture en cuir, à<br />

laquelle était suspendue une rapière longue de<br />

trois aunes ; et sur sa perruque blanche comme la<br />

neige, elle avait érigé un bonnet haut et pointu,<br />

qui ne ressemblait pas mal à l’obélisque de la<br />

place Saint-Pierre.<br />

Le digne Splendiano Accoramboni regarda<br />

d’abord, à travers ses grands verres de lunettes, le<br />

malade, puis la dame Caterina, et prit celle-ci à<br />

part. – Voilà, lui dit-il à voix basse, voilà Salvator<br />

Rosa, le grand artiste, étendu presque sans vie,<br />

Caterina ; et c’en est fait de lui, si mon art ne le<br />

sauve ! Mais, dites-moi, depuis quand est-il chez<br />

vous ? A-t-il apporté avec lui beaucoup de beaux<br />

tableaux ? – Hélas ! mon cher docteur, répliqua<br />

Caterina, ce n’est que cette nuit que mon pauvre<br />

fils est arrivé chez moi ; et quant à ce qui<br />

concerne ses tableaux, je n’en sais encore mot ;<br />

mais en bas il y a une grande caisse que, avant de<br />

perdre connaissance, Salvator me pria de garder<br />

soigneusement. Il se peut bien que quelque beau<br />

tableau qu’il aura peint à Naples s’y trouve


emballé.<br />

C’était un mensonge ; mais nous saurons<br />

bientôt les raisons qu’eut dame Catherine pour en<br />

imposer ainsi au docteur. – Bien, bien, dit le<br />

docteur ; et se frottant la barbe en souriant, il<br />

s’approcha du lit avec autant de gravité que le<br />

permettait sa longue rapière qui s’accrochait aux<br />

chaises et aux tables, tâta le pouls du malade en<br />

haletant, nomma en grec et en latin cent maladies<br />

que Salvator n’avait pas, puis un aussi grand<br />

nombre qu’il aurait pu avoir, et finit par dire qu’à<br />

la vérité il ne saurait nommer pour le moment la<br />

maladie du peintre, mais que d’ici à quelque<br />

temps il trouverait bien un nom qui lui serait<br />

applicable et aussi un remède pour la guérir ; et il<br />

sortit avec gravité, les laissant tous accablés de<br />

craintes et de soucis.<br />

Au bas des marches, le docteur demanda à<br />

voir la caisse de Salvator, et dame Caterina lui en<br />

montra une en effet, dans laquelle se trouvaient<br />

quelques manteaux usés de défunt son mari. Le<br />

docteur frappa doucement sur la caisse, et dit<br />

avec satisfaction : – Nous verrons, nous verrons !


Après quelques heures d’absence, le docteur<br />

revint avec un très beau nom pour la maladie de<br />

Salvator, et plusieurs grandes bouteilles d’une<br />

potion nauséabonde, recommandant de la faire<br />

prendre au malade sans discontinuer. Ce ne fut<br />

pas sans peine ; car Salvator manifesta le plus<br />

grand dégoût pour cette médecine, qui semblait<br />

puisée au fond de l’Achéron. Mais soit que la<br />

maladie de Salvator, qui avait enfin un nom et qui<br />

représentait alors quelque chose de réel,<br />

commençât seulement à se manifester ; soit que<br />

la potion de Splendiano se déchaînât trop<br />

violemment dans ses entrailles ; toutefois est-il<br />

que le pauvre Salvator s’affaiblissait à vue d’œil.<br />

Le docteur Splendiano Accoramboni avait beau<br />

assurer qu’après la cessation totale du<br />

mouvement de la machine vitale il lui donnerait<br />

une nouvelle impulsion, comme au balancier<br />

d’une pendule ; on ne commençait pas moins à<br />

douter de la guérison du pauvre peintre, et à<br />

croire que le docteur avait donné au balancier une<br />

impulsion si forte que tous les ressorts s’étaient<br />

brisés.<br />

Un jour, il arriva que Salvator, qui paraissait à


peine capable de se mouvoir, tomba dans le<br />

paroxysme d’une fièvre brûlante. Il saisit les<br />

fioles qui contenaient la potion et les jeta en<br />

fureur par la fenêtre, au moment où le docteur<br />

entrait dans la maison. Il arriva que quelques<br />

fioles l’atteignirent, se brisèrent sur sa tête, et que<br />

la noire liqueur se répandit en longs flots sur son<br />

visage et sur sa perruque. – Le signor Salvator est<br />

devenu enragé, s’écria le docteur en s’élançant<br />

dans la maison ; il est tombé en frénésie, et l’art<br />

ne peut le sauver. Dans dix minutes il est mort ;<br />

donnez-moi le tableau, madame Caterina, il est à<br />

moi ; c’est le prix de mes peines ! donnez le<br />

tableau, vous dis-je !<br />

Mais lorsque dame Caterina ouvrit la caisse et<br />

que le docteur Splendiano aperçut les vieux<br />

manteaux déchirés, il roula ses yeux dans leurs<br />

orbites, comme deux comètes enflammées, et<br />

trépignant des pieds, il voua le pauvre Salvator, la<br />

veuve et la maison entière à tous les démons de<br />

l’enfer ; puis il partit avec la rapidité d’un trait.<br />

Le délire de la fièvre avait cessé. Salvator<br />

retomba dans son état léthargique ; et dame


Caterina, persuadée que le malade touchait à son<br />

dernier moment, vola au couvent voisin et<br />

chercha le père Bonifazio pour lui administrer le<br />

saint-sacrement. En voyant le moribond, le père<br />

Bonifazio déclara qu’il connaissait parfaitement<br />

les symptômes que la mort trace sur le visage<br />

d’un homme dont elle va se saisir, mais qu’il<br />

n’apercevait rien de semblable dans les traits de<br />

Salvator. Il ajouta qu’il y avait encore possibilité<br />

de le guérir, si le docteur Splendiano<br />

Accoramboni avec ses dénominations et ses<br />

fioles, ne passait plus le seuil de la porte. Le bon<br />

père se mit aussitôt en route et alla s’occuper de<br />

tenir parole.<br />

Salvator, revenu de son évanouissement, se<br />

crut dans un beau bosquet odoriférant, dont les<br />

rameaux et les feuilles vertes s’enlaçaient audessus<br />

de lui. Il sentit une chaleur vivifiante<br />

pénétrer tout son corps ; seulement son bras<br />

gauche lui semblait attaché. – Où suis-je ? dit-il<br />

d’une voix faible.<br />

Un beau jeune homme de bonne mine, qui se<br />

tenait debout auprès de son lit, et qu’il aperçut


alors pour la première fois, se jeta à genoux,<br />

saisit sa main droite, l’arrosa de larmes brûlantes,<br />

et s’écria à plusieurs reprises : – Ô mon excellent<br />

maître ! mon digne maître maintenant tout est<br />

bien ; vous êtes sauvé : vous serez rétabli ! –<br />

Mais, dites-moi seulement..., reprit Salvator.<br />

Le jeune homme le supplia de ne pas se<br />

fatiguer en parlant, et promit de lui raconter ce<br />

qui lui était arrivé. Voyez-vous, mon cher et<br />

digne maître ? vous étiez certainement bien<br />

malade en arrivant ici de Naples, mais votre état<br />

n’était pas désespéré. L’usage des remèdes<br />

insignifiants vous eût remis en peu de temps ;<br />

mais la maladresse de Carlo, qui est allé chercher<br />

le médecin le plus proche, vous a fait tomber<br />

entre les mains du fatal docteur Pyramide, le plus<br />

fatal docteur qui ait jamais travaillé à remplir les<br />

entrailles de la terre ! – Quoi ! dit Salvator en<br />

riant, quelque faible qu’il fût, c’est donc ce<br />

docteur Pyramidal que j’ai aperçu ? Un petit bout<br />

d’homme, vêtu de damas, qui m’a condamné à<br />

avaler une boisson détestable, dégoûtante,<br />

infernale, et qui portait sur sa tête l’obélisque de<br />

la place de Saint-Pierre. – Oh, par Dieu ! dit le


jeune homme en riant aussi aux éclats, le docteur<br />

Splendiano Accoramboni vous a apparu sous son<br />

bonnet de nuit pointu, dans lequel il se montre<br />

chaque matin à sa fenêtre comme un météore de<br />

funeste présage. Mais ce n’est point à cause de ce<br />

bonnet qu’on le nomme le docteur Pyramide ; la<br />

raison de cette dénomination est tout autre. Le<br />

docteur Splendiano est un grand amateur de<br />

tableaux, et il possède une galerie très bien<br />

choisie, qu’il s’est acquise par une manière d’agir<br />

toute particulière. Il poursuit avec ardeur les<br />

peintres et leurs maladies, surtout les maîtres<br />

étrangers. Ont-ils une seule fois mangé trop de<br />

macaroni, ou avalé un verre de vin de Syracuse<br />

plus que la juste mesure ? il sait les attirer dans<br />

ses filets. Alors il les gratifie tantôt d’une<br />

maladie, tantôt d’une autre, qu’il baptise toujours<br />

d’un nom immense et dont il se met à opérer la<br />

guérison. Il se fait promettre un tableau pour<br />

salaire, et comme les constitutions obstinées<br />

peuvent seules résister à ses remèdes, il a part à la<br />

succession de tous les artistes étrangers, qu’on<br />

ensevelit auprès de la pyramide de Cestius. Le<br />

cimetière placé auprès de la pyramide de Cestius


est le champ où recueille abondamment le<br />

docteur Splendiano Accoramboni, il le cultive<br />

avec beaucoup de soin, et c’est de là que lui vient<br />

son surnom. Dame Caterina, par des vues<br />

bienveillantes sans doute, avait fait croire au<br />

docteur que vous aviez apporté un tableau<br />

magnifique, et vous pouvez penser avec quel zèle<br />

il vous préparait ses potions. – C’est votre bonne<br />

étoile qui vous a fait jeter les fioles sur la tête du<br />

docteur, et qui a inspiré à dame Caterina l’idée<br />

d’appeler le père Bonifazio pour vous administrer<br />

le saint-sacrement : le père s’entend un peu en<br />

médecine ; il a jugé sainement votre état, et il est<br />

venu me chercher. – Vous êtes donc aussi un<br />

docteur ? dit Salvator avec une voix faible et<br />

lamentable. – Non, répondit le jeune homme en<br />

rougissant ; non, mon cher et digne maître, je ne<br />

suis pas un médecin comme signor Splendiano,<br />

mais simplement un chirurgien. Je faillis mourir<br />

de terreur et de joie lorsque le père Bonifazio me<br />

dit que Salvator Rosa se trouvait mortellement<br />

malade dans la rue Bergognona et qu’il avait<br />

besoin de mon art. J’accourus, je vous ouvris une<br />

veine au bras gauche, et je vous sauvai. – Nous


vous transportâmes ici dans cette chambre fraîche<br />

et aérée que vous occupiez jadis. Regardez autour<br />

de vous : là est encore le chevalet que vous<br />

laissâtes ici ; là sont quelques dessins au crayon,<br />

que dame Caterina a conservés comme des<br />

reliques. – Votre maladie a cédé ; des remèdes<br />

simples, que le père Bonifazio prépare, et les<br />

soins de l’amitié, vous rendront bientôt toutes vos<br />

forces. – Et maintenant, permettez que je baise<br />

encore une fois cette main, cette main créatrice,<br />

qui sait donner une vie enchanteresse aux<br />

merveilles les plus secrètes de la nature ! –<br />

Permettez que le pauvre Antonio Scacciati<br />

épanche son âme en enthousiasme et en<br />

reconnaissance, de ce que le ciel lui a permis de<br />

sauver la vie du grand et divin maître Salvator<br />

Rosa ! – À ces mots, le jeune homme se précipita<br />

de nouveau à genoux, saisit la main de Salvator,<br />

la baisa et l’arrosa de larmes brûlantes. – Je ne<br />

sais, dit Salvator en se soulevant avec peine, je ne<br />

sais, cher Antonio, pourquoi vous m’adressez des<br />

hommages si respectueux. Vous êtes, dites-vous,<br />

un chirurgien ; cette profession ne s’allie guère<br />

aux beaux-arts ? – Mon cher maître, répondit le


jeune homme les yeux baissés, lorsque vous<br />

aurez repris plus de forces, je vous ouvrirai mon<br />

âme. – Faites-le, dit Salvator ; ayez en moi pleine<br />

confiance. Vous le pouvez ; car je ne connais<br />

personne qui m’ait plus intéressé que vous, au<br />

premier aspect. Plus je vous regarde, plus je<br />

m’aperçois que votre figure offre des traits de<br />

ressemblance avec le divin jeune homme : – je<br />

parle de Sanzio. – Les yeux d’Antonio<br />

s’animèrent d’un feu étincelant ; il essaya en vain<br />

de répondre.<br />

En ce moment, dame Caterina entra avec le<br />

père Bonifazio, qui apportait à Salvator une<br />

potion artistement préparée, qui fit plus de plaisir<br />

et plus de bien au malade que l’eau achérontique<br />

du docteur pyramidal Splendiano Accoramboni.


II<br />

Antonio Scacciati<br />

Il arriva comme Antonio l’avait prédit ; les<br />

simples et bienfaisants médicaments du père<br />

Bonifazio, les tendres soins de la bonne dame<br />

Caterina et de ses filles, la belle saison qui<br />

commençait justement, tout cela produisit sur la<br />

constitution naturellement robuste de Salvator<br />

des effets si propices qu’il se sentit bientôt assez<br />

remis pour penser à l’exercice de son art, et qu’il<br />

s’occupa d’abord de tracer au crayon quelques<br />

belles esquisses pour les transporter plus tard sur<br />

la toile.<br />

Antonio ne quittait presque point la chambre<br />

de Salvator ; il était tout yeux lorsque Salvator<br />

esquissait ses desseins ; et le jugement qu’il<br />

portait sur quelques parties faisait voir qu’il<br />

devait être initié dans les secrets de l’art. –<br />

Écoutez, Antonio ! lui dit un jour Salvator ; vous


entendez si bien l’art de la peinture, que je crois<br />

non seulement que vous avez médité sur cette<br />

partie avec intelligence, mais que vous avez peutêtre<br />

manié le pinceau vous-même. – Souvenezvous,<br />

mon cher maître, reprit Antonio, que,<br />

quand vous revîntes à la guérison après votre<br />

long évanouissement, je vous dis que je vous<br />

dévoilerais mon âme. Il est temps, je crois, de<br />

vous ouvrir entièrement mon cœur. Car, voyezvous<br />

? bien que je sois le chirurgien Antonio<br />

Scacciati, qui vous fit une saignée, j’appartiens<br />

néanmoins tout entier à l’art de la peinture, à<br />

laquelle je vais m’adonner à présent sans réserve,<br />

en abandonnant un métier odieux. – Oh, oh !<br />

s’écria Salvator, Antonio, pensez à ce que vous<br />

allez faire. Vous êtes un habile chirurgien, peutêtre<br />

deviendrez-vous un méchant artiste, car bien<br />

que vous soyez encore jeune, cependant vous êtes<br />

déjà trop vieux pour prendre le crayon. Une vie<br />

d’homme suffit à peine pour parvenir à<br />

l’intelligence du vrai, et pour réussir à la<br />

représenter avec facilité sur la toile. – Eh ! mon<br />

cher maître, reprit Antonio en souriant<br />

modestement, comment pourrais-je entrevoir la


folle idée de m’adonner actuellement à l’art<br />

difficile de la peinture, si je ne l’avais point<br />

exercé dès ma tendre enfance ; si le ciel n’eût pas<br />

permis que, bien que contrarié dans mes goûts<br />

par l’obstination de mon père, j’eusse vécu avec<br />

des maîtres célèbres ? Sachez que le grand<br />

Annibal s’est intéressé au pauvre enfant délaissé,<br />

et que je puis me nommer l’élève de Guido Reni.<br />

– Eh bien ! dit Salvator avec la rudesse qu’il<br />

montrait quelquefois, eh bien ! brave Antonio,<br />

vous avez eu de très grands maîtres, et il n’est pas<br />

douteux que, nonobstant votre chirurgie, vous<br />

soyez aussi un grand élève. Seulement je ne<br />

conçois pas que vous, fidèle disciple du doux et<br />

élégant Guido – que peut-être... c’est ce que font<br />

les disciples emportés volontiers par leur<br />

enthousiasme... vous surpassez encore en<br />

élégance – puissiez trouver quelque plaisir à mes<br />

tableaux, et me croire un maître en peinture !<br />

Une vive rougeur couvrit la figure du jeune<br />

homme, en entendant ces paroles de Salvator, qui<br />

ressemblaient un peu à des railleries. – Permettez,<br />

dit-il, que je mette de côté la timidité qui<br />

d’ordinaire me ferme la bouche ; permettez que je


vous avoue sans détour tout ce que je pense. –<br />

Salvator, jamais je n’ai autant révéré mon maître<br />

que je vous révère. C’est la grandeur souvent<br />

humaine des pensées que j’admire dans vos<br />

ouvrages. Vous saisissez les secrets les plus<br />

cachés de la nature ; vous entendez les merveilles<br />

de ses richesses, de ses arbres, de ses cataractes ;<br />

vous comprenez sa voix sacrée, vous lisez sa<br />

langue, et vous savez écrire les paroles qu’elle<br />

vous adresse. Oui, on dirait qu’en maniant le<br />

pinceau d’une manière si hardie, si audacieuse,<br />

vous consignez sur la toile les pensées du<br />

Créateur. – L’homme seul avec toute son activité<br />

ne vous suffit point ; vous ne contemplez<br />

l’homme que dans le cercle de la nature et<br />

comme un de ses innombrables phénomènes.<br />

Aussi, Salvator, vous n’êtes vraiment grand que<br />

dans vos paysages, si merveilleusement conçus ;<br />

quand vous abordez l’histoire, vous mettez vousmême<br />

des bornes à votre génie. – Vous répétez là<br />

les jugements des envieux peintres d’histoire qui<br />

m’abandonnent le paysage pour que je ne leur<br />

enlève pas le morceau qu’ils se sont réservé,<br />

s’écria Salvator ; comme si je n’entendais pas les


figures et tout ce qui s’ensuit. Mais ce sont de<br />

sottes redites ! – Ne vous fâchez point, mon cher<br />

maître, continua Antonio ; je ne redis<br />

inconsidérément les propos de personne, et c’est<br />

au jugement des maîtres qui sont à Rome que je<br />

voudrais le moins m’en fier ! – Qui n’admirerait<br />

le dessin hardi, la merveilleuse expression, et<br />

surtout le vif mouvement de vos figures ? – On<br />

sent que vous ne travaillez point sur un modèle<br />

raide et gauche, et bien encore moins d’après un<br />

mannequin inerte : on voit que vous êtes vousmême<br />

votre modèle, et qu’en peignant, la figure<br />

que vous vous proposez de reproduire vient<br />

d’abord se réfléchir dans votre pensée comme sur<br />

la surface brillante d’un miroir. – Diantre !<br />

Antonio, s’écria Salvator en riant, je crois que<br />

vous avez déjà souvent regardé dans mon atelier,<br />

sans que je m’en doutasse, puisque vous savez si<br />

bien ce qui s’y passe. – Le pouvais-je ? reprit<br />

Antonio. Mais laissez-moi poursuivre. Je ne<br />

voudrais pas critiquer, comme s’efforcent de le<br />

faire ces maîtres pédantesques, les tableaux que<br />

votre puissant génie vous inspire. En vérité, ce<br />

que l’on nomme vulgairement paysages n’est


point une dénomination applicable à vos<br />

compositions, que je voudrais plutôt nommer des<br />

tableaux historiques dans un sens profond. Un<br />

rocher, un arbre, semblent s’animer sous vos<br />

touches lumineuses. La nature entière, se<br />

mouvant en accords harmonieux, exprime la<br />

pensée sublime qui a brillé en vous. C’est ainsi<br />

que j’ai contemplé vos tableaux, et c’est ainsi,<br />

mon digne et excellent maître, que je leur dois, à<br />

eux seuls, une intelligence plus profonde de l’art.<br />

Ne croyez point, pour cela, que je sois tombé<br />

dans une imitation puérile et ridicule. Si j’envie<br />

la liberté et l’audace de votre pinceau, je dois<br />

avouer que le coloris de la nature me paraît tout<br />

autre que celui que je vois sur vos pages. Je pense<br />

que, s’il est salutaire à l’élève d’imiter le style de<br />

tel ou tel maître, il doit cependant s’efforcer à<br />

représenter la nature telle qu’il la voit. Ce n’est<br />

que cette intuition véritable, ce n’est que cette<br />

harmonie avec lui-même, qui peuvent donner du<br />

caractère et de la vérité à ses productions. –<br />

Guido était de cet avis ; et l’inquiet Préti, que<br />

l’on nomme, comme vous le savez, le Calabrois,<br />

et qui est un peintre qui certainement a médité sur


son art, m’avertissait toujours de me défier des<br />

dangers de l’imitation puérile. – Maintenant,<br />

Salvator, vous savez pourquoi je vous révère sans<br />

être votre imitateur.<br />

Salvator avait regardé fixement le jeune<br />

homme pendant qu’il parlait ; il se jeta avec<br />

véhémence à son cou.<br />

– Antonio, dit-il, vous venez de dire des<br />

paroles bien sensées, bien profondes, tout jeune<br />

que vous soyez. Quant à la véritable intelligence<br />

de l’art, vous surpassez beaucoup de nos anciens<br />

maîtres si vantés. Vraiment ! lorsque vous me<br />

parliez de mes tableaux, il me semblait que je me<br />

comprenais mieux moi-même. Si je vous estime,<br />

c’est précisément parce que vous ne voulez pas<br />

imiter mon style ; parce que vous ne prenez point<br />

des couleurs noires comme tant d’autres ; que<br />

vous ne mettez point de clairs trop crus, ou que<br />

vous ne faites point sortir d’une terre boueuse une<br />

couple de figures estropiées, à visages hideux,<br />

croyant alors avoir fait du Salvator. Tel que vous<br />

voilà, vous avez trouvé en moi un fidèle ami. Je<br />

me donne à vous de toute la puissance de mon


âme !<br />

Antonio était hors de lui-même de joie de la<br />

bienveillance que le maître lui témoignait.<br />

Salvator manifesta un vif désir de voir les<br />

tableaux de son jeune ami, et Antonio le<br />

conduisit aussitôt dans son atelier.<br />

Salvator ne s’était point attendu à voir des<br />

productions mesquines de celui qui avait parlé<br />

avec tant d’intelligence sur la peinture, et dans<br />

lequel un génie tout particulier semblait se<br />

manifester ; mais cependant le maître fut<br />

extrêmement surpris en voyant les riches tableaux<br />

d’Antonio. Partout il trouva des idées hardies, un<br />

dessin correct et le coloris le plus vif ; le bon goût<br />

régnait dans le jet des larges draperies ; l’extrême<br />

netteté des extrêmités, la grâce charmante des<br />

têtes annonçait le digne élève de Guido Reni,<br />

bien que chez Antonio, différent en cela de son<br />

grand maître, la tendance à sacrifier l’expression<br />

à la beauté ne se manifestât pas partout. On<br />

voyait qu’Antonio tendait à l’énergie d’Annibal,<br />

sans avoir encore toutefois pu y atteindre.<br />

Salvator avait longtemps contemplé en silence


chaque tableau d’Antonio. Il lui dit : – Écoutez,<br />

Antonio, vous êtes né pour le noble talent de la<br />

peinture. Car la nature, non contente de vous<br />

avoir donné cet esprit créateur qui produit les<br />

idées sublimes, vous a encore accordé le rare<br />

talent de parvenir à vaincre en peu de temps les<br />

difficultés de la pratique. Je ferais un mensonge<br />

si je vous disais que vous avez atteint à la grâce<br />

merveilleuse de Guido et à la vigueur d’Annibal ;<br />

mais il est certain que vous surpassez déjà de<br />

beaucoup tous les maîtres qui se pavanent ici<br />

dans l’Académie San-Luca, le Tiarini, le Gessi, le<br />

Sémenta et tous, quels que soient leurs noms,<br />

sans excepter le Lanfranc, qui ne sait peindre<br />

qu’à fresque. Et cependant, Antonio, si j’étais à<br />

votre place, j’hésiterais à jeter tout à fait la<br />

lancette et à prendre uniquement le pinceau. Cela<br />

vous paraît singulier ; mais écoutez-moi : nous<br />

sommes actuellement à une triste époque de la<br />

peinture, ou plutôt le démon semble se démener<br />

parmi nos artistes et les exciter de tout son<br />

pouvoir ! Si vous n’êtes pas prêt à endurer des<br />

mortifications de toute espèce, à mesure que vous<br />

vous lèverez en talent, à souffrir d’autant plus de


dédain et de mépris que votre renommée se<br />

répandra, à voir de malveillants coquins<br />

s’approcher de vous avec un air de bonté et de<br />

bienveillance, pour vous perdre d’autant plus<br />

sûrement ; si, dis-je, vous n’êtes point préparé à<br />

tout cela, ne touchez pas un pinceau. Souvenezvous<br />

de la triste destinée de votre maître, du<br />

grand Annibal, qui, poursuivi malignement à<br />

Naples par une foule de méchants confrères, ne<br />

put parvenir à exécuter aucun ouvrage<br />

d’importance, et qui, repoussé partout avec<br />

dédain, succomba à une mort prématurée.<br />

Souvenez-vous de ce qui arriva à notre grand<br />

Dominichino, lorsqu’il peignit la coupole de la<br />

chapelle de Saint-Janvier. Est-ce que ces coquins<br />

de peintres – je n’en nommerai aucun, pas même<br />

ce faquin de Belisario et ce Ribera ; – est-ce<br />

qu’ils ne corrompirent pas le valet de<br />

Dominichino, pour qu’il jetât de la cendre dans sa<br />

chaux afin que le crépi du mur ne pût tenir et que<br />

la peinture tombât ? Remettez-vous tout cela en<br />

mémoire, et examinez bien si votre âme est assez<br />

forte pour endurer de pareilles avanies ; car<br />

autrement votre volonté sera brisée, et, avec le


courage de produire un ouvrage de l’art, la<br />

faculté de le faire se perd aussi.<br />

– Hélas ! Salvator, répondit Antonio, il est<br />

impossible qu’en me livrant tout entier à la<br />

peinture, je sois plus en butte au mépris et à la<br />

jalousie que je le suis aujourd’hui. Vous avez<br />

trouvé quelque plaisir à contempler mes tableaux,<br />

et vous m’avez dit que j’étais en état de produire<br />

quelque chose de mieux que les œuvres de plus<br />

d’un académicien de San-Luca ; et cependant ce<br />

sont ceux qui parlent avec le plus de mépris de<br />

mes compositions. – Voyez donc, disent-ils, le<br />

chirurgien veut peindre ! – Ainsi je suis bien<br />

décidé à quitter une profession qui me semble<br />

chaque jour plus odieuse. C’est en vous seul, mon<br />

digne maître, que j’ai mis toute mon espérance.<br />

Vos paroles sont d’un grand poids ; d’un mot<br />

vous pouvez terrasser mes adversaires et me<br />

mettre à la place qui m’appartient. – Vous avez<br />

beaucoup de confiance en moi, dit Salvator ;<br />

mais, en vérité, après avoir vu vos tableaux et<br />

vous avoir écouté, je me sens porté à vous aider<br />

de toutes mes forces !


Salvator regarda encore une fois les tableaux<br />

d’Antonio, et s’arrêta surtout devant une<br />

Magdelaine aux pieds du Sauveur. – Vous vous<br />

êtes écarté de la manière dont on représente<br />

d’ordinaire la Magdelaine, dit-il. La vôtre n’est<br />

pas une femme mûre, mais un enfant aimable,<br />

comme ceux que Guido seul savait faire. Il y a un<br />

charme merveilleux dans cette figure ; vous avez<br />

peint cette tête avec enthousiasme, et si je ne<br />

m’abuse, l’original de cette Magdelaine doit être<br />

vivant et se trouver ici, à Rome. – Convenez-en,<br />

Antonio ! vous aimez !<br />

Antonio baissa les yeux, et dit timidement : –<br />

Rien n’échappe à vos regards perçants, mon cher<br />

maître. Il se peut qu’il en soit comme vous le<br />

dites : mais, de grâce, ne me blâmez pas. Ce<br />

tableau est celui que j’estime le plus, et je l’ai<br />

tenu jusqu’ici caché à tous les yeux. – Que ditesvous<br />

! s’écria Salvator. Aucun peintre n’a encore<br />

vu votre tableau ? – Aucun, répondit Antonio. –<br />

Eh bien ! reprit Salvator, dont les yeux<br />

étincelaient de joie, soyez sûr, Antonio, que<br />

j’humilierai vos orgueilleux persécuteurs, et que<br />

je vous ferai recueillir la gloire que vous méritez.


Confiez-moi votre tableau, apportez-le cette nuit<br />

secrètement dans ma demeure, et abandonnezmoi<br />

le soin de ce qui vous regarde. – Y<br />

consentez-vous ? – Avec joie ! répondit Antonio.<br />

Ah ! que je voudrais aussi vous parler de mon<br />

amour ! mais ce jour est consacré à l’art ; plus<br />

tard, je viendrai aussi vous consulter sur l’état de<br />

mon cœur. – Et moi, je vous assisterai en tout ce<br />

que je pourrai ! – En s’en allant, Salvator dit en<br />

souriant : – Écoutez, Antonio : lorsque vous me<br />

découvrîtes que vous étiez un peintre, je me<br />

reprochai de vous avoir parlé de votre<br />

ressemblance avec Sanzio. J’imaginai que vous<br />

alliez aussitôt faire comme quelques-uns de nos<br />

jeunes gens, qui, dès qu’on leur trouve quelque<br />

ressemblance de visage avec un grand maître,<br />

portent la barbe et les cheveux de la même façon<br />

que lui, et se croient alors appelés à imiter son<br />

faire. – Mais maintenant, je vous le dis, et vous<br />

pouvez me croire, j’ai honoré dans vos tableaux<br />

la trace du génie divin qui ouvrait les champs<br />

célestes à Raphaël. Vous comprenez ce grand<br />

maître, et vous ne me répondez pas comme<br />

Vélasquez à qui je demandais dernièrement ce


qu’il pensait de Sanzio. « Titien, me répondit-il,<br />

est le plus grand maître, et Raphaël n’entend rien<br />

à la carnation. » Dans cet Espagnol, il y a la chair<br />

et non pas la parole ; et cependant les<br />

académiciens de San-Luca le portent aux nues,<br />

parce qu’il a peint une fois des cerises que les<br />

passereaux sont venus becqueter.<br />

Il arriva que, quelques jours après, les<br />

académiciens de San-Luca se rassemblèrent dans<br />

leur église pour juger les ouvrages des candidats<br />

qui se présentaient. Salvator avait fait exposer<br />

dans l’église le beau tableau de Scacciati. Tous<br />

les peintres furent involontairement frappés de la<br />

vigueur et de la grâce qui régnait dans cette<br />

composition, et des cris d’admiration s’élevèrent<br />

de toutes parts, lorsque Salvator assura qu’il avait<br />

apporté de Naples cette toile, qui était un héritage<br />

laissé par un jeune peintre mort récemment.<br />

En peu de jours tout Rome accourut pour venir<br />

contempler l’ouvrage du jeune peintre<br />

napolitain ; on s’accordait unanimement à dire<br />

que, depuis le temps de Guido Reni, jamais on<br />

n’avait créé de composition pareille, et


l’enthousiasme alla même si loin qu’on en vint à<br />

placer la ravissante Magdelaine de Scacciati audessus<br />

même des compositions du Guide. Parmi<br />

la foule de gens qui s’assemblaient sans cesse<br />

devant le tableau de Scacciati, Salvator remarqua<br />

un jour un homme dont l’aspect était fort<br />

singulier. C’était un homme âgé, de haute taille,<br />

sec comme un fuseau ; le visage d’une pâleur<br />

extrême, le nez fort long, le menton pointu et<br />

allongé encore par une barbe en pointe ; les yeux<br />

gris et étincelants. Sur son épaisse perruque<br />

blonde, il portait un chapeau à haute forme<br />

surmonté d’un large panache ; son manteau rouge<br />

foncé était orné d’une multitude de boutons<br />

d’argent ; son justaucorps bleu de ciel était coupé<br />

à l’espagnole ; ses longs gants de daim étaient<br />

ornés de franges d’argent, ses souliers de rosettes<br />

jaunes ; et une longue épée d’estoc pendait à son<br />

côté.<br />

Cette singulière figure était debout devant le<br />

tableau, et semblait plongée dans un ravissement<br />

profond ; elle se levait sur la pointe des pieds, se<br />

baissait ensuite jusqu’à terre, s’élançait de<br />

nouveau de toute la raideur de ses jambes,


s’écartait, revenait, se pinçait les paupières à en<br />

faire jaillir les larmes, les ouvrait grandement,<br />

soupirait, grimaçait devant la charmante<br />

Magdelaine, et murmurait d’une douce voix de<br />

castrato : Ah ! carissima, – benedettissima, – ah !<br />

Marianna, – Marianna, – bellissima, etc.<br />

Salvator, attiré par ce bizarre personnage,<br />

perça la foule et s’efforça de lier conversation<br />

avec lui, au sujet du tableau qu’il semblait tant<br />

admirer. Mais celui-ci, sans trop faire attention à<br />

Salvator, maudissait sa misère qui ne lui<br />

permettait pas d’offrir un million pour ce tableau,<br />

afin de pouvoir l’enfermer sous vingt clefs et le<br />

dérober à tous les regards. Puis il recommençait<br />

tous ses mouvements, et remerciait la sainte<br />

Vierge et tous les saints de la mort du maudit<br />

peintre qui avait fait cet ouvrage dont la vue lui<br />

causait tant de tourments.<br />

Salvator en conclut que cet homme était fou,<br />

ou que c’était quelque académicien de San-Luca<br />

qu’il ne connaissait pas.<br />

On ne parlait dans Rome que du tableau<br />

merveilleux : il n’était presque question de rien


autre chose, et cette vogue générale suffisait pour<br />

prouver l’excellence de l’ouvrage. Lorsque les<br />

académiciens se rassemblèrent de nouveau dans<br />

l’église de San-Luca pour s’adjoindre quelques<br />

confrères, Salvator Rosa demanda tout à coup si<br />

le peintre qui avait fait la Magdelaine aux pieds<br />

du Sauveur n’eût pas été digne d’être admis dans<br />

l’académie ? Tous les peintres, sans en excepter<br />

le critique Josépin, assurèrent qu’un si grand<br />

maître eût été l’ornement de l’académie, et<br />

déplorèrent sa mort hautement et dans les termes<br />

les plus fleuris, bien qu’au fond du cœur ils en<br />

rendissent grâce au ciel, comme l’avait fait<br />

l’homme à la perruque blonde. – Ils allèrent<br />

même si loin dans leur exaltation, qu’ils<br />

résolurent de rendre un honneur solennel au jeune<br />

artiste enlevé si prématurément à son art, en le<br />

nommant académicien sur son tombeau et en<br />

faisant dire, dans l’église de San-Luca, des<br />

messes pour le repos de son âme. Ils prièrent<br />

donc Salvator de leur dire le nom du défunt, ainsi<br />

que le lieu de sa naissance.<br />

Salvator se leva et leur dit d’une voix<br />

solennelle : – L’honneur que vous voulez rendre


à un mort dans son tombeau, Messieurs, vous<br />

pouvez le rendre à un vivant qui marche parmi<br />

vous. Sachez que la Magdelaine aux pieds du<br />

Sauveur, ce tableau que vous placez avec raison<br />

au-dessus de tous les autres tableaux modernes,<br />

n’est pas l’ouvrage d’un peintre napolitain ; ce<br />

chef-d’œuvre que tout Rome admire a été peint<br />

par la main d’Antonio Scacciati, le chirurgien !<br />

Les peintres stupéfaits regardèrent longtemps<br />

en silence Salvator, qui souriait. Il s’amusa<br />

quelque temps de leur embarras, et ajouta : – Eh<br />

bien ! Messieurs, vous n’avez pas voulu admettre<br />

parmi vous le brave Antonio, parce qu’il est<br />

chirurgien ; mais moi je pense qu’un homme de<br />

cette profession ne serait pas déplacé dans la<br />

noble académie de Saint-Luc, pour remettre les<br />

membres disloqués qui sortent de l’atelier de plus<br />

d’un de vos membres ! Maintenant, je l’espère,<br />

vous n’hésiterez plus à faire ce que vous auriez<br />

dû faire depuis longtemps, à recevoir parmi vous<br />

le brave Antonio Scacciati.<br />

Les académiciens avalèrent la pilule amère de<br />

Salvator, et se montrèrent, en apparence, fort


joyeux de pouvoir rendre justice au mérite<br />

d’Antonio : ils l’admirent dans leur sein avec<br />

beaucoup d’éclat.<br />

À peine sut-on, dans Rome, que le tableau de<br />

la Magdelaine était d’Antonio, que de tous côtés<br />

lui vinrent des commandes.<br />

C’est ainsi que Salvator le tira, par pieuse<br />

ruse, de l’obscurité dans laquelle il végétait, et<br />

l’amena, dès son début, à une brillante réputation.<br />

Antonio nageait dans la joie et le bonheur.<br />

L’étonnement de Salvator ne fut que plus grand,<br />

lorsque, quelques jours plus tard, Antonio vient le<br />

trouver, pâle, défait et le désespoir peint dans ses<br />

traits. – Ah ! Salvator ! s’écria-t-il, que me sert<br />

que vous m’ayez élevé plus haut que je ne<br />

pouvais l’attendre, que vous m’ayez fait combler<br />

de louanges et d’honneurs, puisque me voici<br />

misérable à jamais, et puisque le tableau à qui je<br />

dois après vous ma gloire cause toute mon<br />

infortune ! – Ne blasphème pas notre art sacré !<br />

répondit Salvator. Je ne crois pas au malheur qui<br />

t’atteint. Tu es comme moi, et tu n’as pu venir au<br />

but de tes désirs. Voilà tout, sans doute. Les


amoureux sont comme les enfants ; ils pleurent et<br />

ils crient dès qu’on touche le moindrement leurs<br />

poupées. Laisse, je t’en prie, le genre<br />

lamentable ; je ne puis le souffrir. Assieds-toi là ;<br />

raconte-moi tranquillement comment ta belle<br />

Magdelaine a influé sur tes amours, et dis-moi où<br />

sont les pierres qui te gênent sur ta route, afin que<br />

je les écarte ; car je te promets d’avance mon<br />

secours. Plus les choses sont aventureuses, plus<br />

elles me plaisent à moi. – Vois-tu ? le sang<br />

recommence à bouillonner dans mes veines, et<br />

ma diète veut que je fasse quelque folie. Ainsi,<br />

conte-moi cela, Antonio ; mais, comme je te l’ai<br />

dit, point de soupirs, de oh ! de ah ! de ciel ! et de<br />

mon Dieu ! je t’écoute.<br />

Antonio prit place sur l’escabeau que Salvator<br />

lui indiqua auprès du tableau auquel il travaillait,<br />

et commença ainsi : – Dans la rue Ripetta, dans<br />

une haute maison dont on aperçoit de loin le<br />

balcon saillant quand on arrive par la porte del<br />

Popolo, demeure le plus singulier personnage qui<br />

soit peut-être dans Rome. Un vieux courtisan,<br />

portant en lui tous les vices de sa caste, avare,<br />

vaniteux, jouant le jeune homme, fat, amoureux.


Il est haut et sec comme une gaule, paré comme<br />

un hildago, et chargé d’une perruque blonde, de<br />

gants à franges, de rubans, d’une épée immense<br />

et d’un chapeau pointu. – Arrête, arrête un<br />

moment, Antonio ! dit Salvator. Et, retournant la<br />

toile qu’il peignait, il prit du blanc et dessina en<br />

peu de traits hardis le personnage qu’il avait<br />

trouvé gesticulant devant la Magdelaine. – Par<br />

tous les saints ! s’écria Antonio en bondissant sur<br />

son siège et en riant aux éclats au milieu de son<br />

désespoir, c’est lui, c’est le signor Pasquale dont<br />

je parle ; le voilà tout vivant ! – Tu vois bien, dit<br />

tranquillement Salvator, que je connais le patron.<br />

C’est sans doute ton rival ; mais continue. – Le<br />

signore Pasquale Capuzzi, reprit Antonio, est<br />

immensément riche ; en même temps, comme je<br />

vous l’ai dit, c’est un fat et un avare. Ce qu’il y a<br />

de mieux en lui, c’est qu’il aime les arts, et pardessus<br />

tout la musique et la peinture ; mais il y a<br />

tant de bizarrerie dans ses goûts que même en<br />

cela on ne peut s’entendre avec lui. Il se regarde<br />

comme le premier compositeur du monde, et se<br />

tient pour un chanteur comme il n’y en a pas dans<br />

la chapelle du pape. Aussi il ne regarde notre


vieux Frescobaldi que par-dessus l’épaule, et il<br />

prétend que Ceccarelli chante comme une botte<br />

dans un étrier ; mais comme le premier chanteur<br />

du pape se fait nommer Odoardo Ceccarelli di<br />

Merania, notre gentilhomme se fait nommer<br />

signor Pasquale Capuzzi di Sinigaglia ; car c’est à<br />

Sinigaglia qu’il est né, et, à ce qu’on dit, dans la<br />

barque d’un pêcheur, où sa mère, effrayée par un<br />

chien de mer, le mit au monde avant terme. Dans<br />

sa jeunesse, il fit exécuter sur le théâtre un opéra<br />

qui fut impitoyablement sifflé, ce qui ne l’a pas<br />

guéri de la manie qu’il a de faire de la musique<br />

abominable. Il jurait même, en entendant l’opéra<br />

de Francesco Cavelli Le Nozze di Teti e di Peleo,<br />

que le maître lui avait pris ses idées les plus<br />

sublimes. Il est encore possédé de la maladie de<br />

chanter et de martyriser une pauvre guitare<br />

hydropique qui n’en peut mais. Son fidèle Pylade<br />

est une espèce de nain, demi-castrat, que les<br />

Romains nomment Pitichinaccio. À ce couple se<br />

joint d’ordinaire... Devinez qui ?.. nul autre que<br />

le docteur Pyramide, qui file des sons comme un<br />

âne mélancolique, et qui se figure avoir une voix<br />

de basse qui fait envie à Martinelli, de la chapelle


papale. Ces trois vénérables personnages se<br />

rassemblent le soir, se placent sur le balcon, et<br />

chantent des motets de Carissimi de manière à<br />

exciter les gémissements de tous les chats et de<br />

tous les chiens du voisinage, et à se faire maudire<br />

de toutes les créatures humaines que leur mauvais<br />

destin amène à cette heure dans la Ripetta.<br />

Mon père allait souvent chez ce signor<br />

Pasquale Capuzzi, dont il soignait la barbe et la<br />

perruque en sa qualité de barbier-chirurgien.<br />

Lorsque mon père mourut, j’héritai de ce soin ; et<br />

Capuzzi fut très content de moi, parce que, disaitil,<br />

je savais mieux que personne donner un tour<br />

audacieux à sa moustache, et surtout, ce qu’il<br />

n’avouait pas, parce que je me contentais d’un<br />

misérable quattrino qu’il me donnait pour salaire.<br />

Mais il croyait me récompenser richement, parce<br />

que, chaque fois que je lui taillais sa barbe, il me<br />

coassait aux oreilles, les yeux fermés, une ariette<br />

de sa composition.<br />

Un jour, j’arrivais paisiblement, comme<br />

d’ordinaire : j’ouvris la porte, et j’aperçus une<br />

jeune fille, – un ange de lumière ! – Vous


connaissez ma Magdelaine ? – C’était elle ! Je<br />

restai immobile ; il semblait que mes pieds<br />

eussent pris racine dans le parquet. – Vous ne<br />

voulez pas d’exclamations ? rassurez-vous, je<br />

vous les épargnerai. Bref, je fus enflammé de<br />

l’amour le plus ardent. Le vieux gentilhomme me<br />

dit, en fronçant le sourcil, que c’était la fille de<br />

son frère Pietro, qui était mort à Sinigaglia ;<br />

qu’elle se nommait Marianna, qu’elle était sans<br />

parents, et que lui, en sa qualité d’oncle et de<br />

tuteur, l’avait recueillie dans sa maison. Vous<br />

pouvez penser que dès lors la maison de Capuzzi<br />

devint mon paradis. Jamais je ne pouvais parvenir<br />

à me trouver un instant seul avec Marianna ; mais<br />

ses regards, maint soupir étouffé, plus d’un<br />

serrement de main ne me laissaient pas douter de<br />

mon bonheur. – Le vieillard me devina ; il se<br />

plaignit de ma conduite, et me demanda quelles<br />

étaient mes prétentions. Je lui confessai<br />

ingénument que j’aimais Marianna de toute mon<br />

âme, et que je ne connaissais de plus grand<br />

bonheur sur la terre que celui de m’unir à elle. À<br />

ces mots, Capuzzi me toisa de la tête aux pieds, et<br />

prétendit qu’il n’eût jamais soupçonné que des


pensées aussi ambitieuses pussent germer dans la<br />

tête d’un misérable ratisseur de barbes. La colère<br />

me donna de l’orgueil ; je lui répondis qu’il<br />

savait bien que je n’étais par un barbier, mais un<br />

habile chirurgien, et en outre, pour la peinture, un<br />

élève du grand Annibal Carrache et de<br />

l’incomparable Guido. Capuzzi se mit à rire aux<br />

éclats : – Eh ! mon doux seigneur barbier, mon<br />

excellent seigneur chirurgien, mon sublime<br />

Annibal Carracci, mon bien-aimé Guido Reni,<br />

allez à tous les diables, et ne vous remontrez pas<br />

ici, si vous voulez conserver vos membres<br />

intacts !<br />

À ces mots, le vieux Capuzzi me chassa<br />

rudement, et me poussa vers la porte. La patience<br />

m’échappa. Je pris le vieillard à la gorge, et je le<br />

secouai si terriblement que tous ses vieux os en<br />

craquèrent. La porte me fut fermée à jamais.<br />

C’est là qu’en étaient les choses lorsque vous<br />

arrivâtes à Rome, et lorsque le ciel inspira au bon<br />

père Bonifazio de m’amener auprès de vous.<br />

Quand, par votre adresse, l’académie m’eut reçu<br />

dans son sein, quand tout Rome me combla de


louanges, j’allai me présenter au vieux Capuzzi<br />

comme un spectre menaçant. Je lui parus tel, sans<br />

doute ; car il pâlit, et se retira, tremblant de tous<br />

ses membres, derrière une grande table. Je lui dis<br />

alors, d’un ton ferme et grave, qu’il n’y avait plus<br />

d’Antonio Scacciati, chirurgien et ratisseur de<br />

barbes, mais que celui qui portait ce nom était un<br />

peintre renommé et un académicien de Saint-Luc,<br />

à qui il ne refuserait pas la main de sa nièce. Sa<br />

colère fut excessive. Il hurla d’une manière<br />

effrayante, se tordit les mains, et s’écria que<br />

j’étais un misérable, que je lui avais dérobé sa<br />

Marianne, sa nièce chérie, pour la mettre sur la<br />

toile et la produire à tous les yeux ; mais que je<br />

prisse garde à moi, parce qu’il me brûlerait, moi<br />

et tous mes tableaux. Et à ces mots, il se mit à<br />

crier d’une voix si effroyable, – au feu ! et au<br />

voleur ! que je pris le parti de m’échapper.<br />

Le vieux fou de Capuzzi est éperdument<br />

amoureux de sa nièce. Il la renferme étroitement ;<br />

et, s’il parvient à obtenir une dispense, il la<br />

forcera à cet abominable hymen. Toutes mes<br />

espérances sont perdues ! – Pourquoi donc ? dit<br />

Salvator en riant. Je pense, au contraire, que tout


est au mieux. Marianna t’aime, et il ne s’agit que<br />

de l’enlever au vieux Capuzzi. En vérité, je ne<br />

vois pas pourquoi deux hommes résolus comme<br />

nous le sommes ne le tenteraient pas ! Du<br />

courage, Antonio ; au lieu de gémir, de soupirer<br />

et d’être malade d’amour, il faut agir et sauver<br />

Marianna. Retourne à ton logis, et reviens demain<br />

de bonne heure.<br />

À ces paroles, Salvator jeta son pinceau,<br />

s’enveloppa dans son manteau, et se rendit au<br />

Corso, tandis que le pauvre Antonio retournait<br />

lentement dans sa demeure.<br />

III<br />

Pascale Capuzzi<br />

Antonio ne fut pas peu étonné lorsque, le jour<br />

suivant, Salvator lui décrivit dans ses moindres<br />

détails l’intérieur de Capuzzi. – La pauvre


Marianna, dit Salvator, est indignement<br />

tourmentée par ce vieil insensé. Il soupire et<br />

roucoule tout le jour ; et, ce qu’il y a de pis, il<br />

chante pour toucher son cœur, et il chante des airs<br />

qu’il a composés lui-même. Outre cela, il est<br />

jaloux à en mourir, et il éloigne de cette pauvre<br />

fille tous les serviteurs qui, dit-il, pourraient se<br />

prêter à une intrigue. Chaque soir et chaque<br />

matin, un petit monstre, qui fait l’office de<br />

femme de chambre, se présente devant la pauvre<br />

Marianna. Ce spectre n’est autre que le petit<br />

Poucet, le Pitichinaccio, que Capuzzi force à<br />

s’habiller en femme. Quand Capuzzi s’absente, il<br />

ferme soigneusement toutes les portes, et un<br />

coquin, qui a fait autrefois le métier de bravo, et<br />

qui est sbire aujourd’hui, monte la garde devant<br />

la maison. Il semble donc impossible d’y<br />

pénétrer ; et cependant je te promets, Antonio,<br />

que la nuit prochaine tu verras ta Marianna, et en<br />

présence de Capuzzi lui-même. – Que ditesvous<br />

? s’écria Antonio hors de lui ; la nuit<br />

prochaine ! Cela est impossible ! – Silence ! dit<br />

Salvator. Concertons un peu notre plan. D’abord,<br />

je dois te dire que j’étais déjà en relation avec le


signor Capuzzi, sans le savoir. Cette misérable<br />

épinette qui est dans le coin de la chambre, lui<br />

appartient, et je dois lui en donner l’énorme prix<br />

de dix ducats. Lorsque je revins à la santé, le goût<br />

de la musique me reprit ; ç’a toujours été ma joie<br />

et ma consolation. Je priai mon hôtesse de me<br />

procurer une épinette ; et dame Catherine se<br />

souvint aussitôt que dans la rue Ripetta demeurait<br />

un vieux gentilhomme qui voulait vendre un de<br />

ces instruments. On l’apporta ici. Je ne<br />

m’occupai ni du prix ni du possesseur. Hier soir,<br />

j’appris seulement que c’était à l’honnête<br />

seigneur Capuzzi que j’avais à faire. Dame<br />

Catherine s’était adressée à une de ses<br />

connaissances qui demeure dans la maison de<br />

Pasquale, et ne peut imaginer maintenant d’où me<br />

viennent tous mes renseignements. – Ah ! s’écria<br />

Antonio, voilà le chemin trouvé !... – Je sais ce<br />

que tu veux dire, reprit Salvator ; tu penses que<br />

nous pourrons arriver à ta Marianna par dame<br />

Catherine. Mais il n’en sera rien : dame Catherine<br />

est trop bavarde et ne peut nous être utile.<br />

Écoute-moi. – Chaque soir, dans l’ombre, le<br />

signor Pasquale, quelque peine qu’il lui en coûte,


emporte dans ses bras son petit castrat au logis ;<br />

car, pour tout l’or du monde, le craintif<br />

Pitichinaccio ne mettrait le pied sur le pavé à<br />

cette heure. Ainsi donc, quand...<br />

En ce moment on frappa à la porte de l’atelier,<br />

et, au grand étonnement des deux peintres, le<br />

signor Pasquale Capuzzi entra dans toute sa<br />

magnificence. Dès qu’il aperçut Scacciati, il<br />

s’arrêta, se frotta les yeux et aspira l’air autour de<br />

lui, comme si le souffle allait lui manquer.<br />

Salvator s’avança au-devant de lui avec<br />

empressement, le prit par les deux mains, et<br />

s’écria : – Mon digne signor Pasquale, que je me<br />

sens honoré de votre présence dans ma pauvre<br />

demeure ! C’est sans doute l’amour de l’art qui<br />

vous amène vers moi. Vous voulez voir ce que<br />

j’ai fait de nouveau, peut-être me demander un<br />

ouvrage. Parlez, mon digne seigneur : en quoi<br />

puis-je vous être agréable ? – J’ai, dit Capuzzi en<br />

balbutiant, j’ai à vous parler, signor Salvator ;<br />

mais... seul... quand vous serez seul... Pennettez<br />

que je m’éloigne, et que je revienne en temps<br />

plus opportun. – Nullement, dit Salvator en le<br />

retenant fermement. Vous ne bougerez pas d’ici.


Vous ne sauriez venir dans un meilleur moment ;<br />

car puisque vous êtes un grand amateur du noble<br />

art de la peinture, un ami des peintres habiles,<br />

vous n’éprouverez pas peu de joie lorsque je vous<br />

présenterai celui que voici, le signor Antonio<br />

Scacciati, le premier peintre de notre temps, dont<br />

le magnifique tableau de la Magdelaine pénitente<br />

a excité dans Rome le plus vif enthousiasme.<br />

Certainement, vous êtes encore plein de cette<br />

composition, et vous avez sans doute désiré plus<br />

d’une fois de connaître le maître qui l’a créée.<br />

Un tremblement violent s’empara du<br />

vieillard ; il secoua la tête comme par un<br />

mouvement nerveux, et jeta sur Antonio des<br />

regards irrités. Celui-ci s’approcha de Pasquale,<br />

le salua avec aisance, et se félicita de rencontrer<br />

si inopinément le signor Capuzzi, dont les<br />

profondes connaissances en musique et en<br />

peinture faisaient l’admiration, non pas seulement<br />

de Rome, mais de toute l’Italie.<br />

Cette démarche rendit quelque calme à<br />

Capuzzi. Il s’efforça de sourire, releva sa<br />

moustache, murmura quelques paroles


inintelligibles, et se tourna vers Salvator pour lui<br />

parler des dix ducats qu’il avait à recevoir de lui<br />

en paiement de l’épinette. – Nous arrangerons<br />

plus tard cette misérable affaire, mon digne<br />

seigneur ! dit Salvator. Seulement ayez la bonté<br />

de jeter un regard sur cette esquisse que je viens<br />

de terminer, et d’accepter un verre de noble vin<br />

de Syracuse.<br />

Salvator disposa son esquisse sur un chevalet,<br />

avança un siège au vieux gentilhomme, et lui<br />

versa dans une belle coupe de cristal le jus doré<br />

des grappes de Sicile.<br />

Le vieux Capuzzi buvait avec plaisir un verre<br />

de bon vin, quand il ne lui coûtait rien ; il porta la<br />

coupe à sa bouche, contempla l’esquisse en<br />

fermant les yeux à demi, et resta quelque temps<br />

en disant de temps à autre : – Parfait ! –<br />

accompli ! Il eût été difficile de savoir s’il parlait<br />

du vin ou du tableau.<br />

Dès que le vieux gentilhomme fut rendu à sa<br />

bonne humeur, Salvator s’écria tout à coup : –<br />

Dites-moi donc, signor : on prétend que vous<br />

avez une charmante nièce, nommée Marianna ?


Tous nos jeunes seigneurs, poussés par une folie<br />

amoureuse, courent sans cesse à la rue Ripetta, et<br />

se tordent presque le cou à force de lever la tête<br />

vers votre balcon, pour apercevoir la belle<br />

Marianna et dérober un seul de ses regards.<br />

Toute la satisfaction, toute la joie que le bon<br />

vin avait répandues sur les traits de Capuzzi<br />

disparurent aussitôt, ses regards devinrent<br />

louches, et il répondit avec dureté : – On<br />

reconnaît bien en vous la profonde corruption de<br />

notre jeunesse. Vos regards sataniques se portent<br />

sur une enfant pour la perdre ! car je vous le dis,<br />

signor, ma nièce est une véritable enfant, à peine<br />

sortie des bras de sa nourrice.<br />

Salvator parla d’autre chose, et le vieillard se<br />

remit ; mais au moment où remplissant encore<br />

une fois son verre, son visage s’anima d’une<br />

clarté nouvelle, Salvator reprit : – Dites-moi<br />

donc, mon bon seigneur : votre nièce de seize ans<br />

a-t-elle vraiment de beaux cheveux châtains et<br />

des yeux pleins de volupté comme la Magdelaine<br />

d’Antonio ? on le dit généralement. – Je n’en sais<br />

rien, répondit Capuzzi d’un ton grondeur : mais


laissons là ma nièce, et parlons plutôt de votre<br />

art !<br />

Mais Salvator, revenant sans cesse à la belle<br />

Marianna, le vieillard se leva enfin en fureur,<br />

renversa violemment son verre, et s’écria avec<br />

rage : – Par le noir et infernal Pluton, par toutes<br />

les furies, vous faites de ce vin un poison ! Mais<br />

je le vois bien : vous et le digne seigneur<br />

Antonio, vous voulez vous moquer de moi ; cela<br />

ne vous réussira pas. Payez-moi sur-le-champ les<br />

dix ducats que vous me devez, et puis, je vous<br />

laisserai aller à tous les diables, vous et votre<br />

honnête compagnon !<br />

Salvator répliqua, comme s’il eût été<br />

transporté de fureur : – Quoi ! vous osez vous<br />

attaquer à moi dans ma demeure ! vous voulez<br />

dix ducats pour cet instrument vermoulu, dont les<br />

vers ont déjà dévoré toute la moelle ? Dix<br />

ducats ! vous n’en aurez pas cinq, pas trois, pas<br />

un seul, car il ne vaut pas un quatrino. Emportez<br />

cette gothique machine !<br />

À ces mots, Salvator jeta aux pieds de Capuzzi<br />

l’épinette qui rendit un son plaintif et prolongé. –


Ah ! ah ! s’écria Capuzzi, il y a des lois à Rome !<br />

je vous ferai plonger dans un cachot ! À ces mots<br />

il voulut gagner la porte, mais Salvator le retint<br />

avec force, le fit rasseoir sur le siège qu’il venait<br />

de quitter, et lui dit d’une voix douce : – Mon<br />

brave signor Pasquale, vous ne voyez pas que j’ai<br />

voulu faire une plaisanterie ? ce n’est pas dix<br />

ducats, c’est trente ducats que vous recevrez pour<br />

votre épinette. Et il répéta si longtemps : trente<br />

ducats ! que Capuzzi dit enfin d’une voix éteinte :<br />

– Que parlez-vous donc de trente ducats, signor ?<br />

Salvator lui répondit, sans se déconcerter, qu’il<br />

soutenait son dire, et jura sur son honneur<br />

qu’avant une heure l’épinette vaudrait trente et<br />

même quarante ducats, que le signor Pasquale<br />

pourrait recevoir aussitôt.<br />

Le vieillard reprit haleine et murmura : –<br />

Trente ducats, quarante ducats ! Puis il ajouta : –<br />

Mais vous m’avez terriblement offensé, signor<br />

Salvator. – Trente ducats ! répéta Salvator. –<br />

Mais vous avez blessé mon cœur, signor<br />

Salvator ! – Trente ducats, répéta encore<br />

Salvator ; et il répéta toujours : trente ducats,<br />

trente ducats, jusqu’à ce que le vieillard lui eût


dit : – Si je reçois trente ou quarante ducats pour<br />

mon épinette, tout sera oublié, et nous serons<br />

bons amis, signor Salvator. – Mais, dit Salvator,<br />

avant que de remplir ma promesse, j’ai encore<br />

une petite condition à vous faire, mon vénérable<br />

signor Pasquale Capuzzi di Sinigaglia, vous, le<br />

premier compositeur de l’Italie et le meilleur<br />

chanteur qui se puisse trouver. J’ai entendu avec<br />

ravissement la grande scène des Nozze di Teti e<br />

Peleo que ce coquin de Francisco vous a volée,<br />

voulez-vous me la chanter, tandis que je mettrai<br />

cette épinette en état ? C’est un bonheur que je<br />

vous prie de m’accorder.<br />

Le vieillard se mit à sourire le plus<br />

agréablement qu’il put. – On voit, dit-il, que vous<br />

êtes vous-même un excellent musicien, signor ;<br />

car vous savez mieux apprécier les gens de<br />

mérite, que ne le font les ingrats Romains.<br />

Écoutez donc l’ariette des ariettes.<br />

À ces mots, le signor Capuzzi se leva sur la<br />

pointe de ses pieds, ferma les deux yeux à peu<br />

près comme un coq qui s’apprête à chanter, et<br />

commença son ariette d’une voix si effroyable


que dame Catherine et ses filles accoururent,<br />

imaginant que ces cris sinistres annonçaient<br />

quelque malheur. Elles s’arrêtèrent à la porte,<br />

frappées d’étonnement, et composèrent ainsi un<br />

public au sublime virtuose.<br />

Pendant ce temps Salvator avait ouvert<br />

l’épinette, pris sa palette à la main, et il s’était<br />

mis à tracer sur le couvercle la peinture la plus<br />

bizarre qu’on pût imaginer. L’idée principale<br />

était tirée d’une scène de l’opéra de Cavalli, Le<br />

Nozze di Teti ; mais le peintre y mêla une foule<br />

d’autres personnages, parmi lesquels se<br />

trouvaient Capuzzi, Antonio, Marianna d’après le<br />

tableau de la Magdelaine, Salvator lui-même,<br />

dame Catherine et ses deux filles, ainsi que le<br />

docteur Pyramide ; tous si ressemblants, si<br />

animés, groupés avec tant d’art, qu’Antonio ne<br />

put retenir un cri d’admiration à la vue du travail<br />

du maître.<br />

Le vieux Capuzzi ne se laissa pas distraire de<br />

sa musique, et continua de croasser un<br />

interminable récital qui dura environ deux heures,<br />

après lesquelles il retomba épuisé sur son siège.


Salvator venait de terminer son esquisse, qui<br />

avait toute la perfection d’un tableau achevé. –<br />

J’ai tenu ma parole au sujet de l’épinette, signor<br />

Pasquale, dit Salvator ; et, le prenant par le bras,<br />

il le conduisit près de l’instrument. À cette vue le<br />

vieux gentilhomme se frotta les yeux comme s’il<br />

eût vu un miracle. Prenant en toute hâte son bâton<br />

sous son bras, et mettant son chapeau sur sa<br />

perruque, il s’élança d’un bond sur l’épinette,<br />

arracha le couvercle de ses charnières, le plaça<br />

sur sa tête, et s’enfuit en le tenant des deux<br />

mains, à la grande stupéfaction de dame<br />

Catherine et de ses filles. – Le vieux ladre sait<br />

qu’il n’a qu’à porter le couvercle au comte<br />

Colonna ou à mon ami Rossi pour en avoir<br />

quarante ducats et même davantage ! dit Salvator.<br />

Il se mit alors à concerter avec Antonio le plan<br />

d’attaque qu’ils devaient mettre à exécution dans<br />

la nuit. Nous verrons comment il leur réussit.<br />

Lorsque la nuit fut venue, le signor Pasquale,<br />

après avoir bien fermé sa maison, rapporta,<br />

comme de coutume, le petit castrat à son logis.<br />

Durant la route, le petit homme se plaignait


vivement de la vie que lui faisait mener Pasquale<br />

Capuzzi, qui, non content de le faire enrouer à<br />

force d’ariettes et de lui faire brûler les mains à<br />

cuire le macaroni, jugeait à propos de l’employer<br />

en qualité de femme de chambre auprès de<br />

Marianna, profession où il n’y avait à gagner<br />

pour lui que des soufflets et des rebuffades.<br />

Capuzzi le consola en lui promettant de lui<br />

donner une vieille veste de peluche noire pour lui<br />

faire un habit d’abbé ; mais le nain, malcontent,<br />

voulut avoir en outre une perruque et une épée.<br />

Ils arrivèrent ainsi en capitulant dans la rue<br />

Bergognona, où demeurait Pitichinaccio, à quatre<br />

portes de distance de la maison de Salvator.<br />

Capuzzi déposa le nain à terre avec soin,<br />

ouvrit la porte, et ils montèrent ensemble, le petit<br />

homme devant le grand. L’escalier était fort étroit<br />

et assez semblable à l’échelle d’un poulailler ;<br />

mais à peine avaient-ils gravi la moitié des<br />

marches, qu’un effroyable vacarme se fit<br />

entendre au haut de l’escalier ; c’était comme la<br />

voix d’un homme ivre qui conjurait tous les<br />

diables de l’enfer de lui indiquer le chemin de<br />

cette maudite maison. Pitichinaccio se serra


contre la muraille, et conjura Capuzzi, au nom de<br />

tous les saints, de marcher en avant ; mais à peine<br />

Pasquale eut-il fait deux pas que l’ivrogne tomba<br />

du haut des marches, saisit Capuzzi dans ses bras<br />

en le faisant tourner comme un tourbillon, et<br />

s’élança en l’entraînant avec lui jusqu’au milieu<br />

de la rue, à travers la porte ouverte. Là ils<br />

tombèrent à la fois, Capuzzi sur le pavé, et son<br />

camarade ivre étendu sur lui comme une outre<br />

pesante.<br />

– Jésus ! que vous est-il arrivé, signor<br />

Pasquale ? Comment vous trouvez-vous ici au<br />

milieu de la nuit ? Quelle mauvaise affaire avezvous<br />

eue dans cette maison ?<br />

Ainsi parlèrent Antonio et Salvator. – C’est<br />

mon dernier jour, dit Capuzzi en gémissant. Ce<br />

coquin m’a brisé tous les os ; je ne puis plus<br />

bouger.<br />

– Voyons un peu, dit Antonio ; et il se mit à<br />

tâter le corps de Capuzzi, et le pinça si rudement<br />

à la jambe droite que celui-ci poussa un grand cri.<br />

– Par tous les saints ! s’écria Antonio plein<br />

d’effroi, vous vous êtes cassé la jambe gauche, et


à un endroit des plus dangereux. Si l’on ne vous<br />

secourt promptement, vous êtes un homme mort,<br />

ou tout au moins vous boiterez le reste de votre<br />

vie.<br />

Capuzzi poussa un cri lamentable. –<br />

Tranquillisez-vous, mon bon signor, dit Antonio ;<br />

bien que je sois peintre maintenant, je n’ai pas<br />

oublié mon ancien état de chirurgien. Nous allons<br />

vous porter à la demeure de Salvator, et je vous<br />

panserai sur-le-champ. – Mon bon signor<br />

Antonio, murmura Capuzzi, vous nourrissez de<br />

l’inimitié contre moi, je le sais. – Ah ! s’écria<br />

Salvator, il n’est pas question d’inimitié ici ; vous<br />

êtes en danger, et c’est assez pour que l’honnête<br />

Antonio vous offre son secours. Allons, ami<br />

Antonio, aide-moi à le soulever.<br />

Ils soulevèrent tous deux le vieux<br />

gentilhomme qui se plaignait vivement de la<br />

douleur que lui causait sa jambe, et l’emportèrent<br />

au logis de Salvator.<br />

Dame Catherine assura qu’elle avait eu le<br />

pressentiment d’un malheur, et qu’elle ne s’était<br />

pas couchée, à dessein. À la vue du vieux


gentilhomme, elle éclata en reproches. – Je sais<br />

bien, signor Pasquale, dit-elle, qui vous<br />

rapportiez dans cette maison. Vous pensez que<br />

votre nièce Marianna peut se passer du service<br />

des femmes, et vous abusez terriblement de la<br />

patience du pauvre Pitichinaccio, dont vous avez<br />

fait une camariste. Mais, voyez-vous ? ogni carne<br />

ha il suo osso, chaque chair a ses os. Quand on a<br />

une fille chez soi, il lui faut donner des femmes.<br />

Fato il passo seconda la gamba. N’exigez pas de<br />

Marianna ce que vous ne devez pas exiger ; ne<br />

faites pas de votre maison une geôle ; Asino<br />

punto convien che trotti ; quand on est en voyage,<br />

il faut marcher. Vous avez une jolie nièce, il faut<br />

vivre en conséquence : c’est-à-dire faire ce<br />

qu’elle veut. Mais vous êtes un homme dur, qui<br />

n’entend rien à la galanterie ; et par-dessus cela,<br />

amoureux et jaloux à votre âge. Pardonnez-moi si<br />

je vous dis tout cela, mais chi ha nel petto fiele,<br />

non pun sputar miele, quand le cœur est plein de<br />

fiel, la bouche ne peut pas être mielleuse. Eh<br />

bien ! si, comme votre âge le fait présumer, vous<br />

mourez de votre chute, ce sera un avertissement<br />

pour vous, et votre nièce épousera un beau jeune


homme qui lui laissera sa liberté.<br />

Ces paroles coulèrent tout d’une source, tandis<br />

que Salvator et Antonio déshabillaient Capuzzi<br />

avec précaution et le mettaient au lit. Les<br />

reproches de dame Catherine étaient pour lui<br />

autant de coups de poignard ; mais dès qu’il<br />

voulait répondre, Antonio l’arrêtait en lui disant<br />

qu’il augmentait la gravité de son mal, et force lui<br />

fut donc d’étouffer sa colère. Salvator renvoya<br />

enfin dame Catherine pour préparer de l’eau<br />

glacée que demandait Antonio.<br />

Salvator et Antonio se convainquirent que le<br />

drôle qu’ils avaient envoyé dans la maison de<br />

Pitichinaccio avait merveilleusement accompli sa<br />

mission. Excepté quelques contusions dont<br />

témoignaient de légères taches bleues, le signor<br />

Capuzzi n’avait pas éprouvé le moindre<br />

dommage de cette chute, terrible en apparence.<br />

Antonio bassina et banda le pied droit du vieux<br />

gentilhomme de manière à l’empêcher de bouger.<br />

Puis il l’enveloppa dans des draps imbibés d’eau<br />

glacée, afin, disait-il, de prévenir l’inflammation.<br />

– Mon bon signor Antonio, dit Capuzzi en


frissonnant de froid, dites-moi si c’en est fait de<br />

moi, si je mourrai ? – Tranquillisez-vous, signor<br />

Pasquale, dit Antonio ; puisque vous avez<br />

supporté le premier pansement sans perdre<br />

connaissance, le danger n’est plus aussi grand.<br />

Mais il ne faut pas que vous restiez un seul<br />

moment sans chirurgien. – Ah ! mon cher<br />

Antonio, vous savez combien je vous aime !<br />

combien j’estime vos talents ! N’est-ce pas, mon<br />

cher fils ? vous ne m’abandonnerez pas ? – Bien<br />

que je ne sois plus chirurgien, et que j’aie quitté<br />

la lancette, je consens à avoir soin de vous, signor<br />

Pasquale, à condition que vous me rendrez votre<br />

confiance et votre amitié. Vous avez été un peu<br />

rude avec moi. – Ne parlons plus de cela, mon<br />

cher Antonio, je vous en prie. – Votre nièce,<br />

reprit Antonio, doit être mortellement inquiète de<br />

ne pas vous voir revenir. Vous êtes encore assez<br />

fort pour être transporté, et nous vous<br />

rapporterons à votre demeure dès le point du jour.<br />

Là je vous panserai encore une fois, je préparerai<br />

un nouvel appareil, et je dirai à votre nièce ce<br />

qu’il faudra faire pour que vous guérissiez<br />

bientôt.


Le vieillard soupira profondément, ferma les<br />

yeux, et resta quelques moments en silence. Puis<br />

il étendit la main vers Antonio, et lui dit : –<br />

N’est-ce pas, ami, que vous n’avez jamais songé<br />

sérieusement à Marianna ? Cela vous a passé<br />

comme à tous les jeunes gens ? – Que voulezvous,<br />

signor Pasquale ! je croyais être amoureux<br />

de Marianna, et je ne voyais au fond en elle<br />

qu’un bon modèle pour ma Magdelaine. C’est<br />

peut-être pour cela que mon tableau... encore une<br />

fois Marianna m’est devenue indifférente. –<br />

Antonio, s’écria Capuzzi, tu es mon sauveur, ma<br />

consolation ! je n’ai d’espoir qu’en toi !<br />

Quand le matin vint à paraître à travers les<br />

croisées, Antonio dit à Capuzzi qu’il était temps<br />

de le rapporter à sa demeure. Le signor Pasquale<br />

ne répondit que par un profond soupir. Salvator et<br />

Antonio l’enveloppèrent dans un grand manteau<br />

qui avait appartenu au défunt mari de dame<br />

Catherine. Deux porteurs le placèrent sur une<br />

civière, et le transportèrent à la rue Ripetta, suivi<br />

des deux amis.<br />

En apercevant son oncle dans ce pitoyable


état, Marianna poussa des cris affreux et se livra<br />

au désespoir, tant la pauvre enfant avait bon<br />

cœur ; mais au même moment la nature féminine<br />

se décela, car un seul regard de Salvator suffit<br />

pour lui faire comprendre ce qui se passait, et un<br />

fin sourire apparut au milieu de ses larmes.<br />

Antonio prépara artistement un lit, resserra<br />

encore les ligatures qui empêchaient Capuzzi de<br />

se mouvoir, et, grâce à ses soins, lui donna<br />

l’immobilité d’une marionnette dont on a noué<br />

les fils. Puis, il l’enterra sous un monceau de<br />

coussins, la tête enveloppée d’une multitude de<br />

linges mouillés qui l’empêchaient d’entendre les<br />

propos des amants, dont l’âme s’épanchait pour<br />

la première fois sans contrainte en douces larmes<br />

et en tendres baisers.<br />

Antonio ne tarda pas à s’éloigner, pour aller,<br />

comme il l’annonça, préparer quelques potions<br />

salutaires, mais en effet pour aviser avec Salvator<br />

aux moyens d’ajouter encore à l’impotence du<br />

vieux gentilhomme.


IV<br />

Signor Formica<br />

Le jour suivant, Antonio se présenta de<br />

nouveau triste et mécontent devant Salvator. – Eh<br />

bien, qu’as-tu donc ? lui dit Salvator. Tu te<br />

trouves donc bien malheureux de pouvoir, chaque<br />

jour, regarder, caresser et embrasser ta jolie<br />

Marianna ! – Ah ! Salvator, s’écria Antonio, le<br />

diable s’est encore remis à mes trousses ! notre<br />

ruse est éventée, et nous voici en guerre ouverte<br />

avec ce maudit Capuzzi ! – Tant mieux, dit<br />

Salvator. Mais dis-moi un peu comment la chose<br />

s’est passée ? – Figurez-vous qu’au moment où,<br />

après une absence de deux heures au plus, je<br />

revenais dans la rue Ripetta, avec toutes sortes<br />

d’essences, j’aperçus le vieux Capuzzi<br />

entièrement habillé et debout sur sa porte.<br />

Derrière lui se tenait le docteur Pyramide avec<br />

l’infâme sbire, et entre leurs jambes je voyais une


créature, qui était, je crois, le Pitichinaccio. Dès<br />

que le vieux me reconnut, il me menaça du poing,<br />

proféra les plus affreux jurements, et me cria<br />

qu’il me romprait tous les membres si je passais<br />

le seuil de sa porte. – Attends, maudit coquin !<br />

s’écria-t-il, j’emploierai mon dernier ducat à te<br />

faire pendre ; et ton honnête ami le signor<br />

Salvator, ce brigand échappé de la potence, il ira<br />

rejoindre en enfer son capitaine Mas’Aniello, et<br />

en attendant je n’aurai pas de peine à le faire<br />

bannir de Rome !<br />

Ainsi parla le vieux Capuzzi, et comme le<br />

peuple commençait à s’assembler, je vis qu’il ne<br />

me restait pas d’autre parti que de fuir. Dans mon<br />

désespoir je ne voulais pas venir à vous ; car je<br />

savais que vous ne feriez qu’en rire. Et n’en riezvous<br />

pas déjà ?<br />

En effet, Salvator se mit à rire aux éclats. –<br />

Maintenant, s’écria-t-il, la chose devient<br />

divertissante ! Je veux aussi te dire, mon cher<br />

Antonio, ce qui se passa dans la maison de<br />

Capuzzi après ton départ. À peine avais-tu quitté<br />

la maison, que le signor Splendiano


Accoramboni, qui, Dieu sait comment, avait<br />

appris que son ami Pasquale s’était rompu la<br />

jambe dans la nuit, arriva solennellement avec un<br />

chirurgien. Son appareil, la manière dont le<br />

signor Pasquale avait été traité, éveillèrent les<br />

soupçons. Le chirurgien enleva les bandages, et<br />

trouva, ce que nous savions bien, que le pied<br />

droit du digne Capuzzi n’avait pas éprouvé le<br />

moindre dérangement ; tu t’expliques facilement<br />

le reste. – Mais, mon digne maître, reprit<br />

Antonio, dites-moi donc comment vous savez<br />

tout ce qui se passe dans la demeure de Capuzzi.<br />

– Je t’ai dit qu’une amie de dame Catherine<br />

demeure dans la maison de Capuzzi. Cette<br />

femme, veuve d’un marchand de vins, a une fille<br />

que ma petite Marguerite va souvent visiter. Les<br />

jeunes filles ont un instinct tout particulier pour<br />

se rechercher entre elles, et c’est ainsi que Rosa<br />

et Marguerite ont découvert une petite crevasse<br />

qui donne dans la chambre de Marianna. Bientôt<br />

elles se sont trouvées toutes trois d’accord ; et dès<br />

que Capuzzi fait sa méridienne, les jeunes filles<br />

jasent à loisir. C’est ainsi que je suis toujours au<br />

courant de ce qui se passe chez le vieil avare. –


Bénie soit la crevasse de la chambre de<br />

Marianna ! Je vais écrire une lettre à ma bienaimée<br />

! Marguerite la lui portera. – Non, non,<br />

s’écria Salvator, Marguerite nous servira, sans<br />

devenir ta messagère d’amour. D’ailleurs ton<br />

bavardage pourrait tomber dans les mains de<br />

Pasquale et causer mille embarras à Marianna qui<br />

est sur le point de jouer ce vieux Pantalon. La<br />

manière dont elle l’a reçu, lorsque nous l’avons<br />

rapporté à sa maison, l’a entièrement converti. Il<br />

pense fermement que Marianna lui a donné au<br />

moins la moitié de son cœur et qu’il ne lui reste<br />

plus qu’à conquérir l’autre. Pour Marianna,<br />

depuis qu’elle a sucé le venin de tes baisers, elle<br />

est devenue de trois ans plus prudente, plus<br />

expérimentée et plus fine. Non seulement elle a<br />

persuadé à son oncle qu’elle n’a pris aucune part<br />

au tour que nous lui avons joué, mais elle l’a<br />

convaincu qu’elle nous détestait et qu’elle ferait<br />

tous ses efforts pour nous éloigner ; et Pasquale,<br />

pour la récompenser, lui a promis de<br />

condescendre à tous ses désirs. La modeste<br />

Marianna n’a rien exigé de plus de Zio<br />

Carissimo. que d’aller avec lui au théâtre de la


porta del Popolo, voir il signor Formica. Làdessus,<br />

le vieux jaloux a tenu conseil avec le<br />

docteur Pyramide et Pitichinaccio, et ils ont enfin<br />

résolu que Marianna irait demain au théâtre ;<br />

Pitichinaccio doit l’accompagner. Le docteur<br />

Pyramide et Pasquale iront chercher cette nuit le<br />

petit nain à sa demeure, pour l’avoir sous la main,<br />

et demain ce noble trio se rendra avec la belle<br />

Marianna au théâtre del signor Formica devant la<br />

porta del Popolo.<br />

Il est nécessaire de dire ce qu’étaient le signor<br />

Formica et le théâtre de la porta del Popolo.<br />

Rien n’était plus affligeant pour les Romains<br />

que les désappointements qu’ils éprouvaient au<br />

temps du carnaval, lorsque les impresarii ou<br />

entrepreneurs de théâtre étaient malheureux dans<br />

le choix de leurs compositeurs et de leurs sujets ;<br />

lorsque le primo tenor du théâtre de l’Argentina<br />

avait perdu sa voix en route, lorsque le primo<br />

huomo du teatro Valle souffrait d’un rhume ;<br />

bref, lorsque les divertissements auxquels on<br />

s’attendait se trouvaient perdus, et que le Giovedi


Grasso 1 venait couper court à toutes les<br />

espérances qu’on nourrissait encore.<br />

Presque immédiatement après un triste<br />

carnaval de ce genre, un certain Nicolo Musso<br />

ouvrit, devant la porta del Popolo, un théâtre sur<br />

lequel il ne devait représenter que de petites<br />

bouffonneries improvisées. L’annonce fut faite<br />

dans un style spirituel et piquant ; et les Romains<br />

qui étaient affamés de quelques divertissements<br />

dramatiques, conçurent une idée favorable de<br />

l’entreprise de Musso. L’arrangement du théâtre<br />

ou plutôt des tréteaux, n’annonçait pas que<br />

l’entrepreneur fût dans une situation brillante. Il<br />

ne s’y trouvait ni orchestre ni loges. Au lieu de<br />

ces divisions, on avait établi au fond de la salle<br />

une galerie, au centre de laquelle brillait<br />

l’écusson du comte Colonna, qui avait pris Musso<br />

et son théâtre sous sa protection. Une petite<br />

élévation autour de laquelle pendaient quelques<br />

tapisseries qui, selon la nécessité, représentaient<br />

tantôt un bois, tantôt un salon ou une rue, servait<br />

de scène. De rudes banquettes de bois, offertes<br />

1 Jeudi gras.


aux spectateurs, complétaient l’ameublement de<br />

la salle, et ces sièges incommodes n’étaient pas<br />

de nature à faire cesser le mécontentement qui<br />

éclatait de toutes parts, à la vue d’un théâtre aussi<br />

chétif, qu’on avait annoncé avec tant de pompe.<br />

Mais à peine les deux premiers acteurs qui<br />

parurent eurent-ils prononcé quelques paroles,<br />

que le public devint attentif ; et à mesure que la<br />

pièce avançait, l’attention s’accrut ; bientôt on<br />

passa à l’assentiment, puis à l’admiration, et<br />

enfin au plus haut degré d’enthousiasme, qui<br />

éclata par des éclats de rire, des<br />

applaudissements, et des bravos prolongés.<br />

En effet, on ne pouvait rien voir de plus<br />

accompli que ces représentations improvisées de<br />

Nicolo Musso, qui étincelaient de verve, d’esprit<br />

et d’abandon, et qui fustigeaient d’une façon<br />

sanglante les folies du jour. Chacun des<br />

comédiens donnait à son rôle un caractère<br />

inimitable, mais le Pasquarello entraînait surtout<br />

les spectateurs par le talent qu’il avait d’imiter<br />

jusqu’à s’y méprendre, la voix, la figure et les<br />

attitudes des personnages connus dans Rome. Un<br />

esprit peu ordinaire semblait animer l’homme qui


emplissait l’emploi de Pasquarello, et que l’on<br />

nommait signor Formica, et souvent il survenait<br />

dans son ton et dans ses mouvements quelque<br />

chose de si inattendu que les spectateurs se<br />

sentaient glacés du frisson de la peur au milieu du<br />

rire le plus fou. Auprès de lui parut le docteur<br />

Graziano dont la pantomime et l’organe étaient<br />

d’une bouffonnerie sans égale, et qui disait les<br />

choses du monde les plus réjouissantes, sans<br />

déplacer un des muscles de son visage. C’était un<br />

vieux Bolonais nommé Maria Agli qui jouait le<br />

rôle de docteur Graziano. En peu de temps toute<br />

la bonne compagnie de Rome dut affluer au petit<br />

théâtre de Nicolo Musso ; il n’était partout<br />

question que du signor Formica, et dans les rues<br />

comme au théâtre, on n’entendait que ces mots :<br />

Oh ! Formica ! Formica benedetto. Oh<br />

Formicissimo ! On regardait Formica comme une<br />

apparition surnaturelle, et plus d’une vieille<br />

femme qui avait failli mourir de rire au théâtre<br />

disait avec gravité quand on blâmait le<br />

moindrement le jeu de Formica : Scherza coi<br />

Fanti e lascia Star santi ! Cela venait de ce que,<br />

hors du théâtre, le signor Formica était entouré


d’un profond mystère. On ne l’apercevait nulle<br />

part, et tous les efforts qu’on fit pour le<br />

rencontrer furent inutiles. Nicolo Musso gardait<br />

un silence impitoyable sur la demeure de<br />

Formica.<br />

Tel était le théâtre que Marianna aspirait avec<br />

tant d’ardeur à voir.<br />

– Allons attaquer l’ennemi en face, dit<br />

Salvator ; le retour du théâtre à la ville nous offre<br />

la meilleure occasion.<br />

Il fit part à Antonio d’un nouveau projet<br />

auquel celui-ci consentit avec joie, parce qu’il<br />

espérait arracher sa bien-aimée des mains de<br />

l’indigne Capuzzi. Il se réjouissait surtout<br />

d’avance du plaisir de châtier le docteur<br />

Pyramide.<br />

Lorsque la nuit fut venue, Salvator et Antonio<br />

prirent tous deux leurs guitares, et se rendirent à<br />

la rue Ripetta pour aigrir le vieux Capuzzi, en<br />

donnant à Marianna la plus charmante sérénade<br />

qu’on pût entendre. Salvator jouait et chantait<br />

admirablement, et Antonio remplit son emploi de<br />

ténor presque aussi bien qu’eût pu le faire


Odoardo Cecarelli. Le signor Pasquale parut sur<br />

son balcon et voulut forcer les chanteurs à se<br />

taire, en leur adressant des injures ; mais les<br />

voisins que la musique avait attirés à leurs<br />

fenêtres, lui crièrent qu’il fatiguait assez souvent<br />

leurs oreilles par sa musique infernale, et qu’il les<br />

laissât une fois entendre une belle voix. Pasquale<br />

se vit ainsi forcé d’écouter, à son grand martyre,<br />

presque toute la nuit, les chants d’amour que<br />

Salvator et Antonio adressaient à Marianna.<br />

Marianna elle-même, se montra au balcon, en<br />

dépit de tous les efforts que fit Capuzzi pour<br />

l’éloigner.<br />

Le soir du jour suivant, la plus belle<br />

compagnie qu’on eût jamais vue sortir de la rue<br />

Ripetta, se dirigea vers la porta del Popolo. Elle<br />

attira tous les yeux, et on se demanda si le<br />

carnaval avait oublié encore quelques-uns de ses<br />

masques dans la ville. Le signor Pasquale<br />

Capuzzi, avec un bel habit à l’espagnole, le<br />

chapeau surmonté d’une plume jaune toute<br />

neuve, conduisait la belle Marianna, dont on<br />

distinguait seulement la taille élancée, car son<br />

visage était couvert d’un voile épais. De l’autre


côté, marchait le signor Splendiano<br />

Accoramboni, enseveli sous sa grande perruque<br />

qui lui couvrait tout le dos ; de sorte que de loin il<br />

semblait qu’on vît une tête immense marcher sur<br />

deux petites jambes. Immédiatement derrière<br />

Marianna se traînait un petit monstre ; c’était<br />

Pitichinaccio en habit de matrone, couleur de feu,<br />

la tête recouverte d’un réseau orné de rubans.<br />

Ce soir-là, le signor Formica se surpassa, et,<br />

ce qu’on n’avait pas encore vu, il mêla à son rôle<br />

de petits airs dans lesquels il imita la manière de<br />

plusieurs chanteurs connus. Le goût du théâtre,<br />

que le vieux Capuzzi avait porté jadis presque<br />

jusqu’à la folie, se réveilla en lui avec une<br />

vivacité nouvelle. Il baisa avec ravissement les<br />

mains de Marianna, et jura qu’il ne passerait pas<br />

une soirée sans visiter le théâtre de Nicolo<br />

Musso. Il éleva signor Formica jusqu’aux nues, et<br />

se joignit de toutes ses forces aux<br />

applaudissements des spectateurs. Le signor<br />

Splendiano se montra moins satisfait, et avertit<br />

Capuzzi et la belle Marianna de ne pas rire d’une<br />

façon si immodérée, nommant d’une haleine<br />

vingt maladies qui pourraient résulter d’un trop


grand ébranlement de la rate. Marianna et<br />

Capuzzi n’accordaient nulle attention à cet avis.<br />

Pour Pitichinaccio, il se sentait tout malheureux.<br />

Il avait été forcé de prendre place derrière le<br />

docteur Pyramide, qui l’ombrageait entièrement<br />

avec sa vaste perruque. Il n’apercevait pas la<br />

moindre partie de la scène ni des comédiens ; et,<br />

en outre, il était tourmenté sans relâche par deux<br />

femmes malicieuses qui étaient assises auprès de<br />

lui. Elles le nommaient une charmante signora,<br />

lui demandaient si, en dépit de sa jeunesse, il était<br />

déjà marié et s’il avait des enfants, qui, disaientelles,<br />

devaient être de gentilles créatures. Le<br />

pauvre Pitichinaccio sentait des gouttes de sueur<br />

froide ruisseler sur son front ; il ne cessait de<br />

trépigner, de geindre et de maudire sa misérable<br />

existence.<br />

Lorsque la représentation fut achevée, le<br />

signor Pasquale attendit que tous les spectateurs<br />

fussent écoulés. On éteignait la dernière lumière à<br />

laquelle le signor Splendiano venait d’allumer un<br />

petit falot, lorsque Capuzzi, accompagné de<br />

Marianna et de ses amis, reprit lentement le<br />

chemin de la ville.


Ils étaient encore passablement éloignés de la<br />

porta del Popolo, lorsqu’ils se virent tout à coup<br />

entourés par plusieurs personnes enveloppées de<br />

manteaux. Au même moment, le flambeau du<br />

docteur, frappé violemment, tomba et s’éteignit.<br />

Capuzzi et le docteur demeurèrent sans voix.<br />

Alors une clarté rougeâtre tomba sur les<br />

personnages qui les entouraient, et quatre pâles<br />

têtes de mort regardèrent le docteur du fond des<br />

cavités étincelantes de leurs yeux vides. –<br />

Malheur ! malheur ! à Splendiano Accoramboni !<br />

s’écrièrent-elles d’une voix sourde. Puis, une de<br />

ces figures s’approcha de lui, et dit : – Me<br />

connais-tu, me connais-tu, Splendiano ? Je suis<br />

Cordier, le peintre français que tu as enterré la<br />

semaine passée, et que tes médecines ont mis<br />

sous terre !<br />

Le second s’approcha : – Me connais-tu,<br />

Splendiano ? Je suis Kuffner, le peintre allemand<br />

que tu as empoisonné avec tes maudites pilules !<br />

Le troisième vint à son tour : – Me connais-tu,<br />

Splendiano ? Je suis Lliers, le Flamand que tu as<br />

tué, ainsi que mon frère, avec tes électuaires,


pour nous voler nos tableaux !<br />

Le quatrième dit enfin : – Me connais-tu ? Je<br />

suis Ghigi, le peintre napolitain que tu as étouffé<br />

avec tes poudres !<br />

Et tous les quatre répètent : – Malheur à toi,<br />

Splendiano ! maudit docteur Pyramide ! il faut<br />

que tu descendes avec nous dans l’enfer. On<br />

t’attend : – partons, partons ! – À ces mots, ils se<br />

jetèrent sur le malheureux docteur, l’enlevèrent<br />

en l’air, et l’emportèrent avec la rapidité du vent.<br />

Quelque horreur qu’éprouvât le signor<br />

Pasquale, en voyant ainsi emporter son ami, il<br />

montra toutefois un merveilleux courage.<br />

Pitichinaccio avait caché sa tête dans le manteau<br />

de Capuzzi, et celui-ci avait toutes les peines du<br />

monde à s’en débarrasser.<br />

– Remets-toi, dit Capuzzi ; viens avec moi, ma<br />

colombe ; mon digne ami Splendiano est au<br />

diable. Que saint Bernard, qui était lui-même un<br />

grand médecin, l’assiste, si ces enragés de<br />

peintres, qu’il a trop vite menés à sa Pyramide,<br />

lui tordent le col ! – Qui chantera donc<br />

maintenant mes parties de basse ! et ce petit


coquin de Pitichinaccio me serre tellement la<br />

gorge, en tirant mon manteau, que de six<br />

semaines je ne pourrais produire un son ! Ne sois<br />

plus inquiète, ma Marianna, ma douce espérance,<br />

tout est passé.<br />

Marianna assura qu’elle avait surmonté sa<br />

frayeur, et à Capuzzi de ne pas s’occuper d’elle ;<br />

mais celui-ci ne la retint que plus fermement, et<br />

assura que pour rien au monde il ne lui laisserait<br />

faire seule un pas au milieu de ces ténèbres.<br />

Au moment où le signor Capuzzi se disposait<br />

à se remettre en route, quatre figures de diable,<br />

qui semblaient sortir de dessous terre, s’arrêtèrent<br />

devant lui : – Pasquale Capuzzi, maudit fou !<br />

Viens, diable amoureux ! nous sommes tes<br />

compagnons ; nous te cherchons pour t’emmener<br />

en enfer avec ton camarade Pitichinaccio. – Ainsi<br />

crièrent les diables. Capuzzi tomba par terre avec<br />

Pitichinaccio, et tous les deux poussèrent des cris<br />

effroyables.<br />

Marianna s’était débarrassée de son vieux<br />

tuteur, et s’était retirée à l’écart. Un des diables la<br />

serra tout doucement dans ses bras, et lui dit : –


Ah ! Marianna ! ma Marianna ! j’ai donc enfin<br />

réussi. Mes amis emmènent Pasquale. Partons<br />

ensemble ; nous trouverons bientôt un asile. –<br />

Mon Antonio ! murmura doucement Marianna.<br />

Mais tout à coup, des flambeaux vinrent<br />

éclairer la scène, et Antonio se sentit frapper sur<br />

l’épaule ; il se détourna avec la rapidité de<br />

l’éclair, tira son épée du fourreau, et s’élança sur<br />

celui qui l’avait frappé et qui levait le stylet sur<br />

lui. Il aperçut alors ses amis, qui se battaient<br />

contre une troupe de sbires. Avec quelque<br />

vaillance qu’ils se défendissent, ils eussent<br />

infailliblement succombé, vu le nombre de leurs<br />

adversaires, si deux hommes n’étaient venus tout<br />

à coup se jeter dans leurs rangs et attaquer les<br />

sbires. Un des étrangers étendit du premier coup,<br />

à ses pieds, le sbire qui avait frappé Antonio.<br />

Le combat fut décidé en peu d’instants, tous<br />

ceux des sbires qui n’étaient pas blessés<br />

s’enfuirent vers la porta del Popolo, en poussant<br />

de grands cris.<br />

Salvator Rosa – ce n’était personne autre que<br />

lui qui était accouru au secours d’Antonio –


voulut courir à leur poursuite ; mais Maria Agli,<br />

qui était venu avec lui, et qui l’avait<br />

vigoureusement secondé malgré son grand âge,<br />

s’y opposait, disant que la garde placée à la porte<br />

del Popolo les arrêterait sans doute. Ils se<br />

rendirent tous alors chez Nicolo Musso, qui reçut<br />

les amis dans sa petite maison, non loin du<br />

théâtre. Les peintres déposèrent leurs masques et<br />

leurs manteaux barbouillés de phosphore, et<br />

Antonio pansa les blessures de Salvator, d’Agli et<br />

des autres jeunes gens, qui n’étaient pas<br />

dangereuses.<br />

Le tour, quelque fort et hardi qu’il était, eût<br />

réussi, si Salvator et Antonio n’eussent perdu de<br />

vue quelqu’un qui avait tout gâté. Michele qui<br />

avait été autrefois un brava et un sbire, et qui était<br />

en quelque sorte le domestique de Capuzzi,<br />

l’avait suivi, au théâtre, à quelque éloignement, il<br />

est vrai, parce que le glorieux Capuzzi avait<br />

honte d’un valet en guenilles, comme l’était<br />

Michele. Lorsque les spectres lui apparurent,<br />

Michele, qui ne craignait ni la mort ni le diable,<br />

se douta de quelque chose, courut à la porte del<br />

Popolo, y ramassa tous les sbires qu’il trouva, et


evint tomber sur les diables au moment où ils se<br />

disposaient à enlever Pasquale. Ce dernier avait<br />

profité du tumulte pour emporter Marianna,<br />

évanouie dans ses bras, et s’était sauvé avec une<br />

rapidité sans égale, suivi de son inséparable nain.<br />

Le lendemain matin, on trouva auprès de la<br />

pyramide de Cestius, le docteur Splendiano<br />

entièrement roulé et enfoncé dans sa perruque, où<br />

il dormait profondément, comme dans un lit bien<br />

mol et bien chaud. Lorsqu’on le réveilla, il battit<br />

la campagne, et on eut peine à le convaincre qu’il<br />

se trouvait encore à la surface de la terre et dans<br />

Rome. Enfin, lorsqu’on le ramena à sa maison, il<br />

remercia de sa délivrance la sainte Vierge et tous<br />

les saints, jeta par la fenêtre toutes ses teintures,<br />

ses essences, ses électuaires et sa poudre, brûla<br />

ses recettes, et jura de ne guérir désormais ses<br />

patients que par l’imposition des mains, comme<br />

l’avait fait jadis un célèbre médecin, dont le nom<br />

ne me revient pas à la mémoire en ce moment. –<br />

Je ne sais, dit le lendemain Antonio à Salvator,<br />

quelle rage s’est allumée en moi depuis que mon<br />

sang a coulé ? Mort et ruine à ce misérable<br />

Capuzzi ! Je le tuerai, s’il fait résistance, et


j’enlèverai Marianna.<br />

– Admirable invention ! dit Salvator en riant ;<br />

parfaitement imaginé ! Je ne doute pas non plus<br />

que tu aies trouvé un moyen d’amener par les airs<br />

ta Marianna à la place d’Espagne, afin qu’on ne<br />

te saisisse pas et qu’on ne te pende pas, avant que<br />

tu arrives à ce lieu d’asile. – Non, mon cher<br />

Antonio ! la violence n’est bonne à rien, et tu<br />

penses bien que le signor Pasquale est maintenant<br />

sur ses gardes. D’ailleurs, notre escapade a fait du<br />

bruit ; et la risée générale qu’a excitée le<br />

traitement que nous avons fait subir à Pasquale et<br />

à Splendiano, a éveillé la police de son sommeil<br />

habituel. Non, Antonio, tenons-nous à la ruse :<br />

Con arte e con inganno si vive mezzo l’anno, con<br />

inganno e con arte si vive l’altra parte 2 . Ainsi<br />

parle dame Catherine, et elle a raison. Dans peu<br />

de jours, tu enlèveras réellement ta Marianna. J’ai<br />

instruit de tout Nicolo Musso et Formica, et nous<br />

arrangerons cela ensemble de façon à ne pas<br />

manquer notre coup. Console-toi, Antonio, signor<br />

2 Si l’art et la ruse vous font vivre une moitié de l’année, la ruse et<br />

l’art vous font vivre l’autre moitié.


Formica va venir à ton aide. – Signor Formica,<br />

dit Antonio d’un air de mépris ; à quoi peut ici<br />

aider ce baladin ? – Oh ! oh ! s’écria Salvator,<br />

ayez du respect pour signor Formica, je vous en<br />

prie, mon maître. Ne savez-vous pas que signor<br />

Formica est une espèce de sorcier initié aux<br />

sciences occultes ? Je vous le dis, signor Formica<br />

viendra à votre aide. Le vieux Maria Agli,<br />

l’admirable docteur Graziano, le Bolonais, est<br />

aussi de notre complot, et il joue un rôle<br />

important. C’est du théâtre de Musso que tu<br />

enlèveras Marianna. – Salvator, dit Antonio ;<br />

vous me bercez d’espérances trompeuses ;<br />

comment pensez-vous que Pasquale se décide<br />

jamais à retourner au théâtre de Musso ! – Il n’est<br />

pas si difficile de l’attirer que tu penses. On aura<br />

plus de peine à le décider à entrer au théâtre sans<br />

ses compagnons. Pour toi, prépare-toi à emmener<br />

Marianna à Florence où ton talent te procurera<br />

bientôt des appuis et des connaissances. Reposetoi<br />

sur moi pour le reste. Quelques jours de repos,<br />

puis à l’ouvrage. Encore une fois, Antonio, le<br />

signor Formica viendra à ton aide.


V<br />

Les deux Capuzzi<br />

Le signor Capuzzi ne savait que trop bien qui<br />

lui avait préparé la disgrâce de la porta del<br />

Popolo, et on peut imaginer quelle colère<br />

l’animait contre Antonio et Salvator Rosa. Il<br />

s’efforçait de consoler Marianna, qui se disait<br />

malade de frayeur, mais qui ne l’était en effet que<br />

du chagrin d’avoir vu le maudit Michele l’enlever<br />

à son Antonio. Marguerite lui apportait<br />

assidûment des nouvelles de son bien-aimé, et<br />

elle mettait toute sa confiance dans l’esprit<br />

entreprenant de Salvator. Elle attendait d’un jour<br />

à l’autre quelque nouvel événement, et, en<br />

attendant, elle se consolait en tourmentant le<br />

vieux Pasquale, qui, dans son amour, se prêtait à<br />

tous les caprices de sa pupille. Lorsqu’elle avait<br />

épuisé sur lui toute sa mauvaise humeur, et<br />

qu’elle souffrait enfin qu’il touchât de ses lèvres


ses petites mains de rose, il jurait qu’il ne<br />

quitterait pas les genoux du pape avant d’avoir<br />

obtenu une dispense pour épouser sa nièce.<br />

Quelques jours s’étaient écoulés, lorsqu’un<br />

matin, vers l’heure de midi, Michele arriva en<br />

toute hâte, et vint annoncer qu’un personnage<br />

était en bas, et demandait avec instance à parler<br />

au signor Pasquale Capuzzi. – Ô puissance du<br />

ciel ! s’écria le vieillard en colère. Ne sais-tu pas,<br />

misérable, que je ne reçois aucun étranger dans<br />

ma maison ? – L’étranger, dit Michele, avait fort<br />

bonne mine ; c’était un homme d’âge, il<br />

s’exprimait fort bien, et se nommait Nicolo<br />

Musso. – Nicolo Musso !... dit Capuzzi en<br />

réfléchissant ; celui qui a le théâtre de la porta del<br />

Popolo... Que peut-il me vouloir ? À ces mots, il<br />

ferma soigneusement la porte, et descendit, pour<br />

aller causer avec Nicolo, sous le péristyle. – Mon<br />

digne signor Pasquale, dit Nicolo en s’avançant<br />

vers lui et en le saluant avec aisance, que je suis<br />

heureux de pouvoir faire votre connaissance !<br />

Que de remerciements ne vous dois-je pas !<br />

depuis que les Romains vous ont vu à mon<br />

théâtre, vous le meilleur appréciateur des arts, le


premier des virtuoses, ma recette et ma vogue ont<br />

doublé. Je ne suis que plus mortifié de ce que<br />

quelques mauvais sujets ont osé vous assaillir sur<br />

la route à votre retour. Par tous les saints, signor<br />

Pasquale, ne gardez pas rancune à mon théâtre à<br />

cause de cela, et que cet attentat, que je maudis,<br />

ne me prive pas de votre visite. – Mon bon signor<br />

Nicolo, répondit Pasquale en se rengorgeant,<br />

soyez assuré que je n’ai jamais éprouvé autant de<br />

plaisir qu’à votre théâtre ; votre Formica, votre<br />

Agli, sont des comédiens qui n’ont pas leurs<br />

égaux : mais la frayeur, qui a presque causé la<br />

mort de mon ami le signor Splendiano<br />

Accoramboni et la mienne, a été trop grande. Elle<br />

ne m’a pas fait prendre en aversion votre théâtre,<br />

mais bien le chemin qui y conduit : mettez votre<br />

théâtre sur la place del Popolo ou dans la rue<br />

Babuina ou dans la rue Ripetta, je ne manquerai<br />

pas une seule soirée d’y venir ; mais il n’y a pas<br />

de puissance sur terre qui me fasse aller à la porta<br />

del Popolo, une fois la nuit venue.<br />

Nicolo soupira, comme obsédé par un profond<br />

souci. – Cela me touche rudement, dit-il, plus<br />

rudement que vous ne croyez peut-être, signor


Pasquale. – Hélas ! j’avais mis en vous toutes<br />

mes espérances ! Je venais implorer votre<br />

assistance ! – Mon assistance ? demanda le<br />

vieillard étonné. En quoi aurais-je pu vous<br />

assister, signor Nicolo ? – Mon bon signor<br />

Pasquale, répondit Nicolo en tirant son mouchoir<br />

et en essuyant ses larmes, mon excellentissime<br />

signor Pasquale, vous aurez remarqué que mes<br />

comédiens mêlent des ariettes à leurs rôles. Je<br />

pensais introduire peu à peu un orchestre, et<br />

enfin, esquivant les ordonnances, à risquer un<br />

opéra. Vous, signor Capuzzi, vous êtes le premier<br />

compositeur de toute l’Italie, et sans l’incroyable<br />

légèreté des Romains et la jalousie des maestri,<br />

on n’entendrait que vos compositions sur les<br />

théâtres. Je voulais vous prier humblement de<br />

m’accorder quelques moments pour les faire<br />

exécuter, autant que mes faibles ressources le<br />

permettent. – Mon brave signor Nicolo, dit<br />

Capuzzi, pourquoi donc nous entretenons-nous<br />

ici dans la rue ? Ayez la complaisance de monter<br />

quelques marches ! Venez avec moi dans ma<br />

pauvre demeure !<br />

À peine Nicolo fut-il entré dans la chambre


que Capuzzi prit une grosse liasse de musique, la<br />

détacha, s’empara d’une guitare, et commença<br />

une effroyable cacophonie, mélange discordant<br />

de miaulements et d’aboiements, qu’il nommait<br />

un air de bravoure.<br />

Nicolo trépignait comme un bienheureux ; il<br />

soupirait, il soufflait, et s’écriait dans les pauses :<br />

– Bravo ! bravissimo ! Benedetissimo Capuzzi !<br />

Jusqu’à ce qu’enfin, dans un excès<br />

d’enthousiasme, il tombât aux genoux de<br />

Pasquale, et les embrassât si violemment qu’il le<br />

fit crier de douleur. – Par tous les saints ! c’en est<br />

assez, signor Nicolo : vous allez me renverser ! –<br />

Non ! s’écria Nicolo, non, signor Pasquale, je ne<br />

me relèverai pas avant que vous m’ayez promis<br />

de me donner cette divine ariette, pour que<br />

Formica puisse la chanter après-demain sur mon<br />

théâtre ! – Vous êtes un homme de goût, dit<br />

Pasquale, un homme d’un tact profond ! À quel<br />

autre mieux qu’à vous pourrais-je confier mes<br />

compositions ! Vous aurez toutes mes ariettes...<br />

Mais lâchez-moi ! – Hélas ! je ne pourrai les<br />

entendre, tous mes chefs-d’œuvre. – Laissez-moi<br />

donc, signor Nicolo. – Non, s’écria Nicolo en


serrant toujours fortement les jambes sèches et<br />

frêles de Capuzzi ; signor Pasquale, je<br />

n’abandonnerai pas cette place avant que vous ne<br />

m’ayez donné parole de venir après-demain à<br />

mon théâtre. Craignezvous une nouvelle attaque ?<br />

Ne pensez-vous pas que les Romains, lorsqu’ils<br />

auront entendu vos ariettes, ne vous ramèneront<br />

pas en triomphe avec des torches ? Mais quand<br />

cela n’arriverait pas, moi et mes camarades bienaimés<br />

nous vous escorterons jusqu’à votre<br />

demeure. – Vous voulez m’accompagner vousmême<br />

avec vos camarades ! Combien de gens<br />

êtes-vous bien ? – Nous aurons de huit à dix<br />

personnes à vos ordres. Êtes-vous décidé à<br />

exaucer ma prière ? – Formica, murmura<br />

Pasquale, a une belle voix. – Décidez-vous, de<br />

grâce ! s’écria Nicolo en le serrant de plus près. –<br />

Vous me répondez que je reviendrai sain et sauf<br />

au logis ? dit Pasquale. – J’y engage mon<br />

honneur et ma vie ! s’écria Nicolo. – Tope ! dit<br />

Pasquale. J’irai après-demain à votre théâtre.<br />

Nicolo se releva, et pressa si fortement<br />

Pasquale dans ses bras qu’il lui coupa presque la<br />

respiration.


En ce moment, Marianna entra. Le signor<br />

Pasquale lui fit en vain signe de s’éloigner ; elle<br />

n’y donna aucune attention, et s’avançant vers<br />

Musso, elle lui dit comme en colère : – Vous<br />

cherchez en vain à attirer mon oncle dans votre<br />

théâtre, signor Musso. Vous oubliez l’attaque<br />

affreuse que nous avons eu à essuyer de la part<br />

d’infâmes ravisseurs, et qui m’a presque coûté la<br />

vie ! Jamais je ne souffrirai que mon oncle<br />

s’expose à un danger semblable. Renoncez à vos<br />

projets, maître Nicolo. N’est-ce pas, mon oncle ?<br />

vous ne vous risquerez plus sur cette dangereuse<br />

route de la porta del Popolo ?<br />

En vain Pasquale chercha-t-il à la rassurer en<br />

disant que Musso avait promis de pourvoir à sa<br />

sûreté. – Je m’en tiens à ce que j’ai dit, mon<br />

oncle, reprit Marianna. Je vous conseille de ne<br />

pas vous rendre à ce théâtre. Pardonnez-moi de<br />

parler ainsi en votre présence, signor Nicolo.<br />

Vous êtes, je le sais, en rapport d’amitié avec<br />

Salvator Rosa, et aussi avec Antonio Scacciati.<br />

Comment pouvons-nous nous fier à vous,<br />

puisque vous êtes d’intelligence avec nos<br />

ennemis mortels ? – Quel soupçon ! s’écria


Nicolo tout effrayé, quel effroyable soupçon !<br />

Signora, me jugez-vous donc si méchant ? ai-je<br />

donc une si mauvaise renommée, que vous<br />

pensiez ainsi de moi ? S’il en est ainsi, faitesvous<br />

accompagner par Michele, qui vous a déjà<br />

sauvée et qui prendra avec lui une nombreuse<br />

troupe de sbires. – Que dites-vous ? répondit<br />

Marianna en le regardant fixement. Vous<br />

proposez que des sbires nous accompagnent ?<br />

Allons, signor Nicolo ! je vois que mes soupçons<br />

étaient injustes. Pardonnez-moi mes paroles<br />

inconsidérées. Et cependant je ne puis vaincre<br />

mes inquiétudes, et je prie encore mon cher oncle<br />

de ne pas se rendre à votre invitation.<br />

Le signor Pasquale avait écouté tout ce<br />

discours avec attention ; il ne put se contenir plus<br />

longtemps, il tomba à genoux devant sa nièce,<br />

prit ses mains, les baisa, les couvrit de ses larmes,<br />

et s’écria hors de lui : – Ma céleste Marianna, que<br />

ces inquiétudes, que ces craintes me touchent !<br />

Ah ! c’est bien là l’aveu que tu m’aimes !<br />

Et il la supplia de se calmer, et de venir<br />

écouter avec lui au théâtre la plus divine des


ariettes.<br />

On peut se figurer la peine que dut prendre le<br />

signor Pasquale pour persuader au docteur<br />

Pyramide et à Pitichinaccio de retourner avec lui<br />

au théâtre. Splendiano ne s’y résolut qu’après<br />

avoir reçu d’un moine bernardin un agnus Dei<br />

qui était efficace contre les diables et les démons,<br />

et Pitichinaccio n’y consentit qu’à condition qu’il<br />

quitterait ses habits de science pour prendre un<br />

costume d’abbé.<br />

Ce que Salvator craignait le plus allait donc<br />

arriver, car il prétendait que son plan ne pourrait<br />

réussir que si Pasquale et Mariana étaient séparés<br />

de leurs guides ordinaires ; mais le hasard le<br />

servit encore en cette circonstance.<br />

Dans la même nuit, des cris plaintifs se firent<br />

entendre tout à coup, dans la rue Ripetta, devant<br />

la maison du signor Pasquale ; c’était un si<br />

affreux concert de plaintes, d’injures, et de<br />

gémissements que tous les voisins en furent<br />

réveillés, et que les sbires, qui venaient de<br />

poursuivre un meurtrier jusqu’à la place<br />

d’Espagne, soupçonnant un nouveau meurtre,


accoururent avec leurs flambeaux. Lorsqu’ils<br />

arrivèrent au lieu d’où partaient les cris, ils<br />

trouvèrent le petit Pitichinaccio étendu sur le<br />

pavé, et Michele frappant avec un énorme<br />

gourdin sur le docteur Pyramide, qui s’enfuyait,<br />

tandis que le signor Pasquale accourait l’épée à la<br />

main sur le furieux Michele. Autour d’eux<br />

gisaient des débris de guitares brisées en éclats.<br />

On arrêta le bras de Capuzzi qui eût<br />

infailliblement transpercé Michele. Lorsque<br />

celui-ci aperçut, à la lueur des flambeaux, ce qu’il<br />

avait fait, il resta pétrifié de surprise, puis il<br />

poussa un cri effroyable, et demanda pardon en<br />

s’arrachant les cheveux. – Ni le docteur<br />

Pyramide, ni le nain, n’étaient blessés, mais ils<br />

étaient hors d’état de bouger, et on les transporta<br />

dans leur logis.<br />

Le signor Pasquale s’était lui-même attiré ce<br />

malheur.<br />

Depuis la sérénade d’Antonio et de Salvator, il<br />

avait fait tous ses efforts pour empêcher qu’on ne<br />

la renouvelât, et il avait promis à Michele une<br />

bonne récompense s’il parvenait à frotter les


épaules des premiers chanteurs qui se<br />

présenteraient. Malheureusement il oublia luimême<br />

cette recommandation, et il imagina de<br />

faire à Marianna la galanterie de la régaler des<br />

ariettes qu’il avait composées et qu’on devait<br />

chanter le lendemain sur le théâtre de Musso. Il<br />

alla secrètement chercher ses fidèles amis, et les<br />

amena sous sa fenêtre. Mais à peine avaient-ils<br />

fait entendre les premiers accords que Michele,<br />

joyeux de pouvoir enfin gagner sa récompense,<br />

s’élança de la maison et les battit<br />

impitoyablement. Le signor Pasquale se vit ainsi<br />

forcé de se passer du secours du docteur et de<br />

Pitichinaccio, et de se rendre sans eux au théâtre.<br />

S’il se fût trouvé un moine auprès du signor<br />

Pasquale lorsqu’il sortit de sa maison avec<br />

Marianna pour se rendre au théâtre de Nicolo<br />

Musso, on eût pu croire que ce couple marchait à<br />

l’échafaud. Devant eux marchait, d’un air<br />

rébarbatif, le vaillant Michele, armé jusques aux<br />

dents, et vingt sbires les suivaient à quelques pas.<br />

Nicolo reçut solennellement Pasquale et sa<br />

nièce, à la porte de son théâtre, et les conduisit


tout proche de la scène, à une place qui avait été<br />

réservée pour eux. Le signor Capuzzi se sentit<br />

très flatté de ces marques d’honneur ; il regarda<br />

autour de lui avec orgueil, et sa joie fut d’autant<br />

plus grande qu’il remarqua qu’on n’avait placé<br />

que des femmes auprès de lui et de Marianna. –<br />

Derrière les tapisseries de la scène on entendait<br />

deux violons et une basse qui cherchaient à<br />

s’accorder ; le cœur battit à Pasquale, et il fut<br />

frappé comme d’un coup électrique, lorsque la<br />

ritournelle de son ariette commença.<br />

Formica s’avança sous le costume de<br />

Pasquarello, et chanta la plus misérable des<br />

ariettes, celle de Capuzzi, qu’il accompagna de<br />

gestes forcés. Le théâtre retentit des rires<br />

prolongés des spectateurs. On cria de toutes<br />

parts : Pasquale Capuzzi, compositore virtuoso<br />

celeberrimo. Bravo ! Bravissimo ! Pasquale était<br />

plongé dans une mer de délices. L’ariette<br />

achevée, on cria de tous côtés de faire silence ;<br />

car le docteur Graziano, représenté par Nicolo<br />

Musso lui-même, s’avança sur la scène, se<br />

bouchant les oreilles et criant que Pasquarello<br />

cessât enfin ses maudits croassements.


Le docteur demanda à Pasquarello depuis<br />

quand il s’était habitué à brailler de la sorte, et où<br />

il avait déterré cette abominable ariette.<br />

Pasquarello répondit à cela, qu’il ne savait pas<br />

ce que voulait dire le docteur ; qu’il en était de lui<br />

comme des Romains, qui n’avaient pas de goût<br />

pour la bonne musique et qui n’accordaient pas<br />

d’attention aux plus grands talents. Cette ariette,<br />

dit-il, était du plus grand virtuose et du plus grand<br />

compositeur vivant, au service de qui il avait<br />

l’honneur d’être, et qui l’instruisait lui-même<br />

dans le chant et la musique.<br />

Graziano se mit alors à chercher et nomma<br />

une multitude de virtuoses et de compositeurs<br />

connus ; mais à chaque nom célèbre, Pasquin<br />

secouait la tête avec mépris.<br />

Enfin Pasquarello s’écria que le docteur<br />

montrait une grossière ignorance, en ne<br />

connaissant pas même le premier compositeur de<br />

son temps, qui n’était nul autre que le signor<br />

Pasquale Capuzzi, dont lui Pasquarello était le<br />

serviteur et l’ami.<br />

Le docteur Graziano se mit alors à partir d’un


éclat de rire, et s’écria à son tour : – Comment !<br />

Pasquin, après avoir quitté mon service où vous<br />

attrapiez toujours quelque quattrino outre votre<br />

entretien et vos gages, vous êtes allé vous<br />

engager chez le plus vieux fat qui ait jamais<br />

rempli son ventre de macaroni, chez un fou de<br />

carnaval qui se pavane dans les rues comme un<br />

coq après la pluie, chez l’avare le plus fieffé,<br />

chez un pied-plat amoureux qui crie comme une<br />

chèvre affamée lorsqu’il veut chanter, et met aux<br />

abois tous les chats de la rue Ripetta !<br />

Pasquarello, fort en colère répliqua que c’était<br />

l’envie qui faisait parler le docteur, le cœur sur la<br />

main (col cuore in mana), que le docteur n’était<br />

pas l’homme qu’il fallait pour juger le signor<br />

Pasquale Capuzzi di Sinigaglia ; et Pasquarello se<br />

mit à faire un long panégyrique comique de son<br />

nouveau maître, dans lequel il trouvait toutes les<br />

vertus cardinales et théologales ; il finit par la<br />

description de sa personne qu’il donna pour le<br />

modèle des grâces et de la perfection humaine.<br />

– Voilà mon maître lui-même, qui vous<br />

répondra mieux que moi, s’écria enfin


Pasquarello. – Le signor Pasquale Capuzzi,<br />

parfaitement semblable par ses traits, sa tournure,<br />

son costume et sa marche, au Capuzzi qui était<br />

dans la salle, s’avança sur la scène. La<br />

ressemblance était si merveilleuse que ce dernier,<br />

frappé d’effroi, abandonna la main de Marianna<br />

qu’il n’avait pas quittée un seul instant, et se tâta<br />

lui-même pour s’assurer qu’il était bien éveillé et<br />

que ce n’était pas lui qu’il voyait sur le théâtre de<br />

Nicolo Musso.<br />

Le Capuzzi du théâtre embrassa cordialement<br />

le docteur Graziano, et lui demanda des nouvelles<br />

de sa santé. Le docteur répondit que son appétit<br />

était fort bon, son sommeil tranquille, pour le<br />

servir per servilo ; mais que, pour ce qui<br />

concernait sa bourse, elle était d’une maigreur<br />

effrayante. Il avait donné la veille, afin de plaire à<br />

sa bonne amie, son dernier ducat pour une paire<br />

de bas couleur de romarin, et il se disposait en ce<br />

moment à aller voir un banquier pour savoir s’il<br />

voudrait lui prêter trente ducats. – Comment ne<br />

vous adressez-vous pas à votre meilleur ami ? dit<br />

Capuzzi. Tenez, mon bon signor, voilà trente<br />

ducats. – Pasquale, que fais-tu ! s’écria l’autre


Capuzzi, de sa place, à demi-voix.<br />

Le docteur Graziano parla alors d’intérêts,<br />

d’obligation écrite ; mais le signor Capuzzi<br />

déclara qu’il n’exigeait absolument rien d’un ami<br />

tel que l’était le docteur. – Pasquale, as-tu perdu<br />

l’esprit ? s’écria Capuzzi de sa place, d’une voix<br />

plus haute.<br />

Le docteur Graziano quitta son prêteur, après<br />

beaucoup d’embrassements. Pasquarello<br />

s’approcha alors de Capuzzi, lui fit de profondes<br />

salutations, éleva son mérite jusqu’aux nues, et<br />

lui dit que sa bourse étant attaquée de la même<br />

maladie que celle du docteur, il le suppliait aussi<br />

de la guérir. Capuzzi, sur le théâtre, se mit à rire,<br />

et lui jeta quelques ducats. – Pasquale !<br />

Pasquale ! s’écria Capuzzi, dans la salle, es-tu<br />

possédé du diable ?<br />

On lui commanda de se taire.<br />

Pasquarello continua de chanter les louanges<br />

de Capuzzi, et en vint à l’ariette que Pasquale<br />

avait composée, et qui devait charmer tous les<br />

cœurs. Capuzzi, sur le théâtre, frappa<br />

amicalement l’épaule de Pasquarello, et lui dit en


iant qu’on voyait bien qu’il n’entendait rien à la<br />

musique, qu’autrement il se serait aperçu que<br />

cette ariette, comme toutes celles qu’il donnait<br />

pour siennes, étaient volées à Frescobaldi et à<br />

Carissimi. – Tu mens par ta gorge, coquin !<br />

s’écria Capuzzi de la salle en se levant de sa<br />

place. On lui ordonna de nouveau de se taire, et<br />

on le força de se rasseoir. – Il est temps, dit le<br />

Capuzzi du théâtre, de songer à des choses plus<br />

sérieuses. Je veux donner demain un grand repas,<br />

mon cher Pasquarello ; et il faut que tu me<br />

procures tout ce qui est nécessaire. – À ces mots,<br />

il tira de sa poche une longue liste des mets les<br />

plus rares et les plus dispendieux, qu’il se mit à<br />

lire ; et à chaque mets, Pasquarello disait le prix<br />

qu’il coûtait, et en recevait aussitôt l’argent. –<br />

Pasquale ! coquin ! prodigue ! maudit fou !<br />

s’écria à chaque mets le Capuzzi de la salle, et sa<br />

fureur augmentait en proportion des frais du plus<br />

fou des repas.<br />

Lorsque la liste fut épuisée, Pasquarello<br />

demanda enfin à Capuzzi pour quel motif il<br />

préparait une si brillante fête. – C’est demain le<br />

plus heureux jour de ma vie, répondit le Capuzzi


du théâtre. Sache, mon cher Pasquarello, que je<br />

célèbre demain le mariage de ma charmante nièce<br />

Marianna. J’accorde sa main à un brave jeune<br />

homme, au premier de nos artistes, à Antonio<br />

Scacciati.<br />

À peine le Capuzzi du théâtre eut-il prononcé<br />

ce nom, que l’autre Capuzzi s’écria, les poings<br />

levés et l’œil étincelant : – C’est ce que tu ne<br />

feras pas, misérable Pasquale ! Viens donc la<br />

jeter dans les bras d’un vaurien, ta tendre<br />

Marianna, ta vie, ton espoir, ton tout ! Ah !<br />

maudit fou, essaie d’exécuter ton projet, et je te<br />

ferai passer tes idées de noces à grands coups de<br />

bâton.<br />

Mais le Capuzzi de la scène, non moins animé<br />

que l’autre, lui cria d’une voix grêle : – Que tous<br />

les diables s’emparent de ta personne, maudit<br />

Pasquale ! Vieil avare, fat décrépi ! Prends garde<br />

à toi, si tu ne veux pas que je te traite comme tu<br />

le mérites, et que je ne t’enfonce un bonnet à<br />

cornes sur les oreilles !<br />

Et, tout en jurant et en gesticulant, le<br />

comédien se mit à réciter, l’une après l’autre,


vingt histoires ridicules sur celui qu’il<br />

représentait. – Essaie donc de troubler la joie de<br />

ces deux amants que le ciel a faits l’un pour<br />

l’autre ! lui cria-t-il enfin.<br />

En cet instant, on vit apparaître au fond du<br />

théâtre Antonio Scacciati et Marianna dans les<br />

bras l’un de l’autre. La rage donna des forces au<br />

vieux Capuzzi : d’un bond il se trouva sur la<br />

scène, il tira son épée et s’élança sur le prétendu<br />

Antonio. Au même moment, il se sentit retenir<br />

avec force par un officier de la garde papale, qui<br />

lui dit d’un ton sévère : – Remettez-vous, signor<br />

Pasquale. Vous êtes au théâtre de Nicolo Musso,<br />

où vous jouez, sans le savoir, un rôle fort<br />

réjouissant. Vous ne trouverez ici ni Antonio ni<br />

Marianna.<br />

Les deux personnes que Capuzzi poursuivait<br />

étaient des comédiens, et il ne vit autour de lui<br />

que des visages étrangers. L’épée tomba de ses<br />

mains tremblantes ; il reprit haleine comme après<br />

un rêve pénible, se frotta le front et les yeux, et<br />

s’écria d’une voix terrible : – Marianna !<br />

Marianna !


Mais ses cris ne vinrent pas jusqu’à elle.<br />

Antonio avait profité de ce moment pour pénétrer<br />

jusqu’à sa maîtresse, et l’entraîner vers une petite<br />

porte où un vetturino les attendait avec sa voiture.<br />

Ils partirent aussitôt, et se dirigèrent rapidement<br />

vers Florence.<br />

Pasquale voulut les poursuivre ; mais l’officier<br />

l’arrêta pour qu’il eût à répondre de l’incartade<br />

qu’il venait de commettre, en attaquant les<br />

comédiens à main armée. Le pauvre Capuzzi fut<br />

donc ramené par les mêmes sbires qui devaient le<br />

défendre ; il revint comme un prisonnier dans la<br />

nuit qui devait être témoin de son triomphe.<br />

VI<br />

L’Academia de’ Percossi<br />

Tout est soumis, sous le soleil, à des variations<br />

perpétuelles ; mais rien n’est plus variable que les<br />

dispositions des hommes. Le blâme le plus amer


atteint le lendemain celui qui la veille recevait les<br />

éloges les plus outrés, et on foule aux pieds ce<br />

qu’on adorait naguère.<br />

Il ne se trouvait personne à Rome qui ne rît du<br />

vieux Pasquale Capuzzi, de sa sale avarice, de sa<br />

jalousie farouche, et qui ne souhaitât la<br />

délivrance de la pauvre Marianna ; et maintenant<br />

qu’Antonio avait enlevé sa maîtresse, tous les<br />

sarcasmes se tournaient en compassion pour le<br />

vieillard, qu’on rencontrait dans les rues de<br />

Rome, marchant lentement et la tête baissée, d’un<br />

air inconsolable. Un malheur arrive rarement<br />

seul. Bientôt après le départ de Marianna,<br />

Pasquale perdit son plus fidèle ami : le petit<br />

Pitichinaccio mourut étouffé par une amande<br />

qu’il avala trop gloutonnement, au moment où il<br />

faisait une cadence. Pour le docteur Pyramide, il<br />

abrégea lui-même sa vie par une faute qu’il<br />

commit en écrivant. Les coups que Michele lui<br />

avait administrés lui avaient occasionné une<br />

fièvre violente. Il résolut de se guérir lui-même<br />

par un remède qu’il avait inventé, et écrivit une<br />

recette dans laquelle il se trompa de dose. À<br />

peine eut-il avalé cette médecine qu’il retomba


sur son oreiller, et ne se releva jamais.<br />

L’animadversion générale ne ménagea pas non<br />

plus Salvator Rosa, l’auteur principal des maux<br />

du vieux Pasquale. – C’est bien là, disait-on, un<br />

compagnon de Mas’Aniello, qui prête sa main à<br />

tous les mauvais coups, et dont le séjour à Rome<br />

ne peut manquer d’être pernicieux aux Romains !<br />

La cabale qui se forma dès lors contre Salvator<br />

Rosa parvint bientôt à arrêter l’essor de son<br />

génie. Il sortait sans cesse de son atelier des<br />

tableaux admirables ; mais les prétendus<br />

connaisseurs haussaient toujours les épaules : ils<br />

trouvaient tantôt les montagnes trop bleues, tantôt<br />

les arbres trop verts, ou les figures trop longues ;<br />

blâmaient la disposition, et s’efforçaient de toutes<br />

manières de diminuer le mérite de Salvator. Les<br />

académiciens de San-Luca, qui ne pouvaient<br />

oublier la réception du chirurgien, le<br />

persécutaient tout particulièrement, et s’écartaient<br />

même de leurs attributions en critiquant les vers<br />

que faisait Salvator, et qui souvent étaient pleins<br />

de grâce !<br />

Salvator sentit vivement la conduite de ses


ennemis ; le chagrin et le découragement<br />

s’emparèrent de lui, et il composa, dans cette<br />

disposition, deux tableaux qui mirent tout Rome<br />

en émoi. L’un de ces tableaux représentait<br />

l’instabilité des choses humaines, et on<br />

reconnaissait dans la principale figure, sous le<br />

costume de la plus basse des filles publiques, la<br />

maîtresse bien connue d’un cardinal. Le second<br />

tableau représentait la fortune distribuant des<br />

faveurs. Des barrettes de cardinal, des mitres, des<br />

médailles, des rubans, tombaient sur des brebis<br />

hébétées, sur des ânes et sur d’autres animaux<br />

immondes, tandis que des hommes au port fier et<br />

noble se promenaient en haillons. Salvator avait<br />

donné un libre cours à sa mauvaise humeur, et<br />

chaque animal portait les traits d’un personnage<br />

marquant dans Rome. Ce fut un débordement<br />

général de haine contre Salvator, et il compta<br />

plus d’ennemis que jamais.<br />

Dame Catherine vint l’avertir, les larmes aux<br />

yeux, de se tenir sur ses gardes ; elle avait<br />

remarqué que des inconnus rôdaient pendant la<br />

nuit autour de la maison, et que toutes les<br />

démarches de Salvator étaient surveillées. Ce


peintre vit qu’il était temps de quitter Rome.<br />

Dame Catherine et ses deux filles furent les<br />

seules personnes dont il se sépara avec douleur. Il<br />

se rendit à Florence, où le duc de Toscane l’avait<br />

souvent appelé. Là, il fut dédommagé par les<br />

distinctions les plus flatteuses des tourments qu’il<br />

avait eu à supporter dans Rome. Le duc lui fit de<br />

riches présents, et les savants, les poètes les plus<br />

célèbres du temps se pressèrent autour de lui. Il<br />

suffira de nommer parmi eux Evangelista<br />

Toricelli, Valerio Pimentelli, Batista Ricciardi,<br />

Andrea Cavalcanti, Pietro Salvati, Philippo<br />

Apolloni, Volumnio Bandelli et Francesca<br />

Rovai ; et Salvator sut si bien animer ces<br />

réunions, qu’elles avaient l’aspect le plus<br />

pittoresque. La salle où l’on servait le repas<br />

ressemblait à un bois épais, rempli d’arbustes en<br />

fleurs et de sources vives, et les plats mêmes<br />

étaient ornés de la façon la plus bizarre. Cette<br />

assemblée, qui avait lieu dans la maison de<br />

Salvator Rosa, reçut le nom d’Academia de’<br />

Percossi.<br />

Salvator ne négligeait pas non plus son ami<br />

Antonio, qui vivait paisiblement avec Marianna


et menait la belle vie d’artiste. Ils pensaient<br />

souvent au vieux Pasquale qu’ils avaient trompé,<br />

et à ce qui s’était passé au théâtre de Nicolo<br />

Musso. Antonio demanda à Salvator comment il<br />

se faisait que Agli ou Formica eût pris si<br />

chaudement sa cause, et celui-ci fit cesser son<br />

étonnement en lui apprenant que ce comédien<br />

était son ancien ami. Cependant Marianna ne<br />

pouvait retenir ses larmes en songeant que le<br />

frère de son père emporterait sa haine contre elle<br />

au tombeau, et le souvenir du vieux Pasquale<br />

troublait son bonheur. Salvator les consolait, en<br />

leur disant que le temps adoucirait le<br />

ressentiment du vieillard, et que le hasard<br />

l’amènerait un jour auprès d’eux.<br />

Nous verrons que Salvator était un bon<br />

prophète.<br />

Quelques mois s’étaient écoulés, lorsqu’un<br />

jour Antonio accourut dans l’atelier de Salvator.<br />

Il était pâle et hors d’haleine. – Salvator ! s’écriat-il,<br />

mon ami, mon protecteur, je suis perdu si<br />

vous ne venez à mon secours. Pasquale Capuzzi<br />

est ici ; il a obtenu un ordre d’arrestation contre


moi, comme ravisseur de sa nièce. – Mais, dit<br />

Salvator, que peut faire le signor Pasquale contre<br />

toi ? N’as-tu pas été uni par l’Église avec sa<br />

nièce ? – Ah ! répondit Antonio au désespoir, les<br />

bénédictions de l’Église elle-même ne me<br />

protégeront pas. Dieu sait quel chemin Pasquale a<br />

trouvé pour arriver au neveu du pape ! C’est lui<br />

qui l’a pris sous sa protection et qui lui a fait<br />

espérer que le Saint-Père casserait mon mariage<br />

avec Marianna. – Maintenant je comprends tout,<br />

dit Salvator. C’est la haine que me porte le neveu<br />

du pape qui cause ton malheur. Apprends donc<br />

que cet orgueilleux et grossier personnage<br />

figurait parmi les animaux de mon tableau que la<br />

fortune comblait de ses dons. Par tous les saints !<br />

je ne sais comment remédier à cela.<br />

À ces mots, Salvator, qui n’avait pas cessé de<br />

travailler, déposa sa palette, son pinceau et son<br />

appui, s’arrêta devant son chevalet, les bras<br />

croisés, et fit quelques tours dans l’atelier, tandis<br />

que le pauvre Antonio baissait les yeux en<br />

silence.<br />

Enfin, Salvator s’arrêta devant Antonio et


s’écria en riant : – Écoute, ami, je ne puis rien<br />

faire contre un si puissant adversaire : mais il est<br />

quelqu’un qui te servira ; c’est le signor Formica.<br />

– Ah ! dit Antonio, ne riez pas d’un malheureux<br />

pour lequel il n’est plus d’espoir. – Veux-tu déjà<br />

désespérer de nouveau ? dit Salvator en riant. Je<br />

te le dis, Antonio : notre ami Formica t’aidera à<br />

Florence comme il t’a aidé à Rome. Va consoler<br />

Marianna, et attends paisiblement la fin de tout<br />

ceci. J’espère que vous ferez tous les deux ce que<br />

le signor Formica, qui se trouve justement ici,<br />

vous dira de faire.<br />

Antonio le promit de bon cœur, et s’en alla<br />

moins désespéré qu’il n’était venu ; car il avait<br />

une confiance entière dans les ressources que<br />

trouvait l’esprit de son ami Salvator.<br />

Le signor Pasquale Capuzzi ne fut pas peu<br />

surpris en recevant une invitation solennelle de<br />

l’Academia de’ Percossi. – On sait donc<br />

apprécier mon mérite à Florence se dit-il, et l’on<br />

honore ici le talent mieux qu’on ne le fait à<br />

Rome !<br />

Il se para donc de son mieux, et se rendit à


l’académie. On le reçut avec de grands<br />

témoignages de respect. On en appela si souvent<br />

à son jugement, on parla tant des soins qu’il avait<br />

rendus aux arts, qu’il se sentit animé d’une verve<br />

toute nouvelle, et qu’il parla sur maintes choses<br />

avec plus de sens qu’on n’aurait pu s’y attendre.<br />

D’ailleurs, jamais Pasquale ne s’était vu traité<br />

avec autant de magnificence, jamais il n’avait bu<br />

des vins plus enivrants ; et il oublia bientôt tous<br />

ses chagrins et la fâcheuse affaire qui l’amenait à<br />

Florence. Les académiciens avaient coutume de<br />

faire jouer de petites pièces dans leurs réunions,<br />

et le poète dramatique Philippo Apollini demanda<br />

que la fête fût terminée par un divertissement de<br />

ce genre.<br />

Quelques moments après, le fond de la salle<br />

s’ouvrit, et on aperçut un petit théâtre avec<br />

quelques sièges pour les spectateurs. – Par tous<br />

les saints ! s’écria Pasquale effrayé, c’est là le<br />

théâtre de Nicolo Musso !<br />

Sans faire attention à ses cris, Evangelista<br />

Toricelli et Andrea Cavalcanti, tous deux<br />

hommes d’un extérieur grave et respectable, le


conduisirent à un siège devant le théâtre, et<br />

prirent place auprès de lui.<br />

À peine se fut-il assis qu’on vit paraître sur le<br />

théâtre Formica dans le costume de Pasquarello.<br />

– Maudit Formica ! s’écria Pasquale en se<br />

levant et en le menaçant du poing. Un regard<br />

sévère de Toricelli et de Cavalcanti lui<br />

commanda le silence.<br />

Pasquarello gémit, pleura, maudit son sort<br />

déplorable, et prétendit qu’il ne savait plus<br />

comment faire pour rire encore un peu. Il termina<br />

ses lamentations en disant que, de désespoir, il se<br />

couperait certainement la gorge, s’il pouvait voir<br />

du sang sans se trouver mal, ou qu’il se jetterait<br />

dans l’Arno, si, malheureusement pour lui, il ne<br />

savait nager.<br />

Le docteur Graziano entra en scène et<br />

demanda à Pasquarello la cause de son chagrin.<br />

Pasquarello lui demanda à son tour s’il<br />

ignorait ce qui s’était passé dans la maison de son<br />

maître le signor Pasquale Capuzzi di Sinigaglia,<br />

et s’il ne savait pas qu’un maudit coquin avait


enlevé la belle Marianna, nièce de ce<br />

gentilhomme.<br />

– Ah ! je le vois, murmura Capuzzi, vous<br />

voulez vous justifier auprès de moi, signor<br />

Formica ; mais nous verrons bien.<br />

Le docteur Graziano fit connaître la part qu’il<br />

prenait à cet événement, et dit qu’il fallait que le<br />

ravisseur eût été bien rusé pour échapper aux<br />

recherches de Capuzzi.<br />

– Oh ! oh ! répondit Pasquarello, ne pensez<br />

pas, docteur, que ce scélérat de Scacciati ait<br />

échappé aux perquisitions du signor Capuzzi,<br />

soutenu par ses puissants amis. Antonio a été<br />

arrêté, son mariage avec Marianna cassé, et<br />

Marianna est revenue bon gré mal gré avec nous.<br />

– Est-elle arrêtée ? ce maudit Antonio est-il pris ?<br />

Ô mon brave Formica ! s’écria Capuzzi. – Vous<br />

prenez trop de part à cette comédie, signor<br />

Pasquale, dit sérieusement Cavalcanti. Laissez<br />

donc parler les acteurs, sans les interrompre de<br />

cette sorte.<br />

Pasquale, un peu honteux, se remit en silence<br />

sur sa chaise.


Le docteur Graziano demanda ce qui s’était<br />

passé. – Il s’est passé un mariage, dit Pasquarello.<br />

Marianna s’est repentie de ce qu’elle avait fait ;<br />

le signor Pasquale a, pendant ce temps, obtenu<br />

une dispense, et il a épousé sa nièce. – Tout est<br />

donc rentré dans l’ordre, dit le docteur, et je ne<br />

vois pas là de motif pour m’affliger.<br />

Pasquarello se mit alors à gémir de plus belle,<br />

et finit par se laisser tomber comme accablé par<br />

sa douleur.<br />

Le docteur courut çà et là avec inquiétude ; il<br />

se plaignait de n’avoir pas de sels, chercha dans<br />

toutes ses poches, et en tira enfin une châtaigne<br />

rôtie qu’il tint sous le nez de Pasquarello. Celuici<br />

se remit un peu, lui dit d’attribuer cet accident<br />

à la faiblesse de ses nerfs, et raconta que, aussitôt<br />

après son mariage avec Capuzzi, Marianna était<br />

tombée dans une mélancolie profonde, qu’elle<br />

avait sans cesse prononcé le nom d’Antonio et<br />

repoussé Capuzzi ; mais que celui-ci n’avait<br />

cessé de la tourmenter. Alors il se mit à raconter<br />

mille traits de folie que Pasquale avait faits,<br />

disait-il, et qu’on racontait en effet dans Rome.


Capuzzi s’agitait sur son siège, et murmurait de<br />

temps en temps : – Maudit Formica ! tu mens !<br />

Quel mauvais démon te suggère donc toutes ces<br />

méchancetés ? Sans Toricelli et Cavalcanti qui le<br />

regardaient avec leurs regards sévères, il eût<br />

infailliblement éclaté.<br />

Pasquarello termina en disant que l’infortunée<br />

Marianna avait enfin succombé à sa douleur<br />

profonde et aux tourments que le vieillard lui<br />

faisait endurer, et qu’elle avait péri à la fleur de<br />

ses ans.<br />

En ce moment on entendit les accents terribles<br />

d’un De profundis chanté par des voix rauques ;<br />

et des pénitents couverts de longues robes noires<br />

s’avancèrent, portant un cercueil ouvert dans<br />

lequel on voyait Marianna étendue, le visage<br />

découvert. Un autre signor Pasquale Capuzzi<br />

suivait le cortège en s’arrachant les cheveux.<br />

À cette vue, Pasquale ne put retenir ses<br />

gémissements et s’écria : – Marianna ! ma pauvre<br />

Marianna ! ô malheureux que je suis !<br />

Qu’on se représente ce cercueil ouvert, cette<br />

jeune fille immobile et sans vie, entourée des


pénitents qui psalmodiaient l’office des morts ;<br />

auprès d’eux, le docteur Graziano et Pasquarello<br />

exprimant leur douleur par des postures<br />

bouffonnes, et les deux Capuzzi criant et fondant<br />

en larmes !<br />

Tout à coup, le théâtre s’obscurcit, le tonnerre<br />

gronda, les éclairs brillèrent, et un fantôme<br />

menaçant, qui avait les traits de Pietro, le père de<br />

Marianna, mort à Sinigaglia, apparut sur la scène.<br />

– Mon frère Pasquale ! cria-t-il d’une voix<br />

lamentable, qu’as-tu fait de ma fille ? Va,<br />

meurtrier de mon enfant ! c’est en enfer que<br />

t’attend ta récompense !<br />

Capuzzi tomba sans mouvement, comme<br />

frappé par la foudre, et au même moment l’autre<br />

Capuzzi se renversa sur sa chaise. Le fond de la<br />

salle se referma, et le théâtre, Marianna, Capuzzi,<br />

le spectre de Pietro, tout disparut. Le signor<br />

Pasquale était si profondément évanoui qu’on eut<br />

peine à rappeler ses sens.<br />

Enfin il se réveilla et poussa un profond<br />

soupir. Puis il étendit les mains devant lui comme<br />

pour éloigner quelqu’un, et s’écria : – Laisse-


moi, Pietro ! laisse-moi ! À ces mots, il fondit en<br />

larmes et prononça plusieurs fois le nom de<br />

Marianna. – Remettez-vous, signor Pasquale, dit<br />

Cavalcanti. Votre nièce n’est morte que sur le<br />

théâtre. Elle vit, elle est ici pour implorer votre<br />

pardon et vous supplier d’oublier la faute que<br />

l’amour lui a fait commettre.<br />

Au même instant, Marianna et Antonio vinrent<br />

se jeter aux genoux du vieillard qu’on avait<br />

étendu dans un fauteuil. Marianna en larmes le<br />

suppliait de lui pardonner, et Antonio joignait ses<br />

prières à celles de sa femme.<br />

Les yeux de Pasquale étincelèrent de rage : –<br />

Ah ! maudit fourbe ! s’écria-t-il. Et toi, vipère<br />

que j’ai nourrie dans mon sein, fuis loin de moi.<br />

Veux-tu encore empoisonner ma vie ?<br />

Le grave Toricelli s’approcha alors de<br />

Capuzzi, et lui représenta tous les maux que<br />

pourrait causer son obstination, tandis que<br />

Marianna s’écriait d’une voix touchante que son<br />

oncle lui donnerait la mort s’il la séparait de son<br />

Antonio.<br />

On voyait que le vieillard soutenait avec lui-


même une lutte pénible. Il soupira, il se cacha le<br />

visage de ses deux mains, et ses regards se<br />

tournaient tantôt vers Antonio, tantôt vers sa<br />

nièce : enfin la colère disparut peu à peu de ses<br />

traits ; il s’écria : – Eh bien ! je vous pardonne !<br />

loin de moi l’idée de troubler votre bonheur. Je<br />

cède à vos sages exhortations, seigneur Toricelli ;<br />

vous avez raison : Formica m’a montré sur le<br />

théâtre tous les maux qu’entraînerait ma rigueur.<br />

Je suis guéri, bien guéri de ma folie. Mais où est<br />

le signor Formica, mon digne médecin ? que je le<br />

remercie mille fois de la guérison qu’il a opérée.<br />

Pasquarello s’approcha. Antonio se jeta à son<br />

cou, et s’écria : – Ô signor Formica ! vous à qui<br />

je dois ma raison, rejetez ce masque difforme ;<br />

que je voie votre visage, et que Formica ne soit<br />

pas plus longtemps un être mystérieux pour moi !<br />

Pasquarello ôta son capuchon et son masque,<br />

qui semblait une figure naturelle, tant il était<br />

artistement fait, et ce Formica, ce Pasquarello se<br />

changea en... Salvator Rosa ! – Salvator !<br />

s’écrièrent à la fois avec surprise Marianna,<br />

Antonio et Capuzzi. – Oui, reprit celui-ci, c’est


Salvator Rosa, que les Romains n’ont pas voulu<br />

reconnaître pour un peintre, pour un poète, et qui<br />

a recueilli pendant un an sur le théâtre de Musso,<br />

sans être connu d’eux, leur ravissement et leur<br />

enthousiasme ! C’est Salvator Formica qui t’a tiré<br />

de l’embarras, mon cher Antonio ! – Salvator, dit<br />

le vieux Capuzzi, Salvator Rosa, bien que je vous<br />

aie tenu pour mon plus fâcheux ennemi, j’ai<br />

toujours honoré votre talent, et maintenant je<br />

vous aime comme un digne ami, et je vous prie<br />

de vous intéresser à moi. – Parlez, mon digne<br />

signor Pasquale ; dites-moi le service que je puis<br />

vous rendre, et soyez assuré d’avance que je ferai<br />

tout ce que vous exigerez de moi.<br />

Capuzzi prit la main de Salvator et lui dit<br />

doucement : – Signor Salvator, vous pouvez tout<br />

sur Antonio. Priez-le qu’il me permette de passer<br />

le reste de mes jours avec lui et ma chère<br />

Marianna à qui je veux un jour laisser mon bien.<br />

– Et qu’il ne se fâche si je baise quelquefois la<br />

main de sa chère enfant, et si, le dimanche, avant<br />

d’aller à la messe, je la prie de m’arranger ma<br />

moustache, car personne sur terre ne s’entend<br />

mieux qu’elle à cela !


Salvator eut peine à s’empêcher de rire ; mais<br />

avant qu’il pût répondre, Antonio et Marianna<br />

prirent le vieillard dans leurs bras, et lui jurèrent<br />

qu’ils seraient heureux de l’accueillir dans leur<br />

maison. Antonio ajouta qu’il permettait que<br />

Marianna arrangeât les moustaches du signor<br />

Pasquale, non pas seulement les dimanches, mais<br />

encore tous les jours.<br />

La joie fut générale, et un splendide festin<br />

termina cette belle journée.


La leçon de violon


J’étais à Berlin, très jeune, j’avais seize ans, et<br />

je me livrais à l’étude de mon art, du fond de<br />

l’âme, avec tout l’enthousiasme que la nature m’a<br />

départi. Le maître de chapelle Haak, mon digne et<br />

très rigoureux maître, se montrait de plus en plus<br />

satisfait de moi. Il vantait la netteté de mon coup<br />

d’archet, la pureté de mes intonations ; et bientôt<br />

il m’admit à jouer du violon à l’orchestre de<br />

l’Opéra et dans les concerts de la chambre du roi.<br />

Là j’entendais souvent Haak s’entretenir avec<br />

Duport, Ritter et d’autres grands maîtres, des<br />

soirées musicales que donnait le baron de B***,<br />

et qu’il arrangeait avec tant d’aptitude et de goût<br />

que le roi ne dédaignait pas de venir quelquefois<br />

y prendre part. Ils citaient sans cesse les<br />

magnifiques compositions de vieux maîtres<br />

presque oubliés qu’on n’entendait que chez le<br />

baron, – qui possédait la plus rare collection de<br />

morceaux de musique anciens et nouveaux ; – et<br />

s’étendaient avec complaisance sur l’hospitalité<br />

splendide qui régnait dans la maison du baron,


sur la libéralité presque incroyable avec laquelle<br />

il traitait les artistes. Ils finissaient toujours par<br />

convenir d’un commun accord qu’on pouvait le<br />

nommer avec raison l’astre qui éclairait le monde<br />

musical du Nord.<br />

Tous ces discours éveillaient ma curiosité ;<br />

elle s’augmentait encore bien davantage<br />

lorsqu’au milieu de leur entretien les maîtres se<br />

rapprochaient l’un de l’autre, et que, dans le<br />

bourdonnement mystérieux qui s’élevait entre<br />

eux, je distinguais le nom du baron, et que, par<br />

quelques mots qui m’arrivaient à la dérobée, je<br />

devinais qu’il était question d’études et de leçons<br />

musicales. Dans ces moments-là, je croyais<br />

surtout apercevoir un sourire caustique errer sur<br />

les lèvres de Duport ; et mon maître était surtout<br />

l’objet de toutes les plaisanteries dont il se<br />

défendait faiblement jusqu’au moment où,<br />

appuyant son violon sur son genou pour le mettre<br />

d’accord, il s’écriait en souriant : – Après tout,<br />

c’est un charmant homme !<br />

Je n’y tins plus. Au risque de me faire<br />

éconduire un peu rudement, je priai le maître de


chapelle de me présenter au baron, et de<br />

m’emmener lorsqu’il allait à ses concerts. Haak<br />

me toisa avec de grands yeux. Je voyais déjà<br />

l’orage gronder dans ses regards ; mais tout à<br />

coup sa gravité fit place à un singulier sourire. –<br />

Bon ! dit-il. Peut-être as-tu raison. Il y a de<br />

bonnes choses à apprendre du baron. Je lui<br />

parlerai de toi, et je pense qu’il consentira à te<br />

recevoir ; car il aime assez à recevoir les jeunes<br />

artistes. Quelques jours après, je venais de jouer<br />

avec Haak quelques concertos très difficiles ; il<br />

me prit mon violon des mains, et me dit : –<br />

Allons, Carl ! c’est ce soir qu’il faut mettre ton<br />

habit des dimanches et des bas de soie. Viens me<br />

trouver : nous irons ensemble chez le baron. Il s’y<br />

trouvera peu de monde, et c’est une bonne<br />

occasion pour te présenter. Le cœur me battait de<br />

joie ; car j’espérais, sans trop savoir pourquoi,<br />

apprendre là quelque chose d’inouï,<br />

d’extraordinaire. Nous allâmes. Le baron, un<br />

homme de moyenne taille, passablement vieux,<br />

en habit à la française brodé de toutes couleurs,<br />

vint à nous dès que nous entrâmes dans le salon,<br />

et secoua cordialement la main de mon maître.


Jamais je n’avais ressenti autant de respect<br />

véritable, éprouvé une impression plus favorable<br />

à la vue d’un homme de distinction. On lisait<br />

dans les traits du baron une pleine expression de<br />

bonhomie et de bonté, tandis que dans ses yeux<br />

brillait ce feu sombre qui trahit toujours l’artiste<br />

pénétré de son art. Toute ma timidité de jeune<br />

homme disparut en un instant. – Comment vous<br />

va, mon bon Haak ? avez-vous bien travaillé mon<br />

concerto ? dit le baron d’une belle voix sonore. –<br />

Eh bien ! nous verrons demain ! – Ah ! voilà sans<br />

doute le jeune homme, le brave petit virtuose<br />

dont vous m’avez parlé ?<br />

Je baissai les yeux avec honte ; je sentais mes<br />

joues rougir et brûler. Haak prononça mon nom,<br />

fit l’éloge de mes dispositions, et parla de mes<br />

progrès rapides. – Ainsi, dit le baron en se<br />

tournant vers moi, c’est le violon que tu as choisi<br />

pour ton instrument, mon garçon ? Mais as-tu<br />

bien pensé que le violon est le plus difficile de<br />

tous les instruments qui aient jamais été<br />

inventés ? Sais-tu que cet instrument cache, sous<br />

sa simplicité presque misérable, les plus<br />

voluptueux trésors de tons que la nature ait


produits ; que ces cordes et ce bois sont un tout<br />

merveilleux qui ne se révèle qu’à un petit nombre<br />

d’hommes élus du ciel ? Sais-tu certainement, ton<br />

esprit te dit-il avec fermeté, que tu pénétreras au<br />

fond de ce mystère ? D’autres que toi, et en grand<br />

nombre, ont cru à leur vocation, et sont restés<br />

toute leur vie de pitoyables racleurs. Je ne<br />

voudrais pas te voir augmenter le nombre de ces<br />

malheureux, mon fils. – Bon ! tu vas me jouer<br />

quelque chose ; je te dirai où tu en es, et tu<br />

suivras mon conseil. Il t’arrivera peut-être ce qui<br />

est arrivé à Carl Stamitz, qui rêvait des miracles<br />

qu’il devait faire un jour sur son violon : je lui<br />

ouvris l’intelligence, et vite, vite il jeta son violon<br />

sous le poêle, prit la basse, et fit bien. Sur cet<br />

instrument-là il pouvait étendre à plaisir ses<br />

grands doigts pattus, et il joua passablement.<br />

Bon ! – Me voici prêt à t’entendre, mon garçon.<br />

Je restai confondu de ce singulier discours.<br />

Les paroles du baron produisirent sur moi une<br />

impression profonde, et j’éprouvai un<br />

découragement affreux en songeant que j’avais<br />

entrepris une tâche pour laquelle je n’avais peutêtre<br />

pas été créé. On se disposait à jouer les trois


nouveaux quartetti de Haydn, qui étaient alors<br />

dans toute leur nouveauté. Mon maître tira son<br />

violon de sa boîte, mais à peine eut-il touché les<br />

cordes de l’instrument pour le mettre d’accord,<br />

que le baron se boucha les oreilles avec ses deux<br />

mains, et s’écria comme hors de lui : – Haak,<br />

Haak ! je vous en prie, pour l’amour de Dieu,<br />

comment pouvez-vous me gâter tout votre jeu<br />

avec ces misérables accords criards ! Or le maître<br />

de chapelle avait un des plus magnifiques et des<br />

plus merveilleux violons que j’eusse jamais vus<br />

et entendus, un véritable et authentique Antonio<br />

Stradivarius ; et rien ne l’irritait plus que de voir<br />

quelqu’un se refuser à rendre les honneurs<br />

convenables à son instrument favori. Aussi ne<br />

fus-je pas peu surpris en le voyant remettre<br />

tranquillement le violon dans la boîte. Il savait<br />

sans doute ce qui allait arriver car à peine eut-il<br />

retiré la clef de la boîte, que le baron, qui venait<br />

de sortir du salon, reparut apportant avec<br />

précaution dans ses bras, comme un nouveau-né,<br />

une longue boîte recouverte de velours rouge et<br />

ornée de galons d’or. – Je veux vous faire un<br />

honneur, mon cher Haak ! dit-il. Vous vous


servirez aujourd’hui du plus beau et du plus<br />

ancien de mes violons. C’est un véritable<br />

Gramulo, et auprès de ce vieux maître, son élève<br />

Stradivarius n’est qu’un apprenti. Tartini ne<br />

voulait jamais jouer sur d’autres violons que sur<br />

des Gramulo. Recueillez-vous bien, afin que mon<br />

Gramulo consente à vous ouvrir tous ses trésors.<br />

Le baron ouvrit la boîte, et j’aperçus un<br />

instrument dont la forme annonçait une haute<br />

antiquité. Tout auprès gisait l’archet le plus<br />

singulier du monde, qui semblait, par sa courbure<br />

exagérée, plutôt destiné à lancer des flèches qu’à<br />

arracher les sons des cordes. Le baron tira<br />

l’instrument de son coffre avec les précautions<br />

les plus solennelles, et le présenta au maître de<br />

chapelle, qui le reçut avec non moins de<br />

cérémonie. – Pour l’archet, dit le baron en<br />

souriant et en frappant légèrement sur l’épaule de<br />

mon maître, pour l’archet, je ne vous le remets<br />

pas ; car vous ne vous entendez pas à le<br />

conduire ; aussi de votre vie ne parviendrez-vous<br />

à la perfection véritable !<br />

Cet archet, dit le baron en l’élevant et le<br />

contemplant d’un œil brillant d’enthousiasme, cet


archet ne pouvait servir qu’au grand et immortel<br />

Tartini ; et, après lui, il n’est sur toute l’étendue<br />

de la terre que deux de ses écoliers qui aient été<br />

assez heureux pour s’approprier le jeu riche,<br />

pénétrant et moelleux qu’on n’obtient qu’avec un<br />

tel archet. L’un est Nardini. C’est maintenant un<br />

vieillard de soixante-dix ans, qui n’a plus de<br />

puissance en musique qu’au fond de son âme.<br />

L’autre, vous le connaissez déjà, messieurs ; c’est<br />

moi. Je suis donc le seul, l’unique en qui survit<br />

l’art de jouer du violon ; et je n’épargne pas mon<br />

zèle et mes efforts pour propager cet art, dont<br />

Tartini fut le créateur. – Mais ! – Commençons,<br />

messieurs ! Les quartetti de Haydn furent alors<br />

joués, comme on le pense, avec une perfection<br />

telle que l’exécution ne laissa rien à désirer. Le<br />

baron était là, assis, les yeux fermés et se<br />

dandinant sur son siège. Tout à coup, il se leva,<br />

s’approcha des exécutants, jeta les yeux sur la<br />

partition en fronçant les sourcils, puis fit un léger<br />

pas en arrière, se recula tout doucement jusqu’à<br />

son fauteuil, s’y replaça, laissa tomber sa tête sur<br />

ses mains, souffla, gémit et gronda sourdement. –<br />

Halte ! s’écria-t-il tout à coup à un passage en


adagio, riche de chant et de mélodie ; arrêtez !<br />

Par les dieux, c’est là du chant de Tartini tout<br />

pur ; mais vous ne l’avez pas bien compris.<br />

Encore une fois, je vous en prie !<br />

Et les maîtres reprirent en souriant et à grands<br />

coups d’archet ce passage, et le baron gémit et<br />

pleura comme un enfant. Lorsque les quartetti<br />

furent achevés, le baron s’écria : – Un homme<br />

divin, cet Haydn ! Il sait aller à l’âme ; mais<br />

quant à écrire pour le violon, il ne s’en doute<br />

guère. Peut-être aussi n’y a-t-il jamais songé ; car<br />

il eût alors écrit dans la seule véritable manière,<br />

comme Tartini, et vous ne pourriez pas le jouer !<br />

Ce fut mon tour de jouer quelques variations<br />

que Haak avait placées devant moi. Le baron se<br />

tint tout près de moi, le visage sur mes notes. On<br />

imagine la crainte dont je fus saisi en<br />

commençant, un si rude critique à mes côtés.<br />

Mais bientôt un vigoureux allégro m’entraîna tout<br />

entier. J’oubliai le baron, et je pus me mouvoir en<br />

liberté dans toute l’étendue du cercle de mes<br />

facultés, dont je disposai librement. Lorsque j’eus<br />

fini, le baron me frappa sur l’épaule et dit en


souriant : – Tu peux t’en tenir au violon, mon<br />

fils ; mais tu n’entends encore rien au coup<br />

d’archet et aux démanchés, ce qui provient sans<br />

doute de ce que tu as manqué jusqu’à ce jour<br />

d’un bon maître. On alla se mettre à table ; elle<br />

était dressée dans la salle voisine ; la profusion<br />

qui y régnait allait jusqu’à la prodigalité. Les<br />

maîtres firent bravement honneur au repas. La<br />

conversation, qui devenait de plus en plus<br />

animée, roulait exclusivement sur la musique. Le<br />

baron étala des trésors de connaissances<br />

précieuses ; son jugement, vif et pénétrant,<br />

montrait non pas seulement un amateur distingué,<br />

mais un artiste achevé, un virtuose plein de<br />

pensée et de goût. Je fus surtout frappé des<br />

portraits des violonistes qu’il nous peignait tour à<br />

tour. J’en veux rassembler quelques souvenirs. –<br />

Copelli, dit le baron, ouvrit le premier la route.<br />

Ses compositions ne peuvent être jouées qu’à la<br />

manière de Tartini ; et il est facile de prouver<br />

qu’il a reconnu toute la grandeur du rôle de son<br />

instrument. Pugnani est un violon passable : il a<br />

du ton et beaucoup d’intelligence ; mais son trait<br />

est trop mou dans certains appogiamenti. Que ne


m’avait-on pas dit de Gemianini ! Lorsque je<br />

l’entendis pour la dernière fois, à Paris, il y a<br />

trente ans, il jouait comme un somnambule qui<br />

gesticule en rêvant ; et c’était aussi un rêve<br />

pénible que de l’entendre : ce n’était qu’un tempo<br />

rubato sans style et sans terme. Malédiction sur<br />

cet éternel tempo rubato ! il perd les meilleurs<br />

violons. Je lui jouai mes sonates ; il vit son<br />

erreur, et voulut prendre de mes leçons, ce que je<br />

lui accordai volontiers : mais l’enfant était déjà<br />

trop enfoncé dans sa méthode ; il avait trop vieilli<br />

là-dessus : il était dans sa soixante-onzième<br />

année. – Que Dieu pardonne à Giardini et ne lui<br />

fasse pas payer dans l’éternité ! mais c’est lui qui,<br />

le premier, a mangé le fruit de l’arbre de la<br />

science, et fait, de tous les violons qui l’ont suivi,<br />

de coupables pécheurs ; c’est le premier de tous<br />

les extravagants. Il ne songe qu’à sa main gauche<br />

et aux doigts sautilleurs, et il ne se doute pas le<br />

moins du monde que l’âme du chant gît dans la<br />

main droite, et que, de chacune de ses pulsations<br />

s’échappent les battements du cœur tels qu’ils<br />

retentissent dans notre sein. À chacun de ces<br />

extravagants je souhaiterais un Jomelli, debout à


leur côté, qui les réveillât de leur cauchemar par<br />

un vigoureux soufflet, comme le brave Jomelli le<br />

fit en effet lorsque Giardini gâta en sa présence<br />

un morceau magnifique. – Quant à Lulli, c’est un<br />

fou plus complet encore ; le drôle est un véritable<br />

danseur de corde. Il ne saurait jouer un adagio, et<br />

tout son talent consiste dans les gambades<br />

ridicules qui lui valent l’admiration des ignorants.<br />

Je le dis hautement : avec moi et avec Nardini<br />

s’éteindra l’art de jouer du violon. Le jeune Viotti<br />

est un excellent artiste, plein de bonnes<br />

dispositions. Il me doit tout ce qu’il sait ; car<br />

c’est un de mes élèves les plus assidus. Mais<br />

puis-je tout faire ? Point de persévérance, point<br />

de patience ! Il s’est échappé de mon école.<br />

J’espère mieux former Kreutzer : il a profité de<br />

mes leçons, et il les mettra en pratique à son<br />

retour à Paris. Mon concerto que vous étudiez<br />

avec moi maintenant, Haak, il ne le joue pas trop<br />

mal, en vérité ; mais il lui manque toujours un<br />

poignet pour se servir de mon archet. Pour<br />

Giarnowicki, je ne veux pas qu’il passe le seuil<br />

de ma porte ; c’est un fat et un ignorant qui se<br />

permet de mal parler de Tartini, le maître des


maîtres, et qui se moque de mes leçons. Il y a<br />

aussi ce petit garçon, ce Rode, qui promet de<br />

s’instruire en m’écoutant, et qui pourra bien<br />

devenir un jour maître de son archet. – Il est de<br />

ton âge, mon garçon, dit le baron en se tournant<br />

vers moi, mais plus grave, d’une nature plus<br />

réfléchie. – Toi, tu me sembles un peu étourdi.<br />

Bon ! cela se passe. – Pour vous, mon cher Haak,<br />

je fonde maintenant de grandes espérances sur<br />

vous ! Depuis que je vous dirige, vous êtes<br />

devenu un tout autre homme. Continuez à<br />

persévérer dans votre zèle, et n’épargnez pas une<br />

heure. Vous savez que je ne badine pas là-dessus.<br />

Je demeurai frappé de surprise de tout ce que<br />

j’avais entendu. J’eus la plus grande peine à<br />

attendre le moment d’interroger mon maître, et de<br />

lui demander s’il était vrai que le baron fût<br />

réellement le premier violon de l’époque, et si<br />

véritablement lui, mon maître, prenait de ses<br />

leçons ! Haak me répondit que, sans nul doute, il<br />

se faisait un devoir de prendre des leçons du<br />

baron, et que je ferais fort bien d’aller le trouver<br />

un matin, et de le supplier de vouloir bien<br />

m’honorer de ses conseils. À toutes mes


questions sur le talent du baron, le maître de<br />

chapelle ne répondit rien et resta impénétrable,<br />

répétant seulement que je me trouverais fort bien<br />

de suivre son exemple. Au milieu de tous ces<br />

propos, le sourire singulier qui se montrait sans<br />

cesse sur les lèvres de Haak ne m’échappait pas.<br />

Et lorsque je m’en allai bien humblement<br />

présenter mes désirs au baron, lorsque je lui vins<br />

déclarer que l’amour le plus ardent,<br />

l’enthousiasme le plus vrai pour mon art<br />

m’animaient, son regard, d’abord fixe et surpris,<br />

prit insensiblement l’expression d’une douce<br />

bienveillance. – Mon garçon, mon garçon, lui ditil,<br />

en t’adressant à moi, à moi, l’unique joueur de<br />

violon qui ait survécu aux grands maîtres, tu<br />

prouves que tu portes en toi un véritable cœur<br />

d’artiste. Je voudrais bien t’aider dans ta marche<br />

et te soutenir ; mais le temps, le temps, où<br />

prendre le temps ? – Ton maître Haak me donne<br />

beaucoup à faire, et puis j’ai maintenant ce jeune<br />

homme, ce Durand qui veut se faire entendre en<br />

public, et qui s’est bien aperçu que cela ne<br />

pouvait avoir lieu avant que d’avoir fait un cours<br />

sous ma direction. – Voyons ! – Attends,


attends ! – Entre le déjeuner et le dîner, – ou bien<br />

pendant le déjeuner. – Oui, j’ai alors une heure<br />

qui me reste. Mon garçon, viens me trouver<br />

ponctuellement tous les jours, à midi : je<br />

violonnerai avec toi jusqu’à une heure ; ensuite<br />

vient Durand.<br />

Vous pouvez imaginer que dès le lendemain, à<br />

l’heure dite, j’accourus chez le baron, le cœur<br />

gros d’espoir. Il ne me permit pas de tirer un seul<br />

son du violon que j’avais apporté, et me mit dans<br />

les mains un gothique instrument d’Antonio<br />

Amati. Jamais je ne m’étais servi d’un semblable<br />

instrument. Le ton céleste qui s’élevait des cordes<br />

me ravit. Je me perdis en passages hardis, je<br />

laissai le torrent harmonique s’élever en<br />

bouillonnant comme une vague furieuse, et<br />

retomber légèrement en cascade murmurante. Je<br />

crois que je me surpassai, que je jouai mieux dans<br />

ce premier moment, sous l’influence de cette<br />

situation si nouvelle, que dans tout le reste de ma<br />

vie. Le baron secoua la tête d’un air mécontent, et<br />

me dit enfin, lorsque j’eus terminé le morceau : –<br />

Mon garçon, il faut oublier tout cela. D’abord, tu<br />

tiens ton archet d’une façon misérable ! Il me


montra la manière dont il fallait tenir son archet,<br />

selon Tartini. Je crus d’abord que je ne pourrais<br />

pas produire un son de cette manière ; mais, à<br />

mon grand étonnement, à peine eus-je repris tous<br />

les passages que je venais d’exécuter, que je<br />

m’aperçus de l’extrême facilité et des avantages<br />

que me donnait cette méthode. – Allons ! dit le<br />

baron, nous allons commencer la leçon. File un<br />

son, mon garçon, et soutiens-le le plus longtemps<br />

que tu pourras. Ménage l’archet, ménage<br />

l’archet : l’archet est pour le violon ce qu’est<br />

l’haleine pour le chanteur.<br />

Je fis ce qu’il me disait, et je ne pus<br />

m’empêcher de me réjouir en voyant que je<br />

réussissais à produire un ton vigoureux, que je<br />

menai du pianissimo au fortissimo, et que je fis<br />

lentement descendre, à longs traits d’archet, par<br />

une belle dégradation. – Vois-tu bien, mon fils,<br />

s’écria le baron, tu peux exécuter de beaux<br />

passages, faire des bonds à la mode, des traits<br />

sautillants et des démanchés ; mais tu ne saurais<br />

soutenir le ton comme il convient. Allons, je vais<br />

te montrer ce qu’on peut faire sortir d’un violon.


Il me prit l’instrument des mains, posa l’archet<br />

tout près du chevalet. – Non. Ici les termes me<br />

manquent, en vérité, pour exprimer ce qui en<br />

résulta ! L’archet tremblotant fouetta la corde, la<br />

fit siffler, geindre, gémir et miauler d’une façon à<br />

crisper les nerfs les moins délicats : on eût dit<br />

d’une vieille femme, le nez comprimé par des<br />

lunettes, et s’efforçant de retrouver l’air d’une<br />

vieille chanson. En même temps, ses regards se<br />

portaient au ciel avec une expression de<br />

ravissement divin, et lorsqu’il cessa enfin de<br />

promener le maudit archet sur les cordes, ses<br />

yeux brillèrent de plaisir, et il s’écria avec une<br />

émotion profonde : – Voilà un ton ! voilà ce<br />

qu’on appelle filer un son !<br />

Jamais je ne m’étais trouvé dans une situation<br />

semblable. Le fou rire qui me prenait à la gorge<br />

s’évanouissait à la vue du vénérable vieillard<br />

dont les traits étaient illuminés par<br />

l’enthousiasme ; et puis toute cette scène me<br />

faisait l’effet d’une apparition diabolique, si bien<br />

que le cœur me battait violemment, et que j’étais<br />

hors d’état de proférer une parole. – N’est-ce pas,<br />

mon fils, dit le baron, que cela t’a pénétré


jusqu’au fond de l’âme ? Tu n’aurais jamais pu<br />

soupçonner qu’il y eût une si grande puissance<br />

dans cette pauvre petite affaire que voilà, avec<br />

ses quatre maigres cordes. Allons ! approche,<br />

mon garçon, et bois un coup pour te remettre.<br />

Il me versa un verre de vin de Madère, qu’il<br />

me fallut vider, en l’accompagnant d’un biscuit<br />

qu’il prit sur la table. Une heure sonna. – C’est<br />

assez pour aujourd’hui, dit le baron. Va, mon fils,<br />

et reviens bientôt. – Tiens, prends ceci.<br />

Le baron me remit une papillote, dans laquelle<br />

je trouvai un beau ducat hollandais cordonné.<br />

Dans l’excès de ma surprise, je courus trouver<br />

mon maître, et je lui racontai tout ce qui s’était<br />

passé. Il se mit à rire aux éclats. – Tu vois<br />

maintenant comment les choses se passent avec<br />

notre baron et ses leçons, me dit-il. Il te traite en<br />

commençant, et ne te donne qu’un ducat par<br />

leçon. Quand tu auras fait des progrès, selon lui,<br />

il augmentera tes honoraires. Moi, je reçois<br />

maintenant un louis, et Durand a, je crois, deux<br />

ducats. Je ne pus m’empêcher de lui remontrer<br />

qu’il n’était pas bien de mystifier ainsi ce bon


vieux gentilhomme, et de lui tirer ses ducats de la<br />

sorte. – Sache donc, lui dit le maître, que tout le<br />

bonheur du baron consiste à donner ses leçons ;<br />

que si moi et d’autres maîtres nous repoussions<br />

ses conseils, il nous décrierait dans le monde<br />

musical, où il passe pour un juge infaillible ; que<br />

d’ailleurs, exécution à part, c’est un homme qui<br />

entend parfaitement la théorie de l’art, et dont les<br />

réflexions sont extrêmement judicieuses. Visitele<br />

donc assidûment, et, sans t’arrêter aux folies<br />

qu’il débite, tâche de profiter des éclairs de sens<br />

et de raison qu’il montre chaque fois qu’il parle<br />

de la philosophie de l’art : tu t’en trouveras bien.<br />

Je suivis le conseil de mon maître. Plus d’une<br />

fois, j’eus peine à étouffer un éclat de rire qui me<br />

prenait lorsque le baron s’emparait de l’archet et<br />

le promenait d’une manière extravagante sur le<br />

dos du violon, en prétendant qu’il jouait le plus<br />

admirable solo de Tartini, et qu’il était le seul<br />

homme du monde en état d’exécuter pareille<br />

musique ; mais bientôt, lorsqu’il déposait<br />

l’instrument et qu’il se livrait à des réflexions qui<br />

m’enrichissaient de connaissances profondes, je<br />

sentais au gonflement de mon sein, à


l’enthousiasme qui m’animait pour l’art<br />

magnifique dont il décrivait si bien les<br />

merveilles, que mon cœur lui devait une<br />

reconnaissance profonde. Puis, lorsque je jouais<br />

dans ses concerts et que j’obtenais quelques<br />

applaudissements, le baron souriait avec orgueil<br />

et regardait autour de lui, en disant : – C’est à<br />

moi que ce jeune homme doit son talent ; à moi,<br />

l’élève du grand Tartini !<br />

Et, à mon grand profit, je continuai de prendre<br />

ses leçons – et ses beaux ducats.


La cour d’Artus


Quiconque a vu la ville commerçante de<br />

Dantzig, connaît, sans nul doute, la belle salle où<br />

s’assemblent les marchands, et qu’on nomme la<br />

cour d’Artus. Vers midi, le négoce y fait affluer<br />

une multitude innombrable d’hommes de toutes<br />

les nations, et on y entend un bourdonnement<br />

perpétuel, comme au milieu d’une ruche<br />

d’abeilles industrieuses. Mais quand l’heure de la<br />

bourse est écoulée, quand on ne voit plus dans<br />

ces longues travées qui unissent deux rues, que<br />

quelques personnes passant rapidement, l’aspect<br />

de la cour d’Artus devient plus pittoresque, et<br />

c’est alors qu’il faut la visiter. Un clair-obscur<br />

magique se répand à travers les fenêtres<br />

assombries. Les sculptures bizarres et les<br />

peintures qui ornent la salle semblent s’animer et<br />

se mouvoir. Des cerfs avec leurs immenses<br />

ramures, des chiens haletants et furieux fixent sur<br />

vous leurs yeux brillants, et font baisser vos<br />

regards ; et la royale statue de marbre, qui s’élève<br />

au milieu de l’enceinte, paraît plus imposante par


son isolement. Le grand tableau où sont<br />

représentés toutes les vertus et tous les vices,<br />

portant leurs noms écrits en latin, perd déjà<br />

sensiblement de sa moralité ; car les pâles vertus<br />

se distinguent à peine sous les couches grises de<br />

la vétusté, tandis que les belles figures des vices,<br />

relevées par leurs habits éclatants, semblent<br />

défier le temps, et séduisent encore les yeux,<br />

comme à leur premier jour. L’attention se porte<br />

aussi sur l’étroit bandeau, à fond doré, qui règne<br />

autour de la salle, et où l’on a représenté fort<br />

agréablement un cortège des magistrats de la<br />

ville, au temps de leur antique splendeur. Des<br />

honorables bourguemestres, au visage important<br />

et réfléchi, ouvrent la marche, montés sur de<br />

beaux chevaux richement caparaçonnés ; les<br />

timbaliers, les tambours, les fifres, les<br />

hallebardiers, s’avancent si hardiment et d’un pas<br />

si décidé, qu’on croit entendre les joyeuses<br />

fanfares de la musique militaire, et qu’on s’attend<br />

presque à voir toute cette troupe défiler par<br />

l’immense croisée voisine, et gagner la place du<br />

grand marché. Et s’il vous prend envie de<br />

dessiner ce magnifique bourguemestre et le page,


d’une beauté merveilleuse, qui tient la bride de<br />

son coursier, mettez-vous à cette table, que la<br />

munificence publique a couverte en abondance de<br />

papier, de plumes et d’encre, et qui semble vous<br />

inviter à consigner vos souvenirs et vos<br />

impressions. – Avisez donc notre correspondant<br />

de Hambourg de l’état actuel des affaires, mon<br />

cher Traugott !<br />

Ainsi parlait, en ce lieu, le négociant Élias<br />

Roos à un jeune homme avec lequel il était<br />

associé, et qui devait prochainement épouser sa<br />

fille Christine. Traugott trouva avec peine une<br />

petite place à la table que je viens d’indiquer, prit<br />

une feuille de papier, teignit d’encre l’extrémité<br />

d’une plume, et il s’apprêtait à commencer par un<br />

beau jet calligraphique, lorsqu’en songeant<br />

encore une fois à l’affaire qu’il allait expliquer, il<br />

leva les yeux vers la voûte. Le hasard voulut qu’il<br />

se trouvât justement placé en face de deux figures<br />

du cortège, qui avaient toujours produit sur lui<br />

une impression singulière. – Un homme grave,<br />

presque sombre, avec une large barbe frisée,<br />

couvert de riches vêtements, s’avançait sur un<br />

cheval noir, dont un bel adolescent tenait les


ênes. Une longue chevelure blonde et un<br />

costume d’une rare élégance, donnaient à celui-ci<br />

un air un peu efféminé. La démarche, le visage de<br />

l’homme, excitaient toujours une sorte d’effroi<br />

dans l’âme de Traugott ; mais il trouvait dans les<br />

traits du page la source des émotions les plus<br />

riantes. Jamais il ne pouvait détacher ses regards<br />

de cette figure attrayante, et il arriva, cette fois,<br />

qu’au lieu d’écrire la lettre d’avis de M. Élias<br />

Roos, il resta occupé à contempler les deux<br />

personnages merveilleux, traçant, dans sa<br />

distraction, quelques traits avec sa plume. Il se<br />

trouvait déjà depuis longtemps dans cette<br />

situation, lorsque quelqu’un, placé derrière lui,<br />

frappa sur son épaule, et s’écria d’une voix<br />

sourde : « Bien, très bien ! voilà ce que j’aime ;<br />

cela peut devenir quelque chose. » Traugott se<br />

retourna, réveillé comme d’un rêve ; mais il<br />

sembla frappé de la foudre. La surprise, l’effroi,<br />

lui ravirent la voix ; il voyait auprès de lui la<br />

figure sombre qu’il venait de contempler sur le<br />

lambris. C’était cet homme qui lui parlait ; il était<br />

accompagné du bel adolescent, dont le sourire<br />

avait une douceur inexprimable. Les ondulations


de la foule mouvante eurent bientôt fait<br />

disparaître les deux personnages ; mais Traugott<br />

resta à la même place, et il s’y trouvait encore<br />

longtemps après que l’heure de la bourse fut<br />

passée. La salle était presque déserte, et M. Élias<br />

Roos, qui causait avec deux étrangers, l’aperçut<br />

et s’avança vers lui. – Que faites-vous donc là, si<br />

tard, mon cher ami ? lui dit-il. Avez-vous expédié<br />

la lettre d’avis ?<br />

Perdu dans ses pensées, Traugott lui présenta<br />

la lettre. Au même instant, M. Élias Roos,<br />

frappant des mains avec désespoir, s’écria :<br />

Seigneur – Dieu ! quel enfantillage ! imprudent<br />

associé !... est-ce le diable qui vous possède ?<br />

Une lettre d’avis perdue, et la poste manquée !<br />

M. Élias Roos était sur le point d’étouffer de<br />

colère, et les deux étrangers ne pouvaient<br />

s’empêcher de rire, à la vue de la lettre qui était<br />

en effet assez risible. Immédiatement après ces<br />

mots : « Nous référant à notre dernière du 20<br />

courant, » Traugott avait esquissé à traits rapides<br />

les deux figures singulières, le vieillard et le<br />

jeune homme. Les deux étrangers cherchèrent à<br />

apaiser M. Élias Roos ; mais celui-ci se


promenait de long en large, en répétant d’un ton<br />

lamentable : Dix mille marcs ! ce sont dix mille<br />

marcs de moins ! – Consolez-vous, mon cher<br />

monsieur Roos, dit enfin le plus âgé des deux<br />

étrangers. La poste est partie, il est vrai ; mais<br />

dans une heure, j’expédierai un courrier à<br />

Hambourg ; je lui remettrai votre dépêche, et<br />

ainsi elle arrivera encore avant celle de vos<br />

concurrents.<br />

M. Roos lui serra la main, et prenant la place<br />

de Traugott, il se hâta de faire la lettre d’avis, que<br />

celui-ci avait si étrangement rédigée. Pendant ce<br />

temps, le vieil étranger s’approcha de Traugott,<br />

qui gardait le silence d’un air confus. – Vous ne<br />

me semblez pas à votre place, lui dit-il. Un<br />

véritable négociant ne se fût pas amusé à tracer<br />

des figures, au lieu d’écrire des lettres d’avis.<br />

Traugott ne put s’empêcher de reconnaître que ce<br />

reproche était bien fondé. – Mon Dieu, dit-il, que<br />

d’excellentes lettres d’avis n’ai-je pas écrites !<br />

C’est une folle idée qui m’a passé là ! – Je crois,<br />

répondit le jeune étranger, que de toutes vos<br />

lettres d’avis, aucune n’est aussi excellente que<br />

celle-ci, ni tracée avec autant d’habileté. – En


disant ces mots, il avait pris la malencontreuse<br />

épître, l’avait soigneusement pliée et glissée dans<br />

sa poche. Traugott se persuada alors qu’il avait<br />

fait quelque chose de mieux qu’une simple lettre ;<br />

un orgueil inconnu s’empara de son âme, et<br />

lorsque Élias Roos lui dit, tout en pliant la lettre<br />

qu’il venait d’achever : Vos enfantillages auraient<br />

pu me coûter dix mille marcs, il répondit : – Mon<br />

cher associé, ne vous formalisez pas ainsi, ou<br />

nous nous séparerons pour toujours ! – Le vieil<br />

étranger eut grand-peine à rétablir la paix entre<br />

les deux associés. Il y parvint, toutefois, et se<br />

rendit avec eux et son jeune compagnon, à la<br />

maison de M. Élias, qui les avait invités à dîner<br />

avec lui. Mademoiselle Christine reçut avec une<br />

grâce extrême les hôtes de son père. Figurez-vous<br />

une jeune fille de moyenne taille et bien nourrie,<br />

de vingt-deux ans au plus. Son visage est<br />

arrondi ; ses yeux bleus, couleur du jour, et d’une<br />

sérénité un peu banale, semblent dire à tous : Je<br />

me marie bientôt ! Sa peau est d’une blancheur<br />

éblouissante, et ses cheveux ne sont pas<br />

absolument roussâtres : ses lèvres appellent le<br />

baiser, la bouche dont elles forment les rives est


un peu longue, mais elle laisse voir deux rangées<br />

de dents de neige. Le calme habite incessamment<br />

les traits de mademoiselle Christine. Jamais la<br />

confection d’un gâteau n’a manqué sous ses<br />

mains, et quand elle daigne donner ses soins à<br />

une sauce, elle s’épaissit toujours au point<br />

convenable, tant mademoiselle Christine met<br />

d’intelligence et d’attention à tourner sa cuiller en<br />

cercles réguliers. Après le repas, M. Élias Roos<br />

proposa à ses amis une promenade sur le rempart.<br />

Traugott chercha vainement à s’en dispenser ;<br />

son associé le retint. – Un célèbre physicien<br />

prétendait que l’esprit créateur du monde, ce<br />

grand expérimentaliste, a placé sur le globe une<br />

immense machine électrique, d’où s’échappent<br />

des traînées d’étincelles que nous ne pouvons<br />

éviter, et dont la commotion change subitement<br />

toutes les dispositions de notre âme. Traugott se<br />

trouvait sans doute en rapport avec la grande<br />

machine, au moment où il dessina à son insu,<br />

dans la grande salle, les figures qui apparurent<br />

tout à coup derrière lui, et involontairement il ne<br />

put s’empêcher de ramener la conversation sur ce<br />

sujet. Le vieil étranger trouvait les peintures de la


cour d’Artus du plus mauvais goût ; le cortège<br />

militaire lui semblait surtout la plus ridicule des<br />

bambochades ; mais Traugott s’écria avec chaleur<br />

qu’un monde entier s’était déroulé à ses yeux, à<br />

la vue de ces peintures, et qu’elles avaient parlé si<br />

vivement à son imagination, qu’il avait reconnu<br />

en lui-même la faculté de créer comme le<br />

puissant maître de l’atelier duquel elles étaient<br />

sorties. M. Élias Roos regarda son associé d’un<br />

air étonné, et le vieil étranger dit d’un ton<br />

ironique : – Je ne comprends pas, jeune homme,<br />

que le négoce puisse vous plaire, et que votre vie<br />

ne soit pas consacrée aux arts, que vous semblez<br />

chérir. – Oh ! que j’envie votre talent ! dit le plus<br />

jeune des étrangers. Ah ! que ne puis-je dessiner<br />

comme vous ! Ce n’est pas que le génie me<br />

manque ; je copie fort bien des yeux, des nez et<br />

des oreilles ; j’ai même dessiné trois ou quatre<br />

têtes ; mais, mon Dieu ! les affaires, les affaires !<br />

– Je pensais, dit Traugott, que dès qu’on se sent<br />

du génie, dès qu’on éprouve un véritable<br />

penchant pour les arts, il n’est plus d’autre affaire<br />

dans la vie. – Vous pensez qu’on doit se faire<br />

artiste ? répondit le jeune homme. Eh ! comment


pouvez-vous dire une chose pareille ? Voyezvous,<br />

mon cher ami, j’ai plus médité sur ces<br />

matières que personne ; en amateur passionné des<br />

arts, j’ai pénétré plus profondément dans la<br />

nature des choses que je ne saurais l’exprimer ;<br />

aussi ne puis-je que vous indiquer mes idées. En<br />

parlant ainsi, les traits du jeune étranger avaient<br />

pris une expression de capacité et de méditation<br />

qui imposèrent le respect à son auditeur. – Vous<br />

m’accorderez, continua-t-il, que les arts<br />

répandent des fleurs sur notre vie. – La<br />

distraction, le délassement des affaires plus<br />

sérieuses, c’est là le but aimable auquel tendent<br />

tous les efforts de l’art, but d’autant plus<br />

complètement atteint, que les productions des arts<br />

sont plus accomplies. Ce but est même clairement<br />

indiqué dans la vie ; car celui-là seul, qui pense<br />

ainsi, jouit du bien-être qui échappe à tout jamais<br />

à ceux pour qui les beaux-arts sont la grande<br />

affaire ici-bas. Ne vous laissez donc pas<br />

détourner des affaires sérieuses, mon cher ami, et<br />

gardez-vous de vous engager dans une route où<br />

vous marcheriez sans force et sans appui.<br />

Traugott resta stupéfait ; il ne savait que


épondre. Tout ce que le jeune homme venait de<br />

lui débiter lui semblait incroyablement absurde. Il<br />

se borna à lui demander : Mais que nommez-vous<br />

donc les affaires sérieuses, les grandes affaires<br />

ici-bas ? – Mais, mon Dieu, vous conviendrez<br />

qu’il faut vivre dans la vie, et c’est ce que ne font<br />

presque jamais les artistes de profession.<br />

Traugott conclut à peu près de ces paroles que<br />

vivre dans la vie, c’était n’avoir point de dettes,<br />

posséder beaucoup d’argent, bien boire, bien<br />

manger, se donner une jolie femme, des enfants<br />

bien sages, élégamment vêtus, bravement digérer,<br />

profondément dormir et surtout se garder des<br />

mauvais rêves. – Quelle misérable vie ! s’écria-til,<br />

lorsqu’il se retrouva seul dans sa chambre.<br />

Dans les belles matinées dorées de notre<br />

magnifique printemps, lorsqu’une molle brise<br />

d’ouest pénètre jusqu’au fond de nos rues<br />

sombres, et semble raconter, dans le doux<br />

langage de ses murmures, toutes les merveilles<br />

qu’elle a vues naître dans les prairies et dans les<br />

bois qu’elle a traversés, moi, je me glisse avec<br />

nonchalance entre les ais d’un comptoir enfumé.<br />

Là, sont assises de pâles figures devant


d’informes pupitres noircis, et le bruit monotone<br />

des feuillets du registre, l’insolent cliquetis de<br />

l’argent qu’on amasse, interrompent seuls le<br />

silence que commande le travail. – Et quel<br />

travail ! Pourquoi tant de méditations, pourquoi<br />

tant d’écritures ! Afin que les coffres se<br />

remplissent, afin que le crédit recueille et dévore<br />

la substance de millions de malheureux. Un<br />

artiste quitte joyeusement les cités ; il va respirer,<br />

la tête haute, les émanations parfumées du<br />

printemps, il va se perdre au milieu des<br />

splendides tableaux que colorent les joyeux<br />

rayons du soleil de mai. Du fond des buissons<br />

obscurs s’avancent des apparitions gracieuses,<br />

que crée son esprit, et qui lui appartiennent à<br />

jamais, car en lui réside la mystérieuse magie des<br />

formes, du coloris et de la lumière. – Qui<br />

m’empêche de m’arracher à cette vie odieuse ?<br />

n’ai-je pas reconnu aujourd’hui ma mission, et ne<br />

puis-je à mon tour devenir un artiste ?<br />

Traugott se mit à examiner tous les dessins<br />

qu’il avait faits. Quelques-uns lui semblèrent<br />

tracés avec habileté. Il s’arrêta surtout devant une<br />

esquisse faite depuis de longues années, où il


avait copié jadis le vieux bourguemestre et le<br />

beau page ; il se souvint fort bien de l’attrait que<br />

ces figures avaient eu pour lui, et se rappela<br />

comme, dans son enfance, il s’était souvent glissé<br />

sous les voûtes de la cour d’Artus, pour aller les<br />

contempler. En examinant ce dessin, Traugott se<br />

sentit saisi de désirs vagues et douloureux ; il ne<br />

put se résoudre à descendre dans le comptoir ; il<br />

sortit de la ville et monta sur le Carlsberg qui<br />

l’avoisine. De là, ses regards se portèrent sur la<br />

mer écumante et sur les nuages amoncelés qui<br />

formaient mille figures bizarres au-dessus de<br />

Héla : c’était comme un miroir magique où il<br />

s’efforçait de lire sa destinée future. Ce n’est<br />

qu’après de longs efforts que s’éveillent en notre<br />

sein les révélations du monde idéal. L’âme de<br />

l’artiste flotte sans cesse dans une mer de doutes<br />

et d’incertitudes. Il voit l’infini, et il sent<br />

l’impuissance d’y atteindre. Mais bientôt il<br />

recouvre un courage divin ; il combat, il lutte, et<br />

le désespoir même lui donne la force de<br />

poursuivre le rêve chéri qu’il voit toujours plus<br />

près de lui, et qui le fuit sans cesse. Traugott ne<br />

tarda pas à éprouver cette douleur sans espoir. Le


lendemain, en jetant un coup d’œil sur ses dessins<br />

qui étaient restés sur la table, ils lui semblèrent<br />

mesquins et misérables, et il se condamna luimême<br />

à retourner au comptoir. Il revint aussitôt<br />

reprendre son travail, sans se laisser vaincre par<br />

le dégoût profond qui le forçait quelquefois à<br />

quitter la plume pour aller respirer un air pur. –<br />

Plusieurs semaines s’étaient écoulées, et l’époque<br />

du mariage de Traugott avec Christine approchait<br />

rapidement. Ce moment devait mettre fin à toutes<br />

ses espérances et à tous ses rêves, et il sentait son<br />

cœur oppressé, en voyant sa fiancée activement<br />

occupée des préparatifs de son mariage, comme<br />

s’il n’eût été question pour elle que d’une affaire<br />

domestique ordinaire. Traugott se rendait chaque<br />

jour à la cour d’Artus ; une fois, il entendit tout<br />

près de lui une voix qui le fit tressaillir. « Ce<br />

papier, disait-on, a-t-il en effet une si mince<br />

valeur ? » – Traugott se retourna vivement et<br />

aperçut le vieillard merveilleux, qui était occupé<br />

à traiter avec un courtier, de la vente d’un papier<br />

dont le cours venait d’éprouver une forte baisse.<br />

Le bel adolescent se tenait auprès de lui, et jetait<br />

sur Traugott un regard tendre et douloureux.


Celui-ci s’approcha vivement du vieillard. – Ce<br />

papier, lui dit-il, est en effet à bas prix ; mais le<br />

cours s’améliorera, selon toute apparence, dans<br />

peu de jours. Si vous voulez suivre mon conseil,<br />

vous en retarderez la vente. – Eh ! monsieur ;<br />

répondit le vieillard, non sans humeur, que vous<br />

importent mes affaires ? Savez-vous si ce papier<br />

ne m’est pas utile en ce moment, et si je n’ai pas<br />

besoin d’argent comptant ? Traugott, mécontent<br />

de la brusquerie de cette réponse, se disposait à<br />

s’éloigner lorsqu’un regard suppliant qu’il surprit<br />

dans les yeux humides du jeune homme l’arrêta.<br />

– Mes intentions étaient bonnes, monsieur, dit-il,<br />

et j’avais dessein de prévenir la perte que vous<br />

allez faire. Vendez-moi ce papier sous la<br />

condition que je vous paierai dans peu de jours la<br />

différence entre son prix actuel et le cours auquel<br />

il ne peut manquer de s’élever. – Vous êtes un<br />

homme singulier, dit le vieillard. Qu’il soit fait<br />

selon votre volonté, bien que j’ignore le motif qui<br />

vous porte à vouloir m’enrichir. – À ces mots, il<br />

jeta un regard étincelant sur le jeune homme qui<br />

l’accompagnait, et celui-ci abaissa son bel œil<br />

bleu, en rougissant. Ils suivirent tous deux


Traugott jusqu’au comptoir de M. Élias Roos, où<br />

l’argent fut compté au vieillard, qui le reçut d’un<br />

air sombre. Pendant ce temps, le jeune homme<br />

disait à voix basse à Traugott : N’est-ce pas vous<br />

qui dessiniez quelques figures dans la salle de la<br />

cour d’Artus, il y a plusieurs semaines ?<br />

Traugott en convint, et ne put s’empêcher de<br />

rougir en songeant au rôle ridicule qu’il avait<br />

joué le jour de la lettre d’avis. – Oh ! alors, ajouta<br />

le jeune homme, votre conduite ne saurait<br />

m’étonner. – Le vieillard regarda avec colère son<br />

compagnon, et celui-ci garda le silence. Traugott<br />

ne pouvait surmonter un certain embarras en<br />

présence de ces deux étrangers, et il les laissa<br />

s’éloigner, sans avoir le courage de leur faire une<br />

seule question. L’apparition de ces deux figures<br />

avait en effet quelque chose de si singulier, que le<br />

personnel du comptoir en fut frappé. Le vieux<br />

teneur de livre avait placé sa plume derrière son<br />

oreille, et il regardait attentivement le vieillard<br />

qui s’éloignait. – Dieu nous garde de mal, dit-il<br />

dès qu’il eut disparu ; mais celui-ci ressemble,<br />

avec sa barbe frisée et son manteau noir, à un<br />

vieux tableau de l’année 1400, qu’on voit dans


l’église de Saint-Johannis. – Pour M. Élias, la<br />

longue figure et l’épaisse barbe de l’étranger, lui<br />

donnèrent lieu de croire que c’était un juif<br />

polonais. Il ignorait les conditions du marché que<br />

son gendre futur venait de conclure, et il se<br />

moqua singulièrement de l’impéritie de ce lourd<br />

Sarmate, qui vendait une valeur dont le cours<br />

devait s’améliorer avant peu, de dix pour cent<br />

tout au moins, ce qui arriva en effet. Mon fils m’a<br />

fait souvenir que vous êtes un artiste, dit le<br />

vieillard en revoyant Traugott à la cour d’Artus,<br />

et, à ce titre, j’accepte de vous ce que j’eusse<br />

certainement refusé.<br />

Ils se trouvaient en ce moment près des quatre<br />

colonnes de granit qui soutiennent le dôme de<br />

l’édifice, non loin des deux figures que Traugott<br />

avait dessinées dans la lettre d’avis ; et le jeune<br />

négociant parla sans embarras de la ressemblance<br />

qui existait entre ces deux visages et ceux du<br />

vieillard et de son jeune compagnon. Le vieillard<br />

sourit d’un air singulier, posa sa main sur<br />

l’épaule de Traugott, et lui dit à voix basse : Vous<br />

ne savez donc pas que je suis le peintre allemand<br />

Godofredus Berklinger, et que j’ai peint ces deux


figures qui semblent vous plaire, il y a bien des<br />

années, lorsque j’étudiais mon art ? Dans ce<br />

bourguemestre, j’ai voulu me représenter moimême,<br />

et le page qui tient le cheval est mon fils,<br />

comme vous l’avez reconnu vous-même.<br />

Traugott resta stupéfait ; il ne put douter que le<br />

vieillard, qui se donnait pour un maître mort<br />

depuis quelques cents ans, ne fût atteint d’une<br />

monomanie particulière. – C’était, continua le<br />

vieillard en relevant la tête et en regardant avec<br />

orgueil autour de lui, c’était un siècle splendide,<br />

éclatant, un temps florissant pour les arts, que<br />

celui où je décorai cette salle de toutes ces figures<br />

bariolées, en l’honneur du sage roi Artus et de sa<br />

table ronde ! Je crois même que c’est le roi Artus<br />

en personne, qui vint une fois ici tandis que je<br />

travaillais, et qui m’honora du titre de maître, qui<br />

ne m’avait pas encore été donné. – Mon père, dit<br />

le jeune homme en l’interrompant, est un artiste<br />

comme il en est peu, monsieur ; et vous n’aurez<br />

pas à vous repentir s’il vous permettait de voir<br />

ses ouvrages. Le vieillard s’était éloigné de<br />

quelques pas pour mieux juger de l’effet des<br />

peintures ; il revint, et Traugott le pria de vouloir


ien lui montrer ses tableaux. Le vieillard le<br />

regarda longtemps d’un œil scrutateur, et lui dit<br />

enfin d’un ton sévère : Il y a quelque hardiesse à<br />

vous de vouloir pénétrer dans le sanctuaire avant<br />

que d’avoir commencé votre apprentissage ; mais<br />

je vous l’accorde. Si votre regard est encore trop<br />

timide pour bien contempler, vous devinerez<br />

peut-être ce que vous ne pouvez concevoir.<br />

Venez demain dès le matin.<br />

Il lui indiqua sa demeure. Le lendemain,<br />

Traugott se débarrassa en toute hâte des affaires<br />

qui devaient l’occuper, et se dirigea vers la rue<br />

que le vieillard lui avait désignée. Le jeune<br />

homme, vêtu à l’ancienne mode allemande, vint<br />

lui ouvrir la porte, et le conduisit dans une vaste<br />

chambre, où il trouva le vieillard assis sur un petit<br />

escabeau, devant une immense toile grise, vide et<br />

nue, tendue sur un châssis. – Vous arrivez dans<br />

un moment favorable, monsieur, lui dit-il, car je<br />

viens de mettre la dernière main à ce grand<br />

tableau ; il m’occupe déjà depuis un an, et il ne<br />

m’a pas coûté peu de peine. C’est le pendant d’un<br />

grand tableau semblable, représentant le paradis<br />

perdu, que j’ai terminé l’an passé et que vous


pourrez voir aussi dans mon atelier. Celui-ci est,<br />

comme vous le voyez, le paradis retrouvé, et je<br />

serais fâché pour vous, si vous ne démêliez pas<br />

cette allégorie. Les tableaux allégoriques<br />

n’appartiennent en général qu’aux esprits faibles<br />

et aux imaginations usées ; mon tableau, à moi,<br />

n’est pas une fantaisie, c’est un fait, il ne désigne<br />

pas, il est. Vous trouverez que tous ces riches<br />

groupes d’hommes, d’animaux, de fruits, de<br />

fleurs et de rochers se lient au tout harmonieux,<br />

dont l’accord céleste et parfait constitue la<br />

lumière éternelle. Le vieillard se mit alors à<br />

détailler les différents groupes, il fit remarquer à<br />

Traugott la mystérieuse distribution de la lumière<br />

et de l’ombre, l’éclat des fleurs et des métaux, les<br />

émanations merveilleuses qui s’élevaient du<br />

calice des roses et des lis épanouis, et se<br />

répandaient autour des rangs à perte de vue de<br />

jeunes filles, d’adolescents et d’hommes mûrs,<br />

tous dans l’éclat de la force, de la grâce et de la<br />

beauté. Les paroles du vieillard devenaient<br />

toujours plus énergiques et plus inintelligibles. –<br />

Laisse briller ta couronne d’or, s’écria-t-il enfin ;<br />

rejette le voile d’Isis dont tu couvres ta tête. –


Mais pourquoi détourner tes regards ? pourquoi<br />

t’avancer vers moi d’un air menaçant ? veux-tu<br />

donc lutter avec ton maître ? Approche donc !<br />

approche ! attaque celui qui t’a créé, car je suis...<br />

Ici, la parole du vieillard s’éteignit, et ses<br />

forces l’abandonnèrent. Traugott le reçut dans ses<br />

bras, et le porta, à l’aide de son fils, dans un<br />

fauteuil où il s’assoupit profondément. – Vous<br />

savez maintenant, mon cher monsieur, ce qu’il en<br />

est de mon bon vieux père, dit le jeune homme<br />

d’une voix douce et basse ; une rigoureuse<br />

destinée a répandu l’amertume sur sa vie, et déjà,<br />

depuis bien des années, il est mort pour l’art<br />

auquel il avait consacré uniquement ses veilles. Il<br />

reste, durant des jours entiers, les yeux fixés sur<br />

ce fond intact ; il appelle cela peindre, et vous<br />

avez vu dans quel état d’exaltation le jette la<br />

description du tableau qu’il croit avoir tracé. Une<br />

malheureuse pensée qui le poursuit en outre et<br />

qui me prépare une vie sombre et chagrine,<br />

m’entraîne avec lui dans la voie fatale qu’il<br />

parcourt... Mais je veux tâcher de vous distraire<br />

de cette triste scène. Suivez-moi dans la chambre<br />

voisine ; nous y trouverons quelques tableaux du


on temps de mon père.<br />

Quel fut l’étonnement de Traugott, en voyant<br />

une longue rangée de tableaux qui semblaient<br />

avoir été peints par les maîtres les plus célèbres<br />

de l’école flamande ! Plusieurs scènes de la vie<br />

active, comme une société revenant de la chasse,<br />

des musiciens ambulants, une promenade à<br />

cheval, étincelaient de verve et de coloris, et les<br />

têtes surtout étaient animées d’une expression<br />

toute vitale. Traugott revenait vers la première<br />

salle, lorsqu’il s’arrêta tout à coup près d’un<br />

tableau, devant lequel il resta comme attaché par<br />

un charme. Il représentait une jeune fille dans<br />

l’ancien costume germanique. Ses traits étaient<br />

parfaitement semblables à ceux du fils du<br />

peintre ; seulement les joues de la jeune fille<br />

étaient plus vermeilles, et sa stature paraissait<br />

plus haute. Un ravissement indicible fixait<br />

Traugott à cette place, et il ne pouvait se lasser de<br />

contempler cette charmante figure, touchée à la<br />

manière de Van Dick. – Mon Dieu ! mon Dieu !<br />

s’écria Traugott en soupirant, c’est elle que je<br />

porte depuis si longtemps dans mon cœur ! Où<br />

pourrai-je jamais la trouver ? À ces mots, les


yeux du jeune Berklinger se remplirent de larmes.<br />

– Venez, dit-il en s’efforçant de contenir sa<br />

douleur. Ce portrait représente ma pauvre sœur<br />

Félicité. Elle nous a été ravie pour toujours. Vous<br />

ne la verrez jamais.<br />

Traugott se laissa conduire machinalement<br />

dans l’antichambre. Le vieillard était encore<br />

endormi ; mais il se réveilla tout à coup, et en<br />

apercevant Traugott, il s’écria d’un air irrité : –<br />

Que voulez-vous ici, monsieur ? Le jeune homme<br />

s’approcha alors, et le fit souvenir qu’il venait de<br />

montrer à Traugott son nouveau tableau. Votre<br />

nouveau tableau, maître Berklinger, dit Traugott,<br />

est bien merveilleux, et je n’en ai jamais vu de<br />

semblable. Mais il faut beaucoup d’étude et de<br />

travail avant que d’arriver à peindre ainsi !<br />

Le vieillard se calma. Il embrassa Traugott et<br />

lui promit d’être son maître. – Traugott se rendit<br />

donc chaque jour chez le vieux peintre, et il ne<br />

tarda pas à faire de grands progrès. Pour les<br />

affaires, il les négligea si complètement, que M.<br />

Élias Roos vit avec plaisir que Traugott remis son<br />

mariage à un temps plus reculé, sous le prétexte


d’une maladie de langueur. – S’il n’avait pas cent<br />

cinquante mille écus dans ma maison de<br />

commerce, dit le vieux négociant à un de ses<br />

amis, je sais bien ce que j’aurais à faire.<br />

La vie que menait Traugott eût été un beau<br />

jour sans nuages, sans l’amour qu’il nourrissait<br />

pour la belle Félicité, dont l’image ne pouvait<br />

s’effacer de son cœur. Le portrait avait disparu.<br />

Le vieux peintre l’avait enlevé, et Traugott<br />

n’osait pas le questionner sur ce sujet. Au reste,<br />

le vieux Berklinger lui témoignait chaque jour<br />

plus de confiance, et il avait consenti à accepter<br />

quelques honoraires pour les leçons qu’il lui<br />

donnait. Traugott avait appris de la bouche du<br />

jeune Berklinger que le papier vendu par son père<br />

était leur dernière ressource et le reste de leur<br />

fortune, mais il ne put en savoir davantage, car le<br />

vieux peintre les observait sans cesse et renvoyait<br />

rudement son fils, chaque fois qu’il le voyait<br />

converser avec le jeune négociant. L’hiver était<br />

passé, un nouveau printemps faisait déjà refleurir<br />

les bois et les prés. Traugott avait été retenu un<br />

jour entier dans son comptoir, et il ne put se<br />

rendre à la maison de Berklinger que fort tard


dans la soirée. En pénétrant dans le vestibule, qui<br />

était désert, il entendit le son d’un luth dans la<br />

chambre voisine. Il écouta. – Un chant<br />

entrecoupé voltigeait entre les accords comme de<br />

légers soupirs. Il poussa la porte. Une femme,<br />

vêtue exactement dans l’ancien costume, comme<br />

celle du portrait, s’offrit à lui, le dos tourné. Au<br />

bruit que fit Traugott en entrant, elle posa le luth<br />

sur la table, et se leva. C’était elle ! – Félicité !<br />

s’écria Traugott dans son ravissement ; et il allait<br />

tomber aux pieds de cette image céleste,<br />

lorsqu’une main vigoureuse s’abattit sur lui et<br />

l’entraîna. – Misérable sans pareil ! s’écriait le<br />

vieux Berklinger en le repoussant, c’était donc là<br />

le motif de ton amour pour les arts ! Tu voulais<br />

m’assassiner ! Un couteau levé brillait dans sa<br />

main. Traugott prit la fuite, éperdu d’effroi et de<br />

bonheur.<br />

Traugott attendit le jour avec impatience,<br />

résolu de connaître, à quelque prix que ce fût, le<br />

mystère que recelait la maison de Berklinger. Il y<br />

courut. Toutes les portes étaient ouvertes. Le<br />

peintre et son fils avaient quitté dans la nuit leur<br />

demeure, et on ignorait le lieu où ils s’étaient


etirés. Une voiture attelée de deux chevaux avait<br />

emporté les caisses, les tableaux et le petit<br />

nombre de meubles qui composaient le misérable<br />

avoir de Berklinger. Toutes les recherches de<br />

Traugott furent inutiles. Il revint dans un profond<br />

désespoir. Son avenir était détruit ; il se<br />

condamna lui-même à reprendre les travaux<br />

fastidieux qu’il avait abandonnés. – Depuis<br />

quelque temps, Traugott travaillait de nouveau<br />

dans son comptoir, et le jour de son mariage avec<br />

Christine avait été invariablement fixé. La veille<br />

de ce jour, Traugott se rendit, comme de<br />

coutume, à la cour d’Artus, il contemplait encore<br />

une fois les deux figures du bourguemestre et son<br />

page, qui lui rappelaient tant de souvenirs,<br />

lorsque ses regards tombèrent sur le courtier à qui<br />

le vieux peintre avait voulu vendre son papier. Il<br />

s’approcha de lui, et lui demanda s’il connaissait<br />

ce vieillard à la longue barbe. – Qui ne connaît ce<br />

vieux fou ? répondit le courtier. C’est le peintre<br />

Gottfried Berklinger. – Savez-vous où il a fixé sa<br />

demeure ? – Sans doute ; il vit maintenant bien<br />

tranquille à Sorrente avec sa fille. – Avec sa fille<br />

Félicité ? s’écria Traugott d’une voix si éclatante,


que tous les négociants tournèrent la tête pour le<br />

regarder. – Eh ! sans doute, dit le courtier. C’est<br />

le jeune homme qui l’accompagne toujours. Tout<br />

Dantzig savait que c’était une fille, bien que le<br />

vieux fou s’imaginât que tout le monde l’ignorait.<br />

On dit qu’il lui avait été prédit que le premier<br />

amour de sa fille coûterait la vie à son père, et il a<br />

trouvé ce moyen pour éloigner d’elle les galants.<br />

– À Sorrente, s’écrie Traugott hors de lui. Et il<br />

s’échappa à travers la foule. Le lendemain, il<br />

avait déjà quitté Dantzig, et deux chevaux rapides<br />

l’entraînaient vers l’Italie. Traugott se sentit<br />

ranimé en touchant cette terre des arts. Les<br />

artistes allemands établis à Rome l’admirent dans<br />

le cercle de leurs travaux, et il séjourna plus<br />

longtemps au milieu d’eux que ne semblait le<br />

permettre l’ardent désir qui l’avait amené en<br />

Italie ; mais ce désir, adouci par la réflexion, se<br />

changea en un rêve perpétuel qui se répandit sur<br />

sa vie tout entière. L’image de Félicité se<br />

présentait sans cesse sous ses pinceaux, et ses<br />

traits ravissants, répétés dans les compositions de<br />

Traugott, devinrent bientôt célèbres dans Rome,<br />

et surtout parmi les peintres, qui accablèrent de


questions leur jeune confrère. Un jour enfin, un<br />

d’eux, nommé Matuszewski, vint trouver<br />

Traugott, et lui confia qu’il avait aperçu dans<br />

Rome la jeune fille qu’on retrouvait dans tous ses<br />

tableaux. On peut se figurer le ravissement de<br />

Traugott. Les recherches qu’il fit avec son ami<br />

furent heureuses, et ils eurent bientôt découvert la<br />

retraite de la jeune fille dont le père était en effet<br />

un pauvre peintre, alors occupé à décorer de<br />

fresques l’église de Trinita del Monte. Traugott<br />

courut lui-même à l’église, s’assurer de l’identité<br />

du peintre, et il crut reconnaître le vieux<br />

Berklinger, juché sur un immense échafaud. De<br />

là, les deux amis se rendirent à la demeure de la<br />

jeune fille, qu’ils aperçurent de loin sur un<br />

balcon. – C’est elle ! s’écria Traugott en se<br />

précipitant dans la chambre. La jeune fille recula<br />

avec effroi. Elle avait tous les traits de Félicité,<br />

mais ce n’était pas elle. Traugott resta confondu,<br />

et Matuszewski expliqua toute la méprise à la<br />

jeune fille. Celle-ci se tenait dans une attitude<br />

charmante, les yeux baissés et les joues couvertes<br />

de rougeur, et Traugott, qui avait voulu aussitôt<br />

s’éloigner, s’arrêta et la contempla avec intérêt.


Dorine le regardait en souriant. Son père revint<br />

de son travail, et Traugott vit que l’effet de la<br />

hauteur de l’échafaud sur lequel s’était trouvé le<br />

peintre, l’avait singulièrement abusé. Au lieu du<br />

vigoureux Berklinger, il voyait devant lui un petit<br />

homme pâle, maigre et timide, courbé par la<br />

misère. Le petit vieillard fit preuve de<br />

connaissances pratiques dans la conversation<br />

qu’ils eurent ensemble, et Traugott se plut à la<br />

prolonger. Dorine laissa voir, avec une simplicité<br />

enfantine, le penchant qu’elle éprouvait pour le<br />

jeune peintre, et bientôt on vit Traugott passer<br />

des journées entières dans l’atelier du pauvre<br />

artiste italien. Nous n’essaierons pas de peindre la<br />

lutte que se livra Traugott, dont le cœur était à la<br />

fois doublement rempli par la même image ;<br />

enfin il s’arracha de Rome, et partit pour<br />

Sorrente.<br />

Un an s’écoula en recherches sans nombre. Un<br />

jour il reçut à Naples des lettres de sa patrie. M.<br />

Élias Roos lui annonçait que le temps de leur<br />

association étant expiré, sa présence était<br />

indispensable pour régler leurs affaires<br />

respectives. Traugott prit le chemin direct, et se


endit à Dantzig. – Il se trouva dans la cour<br />

d’Artus, près de la colonne de granit, vis-à-vis du<br />

bourguemestre et de son page, qui semblaient le<br />

regarder en souriant, et lui reprocher avec<br />

tendresse sa longue absence. – Je ne me trompe<br />

pas ! je vous vois bien portant et guéri de votre<br />

mélancolie ? C’était le courtier bien connu de<br />

Traugott, qui lui parlait de la sorte. – Je ne l’ai<br />

pas trouvée ! dit Traugott en soupirant. – Qui<br />

donc n’avez-vous pas trouvé ? demanda le<br />

courtier. – Le peintre Godofredus Berklinger, et<br />

sa fille Félicité. Je les ai cherchés dans toute<br />

l’Italie, à Naples et à Sorrente ; personne ne les<br />

connaît !<br />

Le courtier le regarda d’un air étonné. – Où<br />

avez-vous cherché le peintre et sa fille ? en<br />

Italie ? à Naples ? à Sorrente ? – Eh ! sans doute,<br />

répondit Traugott avec aigreur. – Eh ! mon Dieu,<br />

monsieur Traugott, qu’avez-vous fait là ? s’écria<br />

le courtier en frappant ses deux mains l’une<br />

contre l’autre : ne savez-vous pas que M.<br />

Aloysius Brandstetter, notre digne sénateur et<br />

doyen des échevins, a donné à sa petite maison de<br />

plaisance, située dans le bois de sapins, au pied


du Carlsberg, le nom de Sorrente ? C’est lui qui a<br />

recueilli Berklinger, dont il estime fort les<br />

tableaux. Il y a demeuré plusieurs années avec sa<br />

fille, et vous n’aviez qu’à aller vous planter de<br />

vos pieds sur le Carlsberg, pour voir<br />

mademoiselle Félicité se promener dans le jardin<br />

avec son joli costume gothique. Ce n’était pas la<br />

peine d’aller en Italie ! Quant au vieux peintre,<br />

c’est une triste histoire. – Oh ! parlez, parlez,<br />

s’écria Traugott d’une voix étouffée. – Le jeune<br />

Brandstetter revint d’Angleterre, continua le<br />

courtier. Il vit mademoiselle Félicité, et en devint<br />

épris. Il la surprit dans le jardin, tomba à ses<br />

genoux, et lui jura de l’épouser et de la délivrer<br />

de l’esclavage dans lequel la retenait son père. Le<br />

vieux peintre s’était avancé près d’eux sans qu’ils<br />

le vissent, et au moment où Félicité dit qu’elle<br />

consentait à tout, il poussa un grand cri et tomba<br />

mort. Une veine s’était rompue, et il était déjà<br />

tout noir quand on le releva. Mademoiselle<br />

Félicité prit alors le jeune Brandstetter en<br />

aversion, et elle épousa le conseiller Mathésius.<br />

Elle demeure à Marienwerder, et vous pouvez lui<br />

rendre visite ; ce n’est pas aussi loin que


Sorrente. Traugott ne l’entendait déjà plus ; il<br />

riait et pleurait à la fois ; dans son délire, il gagna<br />

la porte d’Oliva, et se rendit, comme jadis, sur le<br />

Carlsberg. On ignore combien de temps il y<br />

demeura, mais on ne le revit jamais à Dantzig.<br />

On assure qu’un peintre allemand, nommé<br />

Traugott, se rendit célèbre en Italie, et on montre<br />

encore au palais Pitti un tableau de lui, qui le<br />

représente entre deux femmes parfaitement<br />

semblables ; la plus jeune des deux lui sourit<br />

tendrement.


Gluck


La fin de l’été a souvent de beaux jours à<br />

Berlin. Le soleil perce joyeusement les nuages, et<br />

l’air humide, qui se balance sur les rues de la cité,<br />

s’évapore légèrement à ses rayons. On voit alors<br />

de longues files de promeneurs, un mélange<br />

chamarré d’élégants, de bons bourgeois avec<br />

leurs femmes et leurs enfants en habits de fête,<br />

d’ecclésiastiques, de juifs, de filles de joie, de<br />

professeurs, d’officiers et de danseurs, passer<br />

sous les allées de tilleuls, et se diriger vers le<br />

jardin botanique. Bientôt toutes les tables sont<br />

assiégées chez Klaus et chez Weber ; le café de<br />

chicorée fume en pyramides tournoyantes, les<br />

jeunes gens allument leurs cigares, on parle, on<br />

dispute sur la guerre ou la paix, sur la chaussure<br />

de madame Bethmann, sur le dernier traité de<br />

commerce et la dépréciation des monnaies,<br />

jusqu’à ce que toutes les discussions se perdent<br />

dans les premiers accords d’une ariette de<br />

Fanchon, avec laquelle une harpe discorde, deux<br />

violons fêlés et une clarinette asthmatique


viennent tourmenter leurs auditeurs et se<br />

tourmenter eux-mêmes. Tout proche de la<br />

balustrade qui sépare de la rue la rotonde de<br />

Weber, sont plusieurs petites tables environnées<br />

de chaises de jardin ; là, on respire un air pur, on<br />

observe les allants et les venants, et on est éloigné<br />

du bourdonnement cacophonique de ce maudit<br />

orchestre : c’est là que je viens m’asseoir,<br />

m’abandonnant aux légers écarts de mon<br />

imagination, qui m’amène sans cesse des figures<br />

amies avec lesquelles je cause à l’aventure, des<br />

arts, des sciences et de tout ce qui fait la joie de<br />

l’homme. La masse des promeneurs passe devant<br />

moi, toujours plus épaisse, toujours plus mêlée,<br />

mais rien ne me trouble, rien ne m’enlève à mes<br />

amis <strong>fantastiques</strong>. Une aigre valse échappée des<br />

maudits instruments me rappelle quelquefois du<br />

pays des ombres ; je n’entends que la voie criarde<br />

des violons et de la clarinette qui brait ; elle<br />

monte et elle descend le long d’éternelles octaves<br />

qui me déchirent l’oreille, et alors la douleur<br />

aiguë que je ressens m’arrache une exclamation<br />

involontaire. – Oh ! les infernales octaves !<br />

m’écriai-je un jour.


J’entendis murmurer auprès de moi : Fâcheux<br />

destin ! encore un chasseur d’octaves ! Je me<br />

levai et je m’aperçus qu’un homme avait pris<br />

place à la même table que moi. Il me regardait<br />

fixement, et je ne pus à mon tour détacher mes<br />

regards des siens. Jamais je n’avais vu une tête et<br />

une figure qui eussent fait sur moi une impression<br />

aussi subite et aussi profonde. Un nez doucement<br />

aquilin regagnait un front large et ouvert, où des<br />

saillies fort apparentes s’élevaient au-dessus de<br />

deux sourcils épais et à demi-argentés. Ils<br />

ombrageaient deux yeux étincelants, presque<br />

sauvages à force de feu, des yeux d’adolescents<br />

jetés sur un visage de cinquante ans. Un menton<br />

gracieusement arrondi contrastait avec une<br />

bouche sévèrement fermée, et un sourire<br />

involontaire, que produisait le jeu des muscles,<br />

semblait protester contre la mélancolie répandue<br />

sur ce vaste front. Quelques boucles grises<br />

pendaient seulement derrière sa tête chauve, et<br />

une large houppelande enveloppait sa haute et<br />

maigre stature. Dès que mes regards tombèrent<br />

sur cet homme, il baissa les yeux, et reprit sa<br />

tâche, que mon exclamation avait sans doute


interrompue : elle consistait à secouer<br />

complaisamment, de plusieurs petits cornets dans<br />

une grande tabatière, du tabac qu’il arrosait de<br />

temps en temps de quelques gouttes de vin. La<br />

musique ayant cessé, je ne pus me défendre de lui<br />

adresser la parole. – Il est heureux que la musique<br />

se taise, lui dis-je, elle n’était pas supportable.<br />

Il me jeta un regard à la dérobée, et versa son<br />

dernier cornet. – Il vaudrait mieux qu’on ne jouât<br />

pas du tout, que de jouer aussi mal, repris-je.<br />

N’êtes-vous pas de mon avis ? – Je ne suis<br />

d’aucun avis, dit-il. Vous êtes musicien et<br />

connaisseur de profession ?... – Vous vous<br />

trompez. Je ne suis ni l’un ni l’autre. J’ai appris<br />

autrefois à jouer un peu du piano et de la<br />

contrebasse, comme une chose qui tient à une<br />

bonne éducation, et mon maître me disait que<br />

rien ne faisait plus mauvais effet qu’une voix de<br />

haute-contre procédant par octaves vers la basse.<br />

Voilà mon autorité, je vous la donne pour ce<br />

qu’elle vaut. – Vraiment, répondit-il. Quittant<br />

alors son siège, il se dirigea lentement et d’un air<br />

pensif vers les musiciens, en levant à plusieurs<br />

reprises les yeux au ciel et se frappant le front


avec la paume de sa main, comme quelqu’un qui<br />

voudrait éveiller en lui un souvenir. Je le vis de<br />

loin parler aux exécutants, qu’il traita avec une<br />

dignité hautaine. Il revint, et à peine eut-il repris<br />

sa place, qu’on se mit à jouer l’ouverture<br />

d’Iphigénie en Aulide. Il écouta l’andante les<br />

yeux à demi-fermés, et les bras croisés sur la<br />

table. Par un léger mouvement de son pied<br />

gauche, il marquait les intonations ; il releva la<br />

tête, jeta un regard derrière lui, étendit sur la table<br />

sa main gauche, dont les doigts ouverts<br />

semblaient plaquer un accord sur un piano, et<br />

éleva la droite en l’air : c’était un maître<br />

d’orchestre qui donnait le signal d’une autre<br />

mesure. – Sa main droite retomba, et l’allegro<br />

commença. Une rougeur brûlante couvrit ses<br />

joues pâles, ses sourcils se rejoignirent entre les<br />

plis de son front, et une fureur divine dissipa le<br />

sourire forcé qui voltigeait autour de ses lèvres. Il<br />

se recula, ses sourcils se relevèrent, les muscles<br />

de ses joues se contractèrent de nouveau, ses<br />

yeux brillèrent, une expression de douleur couvrit<br />

ses traits ; son haleine s’échappa péniblement de<br />

sa poitrine, des gouttes de sueur vinrent mouiller


son front, et son doigt levé annonça le tutti et le<br />

morceau d’ensemble. Sa main droite ne cessa pas<br />

de battre la mesure ; mais de la gauche il tira son<br />

mouchoir et s’essuya le visage. C’est ainsi qu’il<br />

anima le squelette d’ouverture que nous offraient<br />

deux violons, et qu’il lui donna de la chair et des<br />

couleurs. J’entendais les sons tendres et plaintifs<br />

de la flûte, dans ses tons ascendants, lorsque la<br />

tempête des violons et des basses a cessé, et que<br />

le tonnerre des timbales garde le silence ;<br />

j’entendais les accents brefs et rapides des<br />

violoncelles, du hautbois, qui exprime la douleur,<br />

jusqu’à ce que le tutti, revenant tout à coup, eût,<br />

comme un géant, écrasé toutes les plaintes et les<br />

douces lamentations, sous ses pas cadencés et<br />

retentissants.<br />

L’ouverture était achevée : l’homme laissa<br />

tomber ses deux bras et resta les yeux fermés,<br />

comme quelqu’un dont une application extrême a<br />

épuisé les forces. La bouteille qui se trouvait<br />

devant lui était vide. Je remplis son verre avec du<br />

vin de Bourgogne que je m’étais fait apporter. Je<br />

l’invitai à boire ; il but sans cérémonie, et vidant<br />

son verre d’un trait, il s’écria : Je suis content de


l’exécution ! L’orchestre s’est bravement<br />

comporté. – Et cependant, repris-je, on ne nous a<br />

donné qu’une pâle esquisse d’un chef-d’œuvre<br />

composé des couleurs les plus éclatantes. – Si je<br />

juge bien, vous n’êtes pas de Berlin ? – En effet,<br />

je ne suis ici que momentanément. – Mais il fait<br />

froid, si nous allions dans la salle ? – L’idée est<br />

bonne. – Je ne vous connais pas, mais vous ne me<br />

connaissez pas non plus. Nous ne nous<br />

demanderons pas nos noms ; des noms sont<br />

souvent une chose embarrassante. Je bois avec<br />

vous du vin de Bourgogne qui ne me coûte rien,<br />

nous sommes bien ensemble ; tout est au mieux.<br />

Il me dit ces paroles avec bonhomie. Nous<br />

étions entrés dans la salle ; en s’asseyant, sa<br />

houppelande s’ouvrit, et je remarquai avec<br />

surprise qu’il portait sous ce vêtement une veste<br />

brodée, une culotte de velours et une petite épée<br />

d’argent. Il boutonna sa houppelande avec soin. –<br />

Pourquoi, lui dis-je, pourquoi m’avez-vous<br />

demandé si je suis de Berlin ? – Parce que, dans<br />

ce cas, j’aurais été forcé de vous quitter. – Cela<br />

est fort énigmatique. – Nullement, si je vous dis<br />

que... Eh bien ! oui, je suis un compositeur. – Je


ne vous comprends pas encore. – Alors<br />

pardonnez-moi ma question, car je vois que vous<br />

n’entendez rien ni à Berlin ni aux Berlinois.<br />

Il se leva et fit rapidement le tour de la<br />

chambre ; puis il s’approcha de la fenêtre, et<br />

fredonna le chœur des prêtresses d’Iphigénie en<br />

Tauride, en s’accompagnant du bruit de ses<br />

doigts sur les vitres. Je remarquai avec<br />

étonnement qu’il y introduisait de nouvelles<br />

phrases musicales, dont l’énergie m’agita. Il<br />

revint prendre sa place. J’étais singulièrement<br />

frappé des manières de ce personnage et de son<br />

talent musical. Je gardai involontairement le<br />

silence. – N’avez-vous jamais composé ? me ditil.<br />

– Je me suis essayé dans cet art ; mais j’ai<br />

trouvé que ce que j’écrivais dans mes moments<br />

d’enthousiasme me paraissait ensuite pâle et<br />

ennuyeux. Alors j’ai renoncé à ce travail. – Vous<br />

avez eu tort, car c’est déjà bon signe que de<br />

n’être pas content de ses essais. On apprend la<br />

musique quand on est petit garçon, parce que<br />

papa et maman le veulent ainsi, et dès lors on<br />

racle et on clapotte à plaisir ; mais tout<br />

doucement l’âme devient sensible à la mélodie.


Peut-être le thème à demi-oublié d’un air qu’on<br />

chantait autrefois, est-il la première idée qu’on ait<br />

en propre, et cet embryon, péniblement nourri par<br />

d’autres idées également étrangères, devient un<br />

colosse ! – Ah ! comment serait-il possible<br />

d’indiquer seulement les mille manières dont on<br />

arrive à composer ? C’est une large route, où la<br />

foule se presse, en s’agitant et en criant : Nous<br />

sommes élus ! nous sommes au but ! – On arrive<br />

par une porte d’ivoire dans le royaume des<br />

rêveries. Il est peu d’hommes qui aient vu cette<br />

porte une seule fois ; il en est moins encore qui<br />

l’aient franchie ! – Là tout est merveilleux ; de<br />

folles images flottent çà et là ; il en est de<br />

sublimes ; mais on ne les trouve qu’au-delà des<br />

portes d’ivoire. Il est encore plus difficile de<br />

sortir de cet empire. On y vogue, on y tourne, on<br />

y tourbillonne. Beaucoup de ces voyageurs<br />

oublient leur rêve dans le pays des rêves ; ils<br />

deviennent eux-mêmes des ombres au milieu de<br />

tous ces brouillards. Quelques-uns s’éveillent et<br />

sentent ; ils s’élèvent, et gravissent ces cimes<br />

mobiles : enfin ils arrivent à la vérité ! Le<br />

moment est venu ; ils touchent à ce qui est


éternel, à ce qui est indicible ! – Voyez ce soleil ;<br />

c’est le diapason d’où les accords, semblables à<br />

des astres, vous plongent et vous enveloppent<br />

dans des flots de lumière. Des langues de feu<br />

vous environnent, et vous garrottent comme un<br />

nouveau-né, jusqu’à ce que Psyché vous dégage<br />

et vous entraîne au séjour de l’harmonie.<br />

À ces derniers mots, il se dressa sur ses pieds,<br />

et leva les yeux vers le ciel ; puis il se remit à sa<br />

place, et vida son verre, que j’avais rempli. Nous<br />

étions seuls, un silence profond régnait autour de<br />

nous, et je me serais gardé de le rompre, de<br />

crainte de troubler les méditations de cet homme<br />

extraordinaire. Enfin il reprit la parole, mais avec<br />

plus de calme. – Quand je pénétrai dans ce vaste<br />

champ, j’étais poursuivi par mille anxiétés, par<br />

mille douleurs. Il était nuit, et des masques<br />

grimaçants venaient m’effrayer et s’accroupir<br />

autour de moi ; des spectres m’entraînaient<br />

jusqu’au fond des mers, et du même trait, me<br />

ramenaient dans les plaines lumineuses du ciel.<br />

Tout redevenait ténèbres, et des éclairs perçaient<br />

la nuit, et ces éclairs étaient des tons d’une pureté<br />

admirable, qui me berçaient doucement. – Je me


éveillai, et je vis un œil vaste et limpide, qui<br />

plongeait son regard dans un orgue ; et chaque<br />

fois que son éclatant rayon visuel colorait une des<br />

touches, il en sortait des accords magnifiques,<br />

tels que je n’en avais jamais ouïs. Des flots de<br />

mélodie débordaient de toutes parts, et moi, je<br />

nageais délicieusement dans ce frais torrent qui<br />

menaçait de m’engloutir. L’œil se dirigea vers<br />

moi, et me soutint à la surface des ondes<br />

écumantes. Les ténèbres revinrent. Alors deux<br />

géants, couverts d’armures brillantes,<br />

m’apparurent : c’étaient la basse fondamentale et<br />

la quinte. Ils m’entraînèrent de nouveau dans<br />

l’abîme ; mais l’œil me souriait : Je sais, dit-il,<br />

que ton cœur est animé de désirs ; la douce tierce<br />

va venir pour toi se placer entre ces deux<br />

colosses ; tu entendras sa voix légère, et tu me<br />

reverras avec le cortège de mes mélodies.<br />

Il se tut. – Et vous revîtes cet œil divin ? –<br />

Oui, je le revis. Je me retrouvai dans le pays des<br />

songes. J’étais dans un vallon ravissant ; et les<br />

fleurs y chantaient ensemble. Un tournesol<br />

gardait seul le silence, et inclinait tristement vers<br />

la terre son calice fermé. Un attrait irrésistible


m’entraînait vers lui. – Il releva sa tête. – Le<br />

calice se rouvrit, et, du milieu de ses feuilles, je<br />

vis apparaître l’œil dont les regards étaient<br />

tournés vers moi. Alors s’échappèrent de mon<br />

front des sons harmonieux qui se répandaient au<br />

milieu des fleurs et semblaient les raviver ; elles<br />

les aspiraient en frémissant, comme une pluie<br />

bienfaisante qui vient après une longue<br />

sécheresse. Des vapeurs odorantes s’élevèrent du<br />

milieu des fleurs, et me plongèrent dans<br />

l’ivresse ; les feuilles du calice s’élevèrent audessus<br />

de ma tête, et je perdis mes sens.<br />

À ces derniers mots, il se leva et s’échappa<br />

d’un pas rapide. J’attendis vainement son retour :<br />

je résolus de regagner seul la ville. J’approchais<br />

déjà de la porte de Brandenbourg, lorsque, dans<br />

l’ombre, je vis marcher devant moi une longue<br />

figure que je reconnus pour mon original. Je lui<br />

adressai la parole. – Pourquoi m’avez-vous si<br />

brusquement quitté ? – Il commençait à faire trop<br />

chaud, et l’Euphon commençait à résonner. – Je<br />

ne vous comprends pas. – Tant mieux. – Tant pis,<br />

car je voudrais bien vous comprendre. –<br />

N’entendez-vous rien ? – Rien. – C’est passé. –


Marchons. Je n’aime pas beaucoup la<br />

compagnie ; mais vous ne composez pas, et vous<br />

n’êtes pas de Berlin. – Je ne puis deviner la cause<br />

de votre rancune pour les Berlinois. Dans cette<br />

ville, où on estime tant la musique et où on la<br />

cultive si généralement, un homme tel que vous<br />

devrait se trouver très heureux. – Vous êtes dans<br />

l’erreur. Pour mon tourment, je suis condamné à<br />

errer, comme un ange déchu, dans une contrée<br />

déserte. – Une contrée déserte, ici, à Berlin ? –<br />

Oui, c’est un désert que ce lieu, car aucun esprit<br />

ne s’approche de moi. Je suis seul. – Mais les<br />

artistes !... les compositeurs ! – Loin de moi ces<br />

gens-là ! ils griffonnent, raffinent, arrangent tout,<br />

jusqu’à ce que tout soit mignon et compassé ; ils<br />

mettent tout en branle pour trouver une misérable<br />

pensée, et au bout de tous ces bavardages sur l’art<br />

et le génie des arts, ils ne peuvent arriver à<br />

produire ; ou bien, s’ils se sentent assez de cœur<br />

pour mettre une ou deux idées en lumière, la<br />

froideur glaciale de leur œuvre témoigne leur<br />

éloignement du soleil. – C’est un travail de<br />

Lapon. – Votre jugement me semble trop<br />

rigoureux. Les belles représentations du théâtre


doivent au moins vous satisfaire. – J’avais pris<br />

sur moi d’aller encore une fois au théâtre, pour<br />

entendre l’opéra de mon jeune ami. – Comment<br />

se nomme-t-il donc ? – Ah ! le monde entier est<br />

dans cet opéra ! les esprits de l’enfer se montrent<br />

tout au milieu de la foule brillante des gens du<br />

monde ; tout y a une voix et un accent toutpuissant.<br />

– Diable !... je parle de Don Juan. Mais<br />

je ne pus assister jusqu’à la fin de l’ouverture, qui<br />

fut tripotée prestissimo, sans tact et sans âme. Et<br />

je m’étais préparé à l’entendre par le jeûne et par<br />

la prière ! – Si je dois convenir qu’ici les chefsd’œuvre<br />

de Mozart sont trop souvent négligés<br />

d’une manière coupable, du moins ceux de Gluck<br />

sont-ils représentés avec une pompe digne de leur<br />

mérite. – Vous pensez ? – J’ai voulu une fois<br />

entendre Iphigénie en Tauride. – En entrant au<br />

théâtre, je m’aperçois qu’on joue l’ouverture<br />

d’Iphigénie en Aulide. Hem ! me dis-je, c’est une<br />

erreur. On donne cette Iphigénie-là. Mais je<br />

tombe de mon haut, en entendant arriver<br />

l’andante par lequel commence Iphigénie en<br />

Tauride, et puis l’ouragan. Tout l’effet, toute<br />

l’exposition calculée du drame se trouve perdue.


Une mer calme. – Une tempête. – Les Grecs jetés<br />

sur le rivage ; tout l’opéra est là ! Quoi ? le<br />

compositeur a-t-il écrit son ouverture sur un<br />

tambour, pour qu’on la souffle comme on veut et<br />

où on veut, comme un morceau de trompettes ? –<br />

Je conviens de la faute. Cependant on fait tout<br />

pour relever les ouvrages de Gluck ! – Oh ! oui,<br />

dit-il d’un ton bref, et en souriant amèrement.<br />

Tout à coup il repartit, et rien ne put l’arrêter. En<br />

un instant, il eut disparu. Durant plusieurs jours,<br />

je le cherchai vainement dans le jardin botanique.<br />

Quelques mois s’étaient écoulés. Je m’étais<br />

attardé, par une froide soirée pluvieuse, dans un<br />

quartier éloigné, et je regagnais en toute hâte ma<br />

demeure, située dans la rue Frédéric. Mon<br />

chemin me conduisait devant le théâtre ; la<br />

musique bruyante des timbales et des trompettes<br />

que j’entendis en passant, me fit souvenir qu’on<br />

donnait l’Armide de Gluck, et j’étais sur le point<br />

d’entrer, lorsqu’un singulier monologue qui vint<br />

à moi au-dessous de la fenêtre d’où l’on<br />

distinguait presque tous les tons de l’orchestre,<br />

fixa mon attention. – Voici que vient le roi. – Ils<br />

jouent la marche. – Roulez, roulez, timbales ! –


Bien ! vigoureusement ! Oui, oui, il faut<br />

recommencer ce trait onze fois ; autrement, la<br />

marche ne serait plus une marche. – Ah ! ah !<br />

Maestoso. – Graduez cela lentement, mes<br />

enfants. – Voyez, voilà un violon qui traîne la<br />

semelle ! – Allons, reprenez pour la douzième<br />

fois, et frappez toujours à la dominante ! –<br />

Maintenant, il fait son compliment. – Armide le<br />

remercie gracieusement. – Encore une fois. – Là,<br />

il manque encore deux soldats ! Maintenant,<br />

entrons vigoureusement dans le récitatif. – Quel<br />

mauvais génie m’a attaché ici ? –<br />

L’enchantement est rompu, lui dis-je. Venez.<br />

Je pris par le bras mon original du jardin<br />

botanique, car ce n’était nul autre, et je l’entraînai<br />

avec moi. Il parut surpris et me suivit en silence.<br />

Mais nous nous trouvions déjà dans la rue<br />

Frédéric, lorsqu’il s’arrêta tout à coup. – Je vous<br />

connais, dit-il. Vous étiez au jardin botanique.<br />

Nous parlâmes beaucoup. Je bus du vin qui<br />

m’échauffa. – Ensuite l’Euphon résonna durant<br />

deux jours. J’ai beaucoup souffert, mais c’est<br />

passé. – Je me réjouis que le hasard m’ait ramené<br />

auprès de vous. Faisons plus ample connaissance.


Je ne demeure pas loin d’ici, si... – Je ne puis<br />

aller chez personne. – Eh bien, vous ne<br />

m’échapperez pas, je vous suivrai. – Alors, vous<br />

aurez quelques centaines de pas à courir avec<br />

moi. Ne vouliez-vous pas aller au théâtre ? – Je<br />

voulais entendre Armide, mais maintenant... –<br />

Vous entendrez Armide ! venez.<br />

Nous remontâmes silencieusement la<br />

Fredericstrasse ; il prit vivement une petite rue<br />

latérale, et à peine pus-je le suivre, tant il courut<br />

rapidement, jusqu’à ce qu’il fût enfin arrivé<br />

devant une maison de chétive apparence. Il<br />

frappait depuis longtemps, lorsque la porte<br />

s’ouvrit enfin. En tâtonnant dans l’ombre nous<br />

atteignîmes à un escalier et parvînmes jusque<br />

dans une chambre de l’étage supérieur ; mon<br />

guide la referma avec soin. J’entendis ouvrir<br />

encore une porte ; bientôt il reparut avec une<br />

lumière à la main, qui me permit de distinguer ce<br />

lieu, dont le singulier arrangement ne me surprit<br />

pas peu. Des chaises antiques, richement garnies,<br />

une horloge dans une grande boîte dorée, et un<br />

large miroir entouré d’arabesques de formes<br />

massives, donnaient à l’ensemble de


l’ameublement l’aspect affligeant d’une<br />

splendeur ternie. Au milieu de la chambre se<br />

trouvait un petit piano sur lequel on voyait une<br />

grande écritoire de porcelaine, et non loin de là<br />

quelques feuilles de papier réglé. Un second<br />

regard jeté sur ce petit établissement de<br />

compositeur, me convainquit qu’on n’en avait<br />

pas fait usage depuis longtemps, car le papier<br />

avait entièrement jauni, et une épaisse toile<br />

d’araignée s’étendait sur toute la surface de<br />

l’écritoire. L’homme s’approcha d’une armoire<br />

placée dans l’angle de la chambre, et tira un<br />

rideau qui la masquait. Je vis alors une suite de<br />

grands livres bien reliés, avec des inscriptions en<br />

lettres d’or, telles que : Orfeo, Armida, Alceste,<br />

Iphigenia ; bref, je vis réunis à la fois tous les<br />

chefs-d’œuvre de Gluck. – Vous possédez toute<br />

l’œuvre de Gluck ? m’écriai-je. Il ne répondit<br />

rien, mais un sourire convulsif contracta sa<br />

bouche ; et le jeu des muscles de ses joues<br />

tombantes, mis tout à coup en mouvement,<br />

changea son visage en un masque chargé de plis.<br />

Les regards fixés sur moi, il saisit un des livres, –<br />

c’était Armide ; et s’avança d’un pas solennel


vers le piano. Je l’ouvris vitement, et j’en<br />

déployai le pupitre ; il sembla voir cette attention<br />

avec plaisir. Il ouvrit le livre, et quel fut mon<br />

étonnement ! je vis du papier réglé, et pas une<br />

note ne s’y trouvait écrite. Il me dit : Je vais jouer<br />

l’ouverture ; tournez les feuillets, et à temps ! –<br />

Je le promis, et il joua magnifiquement et en<br />

maître, à grands accords fortement plaqués, et<br />

presque conformément à la partition, le<br />

majestueux Tempo di Marcia, par lequel<br />

commence l’ouverture : mais l’allégro ne fut que<br />

parsemé des principales pensées de Gluck. Il y<br />

introduisit tant de phrases originales, que mon<br />

étonnement s’accrut de plus en plus. Ses<br />

modulations étaient surtout frappantes, et il savait<br />

rattacher à tant de variations brillantes le motif<br />

principal, qu’il semblait sans cesse rajeunir et<br />

paraître sous une forme nouvelle. Son visage était<br />

incandescent ; tantôt ses sourcils se rejoignaient,<br />

et une fureur longtemps contenue semblait sur le<br />

point d’éclater ; tantôt ses yeux, remplis de<br />

larmes, exprimaient une douleur profonde.<br />

Quelquefois, tandis que ses deux mains<br />

travaillaient d’ingénieuses variations, il chantait


le thème avec une agréable voix de ténor ; puis, il<br />

savait imiter d’une façon toute particulière, avec<br />

sa voix, le bruit sourd du roulement des timbales.<br />

Je tournais assidûment les feuillets en suivant ses<br />

regards. L’ouverture s’acheva, et il tomba dans<br />

son fauteuil, épuisé et les yeux fermés. Bientôt il<br />

se releva, et tournant avec vivacité plusieurs<br />

pages blanches de son livre, il dit d’une voix<br />

étouffée : Tout ceci, monsieur, je l’ai écrit en<br />

revenant du pays des rêves. Mais j’ai découvert à<br />

des profanes ce qui est sacré, et une main de<br />

glace s’est glissée dans ce cœur brûlant. Il ne<br />

s’est pas brisé ; seulement j’ai été condamné à<br />

errer parmi les profanes, comme un esprit banni,<br />

sans forme, pour que personne ne me connaisse,<br />

jusqu’à ce que l’œil m’élève jusqu’à lui, sur son<br />

regard. – Ah ! chantons maintenant les scènes<br />

d’Armide. Et il se mit à chanter la dernière scène<br />

d’Armide avec une expression qui pénétra<br />

jusqu’au fond de mon âme. Mais il s’éloigna<br />

sensiblement de la version originale : sa musique<br />

était la scène de Gluck, dans un plus haut degré<br />

de puissance. Tout ce que la haine, l’amour, le<br />

désespoir, la rage, peuvent produire


d’expressions fortes et animées, il le rendit dans<br />

toutes ses gradations. Sa voix semblait celle d’un<br />

jeune homme, et des cordes les plus basses elle<br />

s’élevait aux notes les plus éclatantes. Toutes mes<br />

fibres vibraient sous ses accords ; j’étais hors de<br />

moi. Lorsqu’il eut terminé la scène, je me jetai<br />

dans ses bras, et je m’écriai d’une voix émue :<br />

Quel est donc votre pouvoir ? Qui êtes-vous ? Il<br />

se leva et me toisa d’un regard sévère et<br />

pénétrant, et au moment où je me disposais à<br />

répéter ma question, il avait disparu avec la<br />

lumière, me laissant dans l’obscurité la plus<br />

complète. J’étais seul déjà depuis un quart<br />

d’heure, je désespérais de le revoir, et je<br />

cherchais, en m’orientant sur la position du<br />

piano, à gagner la porte, lorsqu’il reparut tout à<br />

coup avec la lumière : il portait un riche habit à la<br />

française, chargé de broderies, une belle veste de<br />

satin, et une épée pendait à son côté. Je restai<br />

stupéfait ; il s’avança solennellement vers moi,<br />

me prit doucement la main, et me dit en souriant<br />

d’un air singulier : JE SUIS LE CHEVALIER<br />

GLUCK !


Don Juan


Un bruit assourdissant, le cri répété : « Le<br />

théâtre commence ! » me tirèrent du doux<br />

sommeil dans lequel j’étais tombé. Les basses<br />

murmuraient de concert, – un coup de timbales, –<br />

un accord de trompettes, un ut échappé lentement<br />

d’un hautbois, – les violons qui s’accordent : je<br />

me frotte les yeux. Le diable se serait-il joué de<br />

moi dans mon enivrement ? Non, je me trouve<br />

dans la chambre de l’hôtel où je suis descendu<br />

hier, à demi-rompu. Précisément au-dessus de<br />

mon nez, pend le cordon rouge de la sonnette. Je<br />

le tire avec violence. Un garçon paraît. – Mais, au<br />

nom du ciel, que signifie cette musique confuse,<br />

si près de moi ? va-t-on donner un concert dans la<br />

maison ? – Votre Excellence (j’avais bu du vin de<br />

Champagne à la table d’hôte), Votre Excellence,<br />

ne sait peut-être pas que cet hôtel touche au<br />

théâtre ? Cette porte tapissée conduit à un petit<br />

corridor, d’où l’on entre dans la loge n° 23 : c’est<br />

la loge des étrangers. – Comment ? la loge des<br />

étrangers ? – Oui, une petite loge qui ne contient


que deux personnes, trois au plus ; elle est<br />

réservée aux gens de distinction, tout proche du<br />

théâtre, grillée et tapissée de vert. S’il plaisait à<br />

Votre Excellence... on donne aujourd’hui Don<br />

Juan, du célèbre Mozart. Le prix de la place est<br />

d’un écu et de huit gros ; nous le mettrons sur le<br />

compte.<br />

Il prononça ces derniers mots en ouvrant déjà<br />

la porte de la loge, tant, au seul nom de Don Juan,<br />

je m’étais empressé de me précipiter dans le<br />

corridor par la porte tapissée. La salle était vaste,<br />

décorée avec goût et éclairée d’une façon<br />

brillante ; les loges et le parterre étaient chargés<br />

de monde. Les premiers accords de l’ouverture<br />

me convainquirent que l’orchestre était<br />

excellent ; et si les chanteurs le secondaient<br />

quelque peu, je devais m’attendre à toutes les<br />

jouissances que me promettait le chef-d’œuvre. –<br />

Dans l’andante, l’effroi du terrible et souterrain<br />

regno all pianto s’empara de moi ; l’horreur<br />

pénétra dans mon âme. La joyeuse fanfare, placée<br />

à la septième mesure de l’allégro, résonna comme<br />

les cris de plaisir d’un criminel ; je crus voir des<br />

démons menaçants sortir de la nuit profonde, puis


des figures animées par la gaieté danser avec<br />

ivresse sur la mince surface d’un abîme sans<br />

fond. Le conflit de la nature humaine, avec les<br />

puissances inconnues qui la circonviennent pour<br />

la détruire, s’offrit clairement à mon esprit :<br />

enfin, la tempête s’apaisa, et le rideau fut levé.<br />

Gelé et malcontent sous son manteau, Léporello<br />

s’avance vers le pavillon, par la nuit noire, et<br />

commence : Notte e giorno fatigar. – Ainsi de<br />

l’italien, me dis-je : Ah ! che piacere ! Je vais<br />

donc entendre tous les airs, tous les récitatifs tels<br />

que le grand maître les a reçus dans son esprit, et<br />

tels qu’il nous les a transmis ! – Don Juan se<br />

précipite sur la scène, et derrière lui dona Anna,<br />

retenant le coupable par son manteau. Quel<br />

aspect ! Elle eût pu être plus légère, plus élancée,<br />

plus majestueuse dans sa démarche ; mais, quelle<br />

tête ! des yeux d’où s’échappent, comme d’un<br />

point électrique, l’amour, la haine, la colère, le<br />

désespoir ; des cheveux dont les anneaux flottants<br />

volent sur le cou d’un cygne ; ce blanc négligé,<br />

qui recouvre et trahit à la fois des charmes qu’on<br />

ne vit jamais sans danger. Encore soulevé par<br />

l’émotion, son sein s’abaisse et s’élève


violemment. Et quelle voix ! écoutez-la chanter :<br />

Non sperar se non m’uccidi. – À travers le<br />

tumulte des instruments s’échappent, comme par<br />

éclairs, les accents infernaux ; en vain Don Juan<br />

cherche à se débarrasser. Le veut-il donc ?<br />

pourquoi ne repousse-t-il pas d’une main<br />

puissante cette faible femme ? pourquoi ne<br />

prend-il pas la fuite ? Le crime qu’il vient de<br />

commettre a-t-il brisé ses forces, ou le combat<br />

que se livrent en lui l’amour et la haine, lui ravitil<br />

son courage ? Le vieux père a payé de sa vie la<br />

folie qu’il a commise de combattre dans le nuit ce<br />

terrible adversaire. Don Juan et Léporello<br />

s’avancent ensemble sur le devant de la scène.<br />

Don Juan se débarrasse de son manteau, et reste<br />

en costume de satin rouge richement brodé ; une<br />

noble et vigoureuse stature ! Son visage est mâle,<br />

ses yeux perçants, ses lèvres mollement<br />

arrondies ; le singulier jeu des muscles de son<br />

front lui donne une expression diabolique, qui<br />

excite une légère terreur sans affaiblir la beauté<br />

de ses traits ; on dirait qu’il peut exercer la magie<br />

de la fascination ; il semble que les femmes, dès<br />

qu’elles ont subi son regard, ne puissent plus s’en


détacher, et soient contraintes d’accomplir ellesmêmes<br />

leur perdition. – Long et fluet, couvert<br />

d’une veste rayée de rouge et de blanc, d’un petit<br />

manteau gris, d’un chapeau blanc à plumes<br />

rouges, Léporello arpente le plancher ; les traits<br />

de son visage offrent un singulier mélange de<br />

bonhomie, de finesse, d’ironie et de jovialité : on<br />

voit que le vieux coquin mérite d’être le serviteur<br />

et le complice de Don Juan. Ils ont heureusement<br />

escaladé le mur, ils ont pris la fuite. – Des<br />

flambeaux. Dona Anna et Don Ottavio<br />

paraissent : un petit homme paré, maniéré, léché,<br />

de vingt et un ans au plus. Comme fiancé<br />

d’Anna, il demeure sans doute dans la maison,<br />

pour qu’on ait pu l’appeler si promptement : il a<br />

entendu le bruit tout d’abord, et il aurait pu<br />

accourir, et peut-être sauver le père ; mais il<br />

fallait auparavant qu’il se parât, et le beau jeune<br />

homme craint peut-être la froideur de la nuit. –<br />

« Ma qual mai s’offre, o Dei, spectacolo funesto<br />

agli occhi miei ! » Il y a plus que du désespoir sur<br />

cet effroyable attentat, dans les accents de ce duo<br />

et de ce récitatif. La maigre Dona Elvira, portant<br />

encore les traces d’une grande beauté, mais d’une


eauté flétrie, vient se plaindre du traître Don<br />

Juan, et le compatissant Léporello remarquait fort<br />

ingénieusement qu’elle parlait comme un livre,<br />

parla come un libre stampato, lorsque je crus<br />

entendre quelqu’un derrière moi. On pouvait<br />

facilement avoir ouvert la porte de la loge, et<br />

s’être placé dans le fond. Cela me chagrina<br />

singulièrement. Je m’étais trouvé si heureux<br />

d’être seul dans cette loge, de pouvoir entendre,<br />

sans être troublé, le divin chef-d’œuvre si bien<br />

représenté ; de me laisser saisir par toutes les<br />

impressions qu’il porte, et de m’abandonner à<br />

moi-même ! Un seul mot, un mot absurde, m’eût<br />

douloureusement arraché à mon enthousiasme !<br />

Je résolus de ne faire aucune attention à mon<br />

voisin, et tout adonné à la représentation, d’éviter<br />

chaque mot, chaque regard. La tête appuyée sur<br />

ma main, tournant le dos à mon compagnon, je<br />

dirigeai mes yeux vers la scène. Tout y répondait<br />

à l’excellence du début. La petite Zerlina, vive et<br />

amoureuse, consolait par des traits charmants le<br />

pauvre sot de Mazetto. Don Juan épanchait son<br />

mépris pour ses semblables, dont il ne faisait que<br />

des instruments de plaisir, dans l’air brusque et


coupé Fin ch’han dalvino. Le jeu de ses muscles<br />

exprimait admirablement sa pensée. Les masques<br />

parurent. Leur trio était une prière qui montait en<br />

accords purs vers le ciel. Le fond du théâtre<br />

s’ouvrit. La joie éclata : le choc des verres<br />

retentit ; les paysans et tous les masques que la<br />

fête de Don Juan avait attirés, dansaient et<br />

formaient des groupes animés. – Les trois<br />

masques conjurés pour la vengeance<br />

s’avancèrent. Tout devint solennel ; puis on se<br />

remit à danser jusqu’au moment où Zerlina est<br />

sauvée, et où Don Juan s’avance courageusement,<br />

l’épée haute, au-devant de son ennemi. Il fait<br />

sauter l’épée des mains de son rival, et se fraie un<br />

chemin à travers la multitude qu’il met en<br />

désordre.<br />

Déjà depuis longtemps, je croyais entendre<br />

derrière moi une haleine fraîche et voluptueuse,<br />

et comme le frôlement d’une robe de soie : je<br />

soupçonnais la présence d’un être féminin ; mais,<br />

entièrement plongé dans le monde poétique que<br />

m’ouvrait l’harmonie, je ne me laissai pas<br />

distraire de mes rêves. Quand le rideau se fut<br />

abaissé, je me retournai. – Non, il n’est pas de


paroles pour exprimer mon étonnement : Dona<br />

Anna, entièrement habillée comme je l’avais vue<br />

sur le théâtre, se trouvait là et dirigeait sur moi<br />

son regard plein d’âme et d’expression ! Je restai<br />

sans voix, la contemplant d’un œil effaré ; sa<br />

bouche (à ce qu’il me sembla du moins) forma un<br />

sourire ironique et léger, dans lequel je crus voir<br />

se réfléchir ma figure stupide. Je sentis la<br />

nécessité de lui parler, et cependant la surprise, je<br />

dirai presque l’effroi, appesantissaient ma langue<br />

et la rendaient immobile. Enfin, ces mots<br />

s’échappèrent involontairement : Comment se<br />

fait-il, madame, que je vous voie ici ? – Elle me<br />

répondit dans le plus pur toscan, que si je ne<br />

comprenais pas l’italien, elle se verrait privée du<br />

plaisir de causer avec moi, car elle n’entendait et<br />

ne parlait que cette langue. Ses mots étaient<br />

pleins de douceur et résonnaient comme du chant.<br />

En parlant, l’expression de ses yeux, d’un bleu<br />

foncé, prenait plus de force, et chaque regard qui<br />

s’en échappait faisait battre toutes mes artères.<br />

C’était Dona Anna, sans nul doute. Il ne me vint<br />

pas à la pensée de discuter la possibilité de sa<br />

double présence dans la salle et sur la scène.


Avec quel plaisir je rapporterais ici l’entretien qui<br />

eut lieu entre la signora et moi ; mais en<br />

traduisant, chaque mot me semble trop raide et<br />

trop pâle, chaque phrase trop alourdie, pour<br />

rendre la grâce et la légèreté de l’idiome toscan.<br />

Tandis qu’elle parlait de Don Juan et de son<br />

rôle, il me semblait que tous les trésors secrets de<br />

ce chef-d’œuvre s’ouvraient à moi, et que je<br />

pénétrais pour la première fois dans un monde<br />

étranger. Elle me dit que la musique était sa vie<br />

entière, et que souvent elle croyait comprendre,<br />

en chantant, mainte chose qui gisait ignoré en son<br />

cœur. – Oui, je comprends tout alors, dit-elle,<br />

l’œil étincelant et la voix animée ; mais tout reste<br />

froid et mort autour de moi ; et lorsqu’au lieu de<br />

me sentir, de me deviner, on m’applaudit pour<br />

une roulade difficile ou pour une fioritura<br />

agréable, il me semble qu’une main de fer vienne<br />

comprimer mon cœur ! – Mais vous, vous me<br />

comprenez, car je sais que l’empire de<br />

l’imagination et du merveilleux, où se trouvent<br />

les sensations célestes, vous est ouvert aussi ! –<br />

Quoi ! femme divine !... tu... vous connaissez ?...<br />

Elle sourit et prononça mon nom.


La clochette du théâtre retentit : une pâleur<br />

rapide décolora le visage dépouillé de fard de<br />

dona Anna, elle porta sa main à son cœur comme<br />

si elle eût éprouvé une douleur subite, et disant<br />

d’une voix éteinte : « Pauvre Anna, voici tes<br />

moments les plus terribles ! » Elle disparut de la<br />

loge. Le premier acte m’avait ravi, mais après ce<br />

merveilleux incident, la musique opéra sur moi<br />

un effet bien autrement puissant. C’était comme<br />

l’accomplissement longtemps attendu de mes<br />

plus doux rêves, comme la réalisation de mes<br />

pressentiments les plus secrets. Dans la scène de<br />

dona Anna, je me sentis soulevé par une<br />

voluptueuse atmosphère qui me balançait<br />

légèrement ; mes yeux se fermaient malgré moi,<br />

et j’éprouvais comme la sensation d’un baiser sur<br />

mes lèvres, mais ce baiser avait toute la ténuité et<br />

la durée du son le plus harmonieux. – Le final :<br />

« Gia la mensa è preparata ! » s’exécuta avec la<br />

gaieté la plus désordonnée. Don Juan était assis et<br />

caquetait entre les deux jeunes filles, faisant<br />

sauter les bouchons les uns après les autres, et<br />

donnant libre issue aux esprits impétueux qui<br />

frémissaient de leur joug. C’était dans une


chambre peu profonde, terminée par une haute<br />

fenêtre gothique, à travers laquelle on apercevait<br />

la nuit. Déjà, tandis qu’Elvire rappelait à<br />

l’infidèle tous ses serments, on voyait les éclairs<br />

traverser le ciel, et on entendait l’approche sourde<br />

de l’orage. Enfin on frappa violemment. Elvire !<br />

les jeunes filles s’enfuirent, et, au milieu des<br />

accords effroyables des esprits infernaux,<br />

s’avança le colosse de pierre, auprès duquel don<br />

Juan semblait un pygmée. Le sol tremblait sous<br />

les pas tonnants du géant. – Don Juan prononce à<br />

travers la tempête, le tonnerre et les affreux<br />

hurlements des démons, son terrible no ! et<br />

l’heure de l’anéantissement est arrivée. La statue<br />

disparaît, une épaisse vapeur remplit la salle, elle<br />

se dissipe et laisse voir des figures effroyables ;<br />

don Juan se démène au milieu des tourments de<br />

l’enfer, et on ne l’aperçoit plus que de temps en<br />

temps parmi les démons. Une explosion<br />

effrayante a lieu tout à coup. – Don Juan, les<br />

démons ont disparu, on ignore comment.<br />

Léporello est étendu sans mouvement dans le<br />

coin de la salle. – Que de bien fait l’apparition<br />

des autres personnages qui cherchent,


inutilement, don Juan ! Il semble qu’on vienne<br />

d’échapper à la puissance des divinités infernales.<br />

Dona Anna parut alors ; qu’elle était changée !<br />

une pâleur mortelle couvrait son visage, son œil<br />

était éteint, sa voix tremblante et inégale ; mais<br />

dans le petit duo avec le doux fiancé qui veut<br />

faire la noce aussitôt que le ciel l’a affranchi du<br />

dangereux métier de vengeur, elle ne fut que plus<br />

ravissante. Le chœur avait consommé l’œuvre par<br />

une franche exécution, et je courus, dans la<br />

disposition la plus exaltée où je me fusse jamais<br />

trouvé, me renfermer dans ma chambre. On ne<br />

tarda pas à m’appeler pour souper à table d’hôte,<br />

et je m’y rendis machinalement. La société était<br />

nombreuse, et la représentation de don Juan fut le<br />

sujet de la conversation. On vanta généralement<br />

les Italiens et le prestige de leur jeu ; mais de<br />

petites observations sarcastiques, jetées çà et là,<br />

me prouvèrent qu’aucun des assistants ne<br />

soupçonnait même l’intention profonde de<br />

l’opéra des opéras. – Don Ottavio avait beaucoup<br />

plu. Dona Anna s’était montrée trop passionnée.<br />

On devait, disait quelqu’un, se modérer sur la<br />

scène pour éviter de frapper trop vivement. Ce


quelqu’un-là prit une prise de tabac, et approuva<br />

grandement son voisin qui assura que l’Italienne<br />

était au reste une très belle femme, mais trop peu<br />

soigneuse de sa toilette ; car dans sa grande<br />

scène, sa coiffure s’était dérangée et avait nui à<br />

l’air de son visage. Un autre se mit à fredonner<br />

l’air : fin ch’han dal vino, et une dame remarqua<br />

que don Juan était trop sombre, et qu’il ne savait<br />

pas se donner un air évaporé. – Au reste, on vanta<br />

beaucoup l’explosion de la fin.<br />

Las de tout ce bavardage, je m’enfuis dans ma<br />

chambre.<br />

De la loge n° 23.<br />

Je me sentais à l’étroit, j’étouffais dans cette<br />

triste chambre d’auberge. Vers minuit, je crus<br />

entendre du bruit près de la porte tapissée. – Qui<br />

m’empêche de visiter encore une fois le lieu de<br />

cette singulière aventure ? Peut-être la reverrai-je<br />

encore ! Il m’est facile d’y porter cette petite<br />

table, deux bougies, ce pupitre. J’y cours. Le<br />

garçon vient m’apporter le punch que j’ai


demandé ; il trouve ma chambre vide, la petite<br />

porte ouverte ; il me suit dans ma loge, et me<br />

lance un regard équivoque. À un signe que je lui<br />

fais, il pose le bol sur la table et s’éloigne, tout en<br />

se retournant encore vers moi, une question sur<br />

les lèvres. J’appuie mes deux coudes sur le bord<br />

de la loge, et je contemple la salle déserte, dont<br />

l’architecture magiquement éclairée par mes deux<br />

lumières se projette bizarrement en reflets<br />

merveilleux. Le vent, qui pénètre à travers les<br />

portes entrouvertes, agite le rideau. – S’il se<br />

levait ! Si Dona Anna venait encore<br />

m’apparaître ! – Dona Anna ! m’écriai-je<br />

involontairement. Mon cri se perdit dans l’espace<br />

vide, mais il réveilla les esprits des instruments<br />

de l’orchestre. – Il en sortit un accent faible et<br />

singulier, comme s’ils eussent murmuré ce nom<br />

chéri. Je ne pus me défendre d’une terreur<br />

secrète, mais qui n’était pas dépourvue de<br />

charme.<br />

Maintenant, je suis plus maître de mes<br />

sensations, et je me sens en état, mon cher<br />

Théodore, de t’indiquer ce que j’ai cru saisir dans<br />

l’admirable composition de ce divin maître. – Le


poète seul comprend le poète ; les âmes qui ont<br />

reçu la consécration dans le temple devinent<br />

seules ce qui reste ignoré des profanes. – Si l’on<br />

considère le poème de don Juan sans y chercher<br />

une pensée plus profonde, si l’on ne s’attache<br />

qu’à la fable qui en fait le sujet, on doit à peine<br />

comprendre que Mozart ait pensé et composé sur<br />

ce motif une semblable musique. Un bon vivant<br />

qui aime outre mesure le vin et les filles, qui<br />

invite follement à sa table la statue de pierre d’un<br />

vieil homme qu’il a tué en défendant sa propre<br />

vie ? – En vérité, il n’y a pas là beaucoup de<br />

poésie, et il faut en convenir, un tel homme ne<br />

vaut guère la peine que prennent les puissances<br />

infernales de monter sur la terre pour venir se<br />

l’approprier ; il ne mérite pas qu’une statue<br />

prenne une âme et descende tout exprès de son<br />

cheval de marbre dans le dessein de l’avertir de la<br />

colère du ciel ; enfin, que la foudre gronde et<br />

qu’elle éclate en sa faveur. – Tu peux me croire,<br />

Théodore : la nature pourvut don Juan, comme le<br />

plus cher de ses enfants, de tout ce qui élève<br />

l’homme au-dessus de la foule commune,<br />

condamnée à souffrir et à travailler ; elle lui


prodigua tous les dons qui rapprochent<br />

l’humanité de l’essence divine ; elle le destina à<br />

briller, à vaincre, à dominer. Elle anima d’une<br />

organisation magnifique ce corps vigoureux et<br />

accompli ; elle fit tomber dans cette poitrine une<br />

étincelle de ce feu qui réchauffe d’idées célestes ;<br />

il eut une âme profonde, une intelligence vive et<br />

rapide. – Mais c’est une suite effroyable de notre<br />

origine que l’ennemi de notre race ait conservé la<br />

puissance de consumer l’homme par l’homme<br />

lui-même, en lui donnant le désir de l’infini, la<br />

soif de ce qu’il ne peut atteindre. Ce conflit du<br />

Dieu et du démon, c’est la lutte de la vie morale<br />

et de la vie matérielle. – Les désirs qu’enfantait la<br />

puissante organisation de don Juan l’enivrèrent,<br />

et une ardeur incessamment entretenue fit<br />

bouillonner son sang, et le porta sans cesse vers<br />

les plaisirs sensuels, avec l’espoir d’y trouver une<br />

satisfaction qu’il chercha en vain. Il n’est rien sur<br />

la terre qui élève plus l’homme dans sa plus<br />

intime pensée que l’amour ; c’est l’amour dont<br />

l’influence immense et mystérieuse éclaire notre<br />

cœur et y porte à la fois le bonheur et la<br />

confusion. Peut-on s’étonner que don Juan ait


espéré d’apaiser par l’amour les désirs qui<br />

déchirent son sein, et que là le démon ait tendu<br />

son piège ? C’est lui qui inspira à don Juan la<br />

pensée que par l’amour, par la jouissance des<br />

femmes, on peut déjà accomplir sur la terre les<br />

promesses célestes que nous portons écrites au<br />

fond de notre âme, désir infini qui nous<br />

apparente, dès notre premier jour, avec le ciel.<br />

Volant sans relâche de beauté en beauté, jouissant<br />

de leurs charmes jusqu’à satiété, jusqu’à l’ivresse<br />

la plus accablante ; se croyant sans cesse trompé<br />

dans son choix, espérant atteindre l’idéal qu’il<br />

poursuivait, don Juan se trouva enfin écrasé par<br />

les plaisirs de la vie réelle ; et méprisant surtout<br />

les hommes, il dut surtout s’irriter contre ces<br />

fantômes de volupté qu’il avait si longtemps<br />

regardés comme le bien suprême, et qui l’avaient<br />

si amèrement trompé. Chaque femme dont il<br />

abusait, n’était plus pour lui une joie des sens,<br />

mais une insulte audacieuse à la nature humaine<br />

et à son créateur. Un profond mépris pour la<br />

manière vulgaire d’envisager la vie, au-dessus de<br />

laquelle il se sentait élevé ; la gaieté ironique et<br />

intarissable qu’il éprouvait à la vue du bonheur,


selon les idées bourgeoises ; le dédain que lui<br />

inspiraient le calme et la paix de ceux en qui le<br />

besoin de remplir les hautes destinées de notre<br />

nature divine ne s’est pas fait sentir, le portaient à<br />

se faire un jeu cruel de ces créatures douces,<br />

humbles et plaintives, à les faire servir de but à<br />

son humeur blasée. Chaque fois qu’il enlevait une<br />

fiancée chérie, qu’il troublait le repos d’une<br />

famille unie, c’était un triomphe remporté sur la<br />

nature et sur son Dieu. L’enlèvement d’Anna,<br />

avec les circonstances qui l’accompagnent, est la<br />

plus haute victoire de ce genre à laquelle il puisse<br />

prétendre. Dona Anna est placée en opposition à<br />

don Juan, par les hautes perfections qu’elle a<br />

également reçues. Comme à don Juan, la beauté<br />

du corps et de l’âme lui a été départie ; mais elle<br />

a conservé la pureté idéale, et l’enfer ne peut la<br />

perdre que sur la terre. Dès que ce mal est<br />

accompli, la vengeance doit arriver.<br />

Dona Anna était faite pour être l’idéal de don<br />

Juan, pour l’arracher à ce désespoir qui lui inspire<br />

des ardeurs si funestes ; mais il l’a vue trop tard,<br />

et il ne peut accomplir que la pensée diabolique<br />

de la perdre. Elle n’est pas sauvée : elle


succombe ! car lorsque don Juan apparaît au<br />

début de l’action, l’attentat est consommé. Le feu<br />

de l’enfer, qui brûle en son âme, a rendu toute<br />

résistance inutile. Lui seul, lui, don Juan, pouvait<br />

exciter en elle ce voluptueux égarement qui l’a<br />

mise dans ses bras. Après sa chute, toutes les<br />

suites funestes de sa faute s’accomplissent à la<br />

fois. La mort de son père, tué par la main de don<br />

Juan, son mariage avec le froid, l’ordinaire,<br />

l’efféminé don Ottavio, qu’elle croyait aimer<br />

autrefois ; l’amour même qui la dévore, qui a<br />

brûlé son sein dès le moment où elle s’est livrée :<br />

tout lui fait sentir que la perte de don Juan peut<br />

seule lui rendre le repos, mais que ce repos sera<br />

la mort pour elle ! Aussi elle excite sans cesse<br />

son fiancé glacial à la vengeance ; elle poursuit<br />

elle-même le traître, et elle ne recouvre un peu de<br />

calme qu’après l’avoir vu en proie aux<br />

vengeances éternelles. Seulement elle ne veut pas<br />

céder à ce fiancé si avide de noces : lascia, o<br />

caro, un anno encora, allo sfogo del cor mio !<br />

Mais elle ne survivra pas à cette année ! Don<br />

Ottavio ne verra jamais dans ses bras celle qui a<br />

été marquée de l’empreinte brûlante de la passion


de don Juan ! Avec quelle vivacité je ressentis<br />

toutes ces impressions pendant les accords du<br />

premier récitatif et le récit de l’attaque nocturne !<br />

– La scène même de dona Anna dans le second<br />

acte : Crudele, qui, considérée superficiellement,<br />

semble n’avoir trait qu’à don Ottavio, a des<br />

accords secrets qui expriment tous les troubles de<br />

son âme ; car que penser de ces mots, jetés peutêtre<br />

sans dessein par le poète :<br />

Forse un giorno il cielo encora sentirà<br />

Pieta di me !<br />

Deux heures sonnent ! – Une commotion<br />

électrique me saisit. Je sens les douces vapeurs<br />

des parfums italiens qui me firent pressentir hier<br />

la présence de ma voisine : un sentiment<br />

indéfinissable, que je ne pourrais exprimer que<br />

par le chant, s’empare de moi. Le vent<br />

s’engouffre avec plus de bruit dans la salle, les<br />

cordes du piano de l’orchestre frémissent. – Ciel !<br />

Il me semble entendre, comme dans le lointain,<br />

porté sur les sons ailés d’un orchestre vaporeux,


la voix d’Anna, qui chante : Non mi dir bell’ idol<br />

mio ! – Ouvre-toi, royaume éloigné et inconnu,<br />

patrie des âmes ! paradis plein de charmes, où<br />

une douleur céleste et indicible remplit mieux<br />

qu’une joie infinie toutes les espérances semées<br />

sur la terre ! laisse-moi pénétrer dans le cercle de<br />

tes ravissantes apparitions ; puissent les rêves qui<br />

tantôt m’inspirent l’effroi, et tantôt se changent<br />

en messagers de bonheur, tandis que le sommeil<br />

retient mon corps sous des liens de plomb,<br />

délivrer mon esprit et le conduire aux plaines<br />

éthérées !<br />

Conversation à la table d’hôte<br />

UN HOMME RAISONNABLE, frappant sur le couvercle de<br />

sa tabatière.<br />

Il est bien fatal que nous ne puissions entendre<br />

de sitôt un opéra bien exécuté ! Mais cela vient<br />

de cette maudite exagération.


UN HOMME BASANÉ<br />

Oui, oui ! je l’ai dit assez souvent ! le rôle de<br />

dona Anna lui fait toujours mal ! – Hier, elle était<br />

comme possédée. On dit que pendant tout<br />

l’entracte, elle est restée évanouie, et après la<br />

scène du second acte, elle a eu des attaques de<br />

nerfs.<br />

UN INSIGNIFIANT<br />

Oh ! contez-moi donc cela ?...<br />

L’HOMME BASANÉ<br />

Eh ! sans doute, des attaques de nerfs, et de si<br />

terribles, qu’on n’a pas pu l’emporter du théâtre.<br />

MOI<br />

Au nom du ciel ! ces attaques sont-elles<br />

dangereuses ? Reverrons-nous bientôt la<br />

signora ?


L’HOMME RAISONNABLE, prenant une prise de tabac.<br />

Difficilement, car la signora est morte cette<br />

nuit, au coup de deux heures.


L’Homme au Sable


I<br />

Nathanaël à Lothaire.<br />

Sans doute, vous êtes tous remplis<br />

d’inquiétude, car il y a bien longtemps que je ne<br />

vous ai écrit. Ma mère se fâche, Clara pense que<br />

je vis dans un tourbillon de joies, et que j’ai<br />

oublié entièrement la douce image d’ange si<br />

profondément gravée dans mon cœur et dans mon<br />

âme. Mais il n’en est pas ainsi ; chaque jour, à<br />

chaque heure du jour, je songe à vous tous, et la<br />

charmante figure de ma Clara passe et repasse<br />

sans cesse dans mes rêves ; ses yeux transparents<br />

me jettent de doux regards, et sa bouche me<br />

sourit comme jadis lorsque j’arrivai auprès de<br />

vous. Hélas ! comment eussé-je pu vous écrire<br />

dans la violente disposition d’esprit qui a jusqu’à<br />

présent troublé toutes mes pensées ? Quelque<br />

chose d’épouvantable a pénétré dans ma vie ! Les


sombres pressentiments d’un avenir cruel et<br />

menaçant s’étendent sur moi, comme des nuages<br />

noirs, impénétrables aux joyeux rayons du soleil.<br />

Faut-il donc que je te dise ce qui m’arriva ? Il le<br />

faut, je le vois bien ; mais rien qu’en y songeant,<br />

j’entends autour de moi comme des ricanements<br />

moqueurs. Ah ! mon bien-aimé Lothaire !<br />

comment te ferai-je comprendre un peu<br />

seulement que ce qui m’arriva, il y a peu de jours,<br />

est de nature à troubler ma vie d’une façon<br />

terrible. Si tu étais ici, tu pourrais voir par tes<br />

yeux ; mais maintenant tu me tiens certainement<br />

pour un visionnaire absurde. Bref, l’horrible<br />

vision que j’ai eue, et dont je cherche vainement<br />

à éviter l’influence mortelle, consiste<br />

simplement, en ce qu’il y a peu de jours, à savoir<br />

le 30 octobre à midi, un marchand de baromètres<br />

entra dans ma chambre, et m’offrit ses<br />

instruments. Je n’achetai rien, et je le menaçai de<br />

le précipiter du haut de l’escalier, mais il<br />

s’éloigna aussitôt.<br />

Tu soupçonnes que des circonstances toutes<br />

particulières, et qui ont fortement marqué dans<br />

ma vie, donnent de l’importance à ce petit


événement. Cela est en effet. Je rassemble toutes<br />

mes forces pour te raconter avec calme et<br />

patience quelques aventures de mon enfance, qui<br />

éclaireront toutes ces choses à ton esprit. Au<br />

moment de commencer, je te vois rire, et<br />

j’entends Clara qui dit : – Ce sont de véritables<br />

enfantillages ! – Riez, je vous en prie, riez-vous<br />

de moi du fond de votre cœur ! – Je vous en<br />

supplie ! – Mais, Dieu du ciel !... mes cheveux se<br />

hérissent, et il me semble que je vous conjure de<br />

vous moquer de moi, dans le délire du désespoir,<br />

comme Franz Moor conjurait Daniel 3 . Allons,<br />

maintenant, au fait. Hors les heures des repas,<br />

moi, mes frères et mes sœurs, nous voyions peu<br />

notre père. Il était fort occupé du service de sa<br />

charge. Après le souper, que l’on servait à sept<br />

heures, conformément aux anciennes mœurs,<br />

nous nous rendions tous, notre mère avec nous,<br />

dans la chambre de travail de mon père, et nous<br />

prenions place autour d’une table ronde. Mon<br />

père fumait du tabac et buvait de temps en temps<br />

un grand verre de bière. Souvent il nous racontait<br />

3 Sans Les Brigands de Schiller. Le Tr.


des histoires merveilleuses, et ses récits<br />

l’échauffaient tellement qu’il laissait éteindre sa<br />

longue pipe ; j’avais l’office de la rallumer, et<br />

j’éprouvais une grande joie à le faire. Souvent<br />

aussi, il nous mettait des livres d’images dans les<br />

mains, et restait silencieux et immobile dans son<br />

fauteuil, chassant devant lui d’épais nuages de<br />

fumée qui nous enveloppaient tous comme dans<br />

des brouillards. Dans ces soirées-là, ma mère<br />

était fort triste, et à peine entendait-elle sonner<br />

neuf heures, qu’elle s’écriait : « Allons, enfants,<br />

au lit... l’Homme au Sable va venir. Je l’entends<br />

déjà. » En effet, chaque fois, on entendait des pas<br />

pesants retentir sur les marches ; ce devait être<br />

l’Homme au Sable. Une fois entre autres, ce bruit<br />

me causa plus d’effroi que d’ordinaire, je dis à<br />

ma mère qui nous emmenait : Ah ! maman, qui<br />

donc est ce méchant Homme au Sable qui nous<br />

chasse toujours ? – Comment est-il ? – Il n’y a<br />

point d’Homme au Sable, me répondit ma mère.<br />

Quand je dis : l’Homme au Sable vient ; cela<br />

signifie seulement que vous avez besoin de<br />

dormir, et que vos paupières se ferment<br />

involontairement, comme si l’on vous avait jeté


du sable dans les yeux.<br />

La réponse de ma mère ne me satisfit pas, et,<br />

dans mon imagination enfantine, je devinai que<br />

ma mère ne me niait l’existence de l’Homme au<br />

Sable que pour ne pas nous effrayer. Mais je<br />

l’entendais toujours monter les marches. Plein de<br />

curiosité, impatient de m’assurer de l’existence<br />

de cet homme, je demandai enfin à la vieille<br />

servante qui avait soin de ma plus jeune sœur,<br />

quel était ce personnage. – Eh ! mon petit<br />

Nathanaël, me répondit-elle, ne sais-tu pas cela ?<br />

C’est un méchant homme qui vient trouver les<br />

enfants lorsqu’ils ne veulent pas aller au lit, et qui<br />

leur jette une poignée de sable dans les yeux, à<br />

leur faire pleurer du sang. Ensuite, il les plonge<br />

dans un sac et les porte dans la pleine lune pour<br />

amuser ses petits enfants qui ont des becs tordus<br />

comme les chauves-souris, et qui leur piquent les<br />

yeux, à les faire mourir. Dès lors l’image de<br />

l’Homme au Sable se grava dans mon esprit<br />

d’une façon horrible ; et le soir, dès que les<br />

marches retentissaient du bruit de ses pas, je<br />

tremblais d’anxiété et d’effroi ; ma mère ne<br />

pouvait alors m’arracher que ces paroles


étouffées par mes larmes : l’Homme au Sable !<br />

l’Homme au Sable ! Je me sauvais aussitôt dans<br />

une chambre, et cette terrible apparition me<br />

tourmentait durant toute la nuit. – J’étais déjà<br />

assez avancé en âge pour savoir que l’anecdote<br />

de la vieille servante n’était pas fort exacte,<br />

cependant l’Homme au Sable restait pour moi un<br />

spectre menaçant. J’étais à peine maître de moi,<br />

lorsque je l’entendais monter pour se rendre dans<br />

le cabinet de mon père. Quelquefois son absence<br />

durait longtemps ; puis ses visites devenaient plus<br />

fréquentes, cela dura deux années. Je ne pouvais<br />

m’habituer à cette apparition étrange, et la<br />

sombre figure de cet homme inconnu ne pâlissait<br />

pas dans ma pensée. Ses rapports avec mon père<br />

occupaient de plus en plus mon esprit, et l’envie<br />

de le voir augmentait en moi avec les ans.<br />

L’Homme au Sable m’avait introduit dans le<br />

champ du merveilleux où l’esprit des enfants se<br />

glisse si facilement. Rien ne me plaisait plus que<br />

les histoires épouvantables des génies, des<br />

démons et des sorcières ; mais pour moi, dans<br />

toutes ces aventures, au milieu des apparitions les<br />

plus effrayantes et les plus bizarres, dominait


toujours l’image de l’Homme au Sable que je<br />

dessinais à l’aide de la craie et du charbon, sur les<br />

tables, sur les armoires, sur les murs, partout<br />

enfin, et toujours sous les formes les plus<br />

repoussantes. Lorsque j’eus atteint l’âge de dix<br />

ans, ma mère m’assigna une petite chambre pour<br />

moi seul. Elle était peu éloignée de la chambre de<br />

mon père. Chaque fois, qu’au moment de neuf<br />

heures, l’inconnu se faisait entendre, il fallait<br />

encore nous retirer. De ma chambrette, je<br />

l’entendais entrer dans le cabinet de mon père, et,<br />

bientôt après, il me semblait qu’une vapeur<br />

odorante et singulière se répandît dans la maison.<br />

La curiosité m’excitait de plus en plus à connaître<br />

cet Homme au Sable. J’ouvris ma porte, et je me<br />

glissai de ma chambre dans les corridors ; mais je<br />

ne pouvais rien entendre ; car l’étranger avait<br />

déjà refermé la porte. Enfin, poussé par un désir<br />

irrésistible, je résolus de me cacher dans la<br />

chambre même de mon père pour attendre<br />

l’Homme au Sable.<br />

À la taciturnité de mon père, à la tristesse de<br />

ma mère, je reconnus un soir que l’Homme au<br />

Sable devait venir. Je prétextai une fatigue


extrême, et, quittant la chambre avant neuf<br />

heures, j’allai me cacher dans une petite niche<br />

pratiquée derrière la porte. La porte craqua sur<br />

ses gonds, et des pas lents, tardifs et menaçants<br />

retentirent depuis le vestibule jusqu’aux marches.<br />

Ma mère et tous les enfants se levèrent et<br />

passèrent devant moi. J’ouvris doucement, bien<br />

doucement, la porte de la chambre de mon père.<br />

Il était assis comme d’ordinaire, en silence et le<br />

dos tourné vers l’entrée. Il ne m’aperçut pas, je<br />

me glissai légèrement derrière lui, et j’allai me<br />

cacher sous le rideau qui voilait une armoire où<br />

se trouvaient appendus ses habits. Les pas<br />

approchaient de plus en plus, l’Homme toussait,<br />

soufflait et murmurait singulièrement. Le cœur<br />

me battait d’attente et d’effroi. – Tout près de la<br />

porte, un pas sonore, un coup violent sur le<br />

bouton, les gonds tournent avec bruit. – J’avance<br />

malgré moi la tête avec précaution, l’Homme au<br />

Sable est au milieu de la chambre, devant mon<br />

père ; la lueur des flambeaux éclaire son visage !<br />

– L’Homme au Sable, le terrible Homme au<br />

Sable, est le vieil avocat Coppelius qui vient<br />

quelquefois prendre place à notre table ! Mais la


plus horrible figure ne m’eût pas causé plus<br />

d’épouvante que celle de ce Coppelius.<br />

Représente-toi un homme aux larges épaules,<br />

surmontées d’une grosse tête informe, un visage<br />

terne, des sourcils gris et touffus sous lesquels<br />

étincellent deux yeux verts arrondis comme ceux<br />

des chats, et un nez gigantesque qui s’abaisse<br />

brusquement sur ses lèvres épaisses. Sa bouche<br />

contournée se contourne encore davantage pour<br />

former un sourire ; deux taches livides s’étendent<br />

sur ses joues, et des accents à la fois sourds et<br />

siffleurs s’échappent d’entre ses dents<br />

irrégulières. Coppelius se montrait toujours avec<br />

un habit couleur de cendre, coupé à la vieille<br />

mode, une veste et des culottes semblables, des<br />

bas noirs et des souliers à boucles de strass,<br />

complétaient cet ajustement. Sa petite perruque<br />

qui couvrait à peine son cou, se terminait en deux<br />

boucles à boudin que supportaient ses grandes<br />

oreilles d’un rouge vif, et allait se perdre dans<br />

une large bourse noire qui, s’agitant çà et là sur<br />

son dos, laissait apercevoir la boucle d’argent qui<br />

retenait sa cravate. Toute cette figure composait<br />

un ensemble affreux et repoussant ; mais ce qui


nous choquait tout particulièrement en lui, nous<br />

autres enfants, c’étaient ses grosses mains velues<br />

et osseuses ; et dès qu’il les portait sur quelque<br />

objet, nous avions garde d’y toucher. Il avait<br />

remarqué ce dégoût, et il se faisait un plaisir de<br />

toucher les gâteaux ou les fruits que notre bonne<br />

mère plaçait sur nos assiettes. Il jouissait alors<br />

singulièrement en voyant nos yeux se remplir de<br />

larmes, et il se délectait de la privation que nous<br />

imposait notre dégoût pour sa personne. Il en<br />

agissait ainsi aux jours de fêtes, lorsque notre<br />

père nous versait un verre de bon vin. Il étendait<br />

la main, saisissait le verre qu’il portait à ses<br />

lèvres livides, et riait aux éclats de notre<br />

désespoir et de nos injures. Il avait coutume de<br />

nous nommer les petits animaux ; en sa présence<br />

il ne nous était pas permis de prononcer une<br />

parole, et nous maudissions de toute notre âme ce<br />

personnage hideux et ennemi, qui empoisonnait<br />

jusqu’à la moindre de nos joies. Ma mère<br />

semblait haïr aussi cordialement que nous le<br />

repoussant Coppelius ; car dès qu’il paraissait, sa<br />

douce gaieté et ses manières pleines d’abandon,<br />

s’effaçaient pour faire place à une sombre


gravité. Notre père se comportait envers lui<br />

comme si Coppelius eût été un être d’un ordre<br />

supérieur, dont on doit souffrir les écarts, et qu’il<br />

faut se garder d’irriter : on ne manquait jamais de<br />

lui offrir ses mets favoris, et de déboucher en son<br />

honneur quelques flacons de réserve.<br />

En voyant ce Coppelius, il se révéla à moi que<br />

nul autre que lui ne pouvait être l’Homme au<br />

Sable ; mais l’Homme au Sable n’était plus à ma<br />

pensée cet ogre du conte de la nourrice, qui<br />

enlève les enfants pour les porter dans la lune à sa<br />

progéniture à bec de hibou. Non ! – C’était plutôt<br />

une odieuse et fantasque créature, qui partout où<br />

elle paraissait, portait le chagrin, le tourment et le<br />

besoin, et qui causait un mal réel, un mal durable.<br />

J’étais comme ensorcelé, ma tête restait tendue<br />

entre les rideaux, au risque d’être découvert et<br />

cruellement puni. Mon père reçut solennellement<br />

Coppelius. – Allons à l’ouvrage ! s’écria celui-ci<br />

d’une voix sourde, en se débarrassant de son<br />

habit. Mon père, d’un air sombre, quitta sa robe<br />

de chambre, et ils se vêtirent tous deux de<br />

longues robes noires. Je n’avais pas remarqué le<br />

lieu d’où ils les avaient tirées. Mon père ouvrit la


porte d’une armoire, et je vis qu’elle cachait une<br />

niche profonde où se trouvait un fourneau.<br />

Coppelius s’approcha, et du foyer s’éleva une<br />

flamme bleue. Une foule d’ustensiles bizarres<br />

apparut à cette clarté. Mais mon Dieu ! quelle<br />

étrange métamorphose s’était opérée dans les<br />

traits de mon vieux père ! – Une douleur violente<br />

et mal contenue semblait avoir changé<br />

l’expression honnête et loyale de sa physionomie<br />

qui avait pris une contraction satanique. Il<br />

ressemblait à Coppelius ! Celui-ci brandissait des<br />

pinces incandescentes, et attisait les charbons<br />

ardents du foyer. Je croyais apercevoir tout<br />

autour de lui des figures humaines, mais sans<br />

yeux. Des cavités noires, profondes et souillées<br />

en tenaient la place. – Des yeux ! des yeux !<br />

s’écriait Coppelius, d’une voix sourde et<br />

menaçante.<br />

Je tressaillis, et je tombai sur le parquet,<br />

violemment terrassé par une horreur puissante.<br />

Coppelius me saisit alors. – Un petit animal ! un<br />

petit animal ! dit-il en grinçant affreusement les<br />

dents. À ces mots, il me jeta sur le fourneau dont<br />

la flamme brûlait déjà mes cheveux. –


Maintenant, s’écria-t-il, nous avons des yeux, –<br />

des yeux, – une belle paire d’yeux d’enfant ! Et il<br />

prit de ses mains dans le foyer une poignée de<br />

charbons en feu qu’il se disposait à me jeter au<br />

visage, lorsque mon père lui cria, les mains<br />

jointes : – Maître ! maître ! laisse les yeux à mon<br />

Nathanaël.<br />

Coppelius se mit à rire d’une façon bruyante. –<br />

Que l’enfant garde donc ses yeux, et qu’il fasse<br />

son pensum dans le monde ; mais, puisque le<br />

voilà, il faut que nous observions bien<br />

attentivement le mécanisme des pieds et des<br />

mains.<br />

Ses doigts s’appesantirent alors si lourdement<br />

sur moi, que toutes les jointures de mes membres<br />

en craquèrent, et il me fit tourner les mains, puis<br />

les pieds, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. –<br />

Cela ne joue pas bien partout ! cela était bien<br />

comme cela était ! Le vieux de là-haut a<br />

parfaitement compris cela !<br />

Ainsi murmurait Coppelius en me retournant ;<br />

mais bientôt tout devint sombre et confus autour<br />

de moi ; une douleur nerveuse agita tout mon


être ; je ne sentis plus rien. Une vapeur douce et<br />

chaude se répandit sur mon visage ; je me<br />

réveillai comme du sommeil de la mort ; ma mère<br />

était penchée sur moi. – L’Homme au Sable est-il<br />

encore là ? demandai-je en balbutiant. – Non,<br />

mon cher enfant, il est bien loin ; il est parti<br />

depuis longtemps, il ne te fera pas de mal !<br />

Ainsi parla ma mère, et elle me baisa, et elle<br />

serra contre son cœur l’enfant chéri qui lui était<br />

rendu.<br />

Pourquoi te fatiguerais-je plus longtemps de<br />

ces récits, mon cher Lothaire ? Je fus découvert et<br />

cruellement maltraité par ce Coppelius. L’anxiété<br />

et l’effroi m’avaient causé une fièvre ardente<br />

dont je fus malade durant quelques semaines.<br />

« L’Homme au Sable est encore là. » Ce fut la<br />

première parole de ma délivrance, et le signe de<br />

mon salut. Il me reste à te raconter le plus<br />

horrible instant de mon enfance ; puis tu seras<br />

convaincu qu’il n’en faut pas accuser mes yeux si<br />

tout me semble décoloré dans la vie ; car un<br />

nuage sombre s’est étendu au-devant de moi sur<br />

tous les objets, et ma mort seule peut-être pourra


le dissiper.<br />

Coppelius ne se montra plus, le bruit courut<br />

qu’il avait quitté la ville. Un an s’était écoulé, et<br />

selon la vieille et invariable coutume, nous étions<br />

assis un soir à la table ronde. Notre père était fort<br />

gai, et nous racontait une foule d’histoires<br />

divertissantes, qui lui étaient arrivées dans les<br />

voyages qu’il avait faits pendant sa jeunesse. À<br />

l’instant où l’horloge sonna neuf heures, nous<br />

entendîmes retentir les gonds de la porte de la<br />

maison, et des pas d’une lourdeur extrême,<br />

résonner depuis le vestibule jusqu’aux marches. –<br />

C’est Coppelius ! dit ma mère en pâlissant. –<br />

Oui ! c’est Coppelius, répéta mon père d’une<br />

voix entrecoupée.<br />

Les larmes s’échappèrent des yeux de ma<br />

mère. – Mon ami, mon ami ! s’écria-t-elle, faut-il<br />

que cela soit ? – Pour la dernière fois, répondit<br />

celui-ci. Il vient pour la dernière fois ; je te le<br />

jure. Va, va-t’en avec les enfants ! bonne nuit !<br />

J’étais comme pétrifié, la respiration me<br />

manquait. Me voyant immobile, ma mère me prit<br />

par le bras. – Viens, Nathanaël ! me dit-elle. Je


me laissai entraîner dans ma chambre. – Sois bien<br />

calme et dors. Dors ! me dit ma mère en me<br />

quittant. Mais, agité par une terreur invincible, je<br />

ne pus fermer les paupières. L’horrible, l’odieux<br />

Coppelius était devant moi, les yeux étincelants ;<br />

il me souriait d’un air hypocrite, et je cherchais<br />

vainement à éloigner son image. Il était à peu<br />

près minuit lorsqu’un coup violent se fit entendre.<br />

C’était comme la détonation d’une arme à feu.<br />

Toute la maison fut ébranlée, et la porte se<br />

referma avec fracas. – C’est Coppelius ! m’écriaije<br />

hors de moi, et je m’élançai de mon lit. Des<br />

gémissements vinrent à mon oreille ; je courus à<br />

la chambre de mon père. La porte était ouverte,<br />

une vapeur étouffante se faisait sentir, et une<br />

servante s’écriait : – Ah ! mon maître, mon<br />

maître !<br />

Devant le fourneau allumé, sur le parquet, était<br />

étendu mon père, mort, le visage déchiré. Mes<br />

sœurs, agenouillées autour de lui, poussaient<br />

d’affreuses clameurs. Ma mère était tombée sans<br />

mouvement auprès de son mari ! – Coppelius !<br />

monstre infâme ! tu as assassiné mon père !<br />

m’écriai-je, et je perdis l’usage de mes sens.


Deux jours après, lorsqu’on plaça le corps de<br />

mon père dans un cercueil, ses traits étaient<br />

redevenus calmes et sereins, comme ils l’étaient<br />

durant sa vie. Cette vue adoucit ma douleur, je<br />

pensai que son alliance avec l’infernal Coppelius<br />

ne l’avait pas conduit à la damnation éternelle.<br />

L’explosion avait réveillé les voisins. Cet<br />

événement fit sensation, et l’autorité qui en eut<br />

connaissance somma Coppelius de paraître<br />

devant elle. Mais il avait disparu de la ville, sans<br />

laisser de traces.<br />

Quand je te dirai, mon digne ami, que ce<br />

marchand de baromètres n’était autre que ce<br />

misérable Coppelius, tu comprendras l’excès<br />

d’horreur que me fit éprouver cette apparition<br />

ennemie. Il portait un autre costume ; mais les<br />

traits de Coppelius sont trop profondément<br />

empreints dans mon âme pour que je puisse les<br />

méconnaître. D’ailleurs, Coppelius n’a pas même<br />

changé de nom. Il se donne ici pour un<br />

mécanicien piémontais, et se fait nommer<br />

Giuseppe Coppola.<br />

Je suis résolu à venger la mort de mon père,


quoi qu’il en arrive. Ne parle point à ma mère de<br />

cette cruelle rencontre. – Salue la charmante<br />

Clara ; je lui écrirai dans une disposition d’esprit<br />

plus tranquille.<br />

II<br />

Clara à Nathanaël.<br />

Il est vrai que tu ne m’as pas écrit depuis<br />

longtemps, mais cependant je crois que tu me<br />

portes dans ton âme et dans tes pensées ; car tu<br />

songeais assurément à moi avec beaucoup de<br />

vivacité, lorsque, voulant envoyer ta dernière<br />

lettre à mon frère Lothaire, tu la souscrivis de<br />

mon nom. Je l’ouvris avec joie, et je ne<br />

m’aperçus de mon erreur qu’à ces mots : Ah !<br />

mon bien-aimé Lothaire ! – Alors, sans doute,<br />

j’aurais dû n’en pas lire davantage, et remettre la<br />

lettre à mon frère. – Tu m’as quelquefois<br />

reproché en riant que j’avais un esprit si paisible


et si calme que si la maison s’écroulait, j’aurais<br />

encore la constance de remettre en place un<br />

rideau dérangé, avant que de m’enfuir ;<br />

cependant je pouvais à peine respirer, et tout<br />

semblait tourbillonner devant mes yeux. – Ah !<br />

mon bien-aimé Nathanaël ! je tremblais et je<br />

brûlais d’apprendre par quelles infortunes ta vie<br />

avait été traversée ! Séparation éternelle, oubli,<br />

éloignement de toi, toutes ces pensées me<br />

frappaient comme autant de coups de poignard. –<br />

Je lus et je relus ! Ta peinture du repoussant<br />

Coppelius est affreuse. J’appris pour la première<br />

fois de quelle façon cruelle était mort ton<br />

excellent père. Mon frère, que je remis en<br />

possession de ce qui lui appartenait, essaya de me<br />

calmer, mais il ne put réussir. Ce Giuseppe<br />

Coppola était sans cesse sur mes pas, et je suis<br />

presque confuse d’avouer qu’il a troublé, par<br />

d’effroyables songes, mon sommeil toujours si<br />

profond et si tranquille. Mais bientôt, dès le<br />

lendemain déjà, tout s’était présenté à ma pensée<br />

sous une autre face. Ne sois donc point fâché<br />

contre moi, mon tendrement aimé Nathanaël, si<br />

Lothaire te dit qu’en dépit de tes funestes


pressentiments au sujet de Coppelius, ma sérénité<br />

n’a pas été le moindrement altérée. Je te dirai<br />

sincèrement ma pensée. Toutes ces choses<br />

effrayantes que tu nous rapportes me semblent<br />

avoir pris naissance en toi-même : le monde<br />

extérieur et réel n’y a que peu de part. Le vieux<br />

Coppelius était sans doute peu attrayant ; mais,<br />

comme il haïssait les enfants, cela vous causa, à<br />

vous autres enfants, une véritable horreur pour<br />

lui. Le terrible Homme au Sable de la nourrice se<br />

rattacha tout naturellement, dans ton intelligence<br />

enfantine, au vieux Coppelius, qui, sans que tu<br />

puisses t’en rendre compte, est resté pour toi un<br />

fantôme de tes premiers ans. Ses entrevues<br />

nocturnes avec ton père n’avaient sans doute<br />

d’autre but que de faire des expériences<br />

alchimiques, ce qui affligeait ta mère, car il en<br />

coûtait vraisemblablement beaucoup d’argent ; et<br />

ces travaux, en remplissant son époux d’un espoir<br />

trompeur, devaient le détourner des soins de sa<br />

famille. Ton père a sans doute causé sa mort par<br />

sa propre imprudence, et Coppelius ne saurait en<br />

être accusé. Croirais-tu que j’ai demandé à notre<br />

vieux voisin l’apothicaire si, dans les essais


chimiques, ces explosions instantanées pouvaient<br />

donner la mort ? Il m’a répondu affirmativement,<br />

en me décrivant longuement à sa manière<br />

comment la chose pouvait se faire, et en me citant<br />

un grand nombre de mots bizarres, dont je n’ai pu<br />

retenir un seul dans ma mémoire. – Maintenant tu<br />

vas te fâcher contre ta Clara. Tu diras : Il ne<br />

pénètre dans cette âme glacée nul de ces rayons<br />

mystérieux qui embrassent souvent l’homme de<br />

leurs ailes invisibles ; elle n’aperçoit que la<br />

surface bariolée du globe, et elle se réjouit<br />

comme un fol enfant à la vue des fruits dont<br />

l’écorce dorée cache un venin mortel.<br />

Mon bien-aimé Nathanaël, ne penses-tu pas<br />

que le sentiment d’une puissance ennemie qui<br />

agit d’une manière funeste sur notre être, ne<br />

puisse pénétrer dans les âmes riantes et sereines ?<br />

– Pardonne, si moi, simple jeune fille,<br />

j’entreprends d’exprimer ce que j’éprouve à<br />

l’idée d’une semblable lutte. Peut-être ne<br />

trouverai-je pas les paroles propres à peindre mes<br />

sentiments, et riras-tu, non de mes pensées, mais<br />

de la gaucherie que je mettrai à les rendre. S’il est<br />

en effet une puissance occulte qui plonge ainsi


traîtreusement en notre sein ses griffes ennemies,<br />

pour nous saisir et nous entraîner dans une route<br />

dangereuse que nous n’eussions pas suivie, s’il<br />

est une telle puissance, il faut qu’elle se plie à nos<br />

goûts et à nos convenances, car ce n’est qu’ainsi<br />

qu’elle obtiendra de nous quelque créance, et<br />

qu’elle gagnera dans notre cœur la place dont elle<br />

a besoin pour accomplir son ouvrage. Que nous<br />

ayons assez de fermeté, assez de courage pour<br />

reconnaître la route où doivent nous conduire<br />

notre vocation et nos penchants, pour la suivre<br />

d’un pas tranquille, notre ennemi intérieur périra<br />

dans les vains efforts qu’il fera pour nous faire<br />

illusion. Lothaire ajoute que la puissance<br />

ténébreuse, à laquelle nous nous donnons, crée<br />

souvent en nous des images si attrayantes, que<br />

nous produisons nous-mêmes le principe<br />

dévorant qui nous consume. C’est le fantôme de<br />

notre propre nous, dont l’influence agit sur notre<br />

âme, et nous plonge dans l’enfer ou nous ravit au<br />

ciel. – Je ne comprends pas bien les dernières<br />

paroles de Lothaire, et je pressens seulement ce<br />

qu’il pense ; et cependant il me semble que tout<br />

cela est rigoureusement vrai. Je t’en supplie,


efface entièrement de ta pensée l’avocat<br />

Coppelius et le marchand de baromètres<br />

Giuseppe Coppola. Sois convaincu que ces<br />

figures étrangères n’ont aucune influence sur toi ;<br />

ta croyance en leur pouvoir peut seule les rendre<br />

puissantes. Si chaque ligne de ta lettre ne<br />

témoignait de l’exaltation profonde de ton esprit,<br />

si l’état de ton âme ne m’affligeait jusqu’au fond<br />

du cœur, en vérité, je pourrais plaisanter sur ton<br />

Homme au Sable et ton avocat chimiste. Sois<br />

libre, esprit faible ! sois libre ! – Je me suis<br />

promis de jouer auprès de toi le rôle d’ange<br />

gardien, et de bannir le hideux Coppola par un<br />

fou rire, s’il devait jamais revenir troubler tes<br />

rêves. Je ne redoute pas le moins du monde, lui et<br />

ses vilaines mains, et je ne souffrirai pas qu’il me<br />

gâte mes friandises, ni qu’il me jette du sable aux<br />

yeux.<br />

À toujours, mon bien-aimé Nathanaël.


III<br />

Nathanaël à Lothaire.<br />

Je suis très fâché que Clara, par une erreur que<br />

ma négligence avait causée, il est vrai, ait brisé le<br />

cachet de la lettre que j’écrivais. Elle m’a adressé<br />

une épître remplie d’une philosophie profonde,<br />

par laquelle elle me démontre explicitement que<br />

Coppelius et Coppola n’existent que dans mon<br />

cerveau, et qu’ils sont des fantômes de mon moi<br />

qui s’évanouiront en poudre dès que je les<br />

reconnaîtrai pour tels. On ne se douterait jamais<br />

que l’esprit qui scintille de ses yeux clairs et<br />

touchants, comme une aimable émanation du<br />

printemps, soit aussi intelligent et qu’il puisse<br />

raisonner d’une façon aussi méthodique ! Elle<br />

s’appuie de ton autorité. Vous avez parlé de moi<br />

ensemble ! on lui fait sans doute un cours de<br />

logique pour qu’elle voie sainement les choses et<br />

qu’elle fasse des distinctions subtiles. – Renonce


à cela ! je t’en prie. Au reste, il est certain que le<br />

mécanicien Giuseppe Coppola n’est pas l’avocat<br />

Coppelius. J’assiste à un cours chez un professeur<br />

de physique nouvellement arrivé dans cette ville,<br />

qui est d’origine italienne et qui porte le nom du<br />

célèbre naturaliste Spalanzani. Il connaît Coppola<br />

depuis de longues années, et d’ailleurs, il est<br />

facile de reconnaître à l’accent du mécanicien<br />

qu’il est véritablement Piémontais. Coppelius<br />

était un Allemand, bien qu’il n’en eût pas le<br />

caractère. Cependant, je ne suis pas entièrement<br />

tranquillisé. Tenez-moi toujours, vous deux, pour<br />

un sombre rêveur, mais je ne puis me débarrasser<br />

de l’impression que Coppola et son affreux<br />

visage ont produite sur moi. Je suis heureux qu’il<br />

ait quitté la ville, comme l’a dit Spalanzani. Ce<br />

professeur est un singulier personnage, un<br />

homme rond, aux pommettes saillantes, le nez<br />

pointu et les yeux perçants. Mais tu le connaîtras<br />

mieux que je ne pourrais te le peindre, en<br />

regardant le portrait de Cagliostro, gravé par<br />

Chodowiecki ; tel est Spalanzani. Dernièrement,<br />

en montant à son appartement, je m’aperçus<br />

qu’un rideau, qui est ordinairement tiré sur une


porte de verre, était un peu écarté. J’ignore moimême<br />

comme je vins à regarder à travers la<br />

glace. Une femme de la plus riche taille,<br />

magnifiquement vêtue, était assise dans la<br />

chambre, devant une petite table sur laquelle ses<br />

deux mains jointes étaient appuyées. Elle était<br />

vis-à-vis de la porte, et je pouvais contempler<br />

ainsi sa figure ravissante. Elle sembla ne pas<br />

m’apercevoir, et en général ses yeux paraissaient<br />

fixes, je dirai même qu’ils manquaient des rayons<br />

visuels ; c’était comme si elle eût dormi les yeux<br />

ouverts. Je me trouvai mal à l’aise, et je me hâtai<br />

de me glisser dans l’amphithéâtre qui est voisin<br />

de là. Plus tard j’appris que la personne que<br />

j’avais vue, était la fille de Spalanzani, nommée<br />

Olimpia, qu’il renfermait avec tant de rigueur que<br />

personne ne pouvait approcher d’elle. – Cette<br />

mesure cache quelque mystère, et Olimpia a sans<br />

doute une imperfection grave. Mais, pourquoi<br />

t’écrire ces choses ? j’aurais pu te les raconter de<br />

vive voix. Sache que, dans quinze jours, je serai<br />

près de vous autres. Il faut que je revoie mon<br />

ange, ma Clara ; alors s’effacera l’impression qui<br />

s’est emparée de moi (je l’avoue) depuis sa triste


lettre si raisonnable. C’est pourquoi je ne lui écris<br />

pas aujourd’hui. Adieu.<br />

IV<br />

On ne saurait imaginer rien de plus bizarre et<br />

de plus merveilleux que ce qui arriva à mon<br />

pauvre ami, le jeune étudiant Nathanaël, et que<br />

j’entreprends aujourd’hui de raconter. Qui n’a, un<br />

jour, senti sa poitrine se remplir de pensées<br />

étranges ? qui n’a éprouvé un bouillonnement<br />

intérieur qui faisait affluer son sang avec violence<br />

dans ses veines, et colorait ses joues d’un sombre<br />

incarnat ? Vos regards semblent alors chercher<br />

des images fantasques dans l’espace, et vos<br />

paroles s’exhalent en sons entrecoupés. En vain<br />

vos amis vous entourent et vous interrogent sur la<br />

cause de votre délire. On veut peindre avec leurs<br />

brillantes couleurs, leurs ombres et leurs vives<br />

lumières, les figures vaporeuses que l’on<br />

aperçoit, et l’on s’efforce inutilement de trouver


des paroles pour rendre sa pensée. On voudrait<br />

reproduire au premier mot, tout ce que ces<br />

apparitions offrent de merveilles, de<br />

magnificences, de sombres horreurs, de gaietés<br />

inouïes, afin de frapper ses auditeurs comme par<br />

un coup électrique ; mais chaque lettre vous<br />

semble glaciale, décolorée, sans vie. On cherche<br />

et l’on cherche encore, on balbutie et l’on<br />

murmure, et les questions timides de vos amis<br />

viennent frapper, comme le souffle des vents de<br />

la nuit, votre imagination brûlante qu’elles ne<br />

tardent pas à tarir et à éteindre. Mais, si, en<br />

peintre habile et hardi, on a jeté en traits rapides<br />

une esquisse de ces images intérieures, il est<br />

facile d’en ranimer peu à peu le coloris fugitif, et<br />

de transporter ses auditeurs au milieu de ce<br />

monde que notre âme a créé. Pour moi, personne,<br />

je dois l’avouer, ne m’a jamais interrogé sur<br />

l’histoire du jeune Nathanaël ; mais on sait que je<br />

suis un de ces auteurs qui, dès qu’ils se trouvent<br />

dans l’état que je viens de décrire, se figurent que<br />

ceux qui les entourent et même le monde entier,<br />

brûlent du désir de connaître ce qu’ils ont en<br />

l’âme. La singularité de l’aventure m’avait


frappé, c’est pourquoi je me tourmentais pour en<br />

commencer le récit d’une manière séduisante et<br />

originale. « Il était une fois ! » beau<br />

commencement pour assoupir dès le début.<br />

« Dans la petite ville de S***, vivait... » ou bien<br />

d’entrer aussitôt medias in res, comme : « Qu’il<br />

aille au diable ! s’écriait, la fureur et l’effroi<br />

peints dans ses yeux égarés, l’étudiant Nathanaël,<br />

lorsque le marchand de baromètres, Giuseppe<br />

Coppola... » J’avais en effet commencé d’écrire<br />

de la sorte, lorsque je crus voir quelque chose de<br />

bouffon dans les yeux égarés de l’étudiant<br />

Nathanaël ; et vraiment l’histoire n’est nullement<br />

facétieuse. Il ne me vint sous ma plume aucune<br />

phrase qui reflétât le moins du monde l’éclat du<br />

coloris de mon image intérieure. Je résolus alors<br />

de ne pas commencer du tout. On voudra donc<br />

bien prendre les trois lettres que mon ami<br />

Lothaire a eu la bonté de me communiquer, pour<br />

l’esquisse de mon tableau que je m’efforcerai,<br />

durant le cours de mon récit, d’animer de mon<br />

mieux. Peut-être réussirai-je, comme les bons<br />

peintres de portrait, à marquer maint personnage<br />

d’une touche expressive, de manière à le faire


trouver ressemblant sans qu’on ait vu l’original, à<br />

éveiller le souvenir d’un objet encore inconnu ;<br />

peut-être aussi parviendrai-je à persuader à mon<br />

lecteur que rien n’est plus fantastique et plus fou<br />

que la vie réelle, et que le poète se borne à en<br />

recueillir un reflet confus, comme dans un miroir<br />

mal poli. Et afin que l’on sache dès le<br />

commencement ce qu’il est nécessaire de savoir,<br />

je dois ajouter, comme éclaircissement à ces<br />

lettres, que, bientôt après la mort du père de<br />

Nathanaël, Clara et Lothaire, enfants d’un parent<br />

éloigné, mort aussi depuis peu, furent recueillis<br />

par la mère de Nathanaël, dans sa famille. Clara<br />

et Nathanaël se sentirent un vif penchant l’un<br />

pour l’autre, contre lequel personne sur la terre<br />

n’eut rien à opposer. Ils étaient donc fiancés l’un<br />

à l’autre, lorsque Nathanaël quitta sa ville natale<br />

pour aller terminer ses études à Goettingue. Il se<br />

trouve là dans sa dernière lettre, et il suit des<br />

cours chez le célèbre professeur de physique<br />

Spalanzani. Maintenant, je pourrais continuer<br />

bravement mon récit, mais l’image de Clara se<br />

présente si vivement à mon esprit que je ne<br />

saurais en détourner les yeux. Ainsi m’arrivait-il


toujours lorsqu’elle me regardait avec un doux<br />

sourire. – Clara ne pouvait point passer pour<br />

belle ; c’est ce que prétendaient tous ceux qui<br />

s’entendent d’office à juger de la beauté.<br />

Cependant les architectes louaient la pureté des<br />

lignes de sa taille, les peintres trouvaient son dos,<br />

ses épaules et son sein formés d’une façon peutêtre<br />

trop chaste ; mais tous, ils étaient épris de sa<br />

ravissante chevelure, qui rappelait celle de la<br />

Madeleine de Corregio, et ne tarissaient point sur<br />

la richesse de son teint, digne de Battoni. L’un<br />

d’eux, en véritable fantasque, comparait ses yeux<br />

à un lac de Ruisdael, où se mirent l’azur du ciel,<br />

l’émail des fleurs et les feux animés du jour. Les<br />

poètes et les virtuoses allaient plus loin. Que me<br />

parlez-vous de lac, de miroir ! disaient-ils.<br />

Pouvons-nous contempler cette jeune fille sans<br />

que son regard fasse jaillir de notre âme des<br />

chants et des harmonies célestes ! Clara avait<br />

l’imagination vive et animée d’un enfant joyeux<br />

et innocent, un cœur de femme tendre et délicat,<br />

une intelligence pénétrante et lucide. Les esprits<br />

légers et présomptueux ne réussissaient point<br />

auprès d’elle ; car, tout en conservant sa nature


silencieuse et modeste, le regard pétillant de la<br />

jeune fille et son sourire ironique semblaient leur<br />

dire : Pauvres ombres que vous êtes, espérezvous<br />

passer à mes yeux pour des figures nobles,<br />

pleines de vie et de sève ? – Aussi accusait-on<br />

Clara d’être froide, prosaïque et insensible ; mais<br />

d’autres, qui voyaient mieux la vie, aimaient<br />

inexprimablement cette charmante fille.<br />

Toutefois, nul ne l’aimait plus que Nathanaël, qui<br />

cultivait les sciences et les arts avec goût et<br />

énergie. Clara chérissait Nathanaël de toutes les<br />

forces de son âme ; leur séparation lui causa ses<br />

premiers chagrins. Avec quelle joie elle se jeta<br />

dans ses bras lorsqu’il revint à la maison<br />

paternelle, comme il l’avait annoncé dans sa<br />

lettre à Lothaire. Ce que Nathanaël avait espéré<br />

arriva. Dès qu’il vit sa fiancée, il oublia et<br />

l’avocat Coppelius, et la lettre métaphysique de<br />

Clara, qui l’avait choqué ; tous ses soucis se<br />

trouvèrent effacés. Mais, cependant, Nathanaël<br />

avait dit vrai en écrivant à son ami Lothaire : la<br />

figure du repoussant Coppola avait exercé une<br />

funeste influence sur son âme. Dès les premiers<br />

jours de son arrivée, on s’aperçut que Nathanaël


avait entièrement changé d’allure. Il<br />

s’abandonnait à de sombres rêveries, et se<br />

conduisait d’une façon singulière. La vie pour lui<br />

n’était plus que rêves et pressentiments ; il parlait<br />

toujours de la destinée des hommes qui, se<br />

croyant libres, sont ballottés par les puissances<br />

invisibles et leur servent de jouet, sans pouvoir<br />

leur échapper. Il alla même plus loin, il prétendit<br />

que c’était folie que de croire à des progrès dans<br />

les arts et dans les sciences, fondés sur nos forces<br />

morales, car l’exaltation, sans laquelle on est<br />

incapable de produire, ne vient pas de notre âme,<br />

mais d’un principe extérieur, dont nous ne<br />

sommes pas les maîtres. Clara éprouvait un<br />

éloignement profond pour ces idées mystiques,<br />

mais elle s’efforçait vainement de les réfuter.<br />

Seulement, lorsque Nathanaël démontrait que<br />

Coppelius était le mauvais principe qui s’était<br />

attaché à lui depuis le moment où il s’était caché<br />

derrière un rideau pour l’observer, et que ce<br />

démon ennemi troublerait leurs heureuses amours<br />

d’une manière cruelle, Clara devenait tout à coup<br />

sérieuse, et disait : Oui, Nathanaël, Coppelius est<br />

un principe ennemi qui troublera notre bonheur,


si tu ne le bannis de ta pensée : sa puissance est<br />

dans ta crédulité.<br />

Nathanaël, irrité de voir Clara rejeter<br />

l’existence du démon, et l’attribuer à la seule<br />

faiblesse d’âme, voulut procéder à ses preuves<br />

par toutes les doctrines mystiques de la<br />

Daemonologie ; mais Clara rompit la discussion<br />

avec humeur en l’interrompant par une phrase<br />

indifférente, au grand chagrin de Nathanaël.<br />

Celui-ci pensa alors que les âmes froides<br />

renfermaient ces mystères à leur propre insu, et<br />

que Clara appartenait à cette nature secondaire ;<br />

aussi se promit-il de ne rien négliger pour l’initier<br />

à ces secrets. Le lendemain matin, tandis que<br />

Clara préparait le déjeuner, il vint se placer près<br />

d’elle et se mit à lui lire divers passages de ses<br />

livres mystiques. – Mais, mon cher Nathanaël, dit<br />

Clara après quelques instants d’attention, que<br />

dirais-tu si je te regardais comme le mauvais<br />

principe qui influe sur mon café ? Car, si je<br />

passais mon temps à t’écouter lire et à te regarder<br />

dans les yeux, comme tu l’exiges, mon café<br />

bouillonnerait déjà sur les cendres, et vous<br />

n’auriez tous rien à déjeuner.


Nathanaël referma le livre avec violence, et<br />

parcourut la chambre d’un air irrité. Jadis, il<br />

excellait à composer des histoires agréables et<br />

animées qu’il écrivait avec art, et Clara trouvait<br />

un plaisir excessif à les entendre ; mais depuis,<br />

ses compositions étaient devenues sombres,<br />

vagues, inintelligibles, et il était facile de voir au<br />

silence de Clara qu’elle les trouvait peu<br />

agréables. Rien n’était plus mortel pour Clara,<br />

que l’ennui ; dans ses regards et dans ses<br />

discours, se trahissaient aussitôt un sommeil et un<br />

engourdissement insurmontables ; et les<br />

compositions de Nathanaël étaient devenues<br />

véritablement fort ennuyeuses. Son humeur<br />

contre la disposition froide et positive de sa<br />

fiancée s’accroissait chaque jour, et Clara ne<br />

pouvait cacher le mécontentement que lui faisait<br />

éprouver le sombre et fastidieux mysticisme de<br />

son ami ; c’est ainsi qu’insensiblement leurs<br />

âmes s’éloignaient de plus en plus l’une de<br />

l’autre. Enfin, Nathanaël nourrissant toujours la<br />

pensée que Coppelius devait troubler sa vie, en<br />

vint à le prendre pour le sujet d’une de ses<br />

poésies. Il se représenta avec Clara, liés d’un


amour tendre et fidèle ; mais au milieu de leur<br />

bonheur, une main noire s’étendait de temps en<br />

temps sur eux, et leur ravissait quelqu’une de<br />

leurs joies. Enfin, au moment où ils se trouvaient<br />

devant l’autel où ils devaient être unis, l’horrible<br />

Coppelius apparaissait et touchait les yeux<br />

charmants de Clara qui s’élançaient aussitôt dans<br />

le sein de Nathanaël, où ils pénétraient avec<br />

l’ardeur de deux charbons ardents. Coppelius<br />

s’emparait de lui et le jetait dans un cercle de feu<br />

qui tournait avec la rapidité de la tempête, et<br />

l’entraînait au milieu de sourds et bruyants<br />

murmures. C’était un déchaînement, comme<br />

lorsque l’ouragan fouette avec colère les vagues<br />

écumantes qui grandissent et s’abaissent dans<br />

leur lutte furieuse, ainsi que des noirs géants à<br />

têtes blanchies. Du fond de ces gémissements, de<br />

ces cris, de ces bruissements sauvages, s’élevait<br />

la voix de Clara : « Ne peux-tu donc pas me<br />

regarder ? » disait-elle. « Coppelius t’a abusé, ce<br />

n’étaient pas mes yeux qui brûlaient dans ton<br />

sein, c’étaient les gouttes bouillantes de ton<br />

propre sang pris au cœur. J’ai mes yeux, regardemoi<br />

! » Tout à coup le cercle de feu cessa de


tourner, les mugissements s’apaisèrent, Nathanaël<br />

vit sa fiancée ; mais c’était la mort décharnée qui<br />

le regardait d’un air amical avec les yeux de<br />

Clara.<br />

En composant ce morceau, Nathanaël resta<br />

fort calme et réfléchi ; il lima et améliora chaque<br />

vers, et comme il s’était soumis à la gêne des<br />

formes métriques, il n’eut pas de relâche jusqu’à<br />

ce que le tout fût bien pur et harmonieux. Mais<br />

lorsqu’il eut enfin achevé sa tâche, et qu’il relut<br />

ses stances, une horreur muette s’empara de lui,<br />

et il s’écria avec effroi : Quelle voix<br />

épouvantable se fait entendre ! – Ensuite il<br />

reconnut qu’il avait réussi à composer des vers<br />

remarquables, et il lui sembla que l’esprit glacial<br />

de Clara devait s’enflammer à leur lecture,<br />

quoiqu’il ne se rendît pas bien compte de la<br />

nécessité d’enflammer l’esprit de Clara, et du<br />

désir qu’il avait de remplir son âme d’images<br />

horribles et de pressentiments funestes à leur<br />

amour. – Nathanaël et Clara se trouvaient dans le<br />

petit jardin de la maison. Clara était très gaie,<br />

parce que, depuis trois jours que Nathanaël était<br />

occupé de ses vers, il ne l’avait pas tourmentée de


ses prévisions et de ses rêves. De son côté,<br />

Nathanaël parlait avec plus de vivacité et<br />

semblait plus joyeux que de coutume. Clara lui<br />

dit : Enfin, je t’ai retrouvé tout entier ; tu vois<br />

bien que nous avons tout à fait banni le hideux<br />

Coppelius ? – Nathanaël se souvint alors qu’il<br />

avait ses vers dans sa poche. Il tira aussitôt le<br />

cahier où ils se trouvaient, et se mit à les lire.<br />

Clara, s’attendant à quelque chose d’ennuyeux,<br />

comme de coutume, et se résignant, se mit à<br />

tricoter paisiblement. Mais les nuages noirs<br />

s’amoncelant de plus en plus devant elle, elle<br />

laissa tomber son ouvrage et regarda fixement<br />

Nathanaël. Celui-ci continua sans s’arrêter, ses<br />

joues se colorèrent, des larmes coulèrent de ses<br />

yeux ; enfin, en achevant, sa voix s’éteignit, et il<br />

tomba dans un abattement profond. – Il prit la<br />

main de Clara, et prononça plusieurs fois son<br />

nom en soupirant. Clara le pressa doucement<br />

contre son sein, et lui dit d’une voix grave :<br />

Nathanaël, mon bien-aimé Nathanaël ! jette au<br />

feu cette folle et absurde histoire !<br />

Nathanaël se leva aussitôt, et s’écria en<br />

repoussant Clara : – Loin de moi, stupide


automate ! et il s’échappa. Clara répandit un<br />

torrent de larmes. – Ah ! s’écria-t-elle, il ne m’a<br />

jamais aimée, car il ne me comprend pas. Et elle<br />

se mit à gémir. – Lothaire entra dans le bosquet.<br />

Clara fut obligée de lui conter ce qui venait de se<br />

passer. Il aimait sa sœur de toute son âme,<br />

chacune de ses paroles excita sa fureur, et le<br />

mécontentement qu’il nourrissait contre<br />

Nathanaël et ses rêveries fit place à une<br />

indignation profonde. Il courut le trouver, et lui<br />

reprocha si durement l’insolence de sa conduite<br />

envers Clara, que le fougueux Nathanaël ne put<br />

se contenir plus longtemps. Les mots de fat,<br />

d’insensé et de fantasque furent échangés contre<br />

ceux d’âme matérielle et vulgaire. Le combat<br />

devint dès lors inévitable. Ils résolurent de se<br />

rendre le lendemain matin derrière le jardin, et de<br />

s’attaquer, selon les usages académiques, avec de<br />

courtes rapières. Ils se séparèrent d’un air<br />

sombre. Clara avait entendu une partie de ce<br />

débat ; elle prévit ce qui devait se passer. –<br />

Arrivés sur le lieu du combat, Lothaire et<br />

Nathanaël venaient de se dépouiller<br />

silencieusement de leurs habits, et ils s’étaient


placés vis-à-vis l’un de l’autre, les yeux<br />

étincelants d’une ardeur meurtrière, lorsque Clara<br />

ouvrit précipitamment la porte du jardin, et se<br />

jeta entre eux. – Vous me tuerez avant que de<br />

vous battre, forcenés que vous êtes ! Tuez-moi !<br />

oh ! tuez-moi ! Voudriez-vous que je survécusse<br />

à la mort de mon frère ou à celle de mon amant !<br />

Lothaire laissa tomber son arme, et baissa les<br />

yeux en silence ; mais Nathanaël sentit renaître<br />

en lui tous les feux de l’amour ; il revit Clara telle<br />

qu’il la voyait autrefois ; son épée s’échappa de<br />

sa main, et il se jeta aux pieds de Clara. –<br />

Pourras-tu jamais me pardonner, ô ma Clara, ma<br />

chérie, mon unique amour ! Mon frère Lothaire,<br />

oublieras-tu mes torts ?<br />

Lothaire s’élança dans ses bras ; ils<br />

s’embrassèrent tous les trois en pleurant, et se<br />

jurèrent de rester éternellement unis par l’amour<br />

et par l’amitié. Pour Nathanaël, il lui semblait<br />

qu’il fût déchargé d’un poids immense qui<br />

l’accablait, et qu’il eût trouvé assistance contre<br />

les influences funestes qui avaient terni son<br />

existence. Après trois jours de bonheur, passés<br />

avec ses amis, il repartit pour Goettingen, où il


devait séjourner un an, puis revenir pour toujours<br />

dans sa ville natale. On cacha à la mère de<br />

Nathanaël tout ce qui avait trait à Coppelius ; car<br />

on savait qu’elle ne pouvait songer sans effroi à<br />

cet homme à qui elle attribuait la mort de son<br />

mari.<br />

V<br />

Quel fut l’étonnement de Nathanaël, lorsque<br />

voulant entrer dans sa demeure, il vit que la<br />

maison tout entière avait brûlé, et qu’il n’en<br />

restait qu’un monceau de décombres, autour<br />

desquels s’élevaient les quatre murailles nues et<br />

noircies. Bien que le feu eût éclaté dans le<br />

laboratoire du chimiste, situé au plus bas étage,<br />

les amis de Nathanaël étaient parvenus à pénétrer<br />

courageusement dans sa chambre, et à sauver ses<br />

livres, ses manuscrits et ses instruments. Le tout<br />

avait été transporté dans une autre maison, où ils<br />

avaient loué une chambre dans laquelle


Nathanaël s’installa. Il ne remarqua pas d’abord<br />

qu’il demeurait vis-à-vis du professeur<br />

Spalanzani, et il ne s’attacha pas beaucoup à<br />

contempler Olimpia, dont il pouvait distinctement<br />

apercevoir la figure, bien que ses traits restassent<br />

couverts d’un nuage causé par l’éloignement.<br />

Mais enfin il fut frappé de voir Olimpia rester<br />

durant des heures entières dans la même position,<br />

telle qu’il l’avait entrevue un jour à travers la<br />

porte de glace ; inoccupée, les mains posées sur<br />

une petite table et les yeux invariablement dirigés<br />

vers lui. Nathanaël s’avouait qu’il n’avait jamais<br />

vu une si belle taille ; mais l’image de Clara était<br />

dans son cœur, et il resta indifférent à la vue<br />

d’Olimpia ; seulement, de temps en temps, il<br />

jetait un regard furtif, par-dessus son<br />

compendium, vers la belle statue. C’était là tout.<br />

Un jour, il était occupé à écrire à Clara, lorsqu’on<br />

frappa doucement à sa porte. À son invitation, on<br />

l’ouvrit, et la figure repoussante de Coppola se<br />

montra dans la chambre. Nathanaël se sentit<br />

remué jusqu’au fond de l’âme ; mais songeant à<br />

ce que Spalanzani lui avait dit au sujet de son<br />

compatriote Coppola, et à ce qu’il avait promis à


sa bien-aimée touchant l’Homme au Sable<br />

Coppelius, il eut honte de sa faiblesse enfantine,<br />

et il fit un effort sur lui-même pour parler avec<br />

douceur à cet étranger. Je n’achète point de<br />

baromètres, mon cher ami, lui dit-il. Allez, et<br />

laissez-moi seul.<br />

Mais Coppola s’avança jusqu’au milieu de la<br />

chambre et lui dit d’une voix rauque, en<br />

contractant sa vaste bouche pour lui faire former<br />

un horrible sourire : – Vous ne voulez point de<br />

baromètres ? mais z’ai aussi à vendre des youx,<br />

des zolis youx ! – Des yeux, dis-tu ? s’écria<br />

Nathanaël hors de lui, comment peux-tu avoir des<br />

yeux ?<br />

Mais en un instant, Coppola se fut débarrassé<br />

de ses tubes, et fouillant dans une poche<br />

immense, il en tira des lunettes qu’il déposa sur la<br />

table. – Ce sont des lunettes, des lunettes pour<br />

mettre sur le nez ! Des youx ! des bons youx,<br />

signor ! En parlant ainsi, il ne cessait de retirer<br />

des lunettes de sa poche, en si grand nombre, que<br />

la table où elles se trouvaient, frappée par un<br />

rayon du soleil, étincela tout à coup d’une mer de


feux prismatiques. Des milliers d’yeux<br />

semblaient darder des regards flamboyants sur<br />

Nathanaël ; mais il ne pouvait détourner les siens<br />

de la table ; Coppola ne cessait d’y amonceler des<br />

lunettes, et ces regards devenant de plus en plus<br />

innombrables, étincelaient toujours davantage et<br />

formaient comme un faisceau de rayons sanglants<br />

qui venaient se perdre sur la poitrine de<br />

Nathanaël. Frappé d’un effroi sans nom, il<br />

s’élança sur Coppola, et arrêta son bras au<br />

moment où il plongeait encore une fois sa main<br />

dans sa poche pour en tirer de nouvelles lunettes,<br />

bien que toute la table en fût encombrées. –<br />

Arrête, arrête, homme terrible ! lui cria-t-il.<br />

Coppola se débarrassa doucement de lui, en<br />

ricanant et en disant : – Allons, allons, ce n’est<br />

pas pour vous, signor ! Mais voici les lorgnettes,<br />

des zolies lorgnettes ! Et en un clin d’œil, il eut<br />

fait disparaître toutes les lunettes, et tiré d’une<br />

autre poche une multitude de lorgnettes de toutes<br />

les dimensions. Dès que les lunettes eurent<br />

disparu, Nathanaël redevint calme, et songeant à<br />

Clara, il se persuada que toutes ces apparitions<br />

naissaient de son cerveau. Coppola ne fut plus à


ses yeux un magicien et un spectre effrayant,<br />

mais un honnête opticien dont les instruments<br />

n’offraient rien de surnaturel ; et pour tout<br />

réparer, il résolut de lui acheter quelque chose. Il<br />

prit donc une jolie lorgnette de poche, artistement<br />

travaillée, et pour en faire l’essai, il s’approcha de<br />

la fenêtre. Jamais il n’avait trouvé un instrument<br />

dont les verres fussent aussi exacts et aussi bien<br />

combinés pour rapprocher les objets sans nuire à<br />

la perspective, et pour les reproduire dans toute<br />

leur exactitude. Il tourna involontairement la<br />

lorgnette vers l’appartement de Spalanzani.<br />

Olimpia était assise comme de coutume, devant<br />

la petite table, les mains jointes. Nathanaël<br />

s’aperçut alors pour la première fois de la beauté<br />

des traits d’Olimpia. Les yeux seuls lui<br />

semblaient singulièrement fixes et comme morts :<br />

mais plus il regardait à travers la lunette, plus il<br />

semblait que les yeux d’Olimpia s’animassent de<br />

rayons humides. C’était comme si le point visuel<br />

se fût allumé subitement, et ses regards<br />

devenaient à chaque instant plus vivaces et plus<br />

brillants. Nathanaël, perdu dans la contemplation<br />

de la céleste Olimpia, était enchaîné près de la


fenêtre, comme par un charme. Le bruit qui se fit<br />

entendre près de lui, le réveilla de son rêve.<br />

C’était Coppola qui le tirait par l’habit. – Tre<br />

Zechini, trois ducats, disait-il.<br />

Nathanaël avait complètement oublié<br />

l’opticien ; il lui paya promptement le prix qu’il<br />

lui demandait. – N’est-ce pas, une belle lorgnette,<br />

une belle lorgnette ? dit Coppola en laissant<br />

échapper un gros rire. – Oui, oui ! répondit<br />

Nathanaël avec humeur. Adieu, mon cher ami.<br />

Allez, allez. Et Coppola quitta la chambre, non<br />

sans lancer un singulier regard à Nathanaël, qui<br />

l’entendit rire aux éclats, en descendant. – Sans<br />

doute il se moque de moi, parce que j’ai payé<br />

trop cher cette lorgnette ! se dit-il.<br />

En ce moment, un soupir plaintif se fit<br />

entendre derrière lui. Nathanaël put à peine<br />

respirer, tant fut grand son effroi. Il écouta<br />

quelques instants. – Clara a bien raison de me<br />

traiter de visionnaire, dit-il enfin. Mais n’est-il<br />

pas singulier que l’idée d’avoir payé trop cher<br />

cette lorgnette à Coppola m’ait causé un<br />

sentiment d’épouvante ! Il se remit alors à sa


table pour terminer sa lettre à Clara, mais un<br />

regard jeté vers la fenêtre, lui apprit qu’Olimpia<br />

était encore là ; et au même instant, poussé par<br />

une force irrésistible, il saisit la lorgnette de<br />

Coppola et ne se détacha des regards séducteurs<br />

de sa belle voisine qu’au moment où son<br />

camarade Sigismond vint l’appeler pour se rendre<br />

au cours du professeur Spalanzani. Le rideau de<br />

la porte de glace était soigneusement abaissé, il<br />

ne put voir Olimpia. Les deux jours suivants, elle<br />

se déroba également à ses regards, bien qu’il ne<br />

quittât pas un instant la fenêtre, la paupière collée<br />

contre le verre de sa lorgnette. Le troisième jour<br />

même, les rideaux des croisées s’abaissèrent.<br />

Plein de désespoir, brûlant d’ardeur et de désir, il<br />

courut hors de la ville. Partout l’image d’Olimpia<br />

flottait devant lui dans les airs ; elle s’élevait audessus<br />

de chaque touffe d’arbre, de chaque<br />

buisson, et elle le regardait avec des yeux<br />

étincelants, du fond des ondes claires de chaque<br />

ruisseau. Celle de Clara était entièrement effacée<br />

de son âme ; il ne songeait à rien qu’à Olimpia, et<br />

il s’écriait en gémissant : – Astre brillant de mon


amour, ne t’es-tu donc levé que pour disparaître<br />

aussitôt, et me laisser dans une nuit profonde !<br />

VI<br />

En rentrant dans sa demeure, Nathanaël<br />

s’aperçut qu’un grand mouvement avait lieu dans<br />

la maison du professeur. Les portes étaient<br />

ouvertes, on apportait une grande quantité de<br />

meubles ; les fenêtres des premiers étages étaient<br />

levées, des servantes affairées allaient et<br />

venaient, armées de longs balais ; et des<br />

menuisiers, des tapissiers faisaient retentir la<br />

maison de coups de marteau. Nathanaël s’arrêta<br />

dans la rue, frappé de surprise. Sigismond<br />

s’approcha de lui, et lui dit en riant : – Hé bien,<br />

que dis-tu de notre vieux Spalanzani ? Nathanaël<br />

lui répondit qu’il ne pouvait absolument rien dire<br />

du professeur, attendu qu’il ne savait rien sur lui,<br />

mais qu’il ne pouvait assez s’étonner du bruit et<br />

du tumulte qui régnaient dans cette maison<br />

toujours si monotone et si tranquille. Sigismond


lui apprit alors que Spalanzani devait donner le<br />

lendemain une grande fête, concert et bal, et que<br />

la moitié de l’université avait été invitée. On<br />

répandait le bruit que Spalanzani laisserait<br />

paraître, pour la première fois, sa fille Olimpia<br />

qu’il avait cachée jusqu’alors, avec une<br />

sollicitude extrême à tous les yeux. Nathanaël<br />

trouva chez lui une lettre d’invitation, et se rendit,<br />

le cœur agité, chez le professeur, à l’heure fixée,<br />

lorsque les voitures commençaient à affluer, et<br />

que les salons resplendissaient déjà de lumières.<br />

La réunion était nombreuse et brillante. Olimpia<br />

parut dans un costume d’une richesse extrême et<br />

d’un goût parfait. On ne pouvait se défendre<br />

d’admirer ses formes et ses traits. Ses épaules,<br />

légèrement arrondies, la finesse de sa taille qui<br />

ressemblait à un corsage d’une guêpe, avaient<br />

une grâce extrême, mais on remarquait quelque<br />

chose de mesuré et de raide dans sa démarche qui<br />

excita quelques critiques. On attribua cette gêne à<br />

l’embarras que lui causait le monde si nouveau<br />

pour elle. Le concert commença. Olimpia joua du<br />

piano avec une habileté sans égale, et elle dit un<br />

air de bravoure, d’une voix si claire et si


argentine, qu’elle ressemblait au son d’une<br />

cloche de cristal. Nathanaël était plongé dans un<br />

ravissement profond ; il se trouvait placé aux<br />

derniers rangs des auditeurs ; et l’éclat des<br />

bougies l’empêchait de bien reconnaître les traits<br />

d’Olimpia. Sans être vu, il tira la lorgnette de<br />

Coppola, et se mit à contempler la belle<br />

cantatrice. Dieu ! quel fut son délire ! il vit alors<br />

que les regards pleins de désirs de la charmante<br />

Olimpia cherchaient les siens, et que les<br />

expressions d’amour de son chant, semblaient<br />

s’adresser à lui. Les roulades brillantes<br />

retentissaient aux oreilles de Nathanaël comme le<br />

frémissement céleste de l’amour heureux, et<br />

lorsque enfin le morceau se termina par un long<br />

trillo qui retentit dans la salle en éclats<br />

harmonieux, il ne put s’empêcher de s’écrier dans<br />

son extase : Olimpia ! Olimpia ! Tous les yeux se<br />

tournèrent vers Nathanaël ; les étudiants, qui se<br />

trouvèrent près de lui, se mirent à rire.<br />

L’organiste de la cathédrale prit un air sombre et<br />

lui fit signe de se contenir. Le concert était<br />

terminé, le bal commença. – Danser avec elle !<br />

Avec elle ! – Ce fut là le but de tous les désirs de


Nathanaël, de tous ses efforts ; mais comment<br />

s’élever à ce degré de courage ; l’inviter, elle, la<br />

reine de la fête ? Cependant il ne sut lui-même<br />

comment la chose s’était faite ; mais la danse<br />

avait déjà commencé lorsqu’il se trouva tout près<br />

d’Olimpia, qui n’avait pas encore été invitée, et<br />

après avoir balbutié quelques mots, sa main se<br />

plaça dans la sienne. La main d’Olimpia était<br />

glacée, et dès cet attouchement, il se sentit luimême<br />

pénétré d’un froid mortel. Il regarda<br />

Olimpia ; l’amour et le désir parlaient dans ses<br />

yeux, et alors il sentit aussitôt les artères de cette<br />

main froide battre avec violence, et un sang<br />

brûlant circuler dans ces veines glaciales.<br />

Nathanaël frémit, son cœur se gonfla d’amour ;<br />

de son bras, il ceignit la taille de la belle Olimpia<br />

et traversa, avec elle, la foule des valseurs.<br />

Jusqu’alors il se croyait danseur consommé et<br />

fort attentif à l’orchestre ; mais à la régularité<br />

toute rythmique avec laquelle dansait Olimpia, et<br />

qui le mettait souvent hors de toute mesure, il<br />

reconnut bientôt combien son oreille avait<br />

jusqu’alors défailli. Toutefois, il ne voulut plus<br />

danser avec aucune autre femme, et il eût


volontiers égorgé quiconque se fût approché<br />

d’Olimpia pour l’inviter. Mais cela n’arriva que<br />

deux fois, et, à la grande surprise de Nathanaël, il<br />

put danser avec elle durant toute la fête.<br />

Si Nathanaël eût été en état de voir quelque<br />

chose outre Olimpia, il n’eût pas évité des<br />

querelles funestes ; car des murmures moqueurs,<br />

des rires mal étouffés s’échappaient de tous les<br />

groupes de jeunes gens dont les regards curieux<br />

s’attachaient à la belle Olimpia, sans qu’on pût en<br />

connaître le motif. Échauffé par la danse, par le<br />

punch, Nathanaël avait déposé sa timidité<br />

naturelle ; il avait pris place auprès d’Olimpia, et,<br />

sa main dans la sienne, il lui parlait de son amour<br />

en termes exaltés que personne ne pouvait<br />

comprendre, ni Olimpia, ni lui-même. Cependant<br />

elle le regardait invariablement dans les yeux, et<br />

soupirant avec ardeur, elle faisait sans cesse<br />

entendre ces exclamations : Ah ! ah ! ah ! – Ô<br />

femme céleste, créature divine, disait Nathanaël,<br />

rayon de l’amour qu’on nous promet dans l’autre<br />

vie ! Âme claire et profonde dans laquelle se mire<br />

tout mon être ! Mais Olimpia se bornait à<br />

soupirer de nouveau et à répondre : Ah ! ah !


Le professeur Spalanzani passa plusieurs fois<br />

devant les deux amants et se mit à sourire avec<br />

satisfaction, mais d’une façon singulière, en les<br />

voyant ensemble. Cependant du milieu d’un autre<br />

hémisphère où l’amour l’avait transporté, il<br />

sembla bientôt à Nathanaël que les appartements<br />

du professeur devenaient moins brillants ; il<br />

regarda autour de lui, et ne fut pas peu effrayé, en<br />

voyant que les deux dernières bougies qui étaient<br />

restées allumées, menaçaient de s’éteindre.<br />

Depuis longtemps la musique et la danse avaient<br />

cessé. – Se séparer, se séparer ! s’écria-t-il avec<br />

douleur et dans un profond désespoir. Il se leva<br />

alors pour baiser la main d’Olimpia, mais elle<br />

s’inclina vers lui et des lèvres glacées reposèrent<br />

sur ses lèvres brûlantes ! – La légende de la<br />

Morte Fiancée lui vint subitement à l’esprit, il se<br />

sentit saisi d’effroi, comme lorsqu’il avait touché<br />

la froide main d’Olimpia ; mais celle-ci le<br />

retenait pressé contre son cœur, et dans leurs<br />

baisers, ses lèvres semblaient s’échauffer du feu<br />

de la vie. Le professeur Spalanzani traversa<br />

lentement la salle déserte ; ses pas retentissaient<br />

sur le parquet, et sa figure, entourée d’ombres


vacillantes, lui donnait l’apparence d’un spectre.<br />

– M’aimes-tu ? – M’aimes-tu, Olimpia ? – Rien<br />

que ce mot ! – M’aimes-tu ? Ainsi murmurait<br />

Nathanaël. Mais Olimpia soupira seulement, et<br />

prononça en se levant : Ah ! ah ! – Mon ange, dit<br />

Nathanaël, ta vue est pour moi un phare qui<br />

éclaire mon âme pour toujours ! – Ah ! ah !<br />

répliqua Olimpia en s’éloignant. Nathanaël la<br />

suivit ; ils se trouvèrent devant le professeur. –<br />

Vous vous êtes entretenu bien vivement avec ma<br />

fille, dit le professeur en souriant. Allons, allons,<br />

mon cher monsieur Nathanaël, si vous trouvez du<br />

goût à converser avec cette jeune fille timide, vos<br />

visites me seront fort agréables.<br />

Nathanaël prit congé, et s’éloigna emportant le<br />

ciel dans son cœur.<br />

VII<br />

Le lendemain, la fête de Spalanzani fut l’objet<br />

de toutes les conversations. Bien que le


professeur eût fait tous ses efforts pour se<br />

montrer d’une façon splendide, on trouva<br />

toutefois mille choses à critiquer, et l’on s’attacha<br />

surtout à déprécier la raide et muette Olimpia,<br />

que l’on accusa de stupidité complète ; on<br />

s’expliqua par ce défaut le motif qui avait porté<br />

Spalanzani à la tenir cachée jusqu’alors.<br />

Nathanaël n’entendit pas ces propos sans colère ;<br />

mais il garda le silence, car il pensait que ces<br />

misérables ne méritaient pas qu’on leur<br />

démontrât que leur propre stupidité les empêchait<br />

de connaître la beauté de l’âme d’Olimpia. –<br />

Fais-moi un plaisir, frère, lui dit un jour<br />

Sigismond, dis-moi comment il se fait qu’un<br />

homme sensé comme toi, se soit épris de cette<br />

automate, de cette figure de cire ?<br />

Nathanaël allait éclater, mais il se remit<br />

promptement, et il répondit : – Dis-moi,<br />

Sigismond, comment il se fait que les charmes<br />

célestes d’Olimpia aient échappé à tes yeux<br />

clairvoyants ; à ton âme ouverte à toutes les<br />

impressions du beau ! Mais je rends grâce au sort<br />

de ne t’avoir point pour rival, car il faudrait alors<br />

que l’un de nous tombât sanglant aux pieds de


l’autre !<br />

Sigismond vit bien où en était son ami ; il<br />

détourna adroitement le propos, et ajouta, après<br />

avoir dit qu’en amour on ne pouvait juger<br />

d’aucun objet : – Il est cependant singulier qu’un<br />

grand nombre de nous aient porté le même<br />

jugement sur Olimpia. Elle nous a semblé... – ne<br />

te fâche point, frère, – elle nous a semblé à tous<br />

sans vie et sans âme. Sa taille est régulière, ainsi<br />

que son visage, il est vrai, et elle pourrait passer<br />

pour belle, si ses yeux lui servaient à quelque<br />

chose. Sa marche est bizarrement cadencée, et<br />

chacun de ses mouvements lui semble imprimé<br />

par des rouages qu’on fait successivement agir.<br />

Son jeu, son chant, ont cette mesure régulière et<br />

désagréable, qui rappelle le jeu de la machine ; il<br />

en est de même de sa danse. Cette Olimpia est<br />

devenue pour nous un objet de répulsion, et nous<br />

ne voudrions rien avoir de commun avec elle ;<br />

car il nous semble qu’elle appartient à un ordre<br />

d’êtres inanimés, et qu’elle fait semblant de<br />

vivre. Nathanaël ne s’abandonna pas aux<br />

sentiments d’amertume que firent naître en lui<br />

ces paroles de Sigismond. Il répondit simplement


et avec gravité : – Pour vous autres, âmes<br />

prosaïques, il se peut qu’Olimpia vous soit un<br />

être étrange. Une organisation semblable ne se<br />

révèle qu’à l’âme d’un poète ! Ce n’est qu’à moi<br />

que s’est adressé le feu de son regard d’amour ;<br />

ce n’est que dans Olimpia que j’ai retrouvé mon<br />

être. Elle ne se livre pas, comme les esprits<br />

superficiels, à des conversations vulgaires ; elle<br />

prononce peu de mots, il est vrai ; mais ce peu de<br />

mots, c’est comme l’hiéroglyphe du monde<br />

invisible, monde plein d’amour et de<br />

connaissance de la vie intellectuelle en<br />

contemplation de l’éternité. Tout cela aussi n’a<br />

pas de sens pour vous, et ce sont autant de<br />

paroles perdues ! – Dieu te garde, mon cher<br />

camarade ! dit Sigismond avec douceur et d’un<br />

ton presque douloureux ; mais il me semble que<br />

tu es en mauvais chemin. Compte sur moi, si<br />

tout... non, je ne veux pas t’en dire davantage.<br />

Nathanaël crut voir tout à coup que le froid et<br />

prosaïque Sigismond lui avait voué une amitié<br />

loyale, et il lui serra cordialement la main.<br />

Nathanaël avait complètement oublié qu’il y avait<br />

dans le monde une Clara qu’il avait aimée


autrefois. Sa mère, Lothaire, tous ces êtres étaient<br />

sortis de sa mémoire ; il ne vivait plus que pour<br />

Olimpia, auprès de laquelle il se rendait sans<br />

cesse pour lui parler de son amour, de la<br />

sympathie des âmes, des affinités psychiques,<br />

toutes choses qu’Olimpia écoutait d’un air fort<br />

édifié. Nathanaël tira des profondeurs de son<br />

pupitre tout ce qu’il avait écrit autrefois, poésies,<br />

fantaisies, visions, romans, nouvelles ; ces<br />

élucubrations s’augmentaient chaque jour de<br />

sonnets et de stances recueillies dans l’air bleu ou<br />

au clair de la lune, et il lisait toutes ces choses à<br />

Olimpia, sans se fatiguer. Mais aussi il n’avait<br />

jamais trouvé un auditeur aussi admirable. Elle<br />

brodait et ne tricotait pas, elle ne regardait pas la<br />

fenêtre, elle ne nourrissait pas d’oiseau, elle ne<br />

jouait pas avec un petit chien, avec un chat<br />

favori, elle ne contournait pas un morceau de<br />

papier dans ses doigts, elle n’essayait pas de<br />

calmer un bâillement par une petite toux forcée ;<br />

bref, elle le regardait durant des heures entières,<br />

sans se reculer et sans se remuer, et son regard<br />

devenait de plus en plus brillant et animé ;<br />

seulement, lorsque Nathanaël se levait enfin, et


prenait sa main pour la porter à ses lèvres, elle<br />

disait : Ah ! ah ! puis : Bonne nuit, mon ami. –<br />

Âme sensible et profonde ! s’écriait Nathanaël en<br />

rentrant dans sa chambre, toi seule, toi seule au<br />

monde tu sais me comprendre ! – Il frémissait de<br />

bonheur, en songeant aux rapports intellectuels<br />

qui existaient entre lui et Olimpia, et qui<br />

s’augmentaient chaque jour, et il lui semblait<br />

qu’une voix intérieure lui eût exprimé les<br />

sentiments de la charmante fille du professeur. Il<br />

fallait bien qu’il en eût été ainsi ; car Olimpia ne<br />

prononçait jamais d’autres mots que ceux que j’ai<br />

cités. Mais lorsque Nathanaël se souvenait dans<br />

ses moments lucides (comme le matin en se<br />

réveillant, lorsque l’âme est à jeûn<br />

d’impressions), du mutisme et de l’inertie<br />

d’Olimpia, il se consolait en disant : Que sont les<br />

mots ? – Rien que des mots ! Son regard céleste<br />

en dit plus que tous les langages. Son cœur est-il<br />

donc forcé de se resserrer dans le cercle étroit de<br />

nos besoins, et d’imiter nos cris plaintifs et<br />

misérables, pour exprimer sa pensée ? Le<br />

professeur Spalanzani parut enchanté des liaisons<br />

de sa fille avec Nathanaël, et il en témoigna sa


satisfaction d’une manière non équivoque, en<br />

disant qu’il laisserait sa fille choisir librement son<br />

époux. – Encouragé par ces paroles, le cœur<br />

brûlant de désirs, Nathanaël résolut de supplier,<br />

le lendemain, Olimpia de lui dire en paroles<br />

expresses, ce que ses regards lui donnaient à<br />

entendre depuis si longtemps. Il chercha l’anneau<br />

que sa mère lui avait donné en le quittant, car il<br />

voulait le mettre au doigt d’Olimpia, en signe<br />

d’union éternelle. Tandis qu’il se livrait à cette<br />

recherche, les lettres de Lothaire et de Clara<br />

tombèrent sous ses mains ; il les rejeta avec<br />

indifférence, trouva l’anneau, le passa à son<br />

doigt, et courut auprès d’Olimpia. Il montait déjà<br />

les degrés, et il se trouvait sous le vestibule,<br />

lorsqu’il entendit un singulier fracas. Le bruit<br />

semblait venir de la chambre d’étude de<br />

Spalanzani : un trépignement, des craquements,<br />

des coups sourds, frappés contre une porte, et<br />

entremêlés de malédictions et de jurements. –<br />

Lâcheras-tu ! lâcheras-tu ! infâme ! misérable !<br />

Après y avoir sacrifié mon corps et ma vie ! –<br />

Ah ! ah ! ah ! ah ! Ce n’était pas là notre marché.<br />

Moi, j’ai fait les yeux !


– Moi, les rouages !<br />

– Imbécile, avec tes rouages !<br />

– Maudit chien !<br />

– Misérable horloger !<br />

– Éloigne-toi, satan !<br />

– Arrête, vil manœuvre !<br />

– Bête infernale ! t’en iras-tu ?<br />

– Lâcheras-tu ?<br />

C’était la voix dé Spalanzani et celle de<br />

l’horrible Coppelius, qui se mêlaient et tonnaient<br />

ensemble. Nathanaël, saisi d’effroi, se précipita<br />

dans le cabinet. Le professeur avait pris un corps<br />

de femme par les épaules, l’italien Coppola le<br />

tenait par les pieds, et ils se l’arrachaient, et ils le<br />

tiraient d’un côté et de l’autre, luttant avec fureur<br />

pour le posséder. Nathanaël recula tremblant<br />

d’horreur, en reconnaissant cette figure pour celle<br />

d’Olimpia ; enflammé de colère, il s’élança sur<br />

ces deux furieux, pour leur enlever sa bienaimée<br />

; mais, au même instant, Coppola arracha<br />

avec vigueur le corps d’Olimpia des mains du<br />

professeur, et le soulevant, il l’en frappa si


violemment, qu’il tomba à la renverse par-dessus<br />

la table, au milieu des fioles, des cornées et des<br />

cylindres qui se brisèrent en mille éclats. Coppola<br />

mit alors le corps sur ses épaules et descendit<br />

rapidement l’escalier, en riant aux éclats. On<br />

entendait les pieds d’Olimpia qui pendaient sur<br />

son dos, frapper les degrés de bois et retentir<br />

comme une matière dure. Nathanaël resta<br />

immobile. Il n’avait vu que trop distinctement<br />

que la figure de cire d’Olimpia n’avait pas<br />

d’yeux, et que de noires cavités lui en tenaient<br />

lieu. C’était un automate sans vie. Spalanzani se<br />

débattait sur le parquet ; des éclats de verre<br />

l’avaient blessé à la tête, à la poitrine et aux bras,<br />

et son sang jaillissait avec abondance ; mais il ne<br />

tarda pas à recueillir ses forces. – Poursuis-le !<br />

poursuis-le !... que tardes-tu. – Coppelius, le<br />

misérable Coppelius m’a ravi mon meilleur<br />

automate. J’y ai travaillé vingt ans... J’y ai<br />

sacrifié mon corps et ma vie !... les rouages, la<br />

parole, tout, tout était de moi. Les yeux... il te les<br />

avait volés. Le scélérat !... Cours après lui...<br />

rapporte-moi mon Olimpia.... en voilà les yeux...<br />

Nathanaël aperçut alors sur le parquet une


paire d’yeux sanglants qui le regardaient<br />

fixement. Spalanzani les saisit et les lui lança si<br />

vivement qu’ils vinrent frapper sa poitrine. Le<br />

délire le saisit alors et confondit toutes ses<br />

pensées. – Hui, hui, hui !... s’écria-t-il en<br />

pirouettant. Tourne, tourne, cercle de feu !...<br />

tourne, belle poupée de bois... allons, valsons<br />

gaiement !... gaiement belle poupée !...<br />

À ces mots, il se jeta sur le professeur et lui<br />

tordit le col. Il l’eût infailliblement étranglé, si<br />

quelques personnes attirées par le bruit, n’étaient<br />

accourues et n’avaient délivré des mains du<br />

furieux Nathanaël le professeur, dont on pansa<br />

aussitôt les blessures. Sigismond eut peine à se<br />

rendre maître de son camarade, qui ne cessait de<br />

crier d’une voix terrible : « Allons, valsons<br />

gaiement ! gaiement belle poupée ! » et qui<br />

frappait autour de lui à coups redoublés. Enfin,<br />

on parvint à le renverser et à le garrotter. Sa<br />

parole s’affaiblit et dégénéra en un rugissement<br />

sauvage. Le malheureux Nathanaël resta en proie<br />

au plus affreux délire. On le transporta dans<br />

l’hospice des fous.


VIII<br />

Avant que de m’occuper de l’infortuné<br />

Nathanaël, je dirai d’abord à ceux qui ont pris<br />

quelque intérêt à l’habile mécanicien et fabricant<br />

d’automates, Spalanzani, qu’il fut complètement<br />

guéri de ses blessures. Il se vit toutefois forcé de<br />

quitter l’université, parce que l’histoire de<br />

Nathanaël avait produit une grande sensation, et<br />

qu’on regarda comme une insolente tromperie la<br />

conduite qu’il avait tenue en menant sa poupée de<br />

bois dans les cercles de la ville où elle avait eu<br />

quelque succès. Les juristes trouvaient cette ruse<br />

d’autant plus punissable qu’elle avait été dirigée<br />

contre le public, et avec tant de finesse, qu’à<br />

l’exception de quelques étudiants profonds,<br />

personne ne l’avait deviné, bien que, depuis,<br />

chacun se vantât d’avoir conçu quelques<br />

soupçons. Les uns prétendaient avoir remarqué<br />

qu’Olimpia éternuait plus souvent qu’elle ne<br />

bâillait, ce qui choque tous les usages. C’était,<br />

disait-on, le résultat du mécanisme intérieur qui


craquait alors d’une manière distincte. À ce sujet,<br />

le professeur de poésie et d’éloquence prit une<br />

prise, frappa sur sa tabatière, et dit<br />

solennellement : Vous n’avez pas trouvé le point<br />

où gît la question, messieurs. Le tout est une<br />

allégorie, une métaphore continuée. – Me<br />

comprenez-vous ? Sapienti sat ! – Mais un grand<br />

nombre de gens ne se contenta pas de cette<br />

explication. L’histoire de l’automate avait jeté de<br />

profondes racines dans leur âme, et il se glissa en<br />

eux une affreuse méfiance envers les figures<br />

humaines. Beaucoup d’amants, afin d’être bien<br />

convaincus qu’ils n’étaient pas épris d’une<br />

automate, exigèrent que leurs maîtresses<br />

dansassent hors de mesure, et chantassent un peu<br />

faux ; ils voulurent qu’elles se missent à tricoter<br />

lorsqu’ils leur faisaient la lecture, et avant toutes<br />

choses, il exigèrent d’elles qu’elles parlassent<br />

quelquefois réellement, c’est-à-dire, que leurs<br />

paroles exprimassent quelquefois des sentiments<br />

et des pensées, ce qui fit rompre la plupart des<br />

liaisons amoureuses. Coppola avait disparu avant<br />

Spalanzani.<br />

Nathanaël se réveilla un jour comme d’un rêve


pénible et profond. Il ouvrit les yeux, et se sentit<br />

ranimé par un sentiment de bien-être infini, par<br />

une douce et céleste chaleur. Il était couché dans<br />

sa chambre, dans la maison de son père ; Clara<br />

était penchée sur son lit, auprès duquel se<br />

tenaient sa mère et Lothaire. – Enfin, enfin, mon<br />

bien-aimé Nathanaël ! – Tu nous es donc rendu !<br />

Ainsi parlait Clara d’une voix attendrie, en<br />

serrant dans ses bras son Nathanaël, dont les<br />

larmes coulèrent en abondance. – Ma Clara ! ma<br />

Clara ! s’écria-t-il, saisi de douleur et de<br />

ravissement.<br />

Sigismond, qui avait fidèlement veillé près de<br />

son ami, entra dans la chambre. Nathanaël lui<br />

tendit la main : – Mon camarade, mon frère, lui<br />

dit-il, tu ne m’as donc pas abandonné !<br />

Toutes les traces de la folie avaient disparu, et<br />

bientôt les soins de sa mère, de ses amis et de sa<br />

bien-aimée lui rendirent toutes ses forces. Le<br />

bonheur avait reparu dans cette maison. Un vieil<br />

oncle auquel personne ne songeait, était mort, et<br />

avait légué à la mère de Nathanaël une propriété<br />

étendue, située dans un lieu pittoresque, à une


petite distance de la ville. C’est là où ils voulaient<br />

tous se retirer, la mère, Nathanaël avec sa Clara<br />

qu’il devait épouser, et Lothaire. Nathanaël était<br />

devenu plus doux que jamais ; il avait retrouvé la<br />

naïveté de son enfance, et il appréciait bien alors<br />

l’âme pure et céleste de Clara. Personne ne lui<br />

rappelait, par le plus léger souvenir, ce qui s’était<br />

passé. Lorsque Sigismond s’éloigna, Nathanaël<br />

lui dit seulement : – Par Dieu, frère ! j’étais en<br />

mauvais chemin, mais un ange m’a ramené à<br />

temps sur la route du ciel ! cet ange, c’est Clara !<br />

– Sigismond ne lui en laissa pas dire davantage<br />

de crainte de le ramener à des idées fâcheuses. Le<br />

temps vint où ces quatre êtres heureux devaient<br />

aller habiter leur domaine champêtre. Dans la<br />

journée, ils traversèrent ensemble les rues de la<br />

ville pour faire quelques emplettes. La haute tour<br />

de la maison de ville jetait son ombre gigantesque<br />

sur le marché. – Si nous montions là-haut pour<br />

contempler encore une fois nos belles montagnes,<br />

dit Clara. Ce qui fut dit, fut fait. Nathanaël et<br />

Clara montèrent ; la mère retourna au logis avec<br />

la servante, et Lothaire, peu désireux de gravir<br />

tant de marches, resta au bas du clocher. Bientôt


les deux amants se trouvèrent près l’un de l’autre,<br />

sur la plus haute galerie de la tour, et leurs<br />

regards plongèrent dans les bois parfumés,<br />

derrière lesquels s’élevaient les montagnes<br />

bleues, comme des villes de géants. – Vois donc<br />

ce singulier bouquet d’arbres qui semble<br />

s’avancer vers nous ! dit Clara. Nathanaël fouilla<br />

machinalement dans sa poche ; il y trouva la<br />

lorgnette de Coppelius. Il la porta à ses yeux et<br />

vit l’image de Clara ! Ses artères battirent avec<br />

violence, des éclairs pétillaient de ses yeux, et il<br />

se mit à mugir comme une bête féroce ; puis il fit<br />

vingt bonds dans les airs, et s’écria en riant aux<br />

éclats : Belle poupée ! valse gaiement ! gaiement,<br />

belle poupée. – Saisissant alors Clara avec force,<br />

il voulut la précipiter du haut de la galerie ; mais,<br />

dans son désespoir, Clara s’attacha nerveusement<br />

à la balustrade. Lothaire entendit les éclats de rire<br />

du furieux Nathanaël, il entendit les cris d’effroi<br />

de Clara ; un horrible pressentiment s’empara de<br />

lui, il monta rapidement ; la porte du second<br />

escalier était fermée. – Les cris de Clara<br />

augmentaient sans cesse. Éperdu de rage et<br />

d’effroi, il poussa si violemment la porte, qu’elle


céda enfin. Les cris de Clara devenaient de plus<br />

en plus faibles : « Au secours... sauvez-moi,<br />

sauvez-moi... » Ainsi se mourait sa voix dans les<br />

airs. – Elle est morte, – assassinée par ce<br />

misérable ! s’écriait Lothaire. La porte de la<br />

galerie était également fermée. Le désespoir lui<br />

donna des forces surnaturelles, il la fit sauter de<br />

ses gonds. – Dieu du ciel ! Clara était balancée<br />

dans les airs hors de la galerie par Nathanaël ;<br />

une seule de ses mains serrait encore les barreaux<br />

de fer du balcon. Rapide comme l’éclair, Lothaire<br />

s’empare de sa sœur, l’attire vers lui, et frappant<br />

d’un coup vigoureux Nathanaël au visage, il le<br />

force de se dessaisir de sa proie. Lothaire se<br />

précipita rapidement jusqu’au bas des marches,<br />

emportant dans ses bras sa sœur évanouie. – Elle<br />

était sauvée. – Nathanaël, resté seul sur la galerie,<br />

la parcourait en tous sens et bondissait dans les<br />

airs en s’écriant : Tourne, cercle de feu ! tourne !<br />

– La foule s’était assemblée à ses cris, et, du<br />

milieu d’elle, on voyait Coppelius qui dépassait<br />

ses voisins de la hauteur des épaules. On voulut<br />

monter au clocher pour s’emparer de l’insensé ;<br />

mais Coppelius dit en riant : Ah ! ah ! attendez un


peu, il descendra tout seul ! – Et il se mit à<br />

regarder comme les autres. Nathanaël s’arrêta<br />

tout à coup immobile. Il se baissa, regarda<br />

Coppelius, et s’écria d’une voix perçante : Ah !<br />

des beaux youx ! des jolis youx ! Et il se précipita<br />

par-dessus la galerie. Dès que Nathanaël se<br />

trouva étendu sur le pavé, la tête brisée,<br />

Coppelius disparut.<br />

On assure que, quelques années après, on vit<br />

Clara dans une contrée éloignée, assise devant<br />

une jolie maison de plaisance qu’elle habitait.<br />

Près d’elle étaient son heureux mari et trois<br />

charmants enfants. Il faudrait en conclure que<br />

Clara trouva enfin le bonheur domestique que lui<br />

promettait son âme sereine et paisible, et que<br />

n’eût jamais pu lui procurer le fougueux et exalté<br />

Nathanaël.


Agafia


Quand on faisait mention du dernier siège de<br />

Dresden, mon jeune ami Anselme devenait<br />

toujours plus pâle que d’ordinaire. Il joignait les<br />

mains sur ses genoux, regardait fixement devant<br />

lui, perdu dans ses pensées, et murmurait des<br />

paroles inintelligibles. – Popowicz voulait me<br />

tuer... mais Agafia me couvrit de ses mains<br />

bienfaisantes ; elle m’entoura de ses voiles<br />

mouillés, comme la naïade du fleuve... – Pauvre<br />

Agafia ! – À ces mots, Anselme avait coutume de<br />

faire plusieurs bonds sur sa chaise et de s’agiter<br />

avec douleur. Il était complètement inutile de<br />

demander à Anselme ce qu’il avait voulu dire, car<br />

il se bornait à répondre : Si je racontais ce qui<br />

m’est arrivé avec Popowicz et Agafia, on me<br />

prendrait pour un fou !<br />

Par une brumeuse soirée d’octobre, Anselme,<br />

que je croyais fort éloigné, entra dans ma<br />

chambre où se trouvaient plusieurs de nos amis.<br />

Il semblait animé d’une surabondance de vie ; il<br />

était plus amical, plus tendre que de coutume,


mélancolique même, et son humeur toujours si<br />

fantasque, se pliait, comme dominée par la<br />

pensée qui s’était emparée de son âme. – Il faisait<br />

entièrement sombre, un de nous voulut aller<br />

chercher des lumières ; Anselme lui saisit les<br />

deux bras et l’arrêta en lui disant : Veux-tu faire<br />

une fois quelque chose qui me plaise ? n’apporte<br />

donc pas de lumière, et laisse-nous causer à la<br />

lueur incertaine de la lampe qui brûle au fond du<br />

cabinet voisin. Tu peux faire tout ce qui te plaît.<br />

Bois du thé, fume, étends-toi avec mollesse ;<br />

mais ne choque pas ta tasse contre la table,<br />

n’aspire pas avec bruit les bouffées de ta pipe, et<br />

que le parquet ne retentisse pas du fracas de tes<br />

bottes. Ces interruptions ne m’offenseraient pas<br />

seulement, mais elles me rappelleraient du cercle<br />

des souvenirs où je me délecte aujourd’hui. À ces<br />

mots il se jeta sur un sopha.<br />

Après une pause passablement longue, il se<br />

mit à dire : Demain matin, à huit heures, il y aura<br />

juste deux ans que le général Mouton, comte de<br />

Lobau, sortit de Dresden avec douze mille<br />

hommes et vingt-quatre pièces de canon pour se<br />

frayer passage à travers les monts de Misnie. –


J’avoue, s’écria en riant notre ami, j’avoue, mon<br />

cher Anselme, que je m’attendais au moins à<br />

quelque apparition céleste, en te voyant ainsi tout<br />

disposer pour te faire entendre. Que m’importent<br />

ton comte Lobau et sa sortie ? Et depuis quand<br />

les événements militaires se gravent-ils si bien<br />

dans ta mémoire, que tu te rappelles aussi<br />

mathématiquement les soldats et les canons ? –<br />

Ce temps, si riche en événements, dit Anselme,<br />

est-il donc déjà devenu si étranger pour toi, que<br />

tu ne saches plus comment nous nous trouvâmes<br />

tous atteints d’un vertige militaire ? Le noli<br />

turbare ne préservait pas plus nos veilles<br />

studieuses qu’il ne préserva celles du savant<br />

Archimède, et d’ailleurs nous ne voulions pas<br />

être préservés ; car dans tous les cœurs battait un<br />

désir de guerre, et chaque main saisissait des<br />

armes inaccoutumées, non plus pour se défendre,<br />

mais pour attaquer et venger par la mort l’offense<br />

de la patrie. Cette puissance qui planait alors sur<br />

nous m’apparaît aujourd’hui, et vient m’arracher<br />

aux doux travaux des sciences, pour me replonger<br />

dans le tumulte des batailles.<br />

Nous ne pûmes nous empêcher de sourire de


l’humeur guerrière du pacifique Anselme ; mais<br />

il ne s’en aperçut pas, grâce à l’obscurité, et après<br />

avoir de nouveau gardé le silence durant quelques<br />

moments, il reprit : Vous m’avez souvent dit<br />

qu’une influence secrète, qui règne en moi, me<br />

fait voir sans cesse des choses fabuleuses<br />

auxquelles personne ne veut ajouter foi, et qui<br />

semblent produites par mon imagination, bien<br />

qu’elles se représentent extérieurement à mes<br />

yeux comme un symbole du merveilleux qui<br />

s’offre à nous, sous toutes les formes, dans la vie.<br />

Telle est la nature de ce qui m’arriva, il y a deux<br />

ans, à Dresden, pendant le siège.<br />

Ma journée entière se passa dans un sombre<br />

silence, gros de pressentiments : devant les<br />

portes, tout fut tranquille ; pas un coup ne fut tiré.<br />

Tard dans la soirée, vers dix heures environ, je<br />

me glissai dans un café, sur le vieux marché, où,<br />

dans une petite chambre retirée, quelques amis,<br />

unis par l’espoir et l’amour de la patrie,<br />

s’assemblaient, cachés aux yeux de nos<br />

dominateurs. C’est là qu’on foulait aux pieds les<br />

bulletins mensongers ; c’est là qu’on se parlait<br />

avec véracité, et qu’on se réjouissait des batailles


de la Katzbach, d’Ulm et de celle de Leipzig, qui<br />

prépara notre délivrance. En passant devant le<br />

palais de Bruhl, où demeurait le maréchal<br />

Gouvion Saint-Cyr, j’avais été frappé de la vive<br />

clarté répandue dans les salons, ainsi que du<br />

mouvement qui avait lieu dans le vestibule. Je fis<br />

part de cette observation à mes amis, et nous<br />

commencions à nous livrer à mille conjectures,<br />

lorsqu’un nouveau venu arriva hors d’haleine. –<br />

« On tient un grand conseil de guerre chez le<br />

maréchal, nous dit-il. Le général Mouton va<br />

tenter un passage avec douze mille hommes et<br />

vingt-quatre pièces de canon. La sortie aura lieu<br />

demain, au point du jour. » – On discuta<br />

longtemps et l’on convint que cette attaque<br />

pouvait devenir fatale aux Français, vu la<br />

vigilance des assiégeants, et qu’elle amènerait<br />

peut-être la fin de nos angoisses. Nous nous<br />

séparâmes. – Comment, me dis-je, en gagnant<br />

vers minuit ma demeure, comment se fait-il que<br />

notre ami ait pu connaître si promptement la<br />

décision du conseil de guerre ? – Mais bientôt<br />

j’entendis un bruit sourd qui retentissait sur le<br />

pavé dans le silence de la nuit. Des pièces de


canon et des caissons de poudre, dont les roues<br />

étaient soigneusement entourées de foin,<br />

passèrent devant moi, se dirigeant lentement vers<br />

le pont de l’Elbe. – La nouvelle était cependant<br />

vraie, me dis-je. Je suivis le convoi, et j’arrivai<br />

jusqu’au milieu du pont, où une arche qu’on avait<br />

fait sauter, avait été remplacée par des madriers<br />

de bois. De chaque côté s’élevaient de hautes<br />

palissades. Je m’appuyai contre le parapet du<br />

pont, pour n’être pas remarqué. Tout à coup il me<br />

sembla qu’une des palissades s’agitait çà et là, se<br />

baissant vers moi, et qu’il en sortait des paroles<br />

confuses. L’épaisseur des ténèbres de cette nuit<br />

orageuse ne me laissait rien distinguer ; mais<br />

lorsque l’artillerie eut passé et qu’un silence<br />

profond remplaça le lugubre roulement des<br />

canons, lorsqu’un léger murmure se fit entendre<br />

auprès de moi, et qu’un des lourds madriers se<br />

souleva sous mes pas, un froid glacial se répandit<br />

dans mes veines, et dans l’horreur que<br />

j’éprouvais, je demeurai immobile et comme<br />

cloué à la place que j’occupais. Un vent froid<br />

s’éleva, et chassant les masses noires qui se<br />

déployaient au-dessus des montagnes, laissa


iller quelques pâles rayons de la lune à travers<br />

les déchirures des nuages. J’aperçus alors, non<br />

loin de moi, la figure d’un vieillard de haute<br />

taille, la tête couverte de longs cheveux blancs,<br />

qui rejoignaient une barbe grise. Il portait un<br />

manteau court et étroit, et son bras nu soutenait<br />

un long bâton blanc, qu’il étendait au-dessus du<br />

fleuve. Il me sembla que c’était lui qui murmurait<br />

et qui se plaignait ainsi. Au même moment, des<br />

armes brillèrent à l’extrémité du pont, et des pas<br />

mesurés se firent entendre. Un bataillon français<br />

traversa le pont dans le plus profond silence. Le<br />

vieillard commença alors une chanson plaintive,<br />

et tendit son bonnet comme pour quêter une<br />

aumône. – Voilà saint Pierre qui veut pêcher, dit<br />

un grenadier. Un des soldats, qui marchait dans le<br />

rang suivant, s’arrêta en disant : – Eh bien ! moi,<br />

pécheur, je l’aiderai à pêcher ! et il jeta une pièce<br />

de monnaie dans le bonnet du vieillard, qui le<br />

remercia par une sorte de hurlement. Plusieurs<br />

officiers et plusieurs soldats lui jetèrent en silence<br />

leur aumône, et chaque fois il les salua par ce<br />

hurlement singulier. Enfin, un officier, que je<br />

reconnus pour le comte Lobau, accourut si près


du vieux mendiant que je craignis de le voir<br />

fouler aux pieds du coursier écumant du général.<br />

Le comte Lobau se tourna vivement vers un<br />

adjudant, et lui demanda d’une voix brusque, en<br />

raffermissant sur sa tête son chapeau vacillant :<br />

Qui est cet homme ? les cavaliers qui le suivaient<br />

s’arrêtèrent subitement, et un vieux sapeur barbu<br />

qui marchait hors des rangs, sa hache sur<br />

l’épaule, répondit d’un air insouciant : – C’est un<br />

pauvre maniaque bien connu ici ; on l’appelle<br />

saint Pierre le pêcheur. Le convoi continua de<br />

défiler, non pas joyeusement et au milieu des<br />

saillies grivoises que faisaient entendre les<br />

soldats français dans leurs marches, mais dans un<br />

sombre découragement. Dès que le dernier bruit<br />

des pas s’éteignit, dès que le dernier éclat des<br />

armes se fut effacé dans l’ombre, le vieillard se<br />

tourna lentement, et leva son bâton avec dignité,<br />

comme s’il eût voulu commander aux flots agités<br />

du fleuve, qui murmuraient d’une voix toujours<br />

plus puissante. Je crus de nouveau entendre parler<br />

près de moi. – Michaël Popowicz ! Michaël<br />

Popowicz... ne vois-tu pas le fanal ? criait-on<br />

d’en bas en langue russe.


Le vieillard murmura quelques paroles, il<br />

semblait prier ; tout à coup il s’écria à haute<br />

voix : – Agafia ! et au même moment, son visage<br />

fut éclairé d’une clarté soudaine, qui s’élevait audelà<br />

de l’Elbe. De hautes colonnes de flammes<br />

montaient en tourbillons vers la cime des monts<br />

de Misnie, et leur éclat se reflétait en longues<br />

lignes flamboyantes dans les eaux agitées du<br />

fleuve. Bientôt le bruit de l’eau qui frappe l’eau<br />

se fit entendre sous l’arche ; il devint de plus en<br />

plus distinct, et une figure incertaine jaillit et<br />

grimpa avec peine le long d’un pilier, puis elle<br />

s’élança avec une agilité merveilleuse par-dessus<br />

le parapet. – Agafia ! s’écria encore une fois le<br />

vieillard. – Jeune fille ! au nom du ciel !<br />

Dorothée, quoi !... m’écriai-je à mon tour ; mais<br />

au même moment, je me sentis étreint et entraîné<br />

avec force. – Pour l’amour de Jésus, garde le<br />

silence, cher Anselme, ou tu es mort ! murmura<br />

la petite, qui se tenait devant moi, tremblante et<br />

grelottant de froid. Ses longs cheveux noirs, d’où<br />

l’onde ruisselait, pendaient sur son cou, et ses<br />

vêtements mouillés étaient étroitement plaqués<br />

autour de sa taille svelte et légère. Elle se laissa


tomber, accablée de fatigue, et dit à voix basse :<br />

Ah ! il fait si froid là-bas... ne dis rien, Anselme,<br />

sinon il nous faudrait mourir !<br />

La clarté des feux frappait son visage, et je<br />

n’en pouvais douter, c’était bien Dorothée, la<br />

jolie villageoise qui, après avoir vu périr son<br />

père, avait abandonné son hameau dévasté, pour<br />

venir se réfugier chez mon hôte. – Le malheur l’a<br />

frappée de stupidité, me disait souvent celui-ci ;<br />

c’est dommage, car ce serait une bonne créature.<br />

En effet, elle ne disait jamais que des choses<br />

confuses, et un sourire insignifiant était sans<br />

cesse placé sur ses lèvres. Chaque matin, elle<br />

m’apportait du café dans ma chambre, et j’avais<br />

souvent remarqué que sa taille, que son teint, que<br />

la douceur de sa peau, ne pouvaient appartenir à<br />

une paysanne. – Eh ! mon cher monsieur<br />

Anselme, me disait mon hôte, Dorothée n’est pas<br />

non plus une paysanne ; c’est la fille d’un<br />

fermier, et une fille de Saxe, encore ! – En voyant<br />

à mes pieds la petite, inondée, tremblante et<br />

presque inanimée, je me hâtai de me dépouiller<br />

de mon manteau et de l’en couvrir. – Réchauffetoi,<br />

ma chère Dorothée, lui dis-je à voix basse ; tu


expirerais de froid ! – Mais que faisais-tu dans ce<br />

fleuve glacé ? – Silence ! répondit la petite, en<br />

écartant le collet du manteau qui était tombé sur<br />

son visage, et en ramenant avec son petit doigt,<br />

sur ses tempes, ses cheveux noirs que l’eau faisait<br />

dresser. – Silence ! Viens sur ce banc de pierre.<br />

Mon père parle avec saint André, et ne nous<br />

entend pas.<br />

Je l’entraînai vers le banc, saisi par cette scène<br />

merveilleuse, frappé de ravissement et de terreur.<br />

J’attirai vers moi la jeune fille ; elle s’assit sans<br />

façon sur mes genoux, et passa ses bras autour de<br />

mon cou. Je sentais l’eau froide et pénétrante<br />

dégoutter de sa chevelure sur mon sein et sur<br />

mon visage ; mais, en même temps, je sentais<br />

tout mon sang bouillonner d’ardeur et de désir.<br />

Anselme, murmurait la petite, tu es bon et plein<br />

de douceur. Quand tu chantes, ta voix va à mon<br />

âme, et tes regards sont bien tendres ! Tu ne me<br />

trahiras pas ; et qui t’apporterait ton café le<br />

matin ? – Écoute ! Bientôt, quand vous serez tous<br />

affamés, quand personne ne voudra plus te<br />

nourrir, je viendrai toute seule, la nuit, auprès de<br />

toi, pour que tout le monde l’ignore, et je te cuirai


dans ton âtre de belles piroges bien blanches et<br />

bien tendres. – J’ai de la fine fleur de farine<br />

cachée dans ma chambre. – Et nous mangerons<br />

des gâteaux de noces, de beaux gâteaux dorés !<br />

La jeune fille se mit à rire ; puis elle pleura<br />

amèrement : Ah ! comme à Moscou ! dit-elle. –<br />

Ô ! mon Alexis ! mon Alexis !... Nage<br />

doucement ; viens à moi sur les flots, ta fiancée<br />

fidèle t’y attend... Que nous serons heureux,<br />

balancés ensemble !... Tu me réchaufferas par tes<br />

baisers...<br />

Elle abaissa sa petite tête, et ses gémissements<br />

diminuèrent graduellement ; elle respira à plus<br />

longs traits et sembla se bercer dans ses soupirs.<br />

Je regardai le vieillard ; il comptait avec son<br />

bâton les feux qui apparaissaient sur les<br />

montagnes, et qui se multipliaient sans cesse<br />

davantage. – Neuf, dix... encore... Allons,<br />

courage... Hâtez-vous, mes amis, ils approchent...<br />

n’entendez-vous pas leurs chevaux ?... Ah ! ce<br />

sont eux.<br />

Pendant que le vieillard parlait ainsi, les<br />

montagnes s’éclairaient de plus en plus, et les


fanaux qu’on y avait allumés formaient un<br />

horizon de lumière. – Au secours, saint André !<br />

au secours ! murmura la petite dans son<br />

assoupissement ; puis elle se releva<br />

convulsivement, et me serrant fortement avec son<br />

bras gauche, elle me dit à l’oreille : Anselme,<br />

j’aime mieux te tuer ! – et je vis un couteau<br />

briller dans sa main droite. – Malheureuse !<br />

m’écriai-je en reculant avec effroi. – Non, je ne<br />

puis, dit-elle : mais maintenant tu es perdu. –<br />

Agafia ! lui cria le vieillard, avec qui parles-tu ?<br />

veux-tu donc nous faire fusiller ? Avant que<br />

j’eusse tourné la tête, il se trouva près de moi, et<br />

levant à deux mains son bâton, il le laissa tomber<br />

si vigoureusement, qu’il m’eût infailliblement<br />

brisé le crâne, si Agafia ne se fût jeté sur lui, et ne<br />

l’eût tiré en arrière. – Le bâton vola en éclats sur<br />

le pavé, et le vieillard tomba sur ses genoux. –<br />

Allons ! allons ! cria-t-on de toutes parts en<br />

français. Je n’eus que le temps de me jeter de<br />

côté, pour n’être pas broyé sous les roues des<br />

canons et des caissons qui arrivaient au grand trot<br />

des chevaux. C’était le corps d’armée du général<br />

Lobau qui avait été forcé de se replier. Les


Français avaient trouvé tous les passages des<br />

montagnes gardés par les Russes. On disait dans<br />

Dresden que les Russes avaient été informés de la<br />

marche du comte Lobau, au moyen de fanaux<br />

placés de distance en distance par les soins des<br />

espions qu’ils avaient dans la ville.<br />

Le lendemain, Dorothée ne m’apporta pas<br />

mon café. Mon hôte, pâle de terreur, vint me<br />

trouver, et m’annonça qu’il avait vu la jeune fille<br />

et le vieux mendiant sortir de la maison du<br />

maréchal Gouvion Saint-Cyr, escortés par une<br />

garde nombreuse. On les avait conduits au-delà<br />

du pont de l’Elbe. Anselme se tut et retomba dans<br />

ses rêveries profondes. Il résista à toutes nos<br />

instances, et refusa toujours de nous en apprendre<br />

davantage.<br />

On sait comment finit le siège de Dresden. Le<br />

comte Lobau partagea le sort du maréchal Saint-<br />

Cyr. Il fut envoyé prisonnier en Hongrie, d’où il<br />

ne revint qu’en 1814.


Table<br />

Marino Falieri ..............................................4<br />

Salvator Rosa .............................................76<br />

La leçon de violon....................................200<br />

La cour d’Artus........................................221<br />

Gluck........................................................254<br />

Don Juan ..................................................276<br />

L’Homme au Sable ..................................300<br />

Agafia.......................................................371


Cet ouvrage est le 168 e publié<br />

dans la collection À tous les vents<br />

par la Bibliothèque électronique du Québec.<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

est la propriété exclusive de<br />

Jean-Yves Dupuis.


E. T. A. Hoffmann<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Troisième livre<br />

BeQ


E. T. A. Hoffmann<br />

(1776-1822)<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Troisième livre<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

Collection À tous les vents<br />

Volume 184 : version 1.1


L’œuvre de E.T.A. Hoffmann a paru en<br />

France sous de nombreuses traductions. Il faut<br />

signaler cependant celle de François-Adolphe<br />

Loève-Veimars (1801 ?-1854 ou 1855) qui fit<br />

publier les « œuvres complètes » de Hoffmann, à<br />

partir de 1829.<br />

Loève-Veimars a traduit les contes présentés<br />

ici.<br />

Image de couverture : Caspar David Friedrich.


Le spectre fiancé


I<br />

Le vent grondait dans les airs, annonçant<br />

l’approche de l’hiver, et chassant devant lui de<br />

sombres nuages, dont les flancs noirs étaient<br />

chargés de pluie et de grêle. – Nous serons seuls<br />

ce soir, dit, au moment où la pendule sonnait sept<br />

heures, la femme du colonel Grenville à sa fille<br />

Angélique. Le mauvais temps retiendra nos amis.<br />

En ce moment, le jeune major Maurice de<br />

Rheinberg entra dans le salon. Il était suivi d’un<br />

jeune avocat dont l’humeur spirituelle et<br />

inépuisable animait le petit cercle qui se<br />

rassemblait, tous les vendredis, dans la maison du<br />

colonel, et il se forma ainsi une petite réunion<br />

qui, selon la remarque d’Angélique, pouvait fort<br />

bien se passer d’être plus grande. Il faisait froid<br />

dans le salon ; madame de Grenville fit allumer<br />

du feu dans la cheminée et apporter la machine à<br />

faire du thé.


– Pour vous autres hommes, dit-elle, qu’un<br />

héroïsme vraiment chevaleresque a amenés<br />

auprès de nous, à travers vents et tempêtes, je<br />

soupçonne que votre goût viril ne saurait<br />

s’accommoder de notre boisson fade et féminine ;<br />

aussi mademoiselle Marguerite va-t-elle vous<br />

préparer un bon mélange du Nord, qui a le<br />

pouvoir de chasser les brouillards glacés.<br />

Marguerite, jeune Française, placée chez la<br />

baronne pour enseigner sa langue maternelle à<br />

Angélique, parut et exécuta ce qui lui était<br />

commandé.<br />

La flamme bleue du punch s’éleva bientôt du<br />

fond d’une jatte de la Chine, le feu pétilla dans le<br />

foyer, et l’on se resserra autour de la petite table.<br />

Alors il se fit un moment de silence, durant lequel<br />

on entendit distinctement siffler et mugir les voix<br />

merveilleuses que l’orage faisait passer par la<br />

cheminée comme par un immense porte-voix.<br />

– Il est bien établi, dit enfin Dagobert, le jeune<br />

avocat, que l’automne, le vent d’orage, le feu de<br />

cheminée et le punch sont quatre choses<br />

inséparables, et qu’elles excitent en nous une


secrète disposition à la terreur.<br />

– Mais qui n’est pas sans charmes, ajouta<br />

Angélique. Pour moi, je ne connais pas de<br />

sensation plus douce que ce léger frisson qui<br />

parcourt tous nos membres, lorsque – le ciel sait<br />

comment – nous rêvons, à yeux ouverts, au<br />

monde imaginaire.<br />

– C’est là justement la sensation que nous<br />

venons tous d’éprouver, dit Dagobert, et le petit<br />

voyage que notre esprit a fait dans l’autre monde<br />

a causé ce moment de silence. Félicitons-nous de<br />

ce que ce moment est passé, et d’être rendus sitôt<br />

à la belle réalité que nous offre ce délicieux<br />

breuvage !<br />

– Mais, dit Maurice, si tu éprouves comme<br />

mademoiselle, comme moi-même, tout le charme<br />

de cet instant d’effroi, de cet état de rêverie,<br />

pourquoi ne pas vouloir y rester plus longtemps ?<br />

– Permets-moi de remarquer, mon ami, dit<br />

Dagobert, qu’il n’est pas ici question de ces<br />

rêveries où l’esprit s’abandonne à un essor<br />

merveilleux et se complaît à s’égarer, et<br />

qu’inspirent les tempêtes et le feu d’hiver ; mais


de cette disposition qui se fonde sur notre nature,<br />

que nous cherchons vainement à surmonter, et à<br />

laquelle il faut toutefois se garder de<br />

s’abandonner ; je veux dire la crainte des<br />

revenants. Nous savons tous que la foule ennemie<br />

des spectres et des esprits ne monte du fond de<br />

ses demeures sombres qu’à la nuit noire, et<br />

qu’elle affectionne surtout celles où les tempêtes<br />

se déchaînent ; et il est bien juste qu’en de<br />

semblables temps nous redoutions quelque<br />

fâcheuse visite.<br />

– Vous plaisantez, Dagobert, en disant que<br />

cette crainte est dans notre nature, dit la baronne ;<br />

je l’attribue plutôt aux contes de nourrice et aux<br />

folles histoires dont on nous berce dans notre<br />

enfance.<br />

– Non ! s’écria Dagobert avec vivacité ; non,<br />

baronne ! ces histoires, qui nous étaient si chères<br />

tandis que nous étions enfants, ne retentiraient<br />

pas éternellement dans notre âme, s’il ne se<br />

trouvait en nous des cordes qui les répercutent.<br />

On ne saurait nier l’existence du monde<br />

surnaturel qui nous environne, et qui se révèle


souvent à nous par des accords singuliers et par<br />

des visions étranges. La crainte, l’horreur que<br />

nous éprouvons alors, tient à la partie terrestre de<br />

notre organisation : c’est la douleur de l’esprit,<br />

incarcéré dans le corps, qui se fait sentir.<br />

– Vous êtes, dit la baronne, vous êtes un<br />

visionnaire, comme tous les hommes à<br />

imagination. Mais en entrant même dans vos<br />

idées, en croyant qu’il est réellement permis aux<br />

esprits inconnus de se révéler par des sons<br />

extraordinaires, par des visions, je ne vois pas<br />

pourquoi la nature a placé ces sujets du monde<br />

invisible d’une façon si hostile vis-à-vis de nous<br />

que nous ne puissions pressentir leur approche<br />

sans une terreur extrême.<br />

– Peut-être, reprit Dagobert, est-ce la punition<br />

que nous réserve une mère dont nous tentons sans<br />

cesse de nous éloigner comme des enfants<br />

ingrats. Je pense que, dans l’âge d’or, lorsque<br />

notre race vivait dans une bienheureuse harmonie<br />

avec toute la nature, nulle crainte, nul effroi ne<br />

venait nous saisir, parce que, dans cette paix<br />

profonde, dans cet accord parfait de tous les êtres,


il n’y avait pas d’ennemi dont la présence pût<br />

nous nuire. J’ai parlé de voix merveilleuses ;<br />

mais d’où vient que tous les sons de la nature,<br />

dont nous connaissons cependant l’origine,<br />

retentissent à nos oreilles comme un bruit<br />

effrayant, et réveillent en nous des idées tristes et<br />

lugubres ? – Mais le plus merveilleux de ces<br />

sons, c’est la musique aérienne, dite la musique<br />

du diable, dans l’île de Ceylan et dans les pays<br />

environnants, dont parle Schubert dans ses Nuits<br />

d’histoire naturelle. Cette voix se fait entendre<br />

dans les soirées paisibles, semblable à une voix<br />

humaine et plaintive ; tantôt elle retentit de fort<br />

près et tantôt dans le lointain, s’éloignant peu à<br />

peu. Elle cause une impression si profonde que<br />

les observateurs les plus sensés et les plus calmes<br />

n’ont pu se défendre, en l’entendant, d’un vif<br />

effroi.<br />

– Rien n’est plus vrai, dit Maurice en<br />

interrompant son ami. Je ne suis jamais allé à<br />

Ceylan ; cependant j’ai entendu cette voix<br />

surnaturelle, et non pas moi seulement, mais tous<br />

ceux qui l’ont entendue avec moi ont éprouvé la<br />

sensation que vient de décrire Dagobert.


– Tu me feras donc plaisir de raconter la chose<br />

comme elle s’est passée, dit Dagobert. Peut-être<br />

parviendras-tu à convertir madame la baronne.<br />

– Vous savez, commença Maurice, que j’ai<br />

combattu en Espagne contre les Français, sous<br />

Wellington. Avant la bataille de Vittoria, je<br />

bivouaquais une nuit en rase campagne, avec une<br />

division de cavalerie anglaise et espagnole.<br />

Accablé par la marche de la veille, j’étais<br />

profondément endormi, lorsqu’un cri bref et<br />

plaintif me réveilla. Je me levai, croyant qu’un<br />

blessé s’était couché près de nous, et que je<br />

venais d’entendre son dernier soupir ; mais mes<br />

camarades se moquèrent de moi, et rien ne se fit<br />

plus entendre. Cependant, aux premiers rayons<br />

que l’aurore lança à travers la nuit épaisse, je me<br />

levai encore, et, franchissant çà et là nos soldats<br />

endormis, je me mis à chercher le blessé ou le<br />

mourant. C’était une nuit silencieuse ; le vent du<br />

matin commençait seulement à souffler tout bas,<br />

tout bas, et à agiter bien doucement le feuillage.<br />

Tout à coup, pour la seconde fois, un long cri de<br />

douleur traversa les airs et retentit dans<br />

l’éloignement. C’était comme si les esprits des


morts se levaient du champ de bataille et<br />

appelaient leurs compagnons. Mon sein se gonfla,<br />

je me sentis saisir d’une horreur sans nom. –<br />

Qu’étaient toutes les plaintes que j’avais<br />

entendues sortir d’une poitrine humaine auprès de<br />

ce cri perçant ! Mes camarades se réveillèrent de<br />

leur sommeil. Pour la troisième fois, le cri retentit<br />

dans l’espace, mais plus pénétrant et plus<br />

horrible. Nous restâmes immobiles d’épouvante ;<br />

les chevaux mêmes devinrent inquiets, frappèrent<br />

du pied et se dressèrent. Plusieurs des Espagnols<br />

tombèrent sur leurs genoux et se mirent à prier à<br />

haute voix. Un officier anglais assura qu’il avait<br />

déjà observé en Orient ce phénomène qui avait<br />

lieu dans l’atmosphère, et qui venait d’une cause<br />

électrique ; il ajouta qu’il annonçait un<br />

changement de temps. Les Espagnols, portés à<br />

croire les choses surnaturelles, croyaient entendre<br />

la voix des démons qui annonçaient une bataille<br />

sanglante. Cette croyance s’affermit parmi eux<br />

lorsque, le jour suivant, on entendit gronder<br />

d’une façon terrible le canon de Vittoria.<br />

– Avons-nous donc besoin d’aller à Ceylan ou<br />

en Espagne pour entendre des voix


surnaturelles ? dit Dagobert. Le sourd<br />

gémissement de l’aquilon, le bruit de la grêle qui<br />

tombe, le criaillement des girouettes qui<br />

tournaient sur leurs flèches, ne peuvent-ils, aussi<br />

bien que toutes les voix, nous remplir de terreur ?<br />

Et tenez ! prêtez seulement l’oreille à<br />

l’abominable concert de voix funèbres qui<br />

retentissent comme un orgue dans la cheminée,<br />

ou même écoutez la petite chansonnette de<br />

spectre que commence à chanter la bouilloire.<br />

– C’est admirable ! c’est charmant ! s’écria la<br />

baronne. Dagobert voit des revenants jusque dans<br />

la machine à thé ; il entend leurs voix plaintives<br />

au fond de la bouilloire !<br />

– Mais, dit Angélique, notre ami n’a pas tout à<br />

fait tort. Ces craquements et ces sifflements qui<br />

se font entendre dans la cheminée me font<br />

vraiment peur, et cette chansonnette que<br />

murmure si tristement la bouilloire me plaît si<br />

peu, que je vais éteindre cette lampe d’esprit de<br />

vin, afin qu’elle cesse promptement.<br />

Angélique se leva en prononçant ces mots, et<br />

laissa tomber son mouchoir. Maurice le releva


précipitamment, et le présenta à la jeune fille.<br />

Elle laissa tomber sur lui un regard plein de<br />

tendresse ; lui, il saisit sa main, et la pressa avec<br />

ardeur contre ses lèvres.<br />

Au même moment, Marguerite trembla<br />

comme frappée d’un coup électrique, et elle<br />

laissa tomber le verre de punch qu’elle tendait à<br />

Dagobert ; le vase fragile se dispersa en mille<br />

morceaux sur le plancher. Marguerite se jeta en<br />

pleurant aux pieds de la baronne, s’accusa d’une<br />

maladresse sans égale, et la pria de lui permettre<br />

de se retirer dans sa chambre. Tout ce qu’on<br />

venait de raconter, dit-elle, avait excité en elle<br />

une singulière terreur, bien qu’elle n’eût pas tout<br />

compris. Elle se sentait malade, et elle avait<br />

besoin de repos. Elle baisa les mains de la<br />

baronne, qu’elle arrosa de larmes.<br />

Dagobert sentit tout ce que cette scène avait de<br />

pénible, et éprouva le besoin d’en changer la<br />

direction. Il se jeta à son tour aux pieds de la<br />

baronne, et, d’un ton pleureur qu’il prenait à<br />

volonté, demanda grâce pour la coupable qui<br />

avait renversé le meilleur punch qui eût jamais


échauffé le cœur d’un robin ; et, pour réparer sa<br />

faute, il promit de venir lui-même, le lendemain,<br />

frotter le salon, en dansant sur la brosse les<br />

contredanses les plus nouvelles.<br />

La baronne, qui avait d’abord regardé<br />

Marguerite d’un air sévère, sourit de la conduite<br />

fine de Dagobert. Elle leur tendit à tous deux la<br />

main, en riant, et dit : – Levez-vous, et séchez<br />

vos larmes ; vous avez trouvé grâce devant mon<br />

rigoureux tribunal. Toi, Marguerite, c’est à son<br />

dévouement héroïque que tu dois ton pardon.<br />

Mais je ne puis t’épargner toute punition. Je<br />

t’ordonne donc de rester au salon, sans songer à<br />

ta petite maladie, pour verser du punch à nos<br />

hôtes, et, avant toutes choses, je te commande de<br />

donner un baiser à ton libérateur.<br />

– Ainsi la vertu ne reste pas sans récompense !<br />

s’écria Dagobert d’un ton comique en prenant la<br />

main de Marguerite. Seulement, mademoiselle,<br />

croyez qu’il est encore sur la terre des avocats<br />

désintéressés qui plaideront votre cause sans<br />

l’espoir d’une telle récompense ! Mais il faut<br />

céder à notre juge ; c’est un tribunal sans appel.


À ces mots, il déposa un baiser sur la joue de<br />

Marguerite, et la reconduisit gravement à sa<br />

place. Marguerite était devenue d’une rougeur<br />

extrême, et elle riait tandis que les larmes<br />

roulaient encore dans ses yeux.<br />

– Folle que je suis ! s’écria-t-elle en français ;<br />

faut-il donc que je fasse tout ce que la baronne<br />

exige ? Allons ! je serai calme, je verserai du<br />

punch, et j’écouterai les histoires des revenants<br />

sans trembler.<br />

– Bravo ! enfant céleste ! dit Dagobert. Votre<br />

baiser a excité mon imagination, et je suis<br />

disposé à évoquer toutes les horreurs du terrible<br />

regno di pianto !<br />

– Je crois, dit la baronne, que nous ferions<br />

bien de ne plus penser à toutes ces histoires<br />

fatales.<br />

– Ma mère, je vous en prie, dit Angélique,<br />

écoutons notre ami Dagobert. Je vous avoue que<br />

je suis bien enfant, et que je n’aime rien tant que<br />

ces récits qui vous font frissonner de tous les<br />

membres.


– Oh ! que je me réjouis ! s’écria Dagobert.<br />

Rien n’est plus aimable que les jeunes filles qui<br />

tremblent, et je ne voudrais pas, pour tout au<br />

monde, épouser une femme qui n’eût pas bien<br />

grand-peur des revenants.<br />

– Tu prétendais tout à l’heure, lui dit Maurice,<br />

qu’on devait se garder de ces impressions ?<br />

– Sans doute, répliqua Dagobert, quand on le<br />

peut ; car elles ont souvent des suites funestes : la<br />

crainte de la mort, un effroi continuel et une<br />

faiblesse d’esprit qui s’accroît de plus en plus par<br />

le monde fantasque dont nos rêveries nous<br />

entourent. Chacun n’a-t-il pas remarqué que, la<br />

nuit, le plus petit bruit trouble le sommeil, et que<br />

des rumeurs qu’on remarquerait à peine en<br />

d’autres temps nous agitent jusqu’à la folie ?<br />

– Je me souviens encore très vivement, dit<br />

Angélique, qu’il y a quatre ans, dans la nuit du<br />

quatorzième anniversaire de ma naissance, je me<br />

réveillai saisie d’une terreur qui dura plusieurs<br />

jours. Je cherchai vainement depuis à me rappeler<br />

le rêve qui m’avait causé cet effroi ; mais un jour,<br />

à demi endormie auprès de ma mère, je rêvai que


je lui racontais ce songe, et en effet, je lui parlai<br />

dans mon sommeil. Elle le reçut ainsi, et me le<br />

rapporta à moi-même ; mais je l’ai de nouveau<br />

complètement oublié.<br />

– Ce phénomène merveilleux, dit Dagobert,<br />

tient certainement au principe magnétique.<br />

– De plus fort en plus fort ! s’écria la baronne ;<br />

voilà maintenant que nous nous perdons dans des<br />

idées qui me sont insupportables. Maurice, je<br />

vous somme de nous raconter, à l’heure même,<br />

une histoire bien folle et bien plaisante, afin qu’il<br />

en soit fini de ces tristes contes de revenants.<br />

– Je me conformerai bien volontiers à vos<br />

ordres, madame la baronne, dit Maurice, si vous<br />

me permettez de dire encore une seule histoire du<br />

genre que vous proscrivez. Elle occupe tellement<br />

ma pensée en ce moment, que j’essaierais<br />

vainement de parler d’autre chose.<br />

– Déchargez donc une bonne fois votre cœur<br />

de toutes les horreurs qui le remplissent ! s’écria<br />

la baronne. Mon mari va bientôt revenir, et je me<br />

sens vraiment disposée aujourd’hui à assister<br />

avec lui à une de ses batailles ou à parler de


eaux chevaux avec enthousiasme, tant j’éprouve<br />

le besoin de sortir de la situation d’esprit où m’a<br />

jetée votre conversation.<br />

« Dans la dernière campagne, commença<br />

Maurice, je fis connaissance d’un lieutenantcolonel<br />

russe, Livadien de naissance, âgé de<br />

trente ans environ. Le hasard fit que nous nous<br />

trouvâmes longtemps ensemble devant l’ennemi,<br />

et notre liaison se resserra promptement.<br />

Bogislav, c’était le prénom de cet officier,<br />

Bogislav possédait toutes les qualités qui nous<br />

acquièrent l’estime et l’amitié de nos semblables.<br />

Il était d’une haute taille, noble et dégagée ; ses<br />

traits réguliers et agréables ; d’une urbanité rare ;<br />

bon, généreux, et surtout brave comme un lion. Il<br />

savait être convive aimable ; mais souvent, au<br />

milieu de sa gaieté, une pensée sombre<br />

s’emparait tout à coup de lui, et son visage<br />

prenait une expression sinistre. Alors il devenait<br />

silencieux, quittait la société, et allait errer<br />

solitairement. En campagne, il avait coutume,<br />

durant la nuit, de galoper sans relâche de poste en<br />

poste, et de ne s’abandonner au sommeil qu’après<br />

avoir épuisé toutes ses forces ; et en le voyant


s’exposer sans nécessité aux plus grands dangers,<br />

chercher dans les batailles la mort, qui semblait le<br />

fuir, je ne pouvais douter qu’une perte irréparable<br />

ou une mauvaise action avait troublé sa vie.<br />

Arrivés sur le territoire français, nous prîmes<br />

d’assaut une petite place forte, et nous nous y<br />

arrêtâmes quelques jours pour faire reposer nos<br />

soldats. La chambre dans laquelle Bogislav<br />

s’était logé était fort voisine de la mienne. Dans<br />

la nuit, j’entendis frapper doucement à ma porte.<br />

J’écoutai ; on prononçait mon nom.<br />

Reconnaissant la voix de Bogislav, je me levai et<br />

j’ouvris. Il se présente devant moi presque nu, un<br />

flambeau à la main, pâle comme un cadavre,<br />

tremblant de tous ses membres, et ne pouvant<br />

parler.<br />

– Au nom du ciel, mon cher Bogislav,<br />

qu’avez-vous ? m’écriai-je en le soutenant et en<br />

le conduisant à un fauteuil, et lui tenant les<br />

mains, je le conjurai de m’apprendre la cause de<br />

son trouble.<br />

Bogislav se remit peu à peu, soupira<br />

profondément, et me dit à voix basse : – Non,


non ! si la mort que j’appelle ne vient pas, j’en<br />

deviendrai fou ! – Maurice, je veux te confier un<br />

horrible secret. – Tu sais que j’ai séjourné<br />

quelques années à Naples. Là, je vis la fille d’une<br />

des familles les plus considérées, et j’en devins<br />

éperdument épris. Cet ange s’abandonna<br />

entièrement à moi, ses parents m’agréèrent, et<br />

l’union, dont j’attendais le bonheur de ma vie, fut<br />

résolue. Le jour du mariage était déjà fixé,<br />

lorsqu’un comte sicilien se présenta dans la<br />

maison, et s’efforça de plaire à ma fiancée. Je<br />

cherchai une explication avec lui ; il me traita<br />

avec hauteur. Je l’attaquai alors ; nous nous<br />

battîmes, et je lui plongeai mon épée dans le sein.<br />

Je courus trouver ma fiancée. Je la trouvai en<br />

larmes ; elle me nomma l’assassin de son bienaimé,<br />

elle me repoussa avec horreur, jeta des cris<br />

de désespoir, et lorsque je pris sa main, elle<br />

tomba sans vie, comme si elle eût été touchée par<br />

un scorpion ! – Comment te peindre ma surprise,<br />

ma douleur ! Les parents de la jeune fille ne<br />

pouvaient comprendre le changement qui s’était<br />

opéré en elle ; jamais elle n’avait prêté l’oreille<br />

aux propos du comte. Le père me cacha dans son


palais, et mit tous ses soins à me faire évader de<br />

Naples. Fustigé par toutes les furies, je partis<br />

d’un trait pour Saint-Pétersbourg. – Non, ce n’est<br />

pas la trahison de ma maîtresse, c’est un secret<br />

terrible qui consume ma vie. Depuis cette<br />

malheureuse journée de Naples, je suis poursuivi<br />

par toutes les terreurs de l’enfer ! Souvent le jour,<br />

plus souvent encore la nuit, j’entends, tantôt de<br />

loin, tantôt près de moi, comme le râlement d’un<br />

agonisant. C’est la voix du comte que j’ai tué, qui<br />

retentit dans mon âme. Au milieu du grondement<br />

de la mitraille, à travers les feux roulants des<br />

bataillons, cet affreux gémissement retentit à mes<br />

oreilles, et toute la rage, tout le désespoir d’un<br />

insensé, s’allument dans mon sein ! – Cette nuit<br />

même...<br />

« Bogislav s’arrêta plein d’horreur ainsi que<br />

moi, car un long cri plaintif se fit entendre. Il<br />

semblait que quelqu’un se traînât avec peine du<br />

bas des degrés et s’efforçât de monter jusqu’à<br />

nous d’un pas lourd et incertain. Bogislav se leva<br />

tout à coup, et s’écria, les yeux étincelants et<br />

d’une voix tonnante : – Misérable, parais ! parais,<br />

si tu l’oses ! je te défie, toi et tous les démons ! –


Aussitôt nous entendîmes un coup violent et... »<br />

En cet endroit du récit de Maurice la porte du<br />

salon s’ouvrit à grand bruit.<br />

On vit entrer un homme entièrement vêtu de<br />

noir, le visage pâle, le regard ferme et sévère. Il<br />

s’approcha de la baronne avec toute l’aisance<br />

d’un homme du grand monde, et la pria, en<br />

termes choisis, de l’excuser si, invité pour le soir,<br />

il venait si tard ; mais une visite dont il n’avait pu<br />

se débarrasser l’avait retenu, à son grand<br />

déplaisir. – La baronne, hors d’état de se remettre<br />

de son effroi, balbutia quelques mots<br />

inintelligibles qui tendaient, avec ses gestes, à<br />

faire prendre place à l’étranger. Il se choisit une<br />

chaise tout près de la baronne, vis-à-vis<br />

Angélique, s’assit, et laissa errer son regard<br />

imposant sur tout le cercle. Toutes les langues<br />

semblaient paralysées, et personne ne trouvait la<br />

force de prononcer une parole. L’étranger reprit<br />

la parole : il devait doublement s’excuser, et<br />

d’être arrivé si tard, et d’être entré avec autant<br />

d’impétuosité ; cette dernière circonstance ne<br />

devait pas, au reste, lui être attribuée, mais au


laquais qu’il avait trouvé dans l’antichambre, et<br />

qui avait poussé avec violence la porte du salon.<br />

La baronne, combattant avec peine le sentiment<br />

étrange qui s’était emparé d’elle, demanda<br />

timidement à l’étranger qui elle avait l’honneur<br />

de recevoir chez elle. Celui-ci sembla n’avoir pas<br />

entendu cette question ; il était tout à Marguerite,<br />

dont la disposition avait entièrement changé, et<br />

qui lui disait, dans son jargon demi-allemand<br />

demi-français, tout en riant et sautillant auprès de<br />

lui, qu’on avait passé la soirée à se réjouir<br />

d’histoires noires, et que monsieur le major était<br />

en train d’annoncer l’apparition d’un méchant<br />

esprit lorsque la porte s’était ouverte et qu’on<br />

l’avait vu paraître. La baronne, sentant<br />

l’inconvenance de renouveler sa demande à un<br />

homme qui s’annonçait comme invité, réduite<br />

surtout au silence par la crainte qu’elle éprouvait,<br />

resta quelques moments rêveuse, et l’étranger mit<br />

fin au bavardage de Marguerite en parlant de<br />

choses indifférentes. La baronne lui répondit, et<br />

Dagobert essaya de se mêler à la conversation,<br />

qui se traîna languissamment. Pendant ce temps,<br />

Marguerite chantonnait quelques couplets de


chansons françaises, et agitait ses pieds comme si<br />

elle eût cherché à se rappeler quelques pas de<br />

contredanse, tandis que personne n’osait bouger.<br />

Chacun se sentait à l’étroit dans sa poitrine ; la<br />

présence de l’étranger les accablait comme<br />

l’atmosphère d’un temps d’orage, et les paroles<br />

expiraient sur leurs lèvres en contemplant les<br />

traits livides de cet hôte inattendu. Cependant on<br />

ne pouvait rien découvrir d’inaccoutumé dans son<br />

ton et ses manières, qui indiquaient un homme<br />

bien élevé et plein d’usage. L’accent prononcé<br />

avec lequel il parlait le français et l’allemand<br />

donnait à croire qu’il n’était né ni en Allemagne<br />

ni en France.<br />

La baronne respira enfin lorsqu’un bruit de<br />

chevaux se fit entendre devant la porte, et qu’elle<br />

distingua la voix du colonel.<br />

Bientôt après le colonel Grenville entra dans le<br />

salon. Dès qu’il aperçut l’étranger, il courut à lui,<br />

et s’écria : – Soyez le bienvenu dans ma maison,<br />

mon cher comte ! Puis se retournant vers la<br />

baronne : Le comte Aldini, un ami cher et fidèle,<br />

que j’ai acquis dans le Nord et que j’ai retrouvé


dans le Midi.<br />

La baronne, dont la crainte s’était aussitôt<br />

dissipée, dit au comte en souriant agréablement<br />

qu’il ne devait pas s’en prendre à elle d’avoir été<br />

reçu d’une façon un peu singulière, mais au<br />

colonel, qui avait négligé de la prévenir de sa<br />

visite. Alors elle raconta à son mari comment on<br />

n’avait parlé durant toute la soirée que<br />

d’apparitions, et comme le comte avait paru au<br />

moment où Maurice disait, au milieu d’une<br />

lamentable histoire : Un coup violent se fit<br />

entendre, et la porte s’ouvrit avec fracas.<br />

– C’est parfait ! On vous a pris pour un<br />

revenant, mon cher comte ! dit le colonel en riant<br />

aux éclats. En effet, il me semble que mon<br />

Angélique porte des traces de frayeur sur son<br />

visage ; le major a l’air encore tout peiné de son<br />

histoire, et Dagobert a presque perdu sa gaieté.<br />

Dites-moi donc, comte : n’est-ce pas fort mal de<br />

vous prendre pour un spectre, pour un génie<br />

malfaisant ?<br />

– Aurais-je en moi quelque chose d’effrayant ?<br />

répondit le comte d’un ton singulier. On parle


eaucoup maintenant d’hommes qui exercent un<br />

charme particulier par leurs regards et leurs<br />

attouchements ; peut-être suis-je en possession<br />

d’une puissance semblable ?<br />

– Vous plaisantez, monsieur le comte, dit la<br />

baronne ; mais il est vrai qu’on réveille<br />

aujourd’hui tous les mystères des vieilles<br />

croyances.<br />

– Oui, le monde est si vieux, qu’il croit se<br />

rajeunir en se berçant de contes de nourrices,<br />

répondit l’étranger. C’est une épidémie qui gagne<br />

chaque jour davantage. – Mais j’ai interrompu<br />

monsieur le major au point intéressant de son<br />

histoire. Je ne l’ai point intimidé, j’espère ; et je<br />

le prie de continuer, car je suis sûr que ses<br />

auditeurs attendent avec impatience le<br />

dénouement.<br />

Le comte étranger n’intimidait pas seulement<br />

Maurice, il lui inspirait une répugnance extrême.<br />

Il trouvait dans ses paroles, surtout dans son<br />

sourire, quelque chose d’ironique et de<br />

méprisant ; et il répondit, d’un ton sec et les yeux<br />

enflammés, qu’il craindrait de troubler par son


écit la gaieté que le comte avait rapportée dans<br />

le cercle, et qu’il préférait se taire.<br />

Le comte n’accorda pas beaucoup d’attention<br />

aux paroles du major ; mais tout en jouant avec sa<br />

tabatière d’or, il se tourna vers le colonel, et lui<br />

demanda si cette dame si éveillée était née<br />

Française.<br />

Il parlait de Marguerite qui continuait de<br />

sautiller dans le salon. Le colonel s’approcha<br />

d’elle et lui demanda à demi-voix si elle était<br />

folle. Marguerite se glissa effrayée, près de la<br />

table à thé, et s’assit en silence.<br />

Le comte prit la parole, et parla avec beaucoup<br />

de charme de plusieurs choses récentes. Dagobert<br />

osait à peine prononcer une parole. Maurice,<br />

extrêmement rouge, les yeux animés, semblait<br />

guetter le signe d’une attaque. Angélique<br />

paraissait entièrement occupée de son travail<br />

d’aiguille, et ne leva pas les yeux une seule fois.<br />

On se sépara assez mécontent l’un de l’autre.<br />

– Tu es un heureux mortel, s’écria Dagobert<br />

lorsqu’il se trouva seul avec Maurice. N’en doute<br />

pas plus longtemps : Angélique t’aime


tendrement. J’ai lu aujourd’hui jusqu’au fond de<br />

ses regards, elle est tout amour pour toi. Mais le<br />

démon est toujours occupé à troubler le bonheur<br />

des hommes. Marguerite est dévorée d’une<br />

passion folle. Elle t’aime avec toute la fureur<br />

qu’ait jamais inspirée le désespoir dans le cœur<br />

d’une femme. La conduite singulière qu’elle a<br />

tenue aujourd’hui n’était que l’explosion d’une<br />

affreuse jalousie qu’elle n’a pu contenir. Lorsque<br />

Angélique laissa tomber son mouchoir, lorsque tu<br />

le ramassas, et qu’en le lui rendant tu lui baisas la<br />

main, toutes les furies d’enfer s’emparèrent de la<br />

pauvre Marguerite. Et tu es l’unique cause du<br />

désordre qu’elle ressent ; car autrefois tu te<br />

montrais d’une galanterie extrême avec la jolie<br />

Française. Je sais que tu ne songeais qu’à<br />

Angélique, que tous les hommages que tu<br />

dissipais auprès de Marguerite ne s’adressaient<br />

qu’à sa compagne, mais tes regards mal dirigés<br />

allaient souvent frapper la pauvre fille et<br />

l’embrasaient. Maintenant, le mal est fait, et je ne<br />

sais pas vraiment comment terminer cette affaire<br />

sans éclat et sans un terrible scandale.<br />

– Cesse donc de me tourmenter avec


Marguerite, dit le major. Si réellement Angélique<br />

m’aime, – j’en doute encore, – je suis le plus<br />

heureux des hommes, et toutes les Marguerites du<br />

monde et leurs folies ne sauraient me troubler.<br />

Mais une nouvelle crainte est venue me<br />

tourmenter. Cet étranger, ce comte mystérieux,<br />

qui s’est présenté au milieu de nous comme une<br />

sombre énigme, qui nous a tous troublés, ne<br />

semble-t-il pas venir se placer entre nous deux ?<br />

J’ai comme un souvenir confus, je me rappelle<br />

presque un songe qui m’a montré ce comte au<br />

milieu de circonstances terribles ! J’ai le<br />

pressentiment que, partout où il se montre, éclate<br />

un événement funeste. – As-tu remarqué comme<br />

ses regards se portaient souvent sur Angélique,<br />

comme alors une longue veine se colorait de sang<br />

sur ses joues pâles ? Les paroles qu’il m’adressait<br />

avaient un son ironique qui me faisait tressaillir.<br />

Il en veut à notre amour ; mais je serai sur son<br />

chemin jusqu’à la mort !<br />

Il s’était écoulé quelque temps depuis cet<br />

entretien. Le comte, en visitant toujours de plus<br />

en plus souvent la maison du colonel, s’était<br />

rendu indispensable. On était tombé d’accord sur


l’injustice qu’il y avait eu à lui trouver un air<br />

mystérieux et étrange. – Le comte lui-même ne<br />

devait-il pas nous trouver des gens fort<br />

mystérieux et fort étranges en voyant nos visages<br />

pâles et notre singulier maintien ? disait la<br />

baronne lorsqu’il était question de sa première<br />

venue. Dans chacune de ses conversations, le<br />

comte déroulait des trésors de connaissances les<br />

plus variées, et, bien qu’en sa qualité d’Italien il<br />

conservât un accent embarrassé, il discourait<br />

néanmoins avec une grâce et une facilité<br />

extrêmes. Ses récits animés, pleins de feu,<br />

entraînaient les auditeurs, et lorsqu’il parlait, et<br />

qu’un aimable sourire venait animer ses traits<br />

pâles, mais expressifs et réguliers, Dagobert,<br />

Maurice lui-même oubliaient leur rancune, et<br />

restaient, de même qu’Angélique et tous les<br />

autres, suspendus à ses lèvres, pour ainsi dire.<br />

L’amitié du colonel et du comte avait pris<br />

naissance d’une manière fort honorable pour le<br />

dernier. Au fond du Nord, où ils s’étaient trouvés<br />

réunis par le hasard, le comte avait aidé le colonel<br />

de sa bourse et de sa fortune, avec un rare<br />

désintéressement, et l’avait ainsi tiré d’un


embarras qui pouvait avoir les suites les plus<br />

fâcheuses pour son nom et son honneur. Aussi le<br />

colonel lui portait-il la reconnaissance la plus<br />

vive.<br />

– Il est temps, dit-il à la baronne un jour qu’ils<br />

se trouvaient ensemble, il est temps que je te<br />

fasse connaître quel est le but du séjour du comte<br />

dans cette ville. Tu sais qu’il y a quatre ans nous<br />

nous étions liés si intimement ensemble, dans la<br />

garnison où je me trouvais, que nous habitions<br />

toujours la même maison. Il arriva que le comte,<br />

me visitant un matin, trouva sur ma table le<br />

portrait en miniature d’Angélique, que je porte<br />

constamment avec moi. Plus il l’examinait, plus<br />

son trouble devenait visible. Il ne pouvait en<br />

détourner ses regards, et il resta longtemps à le<br />

contempler en silence. – Jamais, s’écria-t-il enfin,<br />

jamais je n’ai vu un visage de femme plus<br />

touchant et plus beau ; jamais je n’ai senti<br />

l’amour se répandre comme en cet instant dans<br />

mon cœur ! – Je le plaisantai sur l’effet<br />

merveilleux de ce portrait, je le nommai un


nouveau Kalaf * , et je lui souhaitai pour son<br />

bonheur que mon Angélique ne fût pas une<br />

Turandot. Enfin je lui fis comprendre qu’à son<br />

âge – car, bien qu’il ne fût pas avancé dans la vie,<br />

on ne pouvait plus le nommer un jeune homme, –<br />

cette manière romanesque de s’éprendre<br />

subitement à la vue d’un portrait me surprenait un<br />

peu. Mais il me jura avec toute la vivacité et les<br />

gestes passionnés, particuliers à sa nation, qu’il<br />

aimait inexprimablement Angélique, et que, si je<br />

ne voulais le plonger dans le plus violent<br />

désespoir, je devais lui permettre de prétendre à<br />

sa main. C’est dans ce dessein que le comte s’est<br />

présenté dans notre maison. Il se croit certain du<br />

consentement d’Angélique, et hier il me l’a<br />

demandée formellement. Que penses-tu de sa<br />

demande, ma chère Élise ?<br />

La baronne ne pouvait se rendre compte de<br />

l’effroi que lui avaient causé les dernières paroles<br />

du colonel.<br />

* Personnage des <strong>Contes</strong> persans. Le Vénitien Gozzi a fait<br />

une comédie intitulée La Princesse Turandot. Le Tr.


– Au nom du ciel ! s’écria-t-elle. Angélique au<br />

comte étranger !<br />

– Un étranger ! répondit le colonel en fronçant<br />

le sourcil. Celui à qui je dois l’honneur, la liberté,<br />

la vie peut-être, un étranger ! – J’avoue que son<br />

âge n’est pas absolument celui qui conviendrait à<br />

une jeune fille ; mais c’est un homme noble et<br />

grand, et en outre un homme riche, très riche...<br />

– Et sans consulter Angélique, qui n’a peutêtre<br />

pas autant de penchant pour lui qu’il se<br />

l’imagine dans son amoureuse folie !<br />

Le colonel se leva vivement de sa chaise, et<br />

s’avança vers la baronne, les yeux animés de<br />

colère. – Vous ai-je jamais donné lieu de croire<br />

que je sois un père insensé et tyrannique, dit-il, et<br />

que je livrerais mon enfant chéri à des mains<br />

indignes d’elle ? Cessez de me tourmenter de vos<br />

sensibleries romanesques et de votre tendresse<br />

raffinée ! Angélique est tout oreilles quand le<br />

comte parle ; elle le regarde avec une bonté<br />

amicale, elle rougit lorsqu’il lui baise la main ;<br />

tout en elle annonce un penchant pur et innocent<br />

pour sa personne, un de ces sentiments qui


endent un homme heureux ; et il n’est pas besoin<br />

pour cela de cet amour romanesque qui ravage<br />

quelquefois vos têtes !<br />

– Je crois, dit la baronne, que le cœur<br />

d’Angélique n’est plus assez libre pour faire un<br />

choix.<br />

– Quoi ! s’écria le colonel irrité ; et il allait<br />

éclater, lorsque la porte s’ouvrit : Angélique<br />

entra, les traits animés par un ravissant sourire.<br />

Le colonel perdit tout à coup son humeur et sa<br />

colère ; il alla vers elle, l’embrassa sur le front, la<br />

conduisit à un fauteuil, s’assit amicalement<br />

auprès d’elle, tout proche de son enfant tendre et<br />

chéri. Alors il parla du comte, vanta sa tournure<br />

noble, sa raison, ses sentiments élevés, et<br />

demanda à Angélique si elle le trouvait à son gré.<br />

Angélique répondit que d’abord le comte lui avait<br />

semblé effrayant et étrange, mais que peu à peu<br />

ce sentiment s’était entièrement effacé, et qu’elle<br />

le voyait avec plaisir.<br />

– Eh bien ! s’écria le colonel plein de joie, le<br />

ciel soit loué ! Le comte Aldini, ce noble<br />

seigneur, il t’adore du fond de son âme, ma chère


enfant ; il demande ta main, et tu ne la lui<br />

refuseras pas.<br />

À peine le colonel eut-il prononcé ces paroles,<br />

qu’Angélique poussa un profond soupir et tomba<br />

presque sans vie. La baronne la reçut dans ses<br />

bras, en jetant un regard expressif sur le colonel,<br />

muet et consterné à la vue de la pauvre enfant,<br />

dont les traits étaient couverts d’une pâleur<br />

mortelle. – Angélique reprit ses sens peu à peu,<br />

un torrent de larmes s’échappa de ses yeux, et<br />

elle s’écria d’une voix lamentable : – Le comte,<br />

le terrible comte ! – Non, non, jamais !<br />

Le colonel la conjura, à plusieurs reprises et<br />

avec toute la douceur imaginable, de lui dire au<br />

nom du ciel pourquoi le comte lui semblait si<br />

terrible. Angélique avoua alors que, au moment<br />

où son père lui avait dit que le comte l’aimait, un<br />

rêve affreux qu’elle avait fait, dans la nuit du<br />

quatorzième anniversaire de sa naissance, s’était<br />

représenté dans toute sa force à sa mémoire, d’où<br />

il s’était effacé depuis cette nuit même, sans<br />

qu’elle eût jamais pu se rappeler une seule de ses<br />

images. – Je me promenais dans un riant jardin,


dit Angélique ; il s’y trouvait des arbustes rares et<br />

des fleurs étrangères. Tout à coup je m’arrêtai<br />

devant un arbre merveilleux dont les feuilles<br />

sombres, larges et odorantes, ressemblaient à<br />

celles d’un platane. Ses branches s’agitaient si<br />

doucement ! Elles murmuraient mon nom et<br />

m’invitaient à me reposer à leur ombre.<br />

Irrésistiblement entraîné par une force invisible,<br />

je tombai sur le gazon, au pied de l’arbre. Alors il<br />

me sembla que j’entendais de singuliers<br />

gémissements dans les airs ; et lorsqu’ils<br />

venaient, comme un souffle du vent, agiter le<br />

feuillage de l’arbre, il rendait de profonds<br />

soupirs. Une douleur inexprimable s’empara de<br />

moi, une vive compassion s’éleva dans mon sein,<br />

j’ignore à quel sujet ; et tout à coup un éclair<br />

brûlant traversa mon cœur et le déchira ! – Le cri<br />

que je voulus pousser ne put s’échapper de ma<br />

poitrine chargée d’un effroi sans nom, il se<br />

changea en un soupir profond. Mais l’éclair qui<br />

avait traversé mon cœur s’était échappé de deux<br />

yeux humains, fixés sur moi du fond d’une<br />

sombre feuillée. En cet instant, ces yeux étaient<br />

tout près de mon visage, et j’aperçus une main


lanche comme la neige, qui traçait des cercles<br />

autour de moi. Et toujours, toujours les cercles<br />

devenaient plus étroits et m’environnaient de<br />

leurs lignes de feu, jusqu’à ce qu’enfin je me<br />

trouvai enlacée dans une toile lumineuse,<br />

semblable à celle de l’araignée. Et en même<br />

temps, c’était comme si le regard de ces deux<br />

yeux terribles se fût emparé de tout mon être ; je<br />

ne tenais plus à moi-même et au monde que par<br />

un fil auquel il me semblait que j’étais<br />

suspendue, et cette pensée était pour moi un<br />

affreux martyre. L’arbre inclina vers moi ses<br />

branches, et la voix touchante d’un jeune homme<br />

s’en échappa. Elle me dit : – Angélique, je te<br />

sauverai, – je te sauverai ! Mais...<br />

Angélique fut interrompue : on annonça le<br />

major qui venait parler au colonel pour affaires<br />

de service. Dès qu’Angélique eut entendu<br />

prononcer le nom du major, elle s’écria en<br />

versant de nouvelles larmes, avec cet accent que<br />

donnent les douleurs de l’âme : – Maurice... Ah !<br />

Maurice...<br />

Le major avait entendu ces mots en entrant. Il


aperçut Angélique baignée de pleurs, les bras<br />

étendus vers lui. Hors de lui, il jeta à terre son<br />

casque d’acier, qui roula à grand bruit, tomba aux<br />

pieds d’Angélique, la prit dans ses bras et la serra<br />

avec passion contre son cœur. – Le colonel<br />

contemplait ce groupe, la bouche béante ; la<br />

surprise étouffait sa voix.<br />

– Je soupçonnais qu’ils s’aimaient ! dit la<br />

baronne à voix basse.<br />

– Major, dit enfin le colonel en colère,<br />

qu’avez-vous de commun avec ma fille ?<br />

Maurice, revenant promptement à lui, remit<br />

Angélique à demi morte dans son fauteuil, releva<br />

violemment son casque, s’avança vers le colonel,<br />

les yeux baissés et les joues couvertes de rougeur,<br />

et lui jura sur son honneur qu’il aimait Angélique<br />

de toute son âme, mais que, jusqu’à ce jour, pas<br />

un mot qui ressemblât à un aveu ne s’était<br />

échappé de ses lèvres. Il n’avait que trop douté de<br />

l’amour d’Angélique ; ce moment seul lui avait<br />

révélé tout son bonheur, et il espérait de la<br />

générosité d’un homme aussi noble, de la<br />

tendresse d’un père, un consentement qui devait


tous les rendre heureux.<br />

Le colonel toisa le major d’un regard, lança un<br />

sombre coup d’œil à Angélique, puis s’avança au<br />

milieu de la chambre, les bras croisés, immobile<br />

comme quelqu’un qui hésite à prendre un parti. Il<br />

marcha quelque temps, s’arrêta devant la baronne<br />

qui avait pris Angélique dans ses bras, et qui<br />

cherchait à la consoler. – Quel rapport, dit-il<br />

d’une voix sourde et cherchant à retenir sa colère,<br />

quel rapport a ton rêve absurde avec le comte ?<br />

Aussitôt Angélique se jeta à ses pieds, baisa<br />

ses mains, les couvrit de larmes, et lui dit d’une<br />

voix à demi étouffée : – Ah ! mon père ! – mon<br />

père chéri ! Les yeux horribles qui me brûlaient<br />

le sein de leurs regards, c’étaient les yeux du<br />

comte ! C’était sa main de spectre qui<br />

m’entourait de liens de feu ! – Mais cette voix de<br />

jeune homme qui m’appelait du milieu des fleurs,<br />

c’était Maurice ! mon Maurice !<br />

– Ton Maurice ! s’écria le colonel en se<br />

détournant si violemment, qu’Angélique tomba<br />

sur le parquet. Il se remit à marcher, en se disant<br />

à voix basse : – Ainsi, c’est à des visions


enfantines, à un amour caché, que seront sacrifiés<br />

les sages projets d’un père, les espérances d’un<br />

homme d’honneur. Enfin il s’arrêta devant<br />

Maurice : – Major, dit-il, vous savez combien je<br />

vous estime : je n’aurais pas trouvé de gendre qui<br />

me fût plus cher que vous ; mais le comte Aldini<br />

a ma parole, et je lui dois autant qu’un homme<br />

peut devoir à un autre. Ne croyez pas cependant<br />

que je veuille jouer ici le rôle d’un père<br />

tyrannique et opiniâtre. Je cours auprès du comte,<br />

je lui dirai tout. Votre amour me coûtera peut-être<br />

un combat sanglant, il me coûtera peut-être la<br />

vie ! n’importe, j’y cours ! Attendez ici mon<br />

retour !<br />

Le major jura avec enthousiasme qu’il<br />

aimerait mieux mille fois perdre la vie que de<br />

souffrir que le colonel s’exposât au moindre<br />

danger. Le colonel s’éloigna rapidement sans lui<br />

répondre.<br />

À peine le colonel eut-il quitté la chambre que<br />

les deux amants se jetèrent dans les bras l’un de<br />

l’autre, et se jurèrent un amour invariable, une<br />

fidélité éternelle. Angélique dit que ce n’était


qu’au moment où le colonel lui avait fait<br />

connaître les prétentions du comte qu’elle avait<br />

compris toute la force de son amour pour<br />

Maurice, et qu’elle aimerait mieux mourir que de<br />

devenir l’épouse d’un autre. Il lui semblait, ditelle,<br />

qu’elle avait deviné combien Maurice la<br />

chérissait aussi ; alors ils se rappelèrent et se<br />

redirent tous les moments où leur amour s’était<br />

trahi, et ils se livrèrent à leur ravissement,<br />

oubliant tous les obstacles, toute la colère du<br />

colonel, et se mirent à se réjouir comme des<br />

enfants. La baronne, profondément émue, leur<br />

promit de faire tout au monde pour détourner le<br />

colonel d’une union qui, sans qu’elle pût s’en<br />

rendre compte, lui faisait horreur.<br />

Une heure à peu près s’était écoulée, lorsque<br />

la porte s’ouvrit ; et, au grand étonnement de<br />

tous, on vit entrer le comte Aldini. Il était suivi<br />

du colonel, dont les regards étaient radieux. Le<br />

comte s’approcha d’Angélique, prit sa main, et la<br />

contempla en souriant douloureusement et d’un<br />

air amer. Angélique balbutia, et dit presque en<br />

défaillant : – Oh !... ces yeux !...


– Vous pâlissez comme la première fois que<br />

j’entrai dans ce salon, mademoiselle, dit le comte.<br />

Suis-je encore à vos yeux un spectre effrayant ?<br />

Non. Remettez-vous, Angélique ; ne craignez<br />

rien d’un homme inoffensif, qui vous aime avec<br />

toute la tendresse, avec toute l’ardeur d’un jeune<br />

homme ; qui ne savait pas que vous aviez donné<br />

votre cœur, et qui était assez insensé pour<br />

prétendre à votre main. Non ! – La parole même<br />

de votre père ne me donne pas le moindre droit à<br />

une félicité que vous seule pouvez dispenser.<br />

Vous êtes libre, mademoiselle ! mon regard<br />

même ne doit plus vous rappeler l’effroi qu’il<br />

vous a causé ; bientôt, demain peut-être, je<br />

retournerai dans ma patrie !<br />

– Maurice ! Maurice ! s’écria Angélique au<br />

comble de ses vœux ; et elle se jeta dans les bras<br />

de son bien-aimé.<br />

Le comte frémissait de tous ses membres, un<br />

feu extraordinaire jaillissait de ses yeux, ses<br />

lèvres tremblaient, il laissa échapper un son<br />

inarticulé ; mais, se tournant vivement vers la<br />

baronne, et lui faisant une question indifférente, il


parvint à contenir le sentiment qui le dominait.<br />

Pour le colonel, il s’écria plusieurs fois :<br />

– Quelle grandeur d’âme ! Quelle générosité !<br />

Qui pourrait l’égaler en noblesse ! Vous serez<br />

mon ami pour la vie ! – Puis il pressa sur son<br />

cœur le major, Angélique, la baronne, et dit en<br />

riant qu’il ne voulait rien savoir du complot qu’ils<br />

avaient formé, mais qu’il espérait qu’Angélique<br />

ne souffrirait plus du mal que lui causaient les<br />

yeux de revenants.<br />

La journée était avancée ; le colonel pria le<br />

major et le comte de prendre place à sa table. On<br />

envoya chercher Dagobert, qui arriva bientôt,<br />

brillant de joie et de gaieté.<br />

En se mettant à table, on s’aperçut que<br />

Marguerite manquait. On annonça qu’elle s’était<br />

renfermée dans sa chambre, et qu’elle avait<br />

déclaré qu’elle était malade et hors d’état de<br />

paraître.<br />

– Je ne sais, dit le baron, ce qui se passe<br />

depuis quelque temps dans la tête de Marguerite ;<br />

elle est remplie d’humeurs capricieuses et


d’obstination ; elle pleure, elle rit sans motif, et<br />

ses idées chimériques sont souvent telles qu’elle<br />

se rend insupportable.<br />

– Ton bonheur cause la mort de Marguerite,<br />

murmura Dagobert à l’oreille du major.<br />

– Visionnaire ! répondit le major, également à<br />

voix basse, ne le trouble pas, ce bonheur !<br />

Jamais le colonel ne s’était montré d’une<br />

humeur plus charmante ; jamais la baronne, qui<br />

avait si longtemps éprouvé des soucis pour le sort<br />

de son enfant, ne s’était trouvée plus<br />

complètement heureuse ; et comme Dagobert se<br />

livrait à tous les élans de la joie, comme le comte,<br />

oubliant sa blessure encore toute récente, donnait<br />

un libre essor aux traits de son esprit varié, tous<br />

les convives semblaient former une guirlande<br />

d’heureux auprès du couple fortuné.<br />

Le crépuscule était venu ; le plus noble vin<br />

brillait dans le cristal, et l’on buvait gaiement aux<br />

deux époux, lorsque la porte de la salle s’ouvrit<br />

doucement, Marguerite s’avança d’un pas<br />

incertain, couverte d’une blanche robe de nuit, les<br />

cheveux épars, pâle, et les traits immobiles. –


Marguerite, quelle est cette folie ? s’écria le<br />

colonel. Mais Marguerite, sans le regarder,<br />

s’avança lentement vers le major, posa sa main<br />

glacée sur son sein, plaça un baiser presque<br />

insensible sur son front, et murmura d’une voix<br />

sourde : – Que le baiser d’une mourante porte<br />

bonheur au joyeux fiancé ! – Et elle tomba sans<br />

mouvement.<br />

– La malheureuse se meurt d’amour pour le<br />

major ! dit Dagobert bas au comte.<br />

– Je le sais ! répondit le comte. Sans nul doute,<br />

elle a fait la folie de prendre du poison.<br />

– Au nom du ciel ! s’écria Dagobert<br />

épouvanté ; et il s’élança sur le fauteuil où l’on<br />

avait déposé Marguerite. Angélique et la baronne<br />

étaient auprès d’elle, lui faisant respirer des sels<br />

et lui frottant le front d’eaux spiritueuses.<br />

Lorsque Dagobert s’approcha, elle venait<br />

d’ouvrir les yeux.<br />

– Sois tranquille, ma chère enfant, dit la<br />

baronne, tu es malade ; cela se passera.<br />

– Oui, répondit Marguerite en souriant, cela se


passera bientôt, car j’ai pris du poison !<br />

Angélique et la baronne poussèrent de grands<br />

cris. – À tous les diables, la folle ! s’écria le<br />

colonel en fureur. – Que l’on coure chez le<br />

médecin ! Allez ! Amenez sur l’heure le premier<br />

qu’on trouvera !<br />

Les laquais, Dagobert lui-même, voulurent<br />

courir exécuter ses ordres. – Arrêtez ! dit le<br />

comte, qui jusqu’à ce moment était resté fort<br />

tranquille, vidant avec complaisance son verre,<br />

rempli de vin de Syracuse, sa boisson favorite. –<br />

Arrêtez ! Si Marguerite a pris du poison, il n’est<br />

pas besoin de médecin ; dans ce cas, je suis le<br />

meilleur médecin possible. Laissez-moi faire.<br />

Il s’approcha de Marguerite, qui était<br />

retombée dans un évanouissement, et qui<br />

éprouvait de temps en temps des secousses<br />

nerveuses. Il se baissa sur elle ; on remarqua qu’il<br />

tirait de sa poche un petit étui, dans lequel il prit<br />

une substance qui tint entre ses doigts, et dont il<br />

frotta le dos et la poitrine de Marguerite ; puis il<br />

dit, en s’éloignant d’elle : – Cette fille a pris de<br />

l’opium ; mais je puis la sauver par des remèdes


qui me sont connus.<br />

Sur l’ordre du comte, Marguerite fut<br />

transportée dans sa chambre, où il resta seul avec<br />

elle. – Pendant ce temps, la femme de chambre<br />

de la baronne avait trouvé dans la chambre de<br />

Marguerite la fiole qui contenait les gouttes<br />

d’opium recommandées depuis quelque temps à<br />

madame de Grenville. La malheureuse l’avait<br />

vidée tout entière.<br />

– Le comte, dit Dagobert d’un air un peu<br />

ironique, est un homme bien merveilleux ! Il a<br />

tout deviné. Rien qu’en regardant Marguerite, il a<br />

su qu’elle avait pris du poison ; et il en a reconnu<br />

l’espèce et la couleur.<br />

Une bonne heure après, le comte reparut et<br />

annonça que la vie de Marguerite était hors de<br />

danger. Jetant un regard sur Maurice, il ajouta<br />

qu’il espérait aussi bannir de son âme le principe<br />

même du mal. Il demanda que la femme de<br />

chambre passât la nuit auprès de Marguerite, luimême<br />

il voulait veiller dans la chambre voisine<br />

pour se trouver prêt à la secourir au besoin ; pour<br />

se disposer à cette nuit fatigante, il se remit à


table avec les hommes, tandis qu’Angélique et la<br />

baronne, agitées par cette scène, se retiraient dans<br />

leur chambre.<br />

Le colonel donna un libre cours à l’humeur<br />

que lui causait ce qu’il nommait le mauvais<br />

procédé de Marguerite. Maurice et Dagobert<br />

gardaient tristement le silence. Mais plus ils se<br />

montraient abattus, plus le comte laissait éclater<br />

une gaieté qui ne lui était pas ordinaire, et qui<br />

avait en effet quelque chose de cruel.<br />

– Ce comte, dit en se retirant Dagobert à son<br />

ami, ce comte produit toujours sur moi un effet<br />

étrange ; il me semble toujours qu’il y a quelque<br />

chose de surnaturel en lui.<br />

– Ah ! répondit Maurice, l’idée d’un malheur<br />

qui menace notre amour m’accable et<br />

m’oppresse !<br />

Dans la même nuit, le colonel fut réveillé par<br />

l’arrivée d’un courrier venu de la résidence. Le<br />

lendemain, il vint trouver la baronne, un peu<br />

troublé : – Nous serons bientôt forcés de nous<br />

séparer encore, ma chère Élise, dit-il en<br />

s’efforçant de paraître calme. La guerre va


ecommencer de nouveau, après un court<br />

intervalle de repos. Hier j’ai reçu l’ordre de me<br />

mettre en marche avec mon régiment dès qu’il<br />

sera possible, peut-être dès la nuit prochaine.<br />

La baronne pâlit d’effroi et fondit en larmes.<br />

Le colonel chercha à la consoler en disant qu’il<br />

était convaincu que cette campagne serait courte<br />

et glorieuse, et que la satisfaction avec laquelle il<br />

la commençait lui faisait pressentir qu’il n’avait<br />

nul péril à redouter. – Jusqu’à notre retour,<br />

ajouta-t-il, tu pourras aller dans nos terres avec<br />

Angélique. Je vous donnerai un guide qui égaiera<br />

votre solitude. Le comte Aldini part avec vous.<br />

– Le comte ! au nom du ciel ! s’écria la<br />

baronne. Le comte partir avec nous ; après avoir<br />

rejeté son amour !... Un Italien adroit, qui sait<br />

cacher sa colère au fond de son cœur, et qui la<br />

laissera peut-être éclater au moment favorable !<br />

Partir avec ce comte qui, je ne sais pourquoi,<br />

m’est devenu hier plus odieux que jamais !<br />

– Hum ! c’est à n’y pas tenir avec<br />

l’imagination et les rêves des femmes ? s’écria le<br />

colonel en frappant du pied. Elles ne


comprennent pas la grandeur d’âme d’un homme<br />

supérieur, et elles se figurent qu’il n’y a que de<br />

l’amour dans la vie ! Le comte a passé toute la<br />

nuit dans l’antichambre de Marguerite, comme il<br />

se le proposait. C’est à lui que j’ai porté d’abord<br />

la nouvelle de la guerre. Son retour dans sa patrie<br />

devient presque impossible, et il a été accablé de<br />

cette nouvelle. Je lui ai offert de séjourner dans<br />

mes domaines. Après beaucoup d’hésitation, il a<br />

enfin accepté, et il m’a donné sa parole de faire<br />

tout ce qui serait en son pouvoir pour vous<br />

protéger et pour adoucir les ennuis de notre<br />

séparation. Tu sais tout ce que je dois au comte ;<br />

puis-je lui refuser un asile ?<br />

La baronne ne put, n’osa rien répondre. Le<br />

colonel tint parole. Dans la nuit suivante, les<br />

trompettes sonnèrent le départ, et les deux amants<br />

se séparèrent dans une douleur inexprimable.<br />

Peu de jours après, lorsque Marguerite fut<br />

rétablie, la baronne partit pour sa terre avec<br />

Angélique. Le comte les suivit avec leurs gens.<br />

Durant les premiers jours, le comte mit une<br />

délicatesse infinie dans ses rapports avec les deux


dames ; il ne leur rendit visite que lorsqu’elles en<br />

exprimèrent le désir, et demeura renfermé dans<br />

son appartement ou se livra à des promenades<br />

solitaires.<br />

La guerre parut d’abord favorable à l’ennemi ;<br />

mais bientôt le sort des armes changea, et la<br />

victoire se déclara dans les rangs où combattait le<br />

colonel. Le comte apportait toujours le premier<br />

les bonnes nouvelles, il était toujours le mieux<br />

instruit du sort des armées et de la marche du<br />

régiment du colonel. Dans plusieurs affaires<br />

sanglantes, ni le colonel ni le major n’avaient<br />

reçu la moindre blessure : les lettres les plus<br />

authentiques en faisaient foi. C’est ainsi que le<br />

comte paraissait toujours devant les deux dames<br />

comme un messager de bonheur ; il se montrait<br />

plein de dévouement pour Angélique, l’ami le<br />

plus tendre et le plus inquiet pour son père ; et la<br />

baronne ne pouvait s’empêcher de reconnaître<br />

que le colonel avait bien jugé le comte, et que les<br />

préjugés qu’elle nourrissait contre lui étaient<br />

souverainement injustes. Marguerite elle-même<br />

semblait guérie de sa folle passion, et le calme,<br />

ainsi que la confiance, étaient rentrés dans le petit


cercle.<br />

Une lettre du colonel, adressée à sa femme, et<br />

un billet que le major écrivait à Angélique,<br />

achevèrent de dissiper tous les soucis. La paix<br />

avait été conclue dans la capitale de la France.<br />

Angélique était ivre de joie et d’espérance, et<br />

c’était toujours le comte qui parlait avec feu des<br />

actions d’éclat de Maurice et du bonheur qui<br />

souriait à la jolie fiancée. Un jour enfin, il prit la<br />

main d’Angélique, et, la portant à son cœur, il lui<br />

demanda si elle le haïssait encore comme<br />

autrefois. Rougissant de honte, et les yeux<br />

humides de larmes, Angélique répondit qu’elle ne<br />

l’avait jamais haï, mais qu’elle aimait trop<br />

Maurice pour n’avoir pas rejeté avec horreur<br />

toute autre union. Le comte la regarda avec<br />

gravité, et lui dit solennellement : – Angélique,<br />

regardez-moi comme un père. – Et il déposa sur<br />

son front un baiser que la pauvre enfant souffrit,<br />

car elle se rappela que c’était ainsi que son père<br />

avait coutume de l’embrasser.<br />

On s’attendait de jour en jour à voir revenir le<br />

colonel dans sa patrie, lorsqu’une lettre vint


enverser toutes les espérances. Le major avait<br />

été assailli par des paysans, dans un village de la<br />

Champagne qu’il traversait pour regagner la<br />

frontière : on l’avait renversé de son cheval à<br />

coups de faux et de fléaux, et son domestique<br />

était parvenu à s’échapper. – Ainsi la joie qui<br />

remplissait déjà la maison fut changée en un<br />

désespoir sans égal.<br />

II<br />

Toute la maison du colonel était dans<br />

l’agitation, On voyait sans cesse monter et<br />

descendre les laquais couverts de riches livrées,<br />

et la cour était remplie de carrosses qui amenaient<br />

les personnes invitées que recevait avec<br />

empressement le colonel, la poitrine couverte de<br />

décorations acquises dans la dernière campagne.<br />

Dans sa chambre solitaire, parée comme une<br />

fiancée, était assise Angélique dans l’éclat d’une<br />

beauté accomplie, embellie par la fraîcheur de la


jeunesse. Sa mère était auprès d’elle. – Ma chère<br />

enfant, lui dit-elle, tu as librement fait choix du<br />

comte Aldini pour ton mari. Autant ton père<br />

insistait autrefois sur cette union, autant il s’est<br />

montré indifférent à ce sujet depuis la mort du<br />

malheureux Maurice. Oui, il me semble<br />

maintenant qu’il ait lui-même partagé le<br />

douloureux sentiment que je ne puis te cacher. Il<br />

reste incompréhensible pour moi que tu aies si<br />

promptement oublié Maurice. – Le moment<br />

décisif approche. – Tu vas donner ta main au<br />

comte. – Examine bien ton cœur. – Il est encore<br />

temps ! Puisse le souvenir du passé ne jamais<br />

obscurcir de son ombre le bonheur de ton union !<br />

– Jamais, s’écria Angélique dont les yeux<br />

s’humectèrent de larmes ; jamais je n’oublierai<br />

Maurice. Jamais je n’aimerai comme je l’ai<br />

aimé ! Le sentiment que je ressens pour le comte<br />

est bien différent ! Je ne sais comment il a su<br />

gagner mon âme ! Non, je ne l’aime pas, je ne<br />

puis l’aimer comme j’aimais Maurice ; mais<br />

j’éprouve comme si je ne pouvais pas vivre sans<br />

le comte, comme si je ne pouvais penser, sentir<br />

que par lui ! Un esprit invisible me dit sans


elâche que je dois devenir sa femme, que sans<br />

lui il n’est plus d’existence pour moi. – J’obéis à<br />

cette voix qui semble la parole mystérieuse du<br />

destin...<br />

Une femme de chambre entra pour annoncer<br />

qu’on n’avait pas encore trouvé Marguerite qui<br />

avait disparu depuis le matin ; mais que le<br />

jardinier avait apporté un billet qu’il tenait d’elle,<br />

et qu’elle l’avait chargé de remettre à la baronne<br />

lorsqu’il aurait achevé de porter ses fleurs au<br />

château.<br />

Dans ce billet que la baronne ouvrit aussitôt,<br />

se trouvaient ces mots : « Vous ne me reverrez<br />

jamais. – Un sort fatal me chasse de votre<br />

maison. Je vous en supplie, vous qui m’avez tenu<br />

lieu de mère, de ne pas me faire poursuivre. La<br />

seconde tentative que je ferais pour me donner la<br />

mort serait plus heureuse que la première. –<br />

Puisse Angélique savourer à longs traits son<br />

bonheur dont la pensée déchire mon âme ! Adieu,<br />

soyez heureuse. – Oubliez la malheureuse<br />

« MARGUERITE. »<br />

– Cette folle a-t-elle juré de troubler toujours


notre repos ! s’écria la baronne irritée ; viendra-telle<br />

toujours se placer en ennemie entre toi et<br />

l’époux que tu choisiras ? – Qu’elle s’éloigne,<br />

qu’elle se retire où elle voudra, cette fille ingrate<br />

que j’ai traitée comme ma propre enfant ; je ne<br />

veux plus me tourmenter à cause d’elle !<br />

Angélique éclata en plaintes et en regrets, et<br />

pleura une sœur perdue ; mais sa mère la pria<br />

sévèrement de ne pas troubler ce moment<br />

solennel par le souvenir d’une insensée. La<br />

société s’était réunie dans le salon ; l’heure de se<br />

rendre à la chapelle, où un prêtre catholique<br />

devait unir les époux, venait de sonner. Le<br />

colonel conduisait la fiancée, et chacun se récriait<br />

sur la beauté ravissante que rehaussait encore la<br />

simplicité de sa toilette ; on attendait le comte.<br />

Un quart d’heure s’écoula, et il ne parut point. Le<br />

colonel alla le chercher dans son appartement. Il<br />

y trouva le valet de chambre qui lui dit que son<br />

maître s’était complètement habillé, et que, se<br />

trouvant subitement indisposé, il était descendu<br />

dans le parc pour respirer plus librement. Il avait<br />

défendu à ses gens de le suivre.


Cette démarche du comte agita le colonel ; son<br />

cœur battit avec force ; il ne put se rendre compte<br />

de l’inquiétude qu’il éprouvait.<br />

Il fit dire à ses hôtes que le comte allait<br />

paraître à l’instant ; en même temps, il fit prier un<br />

médecin célèbre, qui se trouvait dans la société,<br />

de se rendre auprès de lui, et ils descendirent<br />

ensemble dans le parc, suivis du valet de<br />

chambre, pour chercher le comte. En sortant<br />

d’une grande allée, ils se dirigèrent vers un<br />

massif où le comte avait coutume d’aller<br />

s’asseoir. Ils le virent assis sur un banc de gazon<br />

au pied d’un platane, la poitrine couverte de ses<br />

ordres étincelants et les mains jointes. Il était<br />

appuyé contre le tronc de l’arbre, et les regardait<br />

fixement, l’œil immobile. Ils tressaillirent à cette<br />

horrible vue, car les yeux brillants du comte<br />

avaient perdu tout leur feu.<br />

– Comte Aldini ! que vous est-il arrivé ?<br />

s’écria le colonel. Mais point de réponse, point de<br />

mouvement, pas le plus léger souffle ! Le<br />

médecin s’élança vers lui, ouvrit son habit,<br />

dénoua sa cravate, lui frotta le front ; puis se


tournant vers le colonel : – Tout secours est<br />

inutile. Il est mort. Il vient d’être frappé<br />

d’apoplexie. – Le colonel, rassemblant tout son<br />

courage, le pria de garder le silence sur cet<br />

événement. – Nous tuerons Angélique sur l’heure<br />

si nous n’agissons prudemment, lui dit-il. –<br />

Aussitôt il emporta lui-même le corps dans un<br />

pavillon voisin, le laissa sous la garde du valet de<br />

chambre, et revint au château avec le médecin.<br />

En chemin il changea vingt fois de résolution ; il<br />

ne savait s’il devait cacher cet événement à la<br />

pauvre Angélique, ou se hasarder à tout lui dire<br />

avec calme.<br />

En entrant dans la salle, il y trouva tout en<br />

désordre. Au milieu d’une conversation<br />

tranquille, les yeux d’Angélique s’étaient fermés<br />

tout à coup, et elle était tombée évanouie. Elle<br />

était étendue, sur un sopha dans la chambre<br />

voisine. Non pas défaite, ni pâle ; mais les<br />

couleurs de ses joues étaient plus vermeilles, un<br />

charme inexprimable, une sorte d’extase céleste<br />

était répandue sur ses traits. – Le médecin, après<br />

l’avoir longtemps contemplée avec étonnement,<br />

assura qu’elle ne courait pas le moindre danger,


et que mademoiselle de Grenville se trouvait<br />

plongée, d’une manière inconcevable, il est vrai,<br />

dans un sommeil magnétique. Il n’osait prendre<br />

sur lui de l’arracher à ce sommeil ; mais elle ne<br />

devait pas tarder à se réveiller elle-même.<br />

Pendant ce temps, on se parlait d’un air<br />

mystérieux dans l’assemblée. La mort du comte<br />

s’était répandue on ne savait comment ; chacun<br />

s’éloigna en silence ; seulement, d’instant en<br />

instant, on entendait rouler une voiture qui<br />

partait.<br />

La baronne, penchée sur sa fille, aspirait<br />

chaque trait de son haleine. Angélique murmurait<br />

des paroles que personne ne pouvait comprendre.<br />

Le médecin ne souffrit pas qu’on la déshabillât, il<br />

ne permit pas même qu’on la délivrât de ses<br />

gants ; le moindre attouchement pouvait lui<br />

devenir funeste.<br />

Tout à coup, Angélique ouvrit les yeux, se<br />

releva, et s’écria d’une voix retentissante : – Il est<br />

là. – Il est là ! Puis elle s’élança vers la porte du<br />

salon qu’elle ouvrit avec violence, traversa les<br />

antichambres, et franchit les degrés avec une


apidité sans égale.<br />

– Elle a perdu l’esprit ! Ô Dieu du ciel ! elle a<br />

perdu l’esprit ! s’écria sa mère.<br />

– Non, non, rassurez-vous, dit le médecin ; ce<br />

n’est point de la folie ; mais il se passe quelque<br />

chose d’extraordinaire. Et il s’élança sur les pas<br />

de la jeune fille.<br />

Il vit Angélique passer comme un trait la porte<br />

du château et courir sur la route, les bras<br />

étendus ; son riche voile de dentelle et ses<br />

cheveux, qui s’étaient détachés, flottaient au gré<br />

du vent.<br />

Un cavalier accourut au-devant d’elle, se jeta à<br />

bas de son cheval et s’élança dans ses bras. Deux<br />

autres cavaliers qui le suivaient, s’arrêtèrent<br />

également et mirent pied à terre.<br />

Le colonel, qui avait suivi en toute hâte le<br />

médecin, s’arrêta devant ce groupe dans un muet<br />

étonnement, et se frappa le front comme pour<br />

retenir ses pensées prêtes à l’abandonner.<br />

C’était Maurice qui pressait avec ardeur<br />

Angélique sur son sein ; auprès de lui étaient


Dagobert et un jeune homme en uniforme de<br />

général russe.<br />

– Non ! non ! s’écria plusieurs fois Angélique<br />

en serrant convulsivement son bien-aimé dans ses<br />

bras, non, jamais je n’ai été infidèle, mon tendre,<br />

mon loyal Maurice ! – Ah ! je le sais ! disait<br />

Maurice, je le sais, mon ange ! C’est un démon<br />

qui t’a entourée de ses pièges infernaux !<br />

Et il emporta plutôt qu’il ne conduisit<br />

Angélique vers le château, tandis que les autres<br />

les suivaient en silence. Ce ne fut qu’à la porte de<br />

sa demeure que le colonel retrouva la force de<br />

parler. Il regarda autour de lui d’un air étonné, et<br />

s’écria : – Quelles sont donc toutes ces<br />

apparitions ?<br />

– Tout s’éclaircira, répondit Dagobert ; et il<br />

présenta au colonel l’étranger comme le général<br />

russe Bogislav Sohilow, ami intime du major.<br />

Arrivé dans le château, Maurice, sans faire<br />

attention à l’effroi de la baronne, demanda d’un<br />

ton brusque : – Où est le comte Aldini ?<br />

– Chez les morts ! répondit le colonel d’une


voix sourde. Il a été frappé d’apoplexie, il y a une<br />

heure.<br />

Angélique trembla de tous ses membres.<br />

– Oui, dit-elle, je le savais. Au moment où il<br />

mourut je ressentis une commotion comme si un<br />

cristal se brisait en moi ; j’éprouvai un état<br />

singulier, et sans doute mon rêve me revint, car<br />

lorsque je me réveillai, les yeux terribles<br />

n’avaient plus de puissance sur moi ; j’étais<br />

dégagée de tous les liens de feu qui m’avaient<br />

environnée ! – J’étais libre ! – Je vis Maurice ! –<br />

Il venait ! – Je courus au-devant de lui ! – À ces<br />

mots elle s’attacha tendrement à son bien-aimé,<br />

comme si elle eût craint de le perdre encore.<br />

– Dieu soit béni ! dit la baronne en levant les<br />

yeux au ciel ; je sens diminuer le poids qui<br />

oppressait mon cœur ; je suis délivrée de<br />

l’inquiétude mortelle qui s’était emparée de moi<br />

depuis qu’Angélique devait donner sa main au<br />

comte !<br />

Le général Sohilow demanda à voir le<br />

cadavre. On le conduisit au pavillon. Lorsqu’on<br />

découvrit le drap qu’on avait étendu sur le corps,


le général recula tout à coup, et s’écria d’une voix<br />

troublée : – C’est lui ! – Par le Dieu du ciel, c’est<br />

lui !<br />

Angélique était tombée profondément<br />

endormie dans les bras du major. On la transporta<br />

dans sa chambre. Le médecin prétendit que ce<br />

sommeil était bienfaisant, et calmerait l’agitation<br />

violente de ses esprits, qui la menaçait d’une<br />

maladie grave.<br />

Nul des conviés ne restait au château. – Il est<br />

temps enfin, dit le colonel, de découvrir ces<br />

terribles mystères. Dis-nous, Maurice, quel ange<br />

sauveur t’a rappelé à la vie.<br />

« – Vous savez, dit Maurice, par quelle<br />

trahison je fus attaqué dans un village près des<br />

frontières. Frappé par un coup de faux, je tombai<br />

de cheval, entièrement privé de mes sens.<br />

J’ignore combien de temps je restai dans cette<br />

situation. Dans un demi-réveil, et l’esprit encore<br />

voilé par la douleur, j’éprouvai la sensation qu’on<br />

ressent en voyageant en voiture. Il était nuit<br />

sombre. Plusieurs voix chuchotaient auprès de<br />

moi : c’était la langue française dont on se


servait. Ainsi j’étais dans les mains de l’ennemi !<br />

Cette pensée s’offrit à moi, entourée de terreurs,<br />

et je retombai dans mon évanouissement. Alors<br />

suivit un état qui ne m’a laissé d’autre souvenir<br />

que des douleurs violentes, dont ma tête était<br />

atteinte. Un matin, je me réveillai l’esprit<br />

parfaitement libre. Je me trouvai dans un lit<br />

élégant, presque somptueux, tendu de rideaux de<br />

soie, ornés de franges et de glands massifs. La<br />

chambre, vaste et élevée, était couverte de tapis,<br />

et remplie de meubles lourdement dorés, à<br />

l’antique mode française. Un inconnu me<br />

regardait, presque courbé sur moi, et s’élança<br />

vers un cordon de sonnette, qu’il tira fortement.<br />

Peu de minutes après, la porte s’ouvrit, et deux<br />

hommes entrèrent. L’un d’eux était âgé ; il portait<br />

un habit brodé et la croix de Saint Louis à sa<br />

boutonnière. Le plus jeune s’approcha de moi,<br />

tâta mon pouls, et dit à l’autre : – Tout danger est<br />

passé ! il est sauvé !<br />

« Le plus vieux s’annonça alors à moi comme<br />

le chevalier de Tressan, dans le château duquel je<br />

me trouvais. Il était en voyage, me dit-il, et il<br />

passait par le village où j’avais été attaqué, au


moment où les paysans se disposaient à me piller.<br />

Il parvint à me délivrer de leurs mains. Alors il<br />

me fit transporter dans sa voiture, et reprit avec<br />

moi le chemin de son château, qui était éloigné de<br />

toute communication avec les routes militaires.<br />

Là, il m’avait fait soigner des blessures que<br />

j’avais reçues à la tête par son chirurgien, homme<br />

fort habile. Il conclut en me disant qu’il aimait<br />

ma nation, qui l’avait bien accueilli dans les<br />

temps calamiteux de la révolution, et qu’il se<br />

réjouissait de pouvoir m’être utile. Tout ce qui<br />

pouvait me soulager ou me plaire dans son<br />

château était à mon service, et il ne souffrirait pas<br />

que je le quittasse avant que d’être parfaitement<br />

rétabli. Il déplorait, au reste, l’impossibilité où il<br />

se trouvait de faire connaître à mes amis le lieu<br />

de mon séjour.<br />

« Le chevalier était veuf, ses fils absents ;<br />

ainsi je me trouvai seul avec lui, le chirurgien et<br />

les nombreux domestiques du château. Ma santé<br />

se rétablissait doucement, et le chevalier faisait<br />

tous ses efforts pour me rendre agréable le séjour<br />

de sa terre. Sa conversation était spirituelle, et ses<br />

vues plus profondes qu’elles ne le sont


d’ordinaire chez sa nation. Il parlait d’arts, de<br />

sciences ; mais, autant qu’il le pouvait, il<br />

s’abstenait de faire mention des événements du<br />

temps. Ai-je besoin de dire que mon Angélique<br />

était mon unique pensée, et que ma plus vive<br />

douleur était de la savoir affligée de ma mort ! –<br />

Je tourmentais sans relâche le chevalier pour<br />

qu’il fit parvenir mes lettres au quartier général.<br />

Il s’excusa en me disant qu’il ne savait dans<br />

quelle direction se dirigeaient alors nos armées, et<br />

il me consola en m’assurant que, dès que je serais<br />

guéri, il m’aiderait à retourner dans ma patrie.<br />

D’après ses discours, je dus conclure que la<br />

guerre avait recommencé avec plus<br />

d’acharnement, et que les armes avaient été<br />

défavorables aux alliés, ce qu’il me taisait par<br />

délicatesse.<br />

« Mais je n’ai besoin que de retracer quelques<br />

circonstances isolées pour justifier les soupçons<br />

que Dagobert a conçus.<br />

« J’étais déjà à peu près délivré de la fièvre,<br />

lorsqu’une nuit je tombai dans un état de rêverie<br />

incroyable, dont le souvenir, bien que confus, me


fait encore frémir. Je vis Angélique, mais c’était<br />

comme si son corps n’eût été qu’une vapeur<br />

tremblotante que je m’efforçais vainement de<br />

saisir. Une autre créature se glissait entre elle et<br />

moi, s’appuyait sur ma poitrine, y plongeait la<br />

main pour s’emparer de mon cœur, et au milieu<br />

des douleurs les plus affreuses, je me sentais<br />

saisir d’une volupté infinie. – Le lendemain<br />

matin, mon premier regard tomba sur un portrait<br />

qui était suspendu au pied de mon lit, et que je<br />

n’avais jamais remarqué. Je fus effrayé du fond<br />

de mon âme, car c’était Marguerite dont les yeux<br />

noirs et animés étaient fixés sur moi. Je demandai<br />

au domestique d’où venait ce portrait et qui il<br />

représentait. Il me dit que c’était celui de la nièce<br />

du chevalier, la marquise de Tressan ; que ce<br />

portrait avait toujours été à cette place, et que je<br />

ne l’avais remarqué ce matin-là que parce qu’on<br />

avait enlevé la veille toute la poussière qui le<br />

couvrait. Le chevalier confirma cette réponse du<br />

domestique. Depuis, chaque fois que je voulais<br />

rêver à Angélique, Marguerite s’offrait devant<br />

moi. J’étais en quelque sorte étranger à mes<br />

propres sensations, une puissance extérieure


disposait de mes pensées, et, dans le délire que<br />

me causait cette lutte, il me semblait que je ne<br />

pouvais me débarrasser de Marguerite. Je<br />

n’oublierai jamais les angoisses de cette cruelle<br />

situation.<br />

« Un matin, j’étais étendu sur un sopha, près<br />

de la fenêtre, me ranimant aux douces<br />

exhalaisons que m’envoyait la brise matinale,<br />

lorsque j’entendis au loin les éclats de la<br />

trompette. – Aussitôt je reconnais la joyeuse<br />

fanfare de la cavalerie russe ; mon cœur bondit de<br />

joie, il me semble que chaque son de cet air<br />

m’apporte les paroles consolantes de mes amis,<br />

qu’ils viennent me tendre la main, me relever du<br />

cercueil où une puissance ennemie m’avait<br />

renfermé ! – Quelques cavaliers accourent avec la<br />

rapidité de l’éclair. Je les regarde. – Bogislav !<br />

mon Bogislav ! m’écriai-je dans l’excès de mon<br />

ravissement. Le chevalier entre dans ma chambre,<br />

pâle et troublé ; il m’annonce qu’on lui envoie<br />

inopinément des soldats à loger ; il prononce<br />

quelques mots d’excuse. Moi, sans l’écouter, je<br />

m’élance au bas des marches, et je cours tomber<br />

dans les bras de Bogislav !


« À mon grand étonnement, j’apprends alors<br />

que la paix est conclue depuis longtemps, et que<br />

la plupart des troupes est en pleine retraite ;<br />

toutes choses que le chevalier m’avait cachées,<br />

tandis qu’il me retenait comme un prisonnier<br />

dans son château. Personne de nous ne pouvait<br />

deviner les motifs de cette conduite, mais chacun<br />

soupçonnait une menée sourde et déloyale. Dès<br />

ce moment, le chevalier ne fut plus le même ; il<br />

se montra constamment grondeur, tracassier, et<br />

lorsque je le remerciais avec chaleur de m’avoir<br />

sauvé la vie, il ne me répondait que par un sourire<br />

rusé et ironique.<br />

« Après vingt-quatre heures de halte, Bogislav<br />

se mit en route, et je laissai avec joie le vieux<br />

château derrière moi. » – Maintenant, Dagobert<br />

c’est à toi de parler.<br />

« – Qui pourrait douter de la force des<br />

pressentiments que nous renfermons dans notre<br />

âme ? dit Dagobert. Pour moi, je n’ai jamais cru à<br />

la mort de mon ami. L’esprit qui nous révèle la<br />

destinée dans nos rêves me disait que Maurice<br />

vivait et qu’il était retenu loin de nous par des


liens merveilleux. Le mariage d’Angélique avec<br />

le comte déchirait mon cœur. – Lorsque je vins<br />

ici, il y a quelque temps, lorsque je trouvai<br />

Angélique dans une disposition d’esprit qui, je<br />

l’avoue, me causa de l’horreur, parce que j’y<br />

voyais l’effet d’une puissance surnaturelle, je<br />

formai la résolution de faire un pèlerinage en<br />

pays étranger pour chercher mon Maurice. Je ne<br />

vous parlerai pas du bonheur, du ravissement que<br />

j’éprouvai en retrouvant, sur les bords du Rhin,<br />

Maurice qui revenait en Allemagne avec le<br />

général Sohilow.<br />

« Tous les tourments de l’enfer s’emparèrent<br />

de lui en apprenant le mariage d’Angélique et du<br />

comte. Mais toutes ses malédictions, toutes ses<br />

plaintes cessèrent, lorsque je lui fis part de<br />

certains soupçons que je nourrissais, et lorsque je<br />

l’assurai qu’il était en mon pouvoir de détruire<br />

toutes intrigues du comte. Le général Sohilow<br />

tressaillit en entendant prononcer le nom du<br />

comte, et, lorsque je lui eus décris sa tournure,<br />

son langage et ses traits, il s’écria : – Sans nul<br />

doute, c’est lui ! c’est lui-même ! »


– Apprenez, dit le général en interrompant<br />

Dagobert, apprenez qu’il y a plusieurs années, ce<br />

comte Aldini m’a enlevé à Naples, par un art<br />

infernal qu’il possède, une femme que j’adorais.<br />

Au moment où je plongeai mon épée dans le<br />

corps de ce traître, ma fiancée fut séparée de moi<br />

pour jamais. Je fus forcé de m’enfuir, et le comte,<br />

guéri de sa blessure, parvint à obtenir sa main.<br />

Mais, le jour de leur mariage, elle fut atteinte<br />

d’une crise nerveuse dans laquelle elle<br />

succomba !<br />

– Ciel ! s’écria la baronne, un sort semblable<br />

attendait cette enfant ! – Et cette terrible<br />

apparition dont nous parlait Maurice le soir où le<br />

comte vint pour la première fois nous surprendre<br />

et nous causer tant d’effroi !<br />

– Je vous disais dans ce récit, dit Maurice, que<br />

la porte s’était ouverte avec fracas ; il me sembla<br />

qu’une figure vague et incertaine traversait la<br />

chambre. Bogislav était près d’expirer d’effroi. Je<br />

parvins difficilement à le rappeler à lui-même ;<br />

enfin il me tendit douloureusement la main et me<br />

dit : – Demain, toutes mes souffrances seront


terminées. – Sa prédiction se réalisa, mais d’une<br />

autre manière qu’il l’avait pensé. Le lendemain,<br />

dans le plus épais de la mêlée, il fut atteint à la<br />

poitrine d’un coup de biscayen qui le renversa de<br />

son cheval. La balle avait frappé sur son sein le<br />

portrait de la belle infidèle, et l’avait brisé en<br />

mille pièces. Il fut ainsi préservé d’une blessure<br />

mortelle, et ne reçut qu’une contusion dont il<br />

guérit facilement. Depuis ce temps, mon ami<br />

Bogislav a recouvré le calme de son cœur.<br />

– Rien n’est plus vrai, dit le général, et le<br />

souvenir de la bien-aimée que j’ai perdue ne me<br />

cause plus qu’une mélancolie à laquelle je trouve<br />

des charmes. – Mais laissons notre ami Dagobert<br />

terminer son histoire.<br />

« – Nous nous remîmes tous trois en route, dit<br />

Dagobert. Ce matin, au point du jour, nous<br />

arrivâmes dans la petite ville de P***, située à six<br />

milles d’ici. Nous comptions y rester quelques<br />

heures et repartir. Tout à coup je crus voir<br />

Marguerite s’élancer d’une chambre de l’auberge<br />

où nous étions, et accourir vers nous. C’était elle,<br />

pâle et les yeux égarés. Elle retomba aux genoux


du major, les embrassa en s’accusant des crimes<br />

les plus noirs, jura qu’elle avait mille fois mérité<br />

la mort, et le supplia de l’égorger sur l’heure.<br />

Maurice la repoussa avec horreur, et s’échappa. »<br />

– Oui ! s’écria le major en voyant Marguerite<br />

à mes pieds, toutes les souffrances que j’avais<br />

éprouvées dans le château s’emparèrent encore de<br />

moi, et j’éprouvai une fureur que je n’avais<br />

jamais ressentie. J’étais sur le point de plonger<br />

mon épée dans le sein de Marguerite, lorsque,<br />

rassemblant toutes mes forces, je parvins à<br />

m’enfuir.<br />

« – Pour moi, reprit Dagobert, je relevai<br />

Marguerite, et je la portai dans sa chambre.<br />

Bientôt je parvins à la calmer, et j’appris, par ses<br />

discours entrecoupés, ce que j’avais soupçonné.<br />

Elle me donna une lettre qu’elle avait reçue la<br />

veille, à minuit, du comte Aldini. La voici. »<br />

Dagobert tira une lettre de sa poche et lut ce<br />

qui suit : « Fuyez, Marguerite ! tout est perdu !<br />

l’homme odieux approche ! Toute ma science ne<br />

peut rien contre le destin, qui m’entraîne au<br />

moment de réussir. – Marguerite, je vous ai


initiée dans des mystères dont la connaissance eût<br />

anéanti une femme ordinaire ; mais votre esprit<br />

robuste, votre intelligence élevée, ont fait de vous<br />

un digne sujet. Vous m’avez bien assisté. Par<br />

vous, j’ai dominé l’âme d’Angélique. Pour vous<br />

en récompenser, j’ai voulu assurer le bonheur de<br />

votre vie ; mais toutes mes opérations ont été<br />

vaines. Fuyez ! fuyez pour éviter votre perte !<br />

Pour moi, je le sens, le moment qui approche me<br />

donnera la mort. Dès que ce moment viendra,<br />

j’irai sous l’arbre à l’ombre duquel nous avons si<br />

souvent parlé de cette science mystérieuse. –<br />

Marguerite, renoncez à ces secrets ! La nature est<br />

une mère cruelle, elle tourne ses forces contre ses<br />

enfants audacieux, qui cherchent à soulever ses<br />

voiles. – Je tuai jadis une femme au moment où<br />

j’allais me plonger avec elle dans les délices de<br />

l’amour. Et cependant, insensé que j’étais,<br />

j’espérais encore faire servir ma science<br />

impuissante à me procurer le bonheur ! – Adieu,<br />

Marguerite ! Retournez dans votre patrie ; le<br />

chevalier de Tressan aura soin de vous. Adieu ! »<br />

Un long silence suivit la lecture de cette lettre.


– Il faut donc, dit à voix basse la baronne, que<br />

je croie à des choses contre lesquelles mon cœur<br />

s’est toujours révolté. Mais comment Angélique<br />

a-t-elle pu oublier si promptement Maurice ? Je<br />

me souviens qu’elle était plongée dans une<br />

exaltation continuelle, et que son penchant pour<br />

le comte se déclara d’une façon singulière. Elle<br />

m’avoua que chaque nuit elle rêvait du comte, et<br />

que ces rêves lui procuraient de douces extases.<br />

– Marguerite m’a avoué qu’elle murmurait<br />

chaque nuit le nom du comte à l’oreille<br />

d’Angélique, reprit Dagobert, et que le comte luimême<br />

s’avançait quelquefois vers la porte, et y<br />

demeurait quelques instants les yeux fixés sur<br />

votre fille endormie, et les bras étendus vers elle.<br />

– Mais sa lettre n’a pas besoin de commentaire. Il<br />

est certain que le comte exerçait une grande<br />

puissance magnétique, et qu’il l’employait à<br />

captiver les forces psychiques. Il était en relation<br />

avec le chevalier de Tressan, et il appartenait à<br />

cette école qui compte beaucoup d’adeptes en<br />

France et en Italie, et dont le vieux Puységur était<br />

le chef. Je pourrais pénétrer plus avant dans ces<br />

moyens mystérieux, et je pourrais vous expliquer


tout ce qui vous paraît surnaturel dans l’influence<br />

qu’exerçait le comte. – Mais laissons cela pour<br />

aujourd’hui !<br />

– Oh ! pour toujours, s’écria la baronne. Plus<br />

rien de ce monde sinistre où règne l’épouvante !<br />

Grâces soient rendues au ciel de nous avoir<br />

délivrés de cet hôte terrible.<br />

Le lendemain, on revint à la ville. Le colonel<br />

et Dagobert restèrent seuls pour veiller à la<br />

sépulture du comte.<br />

Depuis longtemps Angélique était l’heureuse<br />

femme du major. Un soir, par un temps orageux<br />

de novembre, toute la famille était rassemblée<br />

auprès du feu avec Dagobert, dans le même salon<br />

où le comte Aldini avait fait son apparition en<br />

manière de spectre. Comme alors, les voix<br />

mystérieuses des esprits, que l’ouragan et les<br />

vents avaient réveillés, sifflaient et mugissaient<br />

sur les toits.<br />

– Vous rappelez-vous ?... dit la baronne, les<br />

yeux étincelants ; vous souvenez-vous encore ?...<br />

– Surtout point d’histoires de spectres ! s’écria


le colonel.<br />

Mais Angélique et Maurice ne purent<br />

s’empêcher de dire ce qu’ils avaient ressenti ce<br />

soir-là, comme ils s’étaient déjà aimés au-delà de<br />

toute expression ; et ils se plurent à rappeler les<br />

plus petites circonstances qui s’étaient alors<br />

passées.<br />

– N’est-ce pas, Maurice, dit Angélique : ces<br />

récits ne t’effraient pas ? Ne te semble-t-il pas,<br />

comme à moi, que la voix merveilleuse des vents<br />

ne nous parle plus que de notre amour ?<br />

– Oui, sans doute, s’écria Dagobert. Et la<br />

machine à thé même, avec ses sifflements, ne me<br />

semble plus renfermer que des petits esprits<br />

domestiques qui fredonnent une chanson de<br />

berceau.<br />

Angélique cacha sa figure, couverte de<br />

rougeur, dans le sein de l’heureux Maurice.


Zacharias Werner


Nous causions :<br />

– Rien ne m’afflige plus, dit Sylvestre, que de<br />

voir, au lieu d’une comédie, où tout se rattache à<br />

un même fil, où toute l’action tend régulièrement<br />

à la formation d’un tout, que de voir, dis-je, une<br />

suite de circonstances capricieuses et de<br />

situations isolées. Il est fâcheux que ce soit l’un<br />

de nos plus vigoureux écrivains dramatiques de<br />

ces dernières années qui ait donné le signal de<br />

cette manière légère de traiter la comédie. Du<br />

temps des anciens auteurs, dans lesquels on ne<br />

saurait méconnaître une étude sérieuse de l’art<br />

dramatique, le poète s’efforçait toujours de créer<br />

un plan substantiel d’où sortaient naturellement<br />

les traits comiques, grotesques et spirituels, parce<br />

que cela était indispensable : Junger, qui nous<br />

semble souvent faible et mou, a toujours travaillé<br />

de la sorte, et Bretzner lui-même connaît l’art de<br />

faire jaillir l’esprit comique des combinaisons<br />

d’un plan : aussi, je l’estime fort.<br />

– Pour moi, dit Lothaire, ses opéras l’ont


entièrement perdu dans mon esprit ; ce sont des<br />

modèles de ce qu’il ne faut pas faire.<br />

– Vous, qui parlez de règles dramatiques,<br />

s’écria Vincent, vous perdez votre temps à<br />

raisonner sur une nullité, et l’on peut vous dire,<br />

comme Roméo à Mercutio : « Silence, ô silence,<br />

mes braves gens ! vous parlez d’un rien ! » Je<br />

suis d’avis que nous ne verrons jamais<br />

représenter une bonne pièce, par le simple motif<br />

que les vieux ouvrages ne conviennent plus du<br />

tout à la faiblesse de notre constitution et que<br />

nous ne pourrions les digérer ; et, quant aux<br />

nouveaux, on n’en saurait écrire de bons. D’où<br />

cela vient-il ? J’ai dessein de le dire dans un traité<br />

de quarante feuilles, tout au moins ; mais pour le<br />

moment, je vous le résumerai en deux mots : nos<br />

mœurs pâles et prosaïques nous ont ôté l’esprit<br />

qui consiste à jouer avec soi-même, et l’égalité<br />

sociale, qui a mis tous nos travers en commun,<br />

nous a ôté le goût d’en rire. – Dixi, s’écria<br />

Sylvestre, en riant, et là-dessous le grand nom de<br />

Vincent, avec scel et paraphe ! J’ai remarqué, au<br />

contraire, que les pièces de bas comique<br />

diminuent, et dans ce nombre je compte surtout


les pièces dites à tiroirs, dans lesquelles un habile<br />

coquin trompe un bon homme d’oncle, ou un<br />

directeur de spectacle, par d’absurdes<br />

travestissements. Cependant, il y a peu d’années,<br />

cette nourriture maigre et peu substantielle était<br />

le pain quotidien de chaque théâtre.<br />

– Elles continueront d’abonder tant qu’il y<br />

aura des comédiens bouffis de vanité, dit<br />

Lothaire, et auxquels rien au monde ne semble<br />

plus intéressant que de se montrer, dans la même<br />

soirée, sous des soubrevestes et des perruques de<br />

couleurs diverses, et de se faire admirer comme<br />

des merveilles du genre caméléon. J’ai toujours ri<br />

en moi-même de cette suffisance qui se donne<br />

son apothéose, et qui convertit un homme en<br />

marionnette, en le faisant renoncer à son moi,<br />

sans lequel il n’est pas d’art comique. C’est<br />

d’ordinaire un monsieur bien pincé, bien<br />

turbulent, mais sans verve, agile sans nécessité,<br />

qui se déploie devant le public afin qu’on<br />

l’admire, sans aucunement s’occuper du pauvre<br />

comédien qui joue le rôle de compère. Si un<br />

emploi peut forcer celui qui le remplit, comme<br />

nous le voyons dans Wilhelm Meister, de Goethe,


à prendre tous les rôles dans lesquels il y a des<br />

coups à recevoir, chaque théâtre devrait avoir un<br />

semblable sujet pour jouer les directeurs de<br />

spectacle qu’on bafoue ; et il aurait fort à faire,<br />

car il n’est pas de comédien qui ne voyage avec<br />

un tel rôle dans sa poche, comme passeport et<br />

comme lettre de crédit.<br />

– Je me souviens à ce propos, dit Théodore,<br />

d’un homme bien singulier que je vis dans une<br />

petite ville du midi de l’Allemagne, au milieu<br />

d’une troupe de comédiens. C’était le portrait<br />

vivant de l’admirable pédant du roman de<br />

Goethe. Bien qu’il fût insupportable sur le<br />

théâtre, où il psalmodiait ses petits rôles avec une<br />

monotonie fatigante, on disait que, dans ses<br />

jeunes années, il avait été excellent comédien, et<br />

qu’il avait surtout admirablement joué ces rôles<br />

d’hôtes fripons qui reviennent presque dans<br />

chaque comédie, et dont l’hôte de l’auberge dans<br />

Le Monde renversé, de Tieck, déplore si<br />

vivement la disparition sur la scène. Lorsque je le<br />

vis, il me sembla avoir parfaitement pris son parti<br />

sur le destin qui l’avait sans doute poursuivi<br />

rudement ; et, plongé dans une apathie totale, il


n’attachait plus de valeur à rien au monde, et<br />

particulièrement à lui-même. Rien ne pouvait<br />

traverser l’épaisse enveloppe d’indifférence<br />

qu’une vie misérable et vulgaire avait formée<br />

autour de lui, et il s’y complaisait avec délices.<br />

Souvent, cependant, un éclair de génie scintillait<br />

du fond de ses yeux creusés, et une expression<br />

satirique se répandait sur ses traits, en sorte que,<br />

sous la manière humble et soumise à l’excès qu’il<br />

affectait envers tout le monde, et surtout envers<br />

son directeur, homme puéril et vain, perçait une<br />

ironie sanglante. Le dimanche, il avait coutume<br />

de venir s’asseoir au bas bout de la table d’hôte<br />

de la première auberge de la ville, dans un<br />

vêtement propre et bien brossé, mais dont la<br />

couleur fantasque et la coupe plus fantasque<br />

encore annonçaient le comédien des temps<br />

passés. Là, il tâchait de bien vivre, et se livrait<br />

aux plaisirs de la table sans proférer une seule<br />

parole, bien qu’il se montrât fort modéré sur le<br />

chapitre du vin, vidant à peine la bouteille qu’on<br />

plaçait devant lui. À chaque verre qu’il se servait,<br />

il s’inclinait humblement devant l’hôte, qui<br />

l’agréait le dimanche à sa table, en récompense


des leçons d’écriture qu’il donnait à ses enfants.<br />

Un dimanche, il arriva que toutes les places se<br />

trouvèrent prises à la table d’hôte ; il s’en trouvait<br />

une seule auprès du vieux comédien, et zeste, je<br />

m’y glissai, dans l’espoir de faire paraître au<br />

grand jour l’esprit supérieur que mon homme<br />

cachait avec tant de sollicitude. Il était difficile,<br />

presque impossible, d’approcher du comédien ;<br />

quand on croyait le tenir, il se baissait sous vos<br />

mains et vous échappait à force d’humilité et de<br />

soumission. Enfin, après l’avoir forcé, à grandpeine,<br />

à se laisser verser deux verres d’un vin<br />

capiteux, il parut se dilater un peu, et parla avec<br />

une émotion visible du bon vieux temps du<br />

théâtre, qui avait disparu et qui ne reviendrait<br />

jamais. À la fin du repas, deux de mes amis<br />

vinrent à moi, et le comédien voulut se retirer. Je<br />

le retins ferme, bien qu’il protestât du ton le plus<br />

misérable « qu’un pauvre comédien usé n’était<br />

pas une société digne de messieurs aussi<br />

honorables, qu’il n’était nullement convenable<br />

qu’il restât, que ce n’était pas sa place, et qu’on<br />

ne le souffrait à cette table que pour le petit peu<br />

de nourriture qu’on voulait bien lui donner, etc. »


– Enfin il céda, mais je dois moins l’attribuer à la<br />

persuasion de mon éloquence qu’à l’appât<br />

irrésistible d’une tasse de café et d’une pipe<br />

d’excellent tabac turc que je lui offris. Il resta<br />

donc, et parla avec esprit et vivacité de l’ancienne<br />

scène : il avait vu jouer Eckhof et Schroeder ;<br />

bref, il se découvrit à nous, et nous vîmes que son<br />

état d’abattement provenait des regrets du passé,<br />

que ce temps écoulé était le paradis perdu pour<br />

lui où il respirait, où il vivait encore, et que, jeté<br />

hors de là, il flottait sans soutien et ne savait plus<br />

à quoi se prendre. Que cet homme nous surprit<br />

lorsque, devenu enfin joyeux et ouvert, il nous<br />

récita, avec une énergie d’expression qui pénétra<br />

nos âmes, le récit du fantôme dans Hamlet, tel<br />

que Schroeder l’a traduit ! (Il n’avait jamais<br />

entendu parler de la traduction de Schlegel.)<br />

Nous ne pûmes lui refuser de lui exprimer toute<br />

notre admiration lorsqu’il prononça quelques<br />

passages du rôle de Polonius d’une manière qui<br />

nous fit voir devant nos yeux le courtisan que la<br />

vie des cours a rendu puéril, sans lui ôter<br />

entièrement les principes de sagesse humaine qui<br />

réveillent de temps en temps sa raison. Mais tout


cela n’était que le prologue d’une scène telle que<br />

je n’en vis jamais et qui ne s’effacera plus de ma<br />

mémoire. J’arrive maintenant au point de notre<br />

conversation qui m’a fait souvenir de mon vieux<br />

comédien, et je vous prie de me pardonner ce<br />

long préambule. Le pauvre homme était forcé de<br />

jouer les misérables rôles de compère, dont nous<br />

parlions tout à l’heure, et il devait, dans peu de<br />

jours, jouer Le Directeur de spectacle dans<br />

l’embarras, avec le directeur du théâtre luimême,<br />

qui s’attendait à briller dans le rôle du<br />

comédien mystificateur. Soit que ce jour son<br />

ancien esprit (celui qu’il s’efforçait toujours de<br />

mortifier) se fût réveillé en lui, soit que, contre<br />

son habitude, il eût eu recours au vin pour<br />

soutenir sa verve, dès son entrée en scène il se<br />

montra tout autre qu’on ne l’avait vu jusqu’alors :<br />

ses yeux étincelaient, et la voix sourde et<br />

tremblante du vieil hypocondre s’était changée en<br />

une basse pleine et sonore, comme en ont au<br />

théâtre les oncles riches que la justice poétique<br />

amène à la fin des comédies pour punir la folie et<br />

récompenser la sagesse. Au reste, les choses se<br />

passèrent comme d’ordinaire. Mais quel fut


l’étonnement du public lorsque après les<br />

premières scènes de travestissement, étant seul,<br />

cet homme singulier s’avança sur le bord du<br />

théâtre, le sarcasme sur les lèvres, et lui parla à<br />

peu près en ces termes : « Est-il bien possible<br />

qu’on veuille fonder l’illusion sur un habit taillé<br />

de telle ou telle manière, sur une perruque plus ou<br />

moins frisée, et soutenir par ces moyens-là un<br />

misérable talent que n’anime pas un esprit<br />

original ? Le jeune homme qui a voulu de la sorte<br />

se faire passer à mes yeux pour un artiste à<br />

expédients, pour un génie transformateur,<br />

n’aurait pas dû gesticuler si immodérément, puis<br />

retomber sur lui-même comme un couteau de<br />

poche, et rouler les r d’une façon si fatale à<br />

l’oreille ; alors peut-être le public et moi-même<br />

n’aurions-nous pas reconnu aussitôt notre petit<br />

directeur, comme la chose vient d’arriver à faire<br />

pitié ! – Mais comme la pièce doit durer encore<br />

une demi-heure, je vais pendant tout ce temps<br />

faire comme si je n’avais rien remarqué, bien que<br />

cela m’ennuie furieusement et me dérange fort. »<br />

Bref, à chaque entrée du directeur, le vieux<br />

comédien lui donnait sa réplique d’un air


incrédule et d’une façon si divertissante, que la<br />

salle retentissait des éclats de rire des spectateurs.<br />

Rien n’était plus plaisant que de voir le directeur,<br />

tout occupé de ses travestissements, continuer<br />

son rôle jusqu’à la fin, sans se douter du tour<br />

qu’on lui jouait sur la scène. Il se pouvait que le<br />

vieux comédien fût d’accord, pour son méchant<br />

complot, avec l’habilleur du théâtre ; toujours estil<br />

que le malheureux directeur était fort long à se<br />

vêtir, et les intervalles des scènes que le vieux<br />

comédien devait remplir duraient plus longtemps<br />

que d’ordinaire. Aussi avait-il le loisir de lancer<br />

les brocards les plus amers contre le pauvre<br />

directeur, et d’imiter avec une vérité foudroyante<br />

son jeu et son langage, ce qui faisait pâmer les<br />

spectateurs. Toute la comédie fut ainsi inversée,<br />

et les scènes accessoires devinrent les scènes<br />

principales, scènes ravissantes et inouïes. Je me<br />

rappelle surtout que le vieux comédien annonçait<br />

quelquefois au public de quelle manière le<br />

directeur allait paraître, imitant d’avance sa mine<br />

et ses attitudes, que celui-ci attribuait à<br />

l’expression comique de ses traits les rires<br />

bruyants qui l’accueillaient, et qui s’adressaient à


l’imitation parfaite que l’autre venait d’en faire.<br />

Enfin le directeur apprit ce qui s’était passé ; le<br />

vieux comédien eut peine à se soustraire aux<br />

mauvais traitements dont il le menaçait, et la<br />

scène lui fut interdite ; en revanche, le public le<br />

prit en affection, et le défendit si chaudement,<br />

que le directeur, poursuivi chaque soir par les<br />

huées des spectateurs, se vit forcé de fermer son<br />

théâtre et d’aller s’établir dans une autre ville.<br />

Quelques citoyens honorables, à la tête desquels<br />

se trouvait l’hôte de l’auberge, se réunirent pour<br />

assurer au vieillard un petit revenu, afin de lui<br />

procurer une vie honorable et tranquille. Mais un<br />

comédien est un être inexplicable ! Un an s’était<br />

à peine écoulé lorsqu’il disparut subitement.<br />

Depuis, on le rencontra, courant le pays avec une<br />

troupe ambulante, plus misérable et plus mal<br />

content que jamais.<br />

– Cette anecdote, dit Ottmar, pourrait trouver<br />

place dans un livre de morale à l’usage des<br />

comédiens et de ceux qui veulent le devenir.<br />

Pendant que nous causions ainsi, Cyprien<br />

s’était levé en silence, et, après avoir fait


quelques pas dans la chambre, il s’était établi<br />

près de sa fenêtre, derrière les rideaux qui étaient<br />

tirés. Au moment où Ottmar se tut, un tourbillon<br />

de vent vint mugir dans la chambre, les lumières<br />

menacèrent de s’éteindre, tout le pupitre de<br />

Théodore devint vivant, mille papiers volèrent çà<br />

et là dans la chambre, et les cordes du fortépiano,<br />

qui était resté ouvert, rendirent un son<br />

prolongé.<br />

– Eh ! Cyprien, que fais-tu ? s’écria Théodore<br />

en voyant ses notes littéraires abandonnées à la<br />

furie du vent d’hiver. Et chacun s’efforça de<br />

sauver les lumières et de se préserver des flocons<br />

de neige qui pénétraient de toutes parts.<br />

– Il est vrai, dit Cyprien en refermant la<br />

fenêtre, il est vrai que le temps ne permet pas que<br />

l’on contemple la nature.<br />

Sylvestre prit par les deux mains Cyprien, qui,<br />

dans sa distraction, se laissa reconduire à sa<br />

place, qu’il avait quittée. – Dis-moi, lui demanda<br />

Sylvestre, dans quelles régions inconnues tu t’es<br />

égaré ; car ton esprit variable t’avait certainement<br />

transporté bien loin de nous.


– Je n’étais pas si loin de vous que tu peux le<br />

penser, répondit Cyprien, et c’est votre entretien<br />

même qui m’avait ouvert la porte pour<br />

m’échapper. Au moment où vous parliez si<br />

longuement de comédie, et où Vincent<br />

remarquait judicieusement que nous avions perdu<br />

de cet esprit qui joue de soi-même, je songeais,<br />

moi, que, dans ces temps nouveaux, la tragédie<br />

avait révélé plus d’un noble talent. À cette<br />

pensée, j’avais été frappé par le souvenir d’un<br />

poète qui débuta en prenant l’essor du génie le<br />

plus audacieux, mais dont l’esprit, voilé par de<br />

sombres nuages, s’affaissa de plus en plus.<br />

– Tu combats ici directement le principe de<br />

Lothaire, dit Ottmar ; il prétend que le génie<br />

véritable ne baisse jamais.<br />

– Et Lothaire a raison, continua Cyprien, s’il<br />

prétend que les plus violents orages de la vie ne<br />

peuvent éteindre la flamme sublime qui jaillit de<br />

nos âmes ; que les déboires les plus amers, que<br />

les événements les plus accablants, luttent<br />

vainement contre la puissance divine de l’esprit ;<br />

que l’arc ne se tend que davantage ; que la flèche


ne part qu’avec plus de rapidité. Mais il en est<br />

autrement lorsque l’embryon porte en lui le ver<br />

envenimé qui se développe avec sa sève, qui<br />

s’attache aux plus belles fleurs de sa vie : l’arbre<br />

recèle en lui-même son principe de mort ; il n’est<br />

pas besoin de tourmente pour l’abattre.<br />

– Alors il manquait au génie dont tu parles la<br />

première des qualités indispensables au poète<br />

tragique, qui doit pénétrer avec force et liberté<br />

dans la vie. Pour moi, je pense qu’une âme de<br />

poète doit être saine en tous points, libre de toute<br />

contrainte, et affranchie de ces faiblesses, ou,<br />

pour parler comme toi, de ce venin inné qui la<br />

ronge sourdement. Où se trouva jamais une âme<br />

plus saine et plus libre que celle de notre père<br />

sublime, de Goethe ? C’est avec de telles âmes<br />

qu’on crée des Goetz de Berlichingen, des<br />

Egmont. – Et si l’on peut accorder à notre<br />

Schiller cette force de demi-dieu, ce calme<br />

intellectuel parfait, la pure auréole de génie qui<br />

environne ses héros, et qui nous réchauffe de ses<br />

rayons, atteste un esprit créateur. N’oublions pas<br />

son brigand Moor, que Tieck nomme avec raison<br />

une création titanique. Mais nous voici bien loin


de ton poète, Cyprien, et je voudrais que tu nous<br />

disses, sans plus de façon, de qui tu veux parler,<br />

bien que je croie le deviner.<br />

– Au risque de m’entendre dire, comme vous<br />

l’avez fait souvent, que je me jette à travers votre<br />

conversation avec des paroles que vous ne<br />

pouvez vous expliquer, parce que je ne vous<br />

ouvre pas le champ de mes rêves, s’écria<br />

Cyprien, je ne craindrai pas de dire : Non, depuis<br />

le temps de Shakespeare, jamais un être<br />

semblable à ce terrible vieillard ne se montra sur<br />

la scène, et afin que vous ne demeuriez pas un<br />

seul instant en doute, j’ajouterai que nul poète<br />

moderne ne peut se vanter d’avoir produit une<br />

conception aussi puissante et aussi tragique que<br />

le drame des Fils de la Vallée, de Zacharias<br />

Werner.<br />

Nous nous regardâmes avec étonnement ; on<br />

repassa rapidement les traits principaux des<br />

poésies de Zacharias Werner, et l’on convint<br />

qu’on trouvait partout quelque chose de grand, de<br />

vraiment fort et tragique, mêlé à des idées<br />

bizarres, aventureuses, quelquefois vulgaires, qui


témoignaient que le poète n’avait jamais pu<br />

parvenir à voir nettement son héros, et qu’il lui<br />

manquait cette santé intellectuelle, cette sérénité<br />

intérieure sans laquelle, selon Lothaire, il n’est<br />

pas de poète tragique.<br />

Théodore avait ri en lui-même, comme s’il eût<br />

été d’une autre opinion. – Arrêtez, mes amis,<br />

point de précipitation ! s’écria-t-il ; je sais, et seul<br />

de vous tous je puis savoir que Cyprien parle<br />

d’un poème que le poète n’acheva pas, et qui doit<br />

rester inconnu, bien que les amis du poète, que<br />

ceux qui vivaient dans son intimité, et à qui il<br />

avait communiqué les scènes principales, fussent<br />

convaincus de la supériorité de cette œuvre, non<br />

pas seulement sur les autres compositions de<br />

l’auteur, mais sur toutes les tragédies des temps<br />

modernes * .<br />

* Hoffmann était un de ces amis qui vivaient dans l’intimité<br />

de l’auteur de la tragédie de Luther, du Vingt-quatre février, et<br />

de La Croix de la Baltique, demi-drame, demi-opéra dont<br />

Hoffmann fit la musique. Il n’est ici question que d’un des<br />

écrits de Werner. Hitzig a publié la vie de cet écrivain, dont<br />

l’existence rêveuse et agitée ne fut pas moins bizarre que celle<br />

d’Hoffmann, et qui, après avoir idéalisé le luthéranisme dans


– Je parlais, dit Cyprien, de la seconde partie<br />

de La Croix à la Baltique, où paraît cette création<br />

gigantesque du vieux roi de Prusse, Waidewuthis.<br />

Il me serait impossible de vous dépeindre<br />

clairement ce caractère, que le poète semble avoir<br />

évoqué du fond des profondeurs de la terre ;<br />

bornons-nous à entrevoir le mécanisme qui met<br />

en jeu ce personnage. – Les traditions historiques<br />

attribuent la première culture des anciens peuples<br />

de la Prusse à leur roi Waidewuthis. Il établit les<br />

droits de la propriété ; les champs furent limités ;<br />

il fit prospérer l’agriculture, et il donna un culte<br />

religieux à son peuple, en taillant lui-même trois<br />

idoles, auxquelles on faisait des sacrifices sous un<br />

ses poésies, alla se faire moine à Venise, et mourut en léguant<br />

sa plume au trésor de la Vierge à Mariazel. Sa vie entière et les<br />

contradictions qui la remplirent peuvent s’expliquer par un<br />

même motif : il fut toujours guidé par l’idée qu’il avait une<br />

mission divine, pensée qui le jeta dans un état d’aliénation<br />

complète. – Cette conversation est fort curieuse en ce qu’elle<br />

révèle cette pensée de Werner, et qu’elle fait connaître la fin<br />

d’un ouvrage qu’il n’a pas terminé. Les fragments qu’on en cite<br />

n’existaient plus que dans la mémoire d’Hoffmann, qui,<br />

heureusement, les a consignés sur le papier avant que de<br />

mourir. Le Tr.


chêne antique où il les avait suspendues. Mais<br />

une puissance funeste s’empare de lui alors qu’il<br />

se croit lui-même le dieu du peuple qu’il<br />

gouverne. Ces raides et grossières idoles qu’il a<br />

taillées de ses propres mains, afin que la force et<br />

la volonté se courbent devant cette représentation<br />

inanimée de la puissance d’en haut, s’animent<br />

tout à coup et s’éveillent à la vie. Ces esclaves<br />

soulevés contre leur maître, ces créatures<br />

révoltées contre leur créateur, tournent contre lui<br />

les armes dont il les a munis, et alors commence<br />

une lutte inouïe entre le principe surnaturel et le<br />

principe humain. – Je ne sais si je me suis<br />

expliqué bien clairement, et si j’ai réussi à vous<br />

faire comprendre l’idée colossale du poète ; mais,<br />

pour moi, je ne puis me défendre d’une secrète<br />

épouvante en songeant à ce Waidewuthis.<br />

– En effet, dit Théodore, notre ami Cyprien<br />

vient de pâlir, et sa frayeur nous prouve combien<br />

il a été frappé de ce tableau merveilleux dont il ne<br />

nous montre que quelques traits. Pour<br />

Waidewuthis, le poète l’a peint avec une vigueur<br />

miraculeuse, et il l’a fait assez fort et assez<br />

gigantesque pour qu’il soit digne de la lutte, et


pour que la victoire que remporte sur lui le<br />

christianisme nous paraisse plus grande et plus<br />

belle. Dans quelques scènes, ce vieux roi m’a<br />

semblé comme s’il était, pour parler comme<br />

Dante, l’imperador del doloro regno lui-même,<br />

qui vient errer sur la terre. Mais quant à la<br />

manière dont le poète a voulu terminer son<br />

ouvrage, il est difficile de le pressentir. Rien, du<br />

moins, ne me l’a fait deviner.<br />

– Pour moi, dit Vincent, il me semble qu’il est<br />

arrivé au poète avec sa tragédie comme au roi<br />

Waidewuthis avec ses idoles : son ouvrage a<br />

grandi au-dessus de sa tête, et il n’a pas eu assez<br />

de force pour le maîtriser. En général, s’il est<br />

vrai, comme le pense Cyprien, que le vieux roi<br />

avait les meilleures dispositions pour devenir un<br />

satan accompli, je ne vois pas alors comment on<br />

peut assez le rattacher à la terre pour faire de<br />

l’intérêt dramatique. Pour cela, il faudrait que ce<br />

satan fût un véritable héros de royauté.<br />

– Et cela est en effet, répliqua Cyprien. Pour le<br />

prouver, il faudrait savoir par cœur plusieurs<br />

scènes que le poète nous communiqua. Je me


souviens encore vivement d’un passage qui me<br />

parut admirable. Le roi Waidewuthis prévoit<br />

qu’aucun de ses fils ne pourra hériter de sa<br />

couronne. Il élève, pour en faire son héritier, un<br />

enfant qui paraît, je crois, dans la tragédie,<br />

d’abord à l’âge de douze ans. Dans la nuit ils se<br />

sont assis tous deux, Waidewuthis et l’enfant,<br />

auprès d’un feu, et le roi s’efforce d’enflammer<br />

son élève aux idées de puissance divine et<br />

absolue des despotes. – Ce discours de<br />

Waidewuthis, qui me sembla fort beau, était<br />

entièrement écrit. L’enfant tenant dans ses bras<br />

un jeune loup, fidèle camarade de ses jeux qu’il a<br />

élevé, écoute attentivement les paroles du<br />

vieillard, et lorsque celui-ci lui demande s’il<br />

sacrifierait bien son loup pour obtenir une telle<br />

puissance, l’enfant le regarde fixement, saisit son<br />

loup et le jette sans rien dire dans les flammes.<br />

– Je sais, dit Théodore en voyant Vincent<br />

sourire, je sais ce que vous allez dire ; j’entends<br />

déjà le jugement sévère par lequel vous allez<br />

condamner le poète, et je vous avoue qu’il y a<br />

peu de jours je me serais joint à vous, moins par<br />

conviction que par le chagrin de voir Werner


égaré sur une route qui nous éloigne à jamais de<br />

lui, et qui ne peut nous laisser le désir de le voir<br />

revenir à nous * . Mais maintenant je suis désarmé,<br />

entièrement désarmé, car j’ai lu la préface de sa<br />

tragédie La Mère des Machabées, morceau qui ne<br />

saurait être compris que par le petit nombre<br />

d’amis que le poète avait rassemblés autour de lui<br />

dans les bonnes années de son génie, et qui<br />

renferme la plus touchante confession de sa<br />

faiblesse coupable, les plaintes les plus<br />

douloureuses sur le bonheur qu’il a perdu à<br />

jamais. Peut-être cet aveu s’est-il<br />

involontairement échappé de son âme, et luimême<br />

n’a-t-il pas compris l’intention profonde<br />

qui se dévoilait dans ses paroles aux amis qu’il<br />

avait abandonnés. Il me semblait, en lisant cette<br />

préface remarquable, que les rayons lumineux du<br />

génie de Werner apparaissaient à moi du milieu<br />

d’un nuage, et le poète s’offrait à mes yeux<br />

comme un monomane à qui son idée fixe laisse<br />

des moments lucides, où, au lieu de déplorer ses<br />

faiblesses et ses erreurs, il s’efforce d’entasser<br />

* Il s’était fait jésuite. Le Tr.


d’ingénieux sophismes pour les faire excuser.<br />

Dans ce discours, Werner parle de cette seconde<br />

partie de La Croix à la Baltique qui nous occupe<br />

en cet instant, et il avoue... Ne fais pas d’aussi<br />

folles grimaces, Lothaire ; ne t’agite pas ainsi sur<br />

ta chaise, Ottmar ; l’auteur des Fils de la Vallée<br />

mérite bien que nous parlions de lui avec quelque<br />

ferveur. Mon cœur est plein de cet homme, et il<br />

faut que je donne un libre cours à ma pensée qui<br />

déborde !<br />

– Tu auras beau te fâcher, trépigner, m’injurier<br />

et me maudire, mon pauvre Théodore, s’écria<br />

Vincent ; il faut que je lance au milieu de tes<br />

méditations une petite anecdote qui jettera, du<br />

moins pendant quelques minutes, un rayon de<br />

clarté sur toutes ces figures sombres. – Notre<br />

poète avait invité quelques amis à venir entendre<br />

la lecture du manuscrit de La Croix à la Baltique.<br />

dont ils connaissaient des fragments qui avaient<br />

excité leur curiosité au plus haut degré. Assis,<br />

comme d’usage, au milieu du cercle, près d’une<br />

petite table sur laquelle brûlaient deux bougies<br />

sur de hauts flambeaux, le poète avait tiré son<br />

manuscrit de son sein et placé devant lui son


mouchoir de soie teint en bleu de Prusse, nuance<br />

vraiment vernaculaire et tout à fait de<br />

circonstance. – Un profond silence règne à<br />

l’entour, pas un souffle ne se fait entendre ! –<br />

Werner se compose une de ces physionomies<br />

railleuses qui lui sont propres et qui sont au-delà<br />

de toute description, et il commence : – Vous<br />

vous souvenez sans doute qu’à la première scène,<br />

au lever du rideau, les Prussiens sont assemblés<br />

sur les bords de la mer Baltique, et invoquent, par<br />

leurs noms, les divinités sauvages qu’ils viennent<br />

adorer. – Il commence donc :<br />

Bankputtis ! Bankputtis ! Bankputtis !<br />

Puis une pause. Alors s’élève d’un coin de la<br />

chambre la voix douce d’un des auditeurs :<br />

« Mon cher ami ! mon admirable et excellent<br />

Werner ! si tu as écrit tout ton poème dans ce<br />

maudit langage, le diable m’emporte si personne<br />

de nous y comprendra quelque chose ; et<br />

vraiment tu feras bien de commencer tout de suite<br />

par la traduction. »<br />

On se mit à rire ; Cyprien et Théodore<br />

restèrent seuls graves et silencieux.


– Je passe, dit Théodore, sur l’anecdote de<br />

Vincent, et je me garderai de disculper mon ami<br />

de ses bizarreries ; ce serait chose insensée et de<br />

mauvais goût. Laissez-moi plutôt vous poser un<br />

problème psychique pour vous faire comprendre<br />

par quelles circonstances singulières la sublime<br />

organisation de notre poète a dégénéré ; et en<br />

revenant à la comparaison de Cyprien, pour vous<br />

montrer que le plus bel arbre peut porter en soi,<br />

dès sa naissance, les germes de sa destruction. –<br />

Représentez-vous une mère malade, malade<br />

d’esprit ; je ne parle point de cette folie puérile<br />

des femmes, qui est d’ordinaire en elles le<br />

résultat de l’affaiblissement du système nerveux ;<br />

j’ai plutôt en vue cet état exagéré de l’âme où le<br />

principe psychique, exhalé en traits de flammes<br />

par l’action d’une imagination ardente, s’est<br />

changé en un poison qui dévore les sources de<br />

l’existence, et jette l’homme dans le rêve<br />

perpétuel d’une autre vie, que, dans son délire, il<br />

prend pour cette vie d’ici-bas. Une femme,<br />

pourvue d’ailleurs d’esprit et d’âme, ressemble<br />

plus, en cet état, à une pythonisse qu’à une folle,<br />

et dans la lutte des deux principes qui s’agitent en


elle, ses discours ont, à certaines oreilles, le<br />

caractère des paroles d’en haut. Figurez-vous<br />

donc une telle femme, dont l’idée fixe consiste à<br />

se croire la vierge Marie, et à tenir le fils qu’elle a<br />

enfanté pour le Christ, pour le fils de Dieu ; et<br />

chaque jour, à chaque heure, elle l’annonce à cet<br />

enfant, qu’on ne peut séparer d’elle : c’est la<br />

mère de notre poète ! L’enfant est richement doté<br />

des qualités de l’âme et de l’esprit, il a surtout<br />

reçu en partage une imagination de feu. Ses<br />

parents, ses maîtres, pour lesquels il a une<br />

profonde estime, en qui il met sa confiance, tous<br />

lui disent que sa pauvre mère est folle, et il voit<br />

lui-même l’aberration de cette femme augmenter<br />

dans les diverses maisons de fous où elle<br />

séjourne. Mais les paroles de sa mère ont<br />

profondément pénétré dans son cœur, il croit<br />

entendre des révélations d’un autre monde, et il<br />

sent vivement grandir en lui les croyances qui<br />

anéantissent la force de sa raison. Ce que sa mère<br />

lui a dit sur le train de ce monde, sur le mépris,<br />

sur les dédains que doivent endurer les élus de<br />

Dieu, revient sans cesse à sa pensée, il en trouve<br />

la confirmation dans la vie, et lorsque ses


camarades de collège le sifflent ou le bafouent, il<br />

se regarde déjà comme un martyr. – Que vous<br />

dirais-je ! la pensée que la prétendue folie de sa<br />

mère, dont l’esprit lui semble si élevé, si audessus<br />

du monde réel, n’est que l’expression<br />

prophétique de sa destinée, n’a-t-elle pas dû<br />

germer dans la tête de cet enfant ? C’est un élu<br />

des puissances du ciel, un saint, un prophète !<br />

Exista-t-il jamais pour un jeune homme à<br />

imagination bouillante une cause plus violente<br />

d’exaltation mystique ? Laissez-moi supposer<br />

encore que ce jeune homme, impressible au degré<br />

le plus funeste, est entraîné vers le péché, vers<br />

toutes les jouissances, vers toutes les corruptions<br />

de la terre. Je veux passer en détournant la vue<br />

devant l’affreux spectacle de la nature humaine<br />

en combat avec les penchants vicieux qui<br />

s’insinuent dans l’âme du malheureux jeune<br />

homme, dont le sang trop brûlant augmente<br />

encore l’ardeur du poison. Je ne veux point<br />

pénétrer plus avant dans ce mystère de<br />

contradictions, c’est le ciel et l’enfer qui luttent<br />

ensemble, et c’est ce combat mortel qui fait naître<br />

à ses yeux une pensée dont on ne peut expliquer


le sens par rien de ce qui se passe dans la nature<br />

humaine. – Et que devient cet enfant lorsque,<br />

mûri par l’âge, arrivé au temps où le péché,<br />

dépouillé de son brillant vernis, se montre dans sa<br />

nudité dégoûtante, son imagination, qui a sucé<br />

dès le berceau avec le lait maternel, le germe de<br />

cette folie mystique, poussée par des tourments et<br />

des angoisses infinies, voit un culte qu’elle a fui<br />

venir au-devant d’elle avec des lévites au visage<br />

riant et consolateur, avec des hymnes de joie, des<br />

chants de triomphe, des bannières d’or et de soie,<br />

et des cassolettes fumantes d’encens ? Quelle<br />

révolution subite s’opère dans son âme éperdue<br />

lorsqu’une voix pleine de douceur, imposant<br />

silence aux accents sévères de sa conscience, lui<br />

vient dire : « Tu étais frappé d’aveuglement<br />

lorsque tu voulais soutenir des combats<br />

intérieurs. Le voile est tombé : reconnais que le<br />

péché est le stigmate de la nature divine, de la<br />

vocation céleste, dont la puissance éternelle a<br />

marqué ses élus. Ce n’est que lorsque tu osas<br />

résister à tes penchants mondains, à la volonté de<br />

Dieu, qu’il dut rejeter l’enfant rebelle, la créature<br />

aveuglée. Le feu épuré de l’enfer sert à former


l’auréole de gloire des saints ! » Ainsi ce terrible<br />

et fallacieux hypermysticisme rend le courage au<br />

malheureux, alors que les derniers débris de son<br />

être intelligent lui échappant, le rendent<br />

semblable à l’insensé dont le mal devient<br />

incurable quand il en vient à se complaire et se<br />

délecter dans sa folie.<br />

– Assez, assez ! s’écria Sylvestre ; Théodore,<br />

je t’en supplie, n’en dis pas davantage. Tes<br />

dernières paroles me rappellent le dogme terrible<br />

du père Molinos et les leçons abominables du<br />

quiétisme. J’ai tremblé de tous mes membres en<br />

lisant l’une des maximes de ce dogme. « Il ne<br />

faut avoir nul égard aux tentations, ni leur<br />

apporter aucune résistance. Si la nature se meut,<br />

il faut la laisser agir ; ce n’est que la nature * . »<br />

* Il est peut-être curieux de rapporter ici un passage qui<br />

donne une idée de cette étrange doctrine : «Toute opération<br />

active est absolument interdite par Molinos. C’est même<br />

offenser Dieu que de ne pas s’abandonner à lui; que l’on soit<br />

comme un corps inanimé. De là vient, suivant cet hérésiarque,<br />

que le voeu de faire quelques bonnes oeuvres est un obstacle à<br />

la perfection, parce que l’activité naturelle est ennemie de la<br />

grâce; c’est un obstacle aux opérations de Dieu et à la vraie


Cela nous conduit... – Beaucoup trop loin !<br />

s’écria Lothaire. Trêve de toutes ces folies<br />

sublimes qui nous mèneraient droit aux<br />

discussions théologiques.<br />

Pendant ce temps, Théodore avait passé dans<br />

perfection, parce que Dieu veut agir en nous sans nous. Il ne<br />

faut connaître ni lumière, ni amour, ni résignation. Pour être<br />

parfait, il ne faut pas même connaître Dieu; il ne faut penser ni<br />

au paradis, ni à l’enfer, ni à la mort, ni à l’éternité. On ne doit<br />

point désirer de savoir si on marche dans la volonté de Dieu, si<br />

on est assez résigné ou non. En un mot, il ne faut point que<br />

l’âme connaisse ni son état ni son néant, il faut qu’elle soit<br />

comme un corps inanimé. Toute réflexion est nuisible, même<br />

celle qu’on fait sur ses propres actions et sur ses défauts. Ainsi<br />

on ne doit point s’embarrasser du scandale que l’on peut causer,<br />

pourvu que l’on n’ait pas intention de scandaliser; quand une<br />

fois on a donné son libre arbitre à Dieu, on ne doit avoir aucun<br />

désir de sa propre perfection, ni des vertus, ni de sa<br />

sanctification, ni de son salut; il faut même se défaire de<br />

l’espérance, parce qu’il faut abandonner à Dieu tout le soin de<br />

ce qui nous regarde, même celui de faire en nous et sans nous sa<br />

divine volonté; ainsi c’est une imperfection que de demander,<br />

c’est avoir une volonté et vouloir que celle de Dieu s’y<br />

conforme. Par la même raison, il ne faut lui rendre grâce<br />

d’aucune chose; c’est le remercier d’avoir fait notre volonté, et<br />

nous n’en devons point avoir. » Histoire du procès de La<br />

Cadière.


la chambre voisine ; il revint, portant un portrait<br />

voilé qu’il posa sur la table en l’appuyant contre<br />

la muraille, et de chaque côté il plaça deux<br />

lumières. Tous les yeux se tournèrent vers cet<br />

objet, et lorsque Théodore enleva rapidement le<br />

voile, un léger cri s’échappa de toutes les<br />

bouches.<br />

C’était l’auteur des Fils de la Vallée, peint en<br />

buste, d’une ressemblance si admirable que<br />

l’image semblait dérobée dans le miroir.<br />

– Oui, s’écria Ottmar avec enthousiasme, de<br />

ces touffes épaisses de sourcils bruns s’échappe<br />

le feu mystique qui entraîna la ruine du poète !<br />

Mais cette bonté qui se peint dans tous ses traits,<br />

ce rire de l’humour véritable qui se joue sur ses<br />

lèvres et qui cherche vainement à se cacher sous<br />

la main qui soutient son menton allongé, tout cela<br />

m’entraîne vers le mystique, qui, plus je le<br />

regarde, me semble se rapprocher de l’humanité.<br />

– Tu as raison, Ottmar, s’écria Vincent ; ces<br />

regards sombres s’éclaircirent, il se montre plus<br />

humain, et homo factus est ! Voyez, il sourit !<br />

Tout à l’heure, il va nous adresser des paroles


éjouissantes. – Une ironie divine, un bon mot<br />

fulminant voltigent sur ses lèvres. Allons,<br />

courage, Zacharias ! Ne te gêne pas, tu es au<br />

milieu de tes amis ; nous t’aimons, railleur<br />

caverneux ! Allons, camarades, allons, mes<br />

frères, le verre en main, notre sublime humoriste<br />

ne nous en voudra pas de faire une libation de<br />

punch devant son image, pour apaiser le dieu qui<br />

préside aux gémonies.<br />

Les amis élevèrent leurs coupes remplies pour<br />

accomplir ce vœu.<br />

– Permettez-moi, dit Théodore, d’ajouter<br />

encore quelques mots. N’oubliez pas que je n’ai<br />

eu d’autre but, en vous dévoilant quelques<br />

circonstances ignorées de la vie de Werner, que<br />

de faire sentir bien vivement combien il est<br />

injuste et dangereux de juger des sensations d’un<br />

homme dont on n’a point scruté le cœur, et quel<br />

manque de générosité il y aurait à poursuivre de<br />

froides railleries un homme qui a succombé à une<br />

puissance inouïe à laquelle on n’eût sans doute<br />

pas résisté soi-même. Qui jettera la première<br />

pierre à l’homme sans défense qui a fait lui-


même couler le sang de son propre cœur ? Eh<br />

bien mon but est atteint. Vous-même, ses juges<br />

inexorables, votre pensée a changé subitement<br />

lorsque vous vous êtes trouvés face à face avec<br />

lui. Sa physionomie dit vrai. Dans ces beaux<br />

jours où il vivait amicalement à mes côtés, je le<br />

reconnaissais pour le meilleur, pour le plus<br />

aimable des hommes, et tous les écarts de son<br />

esprit, qu’il mettait plutôt en lumière par son<br />

ironie qu’il ne cherchait à les cacher, ne firent<br />

que le présenter sous un aspect plus séduisant.<br />

Non, il n’est pas possible que toutes les fleurs de<br />

cet esprit se soient flétries par un souffle<br />

empoisonné * ! Non, si cette image pouvait<br />

s’animer, Werner apparaîtrait au milieu de nous<br />

avec toute sa vie et tout son génie. Puissions-nous<br />

n’avoir vu que les ténèbres qui précèdent le lever<br />

du jour ! Puissent les rayons de la foi véritable se<br />

ranimer en lui ! puissent les forces de son âme,<br />

rafraîchies par une vie nouvelle, se réveiller pour<br />

mettre le sceau à une œuvre qui doit couronner sa<br />

* À l’époque où Hoffmann écrivit ce morceau, Werner<br />

vivait dans une maison de jésuites.


gloire ! Et maintenant, amis, choquons nos verres<br />

dans ce joyeux espoir !<br />

Les amis choquèrent leurs verres avec fracas,<br />

et formèrent un demi-cercle autour de l’image du<br />

poète.<br />

– Et pour moi, s’écria Vincent, je bois au divin<br />

poète, n’importe qu’il soit abbé, jésuite, cardinal,<br />

pape même, ou évêque in partibus infidelium, par<br />

exemple, de Paphos !<br />

Vincent avait, selon sa coutume, mis un terme<br />

à notre enthousiasme par une plaisanterie. Les<br />

amis reprirent leurs places, et Théodore, voilant<br />

de nouveau le portrait du poète, l’emporta en<br />

silence.


L’église des jésuites


Enfoncé dans une misérable chaise de poste,<br />

que les vers avaient abandonnée par instinct,<br />

comme le navire de Prospero, j’arrivai enfin,<br />

après avoir couru vingt fois danger de la vie,<br />

devant une auberge sur le marché de G**. Tous<br />

les malheurs que j’avais évités, étaient tombés sur<br />

ma voiture, qui resta brisée à la porte du maître<br />

de poste de la dernière station. Quatre chevaux,<br />

maigres et exténués, amenèrent en quelques<br />

heures, à l’aide de plusieurs paysans et de mon<br />

domestique, l’équipage vermoulu ; les gens<br />

entendus arrivèrent, secouèrent la tête, et<br />

prétendirent qu’il fallait une réparation générale,<br />

qui durerait au moins deux ou trois jours. La ville<br />

me parut amicale ; ses environs pittoresques, et<br />

cependant je m’effrayai du séjour forcé dont<br />

j’étais menacé. Si jamais, lecteur bénévole, tu as<br />

été contraint de séjourner trois jours dans une<br />

petite ville où tu ne connaissais personne, –<br />

personne ! Si jamais tu as éprouvé cette douleur<br />

profonde que cause le besoin non satisfait de


communiquer ce qu’on éprouve, tu sentiras avec<br />

moi ma peine et mon tourment. En nous autres,<br />

l’esprit de la vie se ranime par la parole ; mais les<br />

habitants d’une petite ville sont comme un<br />

orchestre d’amateurs qui ne s’exercent qu’entre<br />

eux, et qui ne jouent avec justesse que leurs<br />

parties habituelles ; chaque son d’un musicien<br />

étranger cause une disparate dans leurs concerts<br />

et les réduit aussitôt au silence.<br />

Je me promenais de long en large dans ma<br />

chambre, en proie à ma mauvaise humeur ; tout à<br />

coup, je me souvins qu’un de mes amis qui avait<br />

habité cette ville durant deux ans, m’avait<br />

souvent parlé d’un homme savant et spirituel<br />

qu’il avait connu jadis. Je me souvins même de<br />

son nom : c’était le professeur Aloysius Walter<br />

du collège des Jésuites. Je résolus d’aller le<br />

trouver, et de profiter de la connaissance de mon<br />

ami pour moi-même. On me dit au collège que le<br />

professeur Walter était occupé à enseigner, mais<br />

qu’il aurait bientôt terminé sa leçon. On me laissa<br />

le choix de revenir ou de me promener, en<br />

l’attendant, dans les salles extérieures. Je choisis<br />

ce dernier parti. Les maisons, les collèges et les


églises des jésuites sont toujours construits dans<br />

ce style italien, dérivé de la forme et de la<br />

manière antique, qui préfère la grâce et l’éclat, à<br />

la gravité sacrée et à la dignité religieuse. Ainsi,<br />

dans l’édifice que je parcourais, les salles hautes,<br />

vastes et bien aérées, étaient enrichies d’une<br />

brillante architecture ; et des images des saints<br />

placées çà et là entre des colonnes ioniques,<br />

ressortaient singulièrement sur des supports<br />

chargés d’amours et de génies dansants,<br />

d’ornements représentant des fruits, des fleurs et<br />

même les productions les plus appétissantes de la<br />

cuisine.<br />

Le professeur arriva. Je le fis souvenir de mon<br />

ami, et je réclamai l’hospitalité pendant mon<br />

séjour forcé dans la ville. Je trouvai le professeur<br />

tel que mon ami me l’avait dépeint, s’exprimant<br />

avec goût, homme du monde ; bref, toutes les<br />

manières d’un ecclésiastique distingué, versé<br />

dans les sciences, et qui a souvent regardé pardessus<br />

son bréviaire, dans la vie, pour savoir au<br />

juste comme les choses s’y passent. En trouvant<br />

sa chambre ornée avec toute l’élégance moderne,<br />

je revins à mes réflexions sur les salles, et je les


communiquai au professeur. – Il est vrai, dit-il,<br />

nous avons banni de nos édifices cette sombre<br />

gravité, cette majesté écrasante qui resserre le<br />

cœur dans les constructions gothiques, et qui<br />

excite même une horreur secrète ; et l’on doit<br />

nous savoir gré de nous être approprié l’agréable<br />

sérénité des temples antiques. – Mais, repris-je,<br />

cette sainte grandeur, cette majesté de la<br />

construction gothique n’expriment-elles pas<br />

l’esprit véritable du christianisme, de ce culte<br />

infini et inexprimable qui combat directement<br />

l’esprit du paganisme, dont les dieux ont pris<br />

leurs formes sur la terre !<br />

Le professeur se mit à rire. – Eh ! dit-il, il faut<br />

reconnaître la nature divine dans ce monde, et<br />

cette reconnaissance ne peut avoir lieu que par<br />

des symboles agréables tels qu’en offre la vie qui<br />

n’est aussi qu’un esprit céleste descendu dans ce<br />

monde terrestre. Sans doute, notre patrie est làhaut<br />

; mais tant que nous séjournons ici-bas,<br />

notre empire est aussi de ce monde. – Sans doute,<br />

pensais-je à part moi, dans tout ce que vous avez<br />

fait, vous avez bien démontré que votre empire<br />

est de ce monde. Mais je ne dis nullement ce que


je pensais au professeur Aloysius Walter, et il<br />

continua : – Ce que vous dites, au sujet de notre<br />

bâtiment, ne peut se rapporter qu’à l’élégance de<br />

ses formes. Ici où le marbre manque entièrement,<br />

où les grands peintres ne voudraient pas<br />

travailler, on ne s’est élevé à la tendance<br />

nouvelle, que par artifice. Nous faisons beaucoup<br />

en employant le stuc, et le peintre se borne<br />

d’ordinaire à imiter le marbre, comme on le fait<br />

en ce moment dans notre église qu’on décore à<br />

neuf, grâce à la libéralité de nos patrons.<br />

J’exprimai le désir de voir l’église ; le<br />

professeur m’y conduisit, et entrant dans l’avenue<br />

de colonnes corinthiennes que formait la nef, je<br />

sentis vivement l’impression agréable que<br />

produisait cette architecture élégante. Au côté<br />

gauche du maître-autel, on avait élevé un grand<br />

échafaud sur lequel se tenait un homme qui<br />

peignait le mur en gallio antique. – Eh ! comment<br />

cela va-t-il, Berthold ? lui cria le professeur.<br />

Le peintre se retourna vers nous, mais il se<br />

remit aussitôt à travailler, en disant d’une voix<br />

sourde des paroles presque inintelligibles. –


Beaucoup de tourments, – un mur contourné, –<br />

point de lignes à employer, – des animaux, – des<br />

singes, des visages d’hommes. Ô pauvre fou que<br />

je suis !<br />

Ces derniers mots, il les prononça avec cette<br />

voix qui exprime les plus effroyables douleurs de<br />

l’âme ; je me sentis frappé de la manière la plus<br />

singulière ; chacune de ses paroles, l’expression<br />

de son visage, le regard qu’il avait lancé au<br />

professeur, me mettaient devant les yeux toute<br />

l’existence déchirée d’un artiste malheureux. –<br />

L’homme pouvait avoir quarante ans au plus ; en<br />

dépit de son sale accoutrement de peintre, sa<br />

tournure avait quelque chose de fort noble ; et si<br />

le chagrin avait décoloré ses traits, il n’avait pas<br />

pu éteindre le feu qui brillait dans ses yeux noirs.<br />

Je demandai au professeur quel était ce peintre ?<br />

– C’est, me dit-il, un artiste étranger qui se<br />

trouvait ici justement au temps où la réparation<br />

de l’église fut résolue. Il entreprit avec joie le<br />

travail que nous lui offrîmes, et, en vérité, son<br />

arrivée fut un coup de fortune pour nous ; car<br />

nous n’eussions jamais trouvé, ni dans la ville, ni<br />

dans les environs, un peintre assez habile pour


exécuter ce travail. Au reste, c’est le meilleur<br />

homme du monde ; nous l’aimons tous, et il a été<br />

accueilli avec plaisir dans le collège. Outre les<br />

honoraires que nous lui donnons pour son travail,<br />

nous le défrayons de ses dépenses ; mais cette<br />

générosité nous coûte fort peu, car il est presque<br />

trop sobre, ce qu’il faut attribuer à son état<br />

maladif. – Mais, dis-je, il me semble aujourd’hui<br />

si sombre, si irrité ! – Ceci tient à une cause<br />

particulière, répondit le professeur. Mais allons<br />

voir quelques tableaux d’autel qu’un heureux<br />

hasard nous a procurés, il y a quelque temps. Il ne<br />

se trouve qu’un seul original, un dominichino.<br />

Les autres sont de maîtres inconnus de l’école<br />

italienne ; mais si vous êtes sans préjugés, vous<br />

conviendrez qu’ils pourraient porter les noms les<br />

plus célèbres.<br />

Je trouvai les choses telles qu’avait dit le<br />

professeur. Le morceau original était l’un des<br />

plus faibles, s’il n’était le plus faible de tous,<br />

tandis que la beauté de plusieurs autres m’attirait<br />

irrésistiblement. Une toile était tendue sur un des<br />

tableaux d’autel. J’en demandai le motif. – Ce<br />

tableau, dit le professeur, est le plus beau de tous


ceux que nous possédons. C’est l’ouvrage d’un<br />

jeune artiste des temps modernes ; – son dernier<br />

sans doute, car son vol a cessé. Nous devons,<br />

dans ces jours-ci, pour de certains motifs, laisser<br />

ce tableau couvert de la sorte ; mais peut-être<br />

demain ou après-demain, pourrai-je vous le<br />

montrer.<br />

Je voulus en demander davantage, mais le<br />

professeur doubla le pas en entrant dans la<br />

travée ; ce fut assez pour me faire comprendre<br />

qu’il ne voulait pas me répondre.<br />

Nous revînmes dans le collège, et j’acceptai<br />

volontiers l’invitation du professeur, pour visiter,<br />

le soir, avec lui, un lieu de plaisance près de la<br />

ville. Nous rentrâmes fort tard, un orage s’était<br />

élevé, et à peine regagnais-je ma demeure, que la<br />

pluie tomba à torrent. Vers minuit, le ciel<br />

s’éclaircit, et le tonnerre ne gronda plus que dans<br />

le lointain. L’air, purifié et embaumé par de doux<br />

parfums, pénétrait dans ma chambre par les<br />

fenêtres ouvertes ; bien que je fusse fatigué, je ne<br />

pus résister à la tentation de faire une promenade.<br />

Je parvins à réveiller un valet grondeur, et plus


difficilement, à lui persuader que sans être<br />

entièrement fou, on pouvait avoir la fantaisie de<br />

se promener à minuit. Enfin, je me trouvai dans<br />

la rue. En passant devant l’église des Jésuites,<br />

j’aperçus à travers les vitraux une vive lumière.<br />

La petite porte était entrouverte, j’entrai et je vis<br />

un grand cierge allumé devant une niche<br />

immense. En m’approchant, je remarquai qu’un<br />

filet de cordes était étendu devant la niche, et<br />

sous ce filet une longue figure montait et<br />

descendait sur une échelle, tout en traçant des<br />

lignes sur la muraille. C’était Berthold qui<br />

recouvrait exactement de couleur noire l’ombre<br />

que projetait le filet. Près de l’échelle, sur un<br />

grand chevalet, se trouvait le dessin d’un autel. Je<br />

m’émerveillai de cette ingénieuse idée. Si le<br />

lecteur est quelque peu familier avec l’art de la<br />

peinture, il saura, sans autre explication, ce que<br />

Berthold prétendait faire avec ce filet dont il<br />

dessinait l’ombre sur la niche. Berthold avait à<br />

peindre dans cette niche, un autel en saillie. Pour<br />

transporter exactement son dessin sur de plus<br />

grandes dimensions, il fallait qu’il couvrît de<br />

lignes croisées son dessin et le plan sur lequel il


voulait tracer sa grande esquisse ; mais ce n’était<br />

pas une surface plane sur laquelle il avait à<br />

peindre, c’était une niche demi-circulaire, et il<br />

était impossible de trouver autrement que de la<br />

manière ingénieuse qu’il avait imaginée les<br />

rapports des lignes droites et des lignes courbes.<br />

Je me gardai de me placer devant le flambeau, car<br />

ma présence eût été trahie par mon ombre ; mais<br />

je me tins assez près pour observer le peintre. Il<br />

me parut tout autre, peut-être était-ce l’effet de la<br />

lueur du flambeau ; mais son visage était animé,<br />

ses yeux étincelaient d’un contentement intérieur,<br />

et lorsqu’il eut achevé de tirer ses lignes, il se<br />

plaça devant son ouvrage, les mains sur les côtés,<br />

et se mit à siffler joyeusement. Puis, il se retourna<br />

pour détacher le filet. Ma figure s’offrit alors à<br />

lui. – Eh ! là ; eh là ! s’écria-t-il, est-ce vous,<br />

Christian ?<br />

Je m’approchai en lui disant ce qui m’avait<br />

attiré dans l’église ; et vantant l’heureuse idée du<br />

filet, je me donnai à lui pour un connaisseur et un<br />

amateur en peinture.<br />

Sans me répondre, Berthold reprit : – Christian


n’est rien qu’un paresseux. Il voulait m’aider<br />

bravement toute la nuit, et sûrement, il est couché<br />

quelque part sur l’oreille ! – il faut que mon<br />

ouvrage avance ; car demain, il ne fera peut-être<br />

plus bon à peindre dans cette niche ; et seul, je ne<br />

puis rien faire !<br />

Je m’offris à lui servir d’aide. Il se mit à rire,<br />

me prit par les épaules, et s’écria : – C’est une<br />

excellente plaisanterie. Que dira Christian,<br />

lorsqu’il verra demain qu’il est un âne et que je<br />

me suis passé de lui ? Allons, venez, frère<br />

inconnu et compagnon étranger, venez donc<br />

m’aider !<br />

Il alluma quelques flambeaux, nous<br />

traversâmes l’église ; nous apportâmes des bancs<br />

et des planches, et bientôt un bel échafaudage<br />

s’éleva dans la niche. – Allons, à votre ouvrage,<br />

s’écria Berthold en montant.<br />

Je m’étonnais de la rapidité avec laquelle<br />

Berthold transportait son dessin sur de grandes<br />

dimensions ; il tirait hardiment ses lignes,<br />

toujours pures et exactes. Accoutumé de bonne<br />

heure à de pareilles choses, je lui aidais


fidèlement, tantôt en me tenant au-dessus de lui,<br />

tantôt au-dessous, en arrêtant les lignes aux<br />

points indiqués, en lui taillant des charbons et les<br />

lui présentant, etc. – Vous êtes un excellent aide !<br />

s’écria Berthold tout joyeux. – Et vous, répondisje,<br />

le peintre d’architecture le plus exercé qu’il y<br />

ait. N’avez-vous jamais, avec une main aussi sûre<br />

que la vôtre, tenté d’autres genres de peinture ?<br />

Pardonnez-moi ma question. – Qu’entendez-vous<br />

par là, dit Berthold ? – Eh bien ! je pense que<br />

vous êtes appelé à quelque chose de mieux que<br />

de peindre du marbre sur des murs d’église. La<br />

peinture architecturale est toujours un genre en<br />

sous-ordre : le peintre d’histoire, le peintre de<br />

paysage, sont placés plus haut. Le génie et<br />

l’imagination partent à plein vol, lorsqu’ils ne<br />

sont pas contenus dans les limites étroites des<br />

lignes géométriques. Ce qu’il y a d’imagination<br />

et d’effet dans votre peinture, cette perspective<br />

qui trompe l’œil, tient à un calcul exact, et n’est<br />

qu’une spéculation mathématique.<br />

Tandis que je parlais ainsi, le peintre avait<br />

déposé ses pinceaux, et il avait appuyé sa tête sur<br />

sa main. – Ami inconnu, dit-il d’une voix sourde


et solennelle, tu blasphèmes en voulant assigner<br />

des rangs aux branches diverses de l’art, comme<br />

aux vassaux d’un même roi. C’est un plus grand<br />

blasphème encore que d’estimer seulement les<br />

audacieux qui, sourds au bruit de leurs chaînes<br />

d’esclaves, inaccessibles aux atteintes de la<br />

rivalité, se font libres, se croient dieux et veulent<br />

manier et dominer la lumière éternelle de la vie. –<br />

Connais-tu la fable de Prométhée, qui voulut être<br />

créateur, et qui vola le feu du ciel pour animer ses<br />

figures mortes avant la vie ? Il réussit, mais il fut<br />

condamné à des tourments éternels. Un vautour<br />

que la vengeance avait envoyé, déchiqueta cette<br />

poitrine dans laquelle s’était allumé le désir de<br />

l’infini. Celui qui avait voulu le ciel, sentit<br />

éternellement une douleur terrestre !<br />

Le peintre s’arrêta, plongé en lui-même ! –<br />

Mais, Berthold, m’écriai-je, comment rapportezvous<br />

cela à votre art ? Je ne pense pas que<br />

personne regarde jamais comme un crime de<br />

reproduire des hommes, soit par la peinture, soit<br />

par la plastique.<br />

Berthold se mit à rire amèrement : – Ah ! ah !


dit-il, un jeu d’enfant n’est pas un crime ! Et c’est<br />

un jeu d’enfant, comme le font certaines gens qui<br />

trempent tranquillement leurs pinceaux dans des<br />

pots de couleur, et barbouillent une toile. Ce ne<br />

sont pas des criminels, ni des pécheurs, ceux-là,<br />

ce sont de pauvres fous innocents ! Mais,<br />

Seigneur ! quand on s’efforce d’atteindre ce qu’il<br />

y a de plus élevé. Non pas le goût de la chair,<br />

comme le Titien, non, mais la nature divine ;<br />

quand on veut dérober le feu de Prométhée,<br />

Seigneur ! c’est un rocher escarpé, un fil étroit<br />

sur lequel on marche. L’abîme est ouvert ! le<br />

hardi navigateur passe au-dessus, et une illusion<br />

diabolique lui fait voir, au-dessous de lui, ce qu’il<br />

cherchait aux étoiles !<br />

Le peintre soupira profondément, passa sa<br />

main sur son front, et contempla quelque temps la<br />

voûte. – Mais je reste là à dire des folies avec<br />

vous, compagnon, et l’ouvrage n’avance pas.<br />

Regardez un peu. Voilà ce que je nomme bien<br />

dessiner. Toutes les lignes aboutissent à un but,<br />

une disposition exacte. – Ce qui est surnaturel<br />

tient du dieu ou du diable. Ne faut-il pas penser<br />

que Dieu ne nous a créés que pour représenter ce


qui est exact et régulier, pour ne pas transporter<br />

notre pensée au-delà de ce qui est<br />

commensurable, pour fabriquer ce qui nous est<br />

nécessaire, des machines à tisser et des meules de<br />

moulins ? Le professeur Walter prétendait<br />

dernièrement que certains animaux n’ont été<br />

créés que pour être mangés par d’autres, et que<br />

cela tournait, à la fin, à notre avantage ; ainsi, par<br />

exemple, les chats ont reçu l’instinct de dévorer<br />

les souris, afin que celles-ci ne mangent point<br />

notre sucre et ne rongent pas nos papiers. Après<br />

tout, le professeur a raison. – Les animaux et<br />

nous ne sommes que des machines organisées<br />

pour confectionner certaines étoffes et fournir<br />

certains mets pour le lit et la table du roi<br />

inconnu... Allons, allons, à l’ouvrage ! – Tendezmoi<br />

les pots, compagnon ! J’ai bien déterminé<br />

hier tous les tons à la belle clarté du soleil, afin<br />

que la lumière ne me trompe point ; ils sont<br />

numérotés dans ce coin. Allons, mon garçon,<br />

passez-moi le numéro un ! – Gris sur gris ! – Et<br />

que serait cette vie sèche et laborieuse, si le<br />

Seigneur ne nous avait mis quelques jouets<br />

bariolés comme celui-ci dans les mains ! –


L’homme sage ne songe pas à briser, comme un<br />

enfant curieux, la serinette dont il joue en<br />

tournant une manivelle ! – Il se dit tout<br />

simplement : Il est naturel que cela résonne làdedans,<br />

puisque je tourne la manivelle ! – En<br />

peignant cette poutre de cette façon, je sais<br />

qu’elle se présentera autrement aux yeux du<br />

spectateur. – Passez-moi le numéro deux,<br />

garçon ! – En mettant cette teinte, cela grandira<br />

de quatre aunes, à distance. Je sais cela à ne pas<br />

me tromper. – Oh ! on est merveilleusement<br />

entendu. – Comment se fait-il que les objets<br />

diminuent dans l’éloignement ? Cette sotte et<br />

simple demande d’un Chinois pourrait jeter dans<br />

l’embarras le professeur Eytelwein lui-même ;<br />

mais il pourrait s’en tirer avec la serinette, en<br />

disant qu’il a souvent tourné la manivelle et<br />

toujours obtenu les mêmes effets ! – Le violet<br />

numéro un, garçon ! – Une autre règle ! – De gros<br />

pinceaux lavés ! Ah ! que sont tous nos efforts<br />

vers l’infini, sinon les coups impuissants d’un<br />

enfant dont la faible main blesse le sein qui le<br />

nourrit ! Le violet numéro deux. Vivement,<br />

garçon ! – L’idéal est un songe trompeur, un


tableau qu’on ne peint qu’avec son sang. –<br />

Enlevez les pots, mon garçon. Je descends. – Le<br />

diable nous pipe avec des poupées auxquelles il<br />

attache des ailes d’ange !<br />

Il ne me serait pas possible de rapporter mot<br />

pour mot tout ce que dit Berthold en continuant<br />

de peindre et en m’employant entièrement<br />

comme un apprenti. Il continua de railler de la<br />

façon la plus amère sur l’étroite limitation de<br />

toutes les entreprises humaines ; mais c’étaient<br />

les plaintes d’une âme blessée à mort, qui perçait<br />

dans cette sanglante ironie. Le jour commençait à<br />

grisonner ; la lueur des flambeaux pâlissait<br />

devant les rayons du soleil qui pénétraient dans<br />

l’église. Berthold continua de peindre avec<br />

ardeur ; mais il devint de plus en plus silencieux,<br />

et il ne s’échappait plus de sa poitrine oppressée<br />

que des saillies rares et quelques soupirs. Il avait<br />

teint tout l’autel en grisailles, et la peinture<br />

ressortait déjà merveilleusement, quoique<br />

inachevée. – C’est admirable, admirable !<br />

m’écriai-je plein d’admiration. – Pensez-vous que<br />

cela deviendra quelque chose ? dit Berthold<br />

d’une voix faible, je me suis du moins donné


toute la peine possible pour faire un dessin exact ;<br />

mais je ne peux faire davantage. – Ne donnez pas<br />

un coup de pinceau de plus, mon cher Berthold !<br />

lui dis-je. Il est presque inouï qu’on ait produit un<br />

si grand travail en aussi peu d’heures ; mais vous<br />

vous appliquez avec trop d’ardeur, et vous<br />

consumerez vos forces. – Et cependant, réponditil,<br />

ce sont mes moments les plus heureux. Je<br />

bavarde trop, peut-être, mais ce sont des paroles<br />

que m’arrache une douleur poignante. – Vous<br />

vous sentez donc bien malheureux, mon pauvre<br />

ami, lui dis-je, quel terrible événement a donc<br />

troublé votre vie ?<br />

Le peintre porta lentement ses ustensiles dans<br />

la sacristie, éteignit les flambeaux, puis vint à<br />

moi, me prit la main, et me dit d’une voix brisée :<br />

– Pourriez-vous avoir un instant de repos,<br />

conserver quelque sérénité, si vous vous accusiez<br />

d’un crime horrible et irréparable ?<br />

Je restai stupéfait. Les brillants rayons du<br />

soleil levant tombaient sur le visage pâle et défait<br />

du peintre, et il me sembla presque comme un<br />

spectre, lorsqu’il passa par la petite porte pour se


endre dans l’intérieur du collège. À peine eus-je<br />

la patience d’attendre l’heure que le professeur<br />

Walter m’avait assignée le lendemain pour nous<br />

trouver ensemble. Je lui racontai toute la scène de<br />

la nuit précédente ; je lui peignis avec vivacité la<br />

singulière conduite du peintre, et je répétai tout<br />

ce qu’il m’avait dit, même ce qui concernait le<br />

professeur. Mais plus je m’efforçais d’exciter<br />

l’intérêt du professeur, plus il restait indifférent ;<br />

il souriait même d’une façon repoussante lorsque<br />

j’insistais sur les malheurs de Berthold. – C’est<br />

un homme bizarre, ce peintre, dit enfin le<br />

professeur. Doux, bienveillant, laborieux, sobre<br />

comme je vous l’ai déjà dit, mais d’une faible<br />

intelligence ; car autrement, il ne se fût pas laissé<br />

déchoir, par aucun événement, même par un<br />

crime qu’il aurait commis, de l’honorable<br />

profession de peintre d’histoire au misérable<br />

métier de barbouilleur de murailles.<br />

Cette expression de barbouilleur de murailles<br />

ne m’aigrit pas moins que l’indifférence du<br />

professeur. Je cherchais à le convaincre que<br />

Berthold était un peintre recommandable, digne<br />

du plus vif intérêt. – Allons, dit le professeur,


puisque notre Berthold vous intéresse à un si haut<br />

degré, il faut que vous sachiez tout ce que je sais<br />

moi-même à son sujet ; et ce n’est pas peu de<br />

chose. Pour vous préparer à cette histoire, allons<br />

dans l’église ! Puisque Berthold a travaillé toute<br />

la nuit sans relâche, il se repose sans doute<br />

maintenant. Si nous le trouvions dans l’église,<br />

mon but serait manqué.<br />

Nous nous rendîmes dans l’église. Le<br />

professeur fit enlever le drap qui couvrait le<br />

cadre, et un tableau, tel que je n’en avais jamais<br />

vu, s’offrit à moi, dans un éclat enchanteur. Cette<br />

composition était dans le style de Raphaël,<br />

simple, élevée, céleste ! – Marie et Élisabeth dans<br />

un beau jardin, assises sur le gazon ; devant elles,<br />

les enfants, Jean et le Christ, jouant avec des<br />

fleurs ; au fond, sur le côté, une figure d’homme<br />

priant à genoux. – La touchante et divine figure<br />

de Marie ; la piété, la sérénité de ses traits, me<br />

remplirent d’étonnement et d’admiration. Elle<br />

était belle, plus belle que femme sur terre ! mais<br />

comme la Marie de Raphaël, dans la galerie de<br />

Dresden, son regard annonçait la mère de Dieu.<br />

Ces regards qui s’échappaient du milieu


d’ombres profondes, réveillaient le désir de<br />

l’éternité. Ces lèvres à demi-ouvertes semblaient<br />

raconter les joies infinies du ciel. Un sentiment<br />

irrésistible me porta à m’agenouiller dans la<br />

poussière, devant la reine des cieux ; je ne<br />

pouvais détourner mes regards de cette image<br />

sans égale. – Les figures de Marie et des enfants<br />

étaient les seules achevées, les mains manquaient<br />

à celle d’Élisabeth, et l’homme à genoux n’était<br />

que dessiné. En m’approchant davantage, je<br />

reconnus, dans cet homme, les traits de Berthold.<br />

Je pressentis ce que le professeur me dit presque<br />

aussitôt. – Ce portrait est le dernier ouvrage de<br />

Berthold. Nous l’avons tiré de la Haute-Silésie,<br />

où il fut acheté, il y a quelques années, dans un<br />

encan, pour un de nos collègues. Bien qu’il ne<br />

soit pas achevé, nous l’avons mis en place du<br />

mauvais tableau d’autel qui était ici. Lorsque<br />

Berthold aperçut ce tableau, en arrivant, il poussa<br />

un grand cri, et tomba sans mouvement sur le<br />

pavé. Dans la suite, il évita toujours de le<br />

regarder, et me confia que c’était son dernier<br />

travail en ce genre. J’espérais le déterminer peu à<br />

peu à l’achever ; mais il repousse toujours mes


propositions avec horreur ; j’ai même été forcé de<br />

faire couvrir ce tableau, dont la vue le troublait si<br />

cruellement, que lorsque ses regards s’arrêtaient<br />

par hasard de ce côté, il retombait dans le même<br />

paroxysme et devenait incapable de travailler<br />

durant quelques jours. – Pauvre, pauvre<br />

infortuné ! m’écriai-je. Quelle main infernale a<br />

flétri ainsi sa vie ? – Oh ! dit le professeur, la<br />

main et le bras lui sont poussés à son propre<br />

corps. – Oui, oui ! il a été lui-même son démon,<br />

le Lucifer qui a porté le feu dans sa vie.<br />

Je priai le professeur de me communiquer ce<br />

qu’il avait appris de la vie du malheureux peintre.<br />

– Cela serait trop long, répondit-il, et me<br />

coûterais trop d’haleine. Ne gâtons pas cette belle<br />

journée par de sombres histoires. Allons<br />

déjeuner ; puis nous irons visiter un de nos<br />

moulins où nous attend un bon dîner.<br />

Je ne cessai pas de presser le professeur, et<br />

après beaucoup de sollicitations, je tirai de lui<br />

que, peu de temps après l’arrivée de Berthold, un<br />

jeune homme qui étudiait dans le collège avait<br />

conçu une vive affection pour lui ; que peu à peu


Berthold lui avait confié toutes les circonstances<br />

de sa vie, et que le jeune écolier les avait<br />

consignées dans un manuscrit qui se trouvait dans<br />

les mains du professeur. – Ce jeune homme-là<br />

était un enthousiaste comme vous, monsieur,<br />

avec votre permission ! dit le professeur. Mais la<br />

rédaction des aventures merveilleuses du peintre,<br />

lui a été fort utile, en exerçant son style. –<br />

J’obtins à grand-peine du professeur, qu’il me<br />

communiquerait ces papiers, au retour de notre<br />

promenade. Soit que ce fût l’effet de la curiosité<br />

excitée, soit que le professeur en fût réellement la<br />

cause, je n’éprouvai jamais autant d’ennui que ce<br />

jour. La froideur glaciale qu’il avait montrée au<br />

sujet de Berthold lui avait déjà été fatale dans<br />

mon esprit : mais les discours qu’il tint avec ses<br />

collègues qui assistaient au repas, me<br />

convainquirent qu’en dépit de son érudition, de sa<br />

connaissance du monde, son âme était fermée à<br />

toutes les idées élevées, et que c’était le plus<br />

crasse matérialiste qui eût jamais existé. Il avait<br />

réellement adopté le système de manger ou d’être<br />

mangé, dont Berthold m’avait parlé. Il faisait<br />

dériver tous les efforts de l’esprit humain, toutes


les forces créatrices de l’homme, du ventre et de<br />

l’estomac, et il soutenait son système d’une foule<br />

d’arguments bizarres et attristants. Je compris<br />

combien le professeur devait tourmenter le<br />

pauvre Berthold, qui niait, par une ironie<br />

désespérée, les résultats favorables des idées<br />

supérieures ; et combien de fois il avait dû lui<br />

retourner le poignard dans ses blessures<br />

sanglantes. Le soir enfin, le professeur me remit<br />

quelques pages écrites, en me disant : Voici, mon<br />

cher enthousiaste, le barbouillage de l’écolier. Ce<br />

n’est pas mal écrit, mais fort bizarre, et contre<br />

toutes les règles ; monsieur l’auteur répète les<br />

paroles du peintre à la première personne, sans<br />

rien indiquer. Au reste, comme je sais que vous<br />

n’êtes pas un écrivain, je vous fais présent de ce<br />

thème dont ma qualité me permet de disposer.<br />

L’auteur des <strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong>, à la manière de<br />

Callot, l’aurait arrangé à sa folle manière et fait<br />

imprimer incontinent. Je n’ai pas cela à craindre<br />

de vous.<br />

Le professeur Aloysius Walter, ignorait qu’il<br />

avait affaire au voyageur enthousiaste lui-même,<br />

bien qu’il eût pu s’en apercevoir facilement ; et


c’est ainsi, mon cher lecteur, que je puis te<br />

donner l’histoire du peintre Berthold, écrite par<br />

l’écolier des jésuites. La manière dont il s’offrit à<br />

moi s’y trouve éclaircie, et toi, ô mon lecteur ! tu<br />

y verras à quelles erreurs fatales nous livre la<br />

bizarrerie de nos destinées.<br />

Le cahier de l’élève des jésuites<br />

« Laissez voyager votre fils en Italie ! c’est<br />

déjà un habile artiste ; il ne lui manque pas à<br />

Dresden de beaux tableaux originaux à étudier,<br />

mais cependant il ne doit pas rester ici. La libre<br />

vie d’artiste se révélera à lui dans le pays des arts,<br />

ses études seront plus vivantes, et il rendra mieux<br />

ses propres pensées. Il ne lui sert plus à rien de<br />

copier. Cette plante a grandi, elle a besoin de plus<br />

de soleil pour produire des fleurs et des fruits.<br />

Votre fils a une véritable âme d’artiste, ne vous<br />

inquiétez pas du reste. » Ainsi parlait le vieux<br />

peintre Stephan Birkner aux parents de Berthold.<br />

Ceux-ci ramassèrent tout ce qui n’était pas


indispensable pour les faire subsister pauvrement,<br />

et fournirent au jeune homme les moyens de faire<br />

un long voyage. De cette sorte, s’accomplit le<br />

plus ardent désir de Berthold, celui de voir<br />

l’Italie. « Lorsque Birkner m’annonça la<br />

résolution de mes parents, je sautai de joie et de<br />

ravissement. Jusqu’à mon départ, ma vie fut<br />

comme un rêve. Je ne pouvais plus toucher un<br />

pinceau. L’inspecteur des jeunes artistes qui vont<br />

en Italie, fut forcé de me faire sans cesse des<br />

récits de cette contrée où l’art fleurit. Enfin, le<br />

jour, l’heure arrivèrent. Les adieux de mes<br />

parents furent douloureux ; ils avaient de tristes<br />

pressentiments, ils pensaient qu’ils ne me<br />

reverraient plus et ne voulaient pas que je<br />

partisse. Mon père lui-même, homme ferme et<br />

résolu, eut peine à se décider. – L’Italie ! tu vas<br />

voir l’Italie ! me criaient mes camarades ; et mes<br />

désirs rallumés surmontaient ma douleur. Je<br />

partis. Il me semblait que, dès la porte de la<br />

maison paternelle, commençait déjà ma carrière<br />

d’artiste. » Berthold avait étudié dans tous les<br />

genres, mais il préférait le paysage, auquel il<br />

s’adonna avec ardeur. Il crut trouver à Rome


d’amples matériaux pour cette partie de l’art ; il<br />

n’en fut pas ainsi. Dans le cercle de ses<br />

camarades et de ses amis, il entendait dire sans<br />

cesse que la peinture d’histoire était la plus noble,<br />

et que tous les autres genres lui étaient<br />

subordonnés. On lui conseilla de changer de<br />

manière s’il voulait devenir un grand artiste, et<br />

ces propos, joints à l’impression que produisirent<br />

sur lui les fresques de Raphaël au Vatican, le<br />

déterminèrent à abandonner le paysage. Il dessina<br />

d’après Raphaël ; il se mit à copier de petits<br />

tableaux à l’huile des autres maîtres célèbres.<br />

Grâce à son habileté et à son opération, il réussit<br />

parfaitement dans ses travaux ; mais il voyait<br />

clairement que toute la vie de l’original manquait<br />

dans ses copies. Les pensées célestes de Raphaël,<br />

de Corregio, l’échauffaient (il le croyait du<br />

moins) d’un feu créateur ; mais dès qu’il voulait<br />

fixer les jets de son imagination, ils<br />

disparaissaient dans un nuage. Cette lutte sans<br />

fruit, ces efforts sans cesse renaissants, lui<br />

inspiraient une tristesse extrême, et souvent il<br />

s’échappait du milieu de ses amis pour aller<br />

dessiner secrètement des groupes d’arbres et des


parties de paysage dans le voisinage de Rome.<br />

Mais ces travaux aussi ne lui réussissaient plus<br />

comme autrefois ; et, pour la première fois, il<br />

douta de la réalité de sa vocation d’artiste. Ses<br />

plus belles espérances semblaient se perdre.<br />

« Ah ! mon digne ami, mon maître, écrivait<br />

Berthold à Birkner, tu as beaucoup fondé sur<br />

moi ; mais ici où la lumière devait pénétrer dans<br />

mon âme, j’ai acquis la conviction que ce que tu<br />

nommais le génie d’un artiste n’était qu’un peu<br />

de talent et de facilité. Dis à mes parents que je<br />

reviendrai bientôt pour apprendre un métier qui<br />

puisse me faire vivre, etc. » – Birkner répondit :<br />

« Que ne suis-je près de toi, mon fils, pour<br />

t’arracher à ton découragement ! Mais, crois-moi,<br />

tes doutes mêmes témoignent de ta vocation<br />

d’artiste. Celui qui marche plein de confiance en<br />

ses forces seules, est un fou qui se trompe ; car il<br />

lui manque cette impulsion de volonté qui ne<br />

réside que dans la pensée de notre impuissance.<br />

Persiste ! Bientôt tu te sentiras des forces ; alors,<br />

suis paisiblement la route que t’indique la nature,<br />

sans te laisser troubler par les conseils de tes<br />

amis. Tu seras alors peintre de paysage, peintre


d’histoire ; quoi que ce soit, peu importe : tu<br />

seras toi ! » Il arriva que, justement dans ce<br />

temps où Berthold reçut cette lettre consolante de<br />

son vieux maître, la réputation de Philippe<br />

Hackert commença à se répandre dans Rome.<br />

Quelques-uns de ses tableaux, exposés<br />

publiquement, furent beaucoup admirés ; et les<br />

peintres d’histoire eux-mêmes convinrent qu’il y<br />

avait de la grandeur et du génie dans ses<br />

imitations de la nature. – Berthold respira. Il ne<br />

voyait plus dédaigner son genre favori, et un<br />

homme qui le cultivait était prisé et honoré. Il<br />

éprouva un violent désir d’aller à Naples étudier<br />

sous Philippe Hackert. Il écrivit, plein de joie, à<br />

Birkner et à ses parents qu’il avait enfin trouvé la<br />

route qui lui convenait, et qu’il espérait devenir<br />

un jour un grand peintre. L’honnête Hackert<br />

accueillit avec bonté son compatriote, et bientôt<br />

l’élève marcha sur les traces du maître. Berthold<br />

acquit une grande habileté à représenter les divers<br />

genres de végétation ; et il réussit fort bien à<br />

donner à ses tableaux la profondeur et la teinte<br />

vaporeuse qu’on trouve dans ceux de Hackert. Sa<br />

manière lui valut beaucoup de louanges ; mais


pour lui, il pensait qu’il manquait encore dans ses<br />

paysages, et même dans ceux de son maître,<br />

quelque chose qu’il ne savait dire, et qui se<br />

dévoilait à lui dans les chaudes compositions de<br />

Claude Lorrain et dans les déserts sauvages de<br />

Salvator Rosa. Il s’éleva en lui mille doutes<br />

contre son maître, et il se sentait surtout<br />

découragé lorsqu’il voyait Hackert peindre avec<br />

un soin infini le gibier mort que lui envoyait le<br />

roi. Mais il surmonta ces pensées qu’il regardait<br />

comme coupables, et continua de suivre avec<br />

ardeur les enseignements de son maître, qu’il<br />

égala bientôt. Aussi Hackert l’engagea-t-il à<br />

exposer, au milieu de ses propres tableaux de<br />

nature morte, un grand paysage que le jeune<br />

élève avait composé avec beaucoup de soin. Il<br />

plut généralement aux connaisseurs et aux<br />

artistes ; un petit vieillard, singulièrement habillé,<br />

gardait seul le silence et se mettait à sourire<br />

chaque fois qu’on vantait le talent du jeune<br />

peintre. Berthold l’aperçut arrêté devant son<br />

tableau, le contemplant d’un air de compassion et<br />

secouant la tête. Un peu enflé par les louanges<br />

dont il avait été l’objet, Berthold ne put se


défendre de ressentir une humeur secrète contre<br />

cet étranger. Il s’approcha de lui et lui dit d’un<br />

ton plus aigre qu’il n’était nécessaire : – Vous ne<br />

me semblez pas content de ce tableau, bien que<br />

des artistes célèbres et des connaisseurs<br />

renommés le trouvent à leur gré ?<br />

L’étranger regarda Berthold d’un œil perçant :<br />

– Jeune homme, dit-il, tu aurais pu devenir<br />

quelque chose ! Berthold se sentit saisi jusqu’au<br />

fond de l’âme, du regard de cet homme et de ses<br />

paroles. Il n’eut pas la force de l’interroger<br />

davantage, et n’osa pas le suivre tandis qu’il<br />

s’éloignait lentement. Bientôt après, Hackert luimême<br />

entra, et Berthold lui conta ce qui venait de<br />

lui arriver avec cet homme singulier. – Ah ! dit<br />

Hackert en riant, que cela ne t’embarrasse pas.<br />

C’est notre vieux grondeur à qui rien ne plaît. Je<br />

l’ai rencontré dans la première salle. Il est né à<br />

Malte, de parents grecs ; c’est un singulier<br />

personnage. Il peint fort bien ; mais tout ce qu’il<br />

produit a une apparence fantastique, qui vient<br />

sans doute de ce qu’il a conçu des opinions<br />

absurdes sur la manière de représenter les arts, et<br />

de ce qu’il s’est créé un système qui ne vaut pas


le diable. Je sais fort bien qu’il ne fait pas grand<br />

cas de moi ; mais, je le lui pardonne, car il ne<br />

pourra m’ôter la réputation que j’ai acquise. – Il<br />

semblait à Berthold que ce Grec eût touché une<br />

de ses blessures intérieures, attouchement<br />

douloureux, mais salutaire, comme celui du<br />

chirurgien qui sonde une plaie. Bientôt il oublia<br />

cette rencontre, et se remit à travailler avec<br />

ardeur.<br />

Le succès de ce grand tableau lui avait donné<br />

l’envie d’en faire un second. Hackert lui choisit<br />

lui-même un des plus beaux points de vue de<br />

Naples, et comme le premier tableau représentait<br />

un coucher de soleil, il l’engagea à faire un lever.<br />

Berthold avait à peindre beaucoup d’arbres<br />

exotiques, beaucoup de coteaux chargés de<br />

vignes ; mais surtout beaucoup de nuages et de<br />

vapeurs. Il était un jour assis sur une grande<br />

pierre, au lieu choisi par Hackert, terminant sa<br />

grande esquisse d’après nature. – Bien touché,<br />

vraiment ! dit quelqu’un derrière lui. Berthold<br />

leva les yeux ; le Maltais regardait son dessin, et<br />

ajouta en riant ironiquement : Vous n’avez oublié<br />

qu’une seule chose, mon jeune ami. Regardez là-


as cette muraille peinte en vert ! La porte est à<br />

demi-ouverte ; il vous faut reproduire cela avec<br />

l’ombre portée : une porte à demi-ouverte fait un<br />

effet prodigieux ! – Vous raillez sans motif,<br />

monsieur, répondit Berthold. De tels accidents ne<br />

sont pas autant à dédaigner que vous le pensez, et<br />

mon maître les reproduit volontiers. Souvenezvous<br />

de ce drap blanc étendu dans le paysage<br />

d’un vieux peintre flamand, qu’on ne pouvait<br />

enlever sans détruire l’harmonie du tout. Mais<br />

vous ne me semblez pas un grand ami du<br />

paysage, auquel je me suis adonné de corps et<br />

d’âme ; veuillez donc me laisser travailler en<br />

paix. – Tu es tombé dans une grande erreur, jeune<br />

homme, dit le Maltais. Je te dis encore une fois<br />

que tu aurais pu devenir quelque chose ; car tes<br />

ouvrages montrent visiblement un effort pour<br />

tendre à des idées élevées ; mais tu n’atteindras<br />

jamais à ton but, car le chemin que tu suis n’y<br />

conduit pas. Retiens bien ce que je vais te dire :<br />

Peut-être parviendras-tu à ranimer la flamme qui<br />

dort en toi, et à t’éclairer de sa lueur, alors tu<br />

reconnaîtras l’esprit véritable des arts. Me croistu<br />

assez insensé pour subordonner le paysage au


genre de l’histoire, et pour ne pas reconnaître que<br />

ces deux branches de l’art tendent au même but. –<br />

Saisir la nature dans l’expression la plus<br />

profonde, dans le sens le plus élevé, dans cette<br />

pensée qui élève tous les êtres vers une vie plus<br />

sublime, c’est la sainte mission de tous les arts.<br />

Une simple et exacte copie de la nature peut-elle<br />

conduire à ce but ? – Qu’une inscription dans une<br />

langue étrangère, copiée par un scribe qui ne la<br />

comprend point et qui a laborieusement imité les<br />

caractères inintelligibles pour lui, est misérable,<br />

gauche et forcée ! C’est ainsi que les paysages de<br />

ton maître ne sont que des copies correctes d’un<br />

original écrit dans une langue étrangère pour lui.<br />

– L’artiste, initié au secret divin de l’art, entend<br />

la voix de la nature qui raconte ses mystères<br />

infinis par les arbres, par les plantes, par les<br />

fleurs, par les eaux et par les montagnes ; puis<br />

vient sur lui, comme l’esprit de Dieu, le don de<br />

transporter ses sensations dans ses ouvrages.<br />

Jeune homme ! n’as-tu pas éprouvé quelque<br />

chose de singulier, en contemplant les paysages<br />

des anciens maîtres ? Sans doute, tu n’as pas<br />

songé que les feuilles des tilleuls, que les pins, les


platanes, étaient plus conformes à la nature, que<br />

le fond était plus vaporeux, les eaux plus<br />

profondes ; mais l’esprit qui plane dans cet<br />

ensemble t’élevait dans une sphère dont l’éclat<br />

t’enivrait. – Étudie donc la nature avec assiduité,<br />

avec exactitude, afin de t’approprier la pratique<br />

nécessaire pour la reproduire ; mais ne prends pas<br />

la pratique pour l’art même. – Le Maltais se tut,<br />

et après quelques instants de silence, durant<br />

lesquels Berthold resta la tête baissée, sans<br />

proférer une parole, il ajouta : Je sais qu’un génie<br />

élevé sommeille en toi, et je l’ai appelé d’une<br />

voix forte, afin qu’il se réveille et qu’il agite<br />

librement ses ailes. Adieu. Il semblait que<br />

l’étranger eût en effet réveillé les sensations que<br />

Berthold portait en lui. Il lui fut impossible de<br />

travailler davantage à son tableau. Il abandonna<br />

son maître, et dans son trouble, il appelait à<br />

grands cris l’esprit que le Maltais avait évoqué.<br />

« Je n’étais heureux que dans mes rêves. Là, se<br />

réalisait tout ce que le Maltais m’avait dit. J’allais<br />

m’étendre au milieu des verts buissons, agités par<br />

des vapeurs légères, et je croyais entendre des<br />

sons mélodieux s’échapper de la profondeur du


ois. Écoutez ! Écoutez ! Entendons les voix de<br />

la création, qui prennent une forme palpable à<br />

nos sens ! et les accords devenaient de plus en<br />

plus sensibles à mon oreille, et il me semblait que<br />

j’étais pourvu d’un sens nouveau, qui me faisait<br />

comprendre, avec une clarté merveilleuse, ce qui<br />

m’avait semblé inexplicable. – Le secret enfin<br />

découvert, je traçais dans l’espace un hiéroglyphe<br />

de feu ; mais cet écrit hiéroglyphique était un<br />

paysage ravissant, dans lequel s’agitaient, comme<br />

balancés par des accords voluptueux, les arbres,<br />

les buissons, les eaux et les fleurs. » Un tel<br />

bonheur n’arrivait au pauvre Berthold qu’en<br />

songe, ses forces étaient brisées, et son âme était<br />

en proie à un désordre plus grand encore qu’au<br />

temps où il apprenait à Rome l’état de peintre<br />

d’histoire. S’il entrait dans un bois sombre, un<br />

frisson mortel s’emparait de lui ; s’il en sortait,<br />

s’il apercevait un horizon lointain, des montagnes<br />

bleues, des plaines resplendissantes de tons<br />

lumineux, sa poitrine se resserrait avec douleur.<br />

Toute la nature, qui lui souriait jadis, était<br />

devenue menaçante pour lui, et les voix qui le<br />

charmaient dans le murmure des ruisseaux, des


ises du soir, dans le frémissement des<br />

feuillages, ne lui annonçaient plus que misère et<br />

chagrins. Enfin son mal se calma un peu ; mais il<br />

évita d’être seul dans la campagne ; ce fut ainsi<br />

qu’il se joignit à deux jeunes peintres allemands<br />

pour faire des excursions dans les magnifiques<br />

environs de Naples. L’un deux, nous le<br />

nommerons Florentin, s’occupait moins d’étudier<br />

profondément son art que de jouir d’une vie<br />

joyeuse et animée. Ses cartons en témoignaient.<br />

Des groupes de paysans dansant, des processions,<br />

des fêtes champêtres, Florentin savait jeter<br />

rapidement, d’une main légère, toutes ces scènes<br />

sur le papier. Chacun de ses desseins, à peine<br />

esquissé, avait de la vie et du mouvement. En<br />

même temps, l’esprit de Florentin n’était<br />

nullement fermé aux pensées élevées, et il<br />

pénétrait au contraire, plus qu’aucun autre peintre<br />

moderne, dans l’esprit des tableaux des anciens<br />

maîtres. Il avait esquissé à grands traits, dans son<br />

livre de croquis, les fresques peintes d’une vieille<br />

église de moines à Rome, dont les murs étaient à<br />

demi abattus ; elles représentaient le martyre de<br />

sainte Catherine : on ne pouvait voir rien de plus


gracieux et de plus pur que ce trait qui produisit<br />

sur Berthold une impression profonde ! Il se prit<br />

de passion pour le faire de Florentin, et comme<br />

celui-ci tendait toujours à rendre avec vivacité les<br />

charmes de la nature, sous son aspect humain,<br />

Berthold reconnut que cet aspect était le principe<br />

auquel il devait se tenir pour ne pas flotter à<br />

l’aventure. Tandis que Florentin était occupé à<br />

dessiner rapidement un groupe qu’il venait de<br />

rencontrer, Berthold avait ouvert le livre de son<br />

ami, et s’efforçait de reproduire la figure de<br />

sainte Catherine, ce qui lui réussit, bien qu’à<br />

Rome, il ne pût jamais animer ses figures à l’égal<br />

des originaux. Il se plaignit beaucoup à son ami<br />

de cette impuissance, et lui rapporta tout ce que le<br />

Maltais lui avait dit au sujet de l’art. – Eh ! mon<br />

cher frère Berthold, dit Florentin, le Maltais a<br />

complètement raison, et j’estime autant un beau<br />

paysage que le plus beau tableau d’histoire. Je<br />

pense en même temps que l’étude de la nature<br />

vivante nous initie dans les secrets de la nature<br />

inanimée. Je te conseille donc de t’habituer à<br />

copier des figures ; tes idées deviendront plus<br />

lucides. – Florentin avait remarqué l’état


d’exaltation de son ami : il s’efforça de<br />

l’encourager, en lui disant que cette disposition<br />

annonçait une prochaine amélioration dans ses<br />

vues d’artiste ; mais Berthold consumait sa vie<br />

dans ses rêves, et tous ses essais ressemblaient<br />

aux efforts d’un enfant débile.<br />

Non loin de Naples, était située la villa d’un<br />

duc, d’où l’on découvrait le Vésuve et la mer.<br />

Elle était hospitalièrement ouverte aux artistes<br />

étrangers, et particulièrement aux peintres de<br />

paysages. Berthold allait souvent travailler en ce<br />

lieu ; il affectionnait une grotte du parc où il<br />

s’abandonnait à ses rêveries. Un jour qu’il s’y<br />

trouvait, écrasé par les désirs sans nom qui<br />

rongeaient son cœur, versant des larmes<br />

brûlantes, et suppliant le ciel d’éclairer son âme,<br />

un léger bruit se fit entendre dans le feuillage, et<br />

une femme ravissante apparut à l’entrée de la<br />

grotte. « Les rayons du soleil tombaient sur sa<br />

face angélique. Elle me jeta un regard<br />

inexprimable. – C’était sainte Catherine. Non,<br />

c’était mon idéal ! Éperdu de ravissement, je<br />

tombai à genoux, et elle disparut en souriant. –<br />

Ma prière de tous les jours était donc exaucée ! »


Florentin entra dans la grotte et fut frappé de<br />

surprise en voyant Berthold se jeter sur son sein,<br />

en s’écriant : Ami, ami ! je suis heureux ! Elle est<br />

trouvée !<br />

À ces mots, il s’éloigna rapidement, regagna<br />

en toute hâte son atelier, tendit une toile et<br />

commença de peindre. Comme animé d’un esprit<br />

divin, il représenta, dans tout le feu de la vie,<br />

cette image céleste qui lui avait apparu. Toutes<br />

ses sensations se trouvèrent changées depuis ce<br />

moment. Au lieu de ce chagrin dévorant qui<br />

desséchait le plus pur sang de son cœur, il<br />

montrait une satisfaction et un bien-être<br />

extrêmes. Il étudia avec ardeur les chefs-d’œuvre<br />

des vieux maîtres, et bientôt il produisit des pages<br />

originales qui excitèrent l’étonnement des<br />

connaisseurs. Il n’était plus question de<br />

paysages ; Hackert convint lui-même que son<br />

jeune élève avait enfin deviné sa vocation.<br />

Berthold eut à peindre de grands tableaux<br />

d’église. Il choisit quelques scènes riantes de<br />

légendes chrétiennes ; mais partout se retrouvait<br />

l’image merveilleuse de son idéal. On reconnut<br />

dans cette figure les traits et la tournure de la


princesse Angiolina T***, d’une ressemblance<br />

frappante ; on le dit au peintre lui-même, et le<br />

bruit courut que le jeune Allemand avait été<br />

profondément blessé au cœur par les yeux de la<br />

belle dona. Berthold s’irrita fort de ces propos qui<br />

donnaient un corps matériel à ses affections<br />

célestes. – « Croyez-vous donc, disait-il, qu’une<br />

semblable créature puisse errer sur la terre ? Elle<br />

m’a été révélée dans une vision ; ç’a été la<br />

consécration de l’artiste. » Berthold vécut content<br />

et heureux, jusqu’au jour où les victoires de<br />

Bonaparte en Italie conduisirent aux portes de<br />

Naples l’armée française, dont l’approche fit<br />

éclater une terrible révolution. Le roi avait<br />

abandonné Naples avec la reine, comme on le<br />

sait. Le vicaire général conclut un armistice<br />

honteux avec le général français, et bientôt<br />

arrivèrent les commissaires républicains pour<br />

recevoir les sommes stipulées. Le vicaire général<br />

s’enfuit pour échapper à la rage du peuple qui se<br />

croyait abandonné de tous ceux qui devaient le<br />

protéger, et tous les liens de la société se<br />

trouvèrent rompu. La populace brava toutes les<br />

lois dans sa sauvage furie, et des hordes effrénées


aux cris de : Viva la santa fede, coururent piller et<br />

brûler les maisons des grands seigneurs qu’ils<br />

regardaient comme vendus à l’ennemi. Les<br />

efforts que firent, pour rétablir l’ordre, Moliterno<br />

et de Roca Romana, les deux favoris du peuple,<br />

furent infructueux. Les ducs Della Torre et<br />

Clément Filomarino avaient été égorgés ; mais la<br />

soif sanguinaire du peuple n’était pas apaisée.<br />

Berthold s’était échappé à demi-vêtu d’une<br />

maison en flammes, il tomba au milieu d’une<br />

bande de furieux qui se rendaient avec des<br />

torches allumées au palais du duc de T***. Le<br />

prenant pour un des leurs, ils l’entraînèrent avec<br />

eux. – Viva la santa fede ! criaient-ils, et en<br />

quelques instants le palais fut en feu ; les<br />

domestiques, tout ce qui s’opposa à leur rage,<br />

furent égorgés. Berthold avait involontairement<br />

pénétré dans le palais. Une épaisse fumée<br />

remplissait ses longues galeries. Il parcourut<br />

rapidement les chambres qui s’écroulaient, au<br />

péril de tomber dans les flammes, cherchant<br />

partout une issue. Un cri perçant retentit près de<br />

lui, il entra dans un salon voisin.


Une femme luttait avec un lazzarone qui<br />

l’avait saisie d’une main vigoureuse, et qui se<br />

disposait à lui plonger un couteau dans le sein. –<br />

Prendre la femme dans ses bras, l’emporter à<br />

travers les flammes, descendre les degrés, fuir à<br />

travers le plus épais du peuple, Berthold fit tout<br />

cela en un moment. Le couteau à la main, noirci<br />

de fumée, les vêtements déchirés et en désordre,<br />

Berthold fut respecté ; car on le prit pour un<br />

brigand et un assassin. Il arriva enfin dans un lieu<br />

retiré de la ville, déposa près d’une maison en<br />

ruine, celle qu’il avait sauvée, et tomba sans<br />

mouvement. Lorsqu’il reprit ses sens, la princesse<br />

était à genoux devant lui, et lavait son front avec<br />

de l’eau fraîche. – Ô grâce aux saints ! te voilà<br />

rendu à la lumière, toi qui m’as sauvé la vie ! ditelle<br />

d’une voix attendrie et d’une douceur<br />

extrême.<br />

Berthold se leva, il crut rêver, il regarda<br />

longtemps la princesse. – Oui, c’était elle. La<br />

figure céleste qui avait réveillé son génie. – Est-il<br />

possible ! est-il vrai, dit-il, suis-je donc au<br />

monde ? – Oui, tu vis, dit la princesse. Tu vis<br />

pour moi ; ce que tu n’osais pas espérer est arrivé


par un miracle. Oh ! je te connais bien. Tu es le<br />

peintre Berthold, tu m’aimes et tu éternises mon<br />

image dans tes plus beaux tableaux. Pouvais-je<br />

donc être à toi ? Mais maintenant je t’appartiens,<br />

et pour toujours. – Fuyons ! oh ! fuyons<br />

ensemble.<br />

Un sentiment singulier, comme si une douleur<br />

subite détruisait ses plus doux rêves, traversa<br />

l’âme de Berthold, en entendant ces paroles<br />

brûlantes. Mais lorsqu’elle le serra dans ses bras<br />

d’une blancheur de neige, lorsqu’il la pressa avec<br />

ardeur dans les siens, des frémissements<br />

inconnus, une douleur enivrante l’arrachèrent à la<br />

terre : – Oh ! non, s’écria-t-il ; ce n’est point un<br />

rêve qui m’abuse ! Non, c’est ma femme que<br />

j’étreins pour ne plus jamais la quitter, c’est elle<br />

qui apaise les désirs dont l’ardeur me dévorait !<br />

Il était impossible de fuir de la ville. Les<br />

troupes françaises étaient devant les portes, et le<br />

peuple, quoique mal armé, lui en défendit l’entrée<br />

durant deux jours. Enfin Berthold et Angiolina<br />

parvinrent à s’échapper. Angiolina, remplie<br />

d’amour pour son libérateur, insista pour quitter


l’Italie, afin qu’il fût assuré de la posséder. Les<br />

diamants qu’elle avait emportés suffirent à tous<br />

leurs besoins, et ils arrivèrent heureusement à<br />

M** dans le midi de l’Allemagne, où Berthold<br />

avait dessein de se fixer et de vivre de son art. –<br />

N’était-ce pas une félicité inouïe qu’Angiolina,<br />

cette beauté céleste, l’idéal de ses rêves, lui<br />

appartînt enfin, malgré tous les obstacles qui<br />

élevaient une barrière insurmontable entre elle et<br />

son bien-aimé ? Berthold pouvait à peine<br />

comprendre son bonheur, et il resta plongé dans<br />

une extase perpétuelle, jusqu’à ce qu’enfin une<br />

voix intérieure l’avertît de songer à son art. Il<br />

résolut de faire sa réputation à M**, par un grand<br />

tableau pour l’église de Sainte-Marie. L’idée<br />

simple de représenter Marie et Élisabeth dans un<br />

jardin, avec le Christ et saint Jean, jouant sur<br />

l’herbe, lui fournit le sujet de son tableau, mais il<br />

ne parvint jamais à s’en former une idée nette.<br />

Comme au temps de sa crise fâcheuse, les images<br />

se montraient à lui sous une forme incertaine, et<br />

devant ses yeux s’offrait sans cesse, non pas la<br />

divine vierge Marie, mais une femme terrestre,<br />

mais Angiolina, les traits flétris et décolorés. Il


voulut surmonter cette influence ennemie, et se<br />

mit à peindre ; mais ses forces étaient brisées, et<br />

tous ses efforts furent infructueux, comme<br />

autrefois à Naples. Sa peinture était sèche et sans<br />

vie, et Angiolina elle-même, son idéal, lui<br />

semblait, lorsqu’elle posait devant lui, une froide<br />

automate, aux yeux de verre. Le découragement<br />

se glissa de plus en plus dans son âme ; toutes les<br />

joies de sa vie s’effacèrent. Il voulait, et il ne<br />

pouvait travailler ; ainsi il tomba dans la misère,<br />

qui le courba d’autant plus que Angiolina ne<br />

laissait pas échapper une plainte. « Cette douleur,<br />

qui me dévorait, me jeta bientôt dans un état<br />

semblable à la folie. Ma femme me donna un fils,<br />

ce qui mit le comble à ma misère ; et mon<br />

chagrin, longtemps renfermé, se changea en<br />

haine. Elle, elle seule, avait causé tout mon<br />

malheur. Non, elle n’était pas l’idéal qui m’avait<br />

apparu ; elle n’avait emprunté cette figure céleste<br />

que pour me jeter dans un abîme. Dans mon<br />

désespoir, je la maudissais, elle et son enfant<br />

innocent. Je souhaitais leur mort, pour être<br />

délivré d’un affreux tourment qui me déchirait<br />

sans cesse ! – Des pensées infernales s’élevèrent


en moi. Vainement, lisais-je tout mon crime dans<br />

les traits pâles d’Angiolina, dans ses larmes. Tu<br />

as anéanti ma vie, maudite femme, lui criai-je en<br />

rugissant, et je la repoussai du pied loin de moi,<br />

lorsqu’elle tomba presque sans mouvement pour<br />

embrasser mes genoux. – La conduite folle et<br />

cruelle de Berthold envers sa femme et son<br />

enfant, attira l’attention de l’autorité. On voulut<br />

l’arrêter, mais lorsque les gens de police se<br />

présentèrent chez lui, il avait disparu avec sa<br />

famille. Berthold se montra bientôt après, à R**,<br />

dans la Haute-Silésie. Il s’était débarrassé de sa<br />

femme et de son enfant, et se remit à travailler au<br />

tableau qu’il avait commencé à M**. Mais il ne<br />

put achever que la Vierge et les enfants ; il tomba<br />

malade et vit longtemps de près la mort qu’il<br />

désirait ardemment. Les soins qu’exigea sa<br />

maladie le forcèrent de laisser vendre ses<br />

meubles et ce tableau. À son rétablissement, il se<br />

trouva réduit à la mendicité. – Dans la suite, il<br />

vécut péniblement en peignant des murailles, et<br />

en faisant des travaux obscurs qu’il trouvait, çà et<br />

là.


– L’histoire de Berthold a quelque chose<br />

d’effroyable, dis-je au professeur. Quoiqu’il n’en<br />

parle pas, je le regarde comme le meurtrier de sa<br />

femme et de son enfant. – C’est un fou, un<br />

insensé à qui je n’accorde pas l’énergie de<br />

commettre une telle action, dit le professeur. Rien<br />

n’est expliqué sur ce point, et il est à savoir s’il<br />

ne se figure pas tout simplement qu’il est un<br />

meurtrier. La nuit prochaine, il termine son<br />

ouvrage ; dans ces moments-là il est de bonne<br />

humeur, et vous pourrez vous-même lui toucher<br />

un mot sur ce sujet scabreux.<br />

Je dois avouer que l’idée de me trouver seul<br />

avec Berthold dans l’église, après avoir lu son<br />

histoire, me causait un léger frisson. Je pensais,<br />

qu’après tout, en dépit de sa bonhomie et de ses<br />

manières sincères, il pourrait bien être le diable,<br />

et je préférais l’aborder en plein jour, à la douce<br />

clarté du soleil. Je le trouvai sur son échafaud,<br />

grondeur et renfermé ; il s’occupait à peindre des<br />

veines de marbre. Arrivé jusqu’à lui, je lui tendis<br />

les pots en silence. Il se retourna et me regarda<br />

avec étonnement. – Je suis votre apprenti, lui disje<br />

doucement. – Ces paroles lui arrachèrent un


sourire. Je me mis alors à lui parler de sa vie, en<br />

homme instruit de toutes les particularités qui le<br />

concernaient, et de manière à lui faire croire qu’il<br />

m’avait lui-même tout raconté dans la nuit<br />

précédente. Doucement, bien doucement,<br />

j’arrivai à la terrible catastrophe, et j’ajoutai tout<br />

à coup : « Ainsi dans votre délire, vous avez tué<br />

votre femme et votre enfant ? » À ces mots, il<br />

laissa tomber son pot de couleur et son pinceau,<br />

me lança un regard horrible, et s’écria : – Ces<br />

mains sont pures du sang de ma femme et de mon<br />

fils ! Encore un tel mot, et je me précipite avec<br />

vous du haut de cet échafaud sur le pavé de<br />

l’église où nos crânes se briseront !<br />

Je me trouvais dans une situation critique. –<br />

Oh ! voyez donc, mon cher Berthold, lui dis-je<br />

d’un air aussi calme qu’il me fut possible de<br />

l’affecter, voyez comme cette teinte brune<br />

découle le long de la muraille. – Il regarda de ce<br />

côté, et tandis qu’il étendait la couleur avec son<br />

pinceau, je descendis doucement de l’échafaud, et<br />

sortis de l’église pour me rendre auprès du<br />

professeur, qui se moqua singulièrement de moi.


Ma voiture était réparée, je quittai G**. Le<br />

professeur Aloysius Walter me promit de<br />

m’écrire, s’il apprenait encore quelque chose sur<br />

Berthold. Six mois plus tard, je reçus en effet une<br />

lettre du professeur, dans laquelle il s’étendait<br />

longuement sur le plaisir que lui avait causé mon<br />

séjour à G**. Sa lettre se terminait ainsi :<br />

« Bientôt après votre départ, un singulier<br />

changement s’opéra dans la personne de notre<br />

peintre. Il devint tout à coup fort jovial, et acheva<br />

son grand tableau d’autel, qui excite aujourd’hui<br />

l’admiration de tous les voyageurs. Puis il<br />

disparut. Comme on n’a plus entendu parler de<br />

lui, et qu’on a trouvé son chapeau et sa canne sur<br />

le bord de la rivière, nous pensons tous qu’il s’est<br />

volontairement donné la mort. Portez-vous<br />

bien. »


Mademoiselle de Scudéry


Histoire du temps de Louis XIV<br />

Le conte d’Hoffmann que nous publions<br />

aujourd’hui fut composé et mis au jour en 1819,<br />

il y a vingt-quatre ans. Cette publication est fort<br />

antérieure, comme on le voit, à celle du roman<br />

intitulé : Olivier Brusson * . Puis vint, en imitation<br />

du roman, le fameux mélodrame : Cardillac, qui<br />

attira tout Paris à l’un des théâtres du boulevard.<br />

– Olivier Brusson est un emprunt fait à<br />

Hoffmann. Le roman français, petit chef-d’œuvre<br />

de goût et de grâce, fut beaucoup loué et<br />

beaucoup lu. L’arrangeur anonyme, écrivain<br />

brillant, riche d’esprit et de talent, doté de tant<br />

d’autres succès, se réjouira, sans nul doute, de<br />

voir restituer au pauvre acteur allemand le fonds<br />

qui lui appartient, et qui avait tant gagné en<br />

passant dans des mains étrangères.<br />

Hoffmann lui-même n’avait pas imaginé cette<br />

* Paris, 1823.


aventure. Il indique la source. Il a puisé dans la<br />

Chronique de Nuremberg, écrite par Wagenseil.<br />

Le chroniqueur allemand avait fréquenté la<br />

maison de mademoiselle de Scudéry durant son<br />

séjour à Paris, et il avait recueilli l’anecdote aux<br />

lieux mêmes où se passa ce singulier événement.<br />

I<br />

Dans la rue Saint-Honoré se trouvait située la<br />

petite maison qu’habitait Magdeleine de Scudéry,<br />

connue par ses écrits et par la faveur dont elle<br />

jouissait auprès de Louis XIV et de madame de<br />

Maintenon.<br />

Fort tard, vers minuit, – c’était durant<br />

l’automne de l’année 1680, – on frappa si<br />

violemment à la porte de cette maison que tout le<br />

vestibule en retentit. Baptiste, qui, dans le petit<br />

ménage de mademoiselle de Scudéry, remplissait<br />

à la fois les fonctions de cuisinier, de laquais et


de portier, était allé dans son pays pour assister<br />

aux noces de sa sœur, et il se trouva que la<br />

Martinière, sa femme de chambre, fut seule<br />

éveillée dans la maison. Elle entendit les coups<br />

redoublés, et se mit à songer que Baptiste, étant<br />

parti, elle se trouvait seule avec sa maîtresse, sans<br />

aucun moyen de défense. Tous les crimes<br />

d’effraction, de vol et de meurtre qui avaient<br />

alors lieu dans Paris, s’offrirent à sa pensée ; elle<br />

ne douta pas qu’une bande de brigands, instruite<br />

de la solitude où se trouvait la maison, s’efforçait<br />

d’y pénétrer avec de méchants desseins contre<br />

ceux qui l’habitaient, et elle resta dans sa<br />

chambre, tremblante, effarée, maudissant et<br />

Baptiste et les sœurs qui se marient. Pendant ce<br />

temps, les coups retentissaient toujours avec plus<br />

de force, et il lui semblait que dans les intervalles<br />

elle entendît une voix qui criait : « Ouvrez,<br />

ouvrez donc, au nom du ciel ! » Enfin, dans une<br />

agitation toujours croissante, la Martinière prit un<br />

flambeau, et descendit dans le vestibule ; là, elle<br />

entendit distinctement la voix de ceux qui<br />

disaient : « Au nom du Christ, ouvrez ! »<br />

– Ce n’est pas ainsi que parle un brigand, se


dit la Martinière. Qui sait si ce malheureux qu’on<br />

poursuit ne cherche pas un refuge auprès de ma<br />

maîtresse, qui est toujours disposée à faire le<br />

bien ! Mais ayons de la prudence.<br />

Elle ouvrit une fenêtre, demanda, en<br />

grossissant sa voix autant qu’elle le put, afin de<br />

lui donner un accent masculin, qui faisait, à une<br />

heure aussi avancée de la nuit, un bruit à troubler<br />

le sommeil de tout le quartier. Elle aperçut, à la<br />

clarté de la lune, qui venait de percer de sombres<br />

nuages, une figure enveloppée dans un manteau<br />

couleur de muraille, un vaste chapeau enfoncé sur<br />

les yeux. Elle reprit à haute voix, de manière à se<br />

faire entendre de la rue : – Holà, Baptiste,<br />

Claude, Pierre, levez-vous et venez voir un peu<br />

quel est ce vaurien qui veut forcer la maison !<br />

Mais celui que se trouvait en bas lui dit d’une<br />

voix douce et presque plaintive : – Ah ! la<br />

Martinière, je sais bien que c’est vous, ma bonne<br />

femme, en dépit de vos efforts pour changer votre<br />

voix ; je sais aussi que Baptiste est allé au pays,<br />

et que vous êtes seule dans le logis, avec votre<br />

maîtresse. Ouvrez-moi donc, et ne craignez rien.


Il faut que je parle à votre demoiselle à l’instant<br />

même.<br />

– Y pensez-vous ? répliqua la Martinière.<br />

Vous voulez parler à ma maîtresse au milieu de la<br />

nuit ? ne savez-vous pas qu’elle dort depuis<br />

longtemps, et que, pour rien au monde, je ne<br />

voudrais la réveiller dans ses bons moments du<br />

premier sommeil, dont elle a tant besoin, à son<br />

âge ?<br />

– Je sais, répondit celui qui était dans la rue, je<br />

sais que votre demoiselle vient de mettre de côté<br />

le manuscrit de son roman de Clélie auquelle elle<br />

travaille sans relâche, et qu’elle compose en ce<br />

moment quelques vers qu’elle a dessein de lire<br />

demain chez la marquise de Maintenon. Je vous<br />

en conjure, dame Martinière, ayez de la<br />

compassion et ouvrez-moi la porte ! Apprenez<br />

qu’il s’agit de sauver un malheureux de sa ruine,<br />

apprenez que l’honneur, la liberté, la vie même<br />

d’un homme, dépendent de ce moment où il faut<br />

que je parle à votre demoiselle. Songez que la<br />

colère de votre maîtresse retombera éternellement<br />

sur vous quand elle apprendra que c’est vous qui


avez durement fermé la porte à un malheureux<br />

qui venait implorer son secours.<br />

– Mais pourquoi réclamer la pitié de ma<br />

maîtresse à telle heure ? revenez demain en<br />

meilleur temps. Ainsi parlait la Martinière de sa<br />

croisée.<br />

Celui d’en bas répondit : – Quand le sort vient<br />

vous frapper avec la rapidité de la foudre,<br />

s’inquiète-t-il du temps et de l’heure ? Quand le<br />

salut d’un homme dépend d’un instant, doit-on le<br />

retarder ? Ouvrez la porte. Ne craignez rien d’un<br />

malheureux sans appui, que tout le monde<br />

abandonne, qu’on persécute et qui vient supplier<br />

votre maîtresse de le tirer d’un pressant danger !<br />

La Martinière entendit à ces mots l’étranger<br />

soupirer, gémir ; d’ailleurs le son de sa voix<br />

annonçait un jeune homme, elle était douce et<br />

pénétrait dans l’âme. La chambrière se sentit<br />

émue jusqu’au fond du cœur, et, sans hésiter plus<br />

longtemps, elle descendit avec les clefs.<br />

À peine la porte fut-elle ouverte, que l’homme<br />

au manteau se précipita avec impétuosité dans la<br />

maison, et devançant la Martinière sur les


marches, il s’écria : – Conduisez-moi près de<br />

votre maîtresse !<br />

La Martinière, effrayée, éleva son flambeau, et<br />

la lueur de la bougie lui montra un visage jeune et<br />

régulier, mais d’une pâleur mortelle et<br />

horriblement défait. La Martinière tomba presque<br />

d’effroi, lorsque l’homme entrouvrit son manteau<br />

et qu’elle aperçut la brillante poignée d’un stylet<br />

qui sortait du pli de son juste-au-corps.<br />

L’étranger lui lança des regards étincelants, et<br />

s’écria avec plus de violence encore : –<br />

Conduisez-moi près de votre maîtresse, vous disje<br />

!<br />

La Martinière vit alors sa maîtresse dans un<br />

pressant danger, tout son amour pour<br />

mademoiselle de Scudéry qu’elle honorait<br />

comme une mère, se réveilla et lui donna un<br />

courage dont elle ne s’était pas crue capable. Elle<br />

ferma rapidement la porte de la salle qui était<br />

entrouverte, et s’avançant devant l’étranger, elle<br />

lui dit d’une voix ferme : – Votre conduite dans<br />

cette maison s’accorde mal avec les paroles<br />

plaintives que vous poussiez là dehors, et qui ont


excité ma compassion, fort mal à propos, je le<br />

vois. Vous ne verrez pas ma maîtresse, et vous ne<br />

lui parlerez pas. Si vous n’avez pas de mauvaise<br />

pensée en l’âme, vous ne devez pas redouter le<br />

grand jour ; revenez donc demain traiter de votre<br />

affaire ! – Pour cette nuit, videz le palier de la<br />

maison !<br />

L’étranger laissa échapper un profond soupir,<br />

regarda la Martinière d’un air effrayant, et porta<br />

la main à sa dague. La Martinière recommanda<br />

silencieusement son âme au Seigneur ; mais elle<br />

demeura courageusement, et regarda l’étranger<br />

avec hardiesse, tout en s’appuyant avec plus de<br />

force contre la porte par laquelle il fallait passer<br />

pour se rendre à l’appartement de mademoiselle<br />

de Scudéry.<br />

– Laissez-moi aller trouver votre maîtresse,<br />

vous dis-je ! s’écria encore une fois l’étranger.<br />

– Faites ce que vous voudrez, répliqua la<br />

Martinière, je ne bouge pas de cette place. Mais<br />

si vous accomplissez la mauvaise action que vous<br />

avez tenté de faire, vous finirez sur la place de<br />

Grève, comme tous vos maudits complices.


– Ah ! vous avez raison, la Martinière ! s’écria<br />

l’homme : j’ai l’air d’un voleur et je suis armé<br />

comme un assassin ; mais tous ceux que vous<br />

nommez mes complices ne sont pas exécutés ;<br />

oh ! non, ils ne le sont pas.<br />

En parlant ainsi, il lança des regards terribles à<br />

la pauvre servante et tira son poignard.<br />

– Jésus ! s’écria-t-elle attendant le coup de la<br />

mort ; mais au même instant, un cliquetis d’armes<br />

et des pas de chevaux se firent entendre dans la<br />

rue.<br />

– La maréchaussée, la maréchaussée ! Au<br />

secours, au secours ! s’écria la Martinière.<br />

– Maudite femme, veux-tu me perdre ! –<br />

Maintenant, tout est fini, tout est fini ! Prends,<br />

prends ! remets ceci à ta maîtresse cette nuit<br />

même. – Demain, si tu veux.<br />

Tout en prononçant ces paroles à voix basse,<br />

l’étranger avait arraché le flambeau à la<br />

Martinière, il avait éteint la bougie, et il avait<br />

glissé une petite cassette dans les mains de la<br />

femme de chambre.


– Pour le salut de ton âme, remets cette<br />

cassette à ta maîtresse, lui dit l’étranger, et il<br />

s’élança hors de la maison.<br />

La Martinière était tombée sur le plancher ;<br />

elle se releva avec peine et se retira en tâtonnant à<br />

travers les ténèbres de sa chambre, où elle se jeta<br />

dans un fauteuil, épuisée et hors d’état de<br />

prononcer une parole. Tout à coup, elle entendit<br />

tourner les clés qu’elle avait laissées dans la<br />

serrure de la porte principale. On ferma la<br />

maison, et des pas légers et incertains<br />

s’approchèrent de sa chambre. Puissamment<br />

attachée sur son siège, incapable de faire un<br />

mouvement, la Martinière s’attendit à tout ce<br />

qu’il y a de plus horrible ; mais quelle fut sa<br />

surprise, lorsque la porte de la chambre<br />

s’ouvrant, elle reconnut, à la clarté de la lampe de<br />

nuit, l’honnête Baptiste, qui lui parut pâle et<br />

défait.<br />

– Au nom de tous les saints ! dites donc ce qui<br />

s’est passé, dame Martinière ! Ah ! quelle<br />

inquiétude, quelle inquiétude ! Je ne sais pas ce<br />

que c’était, mais cela m’a fait partir malgré moi


hier soir de la noce. – J’arrive dans la nuit. –<br />

Dame Martinière, me dis-je, a un sommeil léger,<br />

elle m’entendra bien si je frappe doucement à la<br />

porte. Voilà qu’une forte patrouille arrive sur<br />

moi, des cavaliers, des fantassins armés<br />

jusqu’aux dents, et l’on me retient sans vouloir<br />

me laisser aller. Mais heureusement que<br />

Desgrais, le lieutenant de maréchaussée, qui me<br />

connaît bien, se trouvait avec la troupe. – Eh !<br />

c’est toi, Baptiste ! me dit-il en me tenant une<br />

lanterne sous le nez ; d’où viens-tu par cette nuit<br />

noire ? Reste sagement à la maison et garde-la<br />

bien, il ne fait pas bon ici, nous espérons y faire<br />

une bonne prise. Vous ne vous figurez pas, dame<br />

Martinière, comme ces paroles m’ont remué le<br />

cœur. Je m’approche de notre porte, un homme<br />

enveloppé d’un manteau en sort, un poignard<br />

étincelant à la main, et me renverse. La maison<br />

est ouverte, les clés dans la serrure ; dites-moi,<br />

que signifie tout cela ?<br />

La Martinière, délivrée de sa frayeur mortelle,<br />

lui raconta comme tout s’était passé. Elle et<br />

Baptiste se rendirent dans le vestibule, et<br />

trouvèrent le flambeau sur les degrés, où


l’étranger l’avait jeté en fuyant.<br />

– Il n’est que trop certain que notre demoiselle<br />

devait être volée ou égorgée cette nuit, dit<br />

Baptiste. Cet homme savait, comme vous le dites,<br />

que vous étiez seule avec mademoiselle, et même<br />

qu’elle veillait encore en écrivant ; il est sûr que<br />

c’est un de ces scélérats qui pénètrent jusque dans<br />

l’intérieur des maisons, et qui prennent note de<br />

tout ce qui peut les aider à exécuter leurs projets<br />

diaboliques. Et cette petite cassette, dame<br />

Martinière, moi, je pense que nous ferions bien<br />

de la jeter dans la Seine, à l’endroit le plus<br />

profond. Qui nous répond qu’on ne machine pas<br />

quelque chose contre la vie de notre bonne<br />

demoiselle, et qu’en ouvrant la cassette elle ne<br />

tombera pas morte, comme le marquis de<br />

Tournay, en décachetant la lettre qu’il avait reçue<br />

d’une main inconnue !<br />

Après avoir longtemps conféré ensemble, les<br />

deux fidèles serviteurs résolurent de tout conter le<br />

lendemain à mademoiselle de Scudéry, et de lui<br />

remettre la cassette mystérieuse, en lui<br />

recommandant de l’ouvrir avec précaution. Ils


epassèrent ensemble toutes les circonstances de<br />

l’apparition de l’étranger suspect, et se<br />

convainquirent qu’il y avait en jeu un secret<br />

important que leur maîtresse seule pourrait<br />

découvrir.<br />

II<br />

Les craintes de Baptiste étaient bien fondées.<br />

Justement, à cette époque, Paris était le théâtre<br />

des plus horribles attentats, dont toutes les<br />

ressources d’un art infernal combinaient<br />

l’exécution.<br />

Glazer, un apothicaire allemand, le meilleur<br />

chimiste de son temps, s’était beaucoup occupé<br />

d’essais d’alchimie, comme avaient coutume de<br />

le faire les gens de sa profession. Il travaillait à la<br />

recherche de la pierre philosophale, et il était aidé<br />

dans ses expériences par un Italien, nommé<br />

Exili ; mais pour ce dernier, l’alchimie n’était<br />

qu’une feinte et un prétexte. Il voulut seulement<br />

apprendre l’art de mélanger et de préparer les


matières pernicieuses dont se servait Glazer pour<br />

ses opérations ; et il parvint enfin à savoir<br />

composer ce poison subtil, qui tarit subitement ou<br />

lentement les sources de la vie, sans laisser<br />

aucune trace dans le corps humain, et qui<br />

échappe à toutes les investigations des médecins.<br />

Avec quelque prudence que procédât Exili, il fut<br />

néanmoins soupçonné d’avoir vendu des poisons,<br />

et mis à la Bastille. Dans la chambre qu’il<br />

habitait, on ne tarda pas à enfermer un certain<br />

capitaine Godin de Sainte-Croix. Cet homme<br />

avait longtemps entretenu, avec la marquise de<br />

Brinvilliers, un commerce intime qui avait<br />

occasionné un grand scandale dans cette famille ;<br />

comme le marquis de Brinvilliers s’était montré<br />

fort indifférent à son déshonneur, Dreux<br />

d’Aubray, lieutenant civil à Paris, s’était vu forcé<br />

de lancer une lettre de cachet contre le capitaine,<br />

pour mettre fin aux désordres de sa fille.<br />

Emporté, sans caractère, feignant la dévotion, et<br />

dressé dès son enfance à tous les crimes, jaloux<br />

d’ailleurs et vindicatif à l’excès, le capitaine dut<br />

s’estimer heureux de connaître Exili et ses<br />

secrets, qui lui donnaient le moyen d’anéantir


tous ses ennemis. Il se fit l’élève de l’Italien, et<br />

bientôt il égala si bien son maître, qu’après<br />

l’élargissement de celui-ci, il se trouva en état de<br />

travailler seul.<br />

La Brinvilliers était une femme immorale,<br />

Sainte-Croix en fit un monstre. Il la décida peu à<br />

peu à empoisonner son propre père, chez qui elle<br />

vivait et qu’elle soignait dans sa vieillesse avec<br />

une horrible sollicitude, puis ses deux frères et<br />

enfin sa sœur ; elle accomplit son premier<br />

meurtre par esprit de vengeance, les autres par<br />

avidité, dans l’espoir d’une riche succession.<br />

L’histoire de plusieurs procès fournit la preuve<br />

affligeante que les crimes de cette nature<br />

deviennent souvent un besoin et une passion<br />

irrésistibles ; et l’on a vu des empoisonneurs faire<br />

périr une foule de gens dont la vie ou la mort leur<br />

étaient également indifférents, sans but ultérieur,<br />

par un attrait naturel, entraînés par le plaisir que<br />

trouve un chimiste dans ses expériences. La<br />

Brinvilliers fit sans doute de longues études, car<br />

la mort subite de plusieurs pauvres de l’Hôtel-<br />

Dieu éveilla, plus tard, le soupçon que les biscuits<br />

qu’elle faisait distribuer chaque semaine par


ienfaisance et par pitié, avaient été empoisonnés<br />

par elle. Il est certain, toutefois, qu’elle prépara<br />

des pâtés de perdrix qu’elle servait à ses<br />

convives, et que le chevalier du Guet, ainsi que<br />

quelques autres personnes, moururent victimes de<br />

ses infernales invitations. Sainte-Croix, son<br />

complice La Chaussée, et la Brinvilliers, surent<br />

longtemps cacher leurs forfaits d’un voile<br />

impénétrable ; mais la puissance divine avait<br />

arrêté qu’elle punirait leurs crimes dès cette vie !<br />

Les poisons que préparait Sainte-Croix étaient si<br />

subtils, qu’en aspirant une seule exhalaison de sa<br />

poudre (les Parisiens la nommaient poudre de<br />

succession) on se donnait la mort. Ainsi Sainte-<br />

Croix se couvrait toujours le visage d’un masque<br />

de verre lorsqu’il se livrait à ses opérations. Un<br />

jour, tandis qu’il secouait dans une fiole la<br />

poudre qu’il venait de confectionner, son masque<br />

tomba et se brisa ; la commotion fit voler<br />

quelques particules du poison sur le visage de<br />

Sainte-Croix, qui périt aussitôt.<br />

Comme il était mort sans héritiers, les gens de<br />

justice vinrent apposer les scellés sur sa<br />

succession. On trouva dans un coffre fermé tout


l’arsenal de meurtre de cet assassin, ainsi que les<br />

lettres de la Brinvilliers, qui ne laissaient pas<br />

douter de leurs crimes. Elle s’enfuit à Liège, où<br />

elle se cacha dans un cloître. Desgrais, sergent de<br />

la maréchaussée, fut envoyé à sa poursuite, et se<br />

présenta dans le couvent, vêtu en ecclésiastique.<br />

Il parvint à lier une intrigue d’amour avec cette<br />

épouvantable créature, et à l’entraîner à un<br />

rendez-vous secret dans un jardin retiré, situé<br />

près des portes de la ville. Dès qu’elle y fut<br />

rendue, elle se vit saisie par les estafiers de<br />

Desgrais ; l’amant clerc se changea subitement en<br />

officier de maréchaussée, et la contraignit de<br />

monter dans une voiture qui se dirigea vers Paris,<br />

entourée d’une bonne escorte. La Chaussée avait<br />

déjà été décapité ; la Brinvilliers subit le même<br />

supplice. Son corps fut brûlé après l’exécution, et<br />

l’on jeta ses cendres aux vents.<br />

Les Parisiens respirèrent, lorsque ce monstre,<br />

qui immolait impunément amis et ennemis, eut<br />

disparu de la terre ; mais bientôt le bruit se<br />

répandit que les secrets de l’infâme Sainte-Croix<br />

avaient passé en d’autres mains. Le meurtre se<br />

glissait comme un fantôme invisible dans le


cercle le plus intime, sous les liens de la parenté,<br />

de l’amour, de l’amitié, et ne saisissait ses<br />

victimes que plus sûrement et avec plus de<br />

célérité. Tel qu’on voyait un jour dans une santé<br />

florissante, errait le lendemain d’un pas<br />

chancelant, pâle et miné par un mal dévorant, et<br />

tout l’art des médecins ne pouvait l’arracher à la<br />

mort. La richesse, un emploi important, une<br />

femme trop jeune, trop belle peut-être, étaient<br />

autant de titres pour mourir. Une cruelle défiance<br />

brisait les liens les plus sacrés. Le mari tremblait<br />

devant sa femme, le père fuyait son fils, la sœur<br />

craignait son frère. Dans le repas qu’un ami<br />

donnait à ses amis, les mets, les vins restaient<br />

intacts, et où régnait autrefois la joie et une gaieté<br />

folâtre, on ne rencontrait que des regards inquiets<br />

qui cherchaient à percer le masque d’un assassin.<br />

Des pères de famille allaient eux-mêmes chercher<br />

leurs provisions aux marchés les plus éloignés, et<br />

les préparaient dans un coin obscur pour se<br />

mettre à l’abri des tentatives de la trahison ;<br />

souvent encore, toutes ces précautions se<br />

trouvaient inutiles.<br />

Pour remédier au mal qui croissait sans cesse,


le roi nomma une cour de justice spéciale, qu’il<br />

investit du droit de rechercher et de punir ces<br />

crimes secrets. Ce fut la chambre ardente, que<br />

présida La Reynie, et qui tint ses séances non loin<br />

de la Bastille ; mais tous les efforts de ce tribunal,<br />

pour trouver des coupables, restèrent sans fruit ;<br />

il était réservé à Desgrais de les découvrir.<br />

Dans le faubourg Saint-Germain, demeurait<br />

une vieille femme nommée la Voisin. Elle faisait<br />

profession de prédire l’avenir et de conjurer les<br />

morts ; et, à l’aide de ses coadjuteurs, Lesage et<br />

la Vigoureux, elle savait inspirer l’effroi même à<br />

des gens qui passaient pour n’être ni faibles ni<br />

superstitieux. Mais elle faisait plus. Élève d’Exili,<br />

comme Sainte-Croix, elle préparait comme lui un<br />

poison subtil qui ne laissait pas de traces, et aidait<br />

ainsi à des fils pervers à hériter avant le temps, à<br />

des femmes sans frein à convoler à de plus riants<br />

hymens. Desgrais pénétra ce mystère, elle avoua<br />

tout, fut condamnée par la chambre ardente, et<br />

exécutée sur la place de Grève. On trouva chez<br />

elle une liste de toutes les personnes qui avaient<br />

eu recours à son ministère, et non seulement il<br />

arriva qu’il s’ensuivit exécution sur exécution,


mais de graves soupçons planèrent sur des<br />

personnages du plus haut rang. Ainsi, l’on pensa<br />

que le cardinal de Bonzy avait trouvé chez la<br />

Voisin le moyen de se débarrasser en peu de<br />

temps de toutes les personnes auxquelles il avait<br />

des pensions à payer, en sa qualité d’archevêque<br />

de Narbonne. La duchesse de Bouillon, la<br />

comtesse de Soissons, dont les noms furent<br />

trouvés sur cette liste, furent accusées d’avoir eu<br />

recours à cette infâme Locuste, et le noble nom<br />

de François-Henri de Montmorency, duc de<br />

Luxembourg, pair et maréchal de France, ne<br />

sortit pas sans souillure de cette enquête. La<br />

terrible chambre ardente le poursuivit également,<br />

et il se constitua lui-même prisonnier à la<br />

Bastille, où la haine de Louvois et de La Reynie<br />

le confina dans un cachot de six pieds carrés. Il se<br />

passa plusieurs mois avant qu’une commission<br />

déclarât que son crime ne méritait pas ce<br />

châtiment : il s’était fait dire une fois son<br />

horoscope par la Voisin.<br />

Il est certain que le zèle aveugle du président<br />

La Reynie donna lieu à des abus de pouvoir et à<br />

des cruautés. Ce tribunal prit le caractère de


l’inquisition ; le plus léger soupçon suffisait pour<br />

motiver un emprisonnement rigoureux, et souvent<br />

c’était au hasard qu’on laissait le soin de prouver<br />

l’innocence du condamné. En outre, La Reynie<br />

avait un extérieur repoussant et des formes si<br />

acerbes, qu’il attirait la haine de ceux dont il<br />

devait être, par ses fonctions, le vengeur et le<br />

soutien. La duchesse de Bouillon, interrogée par<br />

lui si elle avait vu le diable, répondit : « Il me<br />

semble que je le vois en ce moment ! »<br />

Tant que le sang des coupables et des suspects<br />

coula à flots sur la place de Grève, les<br />

empoisonnements devinrent de plus en plus<br />

rares ; mais bientôt un nouveau fléau vint<br />

répandre l’épouvante dans la ville. Une bande de<br />

voleurs semblait avoir pris à tâche de s’assurer la<br />

possession de tous les bijoux. À peine achetée,<br />

une riche parure disparaissait d’une manière<br />

inconcevable, quelque précaution qu’on employât<br />

pour la garder. Mais, ce qui était plus effrayant,<br />

c’est que quiconque se hasardait à sortir pendant<br />

la nuit avec des joyaux, était infailliblement<br />

attaqué et souvent assassiné. Ceux qui avaient<br />

échappé à ce danger, rapportaient qu’un coup


violent les avait renversés, comme un éclat de<br />

foudre, et qu’en reprenant leurs sens, ils s’étaient<br />

trouvés dépouillés de leurs bijoux, et dans un tout<br />

autre lieu que celui où ils avaient été frappés. Les<br />

cadavres que l’on trouvait chaque matin dans les<br />

rues et même dans les maisons, portaient tous la<br />

même blessure, un coup de poignard au cœur, si<br />

sûrement dirigé, disaient les médecins, que le<br />

blessé avait dû expirer sans proférer une seule<br />

plainte. À la molle et somptueuse cour de Louis<br />

XIV, qui n’avait une secrète affaire de cœur, et<br />

qui ne se glissait quelquefois la nuit chez sa<br />

dame, pour lui porter un présent ? – Il semblait<br />

que les assassins eussent un pacte avec les esprits<br />

invisibles, tant ils étaient instruits de toutes ces<br />

circonstances. Souvent le malheureux n’atteignait<br />

pas la maison où il espérait trouver toutes les<br />

joies de l’amour ; souvent il tombait sur le seuil,<br />

ou même devant la porte de la chambre de sa<br />

maîtresse, qui heurtait avec effroi son cadavre<br />

sanglant.<br />

En vain d’Argenson, le lieutenant de police,<br />

fit-il arrêter tous les gens sans aveu qui se<br />

trouvaient dans Paris ; en vain La Reynie fit-il


age pour arracher des aveux aux accusés,<br />

vainement doubla-t-on les sentinelles, les<br />

patrouilles, on ne trouva nulle trace des<br />

malfaiteurs. La seule précaution de s’armer<br />

jusqu’aux dents, et de faire porter un flambeau<br />

devant soi, réussissait à préserver du danger. Il<br />

arriva cependant que le laquais qui portait la<br />

torche fut assailli à coups de pierres, et au même<br />

instant le maître était assassiné et volé.<br />

On remarqua surtout que toutes les recherches<br />

qu’on fit dans les lieux où l’on trafique des<br />

pierres précieuses ne firent pas retrouver le<br />

moindre des bijoux enlevés de la sorte ; on ne<br />

trouvait ainsi aucun indice qui pût déceler les<br />

coupables.<br />

Desgrais écumait de fureur en voyant que les<br />

brigands se riaient de tous ses stratagèmes.<br />

Lorsqu’il se trouvait dans un quartier de la ville,<br />

tout y restait paisible ; tandis que dans les autres,<br />

les meurtriers faisaient un riche butin. Il imagina<br />

alors de créer plusieurs Desgrais si parfaitement<br />

semblables l’un à l’autre, par la marche,<br />

l’attitude, le langage, le costume et la figure, que


les gens de la police eux-mêmes ignoraient quel<br />

était le véritable. Pendant ce temps, il se glissait,<br />

au risque de sa vie, dans les quartiers les plus<br />

retirés, et suivait de loin quelqu’un qui portait,<br />

par son ordre de riches joyaux. Mais celui qui le<br />

précédait ainsi n’était jamais attaqué ; ainsi les<br />

malfaiteurs étaient informés de ses mesures les<br />

plus secrètes. Desgrais était au désespoir.<br />

Un matin, Desgrais vint trouver le président<br />

La Reynie ; il était pâle, défait, hors de lui. –<br />

Qu’avez-vous ? Quelles nouvelles apportezvous<br />

? Avez-vous découvert quelques traces ? lui<br />

demanda le président dès qu’il le vit.<br />

– Ah ! monseigneur, s’écria Desgrais<br />

balbutiant de rage ; hier soir le marquis de La<br />

Fare a été attaqué en ma présence.<br />

– Ciel et terre, dit La Reynie plein de joie,<br />

nous les tenons enfin !<br />

– Écoutez comme la chose s’est passée, dit<br />

Desgrais en souriant amèrement. – Je me poste et<br />

je surveille en les maudissant de tout mon cœur,<br />

les démons incarnés qui se rient de moi. Voilà<br />

que je vois s’avancer avec précaution une figure


qui passe tout près de moi sans m’apercevoir. À<br />

la clarté de la lune, je reconnais le marquis de La<br />

Fare. Je pouvais l’attendre là, je savais où il se<br />

rendait si secrètement. À peine se trouve-t-il à dix<br />

ou douze pas, qu’une figure s’élance comme de<br />

dessous la terre, le renverse et se jette sur lui.<br />

Surpris, confondu de la rapidité de ce<br />

mouvement, je pousse un cri et je m’élance de ma<br />

retraite ; mais en ce moment, je m’embarrasse<br />

dans mon manteau et je tombe. Je vois l’homme<br />

s’enfuir comme s’il était porté sur les ailes du<br />

vent ; je me relève, je le poursuis, tout en courant<br />

je sonne de mon cor ; les sifflets des archers me<br />

répondent de loin ; tout s’émeut ; de tous côtés<br />

retentissent le bruit des armes sur le pavé, le<br />

piétinement des chevaux. – À moi ! à moi !<br />

Desgrais ! Desgrais ! voilà les cris dont je fais<br />

retentir toutes les rues. Je vois toujours devant<br />

moi l’homme que dessine la clarté de la lune ; je<br />

suis distinctement tous les circuits qu’il fait pour<br />

me tromper ; nous arrivons dans la rue Saint-<br />

Nicaise ; alors ses forces semblent épuisées, les<br />

miennes redoublent ; il a tout au plus une avance<br />

de quinze pas...


– Vous l’atteignez, vous l’arrêtez et les archers<br />

arrivent ! s’écria La Reynie les yeux étincelants,<br />

en serrant fortement le bras de Desgrais, comme<br />

s’il eût saisi le meurtrier lui-même.<br />

– À quinze pas de moi, reprit Desgrais d’une<br />

voix sourde et reprenant péniblement haleine, à<br />

quinze pas de moi, l’homme fait un bond de côté<br />

dans l’ombre, et disparaît à travers la muraille.<br />

– Il disparaît ? – À travers un mur ! – Êtesvous<br />

fou ? dit La Reynie en reculant de deux pas,<br />

et en frappant ses mains l’une contre l’autre.<br />

– Monseigneur, reprit Desgrais en se frottant<br />

le front comme un homme assailli par de funestes<br />

pensées, traitez-moi de visionnaire ; ce que je<br />

vous ai dit n’est pas moins exact. J’étais encore<br />

pétrifié devant la muraille, lorsque plusieurs<br />

archers arrivèrent hors d’haleine ; le marquis de<br />

La Fare qui s’était relevé était avec eux, l’épée à<br />

la main. Nous allumons des flambeaux, nous<br />

frappons de tous côtés sur le mur ; pas la trace<br />

d’une porte, d’une fenêtre, d’une ouverture. C’est<br />

une épaisse muraille, en pierres de taille, qui tient<br />

à une maison où demeurent des gens contre


lesquels on ne peut nourrir le moindre soupçon.<br />

Ce matin encore, au grand jour, j’ai tout examiné.<br />

C’est le diable lui-même qui nous joue !<br />

L’histoire de Desgrais fut bientôt connue de<br />

tout Paris. Toutes les têtes étaient remplies<br />

d’enchantements, de sorcelleries, de pactes avec<br />

le diable, contractés par la Voisin, par la<br />

Vigoureux et par le fameux prêtre Lesage ; et,<br />

comme le veut éternellement notre nature qui<br />

étouffe toujours notre raison par la disposition<br />

que nous conservons pour le merveilleux, on ne<br />

douta pas, comme l’avait dit Desgrais dans son<br />

découragement, que ce fût le diable en personne<br />

qui protégeait ceux qui lui vouaient leur âme.<br />

Une complainte en tête de laquelle se trouvait une<br />

belle gravure en bois, représentant un démon<br />

effroyable qui s’abîmait dans la terre devant<br />

Desgrais épouvanté, se débita à tous les coins de<br />

rue ; bref, tout continua à intimider le peuple et à<br />

ravir tout courage aux archers qui ne marchaient<br />

plus la nuit qu’en tremblant, après s’être munis<br />

préalablement d’eau bénite et d’amulettes.<br />

Le lieutenant criminel voyant échouer les


efforts de la Chambre-Ardente, pria le roi de<br />

créer un nouveau tribunal, investi de prérogatives<br />

plus étendues pour rechercher les crimes ; mais le<br />

roi, qui se reprochait d’avoir déjà donné trop de<br />

pouvoir à la Chambre-Ardente, et frappé des<br />

nombreux supplices que La Reynie avait<br />

ordonnés, repoussa cette proposition. On imagina<br />

alors un autre moyen pour la faire agréer au roi.<br />

Un soir, dans l’appartement de madame de<br />

Maintenon, où le roi passait l’après-midi, et où il<br />

travaillait quelquefois avec ses ministres, jusque<br />

bien avant dans la nuit, on présenta à Louis XIV,<br />

une pièce en vers au nom des amants en péril, qui<br />

se plaignaient de ne pouvoir offrir un riche<br />

présent à leurs maîtresses, sans exposer leur vie.<br />

L’honneur et l’amour, disaient-ils, voulaient jadis<br />

qu’on versât son sang en champ clos pour sa<br />

bien-aimée, vis-à-vis de nobles adversaires, mais<br />

non qu’on s’exposât au poignard de vils<br />

assassins. C’était donc au grand Louis, l’astre de<br />

la galanterie et de l’amour, de dissiper par ses<br />

rayons cette nuit funeste ; il appartenait au demidieu<br />

qui avait foudroyé tous ses ennemis,<br />

d’écraser, comme Hercule, cette hydre de Lerne ;


nouveau Thésée, de combattre ce minotaure qui<br />

dévorait les amants et changeait leurs joies en un<br />

deuil éternel.<br />

Quelque grave que fût le sujet, cette<br />

composition ne manquait pas de traits ingénieux,<br />

et l’on y avait peint avec art les craintes de<br />

l’amant se glissant chez sa maîtresse, l’effroi<br />

dissipant l’amour, la galanterie réduite aux abois.<br />

Comme ce petit poème se terminait par le plus<br />

exagéré panégyrique des vertus de Louis XIV, il<br />

ne manqua pas d’obtenir l’assentiment du roi qui<br />

le lut avec une satisfaction visible. Lorsqu’il en<br />

eut achevé la lecture, il se tourna vivement vers<br />

madame de Maintenon et lui demanda en souriant<br />

agréablement ce qu’elle pensait des plaintes de<br />

ces amants. Fidèle à la gravité de ses mœurs et<br />

conservant toujours une certaine teinte de<br />

pruderie, madame de Maintenon répondit que ce<br />

n’était pas au roi de protéger les rendez-vous<br />

interdits par la morale ; mais que les crimes<br />

horribles qui épouvantaient la cour et la ville<br />

demandaient une vengeance prompte et éclatante.<br />

Le roi, mécontent de cette réponse, referma le<br />

papier et se disposait à passer dans la chambre


voisine, où l’attendait un des secrétaires d’état,<br />

lorsque ses regards tombèrent sur mademoiselle<br />

de Scudéry, qui était venue faire sa cour à<br />

madame de Maintenon. Il s’avança tout à coup<br />

vers elle, et le sourire qui avait disparu de ses<br />

lèvres s’y montra de nouveau.<br />

– La marquise refuse une fois pour toutes<br />

d’entendre parler de galanterie, dit le roi, mais<br />

vous, mademoiselle, que pensez-vous de cette<br />

supplique ?<br />

Mademoiselle de Scudéry s’inclina avec<br />

respect, une légère rougeur, semblable à la<br />

pourpre du crépuscule, couvrit les joues pâles de<br />

la vénérable dame ; et, les yeux baissés, elle<br />

prononça ces deux vers :<br />

Un amant qui craint les voleurs<br />

N’est point digne d’amour. *<br />

Surpris de l’esprit chevaleresque qui régnait<br />

* Ces deux vers sont en français dans le conte d’Hoffmann.


dans ce peu de mots, et qui effaçait d’un trait<br />

toute la tirade de vers qu’il venait de lire, Louis<br />

s’écria : – Vous avez raison mademoiselle ! point<br />

de rigueurs nouvelles qui confondent l’innocent<br />

avec le coupable. Que La Reynie fasse son<br />

devoir.<br />

III<br />

La Martinière raconta le lendemain à sa<br />

maîtresse, ce qui s’était passé dans la nuit, et<br />

remit en tremblant la cassette mystérieuse. Elle<br />

supplia, au nom de tous les saints, mademoiselle<br />

de Scudéry de n’ouvrir cette boîte qu’avec les<br />

précautions les plus grandes, et Baptiste, pâle et<br />

retiré à l’extrémité de la chambre, joignit ses<br />

instances à celle de la chambrière. Mademoiselle<br />

de Scudéry souleva la cassette et leur répondit en<br />

riant : – Vous êtes deux fous ! les voleurs qui<br />

connaissent si bien l’intérieur des maisons,<br />

comme vous le dites vous-mêmes, savent fort<br />

bien que je ne suis pas riche, et qu’il ne se trouve


pas chez moi des trésors qui vaillent un<br />

assassinat. On en voudrait à ma vie ? À qui<br />

pourrait servir la mort d’une personne de<br />

soixante-treize ans qui n’a jamais attaqué de<br />

brigands et de larrons que ceux qu’elle a créés<br />

dans ses romans, et qui ne laissera à ses héritiers<br />

que les atours d’une vieille demoiselle et<br />

quelques douzaines de volumes passablement<br />

reliés et dorés sur tranche ? Va, ma bonne<br />

Martinière, tu as beau décrire l’étranger de cette<br />

nuit d’une façon terrible, tu ne me feras pas croire<br />

qu’il a eu de méchants desseins.<br />

Ainsi...<br />

La Martinière recula trois pas, et Baptiste<br />

poussa un cri, en voyant mademoiselle de<br />

Scudéry faire jouer un bouton d’acier qui brillait<br />

sur la boîte dont le couvercle s’ouvrit avec bruit.<br />

Quel fut l’étonnement de mademoiselle de<br />

Scudéry en voyant étinceler, du fond de la boîte,<br />

deux bracelets richement garnis de diamants, et<br />

un collier plus magnifique encore ! Elle prit les<br />

joyaux dans ses mains, et, tandis qu’elle en<br />

admirait le travail infini, la Martinière


contemplait les bracelets et jurait que madame de<br />

Montespan elle-même n’en possédait pas d’aussi<br />

beaux. – Mais, que signifie cet envoi ? demanda<br />

mademoiselle de Scudéry.<br />

En parlant ainsi, elle aperçut un petit billet<br />

placé au fond de la boîte. Elle le prit aussitôt,<br />

dans l’espoir d’y trouver l’explication de ce<br />

mystère ; mais à peine l’eut-elle lu, qu’il échappa<br />

à ses mains tremblantes. Elle éleva les yeux au<br />

ciel et tomba presque évanouie dans un fauteuil !<br />

La Martinière et Baptiste la soutinrent fort<br />

effrayés. – Oh ! quelle insulte ! quelle profonde<br />

humiliation ! s’écria-t-elle d’une voix étouffée<br />

par les larmes. À mon âge, devrais-je m’attendre<br />

à être avilie de la sorte ! Ai-je donc jamais agi<br />

avec légèreté, pour être traitée aujourd’hui<br />

comme une créature sans vertu. Oh ! Dieu, des<br />

paroles échappées en plaisantant, ont-elles reçu<br />

une interprétation aussi horrible ! M’accuser d’un<br />

pacte infâme, moi qui depuis mon enfance me<br />

suis montrée fidèle à la vertu et à la piété !<br />

Mademoiselle de Scudéry avait couvert ses<br />

yeux de son mouchoir, et pleurait si amèrement,


que la Martinière et Baptiste ne savaient<br />

comment soulager la douleur de leur bonne<br />

maîtresse, dont ils ignoraient la cause. La<br />

Martinière avait ramassé le billet que<br />

mademoiselle de Scudéry avait laissé tomber. On<br />

y lisait :<br />

Un amant qui craint les voleurs<br />

N’est point digne d’amour<br />

« Très honorée dame,<br />

«Votre esprit pénétrant nous a préservés d’une<br />

grande persécution, nous qui exerçons le droit de<br />

la force contre la faiblesse et la lâcheté, et qui<br />

nous approprions des trésors qui seraient<br />

indignement prodigués. Acceptez cette parure<br />

comme un témoignage de notre reconnaissance.<br />

C’est le plus précieux butin qui soit tombé dans<br />

nos mains depuis longtemps. Bien que vous<br />

méritiez de porter de plus beaux ornements, digne<br />

dame, nous vous prions de ne pas refuser ceuxci<br />

; daignez ne pas nous retirer votre amitié, et


nous garder un gracieux souvenir.<br />

« LES INVISIBLES. »<br />

– Est-il possible qu’on porte l’audace aussi<br />

loin ! s’écria mademoiselle de Scudéry<br />

lorsqu’elle fut un peu remise de son agitation. Le<br />

soleil perçait à travers les rideaux de damas<br />

cramoisi qui garnissait la croisée, et les diamants<br />

qui étaient restés sur la table éclataient d’une<br />

teinte rougeâtre. Mademoiselle de Scudéry<br />

détourna les yeux avec horreur, et commanda à la<br />

Martinière d’emporter cette horrible parure,<br />

encore teinté du sang des victimes dont elle avait<br />

causé le meurtre. La Martinière renferma les<br />

pierreries dans la cassette, et dit qu’il serait<br />

prudent de les porter au lieutenant-criminel et de<br />

lui confier les circonstances qui avaient<br />

accompagné l’inquiétante apparition du jeune<br />

homme de la nuit passée.<br />

Mademoiselle de Scudéry se leva en silence et<br />

parcourut plusieurs fois la chambre, comme<br />

réfléchissant à ce qu’elle devait faire. Puis elle<br />

ordonna à Baptiste d’aller lui chercher une chaise


à porteur, et se fit habiller par la Martinière, car<br />

elle voulait se rendre à l’instant même chez la<br />

marquise de Maintenon. Elle se fit porter chez la<br />

marquise. Elle savait qu’à cette heure-là elle la<br />

trouverait seule dans ses appartements, et<br />

emporta la cassette avec elle. La marquise fut fort<br />

étonnée à la vue de la pâleur et de la marche<br />

incertaine de mademoiselle de Scudéry, qui, en<br />

dépit de sa vieillesse, avait conservé une dignité<br />

extrême, une constante amabilité et un maintien<br />

plein de charme.<br />

– Que vous est-il donc arrivé, au nom du ciel !<br />

cria du plus loin la marquise à la vieille dame, qui<br />

eut à peine la force de gagner le siège qu’on lui<br />

offrait. Enfin, lorsqu’elle retrouva la faculté de<br />

parler, elle dit quelle profonde et douloureuse<br />

insulte lui avait attirée la réponse à la supplique<br />

des amoureux ; mais la marquise, après l’avoir<br />

écoutée avec beaucoup d’attention, prétendit que<br />

mademoiselle de Scudéry prenait trop vivement<br />

cette singulière aventure, que le mépris de<br />

quelques misérables ne pouvait atteindre une âme<br />

aussi élevée, et enfin elle demanda à voir les<br />

pierreries.


Mademoiselle de Scudéry remit la cassette à la<br />

marquise, qui ne put retenir un cri d’admiration à<br />

la vue de cette splendide parure. Elle tira le<br />

collier, puis les bracelets, et s’approcha de la<br />

fenêtre, où elle fit jouer les chatons aux rayons du<br />

soleil, s’émerveillant tantôt de leur beauté<br />

excessive et tantôt de l’art avec lequel l’or était<br />

travaillé.<br />

Tout à coup la marquise se tourna vers<br />

mademoiselle de Scudéry, et s’écria : – Savezvous<br />

que ce collier et ces diamants ne peuvent<br />

avoir été faits que par René Cardillac ?<br />

René Cardillac était alors le plus habile<br />

orfèvre de Paris, un des hommes les plus adroits<br />

et les plus singuliers de son temps. D’une petite<br />

stature, mais large d’épaules et d’une structure<br />

musculeuse, Cardillac, à cinquante ans, avait<br />

conservé toute la vigueur et l’agilité d’un jeune<br />

homme. Des cheveux roux, épais et crépus, un<br />

visage saillant et coloré, témoignaient de sa<br />

vigueur peu ordinaire. Si Cardillac n’eût pas été<br />

connu dans tout Paris pour un homme d’honneur,<br />

franc, ouvert, désintéressé, toujours prêt à assister


les autres, le regard singulier qui s’échappait de<br />

ses petits yeux gris, enfoncés et étincelants, eût<br />

suffi pour le faire accuser de méchanceté et de<br />

noirceur. Cardillac était, comme je l’ai dit,<br />

l’homme le plus habile de son art qui existât, non<br />

pas seulement à Paris, mais dans toute l’Europe.<br />

Parfaitement initié à la connaissance des pierres<br />

précieuses, il savait les enchâsser avec tant de<br />

goût, que des joyaux qui n’avaient que peu de<br />

valeur, acquéraient un éclat extrême au sortir de<br />

ses mains. Il acceptait toutes les commandes avec<br />

une ardeur sans égale, et le prix qu’il mettait à<br />

son travail, quelque léger qu’il fût, était encore<br />

d’une modicité extrême. Alors, il ne prenait<br />

aucun repos, on l’entendait jour et nuit faire<br />

retentir son marteau dans son atelier ; et souvent,<br />

au moment où sa tâche allait être achevée, la<br />

parure lui semblait-elle peu gracieuse, les pierres<br />

mal encadrées, trouvait-il un chaînon défectueux,<br />

il remettait tout l’or au creuset, et recommençait<br />

sur nouveaux frais. Aussi, il ne sortait de son<br />

atelier que des chefs-d’œuvre sans pareils, qui<br />

excitaient au plus haut degré la surprise des<br />

personnes auxquelles ils étaient destinés ; mais il


était presque impossible d’obtenir de lui qu’il<br />

terminât un travail. Il renvoyait ses pratiques,<br />

sous mille prétextes, de semaine en semaine, de<br />

mois en mois. En vain lui offrait-on le double du<br />

prix stipulé, il ne voulait jamais accepter un louis<br />

au-delà de ce qu’il avait demandé ; enfin,<br />

lorsqu’il était forcé de céder aux instances de<br />

quelqu’un et de rendre une parure, il ne pouvait<br />

se défendre de donner tous les signes d’un<br />

profond chagrin et même d’une colère mal<br />

réprimée. Mais, s’il lui fallait livrer un ouvrage<br />

d’une grande richesse, précieux par le travail de<br />

l’orfèvrerie, par le nombre et par la beauté des<br />

pièces, on le voyait courir çà et là comme un<br />

forcené, maudissant son état, se maudissant luimême<br />

et furieux contre ceux qui l’entouraient.<br />

Alors, quelqu’un accourait-il chez lui en disant :<br />

– René Cardillac, voulez-vous me faire un collier<br />

pour ma fiancée, des bracelets pour ma<br />

maîtresse ? il s’arrêtait tout à coup, lui lançait des<br />

regards brillants, et demandait en se frottant les<br />

mains : – Que m’apportez-vous là ? – Ce sont, lui<br />

répondait-on, des bijoux communs, des pierres de<br />

peu de valeur, mais dans vos mains... Cardillac ne


le laissait pas achever, il lui arrachait la boîte, en<br />

tirait les bijoux qui souvent avaient réellement<br />

peu de valeur, les élevait vers la lumière, s’écriait<br />

avec ravissement : – Oh ! oh ! des bijoux<br />

communs, dites-vous ? Nullement, ce sont de<br />

belles pierres, des pierres magnifiques : laissezmoi<br />

seulement faire ! et si vous ne regardez pas à<br />

une poignée de louis, je vous y ajouterai quelques<br />

rubis qui étincelleront comme le soleil. –<br />

Répondait-on : Je vous laisse maître d’agir à<br />

votre gré, maître René, et je vous paierai ce que<br />

vous demanderez ! Alors, sans s’inquiéter s’il<br />

avait affaire à un riche bourgeois ou à un<br />

seigneur de la cour, Cardillac se jetait à son cou<br />

avec impétuosité, le serrait dans ses bras,<br />

l’embrassait et s’écriait qu’il était enfin heureux<br />

et qu’il lui rendrait sa parure dans huit jours. Il<br />

parcourait alors toute sa maison, puis courait se<br />

renfermer dans son atelier, travaillait sans<br />

relâche, et en huit jours il avait fait un chefd’œuvre.<br />

Mais, dès que celui qui lui avait<br />

commandé cet ouvrage revenait, l’argent à la<br />

main, chercher la parure qui se trouvait achevée,<br />

Cardillac se montrait sombre, insolent, grossier.


– Mais songez donc, maître Cardillac, que je<br />

me marie demain.<br />

– Que m’importe votre noce ! revenez dans<br />

quinze jours.<br />

– La parure est terminée ; voici l’argent ; il<br />

faut que j’emporte mon collier.<br />

– Et moi, je vous dis qu’il y a encore plusieurs<br />

choses à changer à cette parure, et que vous ne<br />

pouvez la recevoir aujourd’hui.<br />

– Et moi, je vous dis que, si vous ne remettez<br />

sur-le-champ ce collier dont je suis prêt à vous<br />

payer la façon le double de sa valeur, vous me<br />

verrez venir le chercher avec les soldats du guet<br />

et les gens du châtelet.<br />

– Eh bien ! que le diable vous serre dans ses<br />

tenailles brûlantes, et puisse ce collier étrangler<br />

celle qui le portera ! En parlant ainsi, Cardillac<br />

mettait la parure dans le pourpoint de l’impatient<br />

fiancé, le prenait par le bras, et le poussait si<br />

violemment hors de la chambre, qu’il roulait<br />

jusqu’au bas de l’escalier ; puis il se mettait à la<br />

croisée et riait de tout son cœur d’un rire infernal,


en le voyant s’éloigner le mouchoir sur le nez,<br />

sanglant et éclopé. La conduite de Cardillac était<br />

inexplicable. Souvent, après avoir entrepris un<br />

travail avec enthousiasme, il suppliait celui qui<br />

l’avait demandé de lui permettre de ne pas le lui<br />

rendre, et il donnait toutes les marques de<br />

l’affliction la plus vive, priant et conjurant au<br />

nom de la Sainte Vierge qu’on eût pitié de lui.<br />

Plusieurs personnages du plus haut rang avaient<br />

en vain offert des sommes considérables pour<br />

obtenir de lui le moindre de ses ouvrages. Il se<br />

jeta aux pieds du roi, et lui demanda comme une<br />

faveur d’être dispensé de travailler pour sa<br />

personne ; il se refusa également à faire une<br />

parure pour madame de Maintenon, et repoussa<br />

avec une sorte d’horreur et d’effroi la<br />

commission qu’elle lui donna un jour de<br />

confectionner une petite bague, ornée des<br />

emblèmes des arts, qu’elle destinait à Racine.<br />

– Je gage, dit madame de Maintenon, que si<br />

j’envoie chez Cardillac pour savoir à qui il a livré<br />

cette parure, il refusera de venir, tant il craint que<br />

je le contraigne de travailler pour moi, bien que<br />

depuis quelque temps il se soit beaucoup amendé,


dit-on, et qu’il livre exactement ses commandes,<br />

non sans humeur et sans chagrin toutefois.<br />

Mais mademoiselle de Scudéry, qui désirait<br />

ardemment que l’auteur du présent qui lui avait<br />

été fait fût dévoilé, et que les diamants fussent<br />

rendus à leur propriétaire légitime, insista pour<br />

qu’on fit venir cet étrange personnage. On<br />

envoya donc chez Cardillac, et, comme s’il eût<br />

été déjà en route pour se rendre chez la marquise,<br />

il se présenta devant elle quelques moments<br />

après.<br />

À la vue de mademoiselle de Scudéry, il parut<br />

frappé d’émotion, et s’inclina respectueusement<br />

devant elle avant que de saluer la marquise,<br />

comme quelqu’un à qui une sensation imprévue<br />

fait oublier les convenances. Madame de<br />

Maintenon, lui montrant du doigt les pierreries<br />

qui étaient restées sur le tapis de la table, lui<br />

demanda si c’était là son ouvrage. À peine<br />

Cardillac y eut-il jeté un regard, que, tournant les<br />

yeux vers la marquise, il remit la parure dans<br />

l’écrin, le referma et le repoussa loin de lui avec<br />

violence. Puis il se mit à sourire affreusement, et


dit, en contractant son visage bourgeonné : –<br />

Madame la marquise, il faudrait bien peu<br />

connaître l’ouvrage de René Cardillac pour croire<br />

un seul instant qu’il existe dans le monde un<br />

joaillier capable de confectionner une semblable<br />

parure. Oui, sans doute, ce travail est de moi.<br />

– Alors, vous nous direz pour qui vous l’avez<br />

exécuté.<br />

– Pour moi seul, répondit Cardillac. Oui,<br />

ajouta-t-il en voyant que madame de Maintenon<br />

et mademoiselle de Scudéry se regardaient avec<br />

étonnement, l’une d’un air de défiance, l’autre<br />

avec une expression d’anxiété et d’effroi ; oui,<br />

madame la marquise, vous pouvez trouver cela<br />

singulier, mais il en est ainsi. J’ai rassemblé mes<br />

plus belles pierres, uniquement dans le dessein de<br />

faire un ouvrage parfait, et j’y ai travaillé avec un<br />

zèle et une satisfaction sans égales. Il y a quelque<br />

temps, cette parure disparut de mon magasin<br />

d’une façon inconcevable.<br />

– Le ciel soit loué ! s’écria mademoiselle de<br />

Scudéry, les yeux brillants de joie ; et, se levant<br />

avec la vivacité et la prestesse d’une jeune fille,


elle s’avança vers Cardillac : Maître René, lui ditelle<br />

en appuyant une de ses mains sur ses épaules,<br />

reprenez votre bien, que des scélérats audacieux<br />

vous avaient dérobé. – Elle lui raconta alors la<br />

manière dont elle avait reçu ces pierreries.<br />

Cardillac l’écouta les yeux baissés et en silence ;<br />

de temps en temps seulement, il laissait échapper<br />

une petite exclamation inintelligible, comme : –<br />

Ah ! ah ! ah ! oh ! oh ! tantôt il joignait ses mains<br />

derrière son dos, tantôt il se frottait les joues et le<br />

menton. Lorsque mademoiselle de Scudéry eut<br />

achevé de parler, Cardillac sembla combattre<br />

quelque temps des idées confuses. Il se frotta le<br />

front, il soupira, il passa sa main sur ses yeux<br />

comme pour essuyer une larme ; enfin, il saisit la<br />

cassette que lui rendait mademoiselle de Scudéry,<br />

s’agenouilla lentement, et lui dit : – Le sort vous<br />

avait destiné ces joyaux, mademoiselle,<br />

maintenant je vois que c’était à vous que je<br />

songeais en les confectionnant, que je travaillais<br />

pour vous seule. Ne refusez pas d’accepter et de<br />

porter cette parure, la plus belle de toutes celles<br />

que j’ai terminées depuis longtemps.<br />

– Y songez-vous, répondit mademoiselle de


Scudéry en souriant agréablement ; me convientil,<br />

à mon âge, de porter des diamants ? Et quel<br />

droit avez-vous à me faire de si riches présents ?<br />

Allez, allez, maître René, si j’étais riche et belle<br />

comme la marquise de Fontange, vraiment je ne<br />

laisserais pas sortir ces bijoux de mes mains ;<br />

mais cette vaine parure conviendrait mal à ces<br />

bras amaigris, et un brillant collier figurerait mal<br />

sur cette gorge voilée.<br />

Cardillac, qui s’était levé, tendait toujours la<br />

cassette à mademoiselle de Scudéry. Il lui dit<br />

d’un air farouche et comme hors de lui : – Par<br />

pitié, mademoiselle, prenez cette parure ! Vous<br />

ne vous figurez pas combien j’honore<br />

profondément vos vertus, combien mon cœur est<br />

touché de vos qualités éminentes ! Acceptez donc<br />

mon faible présent, comme un témoignage des<br />

sentiments intimes que je voudrais vous<br />

témoigner.<br />

Comme mademoiselle de Scudéry hésitait<br />

encore, madame de Maintenon prit l’écrin des<br />

mains de Cardillac. – Au nom du ciel,<br />

mademoiselle, vous parlez toujours de votre


grand âge, qu’avons-nous l’une et l’autre de<br />

commun avec les années et leur poids ? Ne faitesvous<br />

pas ici comme une jeune créature bien<br />

honteuse qui voudrait bien atteindre à de doux<br />

fruits défendus, si elle pouvait le faire sans y<br />

porter les mains et les doigts ? Ne refusez pas ce<br />

brave maître René, qui vous offre ce que tant<br />

d’autres ne pourraient obtenir ni par or ni par<br />

supplications.<br />

Tout en parlant ainsi, madame de Maintenon<br />

avait placé l’écrin dans les mains de<br />

mademoiselle de Scudéry. Cardillac se jeta<br />

encore à ses pieds, baisa sa robe, ses mains,<br />

supplia, soupira, pleura, gémit, se leva et<br />

s’échappa comme un insensé, renversant les<br />

sièges et les tables d’où la porcelaine et les<br />

cristaux tombèrent à grand bruit.<br />

Tout effrayée, mademoiselle de Scudéry<br />

s’écria : – Au nom de tous les saints, qu’est-il<br />

arrivé à cet homme ! Mais la marquise, qui se<br />

trouvait ce jour-là, fort contrairement à ses<br />

habitudes, d’une humeur joviale, fit un grand<br />

éclat de rire et s’écria : – Nous tenons le mot,


mademoiselle ; maître René est amoureux de<br />

vous à en mourir, et il débute conformément aux<br />

bonnes et vieilles coutumes de la galanterie, en<br />

assiégeant votre cœur par de riches présents.<br />

Madame de Maintenon continua cette<br />

plaisanterie en conseillant à mademoiselle de<br />

Scudéry de ne point se montrer trop cruelle<br />

envers ce pauvre amant désespéré, et celle-ci<br />

donnant un libre cours à sa gaieté naturelle, se<br />

laissa entraîner à débiter mille idées folles. Elle<br />

dit que, puisque les choses en étaient venues là,<br />

elle ne pouvait résister plus longtemps, et<br />

donnerait au monde l’exemple inouï d’une fille<br />

de haute naissance, fiancée, à l’âge de soixantetreize<br />

ans, à un orfèvre. Madame de Maintenon<br />

s’offrit à tresser la couronne de la fiancée, et à<br />

l’instruire des devoirs d’une mère de famille,<br />

qu’une petite fille inexpérimentée comme elle<br />

devait nécessairement ignorer.<br />

En dépit de ces joyeux propos, mademoiselle<br />

de Scudéry redevint sérieuse au moment de<br />

prendre congé de la marquise, et jeta un coup<br />

d’œil sur l’écrin qui était resté dans ses mains. –


Je ne me servirai cependant jamais de cette<br />

parure, madame la marquise, dit-elle. De quelque<br />

manière qu’elle me soit parvenue, elle a été en la<br />

possession de ces monstres qui volent et<br />

assassinent avec l’audace du démon, qui a peutêtre<br />

fait un pacte avec eux. Je frémis en les<br />

voyant, car ils me semblent teints de sang au<br />

milieu de leur éclat. Et, je dois l’avouer, la<br />

conduite de ce Cardillac a quelque chose<br />

d’inquiétant et de funeste. Je ne puis me défendre<br />

d’un sombre pressentiment ; il me dit qu’un<br />

horrible, qu’un effroyable mystère est caché sous<br />

cet événement ; j’ai beau me remettre chaque<br />

circonstance sous les yeux, je ne puis<br />

m’expliquer en quoi ce mystère consiste, et<br />

pourquoi l’honnête et digne maître René, le type<br />

d’un bon et pieux bourgeois, me semble receler<br />

des projets criminels, des desseins condamnables.<br />

La marquise assura que c’était pousser trop<br />

loin le scrupule, mais lorsque mademoiselle de<br />

Scudéry lui demanda sur sa conscience ce qu’elle<br />

ferait en sa place, la marquise répondit d’un air<br />

grave et sérieux : – Plutôt jeter cette parure dans<br />

la Seine que jamais la porter !


L’entrevue de maître René avec mademoiselle<br />

de Scudéry inspira à celle-ci des vers fort<br />

agréables, qu’elle lut le lendemain au roi dans les<br />

appartements de madame de Maintenon. Il se<br />

peut que, malgré la terreur que lui causaient ses<br />

pressentiments, elle eût présenté sous de vives<br />

couleurs le tableau réjouissant d’une fiancée de<br />

soixante-treize ans. Bref, le roi rit beaucoup, et<br />

jura que Boileau-Despréaux avait trouvé son<br />

maître.<br />

IV<br />

Plusieurs mois s’étaient écoulés, lorsque le<br />

hasard voulut que mademoiselle de Scudéry<br />

passât sur le Pont-Neuf dans le carrosse à glaces<br />

de la duchesse de Montausier. L’invention des<br />

élégants carrosses à glaces était encore si<br />

nouvelle, qu’un peuple de curieux se pressait<br />

dans les rues dès qu’une voiture de ce genre y<br />

paraissait. Aussi, une multitude de badauds<br />

s’assembla sur le Pont-Neuf, et, environna le


carrosse de madame de Montausier, de manière à<br />

empêcher les chevaux d’avancer. Tout à coup<br />

mademoiselle de Scudéry entendit un grand bruit,<br />

des malédictions et des jurements, et elle aperçut<br />

un homme qui se frayait de force un chemin à<br />

travers les rangs épais de la foule. Il s’approcha<br />

du carrosse, et les regards de mademoiselle de<br />

Scudéry rencontrèrent ceux d’un jeune homme<br />

pâle et défait, dont les yeux étaient étincelants. Il<br />

ne cessa pas de la regarder, tout en se défendant<br />

contre les curieux qui voulaient le repousser ;<br />

enfin il atteignit au marchepied du carrosse, s’y<br />

élança avec impétuosité, jeta un billet sur le sein<br />

de mademoiselle de Scudéry, et disparut comme<br />

il était venu, en frappant indistinctement autour<br />

de lui pour se frayer un passage. La Martinière,<br />

qui se trouvait auprès de sa maîtresse, avait<br />

poussé un cri d’effroi dès que cet homme avait<br />

paru à la portière, et s’était laissée aller évanouie<br />

au fond du carrosse. En vain mademoiselle de<br />

Scudéry tira le cordon du cocher ; celui-ci,<br />

comme pressé par un malin esprit, fouettait à<br />

outrance les chevaux, qui, faisant jaillir l’écume<br />

autour d’eux, piétinèrent avec bruit, se dressèrent,


et franchirent enfin d’un galop rapide le pont qui<br />

retentissait sourdement sous leurs pas.<br />

Mademoiselle de Scudéry versa toutes ses eaux<br />

de senteur sur la pauvre femme de chambre, qui<br />

ouvrit enfin les yeux, et murmura péniblement, la<br />

pâleur et l’effroi sur son visage : Au nom le la<br />

bienheureuse Vierge Marie, que nous voulait cet<br />

homme terrible ? – Ah ! c’était bien lui, c’était le<br />

même qui vous apporta la cassette dans cette<br />

épouvantable nuit ! – Mademoiselle de Scudéry<br />

la tranquillisa en lui représentant qu’il n’était rien<br />

arrivé de fâcheux, et qu’il ne s’agissait que de lire<br />

un billet. Elle ouvrit le papier et y trouva ces<br />

mots :<br />

« Un destin funeste, que vous pouvez<br />

détourner, me précipite dans l’abîme ! – Je vous<br />

supplie, comme un fils supplierait sa mère, avec<br />

toute l’ardeur d’un amour filial, de faire porter<br />

chez maître René Cardillac (que ce soit par<br />

quelque prétexte qu’il vous plaise d’imaginer,<br />

comme pour y faire un changement ou une<br />

réparation), le collier et les bracelets que vous<br />

avez reçus de moi ; votre bien-être, votre vie en


dépendent. Si vous ne le faites, d’ici à aprèsdemain,<br />

je pénètre dans votre maison, et je me<br />

tue à vos yeux. »<br />

– Il est bien certain, dit mademoiselle de<br />

Scudéry après la lecture du billet, il est bien<br />

certain que l’homme mystérieux, fût-il de la<br />

bande des assassins, ne médite rien contre moi.<br />

S’il était parvenu à me parler dans la nuit, qui sait<br />

s’il ne m’aurait pas révélé maintes choses que je<br />

m’efforce vainement d’expliquer. Mais, quoi<br />

qu’il en soit, je ferai ce qu’on me demande dans<br />

cette lettre, ne fût-ce que pour être délivrée de ces<br />

malheureux diamants qui me semblent un<br />

talisman infernal. Cardillac, fidèle à ses vieilles<br />

habitudes, ne les laissera plus si facilement sortir<br />

de ses mains.<br />

Le lendemain déjà mademoiselle de Scudéry<br />

s’occupait à se rendre avec la parure chez<br />

l’orfèvre ; mais, comme si tous les beaux esprits<br />

de Paris se fussent donné rendez-vous chez elle,<br />

elle fut assiégée, durant toute la matinée, de vers,<br />

de comédies et d’anecdotes. À peine Chapelle<br />

avait-il achevé la lecture d’une scène de tragédie,


en assurant malignement qu’il avait bien le projet<br />

de battre complètement Racine, que celui-ci entra<br />

et le réduisit au silence par une tirade pathétique,<br />

jusqu’à ce que Boileau vînt à son tour éclaircir le<br />

noir horizon tragique par les étincelles<br />

jaillissantes de son humeur caustique, et faire<br />

cesser les longs récits sur la colonnade du<br />

Louvre, qu’avait entamés le médecin-architecte<br />

Perrault.<br />

La matinée était avancée, mademoiselle de<br />

Scudéry fut forcée de se rendre chez madame de<br />

Montausier ; il fallut bien remettre au lendemain<br />

le visite chez maître René Cardillac.<br />

Mademoiselle de Scudéry se sentait tourmentée<br />

d’une inquiétude extrême. Le jeune homme<br />

qu’elle avait vu était sans cesse devant ses yeux,<br />

et un souvenir confus, qui s’élevait du fond de<br />

son cœur, lui disait que ce n’était pas la première<br />

fois qu’elle avait contemplé ses traits. Elle ne put<br />

prendre le moindre repos ; il lui semblait qu’elle<br />

avait agi avec légèreté, et qu’elle était coupable<br />

de n’avoir pas offert une main secourable au<br />

malheureux qui lui tendait la sienne du bord de<br />

l’abîme ; elle se reprochait déjà de n’avoir pas


prévenu un événement funeste, un crime horrible<br />

peut-être ! Dès le matin, elle se fit habiller, et,<br />

munie de l’écrin, elle se fit conduire en voiture<br />

chez l’orfèvre. Vers la rue Saint-Nicaise, où<br />

demeurait Cardillac, s’était assemblée une grande<br />

multitude ; on se pressait, même devant sa porte.<br />

On criait, on menaçait, on tempêtait. On voulait<br />

briser la porte, et la maréchaussée, qui cernait la<br />

maison, avait peine à contenir le peuple. Au<br />

milieu du tumulte et du bruit, des voix furieuses<br />

s’écriaient : – Déchirez, coupez en quartiers ce<br />

maudit assassin ! Enfin Desgrais parut avec une<br />

troupe nombreuse qui perça une avenue à travers<br />

la foule. La porte de la maison s’ouvrit, et un<br />

homme chargé de fers fut amené et entraîné au<br />

milieu des malédictions du peuple en furie. Au<br />

même instant, mademoiselle de Scudéry, presque<br />

évanouie de terreur, et saisie d’un affreux<br />

pressentiment entendit un cri perçant. –<br />

Avancez ! avancez toujours ! cria-t-elle au<br />

cocher, qui, tournant subitement et avec adresse,<br />

dispersa la foule et arrêta ses chevaux tout proche<br />

de la porte de Cardillac. Mademoiselle de<br />

Scudéry aperçut alors Desgrais, et à ses pieds,


une jeune fille, belle comme le jour, les cheveux<br />

épars, demi-vêtue, le désespoir dans les traits ;<br />

elle tenait les genoux de Desgrais embrassés, et<br />

s’écriait avec l’accent d’une douleur mortelle : –<br />

Il est innocent ! il est innocent ! En vain Desgrais<br />

et ses soldats s’efforçaient-ils de l’éloigner et de<br />

la faire relever. Enfin un homme vigoureux et<br />

rustique la saisit de ses lourdes mains, l’arracha<br />

avec force des genoux de Desgrais ; mais, ébranlé<br />

lui-même par cet effort, il la laissa échapper le<br />

long des marches du perron, au pied duquel elle<br />

tomba sur le pavé, sans voix et sans mouvement.<br />

Mademoiselle de Scudéry ne put se contenir plus<br />

longtemps.<br />

– Au nom de Jésus-Christ, qu’est-il arrivé ?<br />

que se passe-t-il ici ? s’écrie-t-elle en ouvrant<br />

vivement la portière et en descendant.<br />

Le peuple s’écarta respectueusement devant la<br />

vénérable dame, qui, voyant quelques femmes<br />

compatissantes relever la jeune fille, la placer sur<br />

les marches et lui frotter le front avec une eau<br />

spiritueuse, s’approcha de Desgrais, et lui<br />

renouvela avec vivacité sa demande.


– Il est arrivé quelque chose d’épouvantable,<br />

répondit Desgrais. René Cardillac a été trouvé<br />

assassiné ce matin d’un coup de poignard. Le<br />

meurtrier est son apprenti, Olivier Brusson. On<br />

vient de l’emmener en prison.<br />

– Et cette jeune fille, s’écria mademoiselle de<br />

Scudéry.<br />

– C’est Madelon, la fille de Cardillac. À<br />

présent elle pleure et elle gémit, et elle crie<br />

qu’Olivier est innocent, entièrement innocent.<br />

Après tout, elle a peut-être pris part à cette<br />

affaire, et il faudra que je la fasse aussi conduire<br />

à la Conciergerie. En parlant ainsi, Desgrais jeta<br />

sur la jeune fille un regard qui fit frémir<br />

mademoiselle de Scudéry.<br />

La jeune fille commençait à respirer ; mais<br />

hors d’état de prononcer une parole, de faire un<br />

mouvement, les yeux fermés, elle restait sans vie,<br />

et on ne savait s’il fallait la transporter dans la<br />

maison ou continuer de lui prodiguer des soins.<br />

Mademoiselle de Scudéry contemplait avec<br />

émotion ce visage innocent ; tout à coup un bruit<br />

sourd retentit sur les marches, on apportait le


cadavre de Cardillac. Mademoiselle de Scudéry<br />

prit aussitôt sa résolution : – J’emmène cette<br />

jeune fille avec moi, dit-elle. Desgrais, chargezvous<br />

du reste ! Un sourd murmure de satisfaction<br />

se prolongea parmi le peuple. Les femmes<br />

relevèrent la jeune fille, mille bras s’efforcèrent<br />

de la soutenir, et elle fut portée dans le carrosse,<br />

comme à travers les airs, au milieu des<br />

bénédictions qui s’échappaient de toutes les<br />

bouches en faveur de mademoiselle de Scudéry,<br />

dont la générosité arrachait cet enfant au tribunal<br />

de sang.<br />

Grâce aux soins de Séron * , le plus célèbre<br />

médecin de Paris, Madelon, qui était restée<br />

quelque temps dans un état d’insensibilité<br />

complète, fut enfin rappelée à elle-même.<br />

Mademoiselle de Scudéry acheva ce que le<br />

médecin avait commencé, en répandant de<br />

douces consolations dans l’âme de la jeune fille,<br />

jusqu’à ce qu’enfin un violent torrent de larmes<br />

s’échappât de ses yeux et soulageât son cœur.<br />

* Nous traduisons littéralement le texte. C’est sans doute<br />

Fagon, le médecin du roi, dont il est question.


Elle essayait quelquefois de raconter ce qui<br />

s’était passé, mais toujours la douleur étouffait<br />

ses paroles.<br />

À minuit, elle avait été réveillée par plusieurs<br />

légers coups frappés à la porte de sa chambre, et<br />

elle avait entendu la voix d’Olivier qui la<br />

conjurait de se lever sur-le-champ, parce que son<br />

père était sur le point de mourir. Elle s’était<br />

élancée de son lit avec épouvante, et avait ouvert<br />

la porte. Olivier, pâle, tremblant, baigné de sueur,<br />

s’était dirigé d’un pas vacillant, une lumière à la<br />

main, vers l’atelier ; elle l’avait suivi. Là, elle<br />

avait trouvé son père, les yeux fixés, râlant<br />

péniblement et se débattant avec la mort. Elle<br />

s’était jetée sur lui en gémissant, et alors<br />

seulement elle avait aperçu sa chemise souillée<br />

de sang. Olivier l’avait doucement éloignée, et<br />

s’était alors occupé de laver avec du baume<br />

vulnéraire et de panser une blessure que portait<br />

son père au côté gauche du sein. Pendant ce<br />

temps, son père avait repris l’usage de ses sens,<br />

ses râlements avaient cessé ; il avait jeté alors des<br />

regards attendris sur elle, puis sur Olivier, et<br />

prenant la main de sa fille, il l’avait placée dans


celle de son apprenti, en les serrant toutes deux<br />

avec force. Tous deux, Olivier et elle, s’étaient<br />

agenouillés devant le lit où se trouvait Cardillac,<br />

il s’était relevé en poussant un cri perçant, mais il<br />

était retombé aussitôt, et il avait rendu l’âme avec<br />

un profond soupir. Ils s’étaient mis alors à pleurer<br />

ensemble et à gémir. Olivier lui avait raconté<br />

comment maître René avait été assassiné en sa<br />

présence, dans une course où il l’avait<br />

accompagné pendant la nuit par son ordre, et<br />

comme il avait porté jusqu’au logis, avec la plus<br />

grande fatigue, son maître, qui était fort grand et<br />

fort lourd, et qu’il ne croyait pas mortellement<br />

blessé. Dès le point du jour, les gens de la maison<br />

étaient montés et les avaient trouvés encore à<br />

genoux devant le corps de Cardillac, et dans une<br />

désolation profonde. Un grand bruit s’était fait<br />

entendre, c’était la maréchaussée qui arrivait. Elle<br />

avait arrêté Olivier, que l’on accusait de la mort<br />

de son maître. Madelon ajouta le tableau le plus<br />

touchant de la vertu, de la piété et de la fidélité de<br />

son cher Olivier ; elle dit comme il avait honoré<br />

son maître de même que s’il eût été son père,<br />

comme celui-ci lui rendait sa tendresse avec


usure, et comme il l’avait choisi pour son gendre,<br />

malgré sa pauvreté, parce que son habileté égalait<br />

sa fidélité et ses nobles sentiments. Madelon<br />

raconta tout cela du plus profond de son cœur, et<br />

conclut en disant que si Olivier avait enfoncé, en<br />

sa présence, un poignard dans le sein de son père,<br />

elle regarderait cet événement comme un prestige<br />

du diable, plutôt que de croire Olivier capable<br />

d’un crime aussi inouï et aussi horrible.<br />

Mademoiselle de Scudéry, profondément<br />

touchée des peines de Madelon, et entièrement<br />

portée à croire à l’innocence du pauvre Olivier,<br />

prit des informations qui confirmèrent tout ce que<br />

Madelon lui avait dit au sujet des relations du<br />

maître avec son apprenti. Les gens de la maison,<br />

les voisins vantaient tout d’une voix Olivier<br />

comme un modèle de bonnes mœurs, de dévotion<br />

et d’assiduité ; et cependant, était-il question du<br />

crime, chacun haussait les épaules et disait qu’il y<br />

avait là-dedans quelque chose d’inconcevable.<br />

Amené devant la chambre ardente, Olivier nia<br />

tout avec la plus grande fermeté, avec<br />

l’indépendance d’un innocent, et assura que son


maître avait été attaqué dans la rue en sa présence<br />

et assassiné, et qu’il l’avait emporté dans sa<br />

maison, où il avait bientôt expiré. Cette<br />

déclaration s’accordait avec celle de Madelon.<br />

Mademoiselle de Scudéry se faisait sans cesse<br />

raconter les plus petites circonstances de cet<br />

horrible événement. Elle s’informa exactement si<br />

jamais une querelle s’était élevée entre le maître<br />

et le compagnon, si peut-être Olivier n’était pas<br />

entièrement maître de ces emportements qui<br />

s’emparent souvent des hommes les plus doux et<br />

les entraînent à des actes que leur volonté semble<br />

repousser ; mais plus elle répétait ses demandes,<br />

plus Madelon lui parlait avec enthousiasme du<br />

tranquille bonheur domestique où vivaient trois<br />

personnes liées par la tendresse la plus vive, et<br />

plus s’évanouissait l’ombre du soupçon d’un<br />

meurtre commis par Olivier. En examinant tout<br />

avec attention, en admettant qu’en dépit de tout<br />

ce qui attestait l’innocence d’Olivier, il fût<br />

néanmoins coupable du meurtre de Cardillac,<br />

mademoiselle de Scudéry ne pouvait trouver dans<br />

toutes ses dépositions aucun motif qui eût pu<br />

entraîner ce jeune homme à un crime dont le


premier résultat était de troubler tout son<br />

bonheur. – Il est pauvre ; mais habile, il pouvait<br />

gagner l’amitié du maître le plus célèbre ; il aime<br />

sa fille, le maître favorise son amour ! le bonheur,<br />

l’aisance lui sont assurés pour le reste de ses<br />

jours ! – Mais soit qu’Olivier, irrité, Dieu sait<br />

pour quels motifs, ait attaqué traîtreusement son<br />

bienfaiteur, son père, quelle dissimulation<br />

maudite l’a porté à se conduire après le crime<br />

comme il l’a fait ! – Fermement convaincue de<br />

l’innocence d’Olivier, mademoiselle de Scudéry<br />

prit la résolution de sauver ce jeune homme à<br />

quelque prix que ce fût. Il lui sembla prudent,<br />

avant que de recourir à la clémence du roi luimême,<br />

de s’adresser au président La Reynie,<br />

d’éveiller son attention sur toutes les<br />

circonstances qui parlaient en faveur d’Olivier, et<br />

de faire naître, s’il était possible, dans l’âme du<br />

président, une conviction intérieure qui devait se<br />

communiquer aux autres juges. Le Reynie reçut<br />

mademoiselle de Scudéry avec tout le respect<br />

auquel la digne dame, honorée de la bienveillance<br />

du roi, avait droit de prétendre. Il écouta avec<br />

calme ce qu’elle lui rapporta au sujet du crime,


des rapports d’Olivier avec son maître et de son<br />

caractère. Mademoiselle de Scudéry lui répéta,<br />

plusieurs fois interrompue par ses larmes, que,<br />

loin d’être l’ennemi des accusés, un juge devait<br />

écouter tout ce qui était en leur faveur ; et un<br />

sourire fin, presque ironique, témoigna seul<br />

qu’elle n’adressait pas ce discours à des oreilles<br />

complètement sourdes. Lorsqu’elle eut enfin tout<br />

dit, et qu’elle eut essuyé ses larmes, La Reynie<br />

répondit : – Il est digne de votre excellent cœur<br />

de vous laisser abuser par les larmes d’une jeune<br />

fille amoureuse, mademoiselle ; et il est tout<br />

naturel que vous ne puissiez admettre la pensée<br />

d’un semblable crime ; mais il en est autrement<br />

d’un juge qui est habitué à arracher le masque<br />

aux scélérats. Mon emploi ne m’oblige pas à<br />

dévoiler, à quiconque m’interroge, la marche<br />

d’un procès criminel. Mademoiselle, je fais mon<br />

devoir, peu m’importe le jugement du monde !<br />

Les criminels doivent trembler devant la chambre<br />

ardente, qui ne connaît d’autres peines que le feu<br />

et le sang. Mais devant vous, ma digne<br />

demoiselle, je ne voudrais pas passer pour un<br />

monstre de dureté et de cruauté ; permettez donc


que je montre clairement à vos yeux, en peu de<br />

mots, l’action sanguinaire de l’assassin, qui,<br />

grâce au ciel, expiera son crime. Votre esprit<br />

pénétrant rejettera alors cette bienveillance qui<br />

vous fait honneur, mais qui ne me siérait pas. –<br />

Un matin, on trouve René Cardillac assassiné<br />

d’un coup de poignard. Personne n’est auprès de<br />

lui que son apprenti Olivier Brusson et sa fille.<br />

Entre autres choses, on trouve dans la chambre<br />

d’Olivier un poignard fraîchement teint de sang<br />

qui s’ajuste parfaitement à la blessure. –<br />

Cardillac, dit Olivier, a été assassiné dans la nuit,<br />

devant mes yeux. – Voulait-on le voler ? – Je<br />

l’ignore. – Tu étais avec lui, et tu n’as pas pu<br />

t’opposer à l’assassin... le retenir, appeler du<br />

secours ? – Le maître marchait à quinze ou vingt<br />

pas devant moi, je le suivais. – Mais, au nom du<br />

ciel, pourquoi te tenir si éloigné ? – Le maître le<br />

voulait ainsi. – Qu’avait donc à faire maître<br />

Cardillac si tard dans les rues ? – Je ne puis le<br />

dire. D’ordinaire, il ne sortait jamais de la maison<br />

après neuf heures. Ici, Olivier s’embarrasse, il est<br />

confondu, il soupire, il répand des larmes, il jure<br />

par tout ce qu’il y a de plus sacré que Cardillac


est réellement sorti dans la nuit et qu’il a trouvé<br />

la mort. Mais remarquez bien ceci, mademoiselle.<br />

Il est prouvé jusqu’à l’évidence la plus complète<br />

que Cardillac n’a point quitté sa maison cette<br />

nuit-là : ainsi l’assertion d’Olivier, qui prétend<br />

être sorti avec lui, n’est qu’un audacieux<br />

mensonge. La porte de la maison est pourvue<br />

d’une lourde serrure qui fait un bruit aigu<br />

lorsqu’on l’ouvre et lorsqu’on la ferme ; puis les<br />

battants de la porte roulent sur leurs gonds en<br />

criant et en gémissant, ainsi que des essais<br />

réitérés l’ont prouvé, de sorte que ce bruit retentit<br />

jusqu’à l’étage le plus élevé de la maison. Or, à<br />

l’étage le plus bas, ainsi tout près de la porte,<br />

demeure le vieux maître Claude Patru avec sa<br />

gouvernante, personne âgée d’environ quatrevingts<br />

ans, mais encore vive et alerte. Ces deux<br />

personnes ont entendu Cardillac descendre<br />

l’escalier à neuf heures précises, selon sa<br />

coutume, fermer la porte à grand bruit, remonter,<br />

lire à haute voix la prière du soir, et puis se retirer<br />

dans sa chambre à coucher, comme on a pu<br />

l’entendre au craquement de la porte. Maître<br />

Claude est affligé d’insomnie comme il arrive


aux vieilles gens. Il était à peu près dix heures<br />

lorsque sa gouvernante traversa le vestibule pour<br />

aller prendre de la lumière dans la cuisine ; elle<br />

revint s’asseoir auprès de maître Claude et lui lut<br />

une ancienne chronique, tandis que le vieillard se<br />

livrant à ses pensées, tantôt se jetait dans un<br />

fauteuil, tantôt se relevait et se promenait<br />

lentement dans la chambre, pour gagner de la<br />

fatigue et du sommeil. Tout resta paisible et<br />

silencieux jusqu’après minuit. Ils entendirent<br />

alors au-dessus de leur tête des pas pesants, une<br />

chute lourde comme si un fardeau fût tombé sur<br />

le plancher, et aussitôt après de sourds<br />

gémissements. Ils furent tous deux saisis d’un<br />

effroi et d’une stupeur sans égales. L’idée d’un<br />

crime qui se commettait en cet instant passa dans<br />

leur esprit, puis le matin éclaircit ce qui avait eu<br />

lieu dans les ténèbres.<br />

– Mais, au nom du ciel, dit mademoiselle de<br />

Scudéry, après tout ce que je vous ai raconté fort<br />

à la hâte, pouvez-vous imaginer le motif qui a<br />

donné lieu à ce crime infernal ?<br />

– Hem ! répondit La Reynie, Cardillac n’était


pas pauvre. – Il possédait des pierreries<br />

admirables.<br />

– Sa fille, reprit mademoiselle de Scudéry, ne<br />

devait-elle pas hériter de tout cela ? Vous oubliez<br />

qu’Olivier allait devenir le gendre de Cardillac ?<br />

– Il devait peut-être partager, ou même<br />

assassiner pour d’autres, dit La Reynie.<br />

– Partager, assassiner pour d’autres ! s’écria<br />

mademoiselle de Scudéry, frappée d’étonnement.<br />

– Savez-vous, mademoiselle, continua le<br />

président, qu’Olivier aurait déjà versé son sang<br />

sur la place de Grève, si son attentat n’était point<br />

lié au mystère profond qui plane depuis si<br />

longtemps sur Paris ! Olivier appartient<br />

indubitablement à la bande d’assassins qui, se<br />

jouant de toute la vigilance, de tous les efforts, de<br />

toutes les recherches des cours de justice, sait<br />

porter ses coups en sûreté et avec impunité. Par<br />

lui tout s’éclaircira, tout doit s’éclaircir. La<br />

blessure de Cardillac est entièrement semblable à<br />

celle que portaient toutes les personnes qui ont<br />

été assassinées dans les rues et dans les maisons.<br />

Mais ce qui est plus décisif encore, depuis


qu’Olivier Brusson est arrêté, tous les meurtres,<br />

tous les brigandages ont cessé ; les rues sont<br />

sûres la nuit comme le jour : preuve suffisante<br />

qu’Olivier était à la tête des bandits. Il ne veut<br />

encore rien avouer, mais il est des moyens de le<br />

faire parler malgré lui.<br />

– Et Madelon, s’écria mademoiselle de<br />

Scudéry, la fidèle, l’innocente colombe !<br />

– Eh ! qui me répond qu’elle n’a pas trempé<br />

dans ce complot ! dit La Reynie en souriant<br />

méchamment ; que lui importe son père ! elle n’a<br />

de larmes que pour cet assassin.<br />

– Que dites-vous ! il n’est pas possible ! son<br />

père ! une fille ! ! !<br />

– Oh ! continua La Reynie, songez seulement<br />

à la Brinvilliers ! Vous me pardonnerez, si je me<br />

vois peut-être bientôt forcé de vous arracher votre<br />

protégée et de la faire jeter à la Conciergerie.<br />

Un frisson glaça le sang de mademoiselle de<br />

Scudéry à ce soupçon. Elle vit que devant cet<br />

homme terrible il n’était pas de loyauté, pas de<br />

vertu ; il cherchait le meurtre et les crimes au


fond de tous les cœurs. Elle se leva. – Soyez<br />

humain ! c’est là tout ce qu’elle put dire. Au<br />

moment de descendre les degrés jusqu’où le<br />

président l’avait reconduite avec une<br />

cérémonieuse politesse, il lui vint, sans qu’elle<br />

pût s’en rendre compte, une pensée singulière.<br />

– Me sera-t-il permis de voir le malheureux<br />

Olivier Brusson ? demanda-t-elle au président en<br />

se retournant vivement vers lui.<br />

Celui-ci l’examina d’un air pensif, et sa figure<br />

prit ce sourire repoussant qui lui était propre. –<br />

Vous voulez sans doute, vous fiant plus à vos<br />

sensations et à une voix intérieure qu’à nos yeux,<br />

sonder vous-même la culpabilité ou l’innocence<br />

d’Olivier. Si le séjour du crime ne vous<br />

épouvante pas, si le tableau de l’abjection dans<br />

ses derniers degrés ne vous cause pas d’horreur,<br />

dans deux heures la Conciergerie vous sera<br />

ouverte. On vous montrera cet Olivier dont le<br />

destin excite votre compassion.<br />

En effet, mademoiselle de Scudéry ne pouvait<br />

admettre que ce jeune homme fût coupable. Tout<br />

parlait contre lui, aucun juge n’eût agi autrement


que l’avait fait La Reynie, mais le tableau du<br />

bonheur domestique présenté par Madelon sous<br />

des couleurs si vives effaçait tous les soupçons de<br />

mademoiselle de Scudéry ; elle aima mieux<br />

adopter une opinion inexplicable que d’admettre<br />

une pensée contre laquelle toute son âme se<br />

révoltait.<br />

Elle résolut de se faire encore raconter par<br />

Olivier tout ce qui s’était passé dans la fameuse<br />

nuit, et de pénétrer autant qu’il serait possible un<br />

secret qui n’avait pas été révélé aux juges,<br />

uniquement peut-être parce qu’ils avaient négligé<br />

de le sonder.<br />

Arrivée à la Conciergerie, on conduisit<br />

mademoiselle de Scudéry dans une grande<br />

chambre fort claire. Peu de moments après, elle<br />

entendit un bruit de chaînes. On amenait Olivier<br />

Brusson. Mais dès qu’il eut passé la porte,<br />

mademoiselle de Scudéry tomba évanouie.<br />

Lorsqu’elle revint à elle, Olivier avait disparu.<br />

Elle demanda avec violence qu’on la reconduisît<br />

à sa voiture, et elle voulut quitter aussitôt ce<br />

repaire de scélérats. Hélas ! elle avait reconnu, au


premier coup d’œil, dans Olivier Brusson le jeune<br />

homme qui, sur le Pont-Neuf, avait jeté un billet<br />

dans sa voiture, celui qui lui avait apporté la<br />

cassette de pierreries.<br />

V<br />

Tous les doutes de mademoiselle de Scudéry<br />

étaient dissipés ; les terribles soupçons de La<br />

Reynie se trouvaient confirmés. Olivier Brusson<br />

appartenait à cette terrible bande d’assassins ; il<br />

avait certainement égorgé son maître ! – Et<br />

Madelon ?... Jamais mademoiselle de Scudéry<br />

n’avait été plus amèrement trompée dans ses<br />

sentiments intimes ; mortellement atteinte sur la<br />

terre par les puissances infernales dont elle avait<br />

nié l’existence, elle doutait alors de toutes les<br />

vérités. Elle ouvrit son âme aux plus affreux<br />

soupçons ; elle crut même que Madelon pouvait<br />

avoir trempé dans ce crime et avoir pris part au<br />

meurtre ; et comme il arrive toujours à l’esprit<br />

humain, qui, dès qu’il réveille une image, cherche


avidement des couleurs pour en charger les traits,<br />

mademoiselle de Scudéry trouva dans la conduite<br />

de Madelon mille circonstances qui devaient<br />

nourrir ses soupçons. Ainsi, maintes choses qui<br />

avaient passé à ses yeux jusqu’alors comme un<br />

témoignage d’innocence et de pureté lui<br />

devinrent un indice certain d’audace et de<br />

méchanceté. Ces gémissements, ces larmes de<br />

sang pouvaient lui avoir été arrachées par l’effroi<br />

mortel de voir son amant périr sur l’échafaud, par<br />

la crainte même de tomber à son tour sous la<br />

main du bourreau. Arracher de son sein la vipère<br />

qu’elle y avait recueillie, ce fut la pensée qui<br />

occupa mademoiselle de Scudéry en sortant de sa<br />

voiture. Quand elle rentra dans sa chambre,<br />

Madelon accourut se jeter à ses pieds, les yeux<br />

levés vers elle ; ceux des anges de Dieu ne sont<br />

pas plus purs ; les mains jointes, elle lui<br />

demandait du secours et des consolations.<br />

Mademoiselle de Scudéry, se contenant avec<br />

peine et cherchant à donner à sa voix le plus de<br />

gravité et de calme possible, lui répondit : – Va !<br />

va ! console-toi de la mort d’un assassin qui va<br />

recevoir le prix de ses crimes. Que la Sainte


Vierge te garde, et te préserve toi-même d’être<br />

convaincue d’un horrible crime !<br />

– Ah ! maintenant tout est perdu ! Madelon<br />

poussa alors un cri perçant et tomba sans<br />

mouvement sur le plancher. Mademoiselle de<br />

Scudéry abandonna la jeune fille aux soins de la<br />

Martinière, et se retira dans une autre chambre.<br />

Le cœur déchiré, arrachée à toutes les illusions<br />

de la terre, mademoiselle de Scudéry souhaitait<br />

de quitter la vie, de ne plus rester dans un monde<br />

trompeur et perverti. Elle se plaignait du sort dont<br />

la faveur amère lui avait accordé tant d’années<br />

pour se fortifier dans sa croyance en la loyauté et<br />

en la vertu, et qui anéantissait, dans ses derniers<br />

jours, cette belle illusion qui avait répandu tant de<br />

charme sur sa vie.<br />

Elle entendit la Martinière rassurer Madelon,<br />

qui soupirait doucement et gémissait. – Ah !<br />

disait-elle, elle aussi ! – Elle aussi ! les cruels<br />

l’on trompée. Malheureuse que je suis ! – Pauvre,<br />

pauvre Olivier ! Ces accents pénétrèrent jusqu’au<br />

fond du cœur de mademoiselle de Scudéry, et il<br />

s’y éleva de nouveau le pressentiment d’un


mystère, la foi en l’innocence d’Olivier. Assiégée<br />

par les sentiments les plus contradictoires, hors<br />

d’elle-même, mademoiselle de Scudéry s’écria :<br />

Quel génie infernal m’a donc enveloppée dans<br />

cette horrible intrigue qui me coûtera la vie !<br />

En ce moment, Baptiste entra, pâle et effrayé,<br />

disant que Desgrais était là dehors. Depuis<br />

l’épouvantable procès de la Voisin, l’apparition<br />

de Desgrais dans une maison était un indice<br />

certain d’une accusation criminelle : de là la<br />

terreur de Baptiste. Aussi, sa maîtresse lui<br />

demanda en souriant : – Qu’as-tu, Baptiste ?<br />

allons, dis-moi-le ? le nom de Scudéry s’est aussi<br />

trouvé sur la liste de la Voisin ?<br />

– Jésus ! s’écria Baptiste, tremblant de tous<br />

ses membres, comment pouvez-vous dire des<br />

choses semblables ? Mais Desgrais m’a paru si<br />

mystérieux ; il semble ne pouvoir prendre<br />

patience jusqu’au moment de vous parler.<br />

– Eh bien, Baptiste, dit mademoiselle de<br />

Scudéry, fais donc entrer tout de suite cet homme<br />

qui est si terrible pour vous, et qui, pour moi, ne<br />

saurait me causer d’inquiétude.


– Le président La Reynie, dit Desgrais en<br />

entrant, m’envoie vers vous, mademoiselle, avec<br />

une prière à laquelle il n’espérerait pas vous voir<br />

accéder, s’il ne connaissait votre vertu et votre<br />

courage, si ce dernier moyen qui lui reste de<br />

dévoiler un crime n’était dans vos mains, et si<br />

vous n’aviez pas déjà pris part à ce procès qui<br />

nous tient tous en haleine, nous et la chambre<br />

ardente. Olivier Brusson, depuis qu’il vous a vue,<br />

est presque fou. Autant il semblait disposé à un<br />

aveu, autant il montre de résistance maintenant ;<br />

il jure de nouveau, par Jésus-Christ et par tous les<br />

saints, qu’il est entièrement innocent du meurtre<br />

de Cardillac, bien qu’il soit prêt à subir la mort<br />

qu’il a méritée. Remarquez, mademoiselle, que<br />

ces derniers mots se rapportent évidemment à<br />

d’autres crimes qui pèsent sur lui. Mais tous les<br />

efforts pour tirer de lui un mot de plus sont<br />

inutiles ; la menace même de la torture n’a<br />

produit aucun résultat. Il nous supplie, il nous<br />

conjure de lui procurer un entretien avec vous ; à<br />

vous, à vous seule, il veut tout avouer. Daignez,<br />

mademoiselle, recevoir les aveux de Brusson.<br />

– Quoi ! s’écria mademoiselle de Scudéry,


outrée d’indignation, dois-je servir d’organe à un<br />

tribunal de sang ! dois-je abuser de la confiance<br />

d’un malheureux pour le conduire à l’échafaud !<br />

– Non, Desgrais ; quelque infâme que soit un<br />

assassin, il ne me sera jamais possible de le<br />

tromper avec tant de scélératesse. Je ne veux rien<br />

savoir de ses secrets qui resteraient renfermés<br />

dans mon sein comme une sainte confession.<br />

– Peut-être, mademoiselle, répliqua Desgrais<br />

en souriant finement, peut-être vos dispositions<br />

changeraient-elles, si vous aviez entendu<br />

Brusson. N’avez-vous pas prié vous-même le<br />

président d’être humain ? Il se montre tel, en<br />

cédant à la folle exigence de Brusson, et en<br />

essayant d’un dernier moyen, avant de lui faire<br />

donner la question pour laquelle il est mûr depuis<br />

longtemps.<br />

Mademoiselle de Scudéry frissonna.<br />

– Ne craignez pas, ma digne demoiselle, qu’on<br />

exige que vous entriez encore une fois dans ces<br />

sombres cachots qui vous remplissent d’horreur<br />

et d’épouvante. Olivier sera conduit chez vous<br />

comme s’il était en liberté, dans le silence de la


nuit, sans aucun appareil. Bien gardé, mais sans<br />

qu’on l’écoute, il pourra tout vous avouer sans<br />

contrainte. Je vous réponds sur ma vie que vous<br />

n’avez rien à craindre pour vous-même de ce<br />

misérable. Il parle de vous avec un respect<br />

profond et sincère. Il jure que le destin, qui l’a<br />

empêché de vous voir plus tôt, a seul causé sa<br />

mort. Et d’ailleurs, il vous sera permis de taire ce<br />

que Brusson vous aura révélé. Peut-on moins<br />

vous contraindre ?<br />

Mademoiselle de Scudéry resta quelques<br />

moments pensive et les yeux baissés. Il lui<br />

semblait qu’elle dût obéir à la Providence, qui la<br />

choisissait pour découvrir un secret horrible, et<br />

elle voyait bien qu’elle ne pouvait se dégager des<br />

liens merveilleux dans lesquels elle s’était<br />

involontairement enlacée. Tout à coup elle parut<br />

résolue, et elle dit avec dignité : – Dieu me<br />

donnera de la force et du courage ; amenez ici<br />

Brusson, je veux le voir.<br />

Comme au temps où Brusson lui avait apporté<br />

la cassette, on frappa à la porte de la maison vers<br />

minuit. Baptiste, informé de la visite nocturne,


ouvrit. Un frisson glacial s’empara de<br />

mademoiselle de Scudéry lorsqu’aux pas répétés,<br />

au bruit sourd qu’elle entendit, elle s’aperçut que<br />

les gardes qui avaient amené Brusson se<br />

répandaient dans tous les corridors de la maison.<br />

Enfin la porte de la chambre s’ouvrit<br />

doucement. Desgrais entra ; derrière lui, Olivier<br />

Brusson, sans chaînes, bien vêtu. –<br />

Mademoiselle, voici Brusson, dit Desgrais en<br />

s’inclinant respectueusement ; et il sortit de la<br />

chambre.<br />

Brusson tomba sur ses deux genoux devant<br />

mademoiselle de Scudéry, élevant vers elle ses<br />

mains jointes, et les yeux inondés de larmes.<br />

Mademoiselle de Scudéry pâlit, le regarda et<br />

ne put proférer une parole. Même dans ces traits<br />

dévorés par le chagrin, par le désespoir, perçait<br />

l’expression d’une loyauté et d’une pureté<br />

extrêmes. Plus mademoiselle de Scudéry laissait<br />

reposer ses regards sur la figure de Brusson, plus<br />

le souvenir de quelque personne aimée dont elle<br />

ne pouvait se souvenir que confusément se<br />

présentait vivement à sa mémoire. Toutes ses


terreurs s’évanouirent, elle oublia que l’assassin<br />

de Cardillac était à genoux devant elle, et elle lui<br />

parla avec le ton d’aménité, de bienveillance<br />

parfaite qui lui était propre.<br />

– Eh bien, Brusson, qu’avez-vous à me dire ?<br />

Celui-ci, toujours à genoux, soupira plus<br />

douloureusement encore et répondit : Ô ma digne<br />

et vénérable demoiselle, toute trace de souvenir<br />

est-elle donc effacée !<br />

Mademoiselle de Scudéry, le regardant plus<br />

attentivement, répondit qu’elle trouvait en effet<br />

en lui de la ressemblance avec une personne<br />

qu’elle avait chérie, et que c’était à cette<br />

ressemblance seule qu’elle devait la force qu’elle<br />

avait eue de vaincre l’horreur profonde que lui<br />

inspirait un assassin ; elle ajouta qu’elle était<br />

prête à l’écouter. Profondément blessé par ces<br />

paroles, Brusson se leva vivement, et recula d’un<br />

pas, le regard sombre et baissé vers la terre ; puis<br />

il dit d’une voix sourde : Avez-vous donc<br />

entièrement oublié Anne Guiot ? – Votre fils<br />

Olivier, l’enfant que vous berciez souvent sur vos<br />

genoux ; c’est lui, il est devant vous.


– Au nom de tous les saints ! s’écria<br />

mademoiselle de Scudéry en se couvrant le<br />

visage de ses deux mains et retombant sur les<br />

coussins de son fauteuil. La pauvre demoiselle<br />

n’avait que trop de raisons de s’étonner ainsi.<br />

Anne Guiot, fille d’un bourgeois appauvri, avait<br />

été laissée dès son enfance chez mademoiselle de<br />

Scudéry, qui l’avait élevée avec la sollicitude et<br />

les soins d’une mère tendre. Lorsqu’elle fut<br />

devenue grande, il se trouva un beau garçon, de<br />

bonnes mœurs, nommé Claude Brusson, qui la<br />

demanda en mariage. Comme c’était un très<br />

habile horloger qui ne pouvait manquer de gagner<br />

facilement sa vie à Paris, et comme, de son côté,<br />

Anne avait pris de l’affection pour lui,<br />

mademoiselle de Scudéry n’hésita pas à consentir<br />

au mariage de sa fille d’adoption. Les jeunes gens<br />

s’établirent, vécurent dans les douceurs et dans le<br />

calme du bonheur domestique, et la naissance<br />

d’un enfant merveilleusement beau, l’image<br />

fidèle de sa mère, resserra leurs nœuds.<br />

Mademoiselle de Scudéry fit du petit Olivier<br />

son idole ; elle l’enlevait à sa mère durant des<br />

heures, des jours entiers, pour le caresser.


L’enfant s’accoutumait à la voir, et il restait<br />

auprès de mademoiselle de Scudéry comme<br />

auprès de sa mère. – Trois ans s’étaient écoulés<br />

lorsque la jalousie des confrères de Brusson vint<br />

lui nuire ; chaque jour son travail diminua, et il<br />

eut enfin beaucoup de peine à pourvoir à sa<br />

subsistance. Le désir de revoir sa belle ville<br />

natale de Genève s’empara alors de lui, et la<br />

petite famille partit pour la Suisse, malgré les<br />

instances de mademoiselle de Scudéry, qui avait<br />

promis de la soutenir. Anne écrivit plusieurs fois<br />

à sa mère adoptive, puis elle cessa d’écrire, et<br />

mademoiselle, de Scudéry pensa qu’ils étaient<br />

heureux et qu’ils ne voulaient pas troubler leur<br />

bonheur par le souvenir de leurs jours de<br />

souffrance.<br />

Vingt-trois ans accomplis s’étaient écoulés<br />

depuis que Brusson avait quitté Paris avec sa<br />

femme et son enfant pour se retirer à Genève.<br />

– Ô pensée épouvantable ! s’écria<br />

mademoiselle de Scudéry lorsqu’elle retrouva la<br />

force de parler. Tu es Olivier, le fils de ma<br />

Guiot ! et aujourd’hui !...


– Sans doute, répondit Olivier avec calme,<br />

sans doute, mademoiselle ; vous n’avez jamais<br />

pensé que l’enfant à qui vous donniez les noms<br />

les plus doux, que vous balanciez sur vos genoux,<br />

se présenterait un jour chez vous, accusé d’un<br />

assassinat horrible. Je ne suis pas exempt de<br />

reproches, la chambre ardente a le droit de<br />

m’accuser d’un crime ; mais aussi vrai que je<br />

veux mourir sauvé, fût-ce de la main du bourreau,<br />

je suis pur de ce sang ; ce n’est pas par moi, ce<br />

n’est pas par ma faute, que celui du malheureux<br />

Cardillac a été versé !<br />

À ces mots, un tremblement universel fit<br />

chanceler Olivier, mademoiselle de Scudéry lui<br />

indiqua en silence un tabouret. Il y prit place<br />

lentement.<br />

VI<br />

– J’ai eu assez de temps, dit Olivier, pour me<br />

préparer à cette entrevue avec vous, que je


egarde comme la dernière faveur du ciel<br />

réconcilié, et pour gagner le calme et la confiance<br />

dont j’ai besoin pour vous raconter l’histoire<br />

inouïe de mes infortunes. Par compassion,<br />

écoutez-moi avec patience, quelque horreur que<br />

vous cause la découverte d’un secret auquel vous<br />

ne vous attendiez pas certainement. Ah ! si mon<br />

pauvre père n’avait jamais quitté Paris ! Aussi<br />

loin que s’étendent mes souvenirs de Genève, je<br />

me vis arrosé des pleurs de mes pauvres parents,<br />

et attendri jusqu’aux larmes par leurs plaintes que<br />

je ne comprenais pas. Plus tard, j’eus le sentiment<br />

distinct, la connaissance complète du besoin<br />

écrasant, de la profonde misère où vivaient mes<br />

parents. Mon père s’était vu trompé dans toutes<br />

ses espérances. Courbé sous le désespoir,<br />

succombant sous ses maux, il mourut au moment<br />

où il venait de réussir à me placer comme<br />

apprenti chez un orfèvre. Ma mère parlait<br />

beaucoup de vous, elle voulait vous confier ses<br />

douleurs ; mais quand elle voulait le faire, elle<br />

était toujours arrêtée par le découragement qui<br />

vient de la misère. Peu de mois après la mort de<br />

mon père, ma mère le suivit au tombeau.


– Pauvre Anne ! pauvre Anne ! s’écria<br />

mademoiselle de Scudéry pénétrée de douleur.<br />

– Grâces, grâces éternelles soient à Dieu qui<br />

l’a fait mourir ! Elle ne verra pas son fils chéri<br />

marqué par la main infâme du bourreau ! Ainsi,<br />

s’écria Olivier en lançant vers le ciel un regard<br />

plein de fureur.<br />

On entendit du bruit au-dehors ; on allait et on<br />

venait.<br />

– Oh ! oh ! dit Olivier en souriant amèrement,<br />

Desgrais veille avec ses suppôts comme si j’avais<br />

envie de fuir. Mais continuons. Je fus rudement<br />

traité par mon maître, quoique je fisse de grands<br />

progrès et que je l’eusse bientôt surpassé luimême.<br />

Il arriva qu’un jour un étranger entra dans<br />

notre atelier pour y acheter quelques bijoux, et<br />

voyant un beau collier auquel je travaillais, il me<br />

frappa sur l’épaule d’un air amical : Eh ! eh !<br />

mon jeune ami, dit-il, voilà un travail admirable.<br />

Je ne sais en vérité qui pourrait vous surpasser, si<br />

ce n’est René Cardillac, qui est sans contredit le<br />

premier orfèvre du monde. Vous devriez aller le<br />

trouver ; il vous recevra avec joie dans son


atelier, car vous seul vous pourriez l’assister dans<br />

ses travaux ! et de votre côté, ce n’est que près de<br />

lui que vous pourrez apprendre quelque chose.<br />

Ces paroles de l’étranger étaient restées<br />

profondément gravées dans mon âme ; il n’y eut<br />

plus de repos pour moi dans Genève, une<br />

puissance irrésistible m’entraînait loin de là.<br />

Enfin je parvins à me dégager du contrat qui me<br />

liait avec mon maître, et je vins à Paris. René<br />

Cardillac me reçut sèchement et d’un air<br />

farouche. Je ne me rebutai pas, et j’insistai pour<br />

qu’il me donnât de l’ouvrage, quelque minime<br />

qu’il fût. C’était une petite bague à monter.<br />

Lorsque je lui rapportai mon travail, il me<br />

regarda longtemps de ses yeux étincelants,<br />

comme s’il eût voulu pénétrer jusqu’au fond de<br />

mon âme ; puis il me dit : – Tu es un bon ouvrier,<br />

tu peux venir ici et m’aider dans mon atelier, je te<br />

paierai bien, tu seras content de moi. – Cardillac<br />

tint parole. J’étais déjà chez lui depuis plusieurs<br />

semaines, et je n’avais pas vu Madelon, qui, si je<br />

ne me trompe, était à la campagne chez un cousin<br />

de Cardillac. Enfin, elle vint. Ô puissances du<br />

ciel ! que devins-je quand je vis cet ange ! jamais


homme a-t-il aimé ainsi ! et maintenant... Ô<br />

Madelon !<br />

La douleur étouffa la voix d’Olivier. Il tint ses<br />

deux mains sur son visage, et pleura amèrement.<br />

Enfin, surmontant le mal cuisant qui le déchirait,<br />

il continua :<br />

– Madelon me regardait d’un air bienveillant.<br />

Elle se montrait de plus en plus souvent dans<br />

l’atelier. Je m’aperçus avec ravissement qu’elle<br />

m’aimait. Bien que son père nous surveillât<br />

rigoureusement, plus d’une fois nos mains se<br />

serrèrent furtivement en signe d’union secrète, et<br />

Cardillac ne vit rien. Je me disais : Quand j’aurai<br />

gagné ses bonnes grâces et les moyens d’arriver à<br />

la maîtrise, je lui demanderai la main de<br />

Madelon. Mais un matin où je me disposais à<br />

commencer mon ouvrage, Cardillac vint se placer<br />

devant moi et me lança des regards de colère et<br />

de mépris.<br />

– Je n’ai plus besoin de ton travail, me dit-il,<br />

sors de la maison à l’instant même, et ne reparais<br />

jamais devant mes yeux ! je n’ai pas besoin de te<br />

dire pourquoi je ne veux plus de toi. Pauvre


diable, les doux fruits que tu voudrais cueillir<br />

sont trop haut placés pour toi.<br />

– Je voulus parler, il me saisit d’une main<br />

vigoureuse et me jeta si rudement dehors que je<br />

tombai sur le pavé, la tête et les bras<br />

ensanglantés.<br />

Hors de moi, déchiré par la douleur, je<br />

m’éloignai de cette maison, et je trouvai enfin, à<br />

l’extrémité du faubourg Saint-Martin, un ouvrier<br />

de ma connaissance, honnête garçon qui me<br />

recueillit dans sa mansarde. Je n’avais pas de<br />

repos, pas de relâche. La nuit je me glissais près<br />

de la maison de Cardillac, espérant que Madelon<br />

entendrait mes soupirs, mes plaintes, qu’elle<br />

parviendrait peut-être à me parler sans être vue.<br />

Mille projets divers se croisaient dans mon<br />

cerveau, et je concevais l’espoir de l’engager à<br />

m’aider dans leur exécution. À la maison de<br />

Cardillac, dans la rue Saint-Nicaise, se joint une<br />

haute muraille où se trouvent des niches et des<br />

statues mutilées. Une nuit, je me tenais tout près<br />

de l’une de ces statues, et je levais les yeux vers<br />

les fenêtres de la maison placées au-dessus de la


cour qu’enceint le mur. J’aperçois tout à coup de<br />

la lumière dans l’atelier de Cardillac. Il est<br />

minuit, jamais Cardillac n’est debout à cette<br />

heure, il a coutume de se coucher à neuf heures<br />

précises. Le cœur me bat d’inquiétude, je songe<br />

qu’un événement quelconque va m’ouvrir<br />

l’entrée de cette maison ; et la lumière disparaît.<br />

Je me serre contre la statue, au fond de la niche,<br />

et je me recule avec effroi en sentant un<br />

mouvement opposé au mien, comme si la statue<br />

devenait vivante. Dans l’obscurité grisâtre de la<br />

nuit, je vois le piédestal se mouvoir lentement,<br />

une figure sombre apparaît et s’avance avec<br />

précaution dans la rue. Je m’élance vers la statue,<br />

elle est de nouveau immobile et adossée à la<br />

muraille. Involontairement poussé par une<br />

puissance secrète, je me glisse derrière cet<br />

homme. Arrivé devant l’image d’une Vierge, il se<br />

retourne, et à la clarté de la lampe qui brûle<br />

toujours en ce lieu, j’aperçois son visage : c’est<br />

Cardillac ! Une crainte indéfinissable, une terreur<br />

sinistre, s’emparent de moi. Dirigé comme par un<br />

charme, il faut que je marche, que je suive ce<br />

promeneur nocturne, ce somnambule. Car je


tenais le maître pour tel ; bien que nous ne<br />

fussions pas au temps de la pleine lune, où les<br />

malades sont atteints de cette manie pendant leur<br />

sommeil. Enfin Cardillac disparaît dans l’ombre.<br />

À une petite toux que je reconnais, je m’aperçois<br />

qu’il s’est retiré dans l’allée d’une maison. Que<br />

signifie cette conduite ! que va-t-il faire ? Je<br />

m’interroge ainsi avec étonnement, et je me retire<br />

tout près des maisons. Peu de moments se sont<br />

écoulés, un homme portant sur son chapeau des<br />

plumes éclatantes, et dont les éperons retentissent<br />

fortement, arrive en chantonnant. Comme un<br />

tigre élancé de sa tanière, Cardillac fond sur cet<br />

homme, qui tombe à l’instant sur le pavé en<br />

poussant un long gémissement. J’accours en<br />

jetant un cri d’effroi, Cardillac était sur le corps<br />

de cet infortuné, étendu sans mouvement.<br />

– Maître Cardillac, que faites-vous ? m’écriaije<br />

à haute voix.<br />

– Maudit ! s’écrie à son tour Cardillac en<br />

rugissant. Il passe devant moi avec la rapidité<br />

d’un éclair et disparaît. Hors de moi, pouvant à<br />

peine me soutenir, je m’approche de l’homme qui


est à terre. Je me mets à genoux près de lui. Peutêtre,<br />

pensai-je, est-il temps encore de le sauver ;<br />

mais il ne reste en lui aucune trace de vie. Dans<br />

ma terreur mortelle, je remarque à peine que la<br />

maréchaussée m’environne.<br />

– En voilà encore un que ces diables ont jeté<br />

par terre.<br />

– Eh ! eh ! jeune homme, que fais-tu là ? – Estu<br />

de la bande ? – Allons, avance !<br />

– En me parlant ainsi ils se disposaient à me<br />

saisir. Je pouvais à peine balbutier que j’étais<br />

incapable de commettre un tel crime et que je les<br />

priais de me laisser retirer en paix, lorsqu’un<br />

d’eux me portant sa lanterne au visage, se mit à<br />

rire en disant : C’est Olivier Brusson, le<br />

compagnon orfèvre qui travaille chez notre brave<br />

et honnête René Cardillac ! ce n’est pas lui qui<br />

assassinerait dans les rues !<br />

– Il m’a tout l’air de cela cependant, dit un<br />

autre. C’est une de ces façons de coquins qui se<br />

lamentent près du cadavre, et se font prendre<br />

pour qu’on les renvoie.


– Allons, parle, garçon, dis-nous tout<br />

hardiment. Je leur racontai qu’un homme s’était<br />

élancé du lieu où je passais sur celui qui était<br />

étendu là ! l’avait renversé, et qu’il s’était enfui à<br />

mes cris. Pour moi, je m’étais arrêté pour voir s’il<br />

était possible de secourir encore ce mal heureux.<br />

– Non, mon fils, dit un de ceux qui avaient<br />

soulevé le cadavre, celui-là est bien tué ; le<br />

poignard a traversé le cœur, comme à l’ordinaire.<br />

– Diable ! dit un autre, nous sommes encore<br />

arrivés trop tard, comme avant-hier. À ces mots,<br />

ils s’éloignèrent, emportant avec eux le cadavre.<br />

Ce que j’éprouvais, je ne puis le dire. Je me<br />

tâtais pour bien m’assurer que je n’étais pas<br />

harcelé par un mauvais rêve ; je m’attendais à me<br />

réveiller et à bien m’étonner de cette folle<br />

histoire.<br />

– Cardillac... le père de ma chère Madelon, un<br />

infâme assassin ! J’étais tombé sans force sur les<br />

marches extérieures d’une maison. Le matin vint<br />

peu à peu dissiper la nuit. Un chapeau d’officier,<br />

richement orné de plumes, était étendu devant<br />

moi sur le pavé. L’action sanglante de Cardillac,


qui avait eu lieu sur la place même où je me<br />

trouvais, se présenta vivement à ma pensée. Je<br />

m’enfuis avec horreur.<br />

Tout troublé, hors d’état de rassembler mes<br />

pensées, j’étais assis dans mon grenier lorsque la<br />

porte s’ouvrit et René Cardillac entra.<br />

– Au nom du Christ ! que venez-vous faire<br />

ici ? lui criai-je.<br />

Lui, ne faisant nulle attention à mon effroi,<br />

vint à moi et me sourit avec un calme et une<br />

bonhomie qui augmentèrent encore l’horreur que<br />

j’éprouvais. Il prit un escabeau vermoulu et<br />

s’assit près de moi, car je n’avais pas la force de<br />

me soulever du lit de paille sur lequel je m’étais<br />

jeté.<br />

– Eh bien ! Olivier, dit-il, comment vas-tu,<br />

pauvre garçon ? Je me suis vraiment trop pressé<br />

en te renvoyant de ma maison. Tu me manques<br />

de tous les coins et de tous les bouts. En ce<br />

moment surtout, j’ai un travail que je ne puis<br />

achever sans toi. Que dirais-tu si je te proposais<br />

de revenir travailler dans mon atelier ? Tu ne dis<br />

rien ? Oh ! je le sais, je t’ai offensé. Je ne voulais


pas te laisser ignorer que j’étais en colère contre<br />

toi, à cause de tes amourettes avec Madelon.<br />

Mais depuis j’ai bien pesé la chose, et j’ai trouvé<br />

qu’à cause de ton application, de ton adresse et de<br />

ta fidélité, je ne pouvais souhaiter un meilleur<br />

gendre que toi. Viens donc avec moi, et arrangetoi<br />

de manière à gagner Madelon pour femme.<br />

Les paroles de Cardillac me perçaient le cœur,<br />

je frémissais de sa noirceur, je ne pouvais<br />

prononcer une parole.<br />

– Tu hésites ! reprit-il d’un ton rude et les<br />

yeux étincelants. Tu ne peux peut-être pas venir<br />

aujourd’hui avec moi ; tu as d’autres affaires !<br />

Visiter Desgrais, ou même te faire introduire chez<br />

d’Argenson ou La Reynie. Prends garde, garçon,<br />

prends garde que les griffes que tu veux faire agir<br />

pour saisir les autres ne te saisissent et ne te<br />

déchirent toi-même.<br />

Alors ma fureur, longtemps contenue, se fit<br />

jour. – Que ceux qui se reprochent des crimes<br />

craignent ces noms-là, moi je ne les redoute pas,<br />

je n’ai rien à démêler avec eux ! m’écriai-je.<br />

– Après tout, Olivier, me dit Cardillac, il y a


de l’honneur pour toi à travailler dans ma maison,<br />

chez moi, le maître le plus célèbre de son temps,<br />

estimé partout à cause de sa droiture et de sa<br />

probité au point que la calomnie contre lui<br />

retomberait sur la tête du calomniateur. Quant à<br />

ce qui concerne Madelon, je dois t’avouer que tu<br />

ne dois ma générosité qu’à elle. Elle t’aime avec<br />

une violence dont je n’aurais jamais cru la tendre<br />

enfant capable. Dès que tu fus parti, elle tomba à<br />

mes pieds, embrassa mes genoux, et m’avoua en<br />

pleurant qu’elle ne pouvait vivre sans toi. Je<br />

pensais qu’elle se faisait cette idée comme toutes<br />

les jeunes créatures qui veulent toutes mourir<br />

quand le premier blanc-bec * qui les a regardées<br />

tendrement vient à s’éloigner. Mais, en effet,<br />

Madelon devint languissante et malade, et quand<br />

je voulais la détourner de sa folie, elle répétait<br />

cent fois ton nom. Enfin, que devais-je faire ? je<br />

ne voulais pas la désespérer. Hier au soir, je lui<br />

dis que je consentais à tout, et que j’irais te<br />

chercher aujourd’hui. Aussi, cette nuit, elle s’est<br />

* Milchgesicht, visage de lait. Nous traduisons<br />

religieusement le texte.


épanouie comme une rose ; elle t’attend, hors<br />

d’elle-même de plaisir et de bonheur. – Que la<br />

puissance éternelle me pardonne ; mais je ne sais<br />

pas comment il arriva que je me trouvai tout à<br />

coup dans la maison de Cardillac, que Madelon<br />

criant : Olivier, mon Olivier, mon bien-aimé,<br />

mon époux ! me serra dans ses bras, me pressa<br />

contre son cœur, et que moi, dans l’excès du plus<br />

grand ravissement, je jurai par la Sainte Vierge et<br />

par tous les saints que jamais, jamais je ne la<br />

quitterais.<br />

Ému par le souvenir de ce moment si doux,<br />

Olivier s’arrêta quelques instants. Mademoiselle<br />

de Scudéry, remplie d’horreur en apprenant le<br />

crime d’un homme qu’elle avait regardé comme<br />

un modèle de vertu et de probité, s’écria : –<br />

L’horrible découverte ! Quoi ! René Cardillac<br />

faisait partie de cette bande d’assassins qui a fait<br />

si longtemps de notre bonne ville un repaire de<br />

bandits ? – Que dites-vous, mademoiselle ? reprit<br />

Olivier ; vous parlez d’une bande d’assassins ?<br />

jamais une telle bande n’a existé, c’était Cardillac<br />

seul, dont l’effroyable activité recherchait et<br />

trouvait ses victimes dans toute la ville. C’est en


cela que consistait sa sécurité, et de là l’extrême<br />

difficulté de découvrir les traces de l’assassin.<br />

Mais laissez-moi continuer, la suite vous<br />

découvrira les secrets du plus coupable et en<br />

même temps du plus malheureux de tous les<br />

hommes. On peut facilement se faire une idée de<br />

ma situation chez mon maître. J’avais fait un pas<br />

en avant, je ne pouvais plus reculer. Quelquefois<br />

il me semblait que moi-même j’étais devenu le<br />

complice de Cardillac ; ce n’était que dans<br />

l’amour de Madelon que j’oubliais ma peine<br />

profonde, ce n’était qu’auprès d’elle que je<br />

parvenais à effacer jusqu’à l’apparence de la<br />

douleur sans nom qui me dévorait. Si je<br />

travaillais avec le vieil orfèvre à l’atelier, je<br />

n’osais pas le regarder en face, à peine prononcer<br />

une parole, tant j’éprouvais de terreur auprès d’un<br />

homme effroyable qui pratiquait toutes les vertus<br />

d’un père tendre, d’un bon et honnête bourgeois,<br />

tandis que la nuit voilait tous ses forfaits.<br />

Madelon, cette fille pieuse et céleste, idolâtrait<br />

son père. Mon cœur saignait en songeant que si la<br />

vengeance des hommes atteignait ce scélérat sous<br />

son masque, celle qu’il avait abusée par son


hypocrisie infernale succomberait infailliblement<br />

à son désespoir. Cette pensée seule m’eût fermé<br />

la bouche, eût-on dû me punir de mon silence par<br />

le supplice des scélérats. Bien que les discours de<br />

la maréchaussée m’en eussent beaucoup appris,<br />

les crimes de Cardillac, leur motif, la manière<br />

dont il les commettait, étaient une énigme pour<br />

moi. L’éclaircissement ne se fit pas longtemps<br />

attendre.<br />

Un jour, Cardillac, qui se montrait toujours de<br />

bonne humeur en travaillant, qui riait et qui<br />

raillait (ce qui excitait encore plus mon horreur),<br />

parut sombre et abattu. Tout à coup, il jeta si<br />

violemment de côté les bijoux auxquels il<br />

travaillait, que les diamants et les perles<br />

tombèrent de toutes parts, et se levant<br />

brusquement il s’écria : – Olivier, cela ne peut<br />

durer ainsi plus longtemps entre nous ; ces<br />

relations me sont insupportables ! Ce secret que<br />

la finesse et la ruse n’ont pu faire découvrir à<br />

Desgrais et à ses gens, le hasard l’a mis dans tes<br />

mains. Tu m’as vu dans mes travaux nocturnes,<br />

auxquels me pousse ma mauvaise étoile, toute<br />

résistance est impossible. Ce fut aussi ta fatale


étoile qui te poussa à me suivre, qui t’enveloppa<br />

d’un voile impénétrable, qui donna tant de<br />

légèreté à tes pas, qui te rendit si bien invisible,<br />

que moi, dont les yeux percent, comme ceux du<br />

tigre, la nuit la plus profonde, qui entends au loin<br />

dans les rues le plus léger bruit, jusqu’au<br />

bourdonnement d’un insecte, je n’ai pu te voir.<br />

Ta mauvaise étoile t’a conduit vers moi pour te<br />

faire mon compagnon. Placé comme tu l’es, tu ne<br />

peux plus songer à me trahir. Tu vas donc tout<br />

savoir.<br />

– Jamais je ne serai ton complice, voulais-je<br />

m’écrier, mais la terreur qui s’était emparée de<br />

moi aux premiers mots de Cardillac m’avait<br />

suffoqué. Au lieu de ces paroles, je ne pus faire<br />

entendre qu’un son inarticulé. Cardillac se remit<br />

sur sa chaise de travail ; il essuya la sueur qui<br />

couvrait son front. Il semblait fortement ému des<br />

souvenirs du passé, et eut peine à se recueillir.<br />

Enfin il commença :<br />

« Des hommes savants parlent beaucoup des<br />

impressions bizarres dont les femmes sont<br />

frappées durant leur grossesse et de l’influence


que ces impressions exercent sur l’enfant qu’elles<br />

portaient dans leur sein. On m’a raconté une<br />

merveilleuse histoire qui arriva à ma mère. Dans<br />

les premiers mois de sa grossesse, elle assistait<br />

avec d’autres femmes à une fête brillante que la<br />

cour donnait à Trianon. Ses regards tombèrent sur<br />

un cavalier vêtu à l’espagnole qui portait à son<br />

cou une chaîne de pierreries dont elle ne pouvait<br />

détourner les yeux. Tout son être s’embrasa d’un<br />

seul désir, celui de posséder cette chaîne qui lui<br />

semblait un objet surnaturel. Plusieurs années<br />

auparavant (ma mère n’était pas encore mariée<br />

alors), le même cavalier avait tenté de faire<br />

succomber sa vertu, mais elle l’avait repoussé<br />

avec horreur. Ma mère le reconnut ; mais en cet<br />

instant, au milieu de l’éclat de ses diamants, il lui<br />

semblait un être d’un ordre relevé, un modèle de<br />

beauté. Le cavalier remarqua les regards ardents<br />

et passionnés de ma mère ; il se flatta d’être plus<br />

heureux auprès d’elle, et fit plus encore, il réussit<br />

à l’entraîner loin de ses amies, dans un lieu retiré<br />

du parc. Là, il la serra avec ardeur dans ses bras ;<br />

ma mère porta involontairement les mains à la<br />

chaîne ; mais, au même moment, il tomba et


entraîna ma mère qui tomba avec lui. Soit qu’il<br />

eût été subitement frappé d’un coup de sang, soit<br />

toute autre cause, bref, il était mort.<br />

« En vain ma mère chercha-t-elle à se<br />

débarrasser de ces bras raidis par la mort qui la<br />

serraient étroitement, elle poussa des cris<br />

perçants, et enfin on accourut, à sa voix, la<br />

délivrer de cet effroyable amant. L’horreur<br />

qu’elle éprouva lui causa une longue maladie. On<br />

la regarda comme perdue, ainsi que moi ;<br />

cependant elle guérit, et l’accouchement fut plus<br />

heureux qu’on n’eût osé l’espérer. Mais l’effroi<br />

de ce terrible moment m’avait frappé. Ma<br />

mauvaise étoile s’était levée et avait lancé sur<br />

moi une étincelle qui a allumé en mon âme une<br />

des plus singulières et des plus funestes passions.<br />

Déjà, dès ma plus tendre enfance, je préférais à<br />

tous les diamants étincelants les bijoux d’or. On<br />

regarda cette manie comme un des nombreux<br />

penchants communs aux enfants ; mais il fallait<br />

en juger autrement, car étant devenu plus grand,<br />

je volais l’or et les bijoux partout où je pouvais<br />

les trouver. Je distinguais, par instinct, les faux<br />

bijoux des véritables, comme eût pu le faire le


connaisseur le plus exercé. Ces derniers seuls<br />

excitaient ma convoitise, les autres, je n’y<br />

touchais pas, non plus qu’à l’or monnayé. Ce<br />

désir inné dut céder aux corrections cruelles que<br />

m’infligea mon père ; alors, pour manier à mon<br />

gré l’or et les pierres fines, je pris la profession<br />

de joaillier. Je travaillais avec passion, et bientôt<br />

je devins le premier maître dans cet art. Ici<br />

commence une période de ma vie, dans laquelle<br />

mon penchant natif, longtemps étouffé, triompha<br />

avec toute sa force, et grandit puissamment en<br />

dévorant tout ce qui s’opposait à son<br />

développement. Dès que j’avais achevé et livré<br />

une parure, je tombais dans une agitation, dans un<br />

désespoir qui me ravissaient le sommeil, la santé<br />

et toutes les joies de la vie. – Je voyais jour et<br />

nuit, comme un spectre, la personne pour qui<br />

j’avais travaillé. Elle était parée de mes bijoux, et<br />

une voix murmurait à mon oreille : Ils sont à toi !<br />

– Ils sont à toi ! – Prends-les donc. Que servent<br />

les diamants aux morts ?...<br />

« Je me mis alors à commettre des vols.<br />

J’avais accès dans les maisons des grands<br />

seigneurs ; je profitais lestement de toutes les


occasions ; aucune serrure ne résistait à mon<br />

habileté, et bientôt les diamants que j’avais<br />

montés se retrouvaient dans mes mains. Mais cela<br />

même ne calmait pas mon agitation. Cette voix<br />

fatale se faisait toujours entendre, elle raillait et<br />

s’écriait : – Oh ! oh ! la mort porte tes bijoux ! Je<br />

ne savais comment il se faisait que je ressentisse<br />

une haine incroyable contre mes pratiques, et<br />

dans le fond de mon cœur se soulevait contre eux<br />

une ardeur sanguinaire qui me faisait frissonner.<br />

Dans ce temps, j’achetai cette maison. J’étais<br />

d’accord sur le marché avec le propriétaire, nous<br />

étions assis dans cette chambre, nous réjouissant<br />

d’avoir terminé l’affaire, et nous buvions une<br />

bouteille de vin. La nuit était venue, je voulus me<br />

lever, lorsque l’ancien propriétaire me retint : –<br />

Écoutez, maître René, me dit-il, avant que nous<br />

nous quittions, il faut que je vous fasse connaître<br />

un secret de cette maison. À ces mots, il ouvrit<br />

une armoire pratiquée dans le mur, fit glisser le<br />

pan du fond, entra dans une petite chambre, se<br />

baissa et leva une trappe. Nous descendîmes un<br />

escalier raide et étroit, puis nous arrivâmes<br />

devant une petite porte qu’il ouvrit, et nous nous


trouvâmes dans la cour. Le vieux propriétaire<br />

s’avança alors vers le mur, toucha un bouton de<br />

fer peu saillant, et bientôt une partie de la<br />

muraille se tourna de manière à donner<br />

commodément passage à un homme pour<br />

descendre dans la rue. Tu verras un jour cette<br />

invention, Olivier ; elle a sans doute été trouvée<br />

par les moines rusés qui habitaient le cloître élevé<br />

en ce lieu, et elle leur servait à sortir et à entrer<br />

furtivement. C’est une boiserie enduite en dehors<br />

de mortier et de chaux, dans laquelle on a placé<br />

une statue aussi de bois, mais parfaitement<br />

semblable à la pierre, et le tout se meut sur des<br />

gonds cachés. De sombres pensées s’élevèrent en<br />

moi à la vue de cet arrangement ; il me semblait<br />

préparé pour accomplir certaines choses que<br />

j’ignorais encore. Je venais de livrer à un<br />

seigneur de la cour une riche parure qui, je le<br />

savais, était destinée à une danseuse de l’Opéra.<br />

L’aspect de la mort ne me quitta pas, le spectre<br />

s’attachait à tous mes pas, la voix du démon ne<br />

cessait de retentir à mon oreille. Je m’établis dans<br />

la maison. Baigné de sueur, le sang bouillonnant,<br />

je m’agitais sans sommeil sur mon lit. Dans les


visions que créait mon cerveau, j’aperçois le<br />

jeune seigneur se rendant secrètement, avec les<br />

diamants, chez la danseuse. Je m’élance hors de<br />

mon lit, plein de rage, je me couvre d’un<br />

manteau, je descends l’escalier secret, je franchis<br />

l’ouverture de la muraille, et je me trouve dans la<br />

rue Saint-Nicaise. Il vient ! je m’élance sur lui, il<br />

crie, mais le saisissant fortement par-derrière, je<br />

lui plonge un poignard dans le cœur. Les<br />

diamants sont à moi ! Cela fait, j’éprouve un<br />

calme, une douce sérénité de l’âme, telle que je<br />

n’en avais jamais ressenti. Le spectre avait<br />

disparu, la voix du démon avait cessé de<br />

murmurer. Je savais désormais ce que voulait ma<br />

mauvaise étoile, il fallait lui céder ou périr !<br />

Maintenant, Olivier, tu comprends toute ma<br />

conduite, toutes mes actions ! Ne pense pas qu’en<br />

obéissant à une impulsion plus forte que ma<br />

volonté, j’aie renoncé à tous sentiments de<br />

compassion et d’humanité. Tu sais avec quelle<br />

peine je rends les diamants qu’on m’a confiés ; tu<br />

n’ignores pas que je refuse de travailler pour ceux<br />

dont je ne veux pas la mort ; souvent aussi, bien<br />

que je sache que le sang seul éloignera le


lendemain mon fantôme, je me contente<br />

d’étourdir par un coup violent le possesseur des<br />

bijoux que je veux reprendre. »<br />

– Après m’avoir parlé ainsi, Cardillac me<br />

conduisit dans un souterrain caché, et me permit<br />

de contempler ses trésors. Ceux du roi ne sont pas<br />

aussi riches. Sur chaque bijou était un petit billet<br />

où se trouvaient désignés le nom de la personne<br />

qui l’avait commandé et l’époque où il lui avait<br />

été repris par un vol ou par un assassinat.<br />

– « Le jour de ton mariage, dit Cardillac d’une<br />

voix sourde et solennelle, tu me jureras, la main<br />

sur le crucifix, de réduire toutes ces richesses en<br />

poussière, dès que je serai mort, par un procédé<br />

que je t’indiquerai. Je ne veux pas qu’une<br />

créature humaine, et surtout toi et Madelon,<br />

vienne en possession d’un bien acheté au prix de<br />

tant de sang ! »<br />

– Renfermé dans ce labyrinthe d’atrocités,<br />

déchiré d’amour et d’horreur, de bonheur et<br />

d’effroi, j’étais semblable au damné qu’un ange<br />

appelle par un doux sourire, tandis que Satan le<br />

retient dans ses griffes brûlantes, et pour qui ce


sourire céleste, où se réfléchissent toutes les joies<br />

des cieux, est le plus affreux de ses tourments. –<br />

Je songeais à fuir, – à me tuer. – Mais<br />

Madelon !... Blâmez-moi, blâmez-moi, ma digne<br />

demoiselle, d’avoir été trop faible pour combattre<br />

une passion qui me liait au crime ; mais ne vais-je<br />

pas faire pénitence de ma faute par une mort<br />

infâme ?<br />

Un jour, Cardillac revint à la maison plus gai<br />

que de coutume. Il caressa Madelon, il me lança<br />

des regards d’amitié, but à table une bouteille de<br />

bon vin, ce qu’il ne faisait qu’aux jours de grande<br />

fête, chanta, débita des histoires joviales.<br />

Madelon nous avait quittés ; je voulus retourner à<br />

l’atelier. – « Reste-là, mon garçon, dit Cardillac,<br />

plus de travail aujourd’hui. Buvons à la santé de<br />

la plus digne et de la plus excellente femme qui<br />

soit dans Paris. » – Après avoir trinqué avec lui,<br />

et qu’il eut vidé son plein verre, il ajouta : Dismoi,<br />

Olivier, comment trouves-tu ces deux vers :<br />

Un amant qui craint les voleurs<br />

N’est point digne d’amour.


Alors il me raconta ce qui s’était passé dans<br />

les appartements de madame de Maintenon entre<br />

le roi et vous. Il assura qu’il vous avait toujours<br />

honorée par-dessus toutes les créatures humaines,<br />

et dit que vous étiez douée de si grandes vertus<br />

que la force de sa mauvaise étoile disparaissait<br />

devant votre influence, tellement qu’il vous<br />

verrait parée de ses plus beaux diamants sans<br />

concevoir en son âme l’idée d’un meurtre. –<br />

« Écoute, Olivier, me dit-il, sache quelle<br />

résolution j’ai prise. Depuis longtemps je devais<br />

faire un collier et des bracelets pour madame<br />

Henriette d’Angleterre, et fournir moi-même les<br />

diamants. Ce travail me réussit mieux qu’aucun<br />

autre ; mais mon cœur se déchirait lorsque je<br />

songeais qu’il fallait me séparer de cette parure<br />

que je chérissais tant. Tu connais la mort<br />

malheureuse de la princesse. Je gardai la parure,<br />

et je veux l’envoyer aujourd’hui à mademoiselle<br />

de Scudéry comme un hommage d’estime et de<br />

respect, au nom de toute la bande persécutée.<br />

Outre que ce sera un témoignage de son<br />

triomphe, je me moquerai ainsi de Desgrais et de


ses archers qui le méritent bien. – C’est toi qui lui<br />

porteras ces diamants. » Dès que Cardillac eut<br />

prononcé votre nom, mademoiselle, il me sembla<br />

qu’un voile sombre tombait de mes yeux, et que<br />

la belle et lumineuse image de mon heureuse et<br />

première enfance se ranimait dans toutes ses<br />

vives et éclatantes couleurs. Une consolation<br />

merveilleuse vint dans mon âme ; c’était comme<br />

un rayon d’espoir devant lequel disparaissaient<br />

les sombres esprits de la nuit. Cardillac remarqua<br />

l’impression que produisaient sur moi ses<br />

paroles, et l’interpréta à sa manière.<br />

« – Mon projet te plaît, ce me semble, dit-il. Je<br />

conviens qu’une voix profonde de mon cœur,<br />

bien différente de celle qui me demande sans<br />

cesse du sang, m’a ordonné de faire ce que je<br />

fais. Quelquefois j’éprouve un sentiment<br />

singulier : une inquiétude intérieure, la crainte de<br />

quelque chose d’effroyable suspendu sur ma tête,<br />

me saisissent puissamment ; il me semble même<br />

alors comme si les crimes que ma mauvaise étoile<br />

a exécutés par moi pourraient bien être imputés à<br />

mon âme immortelle, qui n’y a pris aucune part.


« C’est dans un de ces moments-là que je<br />

résolus de faire une belle couronne de diamants<br />

pour la bonne Vierge de l’église Saint-Eustache ;<br />

mais cette crainte incompréhensible dont je te<br />

parle me saisissait chaque fois que je voulais me<br />

mettre à l’ouvrage, et je laissai là ce travail. En ce<br />

moment, il me semble que je rends hommage à la<br />

vertu et à la piété, et que j’ai recours à une<br />

patronne puissante, en offrant à mademoiselle de<br />

Scudéry ces bijoux, les plus beaux que j’aie<br />

jamais montés. »<br />

– Cardillac était parfaitement instruit de votre<br />

manière de vivre, mademoiselle ; il m’indiqua la<br />

manière de pénétrer chez vous, et l’heure d’aller<br />

vous remettre ces diamants, qu’il renferma dans<br />

une jolie cassette. J’étais ravi de bonheur, car le<br />

ciel lui-même m’avait montré, par le criminel<br />

Cardillac, le chemin pour me sauver de l’enfer où<br />

je me plongeais comme un misérable pécheur.<br />

C’était là ma pensée. Je voulais pénétrer jusqu’à<br />

vous, contre la volonté de Cardillac. – Je suis le<br />

fils d’Anne Brusson, son protégé, me disais-je, je<br />

me jetterai à ses pieds, et je lui avouerai tout.<br />

Touchée du malheur inouï qui eût menacé la


pauvre et innocente Madelon, si le mystère eût<br />

été dévoilé, vous eussiez gardé le secret ; mais<br />

votre esprit élevé et pénétrant eût certainement<br />

trouvé moyen de réduire la scélératesse de<br />

Cardillac à l’impuissance, sans avoir recours à un<br />

éclat. Ne me demandez pas en quoi devaient<br />

consister ces moyens, je l’ignore, mais que vous<br />

deviez me sauver ainsi que Madelon, c’était une<br />

croyance aussi fermement établie en mon âme<br />

que ma foi en la bienheureuse Vierge dont<br />

j’attends les secours et la consolation. – Vous<br />

savez, mademoiselle, que dans cette nuit-là mon<br />

projet échoua. Je ne perdis pas l’espoir d’être<br />

plus heureux une autre fois ; mais tout à coup,<br />

Cardillac perdit toute sa bonne humeur. Il errait<br />

tristement dans sa maison, regardait fixement<br />

devant lui, murmurait des paroles inintelligibles,<br />

étendait la main comme pour éloigner un ennemi,<br />

enfin son esprit semblait tourmenté de sinistres<br />

pensées. Il venait de passer toute une matinée de<br />

la sorte, lorsqu’il s’assit à sa table de travail, se<br />

releva d’un air découragé, regarda à travers la<br />

fenêtre, et dit d’une voix sourde : – Je voudrais<br />

pourtant que madame Henriette d’Angleterre eût


porté mes diamants !<br />

Ces paroles me remplirent d’horreur. Je<br />

compris alors que son esprit était de nouveau<br />

sous la puissance du spectre qui l’obsédait, et que<br />

la voix du démon retentissait de nouveau à ses<br />

oreilles. Je vis vos jours menacés par cet<br />

effroyable scélérat ; je pensai que vous seriez<br />

sauvée, s’il rentrait en possession de ses<br />

diamants. Le danger croissait à chaque instant. Je<br />

vous rencontrai en passant sur le Pont-Neuf, je<br />

me fis passage jusqu’à votre carrosse, et je vous<br />

jetai ce billet par lequel je vous suppliais de<br />

remettre les pierreries dans les mains de<br />

Cardillac. Mon inquiétude alla jusqu’au désespoir<br />

lorsque, le lendemain, Cardillac ne parla d’autre<br />

chose que de cette précieuse parure qui avait<br />

brillé à ses yeux durant toute la nuit. Je fus<br />

bientôt convaincu qu’il méditait un assassinat ;<br />

peut-être songeait-il à l’exécuter cette nuit même.<br />

Je devais vous sauver, dût-il en coûter la vie à<br />

Cardillac. Dès qu’il se fut renfermé selon sa<br />

coutume, après la prière du soir, je descendis par<br />

une croisée dans la cour, et, passant par<br />

l’ouverture de la muraille, j’allai me placer non


loin de là, dans un angle obscur. Peu de moments<br />

s’étaient écoulés lorsque Cardillac parut et se<br />

glissa doucement le long de la rue ; moi, toujours<br />

derrière lui. Il se dirigea vers la rue Saint-<br />

Honoré : le cœur me battait bien fort. Tout à<br />

coup, Cardillac disparaît. Je prends aussitôt la<br />

résolution de me placer devant la porte de votre<br />

maison. Alors, comme je l’avais déjà vu une fois<br />

lorsque le hasard me rendit témoin d’un<br />

assassinat commis par Cardillac, s’avance en<br />

chantonnant un officier qui passe devant moi sans<br />

m’apercevoir ; mais, au même instant, une longue<br />

figure noire s’élance sur lui. C’est Cardillac ! Je<br />

veux empêcher ce meurtre ; en deux bonds je me<br />

trouve près de l’assassin. Ce n’est pas l’officier,<br />

c’est Cardillac qui vient de tomber sur le pavé en<br />

gémissant. L’officier jette son poignard, tire son<br />

épée du fourreau, se met en défense, me prenant<br />

sans doute pour un complice du meurtrier, mais il<br />

s’échappe en voyant que je me jette sur le<br />

mourant pour le secourir.<br />

Cardillac vivait encore ; je le pris sur mes<br />

épaules, après avoir ramassé le poignard que<br />

l’officier avait laissé tomber, et je l’emporte à


grand-peine jusque dans l’atelier, par le passage<br />

secret. – Le reste vous est connu.<br />

– Vous voyez, mademoiselle, que mon crime<br />

est de n’avoir pas dénoncé le père de Madelon. Je<br />

ne me suis pas souillé de sang. Aucune torture ne<br />

m’arrachera le secret des crimes de Cardillac. Je<br />

ne veux pas agir contre les décrets de la<br />

Providence, qui a voilé la scélératesse de René<br />

aux yeux de sa fille ; je ne veux pas que par moi<br />

elle voie déterrer le cadavre de son père, et le<br />

bourreau marquer d’un fer brûlant ses ossements<br />

desséchés. – Non ! ma bien-aimée pleurera celui<br />

qui tombe innocent, le temps adoucira sa douleur,<br />

mais le désespoir que lui causeraient les crimes<br />

abominables de son père serait éternel.<br />

– Olivier se tut, mais un torrent de larmes<br />

s’échappa de ses yeux, il se jeta aux pieds de<br />

mademoiselle de Scudéry en disant : – Vous êtes<br />

convaincue de mon innocence. Oh !<br />

certainement, vous en êtes convaincue ! Ayez<br />

pitié de moi, et dites-moi ce qu’est devenue<br />

Madelon.<br />

Mademoiselle de Scudéry appela la


Martinière, et quelques instants après, Madelon<br />

accourut se jeter dans les bras d’Olivier.<br />

– Tout est bien maintenant, puisque te voilà.<br />

Je savais bien que cette excellente dame te<br />

sauverait ! Ainsi s’écria à plusieurs reprises<br />

Madelon ; et Olivier, oubliant le sort qui le<br />

menaçait, était libre et heureux. Ils se plaignirent<br />

tous deux de la façon la plus touchante de ce<br />

qu’ils avaient souffert l’un pour l’autre, et ils<br />

s’embrassèrent alors de nouveau, et ils pleurèrent<br />

de ravissement de s’être retrouvés.<br />

Si déjà mademoiselle de Scudéry n’eût été<br />

convaincue de l’innocence d’Olivier, elle eût<br />

acquis cette conviction en les voyant tous deux,<br />

oubliant, dans la félicité de leur amour, et le<br />

monde, et leur misère et leurs douleurs inouïes.<br />

Les rayons du jour pénétrèrent à travers les<br />

croisées. Desgrais frappa doucement à la porte de<br />

la chambre, et rappela qu’il était temps<br />

d’emmener Brusson. On se peint facilement le<br />

désespoir de Madelon en apprenant l’affreuse<br />

vérité. Enfin on les sépara, et Desgrais emmena<br />

son prisonnier.


VII<br />

Les sombres pressentiments auxquels<br />

mademoiselle de Scudéry s’était livrée depuis la<br />

première venue d’Olivier dans sa maison,<br />

s’étaient réalisés d’une manière terrible. Elle<br />

voyait le fils de sa chère Anne enveloppé dans<br />

une accusation d’assassinat, et presque<br />

certainement dévoué à une mort infâme, malgré<br />

son innocence. Elle honorait la résolution<br />

héroïque du jeune homme qui consentait à<br />

mourir, chargé d’un crime, plutôt que de dévoiler<br />

un secret qui eût donné la mort à Madelon. Elle<br />

ne voyait pas la moindre possibilité d’arracher le<br />

pauvre enfant au tribunal de sang, et cependant<br />

elle avait bien résolu dans son cœur de ne reculer<br />

devant aucun sacrifice pour détourner cette<br />

criante iniquité qu’on était sur le point de<br />

commettre. Elle se tourmentait de mille plans et<br />

de mille projets qui allaient jusqu’à<br />

l’extravagance, et qu’elle rejetait l’un après<br />

l’autre dès qu’elle les avait conçus. Peu à peu,


toutes ses lueurs d’espérance s’éteignirent, et le<br />

désespoir s’empara d’elle. Mais la confiance<br />

enfantine, la pieuse candeur de Madelon, la foi<br />

presque religieuse avec laquelle elle parlait de<br />

son bien-aimé, qu’elle devait bientôt embrasser et<br />

retrouver absous du crime qu’on lui imputait, tout<br />

cela fit rentrer le courage dans l’âme de<br />

mademoiselle de Scudéry, et elle s’éleva au<br />

niveau de l’exaltation de la jeune fille.<br />

D’abord, mademoiselle de Scudéry écrivit une<br />

longue lettre à La Reynie ; elle disait au président<br />

qu’Olivier Brusson lui avait prouvé son<br />

innocence de la manière la plus claire, et que<br />

l’héroïque résolution d’emporter au tombeau un<br />

secret dont la découverte atteindrait l’innocence<br />

et la vertu même, le retenait de faire au tribunal<br />

un aveu qui le justifierait, non pas seulement de<br />

la mort de Cardillac, mais même du soupçon<br />

d’avoir appartenu à la bande des assassins. Tout<br />

ce qu’un zèle ardent, tout ce que l’éloquence du<br />

cœur ont de forces, elle les employa pour toucher<br />

l’âme impitoyable de La Reynie. La Reynie<br />

répondit, quelques heures après, qu’il se<br />

réjouissait grandement de ce qu’Olivier Brusson


se fût si complètement justifié auprès de sa digne<br />

protectrice. Quant à l’héroïque résolution qu’il<br />

avait prise d’emporter au tombeau un secret<br />

relatif au meurtre, il était fâché que la chambre<br />

ardente ne pût l’honorer, que son devoir était au<br />

contraire de briser, par les moyens les plus<br />

violents, les héroïsmes de ce genre. Il espérait en<br />

trois jours être en possession de ce secret<br />

merveilleux, qui mettrait vraisemblablement au<br />

jour des miracles.<br />

Mademoiselle de Scudéry ne comprit que trop<br />

bien ce que le terrible La Reynie voulait dire en<br />

parlant des moyens violents qui devaient briser<br />

l’héroïsme de Brusson. Il était bien évident que la<br />

torture attendait ce malheureux. Dans son effroi,<br />

elle imagina que les conseils d’un jurisconsulte<br />

éclairé pourraient faire au moins obtenir quelque<br />

délai. Pierre-Arnaud d’Andilly était alors un des<br />

plus célèbres avocats de Paris. Sa science<br />

profonde, son intelligence étendue, égalaient sa<br />

probité et sa vertu. Mademoiselle de Scudéry se<br />

rendit auprès de lui, et lui dit tout ce qu’elle put<br />

dire sans dévoiler le secret d’Olivier. Elle pensait<br />

que d’Andilly allait prendre avec chaleur le parti


de l’innocent ; mais son espoir fut amèrement<br />

déçu. D’Andilly l’avait écoutée fort<br />

attentivement ; il répondit, en souriant, par ces<br />

paroles de Boileau :<br />

Le vrai peut quelquefois n’être pas<br />

vraisemblable. *<br />

Il démontra à mademoiselle de Scudéry que<br />

les présomptions les plus fortes planaient sur<br />

Olivier, que la conduite de La Reynie n’était ni<br />

cruelle ni précipitée, mais toute juridique, et qu’il<br />

ne pouvait agir autrement sans manquer aux<br />

devoirs d’un juge. Lui, d’Andilly, n’espérait pas<br />

pouvoir sauver Olivier de la torture. Brusson seul<br />

pouvait l’éviter en avouant sincèrement son<br />

crime, ou du moins en racontant exactement tous<br />

les détails de la mort de Cardillac, ce qui devait<br />

entraîner de nouvelles recherches. – Alors, dit<br />

mademoiselle de Scudéry hors d’elle-même et<br />

presque étouffée par ses larmes, j’irai me jeter<br />

* Ce vers est en français dans le conte d’Hoffmann.


aux genoux du roi et lui demander grâce. – Au<br />

nom du ciel, n’en faites rien, mademoiselle !<br />

s’écria d’Andilly. Ménagez cette dernière<br />

ressource, qui une fois manquée, sera perdue<br />

pour toujours. Le roi ne fera jamais grâce à un<br />

criminel de ce genre ; les reproches du peuple<br />

irrité l’atteindraient jusque sur son trône. Il est<br />

possible que Brusson, en découvrant son secret,<br />

trouve moyen d’affaiblir les soupçons qui<br />

s’élèvent contre lui. Alors il sera temps de<br />

recourir à la clémence du roi, qui ne s’informera<br />

pas de ce qu’on aura prouvé devant le tribunal,<br />

mais qui ne consultera que sa conviction.<br />

Mademoiselle de Scudéry dut céder à<br />

l’expérience consommée d’Andilly. Plongée dans<br />

un chagrin profond, pensant et pensant encore à<br />

quel saint elle pourrait recourir pour sauver le<br />

malheureux Brusson, elle était un soir fort tard<br />

dans son appartement, lorsque la Martinière entra<br />

et annonça le comte de Miossens, colonel de la<br />

garde du roi, qui demandait avec instances à<br />

parler à mademoiselle de Scudéry. – Pardonnezmoi,<br />

mademoiselle, dit Miossens en faisant un<br />

salut militaire. Je viens vous déranger un peu


tard, et à une heure inaccoutumée. Nous autres<br />

soldats, nous ne choisissons pas nos moments de<br />

loisir, et en deux mots, vous saurez mon excuse.<br />

Olivier Brusson m’amène vers vous.<br />

Mademoiselle de Scudéry était dans une<br />

attente extrême. – Olivier Brusson ! le plus<br />

malheureux des hommes ! Qu’avez-vous de<br />

commun avec lui ? – Je savais bien, dit Miossens<br />

en souriant, que le nom de votre protégé suffirait<br />

pour me procurer un accueil favorable. Tout le<br />

monde est convaincu du crime de Brusson. Je<br />

sais que vous avez une autre opinion ; vous la<br />

devez, m’a-t-on dit, aux assurances de l’accusé<br />

lui-même. Quant à moi, il n’en est pas ainsi.<br />

Personne ne peut être mieux convaincu que moi<br />

de son innocence, et plus certain que je ne le suis<br />

qu’il n’a pris aucune part au meurtre de Cardillac.<br />

– Parlez ! oh ! parlez ! s’écrie mademoiselle de<br />

Scudéry, dont les yeux brillaient de ravissement.<br />

– C’est moi, dit Miossens, qui frappai le vieil<br />

orfèvre dans la rue Saint-Honoré, tout près de<br />

votre maison. – Vous ! au nom de tous les saints,<br />

vous ! – Et je vous jure, mademoiselle, que je<br />

suis fier de ce que j’ai fait, repris Miossens :


sachez que Cardillac était le scélérat hypocrite<br />

qui assassinait au milieu de la nuit, et qui a<br />

échappé si longtemps à tous les pièges. Je ne sais<br />

comment un soupçon s’éleva en moi contre ce<br />

vieux coquin, lorsqu’il vint, dans un trouble<br />

visible, m’apporter les bijoux que je lui avais<br />

commandés, et lorsqu’il s’informa exactement de<br />

la personne à qui je les destinais ; questionnant<br />

avec adresse mon valet de chambre pour savoir<br />

l’heure où je rendais ordinairement visite à une<br />

certaine dame. Depuis longtemps, j’avais été<br />

frappé de l’idée que les malheureuses victimes de<br />

ces brigands portaient toutes la même blessure.<br />

J’étais convaincu que le meurtrier s’était<br />

longtemps exercé à porter ce coup qui tuait surle-champ,<br />

et qu’il comptait sur son habileté. S’il<br />

le manquait, le combat devenait égal. Cette<br />

pensée me fit employer une précaution si simple<br />

que je ne conçois pas qu’elle n’ait pas été prise<br />

par d’autres avant moi. Je portai une légère<br />

cuirasse sous mon pourpoint. Cardillac m’attaqua<br />

par-derrière. Il me saisit avec une force<br />

extraordinaire, mais le coup, porté avec<br />

assurance, glissa sur le fer. Au même moment, je


me débarrassai de ses mains, et je lui plongeai<br />

dans le sein un poignard dont je m’étais muni.<br />

– Et vous gardez le silence, dit mademoiselle<br />

de Scudéry, vous ne déclarez pas aux tribunaux<br />

ce qui est arrivé ?<br />

– Permettez-moi, mademoiselle, de vous faire<br />

observer qu’une telle déclaration pourrait<br />

entraîner, sinon ma ruine, du moins le procès le<br />

plus fâcheux pour moi. La Reynie, qui flaire<br />

partout des crimes, m’eût-il accordé croyance si<br />

j’avais accusé l’honnête Cardillac, ce modèle de<br />

piété et de vertu, comme l’assassin qu’on<br />

cherchait partout ? La pointe de l’épée de la<br />

justice aurait fort bien pu se tourner contre moi !<br />

– Cela n’est pas possible, dit mademoiselle de<br />

Scudéry. Votre naissance, votre rang...<br />

– Oh ! reprit Miossens, pensez au maréchal de<br />

Luxembourg que l’idée de se faire dire la bonne<br />

aventure par la Voisin a conduit à la Bastille sous<br />

le poids d’une accusation d’empoisonnement.<br />

Non, par saint Denis ! je ne mettrais pas une<br />

heure de ma liberté, ni le bout de mes oreilles,<br />

dans les mains de cet enragé La Reynie, qui nous


porterait volontiers son couteau sous la gorge, à<br />

tous !<br />

– Mais, de la sorte, vous conduirez l’innocent<br />

Brusson à l’échafaud ?<br />

– Innocent, mademoiselle ! répondit Miossens.<br />

Nommez-vous innocent l’infâme complice de<br />

Cardillac, celui qui l’assistait dans tous ses<br />

crimes, celui qui a mérité tant de fois la mort ?<br />

Non, celui-là doit périr aussi, et si je vous ai<br />

découvert le véritable état des choses, c’est avec<br />

la pensée que vous en tirerez parti pour votre<br />

protégé, quel qu’il soit, sans me nuire auprès de<br />

la chambre ardente.<br />

Mademoiselle de Scudéry, ravie de voir se<br />

confirmer d’une manière décisive le récit<br />

d’Olivier, n’hésita pas à tout révéler au comte,<br />

qui connaissait déjà les crimes de Cardillac, et<br />

elle le sollicita de se rendre avec elle auprès de<br />

d’Andilly.<br />

D’Andilly se fit répéter plusieurs fois<br />

l’aventure du comte ; il lui demanda surtout s’il<br />

était bien convaincu d’avoir été attaqué par<br />

Cardillac, et s’il reconnaîtrait Olivier Brusson


pour celui qui avait emporté le cadavre.<br />

– Outre que je reconnus fort bien le joaillier à<br />

la clarté de la lune, répondit Miossens, j’ai vu<br />

chez La Reynie le poignard avec lequel Cardillac<br />

avait été frappé ; c’est le mien, il est remarquable<br />

par le travail curieux de la poignée. Je ne me<br />

trouvais qu’à un pas du jeune homme dont le<br />

chapeau était tombé, et je le reconnaîtrais<br />

facilement.<br />

D’Andilly regarda quelques moments devant<br />

lui en silence, et dit enfin : – Il ne faut pas songer<br />

à sauver Brusson des mains de la justice par les<br />

voies ordinaires. Il ne veut pas dénoncer<br />

Cardillac, à cause de Madelon. Il peut persister,<br />

car, alors même qu’il réussirait à prouver les<br />

crimes de son maître, par la découverte du<br />

passage secret et par les trésors amassés dans sa<br />

maison, la mort ne l’atteindrait pas moins comme<br />

complice. La même circonstance se reproduit si<br />

M. le comte dévoile aux juges son aventure avec<br />

Cardillac telle qu’elle se passa. Un sursis est la<br />

seule chose que nous devons tâcher d’obtenir,<br />

puis nous verrons. Que M. le comte se rende à la


Conciergerie, qu’il se fasse montrer Olivier<br />

Brusson, et qu’il le reconnaisse pour celui qui a<br />

emporté le cadavre de Cardillac. Il ira chez La<br />

Reynie, et lui dira : J’ai vu assassiner un homme<br />

dans la rue Saint-Honoré, je me trouvais tout près<br />

du cadavre lorsqu’un autre homme accourut, se<br />

baissa pour voir si le blessé respirait encore et<br />

l’emporta sur ses épaules ; j’ai reconnu cet<br />

homme dans Olivier Brusson. Cette déclaration<br />

nécessitera un nouvel interrogatoire, une<br />

confrontation avec M. le comte ; bref, la question<br />

sera suspendue et l’on procédera à de nouvelles<br />

enquêtes. Alors il sera temps de s’adresser au roi.<br />

Je laisse à votre sagacité, mademoiselle, le soin<br />

de le faire de la manière la plus convenable. À<br />

mon sens, il serait bien de tout conter au roi. Les<br />

aveux de Brusson se trouveront confirmés par la<br />

déclaration de M. le comte de Miossens, par les<br />

recherches secrètes qu’on fera dans la maison de<br />

Cardillac ; et la décision du roi, fondée sur une<br />

conviction intérieure, peut faire grâce là où un<br />

juge doit punir. – Le comte suivit exactement les<br />

conseils de d’Andilly, les choses se passèrent<br />

ainsi que les avait prévues le prudent avocat.


VIII<br />

Il s’agissait alors de s’adresser au roi, et c’était<br />

le point le plus difficile, car il avait témoigné tant<br />

d’horreur pour Brusson, regardé comme l’unique<br />

assassin qui avait si longtemps répandu l’effroi<br />

dans Paris, que le moindre mot relatif à ce<br />

fameux procès le jetait dans une violente colère.<br />

Madame de Maintenon, fidèle au principe qu’elle<br />

suivait de ne jamais parler au roi de choses<br />

désagréables, rejeta toute médiation : ainsi la<br />

destinée de Brusson reposait tout entière dans les<br />

mains de mademoiselle de Scudéry. Elle conçut<br />

enfin un projet qu’elle exécuta sur-le-champ. Elle<br />

s’habilla d’une longue robe de soie noire, se para<br />

des précieux bijoux de Cardillac, et se présenta<br />

dans les appartements de madame de Maintenon<br />

à l’heure où le roi s’y trouvait. Le noble maintien<br />

de la vénérable demoiselle avait, dans cet<br />

habillement solennel, une majesté qui réveilla le<br />

respect, même dans ce peuple léger qui<br />

encombrait les antichambres royales. Tous les


courtisans lui firent place, et le roi lui-même<br />

s’avança vers elle. Les diamants précieux qu’elle<br />

portait attirèrent ses regards, et il ne put<br />

s’empêcher de dire : Vraiment, ce sont les bijoux<br />

de Cardillac ! Et se penchant vers madame de<br />

Maintenon, il ajouta en souriant agréablement : –<br />

Voyez donc, madame la marquise, notre fiancée<br />

porte le deuil de son époux.<br />

– Eh ! sire, dit mademoiselle de Scudéry<br />

comme en continuant cette plaisanterie,<br />

conviendrait-il à une veuve affligée de se parer<br />

avec tant d’éclat ? Non, je me suis entièrement<br />

dégagée du joaillier, et je ne penserais plus à lui<br />

si l’affreuse image de son corps assassiné, qu’on<br />

emporta devant moi, ne se présentait, quelquefois<br />

à mes yeux.<br />

– Quoi ! dit le roi, vous l’avez vu, ce pauvre<br />

diable ?<br />

Mademoiselle de Scudéry raconta alors<br />

brièvement (sans faire encore mention de<br />

Brusson), comment le hasard l’avait conduite<br />

devant la maison de Brusson lorsque le meurtre<br />

fut découvert. Elle peignit la douleur violente de


Madelon, la profonde impression que cette jeune<br />

fille avait produite sur elle, et comment elle<br />

l’avait arrachée des mains de Desgrais, aux<br />

applaudissements du peuple. Elle retraça avec un<br />

intérêt toujours croissant les scènes qui s’étaient<br />

passées avec La Reynie, avec Desgrais, avec<br />

Olivier Brusson lui-même. Le roi, entraîné par la<br />

vivacité des couleurs qui brillaient dans le<br />

discours de mademoiselle de Scudéry, ne<br />

s’aperçut pas qu’il était question de l’odieux<br />

procès de Brusson, il pouvait à peine proférer une<br />

parole, et l’émotion de son âme ne se faisait jour<br />

de temps en temps que par une exclamation<br />

involontaire. Avant qu’il fût revenu à lui-même,<br />

lorsqu’il était encore sous l’impression de cette<br />

aventure inouïe, mademoiselle de Scudéry tomba<br />

à ses pieds et lui demanda grâce pour Olivier.<br />

– Que faites-vous, mademoiselle ? s’écria le<br />

roi en se débarrassant de ses mains et en la<br />

forçant de se relever. Vous me surprenez<br />

étrangement ! C’est là une épouvantable histoire !<br />

Qui me répond de la vérité de l’aventure<br />

romanesque de Brusson ?


– La déposition de Miossens, les recherches<br />

qu’on fera dans la maison de Cardillac, votre<br />

conviction, sire ! Hélas ! et le cœur vertueux de<br />

Madelon, qui a trouvé la même vertu dans le<br />

malheureux Brusson !<br />

Le roi se disposait à répondre, mais il aperçut<br />

Louvois, qui travaillait dans une chambre voisine<br />

et qui s’était avancé dans le salon en le regardant<br />

d’un air soucieux. Le roi se leva et passa avec<br />

Louvois dans l’autre chambre. Mademoiselle de<br />

Scudéry et madame de Maintenon regardèrent<br />

cette interruption comme très fâcheuse, car le roi<br />

pouvait se garder de se laisser surprendre de<br />

nouveau. Mais, après quelques instants, le roi<br />

reparut, il marcha quelque temps dans la<br />

chambre, les mains derrière le dos, et s’arrêtant<br />

devant mademoiselle de Scudéry, il lui dit d’une<br />

voix douce, mais sans la regarder : Je voudrais<br />

bien voir votre Madelon.<br />

– Ah, Sire ! de quel bonheur vous comblez la<br />

pauvre, la malheureuse enfant ! Il ne faut qu’un<br />

signe de Votre Majesté pour que vous la voyiez à<br />

vos pieds.


Trottant alors, aussi vite qu’elle le put, vers la<br />

porte, la vieille demoiselle alla dire que le roi<br />

demandait à voir Madelon Cardillac, et revint en<br />

pleurant de joie et d’attendrissement.<br />

Mademoiselle de Scudéry avait pressenti cette<br />

faveur, et avait amené avec elle Madelon, qui<br />

attendait chez la femme de chambre de la<br />

marquise en tenant dans ses mains une supplique<br />

rédigée par d’Andilly. En peu de moments elle se<br />

trouva aux pieds du roi, mais hors d’état de<br />

proférer une parole. L’effroi, la surprise, le<br />

respect, les craintes de l’amour faisaient circuler<br />

avec violence le sang dans les veines de la pauvre<br />

fille ; ses joues étaient couvertes d’une pourpre<br />

brûlante, ses yeux brillaient de larmes qui<br />

tombaient une à une le long de ses paupières de<br />

soie sur son sein blanc et gracieux. Le roi parut<br />

touché de la beauté de cet enfant angélique. Il la<br />

releva doucement, et fit un mouvement comme<br />

pour la baiser au front ; mais il laissa retomber sa<br />

main qu’il avait prise et la regarda d’un air ému.<br />

Madame de Maintenon dit à voix basse à<br />

mademoiselle de Scudéry : Ne ressemble-t-elle<br />

pas, trait pour trait, à mademoiselle de La


Vallière, cette petite créature ? Le roi s’est livré<br />

aux plus doux souvenirs. Vous avez partie<br />

gagnée.<br />

Bien que ces paroles eussent été dites à voix<br />

basse, le roi sembla les avoir entendues. Une<br />

profonde rougeur couvrit son front, il lança un<br />

regard à madame de Maintenon, lut la supplique<br />

que Madelon lui avait remise, et dit avec bonté :<br />

– Je veux bien croire, ma chère enfant, que tu es<br />

convaincue de l’innocence de ton amant, mais il<br />

faut que nous entendions ce qu’en dit la chambre<br />

ardente ! Et, d’un léger mouvement de la main, il<br />

congédia la petite, prête à fondre en larmes.<br />

Mademoiselle de Scudéry s’était aperçue, à<br />

son effroi, que le souvenir de mademoiselle de La<br />

Vallière, d’abord favorable à la jeune fille, s’était<br />

changé en une impression fâcheuse dès que<br />

madame de Maintenon avait prononcé ce nom.<br />

Le roi se sentit averti, sans doute d’une façon peu<br />

délicate, qu’il était sur le point de sacrifier la<br />

justice à la beauté, ou bien lui arriva-t-il comme<br />

au dormeur qui voit évanouir à la voix brusque<br />

qui le réveille le doux fantôme qu’il allait saisir ;


peut-être aussi ne vit-il plus devant lui sa<br />

charmante La Vallière, et ne songea-t-il plus qu’à<br />

la sœur Louise de la Miséricorde qui le<br />

tourmentait de ses dévots scrupules et de sa<br />

pénitence.<br />

Cependant la déposition du comte Miossens<br />

devant la chambre ardente était connue ; et<br />

comme il arrive souvent que le peuple passe d’un<br />

extrême à l’autre, celui qu’on maudissait comme<br />

un abominable assassin, et qu’on menaçait de<br />

déchirer, même avant qu’il montât sur l’échafaud,<br />

excita la compassion générale, comme la victime<br />

innocente d’un tribunal barbare. Les voisins de la<br />

maison de Cardillac se souvinrent alors de<br />

l’honnêteté de sa conduite, de son amour pour<br />

Madelon, et du dévouement sans égal qu’il avait<br />

toujours témoigné au vieux joaillier. – Des<br />

bandes de peuple s’assemblaient souvent devant<br />

l’hôtel de La Reynie et criaient d’une voix<br />

menaçante : Rendez-nous Brusson ! il est<br />

innocent ! On en vint même à lancer des pierres<br />

contre les fenêtres, et La Reynie se vit contraint<br />

de requérir la protection de la maréchaussée<br />

contre la populace irritée.


Plusieurs jours se passèrent, et mademoiselle<br />

de Scudéry n’apprit pas la moindre particularité<br />

du procès d’Olivier Brusson. Elle se présenta,<br />

fort affligée, chez madame de Maintenon, qui lui<br />

assura que le roi gardait le silence sur cette<br />

affaire ; elle ajouta qu’il ne serait pas prudent de<br />

la lui rappeler. Puis elle lui demanda, en souriant<br />

singulièrement, ce qu’était devenue sa petite La<br />

Vallière. – Mademoiselle de Scudéry ne put<br />

douter que cette femme orgueilleuse s’inquiétât<br />

secrètement d’une circonstance qui pouvait<br />

ramener le roi, si facile à séduire, dans une région<br />

dont elle n’avait jamais compris les<br />

enchantements. Il n’y avait donc rien à espérer de<br />

madame de Maintenon.<br />

Mademoiselle de Scudéry parvint enfin à<br />

découvrir, à l’aide d’Arnaud d’Andilly, que le roi<br />

avait eu un entretien secret avec le comte<br />

Miossens, que Bontemps, valet de chambre du roi<br />

et son homme d’affaires, s’était rendu à la<br />

Conciergerie pour parler avec Brusson, et que,<br />

dans la nuit, ce même Bontemps avait pénétré<br />

avec plusieurs personnes dans la maison de<br />

Cardillac, où il était resté quelque temps. Claude


Patru, qui habitait le plus bas étage, assurait qu’il<br />

avait entendu pendant toute la nuit des voix audessus<br />

de sa tête, et qu’Olivier se trouvait<br />

certainement parmi ces gens-là, car il l’avait<br />

entendu parler. Il était donc certain que le roi<br />

voulait connaître l’affaire par lui-même.<br />

Cependant le retard qu’elle éprouvait était<br />

inexplicable. La Reynie faisait sans doute tous<br />

ses efforts pour retenir entre ses dents la victime<br />

qu’on voulait lui arracher : cette crainte étouffait<br />

toutes les espérances.<br />

Un mois plus tard, madame de Maintenon fit<br />

dire à mademoiselle de Scudéry que le roi voulait<br />

la voir le soir même.<br />

Le cœur battit bien fort à la pauvre<br />

demoiselle ; elle savait que le sort de Brusson<br />

allait être décidé. Elle dit à Madelon de prier la<br />

Vierge et tous les saints de faire naître dans l’âme<br />

du roi la conviction de l’innocence d’Olivier.<br />

Et cependant le roi semblait avoir oublié toute<br />

cette affaire, car il s’entretint agréablement,<br />

comme il le faisait d’ordinaire, avec madame de<br />

Maintenon et mademoiselle de Scudéry, et ne


prononça pas une syllabe qui eût rapport au<br />

malheureux Olivier. Enfin parut Bontemps, il<br />

s’approcha du roi, et lui dit bas à l’oreille<br />

quelques paroles que les deux dames ne purent<br />

entendre. – Mademoiselle de Scudéry frissonna.<br />

Le roi s’approcha de mademoiselle de Scudéry, et<br />

lui dit : Soyez heureuse, mademoiselle ! votre<br />

protégé, Olivier Brusson, est libre !<br />

Mademoiselle de Scudéry fondit en larmes et<br />

voulut se jeter aux genoux du roi, mais il la retint<br />

en disant : – Allez, allez, mademoiselle, vous<br />

devriez vous faire avocat au parlement et plaider<br />

mes affaires : car, par saint Denis ! personne ne<br />

pourrait résister à votre éloquence. – Mais,<br />

ajouta-t-il sévèrement, celui-là même que la vertu<br />

défend n’est pas toujours à l’abri des fâcheux<br />

soupçons et de la chambre ardente.<br />

Mademoiselle de Scudéry ne trouva pas de<br />

paroles pour exprimer sa reconnaissance. Le roi<br />

l’interrompit en lui disant que des remerciements<br />

bien plus vifs que ceux qu’il espérait d’elle<br />

l’attendaient dans sa maison, où, dans ce<br />

moment, l’heureux Olivier embrassait sa


Madelon.<br />

– Bontemps vous comptera mille louis que<br />

vous remettrez en mon nom à la petite pour son<br />

présent de noces, dit-il enfin ; qu’elle épouse son<br />

Brusson, qui ne mérite pas ce bonheur, mais<br />

qu’ils s’éloignent à l’instant de Paris. Telle est<br />

ma volonté.<br />

La Martinière vint au-devant de mademoiselle<br />

de Scudéry ; elle était suivie de Baptiste. Tous<br />

deux lui crièrent : Il est ici ! il est libre ! Oh ! les<br />

pauvres jeunes gens ! L’heureux couple tomba<br />

aux pieds de mademoiselle de Scudéry.<br />

– Oh ! je l’avais bien pressenti que vous, vous<br />

seule, sauveriez Olivier ! s’écria Madelon. Et ils<br />

arrosèrent de leurs larmes les mains de la bonne<br />

demoiselle, en jurant que ce moment effaçait<br />

toutes leurs douleurs passées. Ils furent unis<br />

quelques jours après, et, aussitôt après leur<br />

mariage, ils partirent suivis des vœux de<br />

mademoiselle de Scudéry, pour Genève, où la dot<br />

de Madelon, augmentée par l’habileté d’Olivier,<br />

leur procura une douce tranquillité.<br />

Un an s’était écoulé depuis le départ de


Brusson lorsqu’un avis signé par Harlay de<br />

Champvallon, archevêque de Paris, et par Pierre-<br />

Armand d’Andilly, avocat au parlement, fit<br />

connaître qu’un pécheur venait de remettre à<br />

l’église, sous le sceau de la confession, un trésor<br />

composé de bijoux et de diamants volés. Tous<br />

ceux qui avaient été dépouillés d’objets précieux<br />

et particulièrement attaqués en pleine rue, jusqu’à<br />

la fin de l’année 1680, pouvaient réclamer leur<br />

bien chez d’Andilly, en décrivant les joyaux. –<br />

Un grand nombre de personnes désignées sur la<br />

liste de Cardillac comme n’ayant pas été<br />

assassinées se présentèrent chez l’avocat, et<br />

retrouvèrent, à leur grande surprise, les diamants<br />

qui leur avaient été volés. Le reste échut au trésor<br />

de l’église de Saint-Eustache.<br />

Notice d’Hoffmann<br />

Je me souviens d’avoir lu quelque part<br />

l’histoire d’un vieux cordonnier de Venise que<br />

toute la ville regardait comme un homme dévot et


laborieux, et qui était un assassin et un bandit<br />

abominable. Ainsi que Cardillac, il se glissait<br />

pendant la nuit hors de sa demeure, et<br />

s’introduisait dans les palais des grands : son<br />

coup de poignard atteignait si sûrement dans les<br />

ténèbres ceux qu’il voulait voler, qu’ils tombaient<br />

sans proférer une parole. Tous les efforts de la<br />

police la plus active et la plus rusée du monde<br />

pour découvrir ce meurtrier, qui faisait trembler<br />

tout Venise, furent sans fruit, jusqu’à ce qu’enfin<br />

une circonstance singulière la mit sur les traces<br />

du cordonnier : il tomba malade, et l’on remarqua<br />

que tant que son mal le retint au lit, les<br />

assassinats cessèrent ; ils recommencèrent dès<br />

que la santé lui revint. On l’emprisonna sous un<br />

léger prétexte, et ce qu’on avait prévu arriva :<br />

aussi longtemps que le cordonnier resta en prison,<br />

les palais furent en sûreté ; dès qu’on l’eut<br />

relâché, il se commit de nouveaux crimes. Enfin<br />

la torture lui arracha des aveux, et il fut mené au<br />

supplice. Il est à imaginer qu’il ne faisait aucun<br />

usage des richesses qu’il avait volées : on les<br />

retrouva toutes sous le plancher de sa chambre ;<br />

le drôle assurait fort naïvement qu’il avait fait


vœu à saint Roch, son saint patron, de ne pas<br />

voler au-delà d’une certaine somme ronde, puis<br />

de vivre honnêtement : il était malheureux pour<br />

lui, disait-il, qu’on l’eût découvert avant qu’il<br />

n’eût amassé cette somme.<br />

Si l’on doit indiquer honnêtement, comme<br />

disait le cordonnier de Venise, les sources<br />

auxquelles on a puisé, je dirai que les paroles de<br />

mademoiselle de Scudéry : Un amant qui craint<br />

les voleurs, etc., ont été réellement prononcées<br />

par elle dans les circonstances que j’ai rapportées.<br />

L’histoire du présent fait au nom des brigands<br />

n’est pas non plus l’enfantement d’un poète<br />

fécondé par un vent favorable ; vous en trouverez<br />

le récit dans un livre où vous ne le chercheriez<br />

certainement pas, à savoir dans les Chroniques de<br />

Nuremberg, par Wagenseil. Le vieil historien y<br />

parle entre autres choses d’une visite qu’il rendit<br />

à mademoiselle de Scudéry durant le séjour qu’il<br />

fit à Paris ; et si je suis parvenu à représenter<br />

dignement cette femme auteur, je dois en rendre<br />

grâce à l’agréable courtoisie avec laquelle<br />

Wagenseil parle de l’illustre demoiselle.


Maître Martin, le tonnelier<br />

et ses apprentis<br />

1580


Préface<br />

Ton cœur n’a-t-il jamais battu, comme le<br />

mien, d’une émotion douloureuse, cher lecteur,<br />

lorsque tes regards planaient sur une cité où les<br />

magnifiques monuments de l’art germain<br />

racontent, comme des langues éloquentes, l’éclat,<br />

la pieuse persévérance et la grandeur réelle des<br />

temps passés ? Ne te semble-t-il pas alors que tu<br />

pénètres dans une maison abandonnée ? – Le<br />

livre de dévotion dans lequel lisait le père de<br />

famille, est ouvert sur la table, la riche et<br />

éclatante tapisserie qu’achevait la femme est<br />

encore étendue sur le métier. Des ustensiles<br />

précieux, conservés pour les jours de fêtes, sont<br />

rangés avec ordre dans les armoires. Tu t’attends<br />

alors à voir un des habitants de cette demeure<br />

paraître et s’avancer pour t’accueillir avec une<br />

hospitalière cordialité. Mais tu attends vainement<br />

ceux que la roue éternellement rapide du temps a<br />

entraînés. Tu ne peux que t’abandonner aux doux


êves que font naître en toi les vieux maîtres dont<br />

les monuments te parlent avec tant de verve et de<br />

vigueur, que tu te sens pénétré de leurs pensées<br />

jusqu’à la moelle de tes os. Alors seulement tu<br />

comprends l’intention profonde de leurs œuvres,<br />

car tu lis dans leurs temps, et tu sens ce qu’ils<br />

éprouvaient. Mais hélas ! n’arrive-t-il pas bientôt<br />

que ces riantes images, chassées par les bruits<br />

actifs du jour, fuient timidement sur les nuages<br />

diaphanes de l’aurore, au moment où tu<br />

t’apprêtais à les saisir ; tandis que toi, l’œil<br />

obscurci par des larmes brillantes, tu suis de tes<br />

regards ces ombres délicieuses qui s’effacent en<br />

pâlissant. – Alors tu t’éveilles brusquement,<br />

heurté avec rudesse par la vie réelle qui te cerne<br />

de toutes parts, et il ne te reste rien de ton beau<br />

rêve, qu’une ardeur profonde qui fait tressaillir<br />

ton sein de légers frémissements.<br />

C’est de telles impressions qu’était agitée<br />

l’âme de celui qui écrit pour toi ces pages, cher<br />

lecteur, chaque fois que sa route le conduisait par<br />

la célèbre ville de Nuremberg. S’arrêtant tantôt<br />

devant la merveilleuse fontaine du marché, tantôt<br />

contemplant la tombe de Saint-Sébald, la


chapelle du Saint-Sacrement de Saint-Laurent,<br />

passant tour à tour du château à la maison de<br />

ville, ornée des tableaux profonds d’Albert Dürer,<br />

il s’abandonnait tout entier aux douces rêveries<br />

qui l’enchaînaient au milieu des magnificences de<br />

l’antique ville impériale que le vieux poète<br />

Rosenbluth a chantée dans ses vers. Mainte<br />

image de la belle vie bourgeoise de ces temps où<br />

les artistes et les ouvriers, se tenant la main,<br />

marchaient gaiement ensemble vers un même<br />

but, s’éleva dans son âme et s’empara de sa<br />

pensée. C’est une de ces images qu’il va te<br />

présenter, lecteur chéri ! Peut-être la<br />

contempleras-tu avec complaisance ; peut-être<br />

toi-même te glisseras-tu secrètement dans la<br />

maison de maître Martin, et te complairas-tu au<br />

milieu de ses tonnes et de ses brocs. Allons,<br />

entrons ! – Puisses-tu ne pas regretter ta visite !


I<br />

Comment maître Martin fut élu syndic,<br />

et le remerciement qu’il en fit.<br />

Le premier mai de l’année mil cinq cent<br />

quatre-vingts, l’honorable corporation des<br />

botteliers ou buddeliers, et tonneliers de la ville<br />

libre impériale de Nuremberg, tint son assemblée<br />

solennelle des métiers, conformément à ses<br />

vieilles mœurs et coutumes. Peu de temps<br />

auparavant, un des syndics, ou, comme on les<br />

nommait, un des maîtres des cierges, avait été<br />

porté en terre ; c’est pourquoi il fallait en choisir<br />

un nouveau. Le choix tomba sur maître Martin.<br />

En effet, il n’avait pas son égal pour la solidité et<br />

l’élégance de ses tonnes ; personne n’entendait<br />

comme lui l’arrangement des vins dans la cave ;<br />

aussi comptait-il les seigneurs les plus distingués<br />

parmi ses pratiques, et vivait-il dans la plus<br />

grande aisance, on peut même dire dans la<br />

richesse.


Lorsque maître Martin fut élu, le digne<br />

conseiller Jacobus Paumgartner, qui était à la tête<br />

de la corporation, se prit donc à dire : – Vous<br />

avez très bien agi, mes amis, de choisir maître<br />

Martin pour votre syndic ; car cet emploi ne<br />

pourrait se trouver en meilleures mains. Maître<br />

Martin est estimé de tous ceux qui le connaissent,<br />

à cause de son extrême habileté et de sa profonde<br />

expérience dans l’art de conserver et de soigner le<br />

noble vin. Que son zèle vigoureux, que la vie<br />

sage qu’il mène en dépit de toute la richesse qu’il<br />

a amassée, vous servent de modèle. Soyez donc<br />

salué comme notre digne syndic, mon cher maître<br />

Martin !<br />

À ces mots, Paumgartner se leva de son siège,<br />

et s’avança de quelques pas, les bras ouverts,<br />

attendant que maître Martin vint à lui. Celui-ci<br />

appuya aussitôt ses deux bras sur ceux de son<br />

fauteuil, et se leva avec peine, autant que le lui<br />

permit son corps bien nourri. Puis il s’avança<br />

lentement vers Paumgartner, à qui il rendit<br />

légèrement ses embrassements. – Allons, dit


Paumgartner un peu étonné, allons, maître<br />

Martin, seriez-vous mécontent du choix que nous<br />

avons fait de votre personne ?<br />

Maître Martin rejeta sa tête en arrière, comme<br />

il avait coutume de le faire, se mit à jouer avec<br />

ses doigts sur son gros ventre, et regarda<br />

l’assemblée en ouvrant de grands yeux. – Eh !<br />

mon cher et digne sire, comment serais-je<br />

mécontent de recevoir ce qui m’appartient ? qui<br />

hésite à accepter le légitime salaire de son<br />

travail ? qui repousse du seuil de sa porte le<br />

mauvais débiteur qui vient enfin payer l’argent<br />

qu’il devait apporter depuis longtemps ? Et vous,<br />

mes chers maîtres, ajouta-t-il en se tournant vers<br />

l’assemblée, avez-vous enfin eu l’idée que moi,<br />

moi, je devais être le syndic de votre honorable<br />

corporation ? – Qu’exigez-vous dans un syndic ?<br />

doit-il être le plus habile dans son métier ? Allez,<br />

et voyez ma tonne de deux foudres, achevée sans<br />

feu, mon beau chef-d’œuvre, et puis dites si<br />

quelqu’un se peut vanter d’avoir livré un<br />

morceau semblable par la force et la beauté du<br />

travail ? – Voulez-vous que votre syndic possède<br />

du bien et de l’argent ? Venez dans ma maison ;


je vous ouvrirai mes caisses et mes coffres, et<br />

vous vous réjouirez à l’éclat de l’or et de l’argent<br />

qui y étincellent. – Le syndic doit-il être honoré<br />

par les grands et par les petits ? – Demandez à<br />

nos honorables sires du conseil, demandez aux<br />

princes et aux seigneurs tout autour de notre<br />

bonne ville de Nuremberg, demandez au très<br />

digne évêque de Bamberg, demandez-leur à tous<br />

ce qu’ils pensent de maître Martin ? Allons !<br />

j’espère qu’ils n’en diront pas de mal !<br />

À ces mots, maître Martin frappa avec<br />

complaisance sur son gros ventre, ferma ses yeux<br />

à demi, et voyant que tout le monde gardait le<br />

silence d’un air grave, il reprit : – Mais je<br />

remarque, et je sais bien que je dois gentiment<br />

vous remercier de ce que le seigneur a éclairé vos<br />

esprits. Allons ! quand je reçois le prix de mon<br />

travail, quand mes débiteurs me rendent l’argent<br />

que je leur ai prêté, ne faut-il pas que j’écrive au<br />

bas du mémoire : Reçu avec remerciement,<br />

Thomas Martin, maître tonnelier en cette ville !<br />

Soyez donc tous remerciés d’avoir acquitté une<br />

vieille dette, en me nommant votre syndic et<br />

échevin. Au reste, je vous promets que je


emplirai mon devoir avec zèle et droiture.<br />

Chacun des membres de la corporation me<br />

trouvera prêt à l’assister de ma personne et de<br />

mes conseils, et je prendrai à cœur de maintenir<br />

notre illustre métier dans tout son honneur et son<br />

éclat. Je vous invite, mon digne chef de métier, et<br />

vous tous, mes chers maîtres et amis, à un joyeux<br />

repas pour le prochain dimanche. Nous nous<br />

fortifierons le cœur auprès d’un verre de bon vin<br />

de Hochheim, de Johannisberg ou de quelque<br />

noble vin qu’il vous plaira de choisir dans mes<br />

caves bien fournies, et nous aviserons à faire ce<br />

qui sera utile pour notre bien à tous ! Encore une<br />

fois, soyez tous cordialement invités !<br />

Les visages des honorables maîtres qui<br />

s’étaient visiblement obscurcis, pendant le<br />

discours orgueilleux de Martin, reprirent leur<br />

sérénité, et au sombre silence qui avait régné<br />

quelques instants, succéda un joyeux babil dans<br />

lequel il fut beaucoup question du mérite de<br />

maître Martin et de sa cave. Tous promirent de se<br />

trouver au repas du dimanche, et tendirent leurs<br />

mains au nouvel élu, qui les serra cordialement et<br />

pressa le chef des métiers contre son gros ventre,


comme pour l’embrasser. On se sépara gaiement<br />

et de bon accord.<br />

II<br />

Ce qui se passa dans la maison de maître Martin.<br />

Il arriva que le conseiller Jacobus Paumgartner<br />

dut passer devant la maison de maître Martin<br />

pour se rendre à sa demeure. Lorsque tous deux,<br />

Paumgartner et Martin, se trouvèrent devant la<br />

porte de cette maison, et que Paumgartner voulut<br />

continuer son chemin, maître Martin ôta son<br />

bonnet, et s’inclinant autant qu’il put le faire, dit<br />

au conseiller : – Ne dédaignerez-vous pas de<br />

venir passer quelques moments dans ma pauvre<br />

maison, mon cher et digne sire ! permettez-moi<br />

de profiter un peu de vos sages discours. – Eh !<br />

mon cher maître Martin, répondit Paumgartner en<br />

souriant, je m’arrêterai avec plaisir chez vous ;<br />

mais pourquoi nommez-vous votre demeure une


pauvre maison ? Ne sais-je pas qu’elle surpasse<br />

celle des plus riches bourgeois ! n’avez-vous pas<br />

achevé dernièrement le bel édifice qui fait de<br />

votre maison un des plus beaux ornements de<br />

notre célèbre ville ; et pour l’arrangement<br />

intérieur, je ne veux pas en parler, car il n’est pas<br />

de patricien que ne pût s’en accommoder sans<br />

honte.<br />

Le vieux Paumgartner avait raison, car, dès<br />

que la porte gracieusement arrondie et ornée<br />

d’ornements d’étain, se fut ouverte, on aperçut un<br />

vaste vestibule couvert de tapis bariolés, et rempli<br />

de tableaux ainsi que d’armoires et de sièges d’un<br />

bois précieux. Conformément au vieil usage, sur<br />

une tablette suspendue au-devant de la porte, on<br />

lisait une recommandation d’essuyer ses pieds et<br />

de secouer sa chaussure, écrite en vers<br />

grotesques.<br />

La journée avait été fort chaude, l’air du soir<br />

qui pénétrait dans les chambres était plus<br />

agréable, aussi maître Martin conduisit son hôte<br />

dans la plus vaste salle de la maison, qui était une<br />

sorte de cuisine d’apparat. Chez les riches


ourgeois de cette époque, on trouvait toujours<br />

une salle arrangée de cette manière et ornée<br />

d’ustensiles de ménage, destinés seulement à<br />

charmer les regards. – Rosa ! Rosa ! s’écria en<br />

entrant maître Martin. Aussitôt une porte s’ouvrit,<br />

et Rosa, la fille unique de maître Martin, s’avança<br />

au-devant de lui.<br />

Puisses-tu, lecteur bien-aimé, te souvenir avec<br />

vivacité dans cet instant, des chefs-d’œuvre de<br />

notre grand Albert Dürer. Puissent les nobles<br />

images de ses vierges, pleines d’une grâce<br />

céleste, d’une mansuétude et d’une piété<br />

profondes, se montrer vivantes à tes regards !<br />

Songe à leur taille délicate et élancée, à leur front<br />

blanc et arrondi, à l’incarnat qui semble tomber<br />

sur leurs joues comme une rosée, ces lèvres fines<br />

et pourprées, à ces regards humectés de pieux<br />

désirs, à demi-voilés par de sombres paupières,<br />

comme un rayon de lune par un épais feuillage ;<br />

songe à ces chevelures soyeuses artistement<br />

tressées, songe à la beauté céleste de toutes ces<br />

vierges, et tu verras la charmante Rosa. Comment<br />

le narrateur de cette histoire oserait-il peindre<br />

maintenant cette céleste enfant ? Mais qu’il lui


soit encore permis de citer un jeune artiste dans le<br />

sein duquel a pénétré une lueur de ces beaux<br />

jours d’autrefois. C’est le peintre allemand<br />

Cornelius qui habite Rome. – « Je ne suis ni<br />

demoiselle, ni belle ! » Telle Cornelius a<br />

représenté Marguerite de Goethe au moment où<br />

elle dit à Faust ces paroles ; telle devait être Rosa<br />

lorsqu’elle cherchait timidement à se soustraire à<br />

des hommages trop empressés.<br />

Rosa s’inclina respectueusement devant le<br />

conseiller, lui prit la main et la porta à ses lèvres.<br />

Les yeux pâles du vieux sire se colorèrent<br />

subitement, et comme les derniers rayons du jour<br />

qui jettent un vif éclat, le feu de sa jeunesse<br />

passée brilla une dernière fois dans ses yeux. –<br />

Eh ! mon cher maître Martin, s’écria-t-il d’une<br />

voix claire, vous êtes un homme bien partagé, un<br />

homme riche, mais le plus beau don que vous ait<br />

fait le Seigneur, c’est votre fille Rosa. Si nous<br />

autres vieux sires, nous ne pouvons détourner les<br />

yeux de la belle enfant, que sera-t-il donc des<br />

jeunes gens qui s’arrêtent tout court quand ils<br />

rencontrent votre fille dans la rue, et qui ne<br />

regardent qu’elle à l’église, au lieu de regarder le


prédicateur ? – Allons, maître Martin ! vous<br />

pourrez choisir un gendre parmi nos jeunes<br />

patriciens et partout où vous voudrez.<br />

Les traits de maître Martin se contractèrent et<br />

devinrent sombres ; il ordonna à sa fille<br />

d’apporter une bouteille de bon vin, et lorsqu’elle<br />

se fut éloignée, le visage brûlant de rougeur et les<br />

yeux baissés, il dit au vieux Paumgartner : – Mon<br />

digne sire, il est vrai que mon enfant est parée<br />

d’une grande beauté, et il est bien vrai aussi que<br />

le ciel m’a fait riche ; mais comment avez-vous<br />

pu parler de cela devant cette fillette ? Et quant<br />

au gendre patricien, il n’en sera rien, s’il vous<br />

plaît. – Que voulez-vous, maître Martin ? Quand<br />

le cœur est plein, il faut que la bouche déborde !<br />

Croiriez-vous que mon sang appauvri se fait plus<br />

vivement sentir dans mon vieux cœur lorsque je<br />

vois votre fille ? Et je dis sincèrement ce que je<br />

pense d’elle, ce qu’elle doit très bien savoir ellemême,<br />

je ne vois pas grand mal à cela.<br />

Rosa apporta le vin et deux gobelets<br />

magnifiques ; et maître Martin tira au milieu de la<br />

chambre une lourde table, ornée de merveilleuses


sculptures. À peine les deux vieillards avaient-ils<br />

pris place et rempli leurs verres, que le bruit des<br />

pas d’un cheval se fit entendre devant la porte.<br />

Un cavalier s’arrêta et on entendit sa voix dans le<br />

vestibule. Rosa descendit et revint bientôt<br />

annoncer que le vieux chevalier Henri de<br />

Spangenberg était là et demandait à parler à<br />

maître Martin. – Allons, s’écria Martin, voici une<br />

belle soirée, puisque ma meilleure et ma plus<br />

ancienne pratique arrive chez moi. C’est sans<br />

doute une nouvelle commande que m’apporte<br />

messire le chevalier.<br />

À ces mots, il courut aussi vite qu’il lui était<br />

possible de le faire, à la rencontre de cet hôte si<br />

bienvenu.<br />

II<br />

Comment maître Martin élevait sa profession<br />

au-dessus de toutes les autres.<br />

Le vin de Hochheim brillait dans les coupes


artistement taillées, et ranimait les cœurs des trois<br />

vieillards. De temps en temps le vieux<br />

Spangenberg, qui avait conservé dans sa<br />

vieillesse toute la vivacité du jeune âge, racontait<br />

quelque joyeuse histoire de son bon temps, et<br />

égayait si bien maître Martin, que son gros ventre<br />

se soulevait avec complaisance, et que le gros rire<br />

auquel il se livrait, faisait couler les larmes de ses<br />

yeux. Messire Paumgartner lui-même oubliait,<br />

plus que de coutume, sa gravité de conseiller, et<br />

s’accommodait fort bien de la généreuse boisson<br />

et des joyeux propos. Mais lorsque Rosa entra,<br />

portant une jolie corbeille d’où elle tira une nappe<br />

blanche comme la neige nouvelle ; lorsqu’elle se<br />

mit à couvrir la table de mets abondamment<br />

épicés, en priant les hôtes de son père d’excuser<br />

la mesquinerie d’un repas préparé à la hâte, les<br />

propos grivois et les rires eurent un terme.<br />

Paumgartner et Spangenberg ne cessèrent de<br />

regarder la jeune fille, et maître Martin lui-même,<br />

renversé sur son siège, les mains jointes, la<br />

contemplait en souriant avec complaisance.<br />

Après avoir préparé la table, Rosa voulut<br />

s’éloigner : mais le vieux Spangenberg,


impétueux comme un jeune homme, prit la jeune<br />

fille par les deux épaules, et la regardant avec<br />

attendrissement, s’écria : Ô charmante enfant ! ô<br />

bonne et excellente fille ! Puis il la baisa deux ou<br />

trois fois sur le front, et revint d’un air pensif<br />

prendre sa place.. Paumgartner but à la santé de<br />

Rosa. – Maître Martin, dit Spangenberg lorsque<br />

Rosa se fut éloignée, maître Martin, vous ne<br />

sauriez trop remercier le ciel de vous avoir donné<br />

ce trésor. Il vous vaudra un jour de grands<br />

honneurs ; car qui ne voudrait être votre gendre,<br />

de quelque rang qu’on soit ? – Vous voyez bien,<br />

maître Martin, que le noble seigneur de<br />

Spangenberg pense entièrement comme moi, dit<br />

Paumgartner. – Je vois déjà la jolie Rosa en<br />

fiancée patricienne, avec un bandeau de perles<br />

dans ses beaux cheveux blonds, ajouta le<br />

chevalier. – Mes chers sires, mes chers sires, dit<br />

maître Martin avec humeur, pourquoi toujours<br />

parler d’une chose à laquelle je ne songe<br />

nullement aujourd’hui ? Ma Rosa vient seulement<br />

d’atteindre sa dix-huitième année, et une jeune<br />

créature, comme celle-là, ne doit pas encore<br />

songer à son fiancé. Comment les choses se


passeront-elles ? Je me confie là-dessus en la<br />

volonté du Seigneur, mais ce qui est bien certain,<br />

c’est que ni un patricien, ni personne ne touchera<br />

la main de ma fille, que le tonnelier qui se fera<br />

connaître à moi pour le maître le plus habile et le<br />

plus laborieux. Supposant toutefois qu’il plaise à<br />

ma fille ; car pour rien au monde, je ne voudrais<br />

contraindre ma chère enfant à prendre un mari<br />

qui ne lui plairait pas.<br />

Spangenberg et Paumgartner se regardèrent,<br />

remplis d’étonnement. Enfin, après quelques<br />

moments de silence, Spangenberg dit à maître<br />

Martin : – Ainsi votre fille ne doit pas choisir<br />

d’époux hors de votre classe. – Dieu m’en<br />

préserve, répondit Martin. – Mais, reprit<br />

Spangenberg, mais si un jeune et digne maître<br />

d’une noble profession, un orfèvre peut-être, ou<br />

même un artiste, demandait la main de Rosa, et<br />

plût à votre fille par-dessus tous ses rivaux, que<br />

feriez-vous alors ? – Mon jeune ami, répliqua<br />

maître Martin en rejetant sa tête en arrière, mon<br />

jeune ami, lui dirais-je, montrez-moi la belle<br />

tonne que vous avez faite pour votre chefd’œuvre<br />

; et s’il ne pouvait le faire, je lui


ouvrirais amicalement la porte et je le prierais<br />

poliment d’aller tenter fortune ailleurs. –<br />

Cependant, continua Spangenberg, si le jeune<br />

compagnon disait : Je ne puis vous montrer un tel<br />

travail, mais venez avec moi sur la place du<br />

marché, et regardez cette magnifique maison dont<br />

les piliers élancés s’élèvent jusqu’aux nues ; c’est<br />

là mon chef-d’œuvre. – Ah ! mon cher seigneur,<br />

s’écria maître Martin d’un ton d’impatience, que<br />

de peine vous prenez pour faire changer mes<br />

sentiments ; et bien vainement, je vous assure :<br />

car une fois pour toutes, mon gendre sera de ma<br />

profession, attendu que ma profession est la plus<br />

belle qui soit au monde. Pensez-vous donc qu’il<br />

suffise de relever les cercles autour des douves,<br />

pour qu’une tonne soit faite ?... Et n’est-ce pas<br />

une belle chose que notre état suppose<br />

l’intelligence de savoir soigner le don le plus<br />

précieux que nous ait fait le ciel, le noble vin ;<br />

qu’il nous soit réservé de lui conserver sa<br />

douceur et sa force qui nous pénètrent comme<br />

une vie nouvelle ? Pour que notre ouvrage soit<br />

parfait, ne faut-il pas d’abord tout bien calculer et<br />

bien mesurer ? Il faut que nous soyons à la fois


architectes et mathématiciens pour combiner<br />

parfaitement la force et la proportion de nos<br />

tonnes. Eh ! messire, le cœur me rit dans le<br />

ventre, quand je place une belle tonne sur les<br />

tréteaux pour l’achever, après qu’elle a été bien<br />

rabotée avec la hache, et quand les compagnons<br />

lèvent leurs maillets pour lui donner les derniers<br />

coups. On entend les outils qui retombent en<br />

cadence, clipp, clapp, clipp, clapp ; c’est une<br />

joyeuse musique ! l’édifice bien mené à sa fin,<br />

s’élève jusqu’au plafond de mon atelier, et je suis<br />

fier quand je prends ma griffe de fer en main,<br />

pour le marquer de mon chiffre de maître, de la<br />

double M, connue et honorée de tous les<br />

tonneliers à la ronde.<br />

Vous parliez d’architectes, messires ; sans<br />

doute, une grande maison est un travail<br />

magnifique, mais si j’étais architecte, et que,<br />

passant devant mon ouvrage, je visse un vaurien,<br />

un fainéant inutile qui aurait acquis la maison et<br />

qui me regarderait du haut du balcon, je rougirais<br />

en moi-même, et la rage que j’éprouverais me<br />

donnerait l’envie de détruire mon œuvre. Pareille<br />

chose ne peut arriver avec mes édifices. Il n’y


loge jamais que l’esprit le plus agréable qui soit<br />

sur terre, le noble vin. Que Dieu bénisse ma<br />

profession ! – Votre panégyrique est excellent, et<br />

votre estime pour votre métier vous fait honneur ;<br />

mais ne vous impatientez pas, si je reviens encore<br />

à mon texte, dit Spangenberg. – Si maintenant<br />

venait un patricien, et qu’il demandât à épouser<br />

votre fille ? Quand une demande comme celle-là<br />

vient vous serrer au cou, les choses se présentent<br />

tout autrement, et on les voit autrement qu’on ne<br />

l’avait pensé d’abord. – Eh mon Dieu ! s’écria<br />

maître Martin non sans humeur, que pourrais-je<br />

faire que m’incliner poliment et lui dire : Mon<br />

digne seigneur, si vous étiez un bon tonnelier, à<br />

la bonne heure, mais... – Écoutez encore, reprit<br />

Spangenberg en l’interrompant, si par une belle<br />

journée, un beau gentilhomme, monté sur un<br />

coursier fougueux, avec une brillante suite<br />

couverte de riches casaques, s’arrêtait devant<br />

votre maison, et voulût bien honorer Rosa du<br />

nom de sa dame ? – Eh ! eh ! s’écria maître<br />

Martin avec plus de violence qu’auparavant,<br />

comme je courrais bien vite fermer serrures et<br />

verrous, comme je crierais : Passez, passez votre


chemin, mon rigoureux seigneur ; des roses<br />

comme la mienne ne fleurissent pas pour vous ;<br />

ma cave vous plaît sans doute, mes batzens d’or<br />

vous conviennent aussi, et vous prendriez<br />

volontiers la fillette par-dessus le marché ; mais<br />

passez, passez, je vous en prie !<br />

Le vieux Spangenberg se leva le visage<br />

couvert de rougeur, posa ses deux mains sur la<br />

table, et réfléchit quelques instants. – Eh bien !<br />

dit-il enfin, une dernière question, maître Martin.<br />

Si ce jeune gentilhomme était mon propre fils ?<br />

Si moi-même je m’arrêtais devant votre maison,<br />

me fermeriez-vous aussi la porte ? Croiriez-vous<br />

que nous aussi, nous venons pour les vins de<br />

votre cave et pour vos batzens d’or ? –<br />

Nullement, mon gracieux seigneur ; je vous<br />

ouvrirais amicalement la porte ; tout ce qui est<br />

dans ma maison serait à votre disposition et à la<br />

disposition de messire votre fils ; mais pour ce<br />

qui concerne ma Rosa, je vous dirais : Plût au ciel<br />

que le digne chevalier votre fils fût un bon<br />

tonnelier ; personne sur la terre ne m’eût mieux<br />

convenu pour gendre, mais... après tout, pourquoi<br />

me tourmenter par ces questions oiseuses, mon


digne seigneur ? Voyez comme notre joyeux<br />

entretien a pris fin subitement, les verres sont<br />

restés tout remplis. Laissons là le mariage de<br />

Rosa et mon futur gendre, et buvons à la santé de<br />

votre jeune chevalier qui est, l’ai-je ouï dire, un<br />

aimable seigneur.<br />

Maître Martin saisit son verre, et Paumgartner<br />

suivit son exemple. Spangenberg but avec eux, et<br />

dit en s’efforçant de sourire : – Vous pensez bien<br />

que tout ceci a été dit en plaisantant ; car ce serait<br />

une grande folie à messire mon fils, qui peut<br />

choisir sa femme dans les plus nobles maisons,<br />

d’oublier son rang et sa naissance pour venir<br />

courtiser votre fille. Mais vous auriez pu me<br />

répondre d’une façon un peu plus amicale, maître<br />

Martin. – Ah ! monseigneur, je ne pouvais<br />

répondre autrement que je ne l’ai fait, même en<br />

plaisantant. Au reste, on peut me passer ma fierté,<br />

car on sait que je suis le meilleur tonnelier qui<br />

soit à la ronde, que je connais le vin comme<br />

personne, que je ne me suis jamais écarté des<br />

ordonnances concernant notre état, faites par<br />

l’empereur Maximilien dont l’âme repose en<br />

Dieu, et que jamais je ne brûle dans mes tonnes


plus d’une once de soufre, toutes choses que vous<br />

pouvez reconnaître à l’excellence de mon vin,<br />

mes dignes sires.<br />

Spangenberg s’efforça de reprendre un visage<br />

serein, et Paumgartner parla d’autres choses.<br />

Mais comme il arrive toujours qu’un instrument<br />

devenu discord tend sans cesse à se désaccorder<br />

davantage, plus le maître s’efforce à ramener les<br />

tons à leur harmonie primitive, ainsi les paroles<br />

des trois vieillards ne pouvaient se remettre à<br />

l’unisson. Spangenberg appela ses écuyers, et<br />

quitta mécontent la maison de maître Martin, où<br />

il était entré de bonne humeur.<br />

IV<br />

La prédiction de la vieille grand-mère.<br />

Maître Martin, un peu confus de la retraite<br />

subite du vieux chevalier, dit à Paumgartner, qui<br />

buvait son dernier verre de vin et se disposait à


s’éloigner à son tour : – Je ne sais pas du tout ce<br />

que ce brave seigneur voulait de moi, et j’ignore<br />

comment il a pu se fâcher de mes paroles. – Mon<br />

cher maître Martin, dit Paumgartner, vous êtes un<br />

homme probe et pieux, et il est bien permis de<br />

faire quelque cas de ce que le ciel et notre travail<br />

nous ont donné en richesses et en honneurs ; mais<br />

ce sentiment ne doit pas éclater en fastueuses<br />

paroles ; cela est contraire aux pensées d’un<br />

chrétien. Déjà dans l’assemblée d’aujourd’hui,<br />

vous n’avez pas convenablement agi en vous<br />

mettant au-dessus de tous les autres maîtres : il se<br />

peut que vous vous entendiez mieux à votre<br />

métier que tous les autres ; mais que vous leur<br />

jetiez ce reproche au visage, cela ne pouvait<br />

exciter que de l’humeur et du mécontentement.<br />

Et, ce soir, vous mettez le comble à l’œuvre ! – Il<br />

ne se peut pas que vous soyez assez aveuglé pour<br />

voir dans les paroles de messire de Spangenberg<br />

autre chose qu’une plaisante manière d’éprouver<br />

jusqu’où vous poussez votre orgueil exagéré. Le<br />

digne seigneur a dû se trouver blessé en vous<br />

entendant traiter de bassesse avide toute<br />

démarche faite par un gentilhomme pour obtenir


la main de votre fille. Et, tout ce serait encore<br />

bien passé, si vous aviez changé de manière,<br />

lorsque le chevalier se mit à parler de son fils ; si<br />

vous lui eussiez dit : Mon digne et noble<br />

seigneur, dans un cas semblable, un tel honneur,<br />

auquel je ne suis pas préparé, ne me permettrait<br />

pas d’être bien maître de ma résolution. Alors,<br />

sans doute, le chevalier eût repris sa bonne<br />

humeur, et se fût retiré joyeux comme il était<br />

entré. – Grondez-moi bien, dit Martin, je l’ai<br />

mérité. Mais lorsque ce vieux seigneur se mit à<br />

dire des choses si déraisonnables, ce fut comme<br />

si on me serrait la gorge, et je ne pus répondre<br />

autre chose. – Et puis, la singulière idée !<br />

continua Paumgartner : ne vouloir absolument<br />

donner votre fille qu’à un tonnelier. Au ciel,<br />

dites-vous, doit être confié son sort futur, et<br />

cependant vous vous opposez avec une<br />

obstination terrestre aux projets de la Providence,<br />

en désignant d’avance la classe dans laquelle<br />

vous voulez que soit choisi votre gendre : cela<br />

peut vous causer des chagrins, à vous et à Rosa.<br />

Maître Martin, renoncez à ces folies qui ne sont<br />

pas dignes d’un chrétien, et laissez s’accomplir


les vues du ciel qui inspirera à votre fille les<br />

sentiments qu’elle doit avoir pour être heureuse.<br />

– Ah ! mon digne sire, dit maître Martin d’un ton<br />

d’humilité, maintenant je vois combien j’ai mal<br />

fait de ne pas tout dire d’abord. Vous pensez que<br />

l’estime que j’ai pour ma profession m’a seule<br />

amené à la résolution irrévocable de ne donner<br />

Rosa en mariage qu’à un tonnelier : mais il n’en<br />

est pas ainsi : il y a encore sous main un motif<br />

secret et merveilleux. Je ne puis vous laisser<br />

partir sans que vous ayez tout appris ; il ne faut<br />

pas que vous passiez la nuit à murmurer contre<br />

moi. Asseyez-vous, je vous en prie en grâce ;<br />

demeurez encore quelques instants. Voyez, il<br />

reste encore une bouteille de mon plus vieux vin ;<br />

que le chevalier mécontent a dédaignée ; laissezmoi<br />

vous la faire goûter.<br />

Paumgartner s’étonna de l’empressement de<br />

maître Martin, ce qui n’était nullement dans sa<br />

nature, et il lui sembla que le vieux tonnelier<br />

avait un poids sur le cœur, dont il voulait se<br />

débarrasser. Après que Paumgartner se fut assis<br />

et qu’il eut bu un verre de vin, maître Martin<br />

commença de la sorte : – Vous savez, mon digne


sire, que ma brave femme mourut en couches de<br />

Rosa. Dans ce temps-là, vivait encore ma vieille<br />

grand-mère, si être sourd, aveugle, à peine<br />

capable de parler, privé de l’usage de tous ses<br />

membres et enfoncé jour et nuit dans son lit, peut<br />

s’appeler vivre. Ma Rosa venait d’être baptisée,<br />

et la nourrice était assise avec l’enfant dans la<br />

chambre où se trouvait la vieille grand-mère.<br />

J’étais si triste, et quand je regardais l’enfant,<br />

j’étais si joyeux et si affligé à la fois, que je me<br />

sentais incapable de me livrer au moindre travail ;<br />

tout silencieux et rentré en moi-même, je me<br />

tenais près du lit de ma grand-mère que je<br />

regardais comme bien heureuse, puisqu’elle était<br />

déjà débarrassée de toutes les douleurs de la terre.<br />

Et pendant que j’étais à regarder son visage pâle,<br />

elle commença à sourire singulièrement, et il me<br />

sembla que ses joues effacées reprenaient leurs<br />

couleurs. – Elle se releva tout à coup, étendit ses<br />

bras impotents avec une force surnaturelle, et dit<br />

d’une voix douce et distincte : Rosa, ma chère<br />

Rosa ! – La nourrice se leva et lui porta l’enfant<br />

qu’elle prit et berça dans ses bras. Mais, mon<br />

digne sire, peignez-vous mon étonnement, ma


frayeur, lorsque la vieille se mit à chanter d’une<br />

voix forte cette chanson, à la joyeuse manière de<br />

messire Hans Berckler, hôtelier, au Saint-Esprit,<br />

à Strasbourg * .<br />

Tendre fillette aux joues rosées,<br />

Rose, écoute la leçon<br />

Qui te gardera de soucis ;<br />

Surtout, défends ton cœur de fols désirs.<br />

Il te viendra<br />

Une brillante maisonnette<br />

Où se joueront des flots écumeux,<br />

Où chanteront, à plein gosier,<br />

De joyeux angelots,<br />

Écoute, écoute leurs chants,<br />

* Les artisans allemands étaient presque les seuls poètes du<br />

Nord à cette époque. Les principaux de ces poètes populaires, si<br />

connus sous le nom de meistersaenger, avaient leur mode et<br />

leur rythme, d’après lequel composaient servilement les autres<br />

versificateurs, véritables artisans, même dans tous les travaux<br />

poétiques. Le Tr.


Qu’ils résonnent doucement !<br />

Celui qui te fera ce don,<br />

Tends-lui la main,<br />

Mène-le vers ton père,<br />

C’est lui qui sera ton époux.<br />

Sa maisonnette dans la tienne<br />

Apportera bonheur, richesse et joie.<br />

Tendre fillette aux joues rosées ;<br />

Rose, etc.<br />

Lorsqu’elle eut achevé cette chanson, elle posa<br />

avec précaution l’enfant sur la couverture, et lui<br />

touchant le front de ses mains décharnées et<br />

tremblantes, elle murmura des paroles<br />

inintelligibles ; mais au visage inspiré de la<br />

vieille, on vit bien que c’était une prière. Ensuite,<br />

sa tête retomba sur les coussins de son lit, et au<br />

moment où la nourrice emporta l’enfant, elle<br />

poussa un gros soupir. Elle était morte !<br />

Ici, maître Martin se tut. – C’est une<br />

merveilleuse histoire, dit Paumgartner ; mais je


ne vois pas ce que la chanson prophétique de<br />

votre grand-mère a de commun avec la résolution<br />

que vous avez de ne donner Rosa qu’à un<br />

tonnelier. – Ah ! répondit maître Martin, qu’y a-til<br />

donc au monde de plus clair que les paroles<br />

prononcées par la vieille sur Rosa, avant que de<br />

rendre son dernier soupir. Le fiancé, dont la<br />

maisonnette amènera la richesse, le bonheur et le<br />

contentement dans ma maison, qui serait-ce donc,<br />

sinon un bon tonnelier qui fera chez moi son<br />

chef-d’œuvre, sa brillante tonne ? Dans quelle<br />

autre maisonnette que dans les tonneaux s’agitent<br />

des flots écumeux ? Et quand le vin travaille,<br />

alors il murmure et bouillonne ; ce sont les petits<br />

angelots qui chantent joyeusement. Oui, oui ! la<br />

grand-mère a voulu indiquer un maître tonnelier,<br />

et un tonnelier sera mon gendre. – Mon cher<br />

maître, vous expliquez, à votre façon, les paroles<br />

de la grand-mère. Pour moi, je ne les interprète<br />

pas ainsi, et je pense que vous devez vous<br />

soumettre à la volonté du ciel. – Et moi ! dit<br />

Martin, je pense que mon gendre sera un maître<br />

tonnelier !<br />

Paumgartner était presque en colère, tant cette


obstination lui semblait étrange, mais il se<br />

contint, et dit en se levant : – Il est tard, maître<br />

Martin, cessons de boire et de parler ; ces deux<br />

choses-là sont maintenant superflues.<br />

En passant par le vestibule, ils trouvèrent une<br />

jeune femme avec cinq enfants dont l’aîné avait à<br />

peine huit ans, et dont le plus jeune n’avait pas<br />

six mois. La mère pleurait et se lamentait. Rosa<br />

vint au-devant de son père, et dit : – Ah ! Dieu du<br />

ciel, Valentin vient de mourir ; voilà sa femme et<br />

ses enfants. – Quoi ! Valentin est mort ? s’écria<br />

maître Martin stupéfait. Ah ! quel malheur ! quel<br />

malheur ! Pensez donc, mon digne sire, Valentin<br />

était le plus habile ouvrier de mon atelier, un<br />

homme pieux, un travailleur assidu. Il y a peu de<br />

temps, il se blessa dangereusement avec sa hache,<br />

en achevant une grande tonne. La blessure empira<br />

sans cesse, il eut la fièvre, et voilà qu’il vient de<br />

mourir dans la fleur de ses ans.<br />

Maître Martin s’approcha de la pauvre femme,<br />

baignée de larmes, et qui se plaignait d’être<br />

réduite à mourir d’abandon et de misère. –<br />

Comment ! dit-il. Que pensez-vous donc de moi ?


Un homme se sera blessé dans mon atelier et sa<br />

femme mourra de faim ! Non, désormais vous<br />

êtes tous de ma maison. Demain, ou quand vous<br />

voudrez, nous enterrerons votre pauvre mari, et<br />

puis vous viendrez avec vos enfants dans ma<br />

métairie, devant la porte des femmes, où j’ai mon<br />

bel atelier ouvert, et où je travaille tous les jours<br />

avec mes apprentis. Vous vous occuperez du<br />

ménage, et j’élèverai vos enfants, comme s’ils<br />

étaient les miens. Et afin seulement que vous le<br />

sachiez, je prends aussi votre vieux père dans ma<br />

maison. C’était autrefois un bon compagnon<br />

tonnelier, lorsqu’il avait de la vigueur dans les<br />

bras. Eh bien, s’il ne peut plus assembler des<br />

cercles ni des douves, il pourra polir les planches<br />

et les racler avec la serpe. Bref, il sera reçu chez<br />

moi avec vous autres.<br />

Si maître Martin n’eût pas soutenu la pauvre<br />

femme, elle fût tombée sur le carreau, tant elle<br />

éprouvait d’émotion. Les enfants s’attachaient à<br />

son pourpoint, et les deux plus petits, que Rosa<br />

avait pris dans ses bras, étendaient leurs mains<br />

vers elle, comme s’ils eussent compris ce qui se<br />

passait. Le vieux Paumgartner s’approcha du


vieux tonnelier, en souriant, et lui dit, les yeux<br />

remplis de larmes : – Maître Martin, on ne peut<br />

rester fâché avec vous.<br />

Et il regagna sa demeure.<br />

V<br />

Comment les deux jeunes compagnons, Frédéric<br />

et Reinhold, firent ensemble connaissance.<br />

Sur une belle pelouse, ombragée de grands<br />

arbres, était étendu un jeune compagnon de<br />

bonne tournure, nommé Frédéric. Le soleil était<br />

sur son déclin, et ses feux rougeâtres éclairaient<br />

la campagne. De l’extrémité de l’horizon, on<br />

apercevait distinctement au loin la fameuse ville<br />

de Nuremberg qui s’étendait dans la vallée, et ses<br />

tours orgueilleuses s’élançant vers le ciel qui<br />

dorait leurs flèches. Le jeune compagnon avait<br />

appuyé son bras sur le sac de voyage qui était<br />

près de lui, et il jeta des regards pleins de désirs


vers la vallée. Il cueillit quelques fleurs qui se<br />

trouvaient dans le gazon au-dessous de sa tête, et<br />

les lança négligemment dans les airs ; puis il<br />

regarda de nouveau avec tristesse autour de lui, et<br />

ses yeux se remplirent de larmes. Enfin, il se<br />

souleva et se mit à chanter d’une voix agréable<br />

une chanson où il peignait le bonheur de revoir sa<br />

ville natale et un être chéri. – Après avoir chanté,<br />

Frédéric tira de son sac un morceau de cire,<br />

l’échauffa dans ses doigts, et se mit à modeler<br />

une belle rose artistement épanouie avec toutes<br />

ses feuilles. Pendant son travail, il murmurait<br />

quelques strophes de la chanson qu’il avait<br />

chantée ; et, perdu dans ses pensées, il<br />

n’apercevait pas un beau jeune homme qui s’était<br />

arrêté depuis quelque temps derrière lui, et<br />

contemplait son travail. – Eh ! mon ami, dit enfin<br />

le jeune homme : c’est un morceau d’artiste que<br />

vous faites là.<br />

Frédéric le regarda avec effroi, mais en voyant<br />

les yeux noirs et expressifs du jeune étranger, il<br />

lui répondit en souriant : – Ah ! mon cher sire,<br />

comment daignez-vous faire attention à un travail<br />

qui me sert de passe-temps en voyage. – Si vous


nommez passe-temps un travail aussi fini, reprit<br />

l’étranger, vous devez être un statuaire fort<br />

exercé. Vous m’avez déjà doublement charmé.<br />

D’abord par la chanson sur le mode de Martin<br />

Haescher, que vous avez si agréablement<br />

chantée ; et maintenant j’admire votre beau talent<br />

de modeleur. Où comptez-vous vous rendre<br />

aujourd’hui ? – Le but de mon voyage est là<br />

devant nos yeux, dit Frédéric. Je vais à ma ville<br />

natale, à la belle cité de Nuremberg. Mais le<br />

soleil est déjà très bas, et cette nuit, je la passerai<br />

dans ce hameau là-bas, puis demain au point du<br />

jour, je me remettrai en route, et à midi j’arriverai<br />

à Nuremberg. – Eh ! comme cela se trouve bien,<br />

s’écria le jeune homme, nous faisons même<br />

route ; je vais aussi à Nuremberg. Je passerai la<br />

nuit avec vous dans ce village ; et demain, nous<br />

partirons ensemble. Mais en attendant, causons<br />

un peu.<br />

Le jeune homme qui se nommait Reinhold, se<br />

jeta sur le gazon, auprès de Frédéric, et continua :<br />

– N’est-ce pas, je ne me trompe point, vous êtes<br />

un habile fondeur ou du moins vous travaillez<br />

l’or et l’argent.


Frédéric baissa les yeux, et dit d’un ton<br />

d’humilité : – Ah ! mon cher sire, vous me tenez<br />

pour quelque chose de mieux et de plus élevé que<br />

je ne suis en effet. Je vous dirai tout simplement<br />

que j’ai appris la profession de tonnelier, et que je<br />

vais à Nuremberg prendre du travail chez un<br />

maître connu. Vous allez bien me mépriser,<br />

maintenant que vous savez que je ne modèle pas<br />

de belles statues, mais que j’enfonce des cercles<br />

autour des tonneaux. – Reinhold se mit à rire aux<br />

éclats, et s’écria : – Vraiment, cela est fort<br />

plaisant ! Je vous mépriserais parce que vous êtes<br />

tonnelier ; et moi... moi, je ne suis pas autre<br />

chose !<br />

Frédéric le regarda fixement ; il ne savait que<br />

penser, car le costume de Reinhold n’annonçait<br />

pas le moindrement un compagnon tonnelier en<br />

voyage. Son pourpoint de fin drap noir, garni de<br />

velours, sa belle fraise, sa courte et large épée, sa<br />

barrette ornée d’une longue plume tombante, lui<br />

donnaient l’apparence d’un riche marchand, bien<br />

que l’expression singulière et hardie, répandue<br />

dans ses traits, éloignât de lui toute idée du<br />

commerce. Reinhold s’aperçut des doutes de


Frédéric, et ouvrant son sac, il en tira son tablier<br />

de tonnelier et sa serpe. – Regarde, mon ami !<br />

s’écria-t-il. Doutes-tu encore que je sois ton<br />

camarade ? Je vois que mon costume t’étonne ;<br />

mais je viens de Strasbourg où les tonneliers<br />

s’habillent comme des gentilshommes. Sans<br />

doute, comme toi, j’aurais eu quelque envie de<br />

prendre un autre métier ; mais celui de tonnelier<br />

me semble aujourd’hui préférable à tous, et j’y<br />

fonde quelques espérances. N’en est-il pas ainsi<br />

de toi, camarade ? Mais il me semble presque<br />

qu’un nuage sombre a obscurci la joie de ta belle<br />

jeunesse. La chanson que tu chantais était pleine<br />

de désirs et de douleurs ; il s’y trouvait des<br />

plaintes qui me semblaient sorties de mon cœur,<br />

et je devinais les paroles avant que tu les eusses<br />

prononcées. C’est une raison de plus pour me<br />

faire tes confidences, et d’ailleurs ne serons-nous<br />

pas, tous deux amis et compagnons à<br />

Nuremberg ?<br />

À ces mots, Reinhold regarda amicalement<br />

Frédéric, et lui tendit la main. – Plus je te vois,<br />

camarade, répondit Frédéric, plus je me sens<br />

attiré vers toi, et plus une voix s’élève dans mon


âme, qui répète comme un écho tes paroles<br />

amicales. Il faut que je te dise tout. Non pas<br />

qu’un pauvre diable comme moi ait des secrets<br />

importants à confier, mais parce qu’il y a toujours<br />

place pour nos douleurs dans le cœur d’un ami, et<br />

dès les premiers moments de notre connaissance,<br />

je te regarde déjà comme un ami fidèle. Me voici<br />

devenu tonnelier, et je puis me vanter de<br />

connaître mon état ; mais depuis mon enfance,<br />

j’étais porté de toute mon âme vers une plus belle<br />

profession. Je voulais devenir un grand maître<br />

dans l’art de fondre le bronze et de ciseler<br />

l’argent comme Peter Fischer ou l’Italien<br />

Benvenuto Cellini. Je travaillais avec un zèle<br />

ardent chez messire Johanes Holzschuer, le<br />

célèbre ciseleur à Nuremberg ; il ne fondait pas<br />

lui-même, mais il savait donner les meilleurs<br />

enseignements. Maître Tobias Martin, le<br />

tonnelier, venait souvent avec sa fille, la belle<br />

Rosa, dans la maison de messire Holzschuer.<br />

Sans m’en apercevoir moi-même, je pris de<br />

l’amour. Je quittai ma patrie, et j’allai à<br />

Augsbourg pour me perfectionner dans mon art ;<br />

mais alors je sentis bien vivement le feu qui me


dévorait. Je ne voyais, je n’entendais que Rosa ;<br />

tous les efforts, tous les travaux qui ne devaient<br />

pas me conduire à la posséder, ne me causaient<br />

que du dégoût. Je pris la seule route qui devait<br />

me mener à ce but. Maître Martin ne veut donner<br />

sa fille qu’au tonnelier qui fera le meilleur chefd’œuvre<br />

dans sa maison, et qui plaira du reste à<br />

Rosa. Je jetai de côté le ciseau, et j’appris le<br />

métier de tonnelier. Maintenant je veux aller à<br />

Nuremberg, et travailler chez maître Martin. Mais<br />

depuis que la ville est là, devant moi, et que<br />

l’image de Rosa se montre plus vivement à mes<br />

yeux, j’expire presque de crainte et d’effroi ; et je<br />

vois toute la folie de mon entreprise. Sais-je donc<br />

si Rosa m’aime, ou si jamais elle m’aimera ?<br />

Reinhold avait écouté l’histoire de Frédéric,<br />

avec une attention toujours croissante. Il appuya<br />

sa tête sur son bras, et demanda d’une voix<br />

sourde : – Rosa vous a-t-elle jamais donné un<br />

gage d’amour ? – Ah ! répondit Frédéric, Rosa<br />

était plus un enfant qu’une jeune fille lorsque je<br />

quittai Nuremberg. Elle me voyait avec plaisir,<br />

elle me souriait gaiement quand je lui tressais des<br />

couronnes dans le jardin de messire Holzschuer,


mais... – Alors tout espoir n’est pas perdu !<br />

s’écria tout à coup Reinhold avant tant de<br />

violence et d’une voix si éclatante, que Frédéric<br />

en tressaillit. À ces mots, il se releva si<br />

brusquement que son épée retentit à son côté ;<br />

lorsqu’il fut debout, le clair-obscur du crépuscule,<br />

éclairant son visage pâle, donna à ses traits une<br />

expression si dure et si farouche que Frédéric ne<br />

put s’empêcher de lui demander quel sentiment<br />

l’avait agité d’une façon si subite. Il s’était relevé<br />

à son tour ; en se reculant, son pied heurta contre<br />

le sac de Reinhold, il en sortit un accord<br />

murmurant, et Reinhold s’écria en colère : –<br />

Méchant compagnon, ne brise pas mon luth !<br />

L’instrument était attaché sur le sac avec une<br />

courroie, Reinhold la déboucla, et en toucha les<br />

cordes si impétueusement, qu’il semblait vouloir<br />

les briser. Mais bientôt son jeu devint doux et<br />

harmonieux. – Viens, mon frère, dit-il d’un ton<br />

calme, viens avec moi au village. Je porte là dans<br />

mes mains un excellent moyen de bannir les<br />

méchants esprits qui pourraient se trouver sur<br />

notre chemin, et qui m’en veulent, à moi,<br />

particulièrement. – Eh ! mon cher camarade,


qu’avons-nous à redouter des méchants<br />

esprits ?... Mais ton jeu est fort agréable ;<br />

continue, je t’en prie !<br />

Les étoiles d’or avaient percé l’azur foncé du<br />

ciel, le vent du soir passait en murmurant sur les<br />

prairies parfumées, les ruisseaux coulaient plus<br />

rapidement, les arbres se balançaient avec plus de<br />

force, tandis que Frédéric et Reinhold<br />

descendaient la vallée en jouant du luth et en<br />

chantant, et les sons de leurs chansons<br />

amoureuses s’élevaient dans les airs, comme<br />

portées sur les ailes des chérubins. Arrivés à leur<br />

gîte, Reinhold se débarrassa avec vivacité de son<br />

sac et de son instrument, et pressa<br />

impétueusement contre son sein Frédéric, qui<br />

sentit tomber sur ses joues les larmes brûlantes<br />

que répandait son jeune compagnon.<br />

VI<br />

Comment les deux jeunes apprentis,<br />

Reinhold et Frédéric, furent reçus dans la


maison de maître Martin.<br />

Le lendemain matin, en se réveillant, Frédéric<br />

n’aperçut pas son nouvel ami qui s’était jeté la<br />

veille sur un lit de paille, auprès de lui ; et comme<br />

il ne vit pas non plus le luth et le sac de voyage, il<br />

pensa que Reinhold avait eu ses raisons pour<br />

prendre une autre route. Mais à peine Frédéric<br />

fut-il sorti de la maison, que Reinhold, son sac de<br />

voyage sur le dos, vint au-devant de lui. Il portait<br />

son luth sous son bras, et il était vêtu tout<br />

différemment que la veille. Il avait ôté sa barrette<br />

à plumes, déposé son épée, et au lieu de son<br />

pourpoint de velours, il avait endossé une<br />

casaque unie, de couleur grise. – Eh bien ! frère,<br />

dit-il gaiement à son camarade étonné ; eh bien !<br />

frère, me tiens-tu maintenant pour un vrai<br />

compagnon ? Mais écoute, pour quelqu’un qui a<br />

de l’amour, tu as bien bravement dormi. Vois<br />

comme le soleil est déjà élevé. Allons, mettonsnous<br />

tout de suite en route.<br />

Frédéric était silencieux et renfermé en luimême,<br />

il répondait à peine aux questions de


Reinhold, et n’entendait pas ses plaisanteries.<br />

Reinhold, d’une impétuosité sans égale, sautait çà<br />

et là, chantait et jetait sa barrette dans les airs.<br />

Mais lui aussi devint plus silencieux, plus ils<br />

approchaient de la ville. – Je ne puis marcher<br />

davantage, tant je suis saisi d’un doux effroi et<br />

d’une inquiétude que je ne puis exprimer.<br />

Reposons-nous un peu sous ces arbres, dit<br />

Frédéric, au moment où ils se trouvaient presque<br />

arrivés à la porte de Nuremberg ; et il s’étendit<br />

sur le gazon.<br />

Reinhold s’assit auprès de lui, et dit après<br />

quelques instants : – Hier soir, j’ai dû te paraître<br />

bien singulier, mon cher frère. Mais lorsque tu<br />

me racontais ton amour, et que tu te montrais si<br />

malheureux, il me passa mille folles idées par la<br />

tête, qui me troublaient et qui m’eussent rendu<br />

fou, si ton chant et mon luth n’eussent chassé les<br />

mauvais esprits. Ce matin, lorsque le premier<br />

rayon du soleil me réveilla, j’avais retrouvé toute<br />

ma gaieté. Je courus dans la campagne, et en<br />

passant au milieu des buissons fleuris, il me vint<br />

une foule d’idées agréables. Je songeais à la<br />

manière dont je t’avais rencontré, et comme mon


cœur s’était senti porté vers le tien. – Une histoire<br />

qui se passa en Italie, il y a quelque temps, tandis<br />

que je m’y trouvais, me vint à la mémoire. Je<br />

veux te la conter ; car elle montre bien vivement<br />

ce que peut faire l’amitié. Il arriva qu’un noble<br />

prince, ami zélé et protecteur des beaux-arts,<br />

offrit un prix élevé pour un tableau dont il<br />

détermina le sujet, magnifique, il est vrai, mais<br />

fort difficile à traiter. Deux jeunes peintres, qui<br />

étaient liés par l’amitié la plus étroite, résolurent<br />

de concourir pour ce prix. Le plus âgé des deux,<br />

mieux expérimenté dans le dessin et dans l’art<br />

d’ordonner les groupes, eut bientôt conçu et tracé<br />

le tableau ; tandis que le plus jeune, déjà<br />

découragé dès le premier jet, eût entièrement<br />

renoncé à son projet, si son ami ne l’eût rassuré<br />

sans relâche par ses conseils. Mais, lorsqu’ils<br />

commencèrent à peindre, le plus jeune, passé<br />

maître dans l’art des couleurs, sut donner à son<br />

camarade plus d’un avis dont celui-ci profita avec<br />

succès ; si bien que jamais le plus jeune n’avait<br />

aussi parfaitement dessiné un tableau, et que<br />

jamais le plus âgé n’avait poussé le coloris avec<br />

autant de vigueur. Lorsque les deux tableaux


furent terminés, les deux peintres tombèrent dans<br />

les bras l’un de l’autre ; chacun était<br />

profondément ravi du travail de l’autre, chacun<br />

d’eux reconnaissait que l’autre avait mérité le<br />

prix. Enfin, il se trouva que le prix fut accordé au<br />

plus jeune, qui s’écria tout confus : L’ai-je donc<br />

mérité ? Qu’aurais-je pu faire sans les conseils de<br />

mon ami, sans sa vigoureuse assistance ? L’autre<br />

lui répondit : Et ne m’as-tu pas aussi assisté de<br />

tes conseils ? mon tableau n’est pas mauvais,<br />

grâce à tes soins ; mais le tien mérite la<br />

préférence. Concourir au même but avec zèle et<br />

franchise, c’est le devoir de deux amis, le laurier<br />

que l’un obtient doit aussi honorer l’autre. –<br />

N’est-ce pas, Frédéric, le peintre avait raison ?<br />

Concourir pour un même prix, doit unir deux<br />

amis véritables, au lieu de les diviser. Une<br />

misérable envie ou une haine vulgaire doiventelles<br />

trouver place dans de nobles âmes ? –<br />

Jamais, répondit Frédéric ; oh ! certes, jamais.<br />

Nous sommes devenus frères et amis ; dans peu<br />

de temps, nous ferons tous deux, à Nuremberg,<br />

notre œuvre de maître, une belle tonne poussée<br />

sans feu ; mais le ciel me préserve d’éprouver la


moindre jalousie, si la tienne était mieux que la<br />

mienne, mon cher Reinhold. – Ah ! ah ! ah !<br />

s’écria Reinhold en riant aux éclats, repose-toi<br />

sur moi de ton œuvre de maître, tu la feras à la<br />

satisfaction de tous les tonneliers. Et afin que tu<br />

n’en ignores, pour ce qui concerne les dimensions<br />

et la proportion, la belle courbure des cercles, tu<br />

as trouvé en moi ton homme. Nous chercherons<br />

du bois de tronc de chêne, coupé en hiver, sans<br />

piqûres de vers, sans bandes rouges et blanches,<br />

et sans nœuds ; tu peux t’en fier à mes yeux pour<br />

cela. Et je n’en ferai pas moins mon chefd’œuvre,<br />

de façon à contenter tout le monde. –<br />

Mais, Dieu éternel ! s’écria Frédéric, que faisonsnous<br />

là à babiller sur notre meilleur chefd’œuvre<br />

? Sommes-nous donc en concurrence ?<br />

en concurrence pour mériter Rosa ! En vérité, la<br />

tête me tourne. – Eh ! frère, dit Reinhold en criant<br />

toujours, il n’a pas été du tout question de Rosa.<br />

Tu es un rêveur. Allons, lève-toi, et gagnons la<br />

ville.<br />

Frédéric se leva et se mit en route, l’esprit tout<br />

troublé. Lorsqu’ils furent entrés dans une auberge<br />

pour se laver et se rajuster, Reinhold dit à


Frédéric : En vérité, pour moi je ne sais chez quel<br />

maître aller à l’ouvrage ; et je pense, mon cher<br />

frère, que tu m’emmèneras volontiers avec toi<br />

chez maître Martin. Penses-tu réussir à travailler<br />

dans son atelier ? – Tu m’ôtes du cœur un lourd<br />

fardeau, répondit Frédéric ; avec toi, je serai<br />

moins timide, et j’aurai moins de peine à<br />

surmonter ma frayeur.<br />

Alors les deux jeunes compagnons se<br />

dirigèrent vers la maison du célèbre maître<br />

tonnelier, Tobias Martin.<br />

C’était justement le dimanche où maître<br />

Martin donnait son repas d’échevin, et à l’heure<br />

du repas. En entrant dans la maison, Frédéric et<br />

Reinhold entendirent d’abord le retentissement<br />

des verres et le joyeux bruit que faisaient à table<br />

les convives. – Ah ! dit Frédéric, un peu intimidé,<br />

nous arrivons dans un moment peu favorable. –<br />

Je pense au contraire, dit Reinhold, que nous<br />

arrivons au bon moment ; car, dans un joyeux<br />

festin, maître Martin est sans doute de bonne<br />

humeur et disposé à accéder à une demande.<br />

Bientôt après, arriva maître Martin, dans ses


habits de fête, le nez et les joues animés d’un<br />

épais vermillon. Dès qu’il aperçut Frédéric, il<br />

s’écria : – Voyez donc, c’est Frédéric ! Mon bon<br />

garçon, te voilà donc revenu. C’est fort bien ! et<br />

te voilà tout entier adonné au magnifique état de<br />

tonnelier ! Il est vrai que messire Holzschuer fait<br />

une terrible grimace lorsqu’on parle de toi ; il<br />

prétend qu’il s’est perdu un grand artiste en ta<br />

personne, et que tu aurais fait de jolies figures et<br />

des balustres comme on en voit à Saint-Sébald et<br />

à la maison des Fugger * , à Augsbourg ; mais c’est<br />

un sot bavardage, et tu as bien fait de te tourner<br />

vers les bonnes choses : sois donc mille fois le<br />

bienvenu chez moi !<br />

À ces mots, maître Martin le prit par les<br />

épaules, et le serra rudement dans ses bras.<br />

Frédéric sembla renaître à l’accueil amical de<br />

maître Martin : toute sa timidité disparut, et il fit<br />

au maître sa demande avec rondeur, non pas<br />

seulement pour lui-même, mais aussi pour son<br />

ami Reinhold. – Eh bien ! dit maître Martin, cela<br />

* Riche et ancienne famille de marchands qui joua un grand<br />

rôle dans les guerres de la réformation. Le Tr.


se trouve parfaitement, et vous ne pouviez mieux<br />

venir ; car le travail augmente, et nous manquons<br />

de travailleurs. Soyez donc bien arrivés tous les<br />

deux ; déposez vos sacs et entrez. Le repas est<br />

presque achevé ; mais vous pouvez encore<br />

prendre place à table, et Rosa aura soin de vous.<br />

En parlant ainsi, maître Martin entra dans la<br />

salle avec les deux compagnons. On y voyait tous<br />

les honorables maîtres de la corporation avec<br />

messire Jacobus Paumgartner, tous l’œil vif et le<br />

visage fleurissant. Le dessert venait d’être servi,<br />

et un vin plus précieux jaunissait dans les grands<br />

verres. C’était le moment où chaque convive<br />

parle d’une chose différente, où tous croient<br />

cependant se comprendre, et où l’on rit en éclats<br />

sans savoir pourquoi. Mais dès que maître<br />

Martin, prenant les deux jeunes gens par la main,<br />

annonça que deux compagnons, pourvus de bons<br />

témoignages, allaient entrer chez lui, l’assemblée<br />

devint calme, et chacun regarda avec attention les<br />

nouveaux venus. Reinhold promenait ses regards<br />

autour de lui presque avec orgueil ; mais Frédéric<br />

baissa les yeux, et se mit à tourner sa barrette<br />

dans ses mains. Maître Martin leur indiqua deux


places au bas bout de la table ; mais c’étaient<br />

justement les meilleures qu’il y eût, car peu de<br />

moments après, Rosa vint s’asseoir entre eux, et<br />

leur servit des mets agréables et un vin excellent.<br />

– La charmante Rosa, dans tout l’éclat de la grâce<br />

et de la beauté, brillante d’attraits, assise entre ces<br />

deux beaux jeunes hommes, au milieu de tous ces<br />

vieux maîtres barbus, c’était un tableau ravissant<br />

à contempler ; on était tenté de les comparer tous<br />

les trois à un nuage blanc et brillants sur un ciel<br />

sombre, ou à trois beaux arbustes chargés de<br />

fleurs, qui élèvent leurs têtes éclatantes au-dessus<br />

d’un gazon pâle et desséché. Frédéric pouvait à<br />

peine respirer, tant il éprouvait de joie et de<br />

bonheur ; ce n’était qu’à la dérobée qu’il se<br />

hasardait à lancer un regard sur celle qui<br />

remplissait son âme. Ses yeux étaient fixés sur<br />

son assiette, comme s’il lui eût été impossible d’y<br />

toucher. Pour Reinhold, ses yeux, d’où<br />

s’échappaient des regards étincelants, se portaient<br />

sans cesse sur la charmante vierge, et il<br />

commença à raconter ses longs voyages d’une<br />

façon si merveilleuse que jamais Rosa n’avait ouï<br />

un tel langage. Il lui semblait que tout ce dont


parlait Reinhold se levât vivant devant elle, au<br />

milieu de figures sans cesse changeantes. Elle<br />

était tout yeux, tout oreilles, et elle ne savait ce<br />

qui se passait en elle, lorsque Reinhold, dans le<br />

feu de son discours, prenait sa main et la pressait<br />

avec ardeur. – Mais, Frédéric, dit Reinhold, en<br />

s’interrompant tout à coup, pourquoi restes-tu<br />

donc ainsi muet et immobile ? As-tu perdu<br />

l’usage de la parole ? Allons, trinquons à la santé<br />

de la chère et belle demoiselle qui nous traite si<br />

bien.<br />

Frédéric saisit d’une main tremblante le grand<br />

verre que Reinhold avait rempli jusqu’aux bords,<br />

et celui-ci le força de vider jusqu’à la dernière<br />

goutte. – Maintenant, à la santé de notre brave<br />

maître ! s’écria Reinhold ; et il remplit de<br />

nouveau le verre de Frédéric, qui fut une seconde<br />

fois forcé de le vider. Alors, les esprits fumeux<br />

du vin montèrent à son cerveau, et agitèrent son<br />

sang paisible qui circula en bouillonnant dans<br />

toutes ses veines. – Ah ! j’éprouve un bien-être<br />

inexprimable, murmura-t-il en rougissant ; jamais<br />

je n’ai éprouvé autant de bonheur. – Rosa, qui<br />

interprétait sans doute ses paroles autrement, lui


souriait avec douceur. – Chère Rosa, dit Frédéric,<br />

enfin débarrassé de toute retenue ; ne vous<br />

souvenez-vous donc plus du tout de moi ? – Eh !<br />

mon cher Frédéric ! répondit Rosa les yeux<br />

baissés, comment serait-il possible que je vous<br />

eusse oublié en si peu de temps ? Chez le vieux<br />

Holzschuer... Dans ce temps-là j’étais encore une<br />

enfant, et vous ne dédaigniez pas de jouer avec<br />

moi, et vous saviez toujours inventer quelque joli<br />

jeu. J’ai encore la charmante petite corbeille en<br />

filigranes d’argent, dont vous me fîtes présent à<br />

Noël, et je la conserve soigneusement comme un<br />

précieux souvenir.<br />

Des larmes brillèrent dans les regards radieux<br />

du jeune compagnon, il voulut parler, mais ses<br />

paroles ne s’échappèrent de sa poitrine qu’en<br />

sons inarticulés, et faibles comme des soupirs : –<br />

Ô Rosa... chère... Rosa... – J’ai toujours désiré<br />

sincèrement de vous revoir, reprit Rosa, mais je<br />

n’aurais jamais pensé que vous deviendriez un<br />

jour un tonnelier. Ah ! quand je pense aux belles<br />

choses que vous faisiez autrefois chez maître<br />

Holzschuer ; c’est cependant dommage que vous<br />

ne soyez pas resté artiste. – Ah ! Rosa, dit


Frédéric, ce n’est que pour vous que j’ai renoncé<br />

à la profession chérie.<br />

À peine Frédéric eut-il prononcé ces mots,<br />

qu’il eût voulu s’abîmer dans le sein de la terre<br />

pour cacher sa frayeur et sa honte. L’aveu était<br />

venu malgré lui sur ses lèvres. Rosa détourna le<br />

visage, et Frédéric chercha en vain des paroles<br />

pour s’excuser. En ce moment, messire<br />

Paumgartner frappa à plusieurs reprises sur la<br />

table, avec le manche de son couteau, et annonça<br />

à la société que messire Vollrad, digne maître<br />

chanteur, allait commencer une chanson. Messire<br />

Vollrad se leva aussitôt, et chanta une belle<br />

chanson sur la mode de Hans Vogelgesang * , qui<br />

réjouit grandement l’assistance, et fit sortir<br />

Frédéric lui-même de sa sombre rêverie. Après<br />

que maître Vollrad eut chanté encore plusieurs<br />

chansons sur d’autres modes agréables, tels que<br />

le mode paradisien, le mode orangé et d’autres, il<br />

* Jean à la voix de rossignol, surnom d’un maître chanteur<br />

de l’époque, dont le rythme se nommait le mode doré; le<br />

rythme de chaque maître chanteur portait une désignation<br />

bizarre. Le Tr.


se prit à dire que s’il se trouvait à la table<br />

quelqu’un exercé dans l’art divin des maîtres<br />

chanteurs, il attendait qu’on lui ferait entendre<br />

d’autres chansons. Reinhold se leva, et dit que<br />

s’il était permis de s’accompagner du luth à la<br />

manière d’Italie, il essaierait de répondre à cet<br />

appel. Personne ne s’y opposant, il alla chercher<br />

son instrument, et après avoir légèrement préludé,<br />

il chanta la chanson suivante :<br />

Avez-vous vu la source<br />

D’où coule<br />

Un vin généreux ?<br />

Sous un bois arrondi<br />

On l’entend murmurer ;<br />

Son parfum, son bouquet,<br />

Se répandent à la ronde.<br />

Qui l’a conservé ?<br />

Quelle main habile,<br />

Sous les cercles mobiles,


A renfermé ses esprits ?<br />

C’est un tonnelier !<br />

Joyeux compagnon,<br />

Habile dans son art,<br />

Ami du bon vin<br />

Qu’il loge si bien.<br />

Écoutez murmurer<br />

Dans le verre,<br />

Ce vin pétillant :<br />

Il chante la louange<br />

Du bon tonnelier<br />

Qui l’a conservé.<br />

Cette chanson fit un plaisir extrême à<br />

l’assemblée, et particulièrement à maître Martin<br />

dont les yeux brillaient de joie et de plaisir ; sans<br />

faire attention à Vollrad, qui s’étendait<br />

longuement sur la manière de Hans Muller, que,<br />

disait-il, le compagnon avait fort bien imitée,<br />

maître Martin se leva de sa place, et s’écria en


agitant le grand verre qui servait à boire à la<br />

ronde : Viens ici, mon brave tonnelier et maître<br />

chanteur, viens ici ; tu videras ce verre avec ton<br />

maître !<br />

Reinhold obéit. En revenant à sa place, il dit<br />

bas à l’oreille de Frédéric qui rêvait<br />

profondément : – Chante maintenant ta chanson<br />

d’hier soir. – Y songes-tu ! répondit Frédéric tout<br />

irrité.<br />

Mais Reinhold s’adressant à l’assemblée : –<br />

Mes vénérables sires et maîtres ! dit-il. Voici<br />

mon cher frère Frédéric qui sait un grand nombre<br />

des plus belles chansons, et qui a une voix plus<br />

agréable que la mienne ; mais son gosier est<br />

encore desséché par la poussière de la route, et il<br />

vous servira son talent une autre fois !<br />

On se mit alors à louer Frédéric de toutes<br />

parts, comme s’il eût déjà chanté. Plusieurs<br />

maîtres prétendirent même, que sa voix était en<br />

effet plus agréable que celle du compagnon<br />

Reinhold, et Vollrad, après avoir vidé un plein<br />

verre, soutint gravement que Frédéric imitait<br />

mieux les beaux modes allemands que Reinhold,


dont le chant était trop italien. Mais maître<br />

Martin rejeta sa tête en arrière, se frappa son gros<br />

ventre à le faire retentir, et s’écria : Ce sont mes<br />

compagnons. Je dis mes compagnons ! les<br />

compagnons de Tobias Martin, maître tonnelier à<br />

Nuremberg. Et tous les maîtres baissèrent la tête<br />

en signe d’assentiment, et dirent en faisant<br />

tomber les dernières gouttes de leurs grands<br />

verres : – Oui, ce sont de braves compagnons,<br />

maître Martin !<br />

Chacun alla enfin prendre du repos. Maître<br />

Martin fit donner à chacun des deux nouveaux<br />

venus, une belle chambre dans sa maison.<br />

VII<br />

Comment un troisième compagnon se<br />

présenta dans la maison de maître Martin,<br />

et ce qui en advint.<br />

Lorsque les deux compagnons, Frédéric et<br />

Reinhold eurent travaillé quelque temps dans


l’atelier de maître Martin, celui-ci remarqua que,<br />

pour ce qui concernait les proportions, les<br />

courbures et les cercles, Reinhold n’avait pas son<br />

égal ; mais il n’en était pas ainsi quand il<br />

s’agissait de travailler sur l’établi, manier la<br />

hache ou le maillet ; Reinhold se fatiguait alors<br />

presque aussitôt, tandis que Frédéric rabotait et<br />

cognait au contraire sans se lasser. Mais ce qu’ils<br />

avaient de commun l’un avec l’autre, c’était une<br />

conduite honnête, une gaieté constante et une<br />

humeur aimable. En outre, ils n’épargnaient pas<br />

leur gosier, tout en travaillant, surtout en<br />

présence de la belle Rosa ; et leurs voix, qui<br />

s’accordaient très bien ensemble, formaient des<br />

concerts fort harmonieux. Quelquefois, lorsque<br />

Frédéric jetait un regard langoureux sur Rosa, il<br />

penchait à tomber dans un mode languissant ;<br />

mais Reinhold entonnait aussitôt une chanson<br />

comique qu’il avait composée, et qui commençait<br />

ainsi :<br />

La tonne n’est pas la lyre,<br />

La lyre n’est pas la tonne.


Maître Martin laissait alors retomber le maillet<br />

qu’il venait de lover pour enfoncer un cercle, afin<br />

de se tenir le ventre, tant il étouffait de rire. En<br />

général, les deux compagnons, Reinhold surtout,<br />

s’étaient insinués dans les bonnes grâces de<br />

maître Martin, et il était facile de voir que Rosa<br />

cherchait maint prétexte pour se montrer plus<br />

souvent dans l’atelier et y rester plus longtemps<br />

qu’autrefois.<br />

Un jour, maître Martin entra, tout pensif, dans<br />

son atelier de la porte des Femmes, où l’on<br />

travaillait durant l’été. Reinhold et Frédéric<br />

venaient de monter un petit tonneau. Maître<br />

Martin se plaça devant eux, les bras croisés, et<br />

dit : – Je ne saurais vous dire combien je suis<br />

content de vous, mes chers enfants, mais je me<br />

trouve dans un grand embarras. Ils écrivent du<br />

Rhin que la présente année sera encore plus bénie<br />

que toutes les autres, quant à ce qui concerne la<br />

vigne. Un savant a annoncé que la comète, qui se<br />

montre au ciel, fertilisera la terre de ses rayons<br />

merveilleux. Toute la sève qu’elle renferme, et


dont l’ardeur durcit dans son sein les métaux,<br />

affluera à sa surface et se répandra dans les ceps<br />

altérés qui s’enlaceront dans leur ardeur, et<br />

engendreront des milliers de grappes pleines de<br />

ce feu liquide dont la vigne aura été arrosée. Ce<br />

n’est, ajouta-t-il, que dans trois cents ans qu’on<br />

reverra une semblable constellation. – Il y aura<br />

donc du travail par-dessus la tête. Et en outre,<br />

voilà que le très digne évêque de Bamberg<br />

m’écrit et me commande une grande tonne : nous<br />

ne suffirons jamais à tout cela, et il faut que je me<br />

pourvoie d’un vigoureux compagnon. Mais je ne<br />

voudrais pas prendre le premier qui se trouvera<br />

dans la rue, et cependant j’ai le feu sous les<br />

ongles ; si vous connaissez un brave compagnon<br />

que vous verriez avec plaisir entre vous,<br />

nommez-le moi ; je le ferai venir, dût-il m’en<br />

coûter une somme ronde.<br />

À peine maître Martin avait-il prononcé ces<br />

paroles qu’un jeune homme d’une haute taille<br />

entra avec fracas dans l’atelier, et s’écria d’une<br />

voix forte : – Eh là ! est-ce ici l’atelier de maître<br />

Martin ? – Sans doute, répondit maître Martin en<br />

s’avançant vers le jeune homme, sans doute, c’est


ici ; mais vous n’avez pas besoin de crier comme<br />

si vous vouliez tout tuer, et de frapper sur toutes<br />

mes tonnes. On ne se présente pas ainsi chez les<br />

gens. – Ah ! ah ! ah ! dit le jeune compagnon en<br />

riant, vous êtes sans doute maître Martin luimême,<br />

car, avec votre gros ventre, vos deux<br />

mentons, votre nez rouge et vos yeux brillants,<br />

vous voici bien comme on vous a décrit. Je vous<br />

salue, maître Martin. – Eh bien ! voyons, que<br />

voulez-vous de maître Martin ? dit celui-ci avec<br />

humeur. – Je suis un compagnon tonnelier,<br />

répondit le jeune homme, et je venais vous<br />

demander si je pourrais trouver de l’ouvrage chez<br />

vous.<br />

Maître Martin ne revenait pas de sa surprise.<br />

Au moment même où il parlait de chercher un<br />

ouvrier, il s’en présentait un devant lui. Le vieux<br />

maître recula de deux pas, et toisa le jeune<br />

homme des talons à la tête ; et lui, le regarda les<br />

yeux étincelants. En voyant la large poitrine, les<br />

muscles vigoureux, les poings énormes du jeune<br />

ouvrier, maître Martin pensa que c’était là son<br />

homme, et il lui demanda aussitôt les certificats<br />

de sa corporation. – Je ne les ai pas sur moi,


épondit le jeune homme, mais je le recevrai dans<br />

peu de temps ; et je vous donne ma parole que je<br />

travaillerai fidèlement et avec zèle : cela doit<br />

vous suffire.<br />

À ces mots, sans attendre la réponse de maître<br />

Martin, le jeune homme se débarrassa de sa<br />

barrette et de son sac, ôta sa casaque, attacha son<br />

tablier devant lui, et lui dit : – Voyons, maître<br />

Martin, montrez-moi tout de suite l’ouvrage que<br />

je vais faire.<br />

Maître Martin, ébahi des manières du jeune<br />

étranger, fut obligé de réfléchir quelques<br />

instants ; il répond enfin : – Eh bien !<br />

compagnon, prouvez d’une seule fois que vous<br />

êtes un bon ouvrier, et faites le trou de bonde à ce<br />

tonneau qu’on vient d’achever.<br />

Le jeune homme s’en acquitta avec adresse et<br />

vigueur, et s’écria en riant bruyamment : – Eh<br />

bien, maître Martin, doutez-vous maintenant que<br />

je sois un bon tonnelier ! – Mais, ajouta-t-il, en<br />

parcourant l’atelier, et en promenant ses regards<br />

sur les pièces de bois et sur les outils, avez-vous<br />

aussi de bons ustensiles, et... qu’est-ce que c’est


que ce maillet ? c’est sans doute avec cela que<br />

jouent vos enfants ? Et cette petite hachette ?<br />

C’est bon pour des apprentis ! À ces mots, il jeta<br />

en l’air et reçut, sans efforts, dans ses mains, le<br />

lourd et énorme maillet que Reinhold ne pouvait<br />

pas gouverner, et la hache que Frédéric maniait<br />

avec peine. Puis il roula comme des balles<br />

légères, deux tonnes immenses, et prenant une<br />

des plus grandes douves qui n’était pas encore<br />

travaillée, il s’écria : – Eh, maître, si c’est là du<br />

bon bois de chêne, cela doit se briser comme du<br />

verre ! Soulevant alors la douve, il en frappa une<br />

pierre, et le bois vola en mille éclats. – Mon cher<br />

ami, dit maître Martin, avez-vous dessein de jeter<br />

hors de la porte cette tonne de deux foudres, ou<br />

bien de briser tout dans l’atelier ? Vous pourriez<br />

prendre cette solive pour maillet ; et afin que<br />

vous ayez une hache, selon vos goûts, je vais<br />

envoyer chercher à la maison de ville, l’épée de<br />

Roland, qui est longue de trois aunes. – Elles me<br />

conviendrait assez bien ! répondit le jeune<br />

homme dont les yeux étincelèrent ; mais il les<br />

baissa aussitôt et dit d’une voix plus modérée : –<br />

Je pensais, maître Martin, que vous aviez besoin


de vigoureux compagnons pour vos grands<br />

travaux, et peut-être que j’ai mis trop de jactance<br />

à vous montrer mes forces. Mais n’importe,<br />

donnez-moi du travail, je le ferai en conscience.<br />

Maître Martin regarda fixement le jeune<br />

homme, et dut s’avouer que jamais des traits plus<br />

honnêtes et plus nobles ne s’étaient offerts à ses<br />

yeux. Il lui sembla même que l’aspect de cette<br />

figure lui rappelait confusément un homme qu’il<br />

aimait, mais il ne put démêler ses souvenirs ; et<br />

cependant il accéda aux désirs du nouveau venu,<br />

en lui recommandant toutefois de se procurer au<br />

plus tôt les certificats de sa corporation. Pendant<br />

ce temps, Reinhold et Frédéric avaient achevé de<br />

dresser leur tonneau, et passaient les premiers<br />

cercles. En faisant cet ouvrage, ils avaient<br />

coutume de chanter ensemble une chanson, et<br />

commencèrent une ballade à la manière d’Adam<br />

Puschmann. Mais Conrad, de l’établi où l’avait<br />

placé maître Martin, s’écria : – Eh ! qu’est-ce que<br />

c’est que ces miaulements ? on dirait que les<br />

souris sifflent dans l’atelier ! Si vous voulez<br />

chanter quelque chose, chantez de façon à<br />

ranimer l’âme et à donner du cœur au travail. À


ces mots, il entonna une folle chanson de chasse,<br />

avec des cris de halloh ! et de hussah ! Et il<br />

imitait les aboiements des chiens lorsqu’on les<br />

découple, les fanfares et les cris perçants des<br />

chasseurs, d’une voix si éclatante que les grandes<br />

tonnes en vibraient, et que tout l’atelier<br />

retentisssait du bruit de ses accents. Maître<br />

Martin se couvrit les oreilles de ses deux mains,<br />

et les enfants de femme Marthe (la veuve de<br />

Valentin), qui jouaient dans l’atelier, allèrent<br />

timidement se cacher sous les cuves. En ce<br />

moment, Rosa entra, étonnée, effrayée de ces cris<br />

terribles qui ne ressemblaient nullement à un<br />

chant. Dès que Conrad aperçut Rosa, il se tut, et<br />

se levant, il s’approcha d’elle en la saluant avec<br />

grâce. Puis, il dit d’une voix douce, les yeux<br />

animés : – Ma belle demoiselle, quelle douce<br />

lueur s’est répandue dans cette cabane lorsque<br />

vous y avez pénétré ! Oh ! si je vous avais<br />

aperçue plutôt, je n’aurais pas meurtri vos oreilles<br />

délicates par ma chanson de chasse. – Eh ! vous<br />

autres, ajouta-t-il en se tournant vers maître<br />

Martin et les deux compagnons, cessez donc de<br />

frapper d’une façon aussi abominable. Tant que


la charmante demoiselle nous honore de sa<br />

présence, il faut laisser reposer le maillet et la<br />

tringle. Sa douce voix seule doit se faire<br />

entendre !<br />

Reinhold et Frédéric se regardèrent avec<br />

surprise ; mais maître Martin se mit à rire aux<br />

éclats : – Allons, Conrad, s’écria-t-il, il est clair<br />

que vous êtes le plus grand fou qui ait jamais<br />

ceint le tablier ! Vous arrivez d’abord ici comme<br />

un héros sauvage, voulant tout ravager ; puis<br />

vous hurlez de manière à nous fendre les oreilles,<br />

et pour digne conclusion à toutes ces folies, vous<br />

traitez ma fillette Rosa comme une noble<br />

demoiselle, et vous lui parlez comme un<br />

gentilhomme amoureux. – Je connais fort bien<br />

votre charmante fille, maître Martin, dit Conrad<br />

avec abandon ; mais je vous dis que c’est la plus<br />

ravissante demoiselle qui soit sur terre, et plaise<br />

au ciel qu’elle permette au plus noble<br />

gentilhomme de la servir d’amour, et d’être son<br />

paladin !<br />

Maître Martin se tenait les côtés, il était sur le<br />

point d’étouffer ; enfin, il parvint à recouvrer la


parole après un long rire : – Bien, très bien, mon<br />

cher garçon ! dit-il. Regarde toujours Rosa<br />

comme une noble demoiselle, je te le permets.<br />

Mais aie la bonté de retourner à ton établi.<br />

Conrad resta comme enraciné à sa place, se<br />

frotta le front, et dit à voix basse : – C’est vrai. Et<br />

il obéit. Rosa prit place, comme elle avait<br />

coutume de le faire, sur un petit tonneau, que<br />

Reinhold avait soigneusement essuyé et que<br />

Frédéric avait roulé près d’elle. Les deux<br />

compagnons chantèrent. Maître Martin leur<br />

commanda de recommencer la chanson que<br />

l’impétueux Conrad avait interrompue, tandis que<br />

celui-ci, devenu silencieux et pensif, travaillait à<br />

son établi.<br />

Quand la chanson fut achevée, maître Martin<br />

leur dit : – Le ciel vous a accordé un don bien<br />

agréable, mes chers amis ! Vous ne pouvez pas<br />

imaginer combien je fais cas de l’art sublime de<br />

chanter. N’ai-je pas voulu aussi être maître<br />

chanteur jadis ; mais je n’ai jamais pu y parvenir ;<br />

et toutes mes peines ne m’ont valu que des<br />

dégoûts. Au concours de chant, je fais tantôt de


faux accords, tantôt de faux enjolivements et de<br />

fausses mélodies ; mais on dira : Ce que n’a pu<br />

faire le maître, ses compagnons le font.<br />

Dimanche prochain, après le prêche de midi, il y<br />

a une séance de chant dans l’église de Sainte-<br />

Catherine. Vous pouvez tous deux acquérir<br />

beaucoup d’honneur ; car avant le chant, il y a un<br />

concours auquel chaque étranger peut prendre<br />

part. – Et vous, ami Conrad, s’écria maître Martin<br />

en se tournant vers l’établi, n’avez-vous pas envie<br />

de monter au lutrin, pour entonner votre belle<br />

chanson de chasse ? – Ne raillez pas, mon cher<br />

maître, répondit Conrad sans lever les yeux.<br />

Chacun à sa place ! Tandis que vous vous<br />

réjouirez en écoutant les maîtres chanteurs, moi<br />

je prendrai mon plaisir sur la prairie commune.<br />

Ce que maître Martin avait espéré arriva.<br />

Reinhold monta au lutrin, et chanta des airs sur<br />

différents modes, qui réjouirent tous les maîtres<br />

chanteurs, bien que quelques-uns pensassent que<br />

le jeune homme avait une expression étrangère<br />

qu’ils ne savaient comment qualifier. Bientôt<br />

après, Frédéric prit la place de Reinhold, ôta sa<br />

barrette, et après avoir regardé quelques instants


autour de lui et du côté de Rosa qui soupira, il<br />

commença une magnifique cantate dans le ton<br />

fluant de Henri Frauenlob * . Tous les maîtres<br />

déclarèrent d’une même voix que nul d’entre eux<br />

n’égalait le jeune compagnon.<br />

Lorsque le soir fut venu et le concours de<br />

chant fini, maître Martin se rendit avec Rosa sur<br />

la prairie commune, afin de jouir de tous les<br />

plaisirs de cette journée. Il fut permis à Reinhold<br />

et à Frédéric de les accompagner. Rosa marchait<br />

entre eux deux. Frédéric enivré des louanges du<br />

maître, osa glisser à la jeune fille quelques<br />

paroles qu’elle sembla ne pas entendre. Elle se<br />

tournait plus volontiers vers Reinhold, qui lui<br />

contait mille histoires plaisantes à sa manière, et<br />

qui ne craignait pas de lui prendre quelquefois la<br />

main. On entendait déjà de loin les cris joyeux<br />

qui s’élevaient de la prairie. Arrivés à la place où<br />

les jeunes gens de la ville se livraient à toutes<br />

* Henri Frauenlob, ou le louangeur des femmes, fameux<br />

maître chanteur du temps. Toutes les femmes de Nuremberg<br />

suivirent son convoi funèbre, car il avait consacré tous ses vers<br />

à les chanter. Le Tr.


sortes d’exercices, ils entendirent le peuple qui<br />

criait : Gagné ! gagné ! – C’est encore lui le plus<br />

fort ! – Personne n’ose plus se présenter contre<br />

lui !<br />

Maître Martin vit, en pénétrant dans la foule,<br />

que les éloges du peuple ne s’adressaient à nul<br />

autre qu’à son compagnon Conrad, qui avait<br />

vaincu tous ses adversaires, dans la lutte, dans la<br />

course et dans le jet du palet. Au moment où<br />

maître Martin arriva, Conrad demandait s’il ne se<br />

trouverait personne pour s’exercer contre lui au<br />

jeu des épées émoussées ? Plusieurs jeunes<br />

patriciens, habitués à ce genre de combat,<br />

consentirent à descendre dans la lice. Mais en peu<br />

d’instants, Conrad les défit tous. Aussi ne se<br />

lassait-on pas de vanter sa vigueur et son adresse.<br />

Le soleil était descendu sous l’horizon, les<br />

feux du soir brunissaient, et les vapeurs de la nuit<br />

montaient lentement. Maître Martin, Rosa et les<br />

deux compagnons étaient établis non loin d’une<br />

cascade fraîche et murmurante. Reinhold faisait<br />

des récits ravissants de la lointaine Italie. Mais<br />

Frédéric, silencieux et satisfait, ne détournait pas


ses regards des beaux yeux de Rosa. Bientôt<br />

arriva Conrad, d’un pas incertain, et comme<br />

hésitant s’il devait se joindre à eux. Maître<br />

Martin lui cria : – Eh bien ! Conrad, approche. Tu<br />

t’es bravement comporté sur la prairie et tu<br />

mérites bien que je t’accueille comme un de mes<br />

bons compagnons. Ne sois pas intimidé, mon<br />

garçon. Assieds-toi près de moi, je te le permets.<br />

Conrad lança un regard perçant au maître qui<br />

lui faisait gracieusement signe de prendre place,<br />

et dit d’une voix sourde : – Je ne suis pas le<br />

moindrement intimidé et je ne vous ai pas<br />

demandé permission de m’asseoir là, ou de ne<br />

pas m’asseoir ; d’ailleurs je ne viens pas pour<br />

vous autres. J’ai jeté tous mes adversaires sur le<br />

sable, en vaillant chevalier, et je viens demander<br />

à la charmante demoiselle si pour prix de ma<br />

bravoure, elle daignera m’accorder le joli petit<br />

bouquet qu’elle porte.<br />

À ces mots, Conrad fléchit un genou devant<br />

Rosa qui détacha son bouquet en riant, et lui dit :<br />

– Je sais qu’un brave chevalier tel que vous, peut<br />

requérir un don d’une noble dame telle que moi ;


ecevez donc en signe d’honneur ce vieux<br />

bouquet fané.<br />

Conrad baisa le bouquet qu’elle lui présentait,<br />

et l’attacha à sa barrette, mais maître Martin se<br />

leva en s’écriant : – Assez de folies ! la nuit<br />

approche, regagnons le logis. Il se mit le premier<br />

en marche, Conrad prit avec respect le bras de<br />

Rosa. Reinhold et Frédéric les suivirent d’un air<br />

mécontent. Les bourgeois qu’ils rencontraient,<br />

s’arrêtaient et disaient : Voyez donc le riche<br />

tonnelier Tobias Martin avec sa jolie fille et ses<br />

beaux compagnons. Voilà de braves gens !<br />

VIII<br />

Comment femme Marthe parla avec Rosa<br />

des trois compagnons. – Querelle de<br />

Conrad avec maître Martin.<br />

Les jeunes filles ont coutume, dès le matin, de<br />

repasser avec complaisance dans leur esprit,


toutes les joies d’une fête de la veille, et le<br />

lendemain leur est souvent aussi doux que le jour<br />

même. C’est ainsi que le lendemain matin, la<br />

belle Rosa était assise dans sa chambre ; les<br />

mains jointes, la tête baissée, laissant reposer son<br />

rouet et son aiguille. Il se pouvait qu’elle entendît<br />

tantôt les chants de Frédéric et de Reinhold,<br />

tantôt qu’elle vît l’adroit Conrad terrassant ses<br />

adversaires, car elle murmurait tour à tour les<br />

paroles d’une chanson, ou bien elle disait à voix<br />

basse : Vous voulez mon bouquet ? Et alors une<br />

couleur plus vive brillait sur ses joues, ses<br />

regards étincelaient sous ses paupières abaissées,<br />

et de légers soupirs s’échappaient de son sein.<br />

Femme Marthe entra dans la chambre, et Rosa se<br />

réjouit de pouvoir raconter ce qui s’était passé<br />

dans l’église de Sainte-Catherine et sur la prairie<br />

commune. Lorsque Rosa eut achevé son récit,<br />

femme Marthe dit en souriant : – Eh bien, chère<br />

Rosa, vous pourrez donc bientôt choisir entre ces<br />

trois prétendus ? – Au nom du ciel, femme<br />

Marthe, comment l’entendez-vous ? moi ! trois<br />

prétendus ? – Ma chère Rosa, ne faites pas<br />

comme si vous ignoriez tout. Il faudrait vraiment


n’avoir point d’yeux ; il faudrait être entièrement<br />

aveuglé, pour ne pas voir que nos trois<br />

compagnons Reinhold, Frédéric et Conrad, ont un<br />

violent amour pour vous. – Que vous figurezvous<br />

donc, femme Marthe ? dit Rosa en mettant<br />

ses mains devant ses yeux. – Allons, enfant<br />

timide, dit femme Marthe en s’asseyant devant<br />

Rosa, regarde-moi bien fixement et ne cherche<br />

pas à nier que tu as remarqué depuis longtemps<br />

ce que les trois compagnons ont au fond du cœur.<br />

Le nieras-tu encore ! Tu vois bien que tu ne le<br />

peux pas. Il serait aussi bien merveilleux que les<br />

yeux d’une jeune fille ne vissent pas cela.<br />

Comme les regards se détachent de l’ouvrage,<br />

comme les chants prennent une autre mesure,<br />

comme tout s’anime, lorsque tu parais dans<br />

l’atelier ! Comme Reinhold et Frédéric<br />

commencent aussitôt leurs plus jolies chansons ;<br />

et comme le sauvage Conrad lui-même devient<br />

doux et amical ! Chacun s’empresse auprès de<br />

toi, et quel feu anime le visage de celui que tu<br />

favorises d’un regard, d’une parole ! – Ah ! ma<br />

fille, n’est-il pas bien agréable que de beaux<br />

jeunes gens rivalisent ainsi pour gagner ton


cœur ? Choisiras-tu l’un de ces trois ? lequel<br />

choisiras-tu ? voilà ce que je ne saurais dire, car<br />

tu les reçois tous bien, quoique... mais silence làdessus.<br />

Si tu venais à moi en disant : Conseillezmoi,<br />

femme Marthe, auquel de ces trois jeunes<br />

gens qui s’empressent autour de moi, dois-je<br />

donner mon cœur et ma main ? je te répondrais<br />

certainement : Si ton cœur ne te le désigne pas,<br />

renvoie-les tous les trois, au plus vite. – Mais<br />

Reinhold me plaît beaucoup, et aussi Frédéric et<br />

aussi Conrad, et puis j’ai bien quelque chose à<br />

dire contre chacun d’eux. – Oui, sans doute,<br />

chère Rosa, dirais-je, quand je vois si bien<br />

travailler les trois jeunes compagnons, je pense<br />

toujours à mon pauvre cher Valentin, et je dois<br />

dire qu’il n’aurait pas fait de meilleurs ouvrages,<br />

mais il avait un tout autre élan et une tout autre<br />

manière. On voyait qu’il y mettait toute son âme ;<br />

nos jeunes gens semblent avoir bien autre chose<br />

en tête que leur travail, et il semble qu’ils se<br />

soient imposé un fardeau qu’ils portent avec<br />

courage. C’est avec Frédéric que je m’entends le<br />

mieux ; c’est une douce et bonne âme. On dirait<br />

qu’il nous appartient davantage, à nous autres ; je


comprends tout ce qu’il dit, et ce qui me plaît<br />

surtout dans ce cher garçon, c’est qu’il t’aime<br />

avec toute la timidité d’un enfant, qu’il ose à<br />

peine te regarder et qu’il rougit chaque fois que<br />

tu lui parles.<br />

Tandis que femme Marthe parlait ainsi, une<br />

larme se montrait dans les yeux de Rosa. Elle se<br />

leva, et dit, le visage tourné vers la fenêtre : –<br />

Sans doute, j’aime aussi Frédéric, mais il ne faut<br />

pas mépriser Reinhold. – Comment pourrait-on le<br />

mépriser ? des trois compagnons, Reinhold est le<br />

plus beau. Quels yeux ! Non, quand il vous<br />

traverse de ses regards vifs et perçants, on ne peut<br />

le supporter. – Mais il y a dans toutes ses<br />

manières, quelque chose de si singulier, qui me<br />

fait vraiment peur. Je pense que maître Martin<br />

doit éprouver en voyant Reinhold travailler dans<br />

son atelier, ce que j’éprouverais, moi, si on me<br />

mettait un ustensile d’or et de diamants dans ma<br />

cuisine pour que je m’en servisse comme d’un<br />

meuble ordinaire : je n’oserais pas y toucher. Il<br />

parle, il raconte, et tout cela raisonne comme la<br />

plus douce musique, et l’on est entraîné malgré<br />

soi ; mais lorsque plus tard, je songe à ce qu’il a


dit, il se trouve que je n’ai pas compris le plus<br />

petit mot. Et lorsqu’il rit et qu’il plaisante à notre<br />

manière, et qu’il est tout à fait comme nous, il<br />

prend subitement l’air si distingué qu’il m’effraie<br />

sérieusement. Cependant, je ne puis dire qu’il ait<br />

l’air de certains gentilshommes ou de nos jeunes<br />

patriciens ; non, c’est autre chose. En un mot, il<br />

me semble, Dieu sait pourquoi, comme s’il avait<br />

rapport avec des esprits, et comme s’il<br />

appartenait à un autre monde. Conrad est un<br />

compagnon sauvage et désordonné, cependant il<br />

y a aussi en lui quelque chose de distingué qui ne<br />

va pas avec le tablier ; et puis, il agit comme s’il<br />

avait le droit de commander à tous les autres. Il y<br />

a peu de temps qu’il est ici, et il a déjà réussi à<br />

faire baisser la voix de maître Martin devant la<br />

sienne. Mais néanmoins Conrad est bon et<br />

honnête ; on ne peut lui garder rancune. Je l’aime<br />

mieux même que Reinhold, car bien qu’il parle<br />

furieusement haut, on comprend fort bien tout ce<br />

qu’il dit. Je parie qu’il a été soldat ; car il<br />

s’entend très bien à manier les armes, et il a des<br />

mots de chevalier qui ne lui vont pas mal. – Eh<br />

bien ! voyons, ma chère Rosa, dites-moi sans


détour, lequel des trois a su vous plaire ? – Ma<br />

bonne Marthe, ne m’interrogez pas ainsi. Tout ce<br />

que je puis vous dire, c’est que les manières de<br />

Reinhold ne me semblent pas aussi effrayantes<br />

que vous le dîtes. Il est vrai qu’il a d’autres<br />

façons que ses camarades, mais ses entretiens me<br />

causent beaucoup de charme, sa conversation est<br />

pour moi comme un beau jardin rempli de fleurs<br />

inconnues, que je me plais à contempler ; et<br />

depuis que Reinhold est venu ici, maintes choses<br />

qui me semblaient tristes et arides ont pris à mes<br />

yeux une couleur vive et un attrait puissant.<br />

Femme Marthe se leva, et menaçant Rosa du<br />

doigt, elle s’éloigna en disant : – Ah ! ah ! Rosa.<br />

C’est donc Reinhold ! Je n’aurais jamais<br />

soupçonné cela. – Je vous en prie, femme<br />

Marthe, dit Rosa en l’accompagnant jusqu’à la<br />

porte ; ne soupçonnez rien, et laissez le temps<br />

accomplir les volontés du ciel.<br />

Cependant l’atelier de maître Martin était fort<br />

animé. Il avait pris des ouvriers et des apprentis<br />

pour exécuter ses nouvelles commandes, et le<br />

bruit du marteau, celui du maillet, retentissait au


loin. Reinhold venait de terminer le tracé de la<br />

grande tonne destinés à l’évêque de Bamberg, et<br />

il l’avait si bien entrepris, à l’aide de Frédéric et<br />

de Conrad, que la joie de maître Martin était<br />

extrême. Celui-ci s’écria à plusieurs reprises : –<br />

Voilà ce qui se nomme un beau travail ! Ce sera<br />

une tonne comme il n’en est pas encore sorti de<br />

mon atelier, à l’exception de mon chef-d’œuvre !<br />

Les trois compagnons se mirent alors à<br />

enfoncer les cercles à grands coups de maillets, et<br />

tout l’édifice retentit de leurs frappements<br />

cadencés. Le vieux Valentin rabotait avec ardeur,<br />

et femme Marthe, ses deux plus petits enfants sur<br />

ses genoux, était assise derrière Conrad, tandis<br />

que les autres plus âgés couraient et se<br />

poursuivaient, armés de longs bâtons. C’était un<br />

joyeux tumulte, et l’on aperçut à peine maître<br />

Holzschuer qui entra gravement dans l’atelier.<br />

Maître Martin vint au-devant de lui, et s’informa<br />

poliment du motif de sa visite. – Eh ! je veux voir<br />

encore une fois mon brave Frédéric qui travaille<br />

là avec tant d’ardeur, répondit Holzschuer. Et<br />

puis, mon cher maître Martin, j’ai besoin pour ma<br />

cave d’une tonne solide, et je viens vous prier de


me la faire. Voyez donc, voilà justement que vos<br />

compagnons achèvent un tonneau tel qu’il m’est<br />

nécessaire ; vous pourrez me le laisser. Dites-moi<br />

seulement le prix.<br />

Reinhold, qui s’était assis quelques instants<br />

sur l’établi pour se reposer et prendre haleine,<br />

entendit les paroles de maître Holzschuer, et<br />

tournant vers lui la tête, il répondit : – Eh ! mon<br />

cher maître Holzschuer, renoncez à votre envie ;<br />

car cette tonne que nous travaillons là est destinée<br />

à son altesse l’évêque de Bamberg.<br />

Maître Martin, les mains croisées sur le dos, le<br />

pied gauche en avant, sa tête rejetée en arrière,<br />

jeta un regard étincelant sur la tonne, et dit avec<br />

fierté : – Mon cher maître, seulement au choix du<br />

bois et à la propreté du travail, vous auriez pu<br />

remarquer qu’un tel chef-d’œuvre ne pouvait être<br />

destiné qu’à une cave de prince. Mon compagnon<br />

Reinhold a bien parlé. Renoncez à votre envie ;<br />

mais quand le temps des vendanges sera passé, je<br />

vous ferai faire une bonne tonne, bien solide,<br />

comme il en faut une pour votre cave.<br />

Maître Holzschuer, irrité de l’orgueil de maître


Martin, prétendit au contraire que ses pièces d’or<br />

étaient d’un aussi bon poids que celles de<br />

l’évêque de Bamberg, et que, pour son argent, il<br />

aurait quelque autre part une tonne tout aussi<br />

belle. Maître Martin, plein de colère, eut peine à<br />

se contenir pour ne pas offenser le vieux maître,<br />

honoré dans toute la bourgeoisie ; mais, en ce<br />

moment, sa fureur concentrée éclata contre<br />

Conrad, qui frappait si violemment de son<br />

maillet, qu’il semblait avoir dessein de tout briser<br />

sous ses coups. – Conrad, enragé ! coquin !<br />

s’écria maître Martin. Veux-tu donc briser ce<br />

tonneau, en frappant dessus comme un aveugle !<br />

– Oh ! oh ! répondit Conrad en regardant le<br />

maître d’un air ironique. Pourquoi pas, père<br />

Martin ? En parlant ainsi, il redoubla de coups sur<br />

le tonneau dont les cercles éclatèrent, et dont les<br />

douves, en se détachant, renversèrent Reinhold<br />

du banc d’échafaudage sur lequel il était monté.<br />

Hors de lui, de rage et de colère, Maître Martin<br />

arracha des mains du vieux Valentin un bâton<br />

qu’il rabotait, et s’élançant sur Conrad, il l’en<br />

frappa vigoureusement sur les épaules, en le<br />

traitant de chien maudit. Dès que Conrad se sentit


frappé, il se retourna vivement et resta quelques<br />

moments immobile, comme éperdu ; mais bientôt<br />

ses yeux étincelèrent de rage, ses dents se<br />

choquèrent avec violence, et il s’écria : – Me<br />

battre ! me battre ! D’un bond, il s’élance à bas<br />

de l’échafaud, et ramassant la hache, il en porta<br />

un coup si vigoureux à maître Martin, qu’il lui<br />

eût abattu la tête, si Frédéric n’eût poussé de côté<br />

le vieux tonnelier qui reçut seulement au bras une<br />

blessure d’où l’on vit couler le sang. Lourd et peu<br />

ingambe, maître Martin perdit l’équilibre et<br />

tomba. Tout le monde se jeta devant le furieux<br />

Conrad, qui élevait en l’air sa hache sanglante, et<br />

qui criait, d’une voix épouvantable : Il faut que je<br />

l’envoie dans les enfers ! À ces mots, il repoussa<br />

avec vigueur ceux qui l’entouraient, et il se<br />

disposait à porter au maître un second coup qui<br />

eût infailliblement achevé ses jours, lorsque<br />

Rosa, pâle d’effroi, parut à la porte de l’atelier.<br />

Dès que Conrad l’aperçut, il resta immobile<br />

comme une statue, sa hache levée. Puis il la jeta<br />

loin de lui, se frappa la poitrine de ses deux<br />

mains, s’écria d’une voix sourde : Ô ciel ! qu’aije<br />

fait ! et s’échappa. Personne ne songea à


l’arrêter.<br />

On releva à grand-peine le pauvre maître<br />

Martin. Il se trouva que la hache n’avait touché<br />

que l’épaisse enveloppe de graisse qui recouvrait<br />

le bras, et que la blessure était légère. On retira,<br />

du milieu des cercles et des douves le vieux<br />

maître Holzschuer que Martin avait entraîné dans<br />

sa chute, et l’on s’efforça d’apaiser les enfants de<br />

Marthe, qui pleuraient et criaient d’effroi. Pour le<br />

vieux maître Martin, il était tout stupéfait, et<br />

disait que si ce compagnon endiablé ne lui avait<br />

pas gâté son plus beau tonneau, il serait satisfait<br />

et ne s’inquiéterait pas de sa blessure. On apporta<br />

une litière pour les deux vieux maîtres ; car<br />

Holzschuer avait aussi reçu quelques contusions<br />

dans sa chute. Il maudit un métier qui mettait<br />

sans cesse à la main des instruments de meurtre,<br />

et conjura Frédéric de reprendre la noble<br />

profession de modeleur, qui réjouissait la vue par<br />

de gracieuses images. Frédéric et Reinhold<br />

retournèrent tristement à la ville, lorsque la nuit<br />

fut venue. Tandis qu’ils cheminaient, ils<br />

entendirent gémir sur la route, et aperçurent la<br />

taille gigantesque de Conrad. – Ah ! mes chers


amis, leur dit celui-ci, ne vous détournez pas de<br />

moi. Vous me regardez certainement comme un<br />

misérable altéré de sang, mais je ne le suis<br />

nullement. Je ne pouvais agir autrement. Je<br />

devais tuer le vieux maître, et si je faisais mon<br />

devoir, je vous suivrais et j’irais lui fendre la tête<br />

dans son logis. Mais non, non ! Tout est fini,<br />

vous ne me reverrez plus. Saluez la belle Rosa.<br />

Dites-lui que je conserverai son bouquet, toute<br />

ma vie, même si... mais vous entendrez parler de<br />

moi.<br />

Adieu ! mes braves compagnons ! Et il<br />

s’échappa à travers la campagne. – Il y a quelque<br />

chose de singulier dans ce garçon, dit Reinhold,<br />

nous ne pouvons juger son action à la mesure<br />

ordinaire. Peut-être saurons-nous un jour ce<br />

mystère.<br />

IX<br />

Reinhold quitte la maison de maître Martin.


Autant l’atelier de maître Martin avait offert<br />

un joyeux aspect, autant alors l’apparence en était<br />

triste. Reinhold, incapable de travailler, se tenait<br />

dans sa chambre ; maître Martin, le bras en<br />

écharpe, pestait et jurait sans cesse contre le<br />

méchant compagnon qui l’avait quitté. Rosa,<br />

femme Marthe elle-même et ses enfants, évitaient<br />

le lieu de cette scène folle, et les coups du maillet<br />

de Frédéric, qui travaillait seul à la grande tonne<br />

de l’évêque, retentissaient solitairement dans<br />

l’atelier, comme, au triste temps d’hiver, la<br />

cognée du bûcheron retentit dans les bois.<br />

Un chagrin profond remplissait l’âme de<br />

Frédéric ; car il croyait avoir vu clairement que<br />

ses soupçons étaient fondés. Il ne doutait pas que<br />

Rosa n’aimât Reinhold. Elle lui avait toujours<br />

adressé de doux sourires, d’aimables paroles, et<br />

maintenant elle préférait rester seule dans sa<br />

chambre, et ne se montrait plus dans l’atelier où<br />

elle ne devait pas le revoir. Un dimanche, par une<br />

belle journée, maître Martin, qui était rétabli de<br />

sa blessure, engagea son jeune compagnon à<br />

venir avec lui et sa fille, sur la prairie commune ;<br />

mais Frédéric refusa cette invitation, et courut,


accablé de douleur, errer près du hameau, où pour<br />

la première fois il avait vu Rosa. Il se jeta sur la<br />

petite pelouse émaillée de fleurs ; et en songeant<br />

que la lueur d’espoir, qui l’avait ramené dans sa<br />

ville natale, venait de s’obscurcir au moment où<br />

il se croyait au but, ses larmes coulèrent sur les<br />

fleurs qui inclinaient mélancoliquement leurs<br />

têtes, comme si elles eussent partagé les chagrins<br />

du jeune compagnon. Ces larmes le soulagèrent.<br />

Le vent du soir murmurait dans les noirs<br />

feuillages comme des paroles consolantes, et de<br />

longues bandes dorées, qui s’élevaient sur le ciel<br />

sombre, lui semblaient des indices de joie et de<br />

bonheur. Frédéric se leva, et se dirigea vers le<br />

hameau. Il crut alors entendre comme le pas de<br />

Reinhold retentir derrière lui, ainsi qu’il l’avait<br />

entendu le jour où il l’avait rencontré en ce lieu.<br />

Toutes les paroles que Reinhold lui avait dites se<br />

réveillèrent à sa pensée, lorsqu’enfin il se souvint<br />

du récit que Reinhold lui avait fait de la lutte des<br />

deux peintres, il lui sembla qu’un voile tombait<br />

de ses yeux. Il était bien certain que Reinhold<br />

avait déjà vu Rosa, qu’il l’avait déjà aimée. Cet<br />

amour seul l’amenait à Nuremberg, et les deux


peintres n’étaient autres que lui-même et<br />

Frédéric ; le prix pour lequel ils rivalisaient, que<br />

la belle Rosa. – Frédéric crut entendre une voix<br />

lui répéter les paroles que Reinhold avait dites :<br />

Des amis doivent rivaliser noblement, sans envie<br />

et sans haine. – Oui ! s’écria-t-il, c’est à un ami<br />

que je vais m’adresser ; il m’ouvrira son cœur, il<br />

me dira lui-même si tout espoir est perdu !<br />

La matinée était déjà avancée, lorsque<br />

Frédéric vint frapper à la chambre de Reinhold.<br />

Comme rien ne se faisait entendre, il poussa la<br />

porte qui n’était pas fermée, et entra. Mais tout à<br />

coup il recula de surprise. Rosa, dans l’éclat de<br />

toutes ses grâces, de tous ses charmes, son image<br />

du moins, admirablement peinte, et de grandeur<br />

naturelle, s’offrait à lui merveilleusement éclairée<br />

par les rayons du soleil levant. Le bâton de<br />

peintre jeté sur la table, les couleurs fraîchement<br />

broyées, étendues sur la palette, témoignaient<br />

qu’on venait de travailler au tableau. – Ô Rosa !<br />

Rosa ! murmura Frédéric perdu dans ses pensées.<br />

Reinhold, qui était entré doucement derrière<br />

lui, lui frappa sur l’épaule en riant : Eh bien,


Frédéric, lui dit-il, que penses-tu de mon<br />

tableau ? – Frédéric le pressa contre son cœur et<br />

s’écria : Ô mon ami, je comprends tout<br />

maintenant. Peintre habile, tu as remporté le prix,<br />

et j’étais trop chétif pour te le disputer ! Que suisje<br />

près de toi ? qu’est mon art près du tien ?<br />

Hélas ! et moi aussi, j’avais quelques pensées en<br />

l’âme ! Ne ris pas de moi, mon cher Reinhold...<br />

Vois, je songeais à reproduire Rosa dans une<br />

attitude gracieuse, et à modeler son buste en<br />

argent le plus fin ! Mais toi ! toi !... Qu’elle est<br />

belle ! comme elle nous sourit, comme elle brille<br />

de tous ses charmes ! Ah ! Reinhold, Reinhold !<br />

homme plus qu’heureux ! oui, ce que tu as prédit<br />

est arrivé ! nous avons lutté ensemble, tu as<br />

vaincu, tu devais vaincre, et cependant mon cœur<br />

t’appartient tout entier. Mais il faut que je quitte<br />

cette maison, que j’abandonne cette ville ; je ne<br />

puis le supporter plus longtemps ; j’expirerais,<br />

s’il me fallait revoir Rosa maintenant. Pardonnemoi,<br />

mon digne, mon noble ami. Aujourd’hui<br />

même, dans ce moment, il faut que je fuie, et que<br />

je fuie bien loin ! partout où me poussera mon<br />

désespoir, la blessure de mon cœur.


À ces mots, Frédéric voulut sortir ; mais<br />

Reinhold le retint et lui dit doucement : – Tu ne<br />

partiras pas, car tout peut s’arranger autrement<br />

que tu ne le penses. Il est temps de dire tout ce<br />

que je t’ai caché jusqu’à ce jour. Tu sais<br />

maintenant que je ne suis pas un tonnelier, mais<br />

un peintre ; j’espère qu’en voyant ce tableau, tu<br />

as aussi appris que j’ai acquis quelque gloire dans<br />

ma profession. Dans les premières années de ma<br />

jeunesse, je passai en Italie, le pays de l’art ; là je<br />

parvins à attirer sur moi l’attention de quelques<br />

grands maîtres, dont le feu divin entretint<br />

l’étincelle que je portais en moi. Je parvins à la<br />

célébrité ; mes tableaux furent recherchés dans<br />

toute l’Italie, et le noble duc de Florence<br />

m’appela à sa cour. Dans ce temps, je ne voulais<br />

pas entendre parler de la peinture allemande, et,<br />

sans avoir vu vos tableaux, je parlais sans cesse<br />

de la sécheresse et du mauvais dessin de vos<br />

Dürer et de vos Cranach. Mais un jour, un<br />

brocanteur de tableaux apporta un petit tableau de<br />

Madone du vieux Dürer dans la galerie du grandduc.<br />

Cette composition me saisit vivement ; elle<br />

fit cesser tout cet engouement pour la douceur


des tableaux d’Italie, et je résolus sur l’heure<br />

d’aller contempler en Allemagne les chefsd’œuvre<br />

pour lesquels j’éprouvais déjà de<br />

l’enthousiasme. J’arrivais ici, à Nuremberg, et en<br />

voyant Rosa, je crus retrouver l’image animée de<br />

cette madone qui m’avait causé tant d’extases<br />

délicieuses. Il m’arriva comme à toi, mon cher<br />

Frédéric, je devins tout amour. Je ne voyais plus<br />

que Rosa ; je ne songeais qu’à elle : toute autre<br />

pensée avait disparu de mon âme, et l’art même<br />

ne me semblait valoir quelque chose que parce<br />

que je pouvais peindre et dessiner mille fois cette<br />

figure céleste. Je songeais à approcher de la jeune<br />

fille avec le sans-façon de l’Italie, mais tous mes<br />

efforts furent vains. Il m’était impossible de<br />

pénétrer dans la maison de maître Martin sous un<br />

prétexte spécieux. Je songeais enfin à<br />

m’annoncer comme un prétendu ; mais j’appris<br />

que maître Martin avait résolu de ne donner sa<br />

fille qu’à un compagnon tonnelier. J’eus alors<br />

l’aventureuse idée d’aller apprendre cette<br />

profession à Strasbourg, et de revenir travailler<br />

dans l’atelier de maître Martin ; j’abandonnai le<br />

reste à la Providence. Tu sais comment j’ai


exécuté mon projet, mais il faut que tu saches<br />

aussi que maître Martin m’a dit, il y a quelques<br />

jours, que je ferais un excellent maître tonnelier,<br />

et qu’il m’accepterait avec plaisir pour gendre,<br />

car il voyait bien que Rosa m’écoutait avec<br />

plaisir. – Peut-il en être autrement ! s’écria<br />

Frédéric au désespoir. Oui, Rosa doit<br />

t’appartenir. Je n’étais pas digne de posséder un<br />

tel trésor ! – Tu oublies, frère, reprit Reinhold,<br />

que Rosa n’a pas encore confirmé les paroles du<br />

rusé père Martin ? Il est vrai que Rosa s’est<br />

toujours montrée amicale et bienveillante avec<br />

moi ; mais qu’il y a loin de là à l’amour ! –<br />

Promets-moi, mon frère, de rester calme trois<br />

jours encore, et de travailler comme d’ordinaire à<br />

l’atelier. Je pourrais y travailler aussi, mais<br />

depuis que je m’occupe de ce tableau, ce<br />

misérable métier que nous faisons là dehors me<br />

cause un dégoût horrible. Je ne pourrais jamais<br />

reprendre un maillet à la main, quoi qu’il en pût<br />

arriver. Le troisième jour, je te dirai sincèrement<br />

où j’en suis avec Rosa. Si j’étais réellement le<br />

plus heureux, celui à qui elle donne son amour, il<br />

te faudra partir et apprendre que le temps guérit


les plus cruelles blessures !<br />

Frédéric promit d’attendre son destin. Le<br />

troisième jour (Frédéric avait soigneusement<br />

évité les regards de Rosa), le cœur lui trembla de<br />

crainte et d’attente. Il se glissa, tout en rêvant,<br />

dans l’atelier, et sa maladresse excita plusieurs<br />

fois l’humeur de maître Martin. En général, le<br />

maître semblait avoir éprouvé quelque chose qui<br />

lui ravissait toute sa gaieté. Il parla beaucoup de<br />

vile ruse et d’ingratitude, sans expliquer plus<br />

clairement ce qu’il entendait par ces mots.<br />

Lorsque le soir fut enfin venu, et que Frédéric<br />

revint à la ville, un cavalier, qu’il reconnut pour<br />

Reinhold, s’avança à sa rencontre. Dès que<br />

Reinhold aperçut Frédéric, il lui cria : – Ah ! je te<br />

cherchais. À ces mots, il descendit de son cheval<br />

dont il passa la bride sous son bras, et prit son<br />

ami par la main. – Marchons un peu ensemble,<br />

dit-il.<br />

Frédéric remarqua que Reinhold était vêtu<br />

comme à leur première rencontre, et que son<br />

cheval portait une valise. Reinhold était pâle et<br />

défait. – Bien du bonheur ! s’écria-t-il, non sans


quelque violence. Allons, mon frère, tu peux<br />

frapper maintenant sans relâche sur tes tonneaux,<br />

je te cède la place. Je viens de prendre congé de<br />

la belle Rosa et du digne maître Martin. – Quoi !<br />

s’écria Frédéric qui sembla frappé d’une<br />

commotion électrique, quoi ! tu pars lorsque<br />

maître Martin t’agrée pour gendre, lorsque tu es<br />

aimé de sa fille ! – Frère, répondit Reinhold, c’est<br />

ta jalousie qui t’a fait supposer tout cela. Il est<br />

certain que Rosa m’eût accepté pour mari, par<br />

obéissance, mais il n’y a pas dans son cœur une<br />

étincelle d’amour. Ah ! ah ! j’aurais pu devenir<br />

un parfait tonnelier, cercler et rogner toute la<br />

semaine, aller le dimanche avec ma digne femme<br />

à l’église de Sainte-Catherine ou à celle de Saint-<br />

Sébald, et le soir me promener sur la prairie<br />

commune, une année comme l’autre, jusqu’à la<br />

dernière ! – Ne raille pas de la vie simple et<br />

innocente des paisibles bourgeois, dit Frédéric en<br />

interrompant les amers éclats de rire de Reinhold.<br />

Si Rosa ne t’aime pas, ce n’est pas sa faute ; mais<br />

tu es si vif, si emporté. – Tu as raison, dit<br />

Reinhold. Mais c’est ma sotte manie de me<br />

plaindre comme un enfant, lorsque je me crois


offensé. Tu penses sans doute que j’ai parlé à<br />

Rosa de mon amour et de la bonne disposition de<br />

son père : Des larmes ont alors coulé de ses yeux,<br />

sa main a tremblé dans les miennes. En<br />

détournant son visage, elle a murmuré : « Il faut<br />

bien que j’obéisse à mon père ! » J’en ai eu assez.<br />

Il faut que je te fasse bien comprendre mon<br />

singulier mécontentement, cher Frédéric. Tu<br />

sentiras que je me suis trompé moi-même. En<br />

travaillant au portrait de Rosa, mon cœur était<br />

redevenu calme ; j’avais satisfait en peintre une<br />

passion de peintre. Ce misérable état de tonnelier<br />

me semblait odieux, et lorsque la vie réelle se<br />

trouve si proche, que je me vis à la veille de<br />

m’affubler d’un mariage et d’une maîtrise, je crus<br />

que j’allais entrer dans un cachot et me faire<br />

garrotter tout le reste de ma vie. Comment la<br />

vierge céleste que je porte en mon cœur, peut-elle<br />

devenir ma femme ? Non ! Elle doit<br />

éternellement briller de la jeunesse, de la grâce et<br />

de la beauté que mon imagination lui a départies.<br />

Ah ! que mes désirs sont impatients ! Comment<br />

pourrais-je renoncer à mon art divin ? Bientôt je<br />

me baignerai de nouveau dans ton atmosphère


embrasée, magnifique pays, patrie de tous les<br />

arts ! Les deux amis étaient arrivés à un endroit<br />

où le chemin que devait suivre Reinhold prenait<br />

une autre direction. – Séparons-nous ici, dit-il ; il<br />

pressa longtemps Frédéric contre son cœur,<br />

s’élança sur son coursier et partit en plein galop.<br />

Frédéric le regarda longtemps sans proférer une<br />

parole, et revint lentement au logis, assiégé par<br />

les pensées les plus contradictoires.<br />

X<br />

Comment Frédéric fut chassé de<br />

l’atelier de maître Martin.<br />

Le jour suivant, maître Martin travailla<br />

silencieusement et d’un air sombre à la tonne de<br />

l’évêque de Bamberg, et Frédéric, de son côté,<br />

fort affligé du départ de Reinhold, ne prononçait<br />

pas une parole, et se gardait surtout de chanter.<br />

Enfin, maître Martin jeta son maillet de côté,


croisa ses bras, et dit d’un ton d’accablement : –<br />

Voilà Reinhold parti aussi ! C’était un peintre<br />

distingué, et il se moquait de moi avec sa<br />

tonnellerie. Si j’avais soupçonné cela, lorsqu’il<br />

vint dans ma maison avec toi, comme je lui aurais<br />

montré la porte ! Un visage aussi ouvert, aussi<br />

honnête, et un cœur rempli de mensonges et de<br />

ruse ! – Allons, il est parti ; et tu t’en tiendras<br />

fidèlement à ton métier. Qui sait jusqu’où nous<br />

nous rapprocherons, si tu deviens un bon maître<br />

et que Rosa te trouve à son gré ? – Tu me<br />

comprends, tu pourras me la demander. Il reprit<br />

son maillet et se mit à travailler avec ardeur.<br />

Frédéric ne pouvait se rendre compte de<br />

l’impression qu’il éprouvait ; mais les paroles de<br />

maître Martin déchiraient son cœur et lui ôtaient<br />

tout espoir. Rosa reparut dans l’atelier, pour la<br />

première fois après une longue absence ; mais<br />

elle était triste, et Frédéric crut remarquer qu’elle<br />

avait les yeux rouges. – Elle a pleuré pour lui,<br />

elle l’aime donc, se dit-il, et il n’osa pas lever une<br />

seule fois les yeux vers celle qu’il chérissait<br />

inexprimablement.<br />

La grande tonne était achevée, et ce ne fut


qu’en contemplant ce bel ouvrage, que maître<br />

Martin recouvra sa bonne humeur. – Oui, mon<br />

fils, dit-il en frappant sur l’épaule de Frédéric,<br />

j’en reste là, si tu réussis à gagner les bonnes<br />

grâces de Rosa, et si tu fais un digne chefd’œuvre,<br />

tu deviendras mon gendre. Et tu pourras<br />

aussi te faire agréger à la noble corporation des<br />

maîtres chanteurs, et t’acquérir beaucoup<br />

d’honneur.<br />

La tâche augmenta tellement chez maître<br />

Martin, qu’il se vit forcé de prendre deux<br />

compagnons, vigoureux travailleurs, mais gens<br />

grossiers, démoralisés dans leurs longues<br />

tournées. Au lieu des propos joyeux et agréables<br />

des jeunes compagnons, on n’entendait plus dans<br />

l’atelier de maître Martin que des plaisanteries<br />

vulgaires ; et de disgracieuses chansons de<br />

taverne avaient remplacé les chants harmonieux<br />

de Reinhold et de Frédéric. Rosa ne se montrait<br />

plus dans l’atelier, et Frédéric ne la voyait que<br />

rarement et à la dérobée. Lorsque alors il la<br />

regardait en soupirant et qu’il lui disait : – Ah !<br />

Rosa, si je vous revoyais aussi contente qu’au<br />

temps de Reinhold !... Elle baissait les yeux en


ougissant et murmurait : « Avez-vous quelque<br />

chose à me dire, Frédéric ? » Mais Frédéric<br />

gardait timidement le silence, et l’heureux<br />

moment s’enfuyait aussi rapidement qu’un éclair<br />

qui resplendit dans la nuit et disparaît aussitôt<br />

qu’on l’aperçoit. Maître Martin insistait pour que<br />

Frédéric fit son chef-d’œuvre. Il avait choisi son<br />

plus beau bois de chêne, sans la moindre rayure,<br />

conservé depuis cinq ans dans son atelier, et<br />

personne, que le vieux Valentin, ne devait aider<br />

Frédéric dans son travail. Mais la présence des<br />

grossiers compagnons, avec lesquels il vivait,<br />

avait rendu sa profession de tonnelier odieuse au<br />

pauvre Frédéric, et il frémissait en songeant que<br />

cette œuvre allait décider de sa vie. Il savait qu’il<br />

serait malheureux en se livrant à un genre de vie<br />

entièrement contraire à sa vocation. Le portrait de<br />

Rosa peint par Reinhold était sans cesse présent à<br />

sa pensée ; et son art lui semblait plus noble que<br />

jamais. Souvent, lorsque le sentiment déchirant<br />

de sa situation s’emparait trop fortement de son<br />

âme, il se rendait dans l’église de Saint-Sébald.<br />

Là, il restait, durant plusieurs heures, à<br />

contempler le beau monument de Peter Fischer,


et il s’écriait : – Est-il une plus belle tâche sur la<br />

terre, que celle d’exécuter ces sublimes travaux !<br />

Et lorsqu’il lui fallait revenir à ses douves et à ses<br />

cercles, lorsqu’il songeait à la manière dont il<br />

fallait mériter la main de Rosa, il lui semblait<br />

qu’une main de fer comprimât son cœur, et que<br />

les tourments qu’il éprouvait dussent bientôt<br />

terminer ses jours. Reinhold venait souvent à lui,<br />

dans ses rêves, et il lui présentait d’admirables<br />

dessins, de magnifiques esquisses de sculpture,<br />

dans lesquels Rosa apparaissait d’une façon<br />

merveilleuse, tantôt sous la forme d’une fleur,<br />

tantôt sous l’apparence d’un ange avec des ailes.<br />

Mais il y remarquait toujours quelque chose, et il<br />

s’aperçut que Reinhold avait oublié de placer un<br />

cœur dans le sein de Rosa, et Frédéric le dessinait<br />

lui-même. – Sa situation devenait chaque jour<br />

plus cruelle, chaque jour l’état de tonnelier lui<br />

inspirait plus de dégoût, et il allait chercher des<br />

consolations auprès de son vieux maître<br />

Holzschuer. Celui-ci permit à Frédéric de<br />

commencer dans son atelier un ouvrage dont il<br />

avait eu l’idée et pour lequel il avait réservé<br />

depuis longtemps ses économies. Il arriva donc


que Frédéric ne travaillât plus dans l’atelier de<br />

maître Martin, et que plusieurs mois se passèrent<br />

sans qu’il touchât à son chef-d’œuvre. Maître<br />

Martin lui reprocha doucement son oisiveté, et<br />

Frédéric fut contraint de reprendre le maillet et la<br />

hache. Tandis qu’il travaillait, maître Martin<br />

s’approcha de lui et regarda les douves qu’il avait<br />

préparées. Tout à coup, le vieux maître devint<br />

rouge de colère : – Eh quoi ! est-ce là un travail ?<br />

dit-il. Un apprenti qui serait depuis trois jours<br />

dans l’atelier se montrerait plus habile. Frédéric,<br />

quel démon te harcèle depuis quelque temps ?<br />

Maudit compagnon, quel plaisir trouves-tu à me<br />

gâter ainsi mon beau bois de chêne ?<br />

Frédéric ne put se contenir plus longtemps, il<br />

jeta sa hache loin de lui, et s’écria : – Maître, tout<br />

est fini ! Non, et dût-il m’en coûter la vie, je ne<br />

puis plus travailler à ce vil métier, quand mon<br />

âme m’appelle à une plus noble profession.<br />

J’adore votre Rosa ; c’est pour elle que j’ai<br />

travaillé depuis si longtemps ; maintenant, je le<br />

sais, elle est perdue pour moi, j’en mourrai de<br />

chagrin, mais je ne puis résister ; je retourne chez<br />

mon digne et vieux maître Jean Holzschuer que


j’avais indignement abandonné.<br />

Les yeux de maître Martin brillaient comme<br />

des charbons ardents. Il se trouvait hors d’état de<br />

parler, et balbutiait seulement : – Quoi ! toi<br />

aussi ? Ruse et mensonge !... me tromper... la<br />

tonnellerie, un vil métier !... loin de moi,<br />

misérable !... éloigne-toi...<br />

À ces mots, maître Martin prit Frédéric par les<br />

épaules, et le jeta hors de son atelier. Les ris<br />

moqueurs des compagnons et des apprentis le<br />

poursuivirent. Le vieux Valentin seul joignit les<br />

mains et dit à voix basse : – J’avais bien<br />

remarqué que notre jeune compagnon avait en<br />

tête quelque chose de mieux que nos tonneaux.<br />

Femme Marthe pleura et ses petits enfants se<br />

lamentaient, car Frédéric jouait souvent avec eux<br />

et leur apportait maintes friandises.<br />

Quelle que fût la colère de maître Martin<br />

contre Reinhold et Frédéric, il ne pouvait se<br />

dissimuler que toutes les joies, que tous les<br />

plaisirs avaient disparu avec eux. Ses nouveaux<br />

compagnons ne lui causaient que des ennuis et


des tourments. Il était forcé de s’occuper de tous<br />

les détails, et nul ouvrage ne se faisait à son gré.<br />

Un jour qu’il était accablé de soucis, il se mit à<br />

soupirer et s’écria : – Ah ! Reinhold ; ah !<br />

Frédéric ; si vous ne m’aviez pas si indignement<br />

trompé, vous seriez devenus d’excellents<br />

tonneliers ! Il se trouvait si découragé, qu’il<br />

songeait quelquefois à renoncer entièrement au<br />

travail.<br />

C’est dans une telle disposition, qu’il se<br />

trouvait un soir assis devant sa porte, lorsque<br />

maître Jacobus Paumgartner et le vieux Johannes<br />

Holzschuer vinrent inopinément à lui. Maître<br />

Martin pensa qu’il serait question de Frédéric, et<br />

en effet, après avoir pris place dans la grandsalle,<br />

maître Jacobus amena la conversation sur le<br />

jeune ciseleur, et Holzschuer se mit à le louer de<br />

toutes façons. Il dit que Frédéric était destiné non<br />

pas seulement à devenir un habile orfèvre, mais<br />

un célèbre fondeur, et à marcher sur les traces<br />

glorieuses de Peter Fischer. Maître Paumgartner<br />

reprit à son tour, et plaignit le pauvre garçon si<br />

fort maltraité par maître Martin ; puis ils<br />

intercédèrent de concert en sa faveur, car Rosa ne


pouvait, à leur avis, trouver un meilleur époux.<br />

Maître Martin les laissa parler jusqu’à la fin,<br />

alors il ôta sa barrette et leur dit en riant : – Mes<br />

chers maîtres, vous défendez bien ce jeune gars<br />

qui m’a joué si honteusement ; aussi je lui<br />

pardonne : mais pour Rosa, qu’il n’en soit jamais<br />

question.<br />

En ce moment Rosa parut, pâle et les yeux<br />

rouges. Elle posa des verres, du vin sur la table. –<br />

Allons, dit Holzschuer, il faudra donc que je cède<br />

à ce pauvre Frédéric, qui veut quitter son pays<br />

pour toujours. Il a fait un bel ouvrage chez moi,<br />

et si vous le permettez, mon cher maître, il<br />

l’offrira à Rosa en souvenir de lui.<br />

À ces mots, maître Holzschuer tira de sa poche<br />

une petite coupe d’argent supérieurement<br />

travaillée, et la présenta à maître Martin, qui était<br />

grand amateur des ustensiles précieux et qui<br />

l’examina avec beaucoup d’intérêt. Il était<br />

difficile alors de voir un travail plus fini. De<br />

légères guirlandes de vignes et de roses<br />

serpentaient autour de la coupe, et du fond de<br />

chaque rose se montraient de charmantes figures


d’anges. Le fond de la coupe était doré, et on y<br />

avait gravé des groupes de chérubins ailés. Quand<br />

on versait un vin doré dans la coupe, il semblait<br />

que tous ces anges nageassent dans des flots<br />

jaunissants. – Cette coupe est d’un beau travail,<br />

dit maître Martin, et je la garderai si Frédéric veut<br />

accepter le double de sa valeur en bonnes pièces<br />

d’or.<br />

En parlant ainsi, maître Martin remplit la<br />

coupe et la porta à ses lèvres. Au même moment,<br />

la porte s’ouvrit, et Frédéric, pâle et défait,<br />

s’avança pour dire un dernier adieu à celle qu’il<br />

devait quitter pour toujours. – Ô mon cher<br />

Frédéric ! s’écria Rosa en l’apercevant, et elle<br />

courut se jeter dans ses bras. Maître Martin posa<br />

la coupe sur la table ; à la vue de Frédéric il se<br />

frotta les yeux, comme s’il apercevait un spectre.<br />

Puis, il reprit la coupe et l’examina attentivement.<br />

Enfin il se leva, et s’écria d’une voix forte : Rosa,<br />

aimes-tu Frédéric ? – Ah ! balbutia Rosa, je ne<br />

puis le cacher plus longtemps, je l’aime comme<br />

ma vie ; mon cœur s’est brisé lorsque vous l’avez<br />

chassé ! – Frédéric, embrasse donc ta fiancée. –<br />

Oui, oui, ta fiancée ! dit maître Martin.


Paumgartner et Holzschuer se regardèrent,<br />

muets d’étonnement ; mais Martin continua, en<br />

tenant toujours la coupe : – Tout n’est-il pas<br />

arrivé comme la grand-mère l’avait prédit ? Il<br />

apportera une brillante maisonnette où de joyeux<br />

angelots s’agiteront dans des flots écumeux. La<br />

voici ! voici les anges et voici le fiancé. Eh ! eh !<br />

messieurs, tout est au mieux ; le gendre est<br />

trouvé ! – Ô mon cher maître ! s’écria Frédéric.<br />

Est-il possible ? Vous m’accorderez Rosa et je<br />

puis me livrer à mon art ! – Oui, oui, dit maître<br />

Martin. La prédiction est accomplie. Ton chefd’œuvre<br />

restera ici. – Non, maître, dit Frédéric en<br />

souriant, j’achèverai ma dernière tonne ; et puis,<br />

je reprendrai le ciseau. – Ô mon brave garçon !<br />

s’écria Martin les yeux étincelants de joie. Fais<br />

donc ton chef-d’œuvre, et après, les noces !<br />

Frédéric tint parole, il acheva sa tonne et tous<br />

les maîtres déclarèrent qu’il était difficile de<br />

produire une plus belle pièce. Maître Martin était<br />

fier et joyeux d’avoir un tel gendre. Le jour de la<br />

noce arriva enfin. La tonne de Frédéric remplie<br />

de noble vin et ornée de fleurs, s’élevait devant la<br />

maison de Martin où se trouvaient les maîtres des


métiers avec leurs femmes, les maîtres orfèvres,<br />

Paumgartner et Holzschuer. On se disposait à se<br />

mettre en marche pour l’église de Saint-Sébald<br />

où le mariage devait avoir lieu, lorsqu’un bruit de<br />

trompettes retentit dans la rue, et des chevaux<br />

s’arrêtèrent devant la demeure du tonnelier.<br />

C’était le seigneur Henri de Spangenberg en habit<br />

de gala ; et à quelques pas de lui venait sur un<br />

coursier fougueux, un jeune chevalier, ayant au<br />

côté une épée étincelante, et sur la tête une<br />

barrette ornée de longues plumes et de pierreries.<br />

Maître Martin aperçut près du chevalier, sur un<br />

palefroi blanc comme la neige fraîchement<br />

tombée, une jeune dame merveilleusement belle.<br />

Des pages et des écuyers, couverts de riches<br />

livrées, les entouraient. Les fanfares cessèrent, et<br />

le seigneur de Spangenberg s’avança. – Eh ! eh !<br />

maître Martin, cria-t-il ; je ne viens ici ni pour les<br />

vins de votre cave, ni pour vos batzens d’or, je<br />

viens uniquement parce que c’est la noce de<br />

Rosa. Voulez-vous me laisser entrer ?<br />

Maître Martin se souvenant de ses paroles, eut<br />

un peu de honte, et courut recevoir le noble<br />

seigneur. Le vieux gentilhomme descendit de


cheval, et entra dans la maison, en saluant<br />

courtoisement. Les pages accoururent, la jeune<br />

dame fut descendue par eux de son palefroi, le<br />

chevalier lui offrit la main, et ils suivirent le<br />

vieux seigneur. Mais dès que maître Martin<br />

aperçut le chevalier, il recula de trois pas, se<br />

frappa les mains et s’écria : – Ciel ! Conrad !<br />

Le chevalier se mit à rire : – Oui, sans doute,<br />

mon cher maître, dit-il, je suis votre compagnon<br />

Conrad. Pardonnez-moi la blessure que je vous ai<br />

faite. Après tout, maître Martin, j’aurais dû vous<br />

tuer, vous devez voir cela vous-même ; mais tout<br />

s’est arrangé.<br />

Maître Martin, fort troublé, répondit qu’il<br />

avait mieux fait de ne pas le tuer, et qu’il ne<br />

songeait plus à la petite égratignure qu’il avait<br />

reçue. Tout le monde s’étonnait de la<br />

ressemblance singulière de la jeune dame avec la<br />

fiancée. Le chevalier s’approcha avec grâce de<br />

Rosa : Permettez, dit-il, que Conrad assiste à<br />

cette fête ; n’est-ce pas, vous n’êtes plus irritée<br />

contre le compagnon étourdi qui a failli vous<br />

causer tant de peine ? – Il faut bien que je fasse


cesser votre surprise, dit Spangenberg. Ceci est<br />

mon fils Conrad, et vous voyez sa fiancée qui se<br />

nomme aussi Rosa. Souvenez-vous de notre<br />

entretien, maître Martin. J’avais mes raisons pour<br />

vous parler ainsi. Le pauvre garçon était<br />

amoureux fou de votre fille ; il m’avait enfin<br />

amené à céder à ses instances, et à demander<br />

Rosa pour lui. Lorsque je lui dis la manière dont<br />

vous m’aviez congédié, il s’échappa à mon insu,<br />

et courut se faire tonnelier chez vous, pour<br />

séduire votre fille et peut-être pour l’enlever. –<br />

Vous l’avez guéri par le coup vigoureux que vous<br />

lui avez donné sur les épaules. Je vous en<br />

remercie, car il a trouvé une noble demoiselle qui<br />

est sans doute la Rosa qu’il portait en son cœur.<br />

Pendant ce temps, la dame avait agréablement<br />

salué la fiancée, et lui avait remis un collier de<br />

perles, pour présent de noces. – Voyez, chère<br />

Rosa, lui dit-elle, en lui montrant un bouquet de<br />

fleurs desséchées, ce sont les fleurs que vous<br />

donnâtes un jour à mon Conrad ; il les a toujours<br />

conservées ; mais lorsqu’il devint infidèle, il me<br />

les sacrifia. Ne lui en voulez pas.


On allait se rendre à l’église, lorsqu’un jeune<br />

homme, vêtu de velours noir à la mode d’Italie, la<br />

poitrine couverte de riches chaînes d’honneur, se<br />

présenta dans l’assemblée. – Reinhold, mon<br />

Reinhold, s’écria Frédéric, et il se jeta dans ses<br />

bras. – Notre brave Reinhold ! le voilà donc<br />

revenu ! s’écrièrent aussi la fiancée et maître<br />

Martin. – Ne t’ai-je pas dit que tes vœux seraient<br />

exaucés ? dit Reinhold en rendant à Frédéric ses<br />

embrassements. Je viens fêter avec toi ton<br />

mariage, et voici mon présent de noces. Il appela<br />

ses gens, et deux valets apportèrent un grand<br />

tableau, entouré d’un beau cadre doré ; il<br />

représentait maître Martin dans son atelier, avec<br />

ses compagnons Reinhold, Conrad et Frédéric<br />

travaillant à la grande tonne, tandis que Rosa les<br />

regardait. Tout le monde fut frappé de la vérité et<br />

du coloris de ce bel ouvrage. – Eh ! dit Frédéric,<br />

c’est sans doute ton chef-d’œuvre comme<br />

tonnelier, le mien est là sous le portique ; mais<br />

bientôt j’en ferai un autre. – Je sais tout, dit<br />

Reinhold, et je t’estime heureux. Tiens-toi à ton<br />

art qui procure plus de bonheur domestique que<br />

le mien.


À table, Frédéric fut assis entre les deux<br />

Roses ; et en face de lui, maître Martin entre<br />

Conrad et Reinhold. On but tout le soir à la santé<br />

de maître Martin et à celle de ses braves<br />

compagnons.


Table<br />

Le spectre fiancé ..................................................4<br />

Zacharias Werner...............................................79<br />

L’église des jésuites .........................................113<br />

Mademoiselle de Scudéry................................164<br />

Maître Martin, le tonnelier et ses apprentis .....305


Cet ouvrage est le 184 e publié<br />

dans la collection À tous les vents<br />

par la Bibliothèque électronique du Québec.<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

est la propriété exclusive de<br />

Jean-Yves Dupuis.


E. T. A. Hoffmann<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Quatrième livre<br />

BeQ


E. T. A. Hoffmann<br />

(1776-1822)<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Quatrième livre<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

Collection À tous les vents<br />

Volume 597 : version 1.0


Émile de La Bédollière a traduit les contes<br />

présentés ici.<br />

L’œuvre de E.T.A. Hoffmann a paru en<br />

France sous de nombreuses traductions. Il faut<br />

signaler cependant celle de François-Adolphe<br />

Loève-Veimars (1801 ?-1854 ou 1855) qui fit<br />

publier les « œuvres complètes » de Hoffmann, à<br />

partir de 1829.<br />

Image de couverture : Caspar David Friedrich,<br />

Femme dans le soleil du matin, 1818.


La femme vampire


Le comte Hippolyte était revenu de ses longs<br />

voyages pour prendre possession du riche<br />

héritage de son père, qui était mort depuis peu.<br />

Le château de sa famille était situé dans une<br />

contrée des plus pittoresques, et les revenus du<br />

patrimoine permettaient d’entreprendre les plus<br />

dispendieux embellissements.<br />

Tout ce qui avait en ce genre frappé le comte<br />

par la magnificence et le goût dans les pays qu’il<br />

avait visités, et surtout en Angleterre, il résolut de<br />

le reproduire et d’en jouir encore. Des artisans et<br />

des ouvriers se rendirent à son appel, et l’on<br />

commença aussitôt la reconstruction du château,<br />

et le plan d’un parc du style le plus grandiose, où<br />

se trouvaient même enclavés, comme<br />

dépendances, l’église, la paroisse et le cimetière.<br />

Le comte, qui possédait les connaissances<br />

nécessaires, dirigea lui-même tous les travaux, et<br />

s’adonna entièrement à cette occupation. Un an<br />

s’était écoulé de cette manière, sans qu’il lui fût<br />

venu l’idée d’aller, suivant le conseil d’un vieil


oncle, briller dans les cercles de la résidence aux<br />

yeux des demoiselles, afin d’épouser la meilleure,<br />

la plus belle et la plus noble de toutes.<br />

Un beau matin, il était assis à sa table de<br />

dessin, pour y faire le plan d’une construction<br />

nouvelle, lorsqu’une vieille femme, parente de<br />

son père, se fit annoncer.<br />

En entendant nommer la baronne, Hippolyte<br />

se rappela de suite que son père en avait toujours<br />

parlé avec la plus profonde indignation, et même<br />

avec horreur, et que, sans jamais dire les dangers<br />

qu’on aurait pu courir, il avait averti des<br />

personnes qui voulaient se mettre en rapport avec<br />

elle, de s’en tenir éloignées. Si on pressait le<br />

comte de s’expliquer à cet égard, il répondait<br />

qu’il y avait certaines choses sur lesquelles il<br />

valait mieux se taire que d’en parler.<br />

Ce qu’il y avait de certain, c’est que dans la<br />

résidence circulaient des bruits sourds au sujet<br />

d’un procès criminel tout à fait singulier, dans<br />

lequel la baronne avait été compromise. Par suite<br />

elle s’était séparée de son mari et avait été forcée<br />

de s’éloigner ; mais le prince lui avait accordé sa


grâce.<br />

Hippolyte éprouva un sentiment désagréable à<br />

l’approche d’une personne que son père avait eue<br />

en horreur, quoique les raisons de cette aversion<br />

lui fussent demeurées inconnues. Cependant, les<br />

droits de l’hospitalité, établis surtout à la<br />

campagne, lui imposaient la nécessité de recevoir<br />

cette visite importune.<br />

La baronne était loin d’être laide, mais jamais<br />

personne n’avait produit sur le comte une<br />

impression de répugnance aussi marquée. En<br />

entrant, elle perça le comte d’un regard de<br />

flamme, puis elle baissa les yeux, et s’excusa de<br />

sa visite dans des termes d’une humilité presque<br />

avilissante. Elle se plaignit de ce que le père du<br />

comte Hippolyte, possédé des préventions les<br />

plus étranges, que lui avaient malicieusement<br />

inspirées des malveillants, avait conçu contre elle<br />

une mortelle haine. Il ne lui avait jamais fait de<br />

bien, quoiqu’elle fût dans la plus profonde<br />

misère, presque morte de faim et réduite à rougir<br />

de son rang. Enfin, ayant inopinément touché une<br />

petite somme d’argent, il lui avait été possible de


quitter la résidence et de se réfugier dans une<br />

ville de province. Dans ce voyage, disait-elle en<br />

terminant, elle n’avait pu résister au désir de voir<br />

le fils d’un homme à la haine irréconciliable<br />

duquel elle n’avait jamais répondu que par une<br />

haute estime.<br />

Ce fut avec l’accent touchant de la vérité que<br />

la baronne prononça cette harangue, et le comte<br />

en fut d’autant plus ému, qu’ayant détourné les<br />

yeux du visage désagréable de la vieille, il était<br />

perdu dans la contemplation de la gracieuse et<br />

charmante personne qui accompagnait la<br />

baronne. Celle-ci se tut, le comte eut l’air de ne<br />

pas s’en apercevoir, et demeura muet et interdit.<br />

Ce fut alors que la baronne lui demanda pardon<br />

d’une faute dont son embarras était la seule<br />

cause, c’était de ne pas lui avoir présenté sa fille<br />

Aurélie.<br />

Alors le comte trouva des paroles pour la<br />

supplier, en rougissant comme un jeune homme<br />

dans le trouble d’une douce ivresse, de vouloir<br />

bien lui permettre de réparer des torts dont son<br />

père n’avait pu se rendre coupable que par


mégarde, et consentir à loger au château. En<br />

assurant la baronne de sa bonne volonté, le comte<br />

lui saisit la main ; mais aussitôt il éprouva un<br />

étrange désordre, et tressaillit de terreur. Il sentit<br />

des doigts glacés et sans vie ; et la grande figure<br />

décharnée de la baronne, qui fixait sur lui des<br />

yeux ternes, prit l’aspect d’un cadavre vêtu d’une<br />

robe de brocart.<br />

– Ô mon Dieu ! quel contretemps ! dans ce<br />

moment surtout ! s’écria Aurélie. Et d’une voix<br />

douce, dont la plainte allait à l’âme, elle dit que<br />

sa pauvre mère avait parfois des attaques de<br />

catalepsie, mais que ces syncopes se passaient<br />

ordinairement en peu de temps, sans employer<br />

aucun remède. Ce fut avec peine que le comte se<br />

débarrassa de la main de la vieille dame ; mais,<br />

dans l’extase de l’amour, il saisit celle d’Aurélie<br />

et la couvrit de baisers brûlants.<br />

Quoique le comte eût atteint l’âge mûr, il<br />

éprouvait pour la première fois une passion vive<br />

et puissante, et il lui était d’autant plus<br />

impossible de dissimuler ses sentiments. La grâce<br />

charmante avec laquelle Aurélie accueillait ses


attentions était pour lui du plus heureux augure.<br />

Quelques minutes s’étaient écoulées quand la<br />

baronne revint à elle, sans se rappeler ce qui<br />

venait de lui arriver. Elle exprima au comte<br />

combien elle se sentait honorée d’être invitée à<br />

passer quelque temps chez lui ; elle l’assura que<br />

ce procédé effaçait tout d’un coup le souvenir de<br />

l’injuste conduite du père d’Hippolyte envers<br />

elle.<br />

La vie intime du comte se trouva par là<br />

subitement changée, et il fut tenté de croire<br />

qu’une faveur spéciale du destin lui avait amené<br />

la seule personne qui pût, comme épouse,<br />

combler ses jours d’une félicité suprême. La<br />

conduite de la vieille dame demeura<br />

constamment la même. Elle était silencieuse,<br />

sérieuse et réservée, et laissait voir à l’occasion<br />

des sentiments doux et un cœur capable de goûter<br />

d’innocents plaisirs. Le comte s’était accoutumé<br />

à la figure singulièrement pâle et ridée de la<br />

vieille, ainsi qu’à son extérieur de spectre. Il<br />

attribuait tout cela à la mauvaise santé de la<br />

baronne et à son penchant pour de sombres


êveries, car les domestiques lui avaient raconté<br />

que souvent elle faisait des promenades nocturnes<br />

à travers le parc, en se dirigeant du côté du<br />

cimetière.<br />

Hippolyte se sentit honteux de s’être laissé<br />

entraîner par les préventions de son père, et son<br />

vieil oncle fit en vain des frais d’éloquence pour<br />

l’exhorter à renoncer au sentiment qui le<br />

dominait, et à des relations qui ne manqueraient<br />

pas de le perdre un jour. Bien convaincu de<br />

l’amour d’Aurélie, le comte la demanda en<br />

mariage ; et l’on se figure aisément combien la<br />

baronne fut charmée de cette proposition, qui<br />

l’arrachait à la misère pour lui assurer une<br />

existence heureuse.<br />

La pâleur avait disparu du visage d’Aurélie,<br />

ainsi qu’une indéfinissable expression de douleur<br />

accablante et invincible, et les délices de l’amour<br />

avaient donné à ses yeux de l’éclat et à ses joues<br />

un frais coloris. Un accident sinistre retarda<br />

l’accomplissement des vœux du comte. Le matin<br />

du jour des noces, on trouva la baronne étendue<br />

sans mouvement dans le parc, à peu de distance


du cimetière, la figure tournée vers le sol. On la<br />

transportait au château au moment où le comte<br />

venait de se lever, et s’était mis à sa fenêtre,<br />

rêvant avec ivresse au bonheur dont il allait jouir.<br />

Il crut d’abord que l’état de la baronne était<br />

l’effet d’une attaque de catalepsie, comme elle en<br />

avait quelquefois ; mais tous les moyens<br />

employés pour la rappeler à la vie furent<br />

infructueux. Elle était morte !<br />

Aurélie ne s’abandonna pas à une douleur<br />

violente ; elle semblait consternée et comme<br />

paralysée par ce coup imprévu du sort, et ne versa<br />

pas une seule larme. Le comte craignit pour sa<br />

bien-aimée, et ce fut avec une précaution et une<br />

délicatesse infinies qu’il osa représenter à<br />

l’orpheline la nécessité de mettre de côté les<br />

bienséances, et de hâter leur union autant que<br />

possible, malgré la mort de la baronne, pour<br />

éviter de plus grands inconvénients. En<br />

l’écoutant, Aurélie se jeta au cou du comte, et<br />

s’écria d’une voix pressante en versant un torrent<br />

de larmes :<br />

– Oui, oui, par tous les saints, pour mon salut,


j’y consens, oui !<br />

Le comte attribua cet élan spontané de passion<br />

chez Aurélie à cette idée désolante, qu’orpheline,<br />

sans asile, elle ne savait de quel côté tourner ses<br />

pas, et que les convenances ne lui permettaient<br />

pas de demeurer au château. Il eut soin de<br />

procurer à Aurélie une vénérable matrone pour<br />

lui servir de dame de compagnie pendant<br />

quelques semaines, jusqu’au jour fixé pour la<br />

cérémonie nuptiale. Cette cérémonie ne fut<br />

troublée par aucun nouvel accident, et consacra le<br />

bonheur d’Hippolyte et d’Aurélie.<br />

Pendant tout cet intervalle, Aurélie avait<br />

éprouvé une agitation singulière. Ce n’était pas la<br />

douleur causée par la perte de sa mère, c’était<br />

plutôt une angoisse dévorante qui la poursuivait<br />

incessamment. Un jour, plongée dans l’extase<br />

d’un amoureux entretien, elle se leva tout à coup,<br />

pâle et donnant des signes d’un effroi mortel ;<br />

puis, baignée de larmes, elle serra le comte dans<br />

ses bras, comme si elle se fût attachée à lui pour<br />

ne pas être entraînée par une invisible puissance<br />

ennemie.


– Non, jamais, jamais ! s’écria-t-elle.<br />

Ce ne fut qu’après son mariage que ce trouble<br />

intérieur et cette anxiété terrible parurent s’être<br />

dissipés.<br />

On pense bien que le comte soupçonna qu’une<br />

cause de désordre inconnue existait dans le cœur<br />

d’Aurélie. Cependant il eut assez de délicatesse<br />

pour ne pas la questionner tant que dura son<br />

agitation et qu’elle en cacha les motifs. Enfin il se<br />

hasarda à en toucher quelques mots, en lui<br />

demandant ce qui pouvait avoir produit cette<br />

bizarre disposition d’esprit. Là-dessus Aurélie<br />

l’assura que ce serait pour elle un vif plaisir<br />

d’ouvrir son cœur tout entier à un époux chéri. Le<br />

comte apprit avec surprise que c’était la conduite<br />

criminelle de sa mère qui seule avait troublé<br />

l’esprit d’Aurélie.<br />

– Y a-t-il, s’écria Aurélie, y a-t-il rien de plus<br />

affreux que d’être dans la nécessité de haïr,<br />

d’abhorrer sa propre mère ?<br />

Ces mots prouvaient que le père ou l’oncle<br />

n’étaient point dans l’erreur, et que la baronne<br />

avait trompé le comte par une hypocrisie raffinée.


Le comte considéra donc comme une faveur de la<br />

Providence que la méchante mère fût morte le<br />

jour des noces. Il ne chercha point à le cacher.<br />

Cependant Aurélie lui déclara que c’était<br />

précisément la mort de sa mère qui l’avait<br />

accablée de sombres pressentiments, et qu’une<br />

appréhension terrible dont elle n’avait pu<br />

triompher lui disait que sa mère ressusciterait un<br />

jour pour la précipiter dans l’abîme après l’avoir<br />

arrachée des bras de son bien-aimé.<br />

Voici ce qu’Aurélie avait conservé des<br />

souvenirs de sa première enfance. D’après ce<br />

qu’elle dit, un jour, à son réveil, elle trouva la<br />

maison tout en désordre. On ouvrait et fermait les<br />

portes avec fracas ; elle entendait des cris poussés<br />

par des voix inconnues. Lorsqu’enfin le calme fut<br />

rétabli, la bonne d’Aurélie la prit dans ses bras et<br />

la transporta dans une grande chambre où il y<br />

avait beaucoup de monde. Sur une grande table<br />

au milieu de l’appartement était étendu un<br />

homme qui jouait souvent avec Aurélie, qui lui<br />

donnait des sucreries, et qu’elle appelait son<br />

papa. Elle tendit ses petites mains vers lui pour<br />

l’embrasser ; mais ses lèvres, autrefois chaudes et


animées, étaient de glace, et Aurélie se mit à<br />

fondre en larmes sans savoir pourquoi. Après<br />

cela, la bonne la transporta dans une maison<br />

étrangère où elle resta longtemps. Enfin il vint<br />

une femme qui l’emmena avec elle en voiture.<br />

Cette femme était sa mère, qui partit bientôt après<br />

avec elle pour la résidence.<br />

Aurélie avait à peu près seize ans, lorsque se<br />

présenta chez la baronne un homme qui fut reçu<br />

avec joie et familiarité, comme une ancienne<br />

connaissance. Ses visites se multiplièrent, et<br />

bientôt un changement considérable s’opéra dans<br />

l’intérieur de la baronne. Au lieu d’habiter une<br />

mansarde, de se contenter de méchants habits, de<br />

faire mauvaise chère, elle alla occuper un<br />

appartement magnifique dans le plus beau<br />

quartier de la ville, eut des ajustements superbes,<br />

et fit des dîners et des soupers exquis avec<br />

l’étranger devenu son commensal. Enfin, elle prit<br />

part à tous les divertissements publics que<br />

pouvait offrir la résidence.<br />

Aurélie seule ne jouit en rien de l’amélioration<br />

du sort de sa mère, due entièrement à l’étranger,


comme il était facile de le voir. Elle demeurait<br />

enfermée dans sa chambre, tandis que la baronne<br />

courait les fêtes avec l’étranger, et elle n’était pas<br />

mieux vêtue qu’auparavant.<br />

L’étranger, quoique âgé d’au moins quarante<br />

ans, avait l’air jeune et frais, une figure qui<br />

pouvait passer pour belle, et une taille<br />

remarquable. Néanmoins Aurélie éprouvait pour<br />

lui de l’aversion, parce que ses manières étaient<br />

souvent gauches, communes et vulgaires, bien<br />

qu’il eût des prétentions à la grâce et à la<br />

noblesse.<br />

Les regards qu’à cette époque il commença à<br />

lancer à Aurélie pénétrèrent celle-ci d’une<br />

horreur secrète dont elle ne pouvait s’expliquer la<br />

cause. Pourtant la baronne ne s’était jamais<br />

avisée d’entretenir Aurélie de ce qui était relatif à<br />

l’étranger. Ce ne fut qu’alors qu’elle lui en apprit<br />

le nom, en ajoutant que le baron était un parent<br />

éloigné et possesseur d’une fortune colossale.<br />

Elle vanta son extérieur, ses bonnes qualités, et<br />

finit par demander à Aurélie comment elle le<br />

trouvait. Celle-ci ne dissimula point l’aversion


qu’elle ressentait pour l’étranger. Là-dessus la<br />

baronne la traita de sotte, et lui lança un regard<br />

qui la fit trembler.<br />

Mais bientôt la baronne eut pour elle plus de<br />

bonté que jamais. Aurélie reçut de belles robes,<br />

de riches parures de toute espèce, et on lui permit<br />

de prendre part aux amusements publics.<br />

L’étranger manifestait à Aurélie un désir de<br />

plaire et un empressement qui le rendaient de<br />

plus en plus insupportable à ses yeux. En outre,<br />

sa délicatesse fut mortellement blessée par une<br />

scène scandaleuse dont un hasard malheureux la<br />

rendit témoin, et qui ne lui permit plus de douter<br />

des relations qui existaient entre l’étranger et sa<br />

coupable mère. Quelques jours après, l’étranger,<br />

à moitié ivre, la serra dans ses bras de manière à<br />

lui faire voir clairement ses abominables<br />

intentions. Le désespoir lui prêta des forces<br />

mâles, elle repoussa l’étranger avec tant de<br />

vigueur qu’il tomba à la renverse, et courut<br />

s’enfermer dans sa chambre. La baronne déclara<br />

à Aurélie d’un ton péremptoire et avec sangfroid,<br />

que toute autre minauderie serait inutile et<br />

hors de saison dans cette circonstance ; elle lui


eprésenta que l’étranger faisait seul les dépenses<br />

de la maison, et qu’elle n’avait aucune envie<br />

d’être de nouveau réduite à sa détresse<br />

précédente. Elle dit à Aurélie qu’il fallait céder à<br />

la volonté de l’étranger, qui, en cas de refus,<br />

l’avait menacée de les abandonner. Au lieu d’être<br />

touchée des plaintes et des larmes d’Aurélie, la<br />

vieille se mit à rire aux éclats avec une insolente<br />

raillerie, et parla d’une liaison qui lui offrirait<br />

toutes les voluptés de la vie dans des termes<br />

abominables et tellement contraires à tout<br />

sentiment de décence et de pudeur, qu’Aurélie en<br />

fut épouvantée.<br />

Se croyant perdue, elle ne vit d’autre ressource<br />

que celle de fuir au plus vite. Elle trouva moyen<br />

de se procurer la clef de la porte qui donnait sur<br />

la rue, et, après avoir fait un paquet de ses effets<br />

les plus indispensables, elle traversa à minuit<br />

passé l’antichambre faiblement éclairée. Elle<br />

croyait sa mère endormie d’un profond sommeil,<br />

et était sur le point d’ouvrir sans bruit la porte de<br />

l’antichambre et de sortir de la maison : mais tout<br />

à coup cette porte s’ouvrit, et quelqu’un monta<br />

précipitamment l’escalier. Vêtue d’une


souquenille sale, les bras et la poitrine nus, ses<br />

cheveux gris flottants, la baronne entra dans<br />

l’antichambre, et tomba aux genoux d’Aurélie.<br />

Elle était poursuivie par l’étranger, qui tenait un<br />

gros bâton à la main.<br />

– Attends ! s’écria-t-il, maudite fille de Satan,<br />

sorcière de l’enfer, je vais te servir ton repas de<br />

noces.<br />

Et la traînant par les cheveux au milieu de la<br />

salle, il se mit à la maltraiter cruellement en la<br />

frappant de son bâton.<br />

La baronne poussa des cris terribles. Aurélie,<br />

sur le point de s’évanouir, ouvrit la croisée et cria<br />

au secours. Par hasard une patrouille de gardes de<br />

police armés passa en ce moment devant la<br />

maison. Ils y entrèrent aussitôt.<br />

– Saisissez-le ! cria aux soldats la baronne<br />

accablée de douleur et de rage. Arrêtez-le !<br />

Regardez son épaule nue ! c’est... Dès que la<br />

baronne eut prononcé son nom, le sergent de<br />

police qui commandait la patrouille poussa un cri<br />

de joie :


– Ho ! ho ! te voilà pris enfin, Urian, dit-il.<br />

À ces mots, les gardes s’emparèrent de<br />

l’étranger, et l’emmenèrent avec eux en dépit de<br />

sa résistance.<br />

Malgré tout ce qui s’était passé, la baronne<br />

s’était bien aperçue du dessein d’Aurélie. Elle se<br />

contenta de saisir sa fille assez rudement par le<br />

bras, la jeta dans sa chambre, et ferma la porte à<br />

clef sans mot dire. Le lendemain, la baronne<br />

sortit et ne rentra que fort tard. Cependant<br />

Aurélie, enfermée dans sa chambre, ne vit et<br />

n’entendit personne, et demeura en proie à la<br />

faim et à la soif. Les jours suivants, elle fut traitée<br />

à peu près de même. Souvent la baronne la<br />

regardait avec des yeux étincelants de colère, et<br />

semblait méditer quelque projet sinistre : mais un<br />

soir elle reçut une lettre qui parut lui faire plaisir.<br />

– Folle créature, dit-elle à Aurélie, c’est toi qui<br />

es cause de tout cela ; mais à présent tout va bien,<br />

et je désire moi-même te voir éviter la punition<br />

terrible que le mauvais génie t’avait destinée.<br />

Par la suite la baronne devint plus<br />

complaisante, et Aurélie, qui ne songeait plus à


fuir depuis le départ du détestable étranger, jouit<br />

d’une liberté plus grande.<br />

Quelque temps s’était écoulé, Aurélie était<br />

seule assise dans sa chambre, lorsqu’elle entendit<br />

un grand bruit dans la rue. La femme de chambre<br />

entra précipitamment, et lui dit qu’on transportait<br />

en ce moment le fils du bourreau de ***, qui<br />

avait été marqué et emprisonné dans cette ville<br />

pour crime de vol à main armée, et qui en chemin<br />

avait trompé la surveillance de son escorte.<br />

Aurélie, saisie d’un pressentiment sinistre,<br />

s’approcha de la fenêtre ; elle avait deviné juste :<br />

c’était l’étranger, qu’une escouade nombreuse et<br />

bien armée conduisait par la rue, attaché sur une<br />

charrette avec des chaînes. On le reconduisait en<br />

prison pour subir la peine à laquelle il était<br />

condamné. Près de perdre connaissance, Aurélie<br />

tomba dans un fauteuil lorsqu’elle eut rencontré<br />

le regard de ce forcené, qui levait la main vers la<br />

croisée avec un geste de menace.<br />

La baronne restait toujours beaucoup de temps<br />

hors de la maison, et laissait sa fille chez elle.<br />

Celle-ci passait des jours tristes et sombres à


éfléchir sur les malheurs qu’elle pouvait avoir à<br />

redouter.<br />

La femme de chambre n’était entrée au service<br />

de la baronne qu’après la scène de la nuit, et on<br />

lui avait apparemment raconté que ce voleur avait<br />

eu des rapports intimes avec madame la baronne.<br />

Elle dit à Aurélie qu’on plaignait sincèrement<br />

madame la baronne d’avoir été si indignement<br />

trompée par un scélérat. Aurélie ne savait que<br />

trop bien à quoi s’en tenir ; il lui paraissait<br />

impossible que les gardes de police qui avaient<br />

saisi l’étranger dans la maison de la baronne ne<br />

fussent pas instruits des relations qui existaient<br />

entre celle-ci et le fils du bourreau, puisqu’elle<br />

leur avait dit son nom et qu’elle avait indiqué le<br />

stigmate infamant de son épaule.<br />

À en croire les discours ambigus que se<br />

permettait parfois la femme de chambre, on<br />

pensait ceci et cela sur ce sujet ; le bruit courait<br />

que la cour de justice avait fait faire une enquête<br />

sévère, et qu’elle avait menacé la baronne de la<br />

mettre en prison, parce que le fils du bourreau<br />

avait révélé d’étranges circonstances. La pauvre


Aurélie était obligée de reconnaître la<br />

dépravation de sa mère, qui, après cet horrible<br />

événement, pouvait songer encore à demeurer un<br />

seul instant de plus dans la résidence.<br />

Enfin la baronne parut réduite à la nécessité de<br />

quitter une ville où elle était exposée à des<br />

soupçons infâmes et trop bien fondés, et de<br />

s’enfuir dans une contrée éloignée. Ce fut<br />

pendant ce voyage qu’elle arriva au château du<br />

comte, et qu’il se passa ce que nous avons<br />

raconté. Aurélie aurait dû être au comble du<br />

bonheur et à l’abri de toute espèce de crainte ;<br />

mais quel fut son effroi, quand, un jour qu’elle<br />

exprimait à sa mère les sentiments de joie que lui<br />

faisaient éprouver les faveurs du ciel, celle-ci, les<br />

yeux étincelants, s’écria d’une voix terrible :<br />

– Tu causes tout mon malheur, créature<br />

abjecte et maudite ; mais quand même une mort<br />

subite m’enlèverait, la vengeance viendra te<br />

surprendre au milieu de ton bonheur imaginaire.<br />

C’est dans ces accès nerveux, dont l’origine<br />

remonte à ta naissance, que les artifices de<br />

Satan...


Ici Aurélie s’arrêta tout court, se jeta au cou<br />

du comte, et le supplia de la dispenser de répéter<br />

les paroles que la baronne avait proférées dans sa<br />

fureur insensée. Elle se sentait le cœur brisé,<br />

disait-elle, en se souvenant des menaces<br />

effrayantes de cette mère possédée du mauvais<br />

esprit, menaces qui surpassaient toutes les<br />

horreurs imaginables. Le comte consola son<br />

épouse de son mieux, sans pouvoir lui-même<br />

s’empêcher de frissonner. Lorsqu’il fut plus<br />

calme, il fut contraint de s’avouer que les crimes<br />

de la baronne, bien qu’elle fût morte, avaient jeté<br />

une ombre funeste sur une vie qu’il avait crue<br />

devoir être heureuse.<br />

Peu de temps après, Aurélie changea<br />

sensiblement. La pâleur de son teint, ses yeux<br />

éteints semblaient indiquer une maladie<br />

intérieure, et en même temps ses manières<br />

bizarres et embarrassées faisaient soupçonner<br />

qu’un nouveau mystère la troublait. Elle fuyait<br />

même son époux ; tantôt elle s’enfermait dans sa<br />

chambre ; tantôt elle cherchait les endroits les<br />

plus reculés du parc ; et lorsqu’elle se montrait,<br />

ses yeux rouges et humides de larmes, ses traits


défigurés étaient les indices du chagrin qui la<br />

dévorait.<br />

Le comte s’efforça inutilement d’approfondir<br />

les causes de l’état de sa femme ; il tomba dans<br />

un profond abattement, d’où il ne put sortir<br />

qu’après avoir consulté un célèbre médecin.<br />

Celui-ci présuma que la grande irritabilité<br />

nerveuse de la comtesse et le dérangement de sa<br />

santé pouvait faire concevoir l’espoir de voir<br />

naître un fruit de cet heureux mariage.<br />

Un jour, ce médecin, qui croyait Aurélie<br />

enceinte, se permit pendant le dîner quelques<br />

allusions à son état. La comtesse ne parut d’abord<br />

faire aucune attention à la conversation du comte<br />

avec le docteur ; mais tout à coup elle y prêta<br />

l’oreille, lorsque ce dernier se mit à parler des<br />

goûts singuliers que les femmes éprouvaient dans<br />

cet état, et auxquels elles ne pouvaient résister<br />

sans nuire à leur santé et même à celle de<br />

l’enfant. La comtesse accabla le médecin de<br />

questions, et celui-ci ne se lassa pas de lui citer<br />

les faits les plus burlesques.<br />

– Cependant, ajouta-t-il, on a aussi des


exemples d’envies déréglées, qui ont poussé des<br />

femmes à d’horribles actions. Ainsi, la femme<br />

d’un forgeron eut un désir irrésistible de manger<br />

de la chair de son mari ; elle fit de vains efforts<br />

pour le combattre, et un jour que le forgeron était<br />

rentré ivre chez lui, elle l’assaillit un couteau à la<br />

main, et le déchira d’une manière si cruelle qu’il<br />

expira quelques heures après.<br />

À peine le médecin eut-il prononcé ces mots,<br />

que la comtesse tomba sans connaissance dans<br />

son fauteuil, et les convulsions qui suivirent son<br />

évanouissement ne furent calmées qu’avec une<br />

extrême difficulté. Le docteur reconnut alors<br />

qu’il avait eu tort de faire mention de cette<br />

horrible aventure en présence d’une femme aussi<br />

impressionnable.<br />

Cependant cette crise parut avoir exercé une<br />

influence salutaire sur l’état de la comtesse et lui<br />

avoir rendu un peu de calme ; mais elle tomba<br />

bientôt après dans des accès de noire mélancolie.<br />

Ses yeux étincelèrent d’un feu sombre, et son<br />

visage se couvrit d’une pâleur mortelle et<br />

toujours croissante, ce qui inspira au comte de


nouvelles inquiétudes sur la santé de son épouse.<br />

Il y avait dans son état quelque chose<br />

d’inexplicable, c’est qu’elle ne prenait pas la<br />

moindre nourriture. Elle manifestait même une<br />

horreur invincible pour tous les mets, et surtout<br />

pour les viandes. Lorsqu’on en servait, elle se<br />

trouvait obligée de quitter la table, et donnait des<br />

marques sensibles de dégoût.<br />

La science du médecin fut inutile, car les plus<br />

tendres supplications du comte ne purent engager<br />

la comtesse à toucher au moindre remède. Des<br />

semaines et des mois entiers s’écoulèrent sans<br />

que la comtesse prît aucun aliment ; la manière<br />

dont elle pouvait soutenir sa vie demeurait un<br />

mystère, et le médecin était d’avis qu’il y avait<br />

là-dessous quelque chose qui déjouait le savoir<br />

humain. Il quitta le château sous un prétexte<br />

vague ; mais le comte ne manqua pas de<br />

s’apercevoir que l’état de son épouse avait<br />

semblé trop dangereux et trop énigmatique à<br />

l’habile docteur pour qu’il restât plus longtemps<br />

témoin d’une maladie inexplicable dont la cure<br />

était d’une impossibilité absolue.


On peut s’imaginer les fâcheuses dispositions<br />

où se trouvait le comte ; mais ce n’était pas tout.<br />

À cette époque, un vieux serviteur profita d’un<br />

moment où le comte était seul pour l’avertir que<br />

la comtesse sortait toutes les nuits du château et<br />

ne rentrait qu’à la pointe du jour. Le comte<br />

tressaillit. En y réfléchissant, il vit qu’en effet<br />

depuis quelque temps un assoupissement<br />

extraordinaire s’emparait de lui à minuit. Il<br />

attribua cette circonstance à quelque soporifique<br />

que la comtesse avait soin de lui faire boire sans<br />

qu’il s’en aperçût, pour pouvoir sortir<br />

clandestinement de la chambre à coucher qu’ils<br />

partageaient tous deux, contre l’usage des<br />

personnes de leur rang.<br />

En proie aux soupçons les plus affreux,<br />

Hippolyte se souvint de la mère et de son esprit<br />

diabolique, dont sa fille avait peut-être hérité ; il<br />

songea au fils du bourreau, et soupçonna quelque<br />

liaison adultère. La nuit suivante allait lui<br />

dévoiler l’abominable mystère qui seul avait<br />

produit l’étrange état d’Aurélie.<br />

La comtesse avait l’habitude d’aller se


coucher après avoir préparé le thé, que le comte<br />

prenait seul. Ce soir-là il n’en prit pas en lisant<br />

dans son lit, suivant sa coutume, et ne sentit pas<br />

cette léthargie qui le saisissait ordinairement à<br />

minuit. Néanmoins il se laissa tomber sur<br />

l’oreiller, et fit semblant d’être profondément<br />

assoupi. Alors la comtesse se leva sans le<br />

moindre bruit, s’approcha du lit du comte, lui<br />

regarda le visage à la lueur d’un flambeau, et se<br />

glissa doucement hors de la chambre à coucher.<br />

Le comte frissonna ; il se leva, mit son<br />

manteau, et suivit à pas de loup la comtesse. Elle<br />

était déjà loin, mais il faisait clair de lune, et il<br />

l’aperçut distinctement vêtue d’un négligé blanc.<br />

Aurélie traversa le parc et se dirigea du côté du<br />

cimetière, derrière la muraille duquel elle<br />

disparut. Hippolyte la suivit à la hâte, trouva la<br />

porte du cimetière ouverte, et entra.<br />

Arrivé là, il vit à la clarté de la lune un<br />

épouvantable spectacle. De hideuses apparitions<br />

formaient un cercle immédiatement devant lui.<br />

C’étaient de vieilles femmes assises par terre,<br />

demi-nues et les cheveux flottants. Au milieu du


cercle était le cadavre d’un homme qu’elles<br />

rongeaient avec une avidité de bêtes féroces.<br />

Aurélie se trouvait parmi elles !<br />

Une angoisse poignante, une horreur profonde<br />

firent fuir le comte du théâtre de cette scène<br />

infernale. Jusqu’au matin il courut au hasard dans<br />

les allées du parc, et ne reprit ses esprits que<br />

devant la porte du château. Par un mouvement<br />

machinal et involontaire, il monta rapidement<br />

l’escalier, traversa les appartements, et entra dans<br />

la chambre à coucher. La comtesse semblait<br />

bercée par un doux sommeil, et pourtant<br />

Hippolyte n’avait pas rêvé qu’il était sorti du<br />

château : son manteau était encore humide de<br />

rosée ; mais il chercha à se persuader qu’il avait<br />

été le malheureux jouet d’une vision.<br />

Sans attendre le réveil de la comtesse, il<br />

s’habilla et alla faire une promenade à cheval. La<br />

beauté de la matinée, les parfums des buissons, le<br />

gazouillement des oiseaux, lui firent oublier les<br />

fantômes de la nuit.<br />

Il rentra calme et consolé, et se mit à table<br />

avec sa femme. Mais lorsqu’on eut servi un plat


de viande cuite, et que la comtesse voulut se<br />

retirer en exprimant sa répugnance, Hippolyte<br />

reconnut la réalité des faits horribles dont il avait<br />

été témoin.<br />

– Odieuse créature, s’écria-t-il d’une voix<br />

terrible en se levant avec colère, femme infernale,<br />

je sais d’où vient ton aversion pour la nourriture<br />

des hommes ; c’est dans les tombeaux que tu vas<br />

chercher la tienne !<br />

À peine eut-il dit cela, qu’Aurélie se précipita<br />

sur lui en poussant des hurlements, et le mordit à<br />

la poitrine avec la fureur d’une hyène. Le comte<br />

repoussa violemment la possédée, qui expira dans<br />

d’horribles convulsions.<br />

Quant à lui il devint fou.


Le diable à Berlin


En 1551, un homme d’un extérieur élégant et<br />

distingué se faisait voir souvent dans les rues de<br />

Berlin, surtout à la brune et pendant la nuit. Il<br />

portait un beau pourpoint bordé de zibeline, un<br />

large haut-de-chausses, des souliers fendus, et sur<br />

la tête une barrette garnie de velours et ornée<br />

d’une plume rouge.<br />

Cet étranger avait des manières agréables et<br />

galantes, et saluait poliment tout le monde, mais<br />

principalement les femmes et les filles. Il avait<br />

coutume de parler en termes très choisis et très<br />

obligeants. Il disait aux dames de qualité : –<br />

Ordonnez à votre humble serviteur, formez un<br />

vœu quelconque, et il s’emploiera de ses faibles<br />

moyens à l’accomplir. Aux demoiselles : Le ciel<br />

vous veuille, disait-il, donner un mari digne en<br />

tout de vos charmes et de votre vertu !<br />

Il ne se montrait pas moins poli avec les<br />

hommes. Aussi n’était-il pas étonnant que chacun<br />

l’assistât et s’empressât de venir à son secours<br />

quand il était devant un large ruisseau et ne savait


comment le franchir. Car, malgré sa taille haute<br />

et bien proportionnée, il boitait d’un pied et était<br />

obligé de s’appuyer sur une canne en forme de<br />

béquille. Or, si quelqu’un lui donnait la main, il<br />

sautait avec lui en l’air à six aunes de hauteur, et<br />

revenait s’abattre à douze pas au moins au delà<br />

du ruisseau. À la vérité, cette manœuvre étonnait<br />

bien un peu les gens, et de temps à autre les<br />

complaisants s’en tiraient avec une entorse ; mais<br />

l’étranger s’excusait en disant qu’autrefois, avant<br />

qu’il boitât, il avait été premier danseur de la cour<br />

du roi de Hongrie. Lors donc qu’on lui fournissait<br />

l’occasion de faire quelques sauts, il lui prenait<br />

envie, et il se trouvait même obligé de sauter en<br />

l’air à une hauteur considérable, et il lui semblait<br />

qu’il dansait encore comme par le passé. Cette<br />

explication tranquillisait les gens, et ils finirent<br />

par prendre plaisir à voir tantôt un conseiller,<br />

tantôt un ecclésiastique, ou tout autre vénérable<br />

personne, danser de la sorte avec l’étranger.<br />

Malgré la bonne humeur dont l’étranger<br />

donnait des preuves, il y avait parfois dans sa<br />

manière d’être de bizarres inégalités. Ainsi, il lui<br />

arrivait de se promener la nuit dans les rues, et de


frapper aux portes. Quand on ouvrait, on le voyait<br />

vêtu d’un blanc linceul, et on l’entendait avec une<br />

vive terreur pousser des cris lamentables. Mais le<br />

lendemain il s’en accusait, en assurant qu’il était<br />

forcé d’agir ainsi pour rappeler à lui-même et aux<br />

bons bourgeois que le corps est mortel et l’âme<br />

immortelle, et qu’il fallait songer au salut de<br />

celle-ci. En disant cela, il versait quelques<br />

larmes ; ce qui touchait extraordinairement les<br />

fidèles.<br />

L’étranger assistait à tous les enterrements,<br />

suivait le corbillard avec un maintien décent, et<br />

paraissait très affligé. Ses pleurs et ses sanglots<br />

étaient si violents qu’il ne pouvait entonner les<br />

cantiques avec les autres assistants.<br />

Mais si dans de pareilles occasions il<br />

s’abandonnait entièrement à des sentiments de<br />

douleur et de compassion, en revanche il était<br />

tout plaisir et joie aux noces des bourgeois, qui se<br />

célébraient alors avec beaucoup de pompe à<br />

l’hôtel de ville. Il possédait un répertoire varié de<br />

chansons, qu’il chantait d’une voix forte et<br />

agréable ; il jouait du luth, dansait des heures


entières avec la fiancée et les demoiselles, sautant<br />

sur sa bonne jambe, et tirant adroitement à lui sa<br />

jambe infirme. Mais ce qui valait mieux que tout<br />

cela, et le faisait rechercher à tous les mariages,<br />

c’était qu’il donnait en présent aux nouveaux<br />

époux des chaînes et boucles de métal précieux.<br />

La probité, la libéralité, les vertus et la<br />

moralité de l’étranger ne pouvaient manquer<br />

d’être bientôt connues dans tout Berlin, et le bruit<br />

en vint aux oreilles de l’électeur lui-même. Celuici<br />

pensa qu’un homme aussi respectable serait<br />

l’ornement de sa cour, et lui fit demander s’il<br />

voulait y accepter une charge.<br />

Mais l’étranger lui répondit par une lettre<br />

écrite en caractères de couleur de cinabre sur une<br />

petite feuille de parchemin d’une aune et demie<br />

de haut et d’autant de large. Il remerciait très<br />

humblement l’électeur de l’honneur qu’on lui<br />

offrait ; mais il priait son altesse excellentissime<br />

et sérénissime de lui permettre de jouir<br />

paisiblement de la vie bourgeoise, qui convenait<br />

si bien à ses goûts. Il avait, écrivait-il, choisi<br />

Berlin pour résidence entre beaucoup d’autres


villes, parce qu’il n’avait trouvé nulle part un<br />

aussi grand nombre d’hommes probes et loyaux,<br />

et des mœurs aussi aimables et si bien à son gré.<br />

L’électeur et toute la cour admirèrent le style<br />

brillant de la lettre de l’étranger, et l’affaire en<br />

resta là.<br />

Il arriva qu’à cette époque l’épouse du<br />

conseiller Walther Lutkens fut enceinte pour la<br />

première fois. La vieille sage-femme Barbara<br />

Rollofin prédit que madame Lutkens, jolie et<br />

d’une bonne santé, mettrait certainement au<br />

monde un charmant garçon, et le mari était plein<br />

de joie et d’espérance.<br />

L’étranger, qui avait été à la noce de messire<br />

Lutkens, avait coutume d’aller le voir de temps à<br />

autre, et une fois il entra à l’improviste, sur la<br />

brune, justement pendant que Barbara Rollofin<br />

était présente.<br />

Aussitôt que la vieille Barbara eut aperçu<br />

l’étranger, elle poussa un bruyant cri de joie. Les<br />

rides profondes de son visage parurent se remplir,<br />

ses lèvres et ses joues blanches se colorer,<br />

comme si elle allait retrouver encore une fois sa


jeunesse et sa beauté, auxquelles elle avait dit<br />

adieu depuis longtemps.<br />

– Ah ! ah ! monseigneur, est-ce vous en<br />

personne que je crois voir ? Eh ! je vous salue de<br />

tout mon cœur.<br />

Après avoir prononcé ces mots, la vieille<br />

sembla prête à se jeter aux genoux de l’étranger ;<br />

mais celui-ci lui répondit brusquement et avec<br />

colère, et des flammes jaillirent de ses yeux.<br />

Personne toutefois n’entendit ce qu’il dit à la<br />

vieille, qui, pâle et ridée comme devant, se retira<br />

dans un coin en se lamentant tout bas.<br />

– Mon cher monsieur Lutkens, dit alors<br />

l’étranger au conseiller, prenez garde qu’il<br />

n’arrive un malheur dans votre maison, et surtout<br />

que tout se passe le mieux possible à<br />

l’accouchement de votre aimable femme. La<br />

vieille Barbara Rollofin n’est pas aussi habile<br />

dans son art que vous le supposez. Je la connais<br />

depuis longtemps, et je sais par plus d’un<br />

exemple qu’elle a nui souvent à l’accouchée et à<br />

l’enfant.<br />

Messire Lutkens et sa femme n’entendirent


point cet avis sans terreur, et soupçonnèrent la<br />

vieille de magie, surtout en se rappelant le<br />

changement singulier qu’elle avait éprouvé en<br />

présence de l’étranger. Ils lui interdirent donc<br />

l’entrée de leur maison, et cherchèrent une autre<br />

sage-femme.<br />

L’ivresse et les douces espérances de messire<br />

Lutkens se changèrent en désolation, quand, au<br />

lieu du joli garçon que la vieille Barbara Rollofin<br />

avait annoncé, sa femme mit au monde un<br />

monstre abominable. Ce phénomène était tout<br />

brun, avait deux cornes, de grands et gros yeux,<br />

point de nez, une bouche colossale, une langue<br />

blanche et contournée, et point de cou. Sa tête se<br />

trouvait fichée entre les épaules, son corps était<br />

ridé et gonflé ; ses bras étaient attachés aux reins,<br />

et ses cuisses étaient grêles et minces.<br />

Messire Lutkens éclata en plaintes et en<br />

sanglots : – Juste ciel ! s’écria-t-il, qu’est ce que<br />

cela va devenir ? Mon fils sera-t-il jamais digne<br />

de son père ? A-t-on jamais vu un conseiller tout<br />

brun avec deux cornes sur la tête ?<br />

L’étranger fit tous ses efforts pour consoler le


pauvre Lutkens. – Une bonne éducation, dit-il,<br />

peut réparer en quelque sorte le tort de la nature.<br />

Quoique le nouveau-né fût très hétérodoxe quant<br />

à son extérieur, au dire de l’étranger, il promenait<br />

autour de lui ses gros yeux d’un air très capable,<br />

et il y avait sur son front, outre les cornes, assez<br />

de place pour loger un jugement sain. Peut-être<br />

ne pourrait-il pas remplir l’emploi de conseiller ;<br />

mais il lui était possible de prendre place au<br />

nombre des savants auxquels un peu de laideur va<br />

parfaitement et procure même de la<br />

considération.<br />

Messire Lutkens ne pouvait manquer<br />

d’attribuer son malheur à la vieille Barbara<br />

Rollofin, surtout quand il apprit qu’elle s’était<br />

tenue assise sur le seuil de la porte lors de<br />

l’accouchement. Madame Lutkens avouait que,<br />

pendant les douleurs de l’enfantement, elle avait<br />

eu constamment devant les yeux la vilaine figure<br />

de la vieille Barbara, et qu’elle n’avait pu s’en<br />

débarrasser.<br />

Il est vrai que les soupçons de messire Lutkens<br />

avaient trop peu de fondement pour faire mettre


Barbara Rollofin en accusation ; mais des<br />

circonstances particulières, où l’intercession du<br />

ciel se faisait sentir, mirent au grand jour les<br />

crimes de la vieille sorcière.<br />

Il s’éleva quelque temps après, à l’heure de<br />

midi, un orage épouvantable et un vent<br />

impétueux ; des personnes qui se trouvaient dans<br />

les rues virent Barbara Rollofin, en allant visiter<br />

une femme en couche, entraînée à travers les airs<br />

par-dessus les maisons et les clochers. Elle fut<br />

déposée à terre dans une prairie voisine de Berlin.<br />

Dès lors il n’y eut plus de doute sur les<br />

sortilèges infernaux de la vieille Barbara<br />

Rollofin. Messire Lutkens la fit citer devant le<br />

tribunal, et la vieille fut mise en prison.<br />

Elle nia tout avec opiniâtreté, jusqu’à ce qu’on<br />

employât la torture. Alors, incapable d’en<br />

supporter les douleurs, elle avoua qu’elle avait<br />

depuis longtemps fait un pacte avec Satan. Elle<br />

avait ensorcelé la pauvre madame Lutkens, et<br />

avait substitué un monstre à son enfant. En outre,<br />

de concert avec deux autres sorcières de<br />

Blumberg, auxquelles le diable avait tordu le cou


quelque temps auparavant, elle avait tué et fait<br />

bouillir beaucoup de petits enfants chrétiens pour<br />

amener la disette dans le pays.<br />

La vieille sorcière fut condamnée à être brûlée<br />

vive sur la place du Marché-Neuf.<br />

Le jour de l’exécution, la vieille Barbara fut<br />

conduite au milieu d’une foule immense à<br />

l’échafaud dressé sur la place du Marché-Neuf.<br />

On lui ordonna de quitter la belle pelisse qu’elle<br />

avait mise, mais elle s’y refusa obstinément. Elle<br />

insista pour que les bourreaux l’attachassent au<br />

poteau tout habillée comme elle était, ce qui fut<br />

exécuté.<br />

Le feu était déjà mis aux quatre coins du<br />

bûcher, lorsqu’on aperçut l’étranger, s’élevant<br />

au-dessus de la foule comme un géant, qui jetait<br />

sur la vieille des regards étincelants. Des nuages<br />

de fumée montaient en tourbillons épais ; les<br />

flammes pétillaient, et enveloppaient déjà la robe<br />

de la vieille. En ce moment elle poussa des cris<br />

perçants et horribles.<br />

– Satan, Satan ! dit-elle, est-ce ainsi que tu<br />

accomplis le pacte que tu as fait avec moi ? Au


moins, Satan, au secours ! mon temps n’est pas<br />

encore écoulé !<br />

L’étranger avait disparu, et tout à coup, à<br />

l’endroit où il s’était tenu, s’éleva une grosse<br />

chauve-souris. Elle se précipita dans les flammes,<br />

saisit la pelisse de la vieille, et l’emporta en<br />

criant. Le bûcher s’écroula avec fracas et<br />

s’éteignit.<br />

Tout le monde frémissait d’effroi. Chacun<br />

comprit alors que ce bel étranger n’était autre que<br />

le diable en personne. On pensa qu’il devait avoir<br />

eu de mauvais desseins contre les bons Berlinois,<br />

puisque, pendant si longtemps, il s’était conduit<br />

avec piété et douceur ; et qu’à l’aide d’artifices<br />

diaboliques, il avait trompé le conseiller Walther<br />

Lutkens et beaucoup de personnes de bien des<br />

deux sexes.<br />

Telle est la puissance du diable, des maléfices<br />

duquel la grâce du ciel veuille nous préserver<br />

tous !


Casse-Noisette et le roi des souris


Le jour de Noël<br />

Au vingt-quatre décembre, la chambre du<br />

milieu et bien plus encore le salon qui y donnait<br />

furent formellement interdits aux enfants du<br />

médecin consultant Stahlbaûm. Fritz et Marie se<br />

tenaient assis l’un près de l’autre dans un coin de<br />

la chambre du fond. Le crépuscule du soir était<br />

déjà descendu, et ils éprouvaient une certaine<br />

crainte en ne voyant pas apporter de la lumière<br />

comme cela se faisait d’habitude à cette heure du<br />

jour. Fritz raconta, en parlant bien bas à sa jeune<br />

sœur (elle était âgée de sept ans), qu’il avait<br />

entendu frapper et aller et venir dans la chambre<br />

fermée, et aussi qu’il n’y avait pas bien<br />

longtemps qu’un petit homme, tenant une<br />

cassette sous le bras, s’était glissé dans l’escalier.<br />

– Pour sûr, ajouta-t-il, ce petit homme est le<br />

parrain Drosselmeier.<br />

Alors la petite Marie frappa ses petites mains


l’une contre l’autre et s’écria toute joyeuse :<br />

– Ah ! le parrain Drosselmeier aura fait pour<br />

nous quelque belle chose !<br />

Le conseiller de la haute cour de justice,<br />

Drosselmeier, n’était pas beau. Il était petit et<br />

maigre, avait un visage sillonné de rides ; il<br />

portait un grand emplâtre noir sur l’œil droit, et il<br />

était chauve, qui l’obligeait à porter une jolie<br />

perruque blanche, mais faite en verre avec un art<br />

merveilleux.<br />

En outre, le parrain était un homme très<br />

habile, qui s’entendait très bien en horlogerie, et<br />

faisait lui-même des montres au besoin. Aussi,<br />

quand une des belles pendules de la maison de<br />

Stahlbaûm était malade et ne voulait plus chanter,<br />

alors le parrain Drosselmeier arrivait. Il ôtait sa<br />

perruque de verre, retirait son habit jaunâtre,<br />

ceignait un tablier bleu, et plongeait dans les<br />

ressorts des instruments pointus qui faisaient mal<br />

à la petite Marie ; mais il ne faisait aucun mal à la<br />

pendule ; bien au contraire, elle recommençait à<br />

s’animer, et aussitôt elle se mettait à gronder, à<br />

battre et à chanter toute joyeuse, ce qui causait un


grand plaisir.<br />

Quand il venait, le parrain apportait toujours<br />

quelque jolie chose dans sa poche pour les<br />

enfants, tantôt un pantin qui tournait les yeux et<br />

faisait des courbettes bien comiques, tantôt une<br />

tabatière d’où s’élançait un petit oiseau ou<br />

quelque autre chose du même genre. Mais au jour<br />

de Noël c’était toujours quelque bel ouvrage<br />

artistement exécuté par lui, et qui lui avait coûté<br />

beaucoup de travail, et que les parents<br />

conservaient avec soin après qu’il en avait fait le<br />

don.<br />

– Ah ! le parrain Drosselmeier aura fait<br />

quelque belle chose pour nous ! répéta la petite<br />

Marie.<br />

Mais Fritz dit :<br />

– Ce sera une citadelle dans laquelle de jolis<br />

soldats marchent et font l’exercice, et alors<br />

d’autres soldats doivent venir y entrer de force, et<br />

ceux de l’intérieur tirent bravement des coups de<br />

canon, ce qui fait un grand tapage.<br />

– Non ! non ! interrompit Marie ; le parrain


Drosselmeier m’a parlé d’un grand jardin où il y<br />

a un grand lac, et dans ce lac nagent des cygnes<br />

magnifiques, avec des colliers d’or, et ils<br />

chantent les plus belles chansons. Alors une<br />

petite fille sort du jardin, et elle appelle sur le lac<br />

les cygnes, et leur donne de la bonne frangipane à<br />

manger.<br />

– Les cygnes ne mangent pas de frangipane,<br />

reprit Fritz un peu durement, et le parrain<br />

Drosselmeier ne peut pourtant pas faire tout un<br />

grand jardin. Par le fait, nous gardons peu ses<br />

joujoux ; on nous les reprend toujours ; j’aime<br />

mieux ceux que nous donnent papa et maman :<br />

on nous les laisse, et nous en faisons ce que nous<br />

voulons.<br />

Puis les enfants se demandèrent ce que l’on<br />

pourrait bien leur donner cette fois.<br />

– Mademoiselle Trudchen (sa grande poupée),<br />

dit Marie, est bien changée ; elle est d’une<br />

maladresse... À chaque moment elle tombe sur le<br />

plancher, ce qui lui fait de vilaines taches sur le<br />

visage, et il est impossible maintenant de penser à<br />

nettoyer sa robe. J’ai beau la gronder, c’est du


temps perdu !<br />

– Mon écurie, reprit Fritz, a besoin d’un beau<br />

cheval, et mes troupes manquent complètement<br />

de cavalerie ; et papa le sait bien.<br />

Les enfants n’ignoraient pas que leurs parents<br />

avaient acheté pour eux de jolis cadeaux, et leur<br />

sœur aînée, Louise, leur avait dit que c’était le<br />

Christ saint lui-même qui donne aux enfants, par<br />

les mains de leurs bons parents, ce qui peut leur<br />

causer une véritable joie ; qu’il savait mieux<br />

qu’eux ce qui pouvait leur convenir, et que pour<br />

cela il ne fallait ni espérer ni former des désirs,<br />

mais attendre pieusement et tranquillement les<br />

cadeaux qui devaient leur être distribués.<br />

La petite Marie était restée toute pensive, mais<br />

Fritz murmurait tout bas :<br />

– Je voudrais pourtant bien avoir un cheval et<br />

des hussards !<br />

L’obscurité était tout à fait venue. Fritz et<br />

Marie, serrés l’un contre l’autre, n’osaient plus<br />

parler. Il leur semblait entendre un léger<br />

frôlement d’ailes autour d’eux, et aussi une belle


musique qui retentissait dans le lointain. Une<br />

lueur brillante vint rayer le mur, et alors Fritz et<br />

Marie comprirent que le Christ enfant venait de<br />

s’envoler sur des nuages éclatants de lumière<br />

pour aller visiter d’autres enfants heureux. Au<br />

même instant, on entendit résonner un timbre<br />

argentin.<br />

Klingling ! klingling ! Les portes s’ouvrirent,<br />

et il s’élança de la grande chambre une telle<br />

lumière, que les enfants restèrent immobiles sur<br />

le seuil en poussant un cri d’admiration. Mais<br />

papa et maman s’avancèrent vers la porte, et<br />

prirent leurs enfants par la main en leur disant :<br />

– Venez, venez, chers enfants, et voyez ce que<br />

le Christ saint vous a donné.<br />

Les dons<br />

Je m’adresse à toi, bon lecteur, pour te prier de<br />

te remettre en mémoire les derniers beaux<br />

cadeaux qui resplendissaient pour toi sur la table


de Noël, et alors tu comprendras comment les<br />

enfants restèrent muets et immobiles, la joie dans<br />

les yeux, et comment après une petite pause<br />

Marie s’écria :<br />

– Ah ! que c’est beau ! que c’est beau !<br />

Et comment Fritz essaya quelques cabrioles,<br />

qu’il réussit à merveille.<br />

Mais les enfants devaient avoir été bien gentils<br />

et bien sages pendant l’année entière, car jamais<br />

leurs cadeaux n’avaient été aussi magnifiques que<br />

cette fois. Le grand pin au milieu de la table<br />

portait une foule de pommes d’or et d’argent ;<br />

des pralines et des bonbons de toute sorte en<br />

représentaient les boutons et les fleurs, et de<br />

beaux et nombreux jouets étaient suspendus à<br />

toutes les branches. Mais ce qu’il y avait de plus<br />

beau dans l’arbre merveilleux, c’était une<br />

centaine de petites bougies, qui brillaient comme<br />

des étoiles dans son sombre feuillage, et tandis<br />

qu’il semblait avec ses lumières, au dedans et au<br />

dehors, inviter les enfants à cueillir ses fleurs et<br />

ses fruits. Tout resplendissait riche et varié. Que<br />

de belles choses se trouvaient là, et qui pourrait


essayer de les décrire ? Marie regardait les plus<br />

belles poupées, toutes sortes de charmants petits<br />

ustensiles de ménage ; et ce qui attirait le plus les<br />

yeux de la petite Marie, c’était une petite robe de<br />

soie qui pendait sur un petit piédestal<br />

élégamment ornée de délicieux rubans. Elle la<br />

regardait de tous côtés, et s’écriait à chaque<br />

instant :<br />

– Ah ! que c’est beau ! ah ! la jolie, la jolie<br />

robe ! Et je pourrais la mettre ! bien vrai ! bien<br />

vrai !<br />

Fritz, pendant ce temps, avait déjà fait trois ou<br />

quatre fois le tour de la table au galop sur le<br />

nouveau cheval, qu’il avait trouvé tout bridé.<br />

En mettant pied à terre il dit :<br />

– C’est une bête fougueuse, mais peu<br />

importe ; je la dompterai.<br />

Et il mit en rang les nouveaux escadrons de<br />

hussards, magnifiquement habillés de rouge<br />

galonné d’or. Ils avaient en main des sabres<br />

d’argent, et leurs chevaux blancs avaient un tel<br />

éclat, que l’on aurait pu croire qu’ils étaient


d’argent aussi.<br />

Les enfants voulaient, devenus déjà plus<br />

tranquilles, feuilleter les merveilleux livres<br />

d’images qui étaient ouverts, et où se trouvaient<br />

peints toutes sortes d’hommes, toutes sortes de<br />

fleurs, et aussi de charmants enfants qui jouaient<br />

ensemble, et qui étaient si bien faits, qu’on aurait<br />

pu croire qu’ils vivaient réellement et se parlaient<br />

entre eux.<br />

Ils voulaient de nouveau regarder ces livres,<br />

lorsqu’on sonna encore une fois.<br />

Ils savaient que le parrain Drosselmeier devait<br />

faire aussi ses cadeaux, et ils coururent vers la<br />

table placée contre le mur.<br />

Le paravent qui l’avait si longtemps cachée se<br />

replia tout à coup.<br />

Sur une prairie émaillée de fleurs de toute<br />

façon s’élevait un château magnifique avec de<br />

nombreuses fenêtres à vitres et des tours d’or. Un<br />

concert de cloches se fit entendre ; les portes et<br />

les fenêtres s’ouvrirent, et l’on vit des messieurs<br />

de très petite taille se promener dans les salles,


avec de petites dames aux longues robes<br />

traînantes et aux chapeaux chargés de fleurs.<br />

Dans la salle du milieu, si bien éclairée, qu’elle<br />

paraissait en feu tant il s’y trouvait de bougies,<br />

dansaient des enfants en pourpoint court et en<br />

petite veste, au son des cloches. Un monsieur,<br />

couvert d’un manteau d’un vert d’émeraude,<br />

regardait souvent par la fenêtre, faisait des signes<br />

et s’éloignait, et aussi le parrain Drosselmeier,<br />

grand comme le pouce du papa, se montrait de<br />

temps en temps sur le seuil de la porte du château<br />

et rentrait en dedans.<br />

Fritz, les bras accoudés sur la table, regardait<br />

le beau château et les promeneurs, et il dit :<br />

– Parrain Drosselmeier, laisse-moi entrer dans<br />

ton château.<br />

Le conseiller de la cour de justice lui répondit<br />

que cela n’était pas possible.<br />

Et il avait raison, car il était déraisonnable à<br />

Fritz de vouloir entrer dans un château qui, même<br />

avec ses tours d’or, n’était pas si haut que luimême.


Fritz comprit cela. Au bout d’un instant,<br />

comme les messieurs et les dames se promenaient<br />

sans cesse de la même façon, que les enfants<br />

dansaient, que l’homme émeraude regardait par<br />

la fenêtre, et que le parrain Drosselmeier se<br />

montrait sous la porte, Fritz impatienté dit :<br />

– Parrain Drosselmeier, sors donc par la porte<br />

d’en haut.<br />

– Cela ne se peut, mon cher petit Fritz,<br />

répondit le parrain.<br />

– Eh bien, fais promener avec les autres le<br />

petit homme émeraude qui regarde si souvent par<br />

la fenêtre.<br />

– Cela ne se peut pas non plus, répondit<br />

encore le parrain.<br />

– Alors, reprit Fritz, fais descendre les enfants,<br />

je veux les voir de plus près.<br />

– Mais cela n’est pas possible, reprit le parrain<br />

contrarié. Une mécanique doit rester comme elle<br />

a été faite.<br />

– Ah ! reprit Fritz en traînant le ton, rien de<br />

tout cela ne se peut. Écoute, parrain, si tes petits


hommes bien habillés ne peuvent faire dans ce<br />

château que toujours une seule et même chose,<br />

alors ils ne valent pas grand-chose, et je ne les<br />

désire pas beaucoup. J’aime bien mieux mes<br />

hussards qui manœuvrent en avant, en arrière, à<br />

ma volonté, et ne sont pas enfermés dans une<br />

maison.<br />

Et en disant cela il s’en alla en sautant vers la<br />

table de Noël, et fit trotter les escadrons sur leurs<br />

chevaux d’argent et les fit charger selon son bon<br />

plaisir avec force coups de sabres et coups de feu,<br />

d’après son caprice.<br />

La petite Marie s’était aussi doucement<br />

éclipsée, car elle s’était bientôt aussi lassée des<br />

allées et venues et des danses des poupées ; mais,<br />

comme elle était bonne et très gentille, elle ne<br />

l’avait pas laissé voir comme son frère Fritz.<br />

Le conseiller de la cour de justice dit, d’un ton<br />

désappointé :<br />

– Ce travail artistique n’est pas fait pour des<br />

enfants, qui ne peuvent le comprendre ; je vais<br />

serrer mon château.


Mais la mère s’avança, se fit montrer tout le<br />

mécanisme intérieur et les rouages ingénieux qui<br />

mettaient les poupées en mouvement. Le<br />

conseiller démonta tout et le remonta de nouveau.<br />

Cela lui rendit sa bonne humeur, et il donna<br />

encore aux enfants quelques petits hommes bruns<br />

et des femmes avec les visages, les mains et les<br />

jambes dorés. Ces figures étaient d’argile, et<br />

avaient l’odeur douce et agréable de pain d’épice,<br />

ce qui réjouit beaucoup Fritz et Marie. La sœur<br />

Louise, sur l’ordre de sa mère, avait mis la belle<br />

robe qu’on lui avait donnée, et elle était<br />

charmante avec. Mais Marie, avant de mettre la<br />

sienne, comme on le lui disait, demanda à la<br />

regarder encore un peu. Cela lui fut accordé très<br />

volontiers.<br />

Le protégé<br />

La petite Marie ne voulait surtout pas<br />

s’éloigner encore de la table de Noël, parce<br />

qu’elle n’avait rien vu qui eût attiré spécialement


son attention. En enlevant les hussards de Fritz<br />

qui se tenaient en ligne de parade tout près de<br />

l’arbre des joujoux, un petit homme avait été mis<br />

à découvert, et il attendait là, tranquille et discret,<br />

que son tour arrivât. Il y avait certainement<br />

beaucoup à objecter contre l’élégance de ses<br />

formes : car outre que son gros ventre ne fut<br />

nullement en rapport avec ses petites jambes<br />

grêles, sa tête paraissait aussi beaucoup trop<br />

grosse ; mais son habillement parlait en sa faveur,<br />

car il faisait supposer un homme de goût. Ainsi, il<br />

portait une très jolie veste de hussard, d’une belle<br />

et brillante couleur violette, avec une foule de<br />

ganses et de boutons blancs ; des pantalons du<br />

même genre et de ces très jolies petites bottes qui<br />

étaient autrefois de mode parmi les étudiants et<br />

même les officiers ; elles étaient si bien ajustées<br />

aux jambes, qu’on aurait pu croire qu’elles<br />

étaient peintes. Ce qui faisait un effet comique<br />

dans son arrangement, c’était un étroit et long<br />

manteau placé par derrière, et qui paraissait être<br />

de bois ; et il portait en outre un bonnet de<br />

mineur. Et Marie se rappela aussitôt que le<br />

parrain Drosselmeier avait aussi une cape assez


laide et une bien vilaine casquette, ce qui ne<br />

l’empêchait pas pourtant d’être un parrain bienaimé.<br />

Et tout en regardant de plus en plus le<br />

gentil petit homme qui lui avait plu dès le<br />

premier coup d’œil, Marie remarqua la bonne<br />

humeur empreinte sur sa figure. Ses yeux, d’un<br />

vert clair et un peu saillants, n’exprimaient que la<br />

bienveillance et l’amitié, et la barbe bien frisée et<br />

de laine blanche qui ornait son menton faisait<br />

ressortir le doux sourire de sa bouche bien<br />

vermeille.<br />

– Ah ! dit enfin Marie, mon cher papa, quel est<br />

le charmant petit homme placé là tout près de<br />

l’arbre ?<br />

– Celui-là, dit le père, travaillera vaillamment<br />

pour vous tous, ma chère enfant ; il mordra pour<br />

vous la dure écorce des noix, et t’appartient aussi<br />

bien qu’à Louise et à Fritz.<br />

Et en même temps le père le prit doucement de<br />

la table, leva son manteau en l’air, et le petit<br />

homme ouvrit une énorme bouche et montra une<br />

double rangée de dents blanches et pointues.<br />

Marie, à l’invitation de son père, y mit une noix,


et – knak – le petit homme la brisa de telle sorte<br />

que les coquilles tombèrent en morceaux et que<br />

Marie reçut la douce amande dans sa main. Et<br />

tout le monde apprit, et Marie avec les autres, que<br />

le joli petit homme descendait en droite ligne des<br />

Casse-Noisette, et continuait la profession de ses<br />

ancêtres.<br />

Marie poussa des cris de joie, et le père lui dit<br />

alors :<br />

– Puisque l’ami Casse-Noisette te plaît tant,<br />

ma chère Marie, prends-en, si tu veux, un soin<br />

tout particulier, à la condition toutefois que<br />

Louise et Fritz pourront s’en servir comme toi.<br />

Marie le prit aussitôt dans ses bras, et lui fit<br />

casser des noix ; mais elle choisit les plus petites,<br />

pour que le petit homme n’ouvrit pas trop la<br />

bouche, ce qui, dans le fond, ne lui seyait pas<br />

bien. Louise se joignit à elle, et l’ami Casse-<br />

Noisette dut aussi lui rendre de pareils offices, et<br />

il parut le faire avec plaisir, car il ne cessa de<br />

sourire amicalement. Fritz, pendant ce temps-là,<br />

fatigué de ses cavalcades et de ses exercices,<br />

sauta auprès de ses sœurs en entendant


joyeusement craquer des noix, et se mit à rire de<br />

tout son cœur du drôle de petit homme ; et,<br />

comme il voulait aussi manger des noix, le<br />

Casse-Noisette ne cessait d’ouvrir et de fermer la<br />

bouche, et comme Fritz y jetait les noix les plus<br />

grosses et les plus dures, trois dents tombèrent de<br />

la bouche de Casse-Noisette, et son menton<br />

devint chancelant et mobile.<br />

– Ah ! mon pauvre cher Casse-Noisette !<br />

s’écria Marie.<br />

Et elle l’arracha des mains de Fritz.<br />

– Voilà un sot animal, dit celui-ci ; il veut être<br />

Casse-Noisette et n’a pas la mâchoire solide. Il ne<br />

connaît pas non plus son état ; donne-le-moi,<br />

Marie, je lui ferai casser des noix à en perdre<br />

toutes les dents, et par-dessus le marché son<br />

menton si mal attaché.<br />

– Non ! non ! s’écria Marie en pleurant, tu<br />

n’auras pas mon Casse-Noisette ; vois un peu<br />

comme il me regarde mélancoliquement en<br />

montrant les blessures de sa bouche. Mais toi ! tu<br />

es un cœur dur et tu fais même fusiller un soldat !


– Cela doit être ainsi, s’écria Fritz. Mais le<br />

Casse-Noisette m’appartient aussi bien qu’à toi ;<br />

donne-le-moi.<br />

Marie se mit à pleurer violemment et<br />

enveloppa vite le Casse-Noisette dans la poche de<br />

son tablier. Les parents vinrent avec le parrain<br />

Drosselmeier, et celui-ci prit part aux chagrins de<br />

Marie. Mais le père dit :<br />

– J’ai mis spécialement le Casse-Noisette sous<br />

la protection de Marie, et comme je vois qu’elle<br />

lui devient nécessaire, je lui donne plein pouvoir<br />

sur lui, sans que personne puisse y trouver à<br />

redire. Au reste, je m’étonne de voir Fritz exiger<br />

de quelqu’un blessé dans un service la<br />

continuation de ce service. Il devrait savoir, en<br />

bon militaire, que l’on ne remet plus les blessés<br />

dans les rangs de bataille.<br />

Fritz fut fort confus, et se glissa, sans plus<br />

s’occuper de noix et de Casse-Noisette, de l’autre<br />

côté de la table, où ses hussards avaient établi<br />

leur bivouac, après avoir convenablement posé<br />

leurs sentinelles avancées.<br />

Marie recueillit les dents brisées du Casse-


Noisette, elle lui enveloppa son menton malade<br />

avec un beau ruban blanc qu’elle détacha de sa<br />

robe, et enveloppa le pauvre petit, qui paraissait<br />

encore pâle et effrayé, dans son mouchoir, avec<br />

un plus grand soin qu’auparavant. Et puis, tout en<br />

le berçant dans ses bras comme un enfant, elle se<br />

mit à parcourir le nouveau cahier d’images qui<br />

faisait partie des cadeaux du jour. Et contre sa<br />

coutume, elle se fâchait très fort lorsque le<br />

parrain Drosselmeier lui demandait en riant bien<br />

haut :<br />

– Mais pourquoi prends-tu tant de soin d’un<br />

être aussi affreux ?<br />

La comparaison étrange avec Drosselmeier qui<br />

lui était survenue lorsqu’elle avait vu le petit pour<br />

la première fois lui revint en mémoire, et elle dit<br />

très sérieusement :<br />

– Qui sait, cher parrain, si tu faisais toilette<br />

comme mon Casse-Noisette, et si tu avais de<br />

belles bottes aussi brillantes, qui sait si tu<br />

n’aurais pas aussi bon air que lui ?<br />

Marie ne comprit pas pourquoi ses parents se<br />

mirent à rire aussi fort, et pourquoi le conseiller


de haute justice devint rouge jusqu’aux oreilles,<br />

et rit un peu moins fort qu’auparavant. Il pouvait<br />

avoir ses raisons pour cela.<br />

Prodiges<br />

Il y a à gauche, en entrant dans la chambre où<br />

l’on se tient d’habitude, chez le médecin<br />

consultant, une haute armoire vitrée placée contre<br />

le mur. C’est là où les enfants serrent tous les<br />

cadeaux qui leur sont faits chaque année. Louise<br />

était encore bien petite lorsque le père fit<br />

fabriquer cette armoire par un très habile ouvrier.<br />

Dans le haut, où Fritz et Marie ne pouvaient<br />

atteindre, étaient placés les œuvres d’art du<br />

parrain Drosselmeier ; après venaient des rayons<br />

de livres, et les deux derniers rayons<br />

appartenaient en commun aux petits enfants.<br />

Toutefois Marie se réservait celui du bas pour ses<br />

poupées, et Fritz avait fait de celui placé audessus<br />

le quartier général de ses troupes. Ce soir<br />

Marie avait mis de côté mademoiselle Trudchen


et avait placé la nouvelle poupée, parée avec<br />

élégance, dans sa petite chambre si bien meublée,<br />

et l’avait invitée à partager ses bonbons.<br />

Mademoiselle Claire, c’était son nom, devait se<br />

trouver à merveille dans une chambre pareille.<br />

Il était déjà tard, minuit allait sonner, le<br />

parrain Drosselmeier était déjà parti depuis<br />

longtemps, et les enfants ne pouvaient se décider<br />

à quitter l’armoire vitrée, bien que leur mère leur<br />

eût répété plus d’une fois qu’il était grand temps<br />

d’aller au lit.<br />

– C’est vrai, s’écria Fritz, les pauvres diables<br />

(les hussards) voudraient se reposer, et tant que je<br />

suis là aucun d’eux n’osera fermer l’œil, je le sais<br />

bien.<br />

Et il partit.<br />

Mais Marie priait sa mère :<br />

– Petite mère chérie ! laisse-moi là encore un<br />

moment, un seul petit moment ! J’ai encore<br />

quelques petites choses à arranger, et après j’irai<br />

me coucher tout de suite.<br />

Marie était une enfant bien raisonnable, et sa


onne mère pouvait sans crainte la laisser seule<br />

avec ses joujoux. Seulement la mère éteignit<br />

toutes les lumières, à l’exception d’une lampe<br />

suspendue au plafond, qui répandait une douce<br />

lueur.<br />

– Dépêche-toi de venir, chère Marie, lui dit la<br />

mère ; autrement tu ne pourrais pas demain te<br />

lever à temps.<br />

Et elle entra dans sa chambre à coucher.<br />

Aussitôt que Marie se trouva seule, elle<br />

s’avança rapidement en portant encore sur ses<br />

bras le Casse-Noisette malade, enveloppé dans<br />

son mouchoir. Elle le posa sur la table avec<br />

précaution, déroula le mouchoir et regarda le<br />

blessé.<br />

Casse-Noisette était très pâle ; mais il lui fit un<br />

sourire mélancolique et si aimant, que Marie en<br />

fut touchée jusqu’au fond du cœur.<br />

– Ah ! Casse-Noisette, dit-elle très bas, ne sois<br />

pas fâché contre mon frère Fritz, qui t’a fait tant<br />

de mal ; il n’avait pas de mauvaises intentions.<br />

Seulement il est devenu un peu brutal en vivant


avec les rudes soldats ; mais c’est un très bon<br />

enfant, je t’assure. Moi je te soignerai bien<br />

tendrement jusqu’à ce que tu sois devenu gai et<br />

bien portant. Le parrain Drosselmeier, qui s’y<br />

entend, te remettra tes dents et rassurera tes<br />

épaules.<br />

Mais Marie s’arrêta tout à coup ; car,<br />

lorsqu’elle prononça le nom de Drosselmeier,<br />

l’ami Casse-Noisette fit une terrible grimace, et il<br />

sortit de ses yeux comme des pointes brillantes.<br />

Au moment où Marie allait s’effrayer, le<br />

visage de l’honnête Casse-Noisette était redevenu<br />

mélancolique et souriant, et elle comprit qu’un<br />

courant d’air, en agitant la flamme de la lampe,<br />

avait ainsi défiguré son visage.<br />

– Suis-je donc folle, dit-elle, de m’effrayer<br />

aussi facilement et de croire qu’une poupée de<br />

bois peut me faire des grimaces ! Mais j’aime<br />

Casse-Noisette, parce qu’il est comique et en<br />

même temps d’un si bon caractère, et pour cela il<br />

mérite d’être soigné comme il faut.<br />

Puis elle prit Casse-Noisette dans ses bras,<br />

s’approcha de l’armoire vitrée, et dit à la nouvelle


poupée :<br />

– Je t’en prie, mademoiselle Claire, cède ton<br />

lit à Casse-Noisette, et contente-toi du sofa ; tu te<br />

portes bien, car autrement tu n’aurais pas de si<br />

belles couleurs. Réfléchis qu’il y a peu de<br />

poupées qui possèdent un sofa aussi moelleux.<br />

Mademoiselle Claire, dans sa belle toilette,<br />

parut assez mécontente, prit un air dédaigneux et<br />

ne répondit rien.<br />

– Qu’ai-je besoin de tant de façons ? continua<br />

Marie.<br />

Et elle tira le lit, y posa doucement Casse-<br />

Noisette, enveloppa encore avec un nouveau<br />

ruban ses épaules malades et le couvrit jusqu’au<br />

nez.<br />

– Tu ne resteras pas auprès de cette boudeuse<br />

de Claire, dit-elle.<br />

Et elle prit le lit avec Casse-Noisette, et le mit<br />

dans le rayon supérieur, près du beau village où<br />

étaient campés les hussards de Fritz.<br />

Elle ferma l’armoire, et voulut se rendre dans<br />

la chambre à coucher. Alors on entendit tout


autour un murmure, un chuchotement, un léger<br />

bruit, tout bas, tout bas, derrière le poêle, derrière<br />

les chaises, derrière l’armoire. La pendule gronda<br />

toujours de plus en plus fort ; mais elle ne pouvait<br />

pas sonner.<br />

Marie leva les yeux vers l’horloge. Le grand<br />

hibou qui la dominait avait abaissé ses ailes, qui<br />

couvraient tout le cadran, et il avait allongé sa<br />

vilaine tête de chat au bec crochu ; le grondement<br />

continuait, et l’on y distinguait ces mots :<br />

– Heures, heures, heures, heures ! murmurez<br />

doucement : le roi des souris a l’oreille fine.<br />

Purpurr, poum, poum ! chantez seulement,<br />

chantez vos vieilles chansons ! Purpurr, poum,<br />

poum ! frappez, clochettes, frappez, c’est bientôt<br />

fait !<br />

Et la clochette, sourde et enrouée, fit douze<br />

fois poum, poum !<br />

Marie commença à avoir le frisson, et elle<br />

allait se sauver d’effroi, lorsqu’elle vit le parrain<br />

Drosselmeier. Il se tenait assis sur la pendule à la<br />

place du hibou, et il avait laissé tomber des deux<br />

côtés comme des ailes les pans de son habit


jaune. Elle reprit donc courage, et s’écria d’une<br />

voix plaintive :<br />

– Parrain Drosselmeier, parrain Drosselmeier,<br />

que fais-tu là-haut ? Descends, et ne me fais pas<br />

peur comme cela, méchant parrain Drosselmeier !<br />

Mais alors il s’éleva de tous côtés un bruit de<br />

fous rires et de sifflements, et l’on entendit<br />

bientôt trotter et courir derrière les murailles<br />

comme des milliers de petits pieds, et mille<br />

petites lumières brillèrent à travers les fentes du<br />

parquet. Mais ce n’étaient pas des lumières :<br />

c’étaient de petits yeux flamboyants, et Marie<br />

remarqua que des souris paraissaient de tous<br />

côtés. Bientôt tout autour de la chambre on<br />

courait au trot, au trot, au galop, au galop !<br />

Des amas de souris de plus en plus distinctes<br />

couraient çà et là ventre à terre, et se plaçaient à<br />

la fin en rang et par compagnie, comme Fritz le<br />

faisait faire à ses soldats quand ils devaient aller à<br />

la bataille.<br />

Cela parut très amusant à Marie ; et comme<br />

elle n’éprouvait pas contre les souris l’espèce<br />

d’horreur qu’elles inspirent aux enfants, elle


commençait à reprendre courage, lorsque tout à<br />

coup elle entendit des sifflements si effroyables<br />

et si aigus, qu’elle sentit un frisson lui parcourir<br />

le corps.<br />

Mais qu’aperçut-elle ?<br />

Juste à ses pieds tourbillonnèrent, comme mus<br />

par un pouvoir souterrain, du sable, de la chaux et<br />

des éclats de briques, et sept têtes de souris,<br />

ornées chacune d’une couronne étincelante,<br />

sortirent du plancher en poussant des sifflements<br />

affreux. Bientôt un corps, auquel appartenait les<br />

sept têtes, s’agita avec violence et parvint à<br />

s’élancer dans la chambre.<br />

Toute l’armée salua trois fois d’acclamations<br />

violentes la grosse souris ornée de sept<br />

couronnes, et se mit aussitôt en mouvement au<br />

trot, au trot, au galop, au galop ! vers l’armoire et<br />

vers Marie, qui se tenait encore placée près du<br />

vitrage.<br />

Le cœur de Marie battit si fort, qu’elle crut<br />

qu’il allait s’échapper de sa poitrine, et qu’alors<br />

elle mourrait ; mais il lui sembla que son sang se<br />

figeait dans ses veines, et, à demi évanouie, elle


chancela en reculant.<br />

Et alors Klirr, klirr, prr !...<br />

La vitre de l’armoire tomba brisée en<br />

morceaux sous la pression de son coude. Elle<br />

éprouva un moment une poignante douleur au<br />

bras gauche ; mais en même temps elle se sentit<br />

le cœur moins oppressé. Elle n’entendit plus ni<br />

cris ni sifflements ; tout était devenu tranquille, et<br />

elle crut que les souris, effrayées du bruit de la<br />

vitre brisée, s’étaient réfugiées dans leurs trous.<br />

Mais tout à coup des rumeurs étranges<br />

s’élevèrent de l’armoire placée derrière elle, et de<br />

petites voix disaient :<br />

– Éveillons-nous, éveillons-nous ! Au combat,<br />

au combat cette nuit ! Éveillons-nous, au<br />

combat !<br />

Et alors un doux et gracieux bruit de<br />

clochettes résonna harmonieusement.<br />

– Ah ! c’est mon jeu de cloches ! s’écria Marie<br />

toute joyeuse.<br />

Et elle sauta de côté.<br />

Elle vit que l’armoire s’éclairait et se


emplissait de mouvement. De petites poupées<br />

couraient l’une sur l’autre et faisaient de<br />

l’escrime avec leurs bras.<br />

Tout à coup Casse-Noisette se leva, jeta sa<br />

couverture loin de lui, se dressa sur le lit à pieds<br />

joints, et s’écria d’une voix retentissante :<br />

– Knack, knack, knack ! souris au bivouac<br />

vaut à peine une claque ! Quel micmac dans le<br />

sac ! Cric crac !...<br />

Puis il tira son petit sabre, l’agita en l’air et<br />

s’écria :<br />

– Chers vassaux, frères et amis ! voulez-vous<br />

me venir en aide dans la bataille acharnée ?<br />

Aussitôt trois Scaramouches, un Pantalon,<br />

quatre ramoneurs, deux joueurs de guitare et un<br />

tambour s’écrièrent :<br />

– Oui, maître, nous vous viendrons fidèlement<br />

en aide ; avec vous nous marcherons au combat, à<br />

la victoire ou à la mort !<br />

Et ils se précipitèrent au-devant de Casse-<br />

Noisette, qui se lança hardiment du rayon en bas.<br />

Les autres avaient pu se jeter sans péril, car,


outre que leurs riches habits étaient de drap et de<br />

soie, leur corps était rembourré de coton ; mais le<br />

pauvre Casse-Noisette se serait cassé bras et<br />

jambes, car il tombait de deux pieds de haut, et<br />

son corps était délicat comme s’il eût été de bois<br />

de tilleul, si mademoiselle Claire ne s’était<br />

élancée du canapé et n’avait reçu dans ses bras<br />

tendres le héros tenant son glaive à la main.<br />

– Ah ! bonne Claire, dit Marie émue, comme<br />

je t’ai méconnue ! Sans doute tu aurais cédé ton<br />

lit de bonne grâce à l’ami Casse-Noisette !<br />

Mais mademoiselle Claire dit en serrant le<br />

jeune héros contre sa poitrine de soie :<br />

– Voulez-vous, malade et blessé comme vous<br />

l’êtes, aller au-devant des dangers ? Voyez<br />

comme vos vassaux valeureux s’assemblent dans<br />

leur impatience du combat et leur certitude de la<br />

victoire. Scaramouche, Pantalon, le ramoneur, le<br />

joueur de cythare et le tambour sont en bas, et les<br />

figures qui se trouvent sur mon rayon s’agitent et<br />

s’émeuvent. Veuillez, prince, reposer ici, et<br />

applaudir d’ici à la victoire.<br />

À ces mots de Claire, Casse-Noisette frappa si


fort du pied et fit des gestes si violents, que<br />

Claire fut obligée de le descendre sur le parquet ;<br />

mais alors il se mit à genoux et murmura :<br />

– Ô dame ! je me rappellerai toujours dans le<br />

combat votre grâce et votre bienveillance envers<br />

moi !<br />

Claire alors se baissa assez pour pouvoir le<br />

saisir par le bras, défit rapidement sa ceinture, et<br />

voulut en ceindre le petit homme ; mais celui-ci<br />

recula de deux pas, mit la main sur son cœur et<br />

dit solennellement :<br />

– Que ceci ne soit pas le gage de votre<br />

bienveillance pour moi, car...<br />

Il hésita, soupira, défit rapidement de ses<br />

épaules le ruban dont Marie les avait<br />

enveloppées, le pressa sur ses lèvres, s’en ceignit<br />

comme d’une écharpe de bataille, et s’élança en<br />

agitant sa brillante épée, rapide et agile comme<br />

un oiseau, du bord de l’armoire sur le parquet.<br />

Aussitôt les cris et les sifflements<br />

redoublèrent.<br />

Sous la table se tenaient assemblés les


innombrables bataillons des souris, et au-dessus<br />

d’elles s’élevait l’affreuse souris aux sept têtes.<br />

Que va-t-il arriver ?<br />

La bataille<br />

– Battez la générale, tambour, vassal fidèle !...<br />

s’écria Casse-Noisette.<br />

Et aussitôt le tambour fit résonner son<br />

instrument de guerre avec tant d’adresse, que les<br />

vitres de l’armoire tremblèrent, et dans l’armoire<br />

même un bruit et un mouvement furent<br />

remarqués de Marie ; les couvercles des boîtes où<br />

étaient enfermés les soldats de Fritz sautèrent, et<br />

les soldats s’élancèrent dans le rayon inférieur et<br />

s’y rassemblèrent en blancs bataillons.<br />

– Aucun trompette ne bouge ! s’écria Casse-<br />

Noisette irrité.<br />

Et il se tourna vers Pantalon, qui était devenu<br />

très pâle, dont le grand menton tremblotait, et il<br />

lui dit d’une voix solennelle :


– Général, je connais votre expérience et votre<br />

courage ; il faut ici un coup d’œil rapide pour<br />

savoir profiter du moment. Je vous confie le<br />

commandement de toute la cavalerie et de<br />

l’artillerie ; vous n’avez pas besoin de cheval, vos<br />

jambes sont longues, et avec elles vous galopez<br />

parfaitement. Faites votre devoir !<br />

Aussitôt Pantalon appuya fortement sur le mur<br />

ses longs doigts et le gratta avec tant de bruit,<br />

qu’on aurait pu croire que cent trompettes<br />

joyeuses résonnaient à la fois.<br />

Aussitôt on entendit des piétinements de<br />

chevaux et des hennissements dans l’armoire ;<br />

tout d’un coup les cuirassiers et les dragons de<br />

Fritz, et avant tous les autres les brillants<br />

hussards, s’élancèrent et furent bientôt sur le<br />

plancher.<br />

Alors, l’un après l’autre, tous les régiments<br />

défilèrent, enseignes déployées, devant Casse-<br />

Noisette, et se rangèrent en files serrées sur le<br />

parquet de la chambre. Mais les canons roulaient<br />

avec bruit en avant, et bientôt ils envoyèrent avec<br />

un terrible vacarme une pluie de dragées dans les


angs pressés des souris, qui étaient blanchies de<br />

leur poussière et en paraissaient toutes confuses.<br />

Une batterie surtout, placée sur le tabouret de<br />

maman, leur faisait un mal immense, et les boules<br />

de pain d’épice qu’elle lançait sur les souris<br />

faisaient dans leurs rangs un affreux ravage.<br />

Les souris parvinrent à s’en approcher, et<br />

s’emparèrent de plusieurs pièces ; mais à cet<br />

endroit de la chambre la fumée et la poussière<br />

s’élevèrent en tourbillons si épais, que Marie<br />

pouvait à peine distinguer ce qui s’y passait. Mais<br />

il était évident que chaque corps combattait avec<br />

acharnement et que la victoire était indécise. Les<br />

souris développaient à chaque instant des masses<br />

nouvelles, et les petites balles d’argent qu’elles<br />

lançaient avec adresse venaient frapper jusque<br />

dans l’armoire.<br />

Claire et Trudchen couraient çà et là en se<br />

tordant les mains avec désespoir.<br />

– Me faut-il donc mourir à la fleur de l’âge,<br />

moi la plus belle des poupées ? s’écriait Claire.<br />

– Me suis-je donc si bien conservée pour<br />

mourir ici entre quatre murs ? exclamait


Trudchen.<br />

Et elles se tinrent embrassées et gémirent si<br />

haut, que leurs lamentations dominaient tout le<br />

bruit qui se faisait au dehors, car il serait difficile<br />

de se faire une idée du spectacle qui se passait ;<br />

c’étaient des bruits :<br />

– Prr ! prr ! pouff ! piff ! Schnetterdeng !<br />

schnetterdeng ! Boum ! boum ! bouroum !<br />

boum !<br />

Et en même temps les souris et leur roi criaient<br />

et piaillaient, et l’on entendait la puissante voix<br />

de Casse-Noisette, qui distribuait ses ordres ; on<br />

le voyait marcher au milieu des bataillons en feu.<br />

Pantalon avait exécuté une brillante charge de<br />

cavalerie, et s’était couvert de gloire ; mais les<br />

hussards de Fritz étaient exposés à l’artillerie des<br />

souris, qui leur lançaient des boules laides et<br />

puantes qui faisaient de vilaines taches sur leurs<br />

vestes rouges, ce qui jetait du désordre dans leurs<br />

rangs. Pantalon leur commanda par le flanc<br />

gauche, et dans la chaleur du commandement,<br />

donna le même ordre aux cuirassiers et aux<br />

dragons, c’est-à-dire que tous firent par file à


gauche en retournant chez eux.<br />

La batterie du banc de pied se trouva par ce<br />

mouvement découverte et en danger et presque<br />

aussitôt les souris s’avancèrent en masses serrées<br />

avec tant de violence, que le banc fut renversé<br />

avec les batteries et toute l’artillerie. Casse-<br />

Noisette parut abattu, et il donna à l’aile droite un<br />

mouvement rétrograde.<br />

Pendant l’ardeur du combat, la cavalerie<br />

légère des souris avait débouché en masse de<br />

dessous la commode et s’était jetée avec des cris<br />

effroyables sur l’aile gauche de l’armée de Casse-<br />

Noisette.<br />

Mais le corps des devises s’était avancé sous<br />

la conduite de deux empereurs chinois, avec la<br />

circonspection qu’exigeaient les difficultés du<br />

terrain, puisqu’il y avait à passer le bord de<br />

l’armoire, et s’était formé en bataillon carré. Ces<br />

braves troupes, formées de friseurs, d’arlequins,<br />

de cupidons, de jardiniers, de tyroliens, de lions,<br />

de tigres, de singes, combattirent avec sang-froid<br />

et courage. La vaillance digne des Spartiates de<br />

ce bataillon d’élite aurait arraché la victoire aux


souris, si un maudit capitaine ennemi, s’élançant<br />

avec furie, n’eût d’un coup de dent abattu la tête<br />

d’un des empereurs chinois et mis en pièces deux<br />

chats et un singe, en faisant ainsi un vide par<br />

lequel l’ennemi s’élança et massacra le bataillon.<br />

Mais ce carnage profita peu à l’ennemi.<br />

Toutes les fois qu’un de ses cavaliers coupait<br />

en deux à belles dents un de ces courageux<br />

antagonistes, il avalait en même temps un petit<br />

morceau de papier qui l’étouffait à l’instant. Ce<br />

fut un secours pour l’armée de Casse-Noisette<br />

qui, une fois les premiers pas en arrière faits, fut<br />

bientôt en pleine retraite, et perdait du monde de<br />

plus en plus, de sorte que Casse-Noisette arriva<br />

devant l’armoire avec un petit nombre de soldats.<br />

– Faites avancer la réserve ! Pantalon,<br />

Scaramouche, tambour, où êtes-vous ? s’écria<br />

Casse-Noisette, qui espérait recevoir de l’armoire<br />

de nouvelles troupes.<br />

Il vint en effet quelques hommes et quelques<br />

femmes d’argile, avec des visages d’or surmontés<br />

de casques et de chapeaux ; mais ils se battirent<br />

avec tant de maladresse, qu’ils n’atteignirent


aucun ennemi et firent tomber de sa tête le bonnet<br />

même de leur général Casse-Noisette. Les<br />

chasseurs ennemis leur brisèrent les jambes de<br />

leurs dents, de sorte qu’ils tombèrent et tuèrent<br />

dans leur chute plusieurs frères d’armes de<br />

Casse-Noisette. Celui-ci voulait franchir le rebord<br />

de l’armoire, mais ses jambes étaient trop<br />

courtes, et Claire et Trudchen, évanouies, ne<br />

pouvaient lui offrir leur aide.<br />

Les hussards et les dragons y sautaient<br />

facilement au moyen de leurs chevaux ; alors il<br />

s’écria dans son désespoir :<br />

– Un cheval ! un cheval ! un royaume pour un<br />

cheval !<br />

Alors deux tirailleurs ennemis le saisirent par<br />

son manteau et le roi des souris s’élança<br />

triomphant en poussant des cris de ses sept têtes à<br />

la fois.<br />

– Ô mon pauvre Casse-Noisette ! s’écria<br />

Marie en sanglotant.<br />

Et involontairement elle prit son soulier<br />

gauche et le jeta de toutes ses forces sur le roi des


souris, au beau milieu de son armée.<br />

Au même instant tout disparut et tout bruit<br />

cessa. Mais elle sentit au bras gauche une douleur<br />

plus vive qu’auparavant, et tomba évanouie sur le<br />

plancher.<br />

La maladie<br />

Lorsque Marie s’éveilla de son profond<br />

sommeil de mort, elle était dans son petit lit, et le<br />

soleil brillait dans la chambre en passant à travers<br />

les vitres recouvertes de glace. Près d’elle était<br />

assis un homme qu’elle reconnut bientôt pour le<br />

chirurgien Wandelstern.<br />

Celui-ci dit tout bas :<br />

– La voici qui s’éveille !<br />

Alors sa mère s’avança et la regarda avec des<br />

yeux remplis d’inquiétude.<br />

– Ah ! chère mère, murmura la petite Marie,<br />

toutes ces vilaines souris sont-elles parties ? le


on Casse-Noisette est-il sauvé ?<br />

– Ne dis pas de folies, chère Marie, répondit la<br />

mère ; quel rapport y a-t-il entre Casse-Noisette<br />

et les souris ? mais tu nous rendis bien inquiets :<br />

voilà ce qui arrive quand les enfants sont<br />

volontaires et ne veulent pas écouter leurs<br />

parents. Hier tu as joué bien tard avec tes<br />

poupées ; tu as eu sommeil, et il se peut que tu<br />

aies été effrayée par une souris, bien qu’elles<br />

soient rares ici, et alors tu as cassé avec ton coude<br />

une vitre de l’armoire, et tu t’es tellement coupée<br />

que M. Wandelstern t’a extrait du bras des<br />

morceaux de verre, et selon lui, si une veine<br />

s’était trouvée coupée, tu aurais eu le bras<br />

toujours roide, ou tu aurais pu mourir de la perte<br />

de ton sang. Grâce à Dieu, je me suis éveillée, et<br />

ne te voyant pas là, j’ai été dans ta chambre. Je<br />

t’ai trouvée étendue sur le plancher, et tout autour<br />

de toi la terre était jonchée de débris des soldats<br />

de plomb de Fritz, de poupées d’hommes de pain<br />

d’épice. Casse-Noisette était placé sur ton bras<br />

ensanglanté, et ton soulier gauche était à terre à<br />

quelque distance de toi.


– Ah ! petite mère, tu vois bien, c’étaient les<br />

traces du combat des poupées et des souris ; et ce<br />

qui m’a tant effrayée, c’est que les souris<br />

voulaient faire prisonnier le général Casse-<br />

Noisette. Alors j’ai jeté mon soulier sur les<br />

souris, et je ne me rappelle plus ce qui s’est<br />

passé.<br />

Le chirurgien fit un signe de l’œil à la mère, et<br />

celle-ci dit :<br />

– Calme-toi, ma chère enfant, toutes les souris<br />

sont parties, et Casse-Noisette est sain et sauf<br />

dans l’armoire vitrée.<br />

Alors le médecin consultant entra dans la<br />

chambre, tâta le pouls de sa fille et parla avec le<br />

chirurgien, et Marie entendit qu’ils disaient que<br />

sa blessure lui avait donné la fièvre.<br />

Il lui fallut rester au lit quelques jours, bien<br />

qu’elle n’éprouvât aucun malaise, excepté une<br />

légère douleur au bras. Elle savait que Casse-<br />

Noisette était sorti bien portant du combat, et elle<br />

le vit une fois en songe qui lui disait d’une voix<br />

distincte mais plaintive :


– Marie, excellente dame, vous avez fait<br />

beaucoup pour moi, et vous pouvez faire encore<br />

beaucoup plus.<br />

Et Marie chercha, mais sans pouvoir y réussir,<br />

ce qu’elle pouvait encore faire pour lui.<br />

Marie ne pouvait ni trop se remuer, à cause de<br />

son bras, ni lire, ni feuilleter des gravures ; elle<br />

commençait à trouver le temps long, et elle<br />

attendait le soir avec impatience, parce qu’alors<br />

sa mère venait s’asseoir auprès de son lit, et lui<br />

racontait ou lui lisait toutes sortes de belles<br />

choses. Celle-ci venait de commencer l’histoire<br />

du prince Fakardin, lorsque la porte s’ouvrit. Le<br />

parrain Drosselmeier entra en disant :<br />

– Je viens voir comment se porte la petite<br />

malade.<br />

Aussitôt que Marie l’aperçut avec son habit<br />

jaune, elle se rappela ce qu’elle avait vu le jour<br />

de la bataille, et involontairement elle dit au<br />

conseiller de haute justice :<br />

– Ô parrain Drosselmeier, je t’ai bien vu, et tu<br />

étais bien laid, lorsque tu étais assis sur la


pendule, et que tu la couvrais avec tes ailes pour<br />

l’empêcher de sonner haut, ce qui aurait effrayé<br />

les souris. Je t’ai entendu appeler leur roi.<br />

Pourquoi ne nous es-tu pas venu en aide, au<br />

Casse-Noisette et à moi ? Vilain méchant, tu es<br />

cause que je suis maintenant dans mon lit, blessée<br />

et malade.<br />

La mère s’écria :<br />

– Qu’as-tu, ma chère Marie ?<br />

Mais le parrain Drosselmeier fit une singulière<br />

grimace, et dit d’une voix ronflante et monotone :<br />

– Le balancier doit gronder, piquer n’est pas<br />

son affaire ! Les heures ! les heures ! la pendule<br />

doit les murmurer, les murmurer tout bas ! Les<br />

cloches résonnent : Kling ! klang ! hink ! honk !<br />

honk et hank ! Jeune poupée, ne sois point<br />

inquiète, les cloches sonnent, elles ont sonné. Le<br />

hibou vient à tire-d’aile pour chasser le roi des<br />

souris. Pak et pik ! pik et pouk ! Les petites<br />

cloches, bim ! bim ! L’heure doit gronder,<br />

crécelle et bruit sourd ! pirr et pourr !<br />

Marie regardait de ses yeux tout grands


ouverts le parrain Drosselmeier, qui lui semblait<br />

encore plus laid que d’habitude, et agitait son<br />

bras çà et là, comme s’il était mu par la ficelle<br />

des marionnettes. Elle aurait eu grand-peur du<br />

parrain si sa mère n’avait pas été là, et si Fritz,<br />

qui s’était glissé dans la chambre, n’eût éclaté de<br />

rire.<br />

– Eh ! parrain Drosselmeier, s’écria-t-il,<br />

comme tu es drôle aujourd’hui ! tu gesticules<br />

comme le pantin que j’ai jeté derrière le poêle.<br />

La mère resta sérieuse, et dit :<br />

– Cher monsieur le conseiller, voici une<br />

singulière plaisanterie ! Quel est votre but ?<br />

– Mon Dieu, reprit Drosselmeier en riant, ne<br />

reconnaissez-vous donc pas ma chanson de<br />

l’horloger ? Je la chante d’ordinaire auprès des<br />

malades comme Marie.<br />

Puis il s’assit aussitôt près du lit de la jeune<br />

fille, et dit :<br />

– Ne me garde pas rancune de ne pas avoir<br />

arraché ses quatorze yeux au roi des souris ; mais<br />

cela ne pouvait se faire, je veux en place de cela


te faire une grande joie.<br />

Et puis il fouilla dans sa poche, et en sortit le<br />

Casse-Noisette, auquel il avait fort adroitement<br />

remis les dents qui manquaient, et dont il avait<br />

consolidé le menton.<br />

Marie poussa un cri de joie, et sa mère lui dit<br />

en riant :<br />

– Vois-tu que le parrain Drosselmeier ne veut<br />

que du bien à ton Casse-Noisette ?<br />

– Tu m’avoueras pourtant, Marie, interrompit<br />

le conseiller, que le Casse-Noisette n’est pas des<br />

mieux faits, et que l’on ne peut pas précisément<br />

lui donner un certificat de beauté. Si tu veux<br />

m’écouter, je te raconterai comment cette laideur<br />

est devenue héréditaire dans sa famille ; mais tu<br />

connais déjà peut-être l’histoire de la princesse<br />

Pirlipat, de la sorcière de Mauserink et de l’habile<br />

horloger.<br />

– Écoute donc, parrain, interrompit<br />

étourdiment Fritz, tu as bien remis les dents de<br />

Casse-Noisette et son menton ne vacille plus ;<br />

mais pourquoi n’a-t-il plus son sabre ? pourquoi


ne lui en as-tu pas mis un au côté ?<br />

– Eh ! dit brusquement le conseiller, il faut,<br />

jeune homme, que tu trouves à critiquer sur tout.<br />

Est-ce que le sabre de Casse-Noisette me<br />

regarde ; je l’ai guéri, c’est à lui de se procurer un<br />

sabre où il voudra.<br />

– C’est vrai, répondit Fritz ; si c’est un vrai<br />

luron, il saura bien en trouver un.<br />

– Ainsi, Marie, continua le conseiller, connaistu<br />

l’histoire de la princesse Pirlipat ?<br />

– Ah ! non, répondit Marie, raconte, cher<br />

parrain ! raconte.<br />

– J’espère, dit la mère, que cette histoire sera<br />

moins effrayante que celles que vous racontez<br />

d’habitude.<br />

– Elle ne le sera pas du tout, répondit le<br />

conseiller ; tout au contraire, elle est très drôle.<br />

– Raconte, oh ! raconte, s’écrièrent les deux<br />

enfants, et le conseiller commença ainsi :


Conte de la noix dure<br />

La mère de Pirlipat était l’épouse d’un roi,<br />

c’était une reine par conséquent, et Pirlipat fut<br />

princesse au moment même où elle vint au<br />

monde. Le roi fut transporté de joie, il disait :<br />

– A-t-on jamais vu une fille plus jolie ?<br />

Et tous les ministres, les généraux, les<br />

présidents et les officiers de l’État criaient :<br />

– Non, jamais !<br />

Et, en effet, il était impossible de dire<br />

qu’enfant, depuis que le monde est monde, eût<br />

égalé la petite princesse Pirlipat en beauté. Son<br />

teint était de lis et de rose, ses yeux<br />

resplendissaient dans leur couleur d’azur, et les<br />

boucles blondes de ses cheveux formaient des<br />

tresses ondoyantes semblables à de l’or ; et, en<br />

outre, la petite Pirlipat avait apporté en venant au<br />

monde une rangée de petites perles avec le<br />

secours desquelles elle mordit le chancelier au<br />

doigt de manière à lui faire jeter les hauts cris.


Tout le monde était enchanté de l’enfant ; la<br />

reine seule paraissait inquiète, et personne n’en<br />

devinait la cause. On remarquait seulement<br />

qu’elle faisait activement surveiller le berceau de<br />

l’enfant. Outre que les portes étaient garnies de<br />

soldats, il devait, avec les deux nourrices placées<br />

près du berceau, s’en trouver encore chaque nuit<br />

six autres dans la chambre ; mais ce qui paraissait<br />

singulier et incompréhensible, c’est que chaque<br />

nourrice devait avoir un chat sur ses genoux,<br />

qu’elle devait caresser toute la nuit pour le tenir<br />

constamment éveillé, et voici la cause de tout<br />

ceci :<br />

Il arriva un jour qu’à la cour de Pirlipat le père<br />

se trouvèrent assemblés de grands rois et de très<br />

charmants princes, ce qui occasionna des jeux<br />

chevaleresques, des comédies et des bals. Le roi,<br />

pour faire parade de ses richesses, voulut puiser<br />

assez profondément dans le trésor de la couronne,<br />

et faire exécuter quelque chose de remarquable. Il<br />

fit donc préparer un grand repas de saucisses, car<br />

il avait appris de son maître d’hôtel que<br />

l’astronome avait dit que le temps de la tuerie<br />

était venu ; puis il se jeta dans son carrosse, et


invita les rois et les princes à venir goûter chez<br />

lui une cuillerée de soupe, pour se réjouir de leur<br />

surprise à la vue d’un pareil repas, et il dit très<br />

amicalement à la reine son épouse :<br />

– Tu sais, ma bonne amie, que j’aime les<br />

saucisses.<br />

La reine comprit parfaitement ce que cela<br />

voulait dire, et cela signifiait qu’elle devait,<br />

comme en diverses autres occasions, diriger ellemême<br />

en personne la confection de ces mets. Le<br />

grand maître du trésor dut aussitôt apporter à la<br />

cuisine le grand chaudron d’or et les casseroles<br />

d’argent. On alluma un grand feu de bois de<br />

santal, la reine se ceignit d’un tablier de cuisine<br />

de damas, et bientôt les délicieuses exhalaisons<br />

de la soupe aux saucisses s’élancèrent du<br />

chaudron.<br />

L’agréable parfum pénétra jusque dans la<br />

chambre des conférences du conseil d’État. Le roi<br />

enthousiasmé ne put se contenir.<br />

– Avec votre permission, messieurs... s’écriat-il.


Et il s’élança dans la cuisine, embrassa la<br />

reine, retourna un peu ce qui se trouvait dans le<br />

chaudron avec le sceptre royal, et revint au<br />

conseil d’État.<br />

On en était arrivé au moment important où le<br />

lard devait être découpé en morceaux pour être<br />

rôti sur un gril d’argent. Les dames de la cour se<br />

retirèrent, parce que la reine, par attachement et<br />

par respect pour son royal époux, voulait seule<br />

entreprendre cette œuvre.<br />

Mais lorsque le lard commençait à rôtir, une<br />

voix qui murmurait tout bas dit :<br />

– Sœur ! donnez-moi aussi ma part de ce rôti.<br />

La reine savait parfaitement que c’était la<br />

dame Mauserink qui parlait ainsi.<br />

La dame Mauserink demeurait depuis bien des<br />

années dans le palais royal. Elle prétendait être<br />

parente de la famille du roi, et être elle-même la<br />

reine du royaume de Mausolien, et pour cela, elle<br />

tenait maison à la cour. La reine était une femme<br />

pleine de bienveillance, et elle ne traitait pas la<br />

femme Mauserink comme une reine, mais


comme une sœur ; elle la voyait de grand cœur<br />

partager les splendeurs gastronomiques du jour,<br />

et elle lui cria :<br />

– Venez, dame Mauserink, venez goûter de<br />

mon lard !<br />

Alors la dame accourut très vite et sautant de<br />

joie, monta d’un bond sur le forer, et mangea à la<br />

file les morceaux que la reine lui présentait, et<br />

qu’elle prenait avec sa jolie petite patte.<br />

Mais alors vinrent aussi ses compères et ses<br />

commères, et même aussi ses sept fils, race assez<br />

peu aimable. Ils se jetèrent sur le lard, et la reine<br />

décontenancée ne pouvait les en empêcher.<br />

Heureusement la dame d’honneur de la cour<br />

arriva et chassa ces hôtes importuns, de sorte<br />

qu’il resta encore un peu de lard qui, grâce aux<br />

instructions données par le professeur de<br />

mathématiques de la cour, fut si artistement<br />

découpé, que toutes les saucisses en eurent un<br />

morceau.<br />

Les trompettes et les cymbales retentirent.<br />

Tous les potentats et les princes présents<br />

arrivèrent pour le repas, dans leurs habits de gala,


les uns sur des palanquins blancs, les autres dans<br />

des voitures de cristal.<br />

Le roi les reçut avec beaucoup de déférence et<br />

d’amabilité, et s’assit, comme roi du pays,<br />

couronne en tête et sceptre à la main au bout de la<br />

table.<br />

Déjà, au service des saucissons de foie, on<br />

avait remarqué que le roi avait pâli de plus en<br />

plus, qu’il avait levé les yeux au ciel, et que de<br />

légers soupirs s’échappaient de sa poitrine. Il<br />

paraissait éprouver une violente douleur<br />

intérieure, mais au service des boudins, il tomba<br />

en arrière sur son fauteuil, avec des gémissements<br />

et des sanglots, se cacha le visage dans ses deux<br />

mains, et poussa des cris lamentables.<br />

Tout le monde s’élança de table, le médecin<br />

s’efforça en vain de saisir le pouls du malheureux<br />

roi, il paraissait déchiré par une inexprimable<br />

douleur.<br />

Enfin, enfin, après beaucoup de consultations,<br />

après l’emploi des plus forts remèdes, il parut<br />

revenir à lui-même, et murmura ces mots d’une<br />

façon à peine intelligible :


– Trop peu de lard !<br />

Alors la reine se jeta inconsolable à ses pieds<br />

et sanglota :<br />

– Ô mon malheureux époux ! oh ! quelle<br />

douleur vous avez dû éprouver ! Mais la coupable<br />

est à vos pieds, punissez-la ! La dame Mauserink,<br />

avec ses compères, ses commères et ses sept fils,<br />

a dévoré le lard, et... La reine ne put en dire<br />

davantage, et elle s’évanouit.<br />

Mais le roi courroucé se leva et cria très haut :<br />

– Grande camérière, comment cela s’est-il<br />

fait ?<br />

La grande camérière raconta tout ce qu’elle<br />

savait, et le roi résolut de prendre un parti à<br />

l’égard de la dame Mauserink et de sa famille,<br />

qui avaient dévoré le lard des saucisses.<br />

Le conseiller intime fut appelé, et l’on résolut<br />

de faire un procès à la femme Mauserink et de<br />

confisquer ses biens. Mais comme le roi pensa<br />

que dans cet intervalle elle pourrait encore<br />

manger son lard, l’affaire fut confiée à l’horloger<br />

de la cour.


Cet homme, qui s’appelait Christian-Elias<br />

Drosselmeier, promit de chasser pour toujours du<br />

palais par une sage mesure la femme Mauserink<br />

et sa famille. Il inventa une machine petite, mais<br />

très ingénieuse, dans laquelle il suspendit un<br />

morceau de lard à une ficelle, et qu’il plaça dans<br />

le voisinage de la demeure de la dame mangeuse<br />

de lard.<br />

La dame Mauserink était trop fine pour ne pas<br />

entrevoir le piège tendu par Drosselmeier, mais<br />

tous ses avis, toutes ses remontrances furent<br />

inutiles, et, alléchés par l’odeur attrayante du lard<br />

rôti, ses sept fils et une foule de compères et de<br />

commères entrèrent dans la machine de<br />

Drosselmeier, et furent pris, lorsqu’ils voulurent<br />

mordre le lard, par une grille qui tomba tout à<br />

coup.<br />

Dame Mauserink quitta avec le reste peu<br />

nombreux de sa famille ce lieu d’effroi. Le<br />

chagrin, le désespoir et la vengeance emplissaient<br />

son cœur.<br />

La cour fut en fêtes, mais la reine fut inquiète,<br />

parce qu’elle connaissait le caractère de la dame


Mauserink, et savait parfaitement qu’elle se<br />

vengerait de la mort de ses fils et de ses parents.<br />

Et en effet la dame Mauserink apparut à la reine<br />

lorsqu’elle préparait pour le roi son époux un<br />

mou de veau qu’il aimait beaucoup, et elle parla<br />

ainsi :<br />

– Mes enfants, mes compères et mes<br />

commères ont été tués ; prends garde, reine, que<br />

la reine des souris ne déchire ton enfant en deux à<br />

coups de dents ; prends garde !<br />

Et aussitôt elle disparut et on ne la vit plus ;<br />

mais la reine fut si effrayée qu’elle laissa tomber<br />

le mou de veau dans le feu, et dame Mauserink<br />

gâta pour la seconde fois le dîner du roi, ce dont<br />

il fut très irrité.<br />

Ici le conteur s’arrêta et remit le reste de<br />

l’histoire au lendemain, et comme il s’apprêtait à<br />

sortir, Fritz lui demanda :<br />

– Dis-moi, parrain Drosselmeier, est-ce vrai<br />

que tu as inventé les souricières ?<br />

– Quelle folie ! dit la mère.


Mais Drosselmeier répondit tout bas, en riant<br />

d’une façon singulière : – Ne suis-je donc pas un<br />

habile horloger, et ne suis-je pas capable de les<br />

inventer ?<br />

Suite de l’histoire de la noix dure<br />

– Vous savez, mes enfants, reprit le conseiller<br />

dans la soirée suivante, pourquoi la reine faisait si<br />

activement surveiller la princesse Pirlipat. Elle<br />

était trop sage pour se laisser prendre par les<br />

machines de Drosselmeier, et l’astronome<br />

particulier de la cour prétendait savoir que la<br />

famille du matou Schnurr était capable d’éloigner<br />

la dame Mauserink du berceau, et voici pourquoi<br />

chaque nourrice tenait sur ses genoux un membre<br />

de cette famille, qui du reste était attachée à la<br />

cour comme conseillère secrète des légations, et<br />

l’on cherchait à adoucir leur pénible service par<br />

des caresses convenables.<br />

Il était déjà minuit, lorsqu’une des nourrices


particulières, placée tout près du berceau,<br />

s’éveilla comme d’un profond sommeil ; tout<br />

autour d’elle on dormait. Aucun bruit, un silence<br />

de mort si profond qu’il permettait d’entendre le<br />

travail du ver dans le bois ; mais que devint la<br />

surveillante lorsqu’elle aperçut juste devant elle<br />

une grosse souris, très laide, qui, dressée sur ses<br />

pattes de derrière, avait placé sa tête près du<br />

visage de la princesse ! Elle se leva avec un cri<br />

terrible ; tout le monde s’éveilla, et la souris<br />

(c’était dame Mauserink) s’élança vers un coin de<br />

la chambre. Les conseillers de légation se<br />

précipitèrent à sa poursuite, mais trop tard ; elle<br />

disparut dans une fente du plancher. La petite<br />

Pirlipat se réveilla à tout ce bruit et se mit à crier<br />

très fort.<br />

– Grâce au ciel, elle vit ! s’écrièrent les<br />

surveillantes.<br />

Mais quel ne fut pas leur effroi en regardant<br />

l’enfant : à la place d’une tête blanche et rose,<br />

aux boucles d’or, on vit une tête épaisse et sans<br />

forme, sur un petit corps rapetissé et racorni. Les<br />

yeux bleus étaient devenus des yeux fixes, verts


et sans regard, et la bouche s’étendait d’une<br />

oreille à l’autre. La reine était prête à mourir de<br />

chagrin et à suffoquer de sanglots, et il fallut<br />

garnir de tapis les murs du cabinet de travail du<br />

roi, parce qu’il s’y frappait la tête en criant : –<br />

Malheureux monarque que je suis !<br />

Il aurait pu se convaincre qu’il eût été mieux<br />

pour lui de manger les saucisses sans lard, et de<br />

laisser la dame Mauserink vivre en paix sous son<br />

foyer avec sa lignée ; mais cela ne lui vint pas en<br />

idée, et il rejeta toute la faute sur l’horloger<br />

mécanicien de la cour, Christian-Elias<br />

Drosselmeier de Nuremberg, et il rendit le<br />

suivant arrêt :<br />

« Drosselmeier devra, dans l’espace de quatre<br />

semaines, rendre à la princesse Pirlipat sa<br />

première figure, ou indiquer un moyen efficace<br />

d’exécuter cette œuvre, faute de quoi il devra<br />

mourir misérablement par la hache du bourreau. »<br />

Drosselmeier ne fut pas peu effrayé ; toutefois<br />

il eut confiance en son adresse et en son étoile, et<br />

commença de suite la première opération<br />

nécessaire. Il démonta entièrement la princesse


Pirlipat, dévissa ses pieds mignons et ses petites<br />

mains, examina leur structure intérieure. Mais il<br />

vit que plus la princesse grandirait, plus elle<br />

serait laide, et il ne savait comment y remédier. Il<br />

la remonta soigneusement, et retomba auprès de<br />

son berceau, qu’il ne devait pas quitter, dans une<br />

profonde tristesse.<br />

Déjà la quatrième semaine commençait,<br />

lorsque le roi jeta dans la chambre un regard<br />

plein de courroux, et dit en le menaçant de son<br />

sceptre :<br />

– Christian-Elias Drosselmeier, guéris la<br />

princesse, ou tu mourras !<br />

Drosselmeier se mit à pleurer amèrement ;<br />

mais la princesse Pirlipat se mit joyeuse à casser<br />

des noix. Pour la première fois, le mécanicien<br />

remarqua pour les noix l’appétit de Pirlipat, et il<br />

se rappela qu’elle était venue au monde avec des<br />

dents. Et dans le fait après sa transformation elle<br />

avait crié jusqu’à ce qu’on lui eût donné par<br />

hasard une noix ; alors elle l’avait brisée, en avait<br />

mangé l’intérieur et s’était tenue tranquille.<br />

Depuis ce temps, les nourrices ne trouvaient rien


de mieux que de lui apporter des noix.<br />

– Ô saint instinct de la nature ! éternelle et<br />

inépuisable sympathie de tous les êtres ! s’écria<br />

Drosselmeier, tu me montres la porte de tes<br />

mystères ; je vais frapper, et elle s’ouvrira.<br />

Il demanda aussitôt la faveur d’un entretien<br />

avec l’astronome de la cour, et fut conduit près de<br />

lui avec une nombreuse escorte. Ces deux<br />

messieurs s’embrassèrent en pleurant, car ils<br />

étaient amis intimes, s’enfermèrent dans un<br />

cabinet secret, et feuilletèrent une foule de livres<br />

qui traitaient de l’instinct, des sympathies, des<br />

antipathies et d’autres choses mystérieuses.<br />

La nuit vint ; l’astronome regarda les étoiles,<br />

et tira avec l’aide de Drosselmeier, aussi très<br />

versé dans ces sortes de choses, l’horoscope de la<br />

princesse Pirlipat.<br />

Ce fut un difficile ouvrage, car les lignes<br />

s’embrouillaient de plus en plus ; mais quelle joie<br />

plus grande que la leur quand ils virent<br />

clairement que la princesse Pirlipat n’avait rien<br />

autre chose à faire, pour rompre le charme de sa<br />

laideur et redevenir belle, que de manger la douce


amande de la noix krakatuk !<br />

La noix krakatuk avait une si dure coquille,<br />

qu’un boulet de canon d’une pièce de quarantehuit<br />

pouvait l’atteindre sans la briser. Cette noix<br />

dure devait être cassée en présence de la<br />

princesse par un homme qui n’aurait pas été rasé<br />

et n’aurait jamais porté de bottes, et l’amande<br />

devait lui en être présentée les yeux fermés par ce<br />

même homme ; et lorsque celui-ci aurait fait sans<br />

broncher sept pas en arrière, il lui était permis<br />

d’ouvrir les yeux. Drosselmeier avait travaillé<br />

avec l’astronome trois jours et trois nuits ; mais le<br />

samedi soir, au moment où le roi s’occupait de<br />

son dîner, Drosselmeier, qui devait être décapité<br />

le matin à la pointe du jour, s’élança dans<br />

l’appartement royal, et, plein de joie, annonça au<br />

monarque le moyen trouvé pour rendre à la<br />

princesse Pirlipat sa beauté perdue.<br />

Le roi l’embrassa avec une excessive<br />

bienveillance, et lui promit une épée ornée de<br />

diamants, quatre décorations et deux habillements<br />

neufs pour le dimanche.<br />

– Il faut de suite après le dîner te mettre à


l’œuvre, ajouta-t-il plein de joie ; chargez-vous,<br />

cher mécanicien, de nous procurer le jeune<br />

homme non rasé et en souliers, avec la noix<br />

krakatuk, et ne lui laissez pas boire de vin, pour<br />

qu’il n’aille pas trébucher quand il marchera en<br />

arrière comme une écrevisse ; après quoi, il<br />

pourra s’enivrer à son aise.<br />

Drosselmeier fut consterné de ces paroles du<br />

roi, et il dit, non sans hésitation et sans crainte,<br />

que le moyen était trouvé, mais que la noix<br />

krakatuk et le jeune homme qui devait la briser<br />

ne l’étaient pas encore, et qu’il était même<br />

douteux qu’ils le fussent jamais.<br />

Alors le roi, courroucé, agita son sceptre en<br />

l’air en criant d’une voix de lion rugissant :<br />

– Alors nous reprendrons la tête !<br />

Toutefois Drosselmeier, consterné, fut assez<br />

heureux pour que le roi eût ce jour-là trouvé son<br />

dîner à son goût, et qu’il fût, par cela même, mis<br />

en assez bonne humeur pour être capable<br />

d’entendre les observations raisonnables de la<br />

reine, touchée du sort de Drosselmeier. Celui-ci<br />

reprit courage, et fit observer qu’il avait indiqué,


comme l’arrêt le portait, un moyen de guérir la<br />

princesse, et que sa vie devait être sauve. Le roi<br />

traita cela de balivernes et de bavardages ;<br />

toutefois il ordonna, lorsqu’il eut pris un petit<br />

verre de liqueur stomachique, que l’horloger et<br />

l’astronome se missent en route, avec la condition<br />

expresse de ne revenir que portant en poche,<br />

selon l’avis de la reine, la noix krakatuk,<br />

l’homme pour la briser devant se trouver au<br />

moyen d’insertions dans les gazettes du pays et<br />

de l’étranger.<br />

Fin de l’histoire de la noix dure<br />

Drosselmeier et l’astronome restèrent quinze<br />

ans en route sans avoir pu découvrir la noix<br />

krakatuk, et Drosselmeier éprouva un jour un vif<br />

désir de revoir Nuremberg, sa patrie. Ce désir lui<br />

vint justement au moment où il fumait, en Asie,<br />

dans une grande forêt, une pipe de tabac.<br />

– Ô belle patrie ! Nuremberg ! belle ville !


s’écria-t-il, qui ne t’a pas vue, lors même qu’il<br />

aurait été à Londres, à Paris et à Petervardein, n’a<br />

pas encore eu le cœur ouvert, et doit toujours<br />

soupirer vers toi, Nuremberg, aux belles maisons<br />

garnies de fenêtres !<br />

Pendant que Drosselmeier se plaignait ainsi<br />

dans sa mélancolie, l’astronome fut saisi d’une<br />

pitié profonde, et se mit à gémir si haut, qu’on<br />

l’entendait en long et en large dans l’Asie entière.<br />

Mais il se calma, s’essuya les yeux, et dit :<br />

– Mais, cher collègue ! pourquoi rester ici à<br />

brailler de la sorte ? Allons à Nuremberg ; peu<br />

importe l’endroit, pourvu que nous cherchions la<br />

noix fatale, cela suffit.<br />

– C’est vrai, répondit Drosselmeier consolé.<br />

Et tous deux se levèrent, secouèrent leurs<br />

pipes, et allèrent tout droit, d’une traite, du milieu<br />

de la forêt à Nuremberg.<br />

À peine arrivés, Drosselmeier courut chez son<br />

cousin, Zacharias Drosselmeier, doreur,<br />

vernisseur et fabricant de joujoux. Il lui raconta<br />

toute l’histoire de la princesse Pirlipat, de la


dame Mauserink et de la noix krakatuk, si bien<br />

que celui-ci lui dit, plein d’étonnement en<br />

joignant les mains :<br />

– Eh ! cousin, quelles choses étranges !<br />

Drosselmeier lui raconta les aventures de son<br />

voyage ; comme quoi il avait été deux ans chez le<br />

roi des dattes, comme quoi le prince des amandes<br />

l’avait éconduit honteusement, et comme quoi il<br />

avait demandé vainement des instructions à la<br />

société d’histoire naturelle d’Écureuil-la-Ville.<br />

Partout il avait échoué, et n’avait pas même pu<br />

trouver la trace de la noix krakatuk.<br />

Pendant ce récit, Christophe-Zacharias avait<br />

souvent fait craquer ses doigts ; il avait tourné sur<br />

un pied, fait claquer la langue, il dit : – Hem !<br />

hem ! eh ! eh ! ce serait bien le diable !<br />

Enfin il jeta en l’air son bonnet et sa perruque,<br />

embrassa le cousin avec véhémence, et s’écria :<br />

– Cousin ! cousin ! vous êtes sauvé ! sauvé<br />

vous êtes ! Ou je me trompe fort, ou je possède,<br />

moi, la noix krakatuk.<br />

Et il alla chercher une boîte, d’où il sortit une


noix dorée d’une moyenne grosseur.<br />

– Voyez, dit-il en la montrant au cousin, cette<br />

noix a des propriétés singulières. Il y a plusieurs<br />

années, au temps de Noël, un étranger vint ici<br />

avec un sac plein de noix qu’il offrait à très bon<br />

marché. Il eut une dispute juste devant ma<br />

boutique, et mit son sac à terre pour mieux se<br />

défendre contre les marchands de noix du pays,<br />

qui ne voulaient pas souffrir qu’un étranger en<br />

vendît dans leur ville. Dans le même instant une<br />

charrette lourdement chargée passa sur le sac.<br />

Toutes les noix furent brisées, à l’exception d’une<br />

seule, que l’étranger m’offrit en souriant d’une<br />

manière étrange, pour un zwanzig de l’année<br />

1720.<br />

Cela me parut singulier ; je trouvai justement<br />

dans ma poche un zwanzig de l’année que<br />

demandait l’homme ; j’achetai la noix et la dorai,<br />

sans savoir pourquoi j’achetais cette noix si cher.<br />

Mais tout doute sur l’authenticité de la noix<br />

trouvée par le cousin disparut lorsque<br />

l’astronome de la cour, en écaillant la dorure,<br />

trouva le mot krakatuk gravé en lettres chinoises


sur la coquille de la noix. La joie des voyageurs<br />

fut grande, et le cousin fut enchanté lorsque<br />

Drosselmeier lui assura que sa fortune était faite,<br />

et que, outre une pension, il recevrait<br />

gratuitement tout l’or qu’il lui faudrait pour ses<br />

dorures. Le mécanicien et l’astronome avaient<br />

déjà mis leur bonnet de nuit pour aller se mettre<br />

au lit, lorsque le dernier dit :<br />

– Mon excellent collègue, un bonheur ne vient<br />

jamais seul. Croyez-moi, nous avons non<br />

seulement trouvé la noix krakatuk, mais aussi le<br />

jeune homme qui doit briser la noix et présenter à<br />

la princesse l’amande de beauté : c’est, d’après<br />

mon avis, le fils de notre cousin. Non ! ajouta-t-il<br />

plein d’enthousiasme, je ne veux pas dormir,<br />

mais tirer cette nuit même l’horoscope de ce<br />

jeune garçon.<br />

En disant cela il jeta son bonnet de nuit, et se<br />

mit à observer les planètes.<br />

Le fils du cousin en effet était un joli jeune<br />

homme, bien bâti, qui n’avait pas encore été rasé<br />

et n’avait jamais porté de bottes. Dans les jours<br />

de Noël il mettait un bel habit rouge avec de l’or,


et puis avec l’épée au côté, le chapeau sous le<br />

bras et une belle frisure avec une bourse à<br />

cheveux, il se tenait dans cette tenue brillante<br />

dans la boutique de son père, et cassait, par l’effet<br />

d’une galanterie naturelle en lui, les noix des<br />

jeunes filles, qui à cause de cela l’appelaient le<br />

beau Casse-Noisette.<br />

Le matin suivant, l’astrologue se jeta au cou<br />

du mécanicien et lui dit :<br />

– C’est lui ! c’est bien lui ! nous l’avons<br />

trouvé ! Seulement il faudra bien observer deux<br />

choses : en premier, nous devons arranger à votre<br />

excellent neveu une robuste queue de bois, qui se<br />

tiendra en liaison avec sa mâchoire inférieure, de<br />

manière que celle-ci puisse être fortement tendue,<br />

pour comprimer davantage, et puis il nous faut<br />

aussi, en arrivant à la résidence, ne pas dire que<br />

nous avons rencontré le jeune homme qui doit<br />

briser la noix. Il doit se trouver longtemps après<br />

notre retour.<br />

Je lis dans l’horoscope que le roi, après qu’il<br />

se sera brisé quelques dents sans résultat, offrira<br />

la main de la princesse et la succession au trône à


celui qui cassera la noix sous ses dents, et rendra<br />

à la princesse sa beauté primitive. Le cousin<br />

tourneur de poupées fut au comble du<br />

ravissement de savoir que son fils devait épouser<br />

la princesse Pirlipat, et devenir prince et roi ; et il<br />

le confia entièrement aux ambassadeurs.<br />

La queue de bois que Drosselmeier adapta à la<br />

tête du jeune homme réussit si parfaitement, qu’il<br />

fit les plus brillants essais de morsure sur les plus<br />

durs noyaux de pèches.<br />

Lorsque Drosselmeier et l’astrologue eurent<br />

annoncé à la résidence qu’ils avaient trouvé la<br />

noix krakatuk, on fit proclamer sur-le-champ les<br />

annonces nécessaires. Les voyageurs arrivèrent<br />

avec leurs moyens de rendre la beauté, et il s’y<br />

trouva des beaux garçons en assez grand nombre,<br />

et même des princes parmi eux, qui, confiants<br />

dans la belle et saine disposition de leur râtelier,<br />

voulurent essayer de détruire l’enchantement de<br />

la princesse. Les ambassadeurs furent assez<br />

effrayés lorsqu’ils aperçurent celle-ci. Le petit<br />

corps, avec ses mains et ses pieds mignons,<br />

pouvait à peine supporter sa tête informe, et la


laideur de son visage était encore augmentée par<br />

une barbe de laine blanche qu’elle portait autour<br />

de la bouche et du menton.<br />

Il arriva ce que l’astrologue avait lu dans<br />

l’horoscope.<br />

Les blancs-becs en souliers se brisèrent les<br />

dents et se démontèrent la mâchoire avec la noix<br />

krakatuk, sans aider en rien la princesse à rompre<br />

le charme ; et lorsqu’ils étaient emportés presque<br />

sans connaissance par les dentistes commandés à<br />

cet effet, ils soupiraient en disant : – C’est une<br />

noix bien dure !<br />

Mais lorsque le roi, dans l’angoisse de son<br />

cœur, eut promis sa fille et le royaume à celui qui<br />

détruirait l’enchantement de la princesse, le joli et<br />

doux jeune homme Drosselmeier se fit annoncer<br />

et demanda à tenter aussi l’épreuve.<br />

Aucun des prétendants n’avait plu autant à la<br />

princesse Pirlipat que le jeune Drosselmeier ; elle<br />

plaça sa petite main sur son cœur et dit en<br />

soupirant :<br />

– Ah ! si celui-ci pouvait véritablement briser


la noix krakatuk et devenir mon époux !<br />

Après que le jeune Drosselmeier eut salué<br />

poliment le roi, la reine et la princesse Pirlipat, il<br />

reçut des mains du grand maître des cérémonies<br />

la noix krakatuk, la prit sans plus long préambule<br />

entre ses dents, tira fortement la queue, et crac !<br />

crac ! la coquille tomba en plusieurs morceaux.<br />

Il nettoya adroitement l’amande des filaments<br />

qui y adhéraient encore, et la présenta avec un<br />

grand salut à la princesse, et en même temps il<br />

ferma les yeux et commença à marcher en arrière.<br />

La princesse avala aussitôt l’amande, et, ô<br />

prodige ! le monstre avait disparu, et à sa place<br />

était là un ange de beauté, avec un teint blanc<br />

comme le lis, ayant l’éclat d’un satin rosé, les<br />

yeux d’un brillant azur, et les cheveux tombant<br />

en boucles pleines comme des tresses d’or.<br />

Des éclats de trompettes et de cymbales se<br />

mêlèrent aux cris de joie du peuple. Le roi et<br />

toute sa cour sautaient sur une jambe comme à la<br />

naissance de Pirlipat, et il fallut de l’eau de<br />

Cologne pour ranimer la reine, qui s’était<br />

évanouie de ravissement et d’extase.


Le grand tumulte troubla un peu le jeune<br />

Drosselmeier, qui n’avait pas encore terminé ses<br />

sept pas ; cependant il se remit et posait le pied<br />

pour le septième pas lorsque tout à coup la dame<br />

Mauserink sortit du plancher en sifflant et en<br />

criant. Et Drosselmeier, en posant le pied, marcha<br />

sur elle et chancela de telle sorte qu’il fut sur le<br />

point de tomber.<br />

Mais, ô malheur ! le jeune homme prit à<br />

l’instant le masque de laideur de la princesse<br />

Pirlipat. Son corps se racornit et put à peine<br />

supporter sa tête d’une grosseur démesurée, avec<br />

ses gros yeux et sa bouche horriblement fendue.<br />

En place de la queue un étroit manteau de bois se<br />

déroula derrière lui, et il s’en servait pour diriger<br />

son menton. L’horloger et l’astronome étaient<br />

éperdus d’horreur et d’effroi ; mais ils virent sur<br />

le plancher la dame Mauserink baignée dans son<br />

sang. Sa méchanceté n’était pas restée impunie,<br />

car le jeune Drosselmeier l’avait si fort<br />

comprimée sous le talon pointu de son soulier,<br />

qu’elle était sur le point de mourir. Mais en<br />

sentant les angoisses de la mort, elle s’écriait<br />

d’une voix lamentable :


– Ô krakatuk ! noix dure ! c’est toi qui causes<br />

ma mort. Hi hi ! pi pi ! le petit Casse-Noisette<br />

mourra aussi bientôt ; mon petit-fils aux sept têtes<br />

le récompensera ; il vengera la mort de sa mère<br />

sur toi, Casse-Noisette joli ! Ô vie si fraîche et si<br />

rose, il faut te quitter ! ô mort terrible ! – Couic !<br />

La dame Mauserink expira en jetant ce dernier<br />

cri, et fut emportée par l’allumeur des poêles du<br />

roi.<br />

Personne ne s’inquiétait du jeune<br />

Drosselmeier. La princesse rappela au roi sa<br />

promesse, et celui-ci ordonna d’amener aussitôt<br />

le jeune homme devant lui. Mais lorsque le<br />

malheureux apparut sous sa forme épouvantable,<br />

la princesse se cacha le visage de ses deux mains<br />

et s’écria :<br />

– Éloignez cet affreux Casse-Noisette !<br />

Aussitôt le maréchal de la cour le saisit par les<br />

deux épaules et le jeta à la porte. Le roi, furieux<br />

qu’on eût pensé à lui imposer un Casse-Noisette<br />

pour gendre, rejeta toute la faute sur l’horloger et<br />

l’astronome, et les bannit à jamais l’un et l’autre<br />

de sa résidence.


Cela ne se trouvait pas dans l’horoscope que<br />

l’astronome avait consulté à Nuremberg,<br />

cependant il en fit une nouvelle épreuve, et il crut<br />

lire dans les étoiles que le jeune Drosselmeier se<br />

rendrait si remarquable dans sa nouvelle position,<br />

qu’il deviendrait prince et roi malgré son horrible<br />

figure ; mais qu’il ne se débarrasserait de sa<br />

laideur que lorsque le fils de la dame Mauserink,<br />

qui était né avec sept têtes après la mort de ses<br />

sept enfants, aurait été tué de sa main, et qu’une<br />

dame se serait éprise de lui, malgré ses<br />

difformités.<br />

L’on a vu, en effet, le jeune Drosselmeier dans<br />

la boutique de son père, aux jours de Noël, sous<br />

la forme d’un Casse-Noisette, mais avec le<br />

costume d’un prince.<br />

Tel est, mes enfants, le conte de la noix dure,<br />

et maintenant vous savez pourquoi les Casse-<br />

Noisette sont si laids.<br />

Le conseiller termina ainsi son conte :<br />

Marie prétendit que la princesse Pirlipat<br />

n’était, après tout, qu’une vilaine ingrate ; Fritz<br />

assura, de son côté, que si le Casse-Noisette


voulait ne pas ménager le roi des souris et se<br />

montrer un brave garçon, il reprendrait les jolies<br />

formes qu’il avait perdues.<br />

Oncle et neveu<br />

Si l’un de mes très honorés lecteurs s’est une<br />

fois seulement coupé avec du verre, il saura<br />

combien cela fait souffrir, et quel temps long<br />

exige la guérison complète. La petite Marie avait<br />

dû rester au lit plus d’une semaine, parce qu’il lui<br />

prenait des faiblesses aussitôt qu’elle voulait se<br />

lever. Enfin elle guérit tout à fait et put, comme<br />

par le passé, sauter dans la chambre. L’armoire<br />

vitrée avait une charmante apparence, car on y<br />

voyait des arbres, des fleurs, des maisons toutes<br />

neuves et de belles poupées brillantes. Avant<br />

toutes choses, Marie retrouva son cher Casse-<br />

Noisette qui, placé au second rayon, lui souriait<br />

de toutes ses dents en bon état ; mais en regardant<br />

son favori avec un cordial plaisir ; elle se sentit le<br />

cœur oppressé en songeant que ce que


Drosselmeier lui avait raconté était l’histoire du<br />

Casse-Noisette et l’origine de sa mésintelligence<br />

avec la dame Mauserink et son fils. Elle savait<br />

maintenant que son Casse-Noisette n’était autre<br />

que le jeune Drosselmeier de Nuremberg, neveu<br />

du parrain Drosselmeier, et ensorcelé par la dame<br />

Mauserink : car l’habile horloger de la cour du<br />

père de Pirlipat ne pouvait être que le conseiller<br />

de justice Drosselmeier lui-même ; et de cela<br />

Marie n’en avait pas douté un seul instant<br />

pendant tout le temps du conte.<br />

– Mais pourquoi ton oncle ne t’est-il pas venu<br />

en aide ? disait Marie en réfléchissant que dans<br />

cette bataille, où ils étaient l’un et l’autre comme<br />

spectateurs, il y allait de la couronne et du<br />

royaume de Casse-Noisette. Toutes les autres<br />

poupées ne lui étaient-elles pas soumises, et<br />

n’était-il pas certain que la prophétie de<br />

l’astronome de la cour s’était réalisée, et que le<br />

jeune Drosselmeier était devenu roi du royaume<br />

des poupées ?<br />

Tandis que la petite Marie faisait ces<br />

réflexions, elle croyait aussi que Casse-Noisette


et ses vassaux allaient s’animer et s’émouvoir,<br />

puisqu’elle leur reconnaissait le mouvement et la<br />

vie. Mais cela ne fut pas ainsi ; tout, au contraire,<br />

restait immobile dans l’armoire. Mais Marie, loin<br />

d’abandonner sa conviction intérieure, rejeta cela<br />

sur les enchantements de la dame Mauserink et<br />

de son fils aux sept têtes.<br />

– Pourtant, dit-elle au Casse-Noisette, cher<br />

monsieur Drosselmeier, bien que vous ne<br />

puissiez ni vous mouvoir ni parler avec moi, je<br />

sais que vous me comprenez et que vous<br />

connaissez tout l’intérêt que je vous porte.<br />

Comptez sur mon appui quand il vous sera<br />

nécessaire ; en tout cas, je prierai votre oncle de<br />

se rendre auprès de vous quand vous aurez besoin<br />

de son habileté.<br />

Casse-Noisette resta silencieux et tranquille ;<br />

mais il sembla à Marie qu’un léger soupir parti de<br />

l’armoire vitrée faisait retentir les vitres d’une<br />

manière presque insensible, et elle crut entendre<br />

une petite voix argentine comme des cloches qui<br />

disait :<br />

– Petite Marie ! mon ange gardien ! je serai à


toi ! Marie sera à moi !<br />

Marie sentit un frisson glacé parcourir son<br />

corps, et cependant elle éprouvait en même temps<br />

un certain bien aise.<br />

Le crépuscule était arrivé, le médecin<br />

consultant entra avec le parrain Drosselmeier, et<br />

presque aussitôt Louise avait dressé la table de<br />

thé, et la famille y était déjà réunie, parlant de<br />

toutes sortes de choses joyeuses. Marie avait été<br />

chercher tranquillement son petit fauteuil, et elle<br />

s’était assise aux pieds du parrain Drosselmeier.<br />

Dans un moment de silence, Marie regarda bien<br />

en face, de ses grands yeux bleus, le conseiller de<br />

justice, et dit :<br />

– Je sais maintenant, mon bon parrain<br />

Drosselmeier, que Casse-Noisette est ton neveu<br />

le jeune Drosselmeier de Nuremberg. Il est<br />

devenu prince ou même roi, comme l’avait prédit<br />

ton ami l’astrologue ; mais tu sais qu’il est en<br />

guerre ouverte avec le fils de dame Mauserink,<br />

l’affreux roi des souris. Pourquoi ne lui viens-tu<br />

pas en aide ?<br />

Marie raconta encore une fois la bataille


qu’elle avait vue, et fut souvent interrompue par<br />

les éclats de rire de sa mère et de Louise. Fritz et<br />

Drosselmeier conservèrent l’un et l’autre leur<br />

sérieux.<br />

– Mais où cette petite fille va-t-elle chercher<br />

toutes ces folies ? dit le médecin consultant.<br />

– Eh ! répondit la mère, elle a une imagination<br />

très active, et ce sont des rêves que la fièvre de sa<br />

blessure a causés.<br />

– Tout n’est pas vrai, dit Fritz ; mes hussards<br />

rouges sont plus braves que cela.<br />

Le parrain Drosselmeier prit la petite Marie<br />

sur ses genoux avec un sourire étrange, et lui dit<br />

d’une voix plus douce que jamais :<br />

– Eh ! ma chère Marie, tu es mieux douée que<br />

moi et que nous tous ensemble. Comme Pirlipat,<br />

tu es née princesse, et ton empire est bien beau ;<br />

mais tu auras beaucoup à souffrir si tu veux<br />

prendre la défense du pauvre et difforme Casse-<br />

Noisette, car le roi des souris le poursuivra par<br />

monts et par vaux. Mais je ne puis rien pour lui ;<br />

sois fidèle et constante, toi seule peux le sauver.


Marie, ni personne des assistants, ne comprit<br />

ce que Drosselmeier voulait dire par ces paroles ;<br />

bien plus, elles parurent si étranges au médecin<br />

consultant, qu’il tâta le pouls du conseiller de<br />

justice et lui dit :<br />

– Vous avez, mon cher ami, de fortes<br />

congestions sanguines qui se portent à la tête ; je<br />

vous ferai une ordonnance.<br />

Seule, la mère secoua la tête d’un air pensif et<br />

dit :<br />

– Je pressens ce que veut dire le conseiller,<br />

mais je ne peux pas l’expliquer clairement.<br />

La victoire<br />

Peu de temps après Marie fut éveillée, par une<br />

belle nuit de lune, par un bruit étrange, qui<br />

semblait partir d’un des coins de la chambre ; on<br />

aurait dit qu’on jetait et que l’on roulait çà et là<br />

de petites pierres, et l’on entendait en outre des<br />

cris et des sifflements horribles.


– Ah ! voici les souris, les souris ! s’écria<br />

Marie effrayée, et elle voulut éveiller sa mère ;<br />

mais la voix lui manqua tout à fait, et il lui fut<br />

impossible de faire un seul mouvement,<br />

lorsqu’elle vit le roi des souris se faire jour par un<br />

trou du mur ; et, après avoir parcouru la chambre,<br />

les yeux flamboyants et la couronne en tête,<br />

sauter sur une petite table placée près du lit de<br />

Marie.<br />

– Hi ! hi ! hi ! donne-moi tes dragées, donnemoi<br />

ta frangipane, ou je te brise ton Casse-<br />

Noisette, ton Casse-Noisette ! disait-il en sifflant<br />

et tout en faisait claquer affreusement ses dents<br />

ensemble, et il disparut dans un trou du mur.<br />

Marie fut si tourmentée de cette horrible<br />

apparition, qu’elle en fut toute pâlie le matin<br />

suivant, et si impressionnée, qu’elle pouvait à<br />

peine dire un mot. Cent fois elle fut sur le point<br />

de raconter à sa mère, à Louise ou tout au moins<br />

à Fritz ce qu’elle avait vu.<br />

– Mais personne ne me croira, pensa-t-elle, et<br />

on se moquera de moi par-dessus le marché. Ce<br />

qui ne lui paraissait pas douteux, c’était qu’elle


devait céder, pour sauver Casse-Noisette, ses<br />

dragées et sa frangipane, et elle plaça tout ce<br />

qu’elle en avait le soir suivant sur le bord de<br />

l’armoire. Le lendemain, sa mère lui dit :<br />

– Je ne sais pas d’où viennent toutes les souris<br />

de notre chambre ; mais vois, ma pauvre Marie,<br />

elles ont mangé toutes les sucreries.<br />

C’était la vérité ; le gourmand roi des souris<br />

n’avait pas trouvé la frangipane à son goût, mais<br />

il y avait imprimé ses dents aiguës, de manière<br />

qu’il fallut la jeter. Marie regrettait peu ses<br />

sucreries, mais elle se réjouissait dans son cœur<br />

en croyant avoir sauvé Casse-Noisette. Que<br />

n’éprouva-t-elle donc pas lorsque la nuit suivante<br />

elle entendit crier et siffler derrière le poêle ! Le<br />

roi des souris était encore là, plus affreux que la<br />

nuit précédente, et il dit en sifflant plus<br />

effroyablement encore entre les dents :<br />

– Il faut que tu me donnes tes bonshommes de<br />

sucre et de sucre d’orge, ou sinon je te dévorerai<br />

Casse-Noisette.<br />

Et il disparut de nouveau.


Marie fut très consternée ; elle alla le matin<br />

suivant à l’armoire, et elle jeta un regard de regret<br />

sur ses bonshommes de sucre et de sucre d’orge,<br />

et son chagrin était motivé ; car ses bonshommes<br />

de sucre étaient en foule ; il s’y trouvait un berger<br />

avec sa bergère, et son petit troupeau blanc, et<br />

son petit chien ; il y avait aussi deux facteurs<br />

tenant des lettres à la main, et quatre jeunes<br />

garçons bien vêtus avec des jeunes filles bien<br />

mises, dans une balançoire. Derrière quelques<br />

danseurs, se tenaient un fermier avec la Pucelle<br />

d’Orléans, et dans un coin était un petit enfant<br />

aux joues roses, que Marie aimait beaucoup.<br />

Elle avait les larmes aux yeux.<br />

– Ah ! dit-elle en pleurant à demi et en se<br />

tournant vers Casse-Noisette, je ferai tout pour<br />

vous sauver : mais c’est bien dur.<br />

Casse-Noisette avait une figure si attristée, que<br />

Marie, croyant voir déjà les sept bouches du roi<br />

des souris ouvertes pour dévorer le malheureux<br />

jeune homme, n’hésita pas à tout sacrifier, et le<br />

soir elle mit, comme avant, toutes ses figures de<br />

sucre sur le bord de l’armoire. Elle embrassa le


erger, la bergère, le petit mouton, et elle alla<br />

chercher en dernier son favori, le petit enfant aux<br />

joues roses, qu’elle mit toutefois derrière tout le<br />

reste : le fermier et la Pucelle d’Orléans furent<br />

mis au premier rang.<br />

– Non, c’est trop fort, dit le lendemain la<br />

mère ; il faut qu’il y ait une grosse souris cachée<br />

dans l’armoire, car toutes les jolies figures de<br />

sucre de Marie sont rongées.<br />

Marie ne put retenir ses larmes ; mais elle se<br />

mit bientôt à sourire de nouveau en pensant : –<br />

Qu’importe ! Casse-Noisette est sauvé.<br />

Le médecin consultant dit le soir, lorsque sa<br />

femme lui raconta tout le dégât fait dans<br />

l’armoire par une souris : – C’est terrible de ne<br />

pouvoir détruire la souris qui ronge dans<br />

l’armoire toutes les sucreries de Marie !<br />

– Eh ! dit Fritz tout joyeux, le boulanger, en<br />

bas, a un excellent conseiller de légation, je vais<br />

l’aller chercher, il terminera tout cela et mangera<br />

la souris, quand ce serait dame Mauserink ellemême,<br />

ou son fils le roi des rats.


– Oui, dit la mère, et en même temps il sautera<br />

sur les tables et sur les chaises, et brisera des<br />

verres, des tasses et mille autres objets.<br />

– Ah ! non, dit Fritz, le conseiller de légation<br />

du boulanger est un être habile ; je voudrais<br />

pouvoir me promener aussi légèrement que lui<br />

sur les toits les plus pointus.<br />

– Non, non, pas de chat ici la nuit, dit Louise,<br />

qui ne pouvait pas les souffrir.<br />

– Dans le fond, dit la mère, Fritz a raison ; en<br />

tout cas nous pouvons tendre une souricière. N’y<br />

en a-t-il pas ici ?<br />

– Le parrain Drosselmeier peut nous en faire<br />

une, puisqu’il les a inventées, dit Fritz.<br />

Tous se mirent à rire, et comme la mère<br />

prétendit qu’il n’y avait pas de souricière à la<br />

maison, le conseiller de justice dit qu’il en avait<br />

plusieurs chez lui, et en envoya chercher une sur<br />

l’heure. Le conte du parrain se retraça vivement à<br />

la mémoire de Fritz et de Marie. Lorsque la<br />

cuisinière fit rôtir le lard, Marie trembla et dit,<br />

toute remplie des merveilles du conte, ces paroles


qui s’y trouvaient : – Ah ! reine, gardez-vous de<br />

la dame Mauserink et de sa famille.<br />

Fritz tira son sabre et s’écria : – Qu’elles<br />

viennent seulement !<br />

Mais tout demeura immobile dessus et dessous<br />

le foyer ; mais lorsque le conseiller lia le lard à<br />

un fil délié, et posa doucement, tout doucement,<br />

le piège dans l’armoire, Fritz s’écria :<br />

– Prends garde, parrain horloger, que les<br />

souris ne te jouent quelque tour.<br />

Ah ! combien la pauvre Marie fut tourmentée<br />

la nuit suivante ! elle sentait sur ses bras quelque<br />

chose de froid comme la glace, et puis cet objet<br />

dégoûtant venait toucher sa joue. L’affreux roi<br />

des souris se plaçait sur son épaule, et il bavait de<br />

ses sept bouches d’un rouge de sang, et grinçant<br />

des dents et les serrant avec bruit, il sifflait dans<br />

l’oreille de Marie, immobile de peur.<br />

– Siffle, siffle ! Ne va pas dans la maison ! Ne<br />

va pas manger ! Ne sois pas prise ! Siffle, siffle !<br />

Donne-moi tous tes livres d’images, ta petite robe<br />

aussi, sinon pas de repos, ton Casse-Noisette


périra ; il sera rongé ! Hi ! hi ! pi ! pi ! couic !<br />

couic !<br />

Marie était pleine de chagrin ; elle paraissait<br />

au matin toute pâle ; lorsque sa mère lui dit :<br />

– La vilaine souris n’a pas été prise !<br />

Et la voyant ainsi défaite, sa mère ajouta,<br />

croyant qu’elle regrettait ses sucreries et qu’elle<br />

craignait les souris :<br />

– Sois tranquille, mon enfant, nous<br />

l’attraperons. Si les souricières sont insuffisantes,<br />

Fritz ira chercher le conseiller de légation.<br />

À peine Marie se trouva-t-elle seule dans la<br />

chambre, qu’elle dit au Casse-Noisette en ouvrant<br />

l’armoire, d’une voix entrecoupée par les<br />

sanglots :<br />

– Ah ! mon cher monsieur Drosselmeier, que<br />

puis-je faire pour vous, moi, pauvre fille ? Quand<br />

j’aurai livré tous mes livres d’images et aussi<br />

même ma belle robe neuve que le Christ saint<br />

m’a donnée à ronger à l’affreux roi des souris, ne<br />

me demandera-t-il pas toujours davantage, de<br />

sorte qu’à la fin il ne me restera plus rien et qu’il


voudra me manger moi-même à votre place ? Ô<br />

pauvre enfant que je suis ! que faut-il que je<br />

fasse ?<br />

Tout en gémissant ainsi, la petite Marie<br />

remarqua que depuis la nuit dernière une grosse<br />

tache de sang était restée au cou de Casse-<br />

Noisette.<br />

Depuis que Marie savait que son Casse-<br />

Noisette était le neveu du conseiller de justice,<br />

elle ne le prenait plus dans ses bras, elle ne le<br />

berçait plus et ne l’embrassait plus ; elle n’osait<br />

plus même presque le toucher, par une espèce de<br />

sentiment de crainte ; mais alors elle le prit de<br />

son rayon avec une précaution très grande, et se<br />

mit à essuyer avec son mouchoir la tache de sang<br />

qui se voyait à son cou.<br />

Mais il lui sembla que Casse-Noisette<br />

s’échauffait dans ses mains et qu’il commençait à<br />

se mouvoir.<br />

Elle le remit aussitôt sur son rayon, et alors sa<br />

bouche tremblota et il murmura péniblement ces<br />

paroles :


– Ah ! très estimable demoiselle Stahlbaûm,<br />

excellente amie, ne sacrifiez pour moi ni livres<br />

d’images ni robe de Noël ; donnez-moi une<br />

épée ! une épée ! le reste me regarde ! quand il<br />

faudrait...<br />

Ici la voix manqua au Casse-Noisette, et ses<br />

yeux, tout à l’heure animés de l’expression de la<br />

plus profonde mélancolie, redevinrent fixes et<br />

sans vie.<br />

Marie n’éprouva aucune crainte ; bien au<br />

contraire, car elle sauta de joie de connaître un<br />

moyen de sauver Casse-Noisette sans faire de si<br />

douloureux sacrifices.<br />

Mais où prendre une épée pour le petit<br />

homme ?<br />

Marie résolut de consulter Fritz à cet égard, et<br />

le soir, comme leurs parents étaient sortis et<br />

qu’ils étaient assis tout seuls dans la chambre,<br />

auprès de l’armoire vitrée, elle lui raconta tout ce<br />

qui s’était passé entre Casse-Noisette et le roi des<br />

souris, et elle lui demanda ce qu’il fallait faire<br />

pour sauver son protégé.


Rien n’impressionna plus Fritz que la nouvelle<br />

que lui donnait Marie que ses hussards s’étaient<br />

mal comportés dans la bataille. Il lui demanda de<br />

nouveau très sérieusement si c’était là l’exacte<br />

vérité, et lorsque Marie lui en eut donné sa<br />

parole, il alla rapidement à l’armoire vitrée, fit à<br />

ses hussards un discours pathétique, et en<br />

punition de leur lâche égoïsme, il leur abattit à<br />

tous leur plumet de bataille du shako, et défendit<br />

à leur musique de jouer pendant un an la marche<br />

des hussards de la garde. Lorsqu’il eut terminé<br />

ces punitions exemplaires, il se retourna vers<br />

Marie, et lui dit :<br />

– Pour ce qui est du sabre, je peux venir en<br />

aide à Casse-Noisette. J’ai mis hier à la retraite<br />

un vieux colonel de cuirassiers, et son sabre, bien<br />

affilé, lui devient par conséquent inutile.<br />

L’officier susnommé mangeait tranquillement<br />

la pension accordée par Fritz dans le coin le plus<br />

sombre du troisième rayon.<br />

On alla le chercher là, on lui prit son beau<br />

sabre d’argent et on le suspendit à la ceinture de<br />

Casse-Noisette.


La nuit suivante, Marie, pleine de terribles<br />

angoisses, ne pouvait fermer l’œil. Alors elle<br />

entendit dans la chambre d’habitation un étrange<br />

cliquetis, et tout d’un coup retentit ce cri : –<br />

Couic !<br />

– Le roi des rats ! le roi des rats ! s’écria<br />

Marie ; et elle s’élança hors du lit tout effrayée.<br />

Tout était tranquille, mais bientôt elle entendit<br />

frapper doucement, tout doucement à la porte, et<br />

une petite voix fit entendre ces mots :<br />

– Bonne demoiselle Stahlbaûm, levez-vous<br />

sans hésiter ! Une bonne nouvelle !<br />

Marie reconnut la voix du jeune Casse-<br />

Noisette, passa rapidement sa robe, et ouvrit vite<br />

la porte. Casse-Noisette était au dehors, son sabre<br />

sanglant dans la main droite, une bougie dans<br />

l’autre.<br />

Aussitôt qu’il aperçut Marie, il fléchit le<br />

genou et dit :<br />

– Ô dame ! c’est vous seule qui m’avez<br />

enflammé d’un courage chevaleresque et avez<br />

donné de la force à mon bras pour combattre le


superbe qui voulait vous braver. Le roi des souris<br />

vaincu est baigné dans son sang ! Ne refusez pas,<br />

ô dame ! le gage de la victoire offert par votre<br />

chevalier dévoué jusqu’à la mort !<br />

Alors Casse-Noisette sortit très adroitement de<br />

son bras gauche, où elles étaient passées comme<br />

des anneaux, les sept couronnes du roi des souris,<br />

et les présenta à Marie, qui les reçut avec joie.<br />

Casse-Noisette se releva et continua de la sorte :<br />

– Ah ! chère demoiselle Stahlbaûm ! je<br />

pourrais vous montrer, maintenant que mon<br />

ennemi est vaincu, des choses bien merveilleuses,<br />

si vous m’accordiez la faveur de me suivre<br />

quelques pas seulement. Oh ! faites-le, faites-le !<br />

bonne demoiselle !<br />

L’empire des poupées<br />

Je crois, chers enfants qui lisez ce conte,<br />

qu’aucun de vous n’eût hésité un seul instant à<br />

suivre le bon et honnête Casse-Noisette, qui ne<br />

pouvait avoir que d’excellentes intentions. Marie


le fit d’autant plus volontiers, qu’elle savait<br />

qu’elle pouvait compter sur la reconnaissance de<br />

son protégé, et qu’elle était persuadée qu’il lui<br />

tiendrait parole et lui montrerait des choses<br />

magnifiques.<br />

Elle lui dit :<br />

– Je viens avec vous, monsieur Drosselmeier,<br />

mais j’espère qu’il ne faudra pas aller bien loin et<br />

que cela ne durera pas longtemps ; car j’ai encore<br />

besoin de sommeil.<br />

– C’est pour cela même, répondit Casse-<br />

Noisette, que j’ai choisi le chemin le plus court,<br />

bien qu’un peu difficile.<br />

Il la précéda, et Marie le suivit jusqu’à ce<br />

qu’ils fussent arrivés devant l’armoire aux habits<br />

de la chambre du rez-de-chaussée ; là, ils<br />

s’arrêtèrent.<br />

Marie fut étonnée de voir ouverts les battants<br />

de cette armoire, ordinairement toujours fermée.<br />

Elle aperçut en premier la pelisse de voyage de<br />

son père, faite en peau de renard, et qui était<br />

accrochée sur le devant. Casse-Noisette se servit


du bord de l’armoire et des ornements comme<br />

d’escaliers pour atteindre un gros gland qui, fixé<br />

à une forte ganse, tombait le long du dos de cette<br />

pelisse. Aussitôt qu’il eut fortement tiré cette<br />

ganse, un charmant escalier de bois de cèdre<br />

descendit d’une des manches de la pelisse.<br />

– Montez, s’il vous plaît, belle demoiselle,<br />

s’écria Casse-Noisette.<br />

Marie monta ; mais à peine avait-elle atteint le<br />

haut de la manche et avait-elle dépassé le collet,<br />

qu’une lumière éclatante vint éblouir ses yeux et<br />

qu’elle se trouva tout d’un coup dans des prairies<br />

embaumées de mille délicieux parfums, d’où<br />

s’élançaient en gerbes de lumière des millions<br />

d’étincelles avec l’éclat des diamants.<br />

– Nous sommes sur la prairie de Candie, dit<br />

Casse-Noisette, mais nous allons bientôt passer<br />

cette porte.<br />

Et alors Marie, en levant la tête, aperçut la<br />

belle porte qui s’élevait sur la prairie, à quelques<br />

pas devant elle.<br />

Elle semblait faite de marbres nuancés de


lanc, de brun et de rose. Mais Marie vit, en<br />

s’approchant, que tout cet édifice était composé<br />

de dragées et de raisins de Corinthe cuits<br />

ensemble, et Casse-Noisette lui apprit que par<br />

cela même cette porte qu’ils passaient alors était<br />

appelée porte de Dragées-Raisins-Secs. Les gens<br />

du peuple l’appellent fort mal à propos porte de<br />

la Nourriture des étudiants.<br />

Sur une galerie en saillie sur cette porte, et qui<br />

paraissait faite de sucre d’orge, six petits singes<br />

couverts de pourpoints rouges exécutaient la plus<br />

belle musique de janissaires que l’on put<br />

entendre : de sorte que Marie s’aperçut à peine<br />

qu’elle s’avançait toujours plus loin sur des dalles<br />

de marbre de toutes couleurs, qui n’étaient autre<br />

chose que des tablettes de chocolat bien<br />

travaillées. Bientôt elle fut enveloppée des plus<br />

douces odeurs, qui se répandaient d’un arbre<br />

étrange qui s’élançait de deux côtés différents.<br />

Dans son feuillage sombre on voyait étinceler,<br />

avec tant d’éclat que l’on pouvait tout d’abord les<br />

apercevoir, comme des fruits d’or et d’argent<br />

suspendus aux branches de mille couleurs, et le<br />

tronc et les rameaux étaient ornés de tresses et de


ouquets de fleurs, comme le seraient de<br />

nouveaux mariés et leurs joyeux convives un jour<br />

de noces. Et quand les parfums des oranges<br />

couraient comme des zéphyrs qui volent, alors on<br />

entendait bruire les rameaux et les feuilles, et le<br />

grincement du clinquant qui s’agitait résonnait<br />

comme une musique joyeuse aux accords de<br />

laquelle dansaient les petites lumières brillantes.<br />

– Ah ! comme tout est beau ici ! s’écria Marie,<br />

heureuse et enchantée.<br />

– Nous sommes dans la forêt de Noël, bonne<br />

demoiselle, dit Casse-Noisette.<br />

– Ah ! continua Marie, si je pouvais rester un<br />

peu ici ; tout est si beau !<br />

Casse-Noisette frappa des mains, et aussitôt<br />

accoururent de petits bergers et de petites<br />

bergères, des chasseurs et des chasseresses, si<br />

blancs et si tendres qu’ils paraissaient être de<br />

sucre, et que Marie ne les avait pas encore<br />

remarqués, bien qu’ils se promenassent dans la<br />

forêt. Ils apportèrent un charmant fauteuil d’or,<br />

posèrent dessus un moelleux coussin de réglisse,<br />

et invitèrent très poliment Marie à s’y asseoir. Et


à peine eut-elle pris place que les bergers et les<br />

bergères commencèrent à danser un charmant<br />

ballet accompagné du cor des chasseurs, et puis<br />

tous disparurent dans l’épaisseur du bois.<br />

– Pardonnez, estimable demoiselle Stahlbaûm,<br />

si la danse se termine d’une manière si peu<br />

brillante ; mais ces gens appartiennent à notre<br />

ballet de marionnettes, et ne peuvent que répéter<br />

toujours la même chose ; mais il n’y a pas de<br />

raison qui excuse les chasseurs de s’être montrés<br />

si paresseux. Mais ne voulez-vous pas poursuivre<br />

votre promenade ?<br />

– Ah ! tout était bien beau et m’a bien plu !<br />

répliqua Marie en se levant et en suivant Casse-<br />

Noisette, qui lui montrait le chemin.<br />

Ils suivirent les bords d’un ruisseau qui<br />

murmurait doucement, et d’où semblaient partir<br />

les senteurs délicieuses qui parfumaient toute la<br />

forêt.<br />

– C’est le ruisseau des Oranges, dit Casse-<br />

Noisette sur la demande de Marie ; mais, à part<br />

son doux parfum, il ne peut être comparé, pour la<br />

beauté et l’étendue, au torrent des Limonades, qui


se jette comme lui dans la mer du Lait<br />

d’amandes.<br />

Et dans le fait Marie entendit bientôt un<br />

murmure et un clapotement de vagues, et elle<br />

aperçut le large fleuve des Limonades, qui roulait<br />

ses fières ondes de couleur isabelle sous des<br />

buissons tout flamboyants d’un vert émeraude.<br />

Une fraîcheur fortifiante pour la poitrine et le<br />

cœur s’élançait de ces admirables eaux.<br />

Non loin de là se traînait lourdement une eau<br />

d’un jaune sombre qui répandait de charmantes<br />

odeurs, et sur les rives de laquelle étaient assis de<br />

beaux petits enfants qui pêchaient à l’hameçon de<br />

petits poissons qu’ils mangeaient aussitôt, et que<br />

Marie, en approchant, reconnut pour être des<br />

sucreries.<br />

À une petite distance était situé un joli village,<br />

au bord de ce torrent ; les maisons, les églises, le<br />

presbytère, les granges, tout était d’une couleur<br />

brun-sombre, et les toits étaient dorés, et<br />

plusieurs murailles étaient peintes de telle sorte<br />

qu’on eût dit qu’il s’y trouvait collés des<br />

morceaux de citrons et d’amandes.


C’est Pain-d’Épice, ville qui se trouve située<br />

sur le fleuve de Miel ; il y a là une fort jolie<br />

population, mais elle est généralement assez<br />

maussade, à cause des maux de dents qu’elle<br />

éprouve, et nous pouvons nous dispenser d’y<br />

entrer.<br />

Au même instant Marie remarqua une ville<br />

dont toutes les maisons étaient transparentes, et<br />

qui avait un charmant aspect. Casse-Noisette se<br />

dirigea de ce côté, et alors Marie entendit un bruit<br />

très gai, et vit des milliers de petits bonshommes<br />

occupés à déballer et à visiter des voitures<br />

chargées de bagages, arrêtées sur le marché. Mais<br />

ce qu’ils en tiraient ressemblait à du papier peint<br />

de toutes couleurs et à des tablettes de chocolat.<br />

– Nous sommes à Bonbons-Village, dit Casse-<br />

Noisette, et il est arrivé un convoi du pays du<br />

Papier et du royaume du Chocolat. Les pauvres<br />

habitants de Bonbons-Village ont été<br />

dernièrement sérieusement menacés par l’armée<br />

de l’amiral des Moustiques, et c’est pourquoi ils<br />

couvrent leurs maisons avec les envois du pays<br />

du Papier, et élèvent des fortifications avec les


puissantes pierres de taille que le roi des<br />

Chocolats leur a envoyées.<br />

Mais, chère demoiselle, ne visitons pas<br />

seulement les villes et les villages de ce pays,<br />

allons à la capitale.<br />

Et Casse-Noisette doubla le pas, et Marie le<br />

suivit toute curieuse.<br />

Peu de temps après il s’éleva un doux parfum<br />

de roses, et tout paraissait entouré d’une lueur<br />

rosée qui montait doucement, comme portée par<br />

les zéphyrs. Marie vit que cela était causé par le<br />

reflet d’une brillante eau rose qui bruissait et<br />

babillait en petites vagues d’une couleur roseargenté<br />

dans les plus charmantes mélodies.<br />

Et cette eau gracieuse s’étendait de plus en<br />

plus, et prenait la forme d’un lac où nageaient de<br />

magnifiques cygnes au plumage argenté et<br />

portant des rubans d’or, et ces cygnes chantaient<br />

à l’envi les plus belles chansons, tandis que des<br />

petits poissons de diamants tantôt plongeaient<br />

dans cette eau et tantôt s’en élançaient comme<br />

dans une danse joyeuse.


– Ah ! s’écria Marie, c’est un lac comme le<br />

parrain Drosselmeier voulait m’en faire un, et je<br />

suis la jeune fille qui doit être caressée par les<br />

petits cygnes.<br />

Casse-Noisette sourit avec un air de raillerie<br />

que Marie n’avait jamais remarqué en lui<br />

jusqu’alors, et il dit :<br />

– L’oncle n’est pas capable de faire jamais<br />

quelque chose qui ressemble à tout ceci, et vousmême<br />

encore moins, chère demoiselle<br />

Stahlbaûm ; mais ne nous étendons pas là-dessus,<br />

embarquons-nous plutôt sur le lac Rose pour la<br />

capitale qui nous fait face.<br />

La capitale<br />

Casse-Noisette frappa encore ses petites mains<br />

l’une contre l’autre, le lac Rose se mit à faire un<br />

plus fort mugissement, et ses vagues bruyantes<br />

s’élevèrent plus haut. Marie aperçut, comme<br />

venant des lointains, une coquille en forme de


char faite de pierres précieuses de toutes sortes,<br />

brillant au soleil, et traînée par deux dauphins aux<br />

écailles d’or. Douze charmants petits Maures,<br />

avec des toques et des tuniques tressées avec des<br />

plumes de colibri, sautèrent tout d’abord sur la<br />

rive, et portèrent Marie en premier et ensuite<br />

Casse-Noisette dans le char, qui aussitôt s’avança<br />

sur le lac.<br />

Ah ! comme c’était beau lorsque Marie, dans<br />

cette conque marine, entourée d’une vapeur de<br />

roses et portée sur les vagues roses, quitta la<br />

rive !<br />

Les deux dauphins aux écailles d’or jetaient en<br />

l’air de leurs naseaux des gerbes de cristal, qui<br />

retombaient en flamboyants et brillants arcs-enciel,<br />

et on croyait entendre comme deux voix<br />

douces et charmantes qui chantaient :<br />

– Qui nage sur le lac Rose ? La fée ! Muklein !<br />

bim ! bim ! Petits poissons ! sim ! sim ! Cygnes !<br />

schwa ! schwa ! Oiseau d’or ! trarah ! Vagues !<br />

agitez-vous ! sonnez ! chantez ! soufflez !<br />

guettez ! Petites fées ! petites fées ! venez !<br />

Vagues roses, ondoyez, respirez, rafraîchissez


l’air ! En avant ! en avant !<br />

Mais les douze petits Maures, qui avaient<br />

sauté derrière la conque, paraissaient prendre en<br />

très mauvaise part ces chants des gerbes d’eau ;<br />

car ils secouèrent si fort leurs éventails, que les<br />

feuilles de dattier dont ils étaient formés se<br />

fendirent, et en même temps ils frappaient du<br />

pied dans une mesure étrange, et ils chantaient :<br />

– Klapp et klipp ! klipp et klapp ! en haut, en<br />

bas !<br />

– Les Maures sont des êtres très gais, dit<br />

Casse-Noisette un peu contrarié ; mais ils vont<br />

me rendre les eaux rebelles.<br />

Et en effet on entendit bientôt un bruit<br />

assourdissant de voix confuses qui paraissaient<br />

nager dans les airs et dans les eaux ; mais Marie<br />

n’y fit pas attention, car elle regardait les vagues<br />

roses embaumées, et chacune de ces vagues lui<br />

montrait une figure gracieuse de jeune fille qui<br />

lui souriait.<br />

– Ah ! s’écria-t-elle joyeuse en frappant<br />

ensemble ses petites mains, regardez donc, mon


cher monsieur Drosselmeier, voici la princesse<br />

Pirlipat qui me sourit, merveilleusement belle.<br />

Ah ! regardez ! regardez ! mon cher monsieur<br />

Drosselmeier !<br />

Casse-Noisette soupira d’une façon presque<br />

plaintive, et dit :<br />

– Ô chère demoiselle Stahlbaûm ! ce n’est pas<br />

la princesse Pirlipat, c’est vous, c’est votre<br />

gracieuse image qui vous sourit charmante,<br />

reflétée par chaque vague rose.<br />

Alors Marie rejeta sa tête en arrière, ferma les<br />

yeux et fut toute honteuse. Au même instant les<br />

douze Maures la prirent dans leurs bras, et la<br />

descendirent de la conque marine sur la rive.<br />

Elle se trouva dans un petit bois qui était peutêtre<br />

encore plus charmant que le bosquet de<br />

Noël ; là, tout brillait, tout étincelait à l’envi. Ce<br />

qu’il y avait surtout d’admirable, c’étaient les<br />

fruits étranges qui pendaient aux arbres et qui non<br />

seulement avaient une couleur singulière, mais<br />

aussi un parfum merveilleux.<br />

– Nous sommes dans le bois des Confitures,


dit Casse-Noisette, mais voici la capitale.<br />

Comment raconter les beautés de la ville qui<br />

s’offrit tout d’un coup aux yeux de Marie au<br />

dessus d’un champ de fleurs ? Non seulement les<br />

murs et les tours brillaient dans les couleurs les<br />

plus charmantes, mais l’on ne pourrait, quant à<br />

leur forme, trouver sur terre rien qui pût leur être<br />

comparé. Les maisons, au lieu de toits, étaient<br />

couronnées de tresses de fleurs, et les tours<br />

étaient ornées du feuillage le plus admirable et le<br />

plus varié que l’on put voir.<br />

Lorsqu’ils passèrent sous la porte, qui<br />

paraissait être de macarons et de fruits confits,<br />

des soldats d’argent présentèrent les armes, et un<br />

petit homme enveloppé dans une robe de brocart<br />

se jeta au cou de Casse-Noisette en disant :<br />

– Cher prince, soyez bienvenu dans la ville des<br />

Pâtes confites !<br />

L’étonnement de Marie fut grand lorsqu’elle<br />

vit un personnage de distinction reconnaître et<br />

appeler roi le jeune Drosselmeier. Elle entendit<br />

tant de petites voix retentir et un tel bruit de jeux,<br />

de chants, de cris de joie et d’éclats de rire,


qu’elle demanda à Casse-Noisette ce qu’elle<br />

devait en penser.<br />

– Oh ! chère demoiselle Stahlbaûm, répondit<br />

Casse-Noisette, c’est une chose toute naturelle.<br />

La ville des Pâtes confites est un lieu de plaisir,<br />

et la population y est grande ; c’est ainsi tous les<br />

jours. Mais donnez-vous la peine d’y entrer.<br />

Au bout de quelques pas, ils se trouvèrent sur<br />

la grande place, qui offrait le plus admirable<br />

spectacle. Toutes les maisons qui l’entouraient<br />

étaient de sucre travaillé à jour. Des galeries<br />

s’élevaient sur des galeries ; au milieu se dressait<br />

un grand arbre gâteau praliné ayant la forme d’un<br />

obélisque, et autour de lui quatre fontaines d’un<br />

grand art lançaient en l’air des jets de limonades,<br />

d’orgeat et d’autres boissons agréables, et dans<br />

leurs bassins s’amoncelait de la pure crème que<br />

l’on aurait pu manger à la cuillère. Mais ce qui<br />

était plus charmant que tout cela, c’étaient les<br />

charmantes petites gens qui se pressaient par<br />

milliers tête contre tête, et riaient, plaisantaient,<br />

chantaient, enfin faisaient tout le bruit joyeux que<br />

Marie avait déjà entendu de loin. Il y avait là des


messieurs et des dames en belle toilette, des<br />

Arméniens, des Grecs, des Juifs et des Tyroliens,<br />

des officiers et des soldats, des prédicateurs, des<br />

bergers, des pierrots, enfin tout le monde que l’on<br />

peut rencontrer sur la surface du globe. Dans un<br />

coin il s’élevait un grand tumulte, et le peuple s’y<br />

précipitait en foule, car le Grand Mogol se faisait<br />

porter là en palanquin, accompagné de quatrevingts<br />

grands du royaume et de sept cents<br />

esclaves. Dans un autre coin arrivait aussi la<br />

corporation des pêcheurs, composée de cinq cents<br />

personnes ; et pendant qu’ils s’avançaient en<br />

cortège, le Grand Turc, aussi à cheval, suivi de<br />

trois mille janissaires, traversait le marché où se<br />

rendait aussi le chœur de l’opéra de la Fête<br />

interrompue, qui chantait avec accompagnement<br />

d’orchestre.<br />

– Levez-vous et remerciez le soleil puissant !<br />

Et il se dirigeait vers l’arbre-gâteau.<br />

Alors ce fut une foule, un tohubohu des gens<br />

qui se poussaient. Bientôt des cris retentirent, car<br />

un pêcheur avait dans la foule abattu la tête d’un<br />

brame, et le Grand Mogol avait été jeté à terre par


un pierrot. Le bruit devenait de plus en plus fort,<br />

et l’on commençait à se bousculer et à se battre,<br />

lorsque l’homme en robe de brocart, qui à la<br />

porte avait salué Casse-Noisette du nom de<br />

prince, monta sur l’arbre-gâteau, et, après avoir<br />

tiré par trois fois la corde d’une cloche très<br />

sonore, s’écria trois fois :<br />

– Confiseur ! confiseur ! confiseur !<br />

Aussitôt le tumulte s’apaisa : chacun chercha à<br />

se débarrasser de son mieux, et, après que tous<br />

ces cortèges mêlés ensemble se furent<br />

débrouillés, on brossa le costume sali du Grand<br />

Mogol et l’on remit la tête du brame. Alors le<br />

joyeux bruit recommença de plus belle.<br />

– Que signifie cette invocation au confiseur,<br />

mon bon monsieur Drosselmeier ? demanda<br />

Marie.<br />

– Ah ! ma chère demoiselle Stahlbaûm,<br />

répondit Casse-Noisette, le confiseur est un être<br />

inconnu ici ; mais il est regardé comme exerçant<br />

une puissance effroyable, car l’on est persuadé<br />

qu’il peut faire des hommes ce que bon lui<br />

semble ; c’est le Destin ! Il gouverne ainsi ce


peuple, et il en est tellement redouté, que son<br />

nom suffit pour arrêter le plus grand tumulte,<br />

comme le bourgmestre vient de vous en donner<br />

ici la preuve. Personne ne pense plus aux affaires<br />

terrestres, à ses côtes foulées ou à ses bosses à la<br />

tête ; mais on se recueille en disant : Quel est cet<br />

homme, et que peut-il faire ?<br />

Marie ne put retenir un cri d’étonnement<br />

lorsqu’elle se trouva tout à coup devant un<br />

château tout resplendissant d’un reflet rose,<br />

flanqué de cent hautes tours. Partout de riches<br />

bosquets de violettes, de narcisses, de tulipes, de<br />

giroflées, étaient répandus sur les murailles, dont<br />

la couleur chaude et sombre rehaussait l’éclat du<br />

terrain d’un ton blanc rosé. La grande coupole<br />

qui s’élevait au milieu de l’édifice, comme aussi<br />

les toits des tours, d’une forme pyramidale,<br />

étaient semés de mille petites étoiles brillantes<br />

d’or et d’argent.<br />

– Voici le palais Frangipane, dit Casse-<br />

Noisette.<br />

Marie était toute concentrée dans la<br />

contemplation de ce palais merveilleux ;


cependant elle remarqua que le toit d’une grande<br />

tour manquait tout à fait, et que des petits<br />

bonshommes, placés sur un échafaudage de zinc,<br />

semblaient vouloir le rétablir. Avant qu’elle eut<br />

eu le temps d’interroger Casse-Noisette à ce<br />

sujet, celui-ci continua ainsi :<br />

– Il y a peu de temps ce beau château fut<br />

menacé d’une affreuse dévastation, sinon d’une<br />

destruction complète. Le géant Gourmet passa<br />

par ici, mangea d’un seul coup le toit de cette<br />

tour, et rongea un peu de la grosse coupole ; les<br />

bourgeois lui abandonnèrent un quartier de la<br />

ville et une partie assez considérable du bois<br />

Confiture en tribut, et, son appétit étant apaisé, il<br />

s’en alla.<br />

Au même moment on entendit une douce<br />

musique, les portes du château s’ouvrirent, et<br />

douze pages en sortirent tenant en main des tiges<br />

d’œillets aromatisées, allumées, qu’ils portaient<br />

en guise de torches. Leurs têtes étaient formées<br />

d’une perle, leurs corps étaient des rubis et des<br />

émeraudes, et leurs pieds étaient d’or<br />

admirablement travaillé. Derrière eux marchaient


quatre dames presque aussi grandes que la Claire<br />

de Marie, mais couvertes de costumes d’une telle<br />

magnificence, que Marie reconnut aussitôt en<br />

elles des princesses du sang. Elles embrassèrent<br />

Casse-Noisette de la manière la plus tendre, et<br />

elles criaient en même temps d’une voix<br />

attendrie :<br />

– Ô mon prince, mon cher prince ! ô mon<br />

frère !<br />

Casse-Noisette paraissait très ému, et il<br />

s’essuyait souvent les yeux ; puis il prit la main<br />

de Marie et dit d’un ton pathétique :<br />

– Voici mademoiselle Stahlbaûm, fille d’un<br />

estimable médecin consultant. Elle m’a sauvé la<br />

vie. Si elle n’avait pas jeté sa pantoufle en temps<br />

opportun, si elle ne m’avait pas procuré le sabre<br />

du colonel en retraite, je serais descendu dans la<br />

tombe, mis à mort par les dents maudites du roi<br />

des souris. Ô Pirlipat, bien qu’elle soit née<br />

princesse, égale-t-elle en beauté, en bonté et en<br />

vertus mademoiselle Marie ?... Non, dis-je, non !<br />

Toutes les dames répétèrent à la fois non !


Elles tombèrent en sanglotant aux pieds de<br />

Marie et s’écrièrent :<br />

– Ô noble protectrice de notre frère bien-aimé,<br />

excellente demoiselle Stahlbaûm !...<br />

Et les demoiselles conduisirent Marie et<br />

Casse-Noisette dans l’intérieur du château, et<br />

dans une salle dont les murs étaient de cristal<br />

étincelant coloré de toutes nuances. Mais ce qui<br />

plut là surtout à Marie, ce furent les charmantes<br />

petites chaises, les commodes, les secrétaires,<br />

etc., placés tout autour, et qui étaient de bois de<br />

cèdre ou du Brésil incrustés de fleurs d’or. Les<br />

princesses forcèrent Casse-Noisette et Marie à<br />

s’asseoir, et leur dirent qu’elles voulaient leur<br />

préparer un festin à l’instant même. Elles allèrent<br />

chercher une multitude de petits plats et de petites<br />

assiettes de la plus fine porcelaine du Japon, et<br />

des couteaux, des fourchettes, des râpes, des<br />

casseroles, et une foule d’ustensiles de cuisine<br />

d’or et d’argent ; puis elles apportèrent les plus<br />

beaux fruits et les sucreries les plus délicates,<br />

comme Marie n’en avait jamais vus, et<br />

commencèrent aussitôt, avec leurs mains


délicates et blanches comme la neige, à presser<br />

les fruits, à écraser les épices, à râper les dragées,<br />

et enfin à s’occuper des soins du ménage.<br />

Marie vit comment les princesses<br />

s’entendaient à la cuisine ; elle devinait qu’elle<br />

allait faire un charmant repas, et elle désirait<br />

secrètement prendre aussi part aux occupations<br />

des princesses. La plus belle des sœurs de Casse-<br />

Noisette, comme si elle avait lu dans l’esprit de<br />

Marie et deviné son intention secrète, lui dit en<br />

lui présentant un mortier d’or :<br />

– Ô douce amie, vous qui nous avez conservé<br />

notre frère, soyez assez aimable pour piler ce<br />

sucre candi !<br />

Lorsque Marie se mit à l’œuvre pleine de joie,<br />

le mortier résonnait sous ses coups comme une<br />

agréable chanson. Alors Casse-Noisette<br />

commença à raconter en détail ce qui s’était passé<br />

dans l’effroyable bataille entre son armée et celle<br />

du roi des rats, comment il avait été à moitié<br />

battu par la lâcheté de ses troupes, et comment<br />

enfin, lorsque l’affreux roi des souris voulait le<br />

mettre à mort, Marie avait pour le sauver sacrifié


plusieurs de ses sujets qui étaient passés à son<br />

service. Il raconta bien d’autres choses encore.<br />

Il semblait pendant ce temps à Marie que les<br />

paroles de Casse-Noisette se perdaient pour ainsi<br />

dire dans les lointains, comme aussi ses coups<br />

dans le mortier, et bientôt elle vit des gazes<br />

d’argent s’élever comme de légers nuages dans<br />

lesquels les princesses, les pages, Casse-Noisette<br />

et elle-même planaient dans les airs. Un étrange<br />

murmure de chants et de bruits confus se fit<br />

entendre, qui résonnait dans l’espace, et Marie,<br />

sur les nuages qui s’envolaient, montait haut, plus<br />

haut, toujours plus haut, plus haut encore !<br />

Dénouement<br />

Prr ! paff !... Marie tomba d’une hauteur<br />

immense ; ce fut une secousse.<br />

Mais aussitôt elle ouvrit les yeux ; elle était<br />

couchée dans son lit. Il était grand jour ; sa mère<br />

était devant elle, et elle disait :


– Mais comment peut-on dormir ainsi ? Le<br />

déjeuner est là depuis longtemps !<br />

Le lecteur honorable devinera sans doute que<br />

Marie, fatiguée de tant de merveilles, s’était<br />

endormie dans la salle des frangipanes, et que les<br />

Maures, les pages, ou peut-être bien les<br />

princesses elles-mêmes l’avaient emportée chez<br />

elle et placée dans son lit.<br />

– Ô mère, dit Marie, chère mère, que de belles<br />

choses j’ai vues là où le jeune Drosselmeier m’a<br />

menée cette nuit !<br />

Alors elle lui raconta tout exactement comme<br />

je vous l’ai raconté moi-même, et la mère la<br />

regarda tout étonnée et lui dit lorsqu’elle eut fini<br />

de parler :<br />

– Tu as fait un beau et long rêve, chère Marie ;<br />

mais chasse toutes ces choses de ta tête.<br />

Marie soutint opiniâtrement qu’elle n’avait pas<br />

rêvé, et qu’elle avait tout vu en réalité. Alors sa<br />

mère la conduisit devant l’armoire vitrée, en<br />

sortit Casse-Noisette de son rayon, qui était<br />

ordinairement le troisième, et dit :


– Comment peux-tu croire, petite niaise, que<br />

cette poupée de bois faite à Nuremberg peut vivre<br />

et se mouvoir ?<br />

– Mais, chère mère, dit Marie, je suis bien<br />

certaine que le petit Casse-Noisette, le jeune<br />

Drosselmeier, de Nuremberg, est le neveu du<br />

parrain Drosselmeier.<br />

Alors le médecin consultant et sa femme se<br />

mirent à rire bruyamment tous les deux à la fois.<br />

– Ah ! dit Marie presque en pleurant,<br />

pourquoi, cher père, te moques-tu de mon bon<br />

Casse-Noisette ? Il m’a dit tant de bien de toi<br />

lorsque nous sommes entrés dans le château<br />

Frangipane, et même, lorsqu’il m’a présenté aux<br />

princesses ses sœurs, il a dit que tu étais un<br />

médecin consultant de premier mérite.<br />

Le rire redoubla, et cette fois Fritz et Louise<br />

firent chorus avec les parents.<br />

Alors Marie alla dans la chambre voisine<br />

chercher les sept couronnes placées dans une<br />

petite boîte, et les présenta à sa mère en disant :<br />

– Regarde, chère mère, voici les sept


couronnes du roi des rats, que le jeune<br />

Drosselmeier m’a présentées en gage de sa<br />

victoire.<br />

La mère stupéfaite examina les petites<br />

couronnes, qui, d’un métal très brillant, étaient si<br />

artistement travaillées, qu’il était impossible<br />

qu’elles eussent été faites par des mains<br />

humaines.<br />

Le médecin consultant ne pouvait lui-même se<br />

lasser de considérer ces couronnes, et tous deux<br />

demandèrent très sérieusement à Marie d’où elle<br />

les tenait.<br />

– Je vous l’ai dit déjà, répondit Marie. Que me<br />

demandez-vous de plus ?<br />

– Marie, vous êtes une petite menteuse, dit<br />

assez rudement le médecin consultant.<br />

Alors Marie s’écria en sanglotant :<br />

– Pauvre enfant que je suis, pauvre enfant que<br />

je suis ! Que faut-il donc que je dise ?<br />

Au même moment la porte s’ouvrit.<br />

Le conseiller de justice entra et dit :


– Qu’y a-t-il ? qu’y à-t-il ? Ma filleule Marie<br />

pleure et sanglote ! Qu’y a-t-il ?<br />

Le médecin consultant lui raconta le tout en<br />

lui montrant les couronnes.<br />

– Bagatelles, bagatelles ! ce sont les petites<br />

couronnes que je portais, il y a quelques années, à<br />

ma chaîne de montre, et que je donnai à la petite<br />

Marie au jour anniversaire de sa naissance,<br />

lorsqu’elle avait deux ans. L’avez-vous donc<br />

oublié ?<br />

Mais le médecin consultant et sa femme ne se<br />

rappelaient rien de pareil. Lorsque Marie<br />

s’aperçut que les visages de ses parents étaient<br />

devenus plus affables, elle se jeta sur son parrain<br />

Drosselmeier et lui dit :<br />

– Ah ! tu sais tout, toi, parrain ! Dis-leur donc<br />

toi-même que mon Casse-Noisette est ton neveu,<br />

et que le jeune Drosselmeier est de Nuremberg et<br />

qu’il m’a donné les couronnes !<br />

Le conseiller de justice prit une figure sérieuse<br />

et sombre, et dit à voix basse :<br />

– Quelle sotte plaisanterie !


Alors le médecin consultant prit la petite<br />

Marie devant lui, et lui dit :<br />

– Écoute, Marie, laisse là tous tes rêves ; et si<br />

tu dis une seule fois encore que le sot et affreux<br />

Casse-Noisette est le neveu du conseiller de<br />

justice, je jette Casse-Noisette par la fenêtre et<br />

toutes tes poupées avec lui, mademoiselle Claire<br />

comme les autres.<br />

Alors la pauvre Marie n’osa plus dire tout ce<br />

qu’elle avait dans le cœur ; car vous pensez bien<br />

qu’on n’oublie pas facilement des choses aussi<br />

belles, aussi magnifiques que celles qu’elle avait<br />

vues.<br />

Fritz Stahlbaûm lui-même tournait le dos à sa<br />

sœur aussitôt qu’elle voulait lui parler du<br />

merveilleux royaume où elle avait été si<br />

heureuse. On prétend même qu’il murmurait<br />

entre ses dents :<br />

– Petite imbécile !<br />

Je ne veux rien croire de pareil, vu son<br />

excellent caractère ; mais, ce qu’il y a de certain,<br />

c’est qu’il ne croyait plus un seul mot de tout ce


que lui racontait Marie, et que, dans une grande<br />

parade, il reconnut ses torts devant ses hussards,<br />

et leur attacha au shako, pour remplacer le plumet<br />

de bataille qu’ils avaient perdu, de bien plus<br />

hauts panaches de plumes d’oie, et il leur permit<br />

de jouer de nouveau la marche des hussards des<br />

gardes.<br />

Mais nous savons ce que nous devons penser<br />

du courage des hussards, lorsqu’ils reçurent ces<br />

vilaines boulettes qui tachaient leurs vestes<br />

rouges.<br />

Marie n’osait plus parler de son aventure ;<br />

mais les images de ces royaumes féeriques la<br />

berçaient de leurs délicieux murmures et de leurs<br />

doux et agréables accords. Elle revoyait tout<br />

lorsqu’elle y concentrait toutes ses pensées, et de<br />

là vint qu’elle restait silencieuse et tranquille,<br />

profondément concentrée en elle-même, au lieu<br />

de jouer comme autrefois ; ce qui faisait que tout<br />

le monde l’appelait la petite rêveuse.<br />

Il arriva une fois que le conseiller de justice<br />

réparait une pendule dans la maison du médecin<br />

consultant. Marie était assise près de l’armoire


vitrée et regardait, plongée dans ses songes, le<br />

Casse-Noisette, et alors elle dit, comme par une<br />

impulsion involontaire :<br />

– Ah ! cher monsieur Drosselmeier, si vous<br />

viviez véritablement, je ne ferais pas comme la<br />

princesse Pirlipat, et je ne vous refuserais pas<br />

parce que, pour moi, vous auriez cessé d’être un<br />

beau jeune homme.<br />

– Ah ! quelle folie ! s’écria le conseiller de<br />

justice.<br />

Mais au même instant il se fit un tel bruit et<br />

une si grande secousse, que Marie tomba<br />

évanouie de sa chaise.<br />

Lorsqu’elle revint à elle, sa mère était occupée<br />

d’elle et disait :<br />

– Mais comment une grande fille comme toi<br />

peut-elle tomber de sa chaise ? Voici le neveu de<br />

M. le conseiller de justice qui vient de<br />

Nuremberg ; sois bien gentille !<br />

Elle leva les yeux ; le conseiller de justice<br />

avait remis sa perruque de verre, passé son habit<br />

jaune ; son visage était souriant, et il tenait par la


main un jeune homme de très petit taille, mais<br />

très bien bâti. Son visage avait la fraîcheur du lis<br />

et de la rose, il avait un magnifique habit rouge<br />

brodé d’or, des bas de soie blancs et des souliers,<br />

un jabot ; il était très joliment frisé et poudré, et<br />

tenait un bouquet de fleurs à la main.<br />

Derrière son dos descendait une queue<br />

magnifique. La petite épée qu’il avait au côté<br />

était si brillante, qu’elle paraissait faite de bijoux<br />

assemblés, et le chapeau qu’il portait sous son<br />

bras semblait être fait avec des flocons de soie.<br />

Le jeune homme montra de suite quelle était<br />

l’élégance de ses manières en présentant à Marie<br />

une foule de magnifiques jouets d’enfants,<br />

principalement de la frangipane de toute beauté,<br />

et aussi les mêmes petites figures que le roi des<br />

souris avait brisées. Il avait aussi apporté à Fritz<br />

un sabre magnifique.<br />

À table, il cassa complaisamment les noix de<br />

toute la société ; les plus dures ne pouvaient lui<br />

résister ; il les mettait dans sa bouche avec la<br />

main droite, avec la gauche il tirait sa queue :<br />

– Crac !


La noix tombait en morceaux.<br />

Marie était devenue toute rouge lorsqu’elle<br />

aperçut le charmant jeune homme, et elle devint<br />

bien plus rouge encore lorsqu’au sortir de table le<br />

jeune Drosselmeier l’invita à passer avec lui dans<br />

la chambre où l’on se tenait d’habitude et à<br />

s’avancer vers l’armoire.<br />

– Jouez gentiment ensemble, mes enfants, dit<br />

le conseiller de justice ; puisque toutes mes<br />

pendules marchent bien, je ne m’oppose en rien à<br />

cela.<br />

À peine le jeune Drosselmeier fut-il seul avec<br />

Marie, qu’il plia les genoux devant elle et lui dit :<br />

– Ô bonne, excellente demoiselle Stahlbaûm !<br />

vous voyez à vos pieds l’heureux Drosselmeier à<br />

qui, à cette place même, vous avez sauvé la vie.<br />

Vous avez eu la bonté de dire que vous ne me<br />

repousseriez pas, comme la méchante princesse<br />

Pirlipat, si j’étais devenu laid à cause de vous. À<br />

l’instant j’ai cessé d’être Casse-Noisette, et j’ai<br />

repris mon ancienne forme, qui peut-être n’est<br />

pas désagréable. Estimable demoiselle, faites<br />

mon bonheur par le don de votre main ; partagez


avec moi empire et couronne, commandez avec<br />

moi dans le château de Frangipane, car là je suis<br />

roi !<br />

Marie releva le jeune homme et dit à voix<br />

basse :<br />

– Cher monsieur Drosselmeier, vous êtes un<br />

doux et bon jeune homme, et puisque vous<br />

joignez à cela le titre de roi d’un pays agréable,<br />

habité par de très charmants sujets, je vous<br />

accepte pour mon fiancé !<br />

Et Marie devint aussitôt la fiancée de<br />

Drosselmeier.<br />

On prétend qu’au bout de l’année il vint la<br />

chercher dans une voiture d’or tirée par des<br />

chevaux d’argent. À sa noce dansèrent vingtdeux<br />

mille personnages ornés des plus belles<br />

perles et des diamants les plus magnifiques, et<br />

Marie doit encore, à l’heure présente, être reine<br />

d’un pays où l’on peut voir partout des forêts<br />

d’arbres de Noël tout étincelantes, des châteaux<br />

transparents en frangipane, en un mot les choses<br />

les plus admirables et les plus magnifiques,<br />

quand on a les yeux qu’il faut pour voir tout cela.


Ainsi finit le conte de Casse-Noisette et du roi<br />

des souris.


L’élève du grand Tartini<br />

Esquisse musical


Vers 1789 ou 1790 demeurait à Berlin le<br />

baron de B***, qui était, sans contredit, l’un des<br />

êtres les plus extraordinaires qu’ait jamais fournis<br />

le monde musical. Un jeune musicien de mes<br />

amis me communiqua au sujet de ce personnage<br />

des détails qui ne sont pas sans intérêt.<br />

J’étais à Berlin, me dit ce jeune homme, en<br />

même temps que le baron de B***. Bien jeune<br />

encore, à peine âgé de seize ans, je m’adonnais à<br />

l’étude du violon de toutes les forces de mon<br />

âme. Le chef d’orchestre Haak, mon respectable<br />

mais très sévère professeur, était de plus en plus<br />

content de moi. Il louait la précision de mon coup<br />

d’archet, la pureté de mes intonations ; enfin il<br />

me laissa jouer du violon à l’Opéra, et même au<br />

concert de la cour.<br />

Cependant j’entendis souvent Haak causer<br />

avec le jeune Duport, avec Ritter et autres grands<br />

maîtres de la chapelle des réunions musicales,<br />

que le baron de B*** tenait dans son salon avec<br />

autant de goût que d’agrément. Le roi lui-même


n’avait pas dédaigné d’y prendre part, et avait<br />

rendu au baron plusieurs visites.<br />

Ces messieurs citaient divers ouvrages de<br />

vieux maîtres presque oubliés, qu’on n’entendait<br />

nulle part que chez le baron de B***. En tout ce<br />

qui concernait la musique écrite pour le violon, il<br />

possédait une magnifique et complète collection<br />

de compositions de toute espèce des maîtres<br />

anciens et modernes. Ils parlaient aussi de la<br />

manière noble et splendide dont on était reçu<br />

chez le baron, et de l’incroyable libéralité avec<br />

laquelle il traitait tous les artistes. Tous<br />

s’accordaient à le comparer à un astre bienfaisant,<br />

qui était venu éclairer le ciel musical de Berlin.<br />

Ces détails piquaient ma curiosité. Elle<br />

redoublait encore quand je voyais les maîtres de<br />

la chapelle se rapprocher, se mettre à chuchoter<br />

mystérieusement. Je ne pouvais saisir à la volée<br />

que le nom du baron, et quelques mots sans suite<br />

qui me faisaient deviner qu’il était question de<br />

l’art musical et de leçons de musique.<br />

Je remarquai surtout qu’un rire sardonique<br />

errait sur les traits de Duport, qu’il s’adressait


avec une certaine malice au chef d’orchestre ; que<br />

celui-ci lui ripostait à voix basse, et ne pouvait de<br />

son côté réprimer son envie de rire. Enfin, se<br />

retournant vivement et prenant son violon pour<br />

donner l’accord, il s’écriait : – Quoi qu’il en soit,<br />

c’est et ce sera toujours un homme supérieur.<br />

Je ne pus m’empêcher, malgré le danger que je<br />

courais d’être éconduit d’une manière un peu<br />

brusque, de prier le chef d’orchestre, si toutefois<br />

cela était possible, de me présenter chez le baron<br />

de B***, et de me faire admettre à ses concerts.<br />

Haak me regarda avec de grands yeux, je crus<br />

qu’un léger orage allait éclater sur ma tête ; mais<br />

je m’étais trompé. L’air sévère du chef<br />

d’orchestre fit bientôt place à un rire singulier.<br />

– Eh bien ! dit-il, tu peux avoir raison de me<br />

faire cette demande ; la connaissance du baron<br />

peut être très utile à ton instruction. Je lui parlerai<br />

de toi, et je crois qu’il t’accordera aisément la<br />

permission d’assister à ses concerts ; car il aime<br />

beaucoup avoir affaire aux jeunes virtuoses.<br />

Peu de temps après, je jouai avec Haak<br />

plusieurs duos de violon très difficiles.


– Charles, me dit-il en mettant son violon de<br />

côté, endosse ce soir ton habit des dimanches et<br />

tes bas de soie. Viens ensuite chez moi. De là<br />

nous irons ensemble chez le baron de B*** ; il y<br />

aura peu de monde, et ce sera une bonne occasion<br />

de te présenter.<br />

Le cœur me battit de joie, car j’espérais, je ne<br />

savais moi-même pas pourquoi, entendre de la<br />

musique extraordinairement remarquable. Nous<br />

allâmes chez le baron.<br />

Le baron était d’une taille un peu au-dessus de<br />

la moyenne, avancé en âge, et revêtu d’un<br />

costume de cérémonie brodé à l’ancienne mode<br />

française. Il vint à notre rencontre quand nous<br />

entrâmes dans l’appartement, et secoua avec<br />

affabilité la main de mon maître.<br />

Jamais, en présence d’aucun homme de<br />

distinction, je n’avais senti plus de vénération et<br />

plus de sympathie. Le visage du baron respirait la<br />

plus franche cordialité, et dans ses yeux brillait ce<br />

feu sombre qui annonce ordinairement les artistes<br />

doués d’une véritable vocation. Toute la timidité<br />

que je pouvais avoir en ma qualité de jeune


homme sans expérience disparut en un moment.<br />

– Comment vous portez-vous, mon bon<br />

Haak ? dit le baron d’une voix claire et sonore.<br />

Mon concert marche-t-il bien ? C’est donc<br />

demain que nous l’entendrons. Ah ! voilà donc le<br />

jeune homme, ce petit musicien de talent dont<br />

vous m’avez parlé !<br />

Je baissai les yeux avec embarras, et je sentis<br />

que ma rougeur augmentait à chaque instant.<br />

Haak déclina mon nom, et vanta mes<br />

dispositions naturelles et les progrès rapides que<br />

j’avais faits depuis peu.<br />

– Ainsi, me dit le baron, entre tous les<br />

instruments tu as choisi le violon, mon enfant ?<br />

As-tu bien songé que le violon est le plus difficile<br />

de tous les instruments imaginables ? Oui, le<br />

violon, malgré sa simplicité et sa mesquinerie<br />

apparentes, possède une richesse de sons<br />

inépuisable, et des secrets étranges dont la nature<br />

n’accorde la compréhension qu’à un petit nombre<br />

d’hommes privilégiés. Es-tu bien convaincu que<br />

tu deviendras maître de ces secrets ? Il y a<br />

beaucoup de musiciens qui ont cru arriver à ce


ut, et sont restés toute leur vie de pauvres<br />

bousilleurs. Je ne voudrais pas, mon enfant, te<br />

voir augmenter le nombre de ces misérables. Eh<br />

bien ! tu pourras jouer quelque chose devant<br />

moi ; je te dirai ce qu’il en est, et te donnerai des<br />

conseils. Il peut t’advenir ce qu’il arriva à<br />

Charles Stamitz, qui se croyait la merveille des<br />

merveilles. Lorsque je lui eus ouvert les yeux, il<br />

jeta son violon dans un coin derrière le poêle ; il<br />

prit en main la basse de viole et la viole d’amour,<br />

et fit bien. Il pouvait du moins faire manœuvrer<br />

ses larges doigts sur ces instruments et en jouer<br />

passablement. Eh bien ! je t’entendrai, mon<br />

enfant !<br />

Ces premières paroles un peu singulières du<br />

baron me déconcertèrent ; tout ce qu’il me disait<br />

pénétrait profondément dans mon âme, et je<br />

sentais avec un découragement intérieur que,<br />

malgré mon enthousiasme pour le plus difficile et<br />

le plus mystérieux des instruments, je n’étais<br />

peut-être pas apte à la tâche à laquelle j’avais<br />

consacré ma vie.<br />

On commença à jouer trois quatuors d’Haydn,


qui étaient alors dans toute leur nouveauté.<br />

Mon maître tira son violon de sa boîte ; mais à<br />

peine en eut-il touché les cordes pour l’accorder,<br />

que le baron se boucha les deux oreilles et s’écria<br />

comme hors de lui :<br />

– Haak, Haak, je vous en conjure, arrêtez ! Au<br />

nom du ciel, comment pouvez-vous perdre votre<br />

talent sur un violon aussi misérable, aussi criard,<br />

aussi cacophonique ?<br />

Le chef d’orchestre avait le violon le plus<br />

parfait que j’eusse jamais vu et entendu : c’était<br />

un chef-d’œuvre d’Antonio Stradivarius, et Haak<br />

était désespéré quand on ne rendait pas à son<br />

instrument favori les honneurs qu’il méritait.<br />

Quel fut mon étonnement de le voir serrer son<br />

violon en souriant ! Il savait sans doute ce qui<br />

allait se passer.<br />

Au moment où il ôtait la clef de la serrure de<br />

sa boîte à violon, le baron, qui était sorti de<br />

l’appartement, y rentra tenant une boîte couverte<br />

de velours rouge écarlate et ornée de franges<br />

d’or. Il la portait devant lui sur les deux bras<br />

comme une corbeille de noces, ou comme un


nouveau-né qu’on va faire baptiser.<br />

– Je veux vous faire honneur, Haak, s’écria-til<br />

; vous allez jouer aujourd’hui de mon plus<br />

vieux et de mon plus beau violon. C’est un<br />

véritable Granuelo, et près de ce vieux maître,<br />

son disciple, votre Stradivarius n’est qu’un<br />

paltoquet. Tartini ne pouvait se servir d’autres<br />

violons que de ceux de Granuelo. Allons,<br />

rassemblez toutes vos forces, afin que ce<br />

Granuelo mette à votre disposition ses immenses<br />

trésors d’harmonie.<br />

Le baron ouvrit la boîte, et j’aperçus un<br />

instrument dont la forme annonçait la haute<br />

antiquité ; à ses côtés reposait un archet très<br />

extraordinaire, qui, par son excessive courbure,<br />

semblait plus propre à lancer des flèches qu’à<br />

faire de la musique instrumentale. Le baron prit<br />

le violon avec précaution et solennité, et le<br />

présenta au chef d’orchestre, qui le reçut non<br />

moins cérémonieusement.<br />

– Je ne vous donne pas l’archet, dit le baron en<br />

souriant et en frappant familièrement sur l’épaule<br />

de Haak ; non, je ne vous donne pas l’archet, car


vous ne vous entendez pas à le conduire, et c’est<br />

pourquoi jamais de votre vie vous ne parviendrez<br />

à avoir un coup d’archet régulier.<br />

Le baron éleva l’archet en question et<br />

l’examina avec des yeux brillants de plaisir ; puis<br />

il poursuivit :<br />

– C’est un archet semblable qu’employait le<br />

grand et immortel Tartini, et après lui il n’y a que<br />

deux de ses élèves qui aient conservé le secret de<br />

ce jeu moelleux, sonore, allant à l’âme, possible<br />

seulement avec un pareil archet. L’un est Nardini,<br />

qui a maintenant soixante ans, et est cependant un<br />

grand musicien ; l’autre, vous le savez,<br />

messieurs, c’est moi-même : je suis le seul<br />

possesseur du véritable art du violon, et mes<br />

efforts constants m’ont rendu supérieur dans cet<br />

art dont Tartini fut le créateur... Maintenant,<br />

messieurs, continuons.<br />

Les quatuors d’Haydn, comme on peut bien le<br />

penser, furent joués avec une telle perfection<br />

qu’ils ne laissèrent rien à désirer.<br />

Le baron s’était assis, les yeux fermés, et se<br />

dandinait de côté et d’autre. Parfois il se levait, se


approchait des joueurs, examinait leurs cahiers<br />

de musique en fronçant le sourcil, s’éloignait à<br />

pas de loup, revenait, se replaçait sur sa chaise,<br />

mettait sa tête entre ses mains, et poussait de<br />

longs gémissements.<br />

– Arrêtez ! s’écriait-il soudain lorsqu’il y avait<br />

quelque passage mélodieux dans l’adagio. Vrai<br />

Dieu ! c’est une mélodie tartinienne, mais vous<br />

ne l’avez pas comprise. Encore une fois, je vous<br />

en prie.<br />

Et les musiciens répétaient en souriant le<br />

passage avec plus de lenteur et d’attention, et le<br />

baron soupirait et pleurait comme un enfant.<br />

Quand les quatuors furent achevés, le baron<br />

prit la parole.<br />

– Cet Haydn est un homme divin, dit-il ; il sait<br />

remuer les cœurs, mais il n’entend rien à écrire<br />

pour le violon. Peut-être, au reste, lui serait-ce<br />

inutile, car s’il écrivait dans la seule véritable<br />

manière, celle de Tartini, vous ne pourriez pas le<br />

jouer.<br />

C’était à mon tour de jouer quelques


variations que Haak avait composées pour moi.<br />

Le baron se plaça à mes côtés et regarda la<br />

musique. On peut s’imaginer le trouble que<br />

m’inspirait la présence de ce critique sévère.<br />

Mais bientôt un vigoureux allégro m’entraîna ;<br />

j’oubliai le baron, et déployai toute la puissance<br />

de mes moyens.<br />

Quand j’eus fini, le baron me frappa sur<br />

l’épaule, et me dit avec un gracieux sourire :<br />

– Tu peux continuer à t’occuper du violon,<br />

mon fils ; mais tu n’entends absolument rien au<br />

coup d’archet et à l’expression, ce qui peut<br />

provenir de ce que tu n’as pas encore eu affaire à<br />

de bons maîtres.<br />

On se mit à table. On avait servi dans un autre<br />

appartement un repas qui pouvait passer pour<br />

somptueux, et qui se faisait surtout remarquer par<br />

la quantité et la diversité des vins fins. Les<br />

musiciens mangèrent avec appétit. La<br />

conversation, toujours de plus en plus bruyante,<br />

roula exclusivement sur la musique. Le baron<br />

développa un trésor de connaissances<br />

supérieures. Son jugement, tranchant et acerbe,


attestait non seulement le plus habile des<br />

connaisseurs, mais encore un artiste plein de<br />

talent, d’esprit et de goût. Je remarquai surtout la<br />

galerie de violons célèbres qu’il déroula à nos<br />

yeux ; autant que je m’en souviens, il s’exprimait<br />

à peu près en ces termes :<br />

– Corelli ouvrit la route. Ses compositions ne<br />

peuvent être jouées qu’à la manière de Tartini, et<br />

cela suffit pour prouver avec quelle attention il<br />

avait étudié son art. Pugnani est un violon<br />

passable, il a du son et de l’intelligence, mais à<br />

force d’appoggiatures, il rend son coup d’archet<br />

mollasse.<br />

Que ne m’avait-on pas dit de Gemianini ?<br />

quand je l’entendis pour la dernière fois à Paris il<br />

y a trente ans, il jouait comme un somnambule, et<br />

il me semblait moi-même que je rêvais. C’était<br />

un bruyant tempo rubato sans style et sans terme.<br />

Ce maudit et éternel tempo rubato perd les<br />

meilleurs violons en leur faisant négliger leur<br />

coup d’archet.<br />

Je jouai mes sonates devant lui ; il reconnut<br />

ses erreurs, et voulut prendre des leçons de moi :


ce à quoi je consentis volontiers. Mais le vieillard<br />

était encroûté dans sa méthode, et d’ailleurs il<br />

était trop vieux ; il avait alors quatre-vingt-onze<br />

ans.<br />

Que Dieu pardonne à Giardini et ne le punisse<br />

pas dans l’éternité ! car c’est lui qui le premier a<br />

mangé la pomme de l’arbre de science, et a rendu<br />

pécheurs tous les violons qui l’ont suivi. C’est lui<br />

qui le premier a fait des roulades et des fioritures.<br />

Il ne songe qu’à sa main gauche et à l’élasticité<br />

de ses doigts ; il ne sait pas que l’âme de<br />

l’harmonie est dans la main droite, et que les<br />

sentiments qui font battre le cœur viennent<br />

animer cette main, et communiquer au pouls leur<br />

agitation. Je souhaiterais que tous ceux qui font<br />

des passages eussent à leurs côtés un homme<br />

disposé à leur appliquer un bon soufflet, tel que<br />

celui que Jomelli donna à Giardini, qui gâtait un<br />

morceau superbe par des trilles hors de saison.<br />

Lolli est un grimacier. Il ne sait pas jouer le<br />

moindre adagio, et tout son talent est de se faire<br />

admirer par des badauds ignorants. Je vous le dis,<br />

avec Nardini et moi mourra le véritable art du


violon. Le jeune Viotti est un homme plein de<br />

talent ; il m’est redevable de ce qu’il sait, car ce<br />

fut mon écolier le plus zélé ; mais il n’a point de<br />

patience, point de persévérance ; il a quitté mon<br />

école !<br />

J’espère faire quelque chose de Kreutzer. Il a<br />

suivi mes leçons avec assiduité, et elles lui seront<br />

encore utiles quand je retournerai à Paris, où il est<br />

en ce moment. Vous savez, Haak, mon concerto<br />

que nous avons essayé ensemble ; eh bien ! il ne<br />

l’a pas trop mal joué. Mais il manque de poignet<br />

pour tenir mon grand archet.<br />

Quant à Giarnovichi, qu’il ne repasse plus le<br />

seuil de ma maison ! c’est un lâche, un scélérat<br />

qui se moque du grand Tartini et refuse mes<br />

leçons.<br />

Je voudrais bien savoir ce que deviendra le<br />

jeune Rhode s’il prend des leçons de moi. Il<br />

promet beaucoup, et il est possible qu’il<br />

parvienne à se servir de mon grand archet.<br />

Rhode est de ton âge, mon enfant, continua le<br />

baron en se tournant vers moi, mais il est plus<br />

grave, plus posé. Ne le prends pas de mauvaise


part, mais tu me parais un petit étourneau. Mais<br />

cela viendra. J’espère beaucoup de vous, mon<br />

cher Haak ; depuis que je vous donne des leçons,<br />

vous êtes déjà un tout autre homme. Persévérez<br />

avec courage, et ne manquez pas de leçons, vous<br />

savez que cela me contrarie.<br />

Tout ce que j’entendais me pétrifiait<br />

d’étonnement. Je ne pus attendre la fin de la<br />

séance pour demander au chef d’orchestre s’il<br />

était vrai que le baron eût formé les premiers<br />

violons du temps, et si lui-même, Haak, prenait<br />

réellement des leçons chez lui.<br />

– Sans doute, répondit Haak, le baron daigne<br />

me donner des leçons, que je me garde bien de<br />

refuser. Tu feras bien d’aller toi-même un matin<br />

chez lui, et de le prier de se charger de ton<br />

instruction.<br />

Je fis à Haak plusieurs autres questions<br />

relatives au baron et à son talent, mais il ne me<br />

répondit pas un mot. Il se borna à me répéter que<br />

je pouvais faire ce qu’il me conseillait, et que<br />

j’apprendrais le reste.<br />

Le sourire étrange qui effleura les lèvres de


Haak excita au plus haut degré ma curiosité, bien<br />

que je ne devinasse pas le motif de cette gaieté<br />

concentrée.<br />

Je présentai humblement ma requête au baron,<br />

en lui assurant que j’éprouvais pour mon art<br />

l’enthousiasme le plus ardent et le plus prononcé.<br />

Il me regarda fièrement, mais bientôt son regard<br />

sévère prit l’expression de la plus bienveillante<br />

bonhomie.<br />

– Enfant, enfant ! me dit-il, tu t’adresses donc<br />

à moi comme à l’unique violon qui soit encore au<br />

monde ; eh bien ! cela prouve que tu as pour l’art<br />

une vocation réelle, et que tu as conçu en ton âme<br />

l’idéal de la perfection instrumentale. Quel plaisir<br />

n’aurais-je pas à t’aider ! mais où prendre le<br />

temps, où prendre le temps ? Haak me donne<br />

beaucoup de peine, et puis il y a le jeune Durand<br />

qui veut se faire entendre en public, et qui a bien<br />

vu que ce serait impossible s’il ne faisait chez<br />

moi un cours d’étude bien suivi ; mais attends,<br />

attends ! entre le déjeuner et midi, ou avant le<br />

déjeuner ! oui, j’ai encore une heure à moi !<br />

enfant, viens tous les jours à midi précis. Je


jouerai du violon avec toi durant une heure ; puis<br />

ce sera le tour de Durand.<br />

On se figure aisément que dès le lendemain, le<br />

cœur palpitant, je me rendis chez le baron.<br />

Il ne souffrit pas que je me servisse du violon<br />

que j’avais apporté ; il me mit entre les mains un<br />

gothique instrument d’Antonio Amati. Jamais je<br />

n’avais joué d’un semblable violon. Les sons<br />

célestes que rendirent les cordes m’animèrent. Je<br />

m’égarai dans de brillants passages ; je fis couler<br />

à flots retentissants des torrents d’harmonies,<br />

dont le bruit diminuant par degrés finit par se<br />

perdre dans un doux murmure. Je crois qu’il<br />

m’est rarement arrivé par la suite de jouer aussi<br />

bien.<br />

Le baron hochait la tête d’un air d’impatience.<br />

– Enfant, enfant ! me dit-il lorsque je cessai, il te<br />

faut oublier tout cela ; d’abord la manière dont tu<br />

tiens ton archet est tout à fait misérable.<br />

Il m’enseigna ensuite comment on devait tenir<br />

l’archet d’après la méthode de Tartini ; je crus<br />

qu’en la suivant il me serait impossible de tirer<br />

aucun son de mon instrument. Mais je fus bien


étonné lorsque, répétant mes passages sur<br />

l’invitation du baron, je vis en quelques minutes<br />

les immenses avantages de la manière qu’il<br />

m’avait indiquée.<br />

– À présent, dit le baron, nous allons<br />

commencer la leçon. Joue-moi un ut mineur, et<br />

soutiens la note aussi longtemps que tu pourras ;<br />

épargne ton archet, épargne ton archet ! car ce<br />

que l’haleine est au chanteur, l’archet l’est à<br />

l’instrumentiste.<br />

Je fis ce qu’il m’ordonnait, et, à ma vive<br />

satisfaction, je parvins à faire entendre un ut<br />

plein, en montant du pianissimo au fortissimo<br />

pour redescendre ensuite.<br />

– Vois-tu bien, mon enfant ? s’écria le baron,<br />

permis à toi de faire de jolis passages, des<br />

fioritures, des trilles, et autres frivoles ornements<br />

de la nouvelle école ; mais tu ne sais pas tenir une<br />

note comme il faut. Je vais te montrer ce qui<br />

s’appelle tenir un son sur le violon.<br />

Il m’ôta l’instrument des mains et saisit<br />

l’archet. Ici les paroles me manquent pour<br />

exprimer ce qui se passa.


Son archet tremblant monta et descendit tout<br />

près du chevalet, et produisit une effroyable<br />

cacophonie : c’était un ronflement, un sifflement,<br />

un miaulement affreux ; enfin un bruit qu’on<br />

pourrait comparer à la voix chevrotante d’une<br />

vieille femme, qui, les lunettes sur le nez, se<br />

tourmente pour fredonner l’air d’une chanson<br />

qu’elle veut retenir.<br />

En même temps il regardait le ciel comme<br />

plongé dans l’extase de la béatitude, et, quand il<br />

eut cessé de promener l’archet sur les cordes et<br />

posé près de lui l’instrument, il s’écria les yeux<br />

étincelants et d’une voix profondément émue :<br />

– Voilà un son ! voilà un son !<br />

J’étais tout déconcerté ; l’envie de rire qui me<br />

suffoquait était comprimée par l’air vénérable et<br />

le regard inspiré du vieillard. Il me semblait que<br />

j’étais le jouet d’une illusion fantastique ; je<br />

sentais ma poitrine oppressée, et il me fut<br />

impossible de prononcer une seule parole.<br />

– N’est-ce pas, mon enfant ! reprit le baron,<br />

que ce son t’a été à l’âme ? Tu ne te figurais pas<br />

qu’avec quatre pauvres petites cordes on


arriverait à produire un si merveilleux effet ?<br />

Maintenant, bois, bois, mon enfant !<br />

Le baron me versa un verre de vin de Madère,<br />

et m’obligea de le boire et de manger quelques<br />

gâteaux qui étaient sur la table ; en ce moment<br />

une heure sonna.<br />

– En voilà assez pour aujourd’hui, s’écria le<br />

baron ; va, va, mon enfant, et reviens bientôt...<br />

Tiens, prends, prends !...<br />

Le baron me glissa dans la main un petit<br />

papier, où j’aperçus un ducat hollandais brillant<br />

et bien frappé.<br />

Tout stupéfait, je courus chez le chef<br />

d’orchestre, et lui racontai ce qui s’était passé. Il<br />

se mit à rire aux éclats.<br />

– Sais-tu bien maintenant, s’écria-t-il, ce qu’il<br />

en est du baron et de ses leçons ? Il te prend pour<br />

un commençant, aussi ne t’a-t-il donné qu’un<br />

ducat pour te récompenser d’avoir pris sa leçon ;<br />

mais aussitôt qu’à ses yeux tu seras devenu plus<br />

fort il augmentera tes honoraires. Je reçois déjà<br />

un louis, et Durand, si je ne me trompe, touche


deux ducats.<br />

Je ne pus m’empêcher de dire qu’il était<br />

étrange de mystifier ainsi le bon vieux baron, et<br />

de lui extorquer ses ducats.<br />

– Il faut que tu saches, répondit le chef<br />

d’orchestre, que le seul bonheur du baron est de<br />

donner de semblables leçons ; si nous refusions<br />

de les prendre, il irait dire partout dans le monde,<br />

des autres maîtres et de moi, que nous sommes de<br />

misérables ignorants, et on le croirait, car on le<br />

regarde généralement comme un excellent<br />

connaisseur. Mais enfin, à part son idée fixe et sa<br />

manie de se croire le plus habile des violons, le<br />

baron est un homme dont le jugement sain et les<br />

savants conseils peuvent être de la plus grande<br />

utilité, même à la plupart des maîtres. Juge<br />

maintenant toi-même si j’ai tort de tenir à lui<br />

malgré sa folie, et d’aller de temps en temps<br />

gagner mon louis d’or. Va le voir souvent,<br />

n’écoute pas ses absurdités, mais fais bien<br />

attention aux paroles pleines de sens qui dénotent<br />

en lui un homme pénétré du sentiment de la


musique, Les visites que tu lui rendras ne peuvent<br />

que te faire du bien.<br />

Je suivis le conseil de mon maître.<br />

Quelquefois j’avais peine à m’empêcher de rire<br />

en voyant le baron promener ses doigts, non pas<br />

sur le manche, mais sur la table du violon, et faire<br />

aller en tous sens l’archet sur les cordes. Pendant<br />

ce manège il m’assurait qu’il jouait le plus<br />

sublime des solos de Tartini, et qu’il était le seul<br />

homme au monde capable d’exécuter ce solo.<br />

Mais, lorsqu’il posait le violon et se mettait à<br />

causer, il me dévoilait des trésors de science dont<br />

je m’enrichissais, et ses discours remplissaient<br />

mon âme d’une noble ardeur.<br />

Je figurai un jour avec succès dans un de ses<br />

concerts, et j’obtins des applaudissements<br />

unanimes.<br />

– C’est à moi que ce jeune homme doit ses<br />

talents, dit-il en promenant autour de lui un<br />

regard de fierté ; c’est moi qui l’ai formé, moi<br />

l’élève du grand Tartini !


Ainsi les leçons du baron me valurent du<br />

plaisir, de la science, et des ducats hollandais de<br />

bon aloi.


L’hôte mystérieux


L’orage grondait, annonçant l’approche de<br />

l’hiver ; il chassait devant lui les nuages noirs, et<br />

des torrents de pluie et de grêle pétillantes<br />

tombaient avec un bruit de sifflement.<br />

– Nous serons seules aujourd’hui, dit la<br />

colonelle de G... à sa fille, nommée Angélique,<br />

lorsque la pendule sonna sept heures. Nos amis<br />

auront peur du mauvais temps. Je voudrais<br />

seulement que mon mari revint.<br />

Au même instant entra le grand écuyer<br />

Maurice de R... Il était suivi du jeune docteur en<br />

droit, qui, par son esprit et son inépuisable bonne<br />

humeur, égayait la société qui se réunissait<br />

ordinairement le vendredi dans la maison du<br />

colonel. Là, comme le disait Angélique, se<br />

rassemblait un cercle intime tout joyeux de ne pas<br />

former une société plus importante. Il faisait froid<br />

dans la salle ; la colonelle fit allumer du feu dans<br />

la cheminée et approcher la table de thé.<br />

– Je ne suppose pas, dit-elle, que deux


hommes comme vous arrivés jusqu’ici à travers<br />

les mugissements de l’orage avec un héroïsme<br />

chevaleresque puissent se contenter de notre thé,<br />

bien humble et peu restaurant ; aussi<br />

mademoiselle Marguerite va-t-elle préparer cette<br />

excellente boisson du Nord, qui brave le plus<br />

mauvais temps.<br />

Marguerite, Française, qui à cause de sa<br />

langue maternelle et d’autres qualités féminines<br />

était dame de compagnie de mademoiselle<br />

Angélique, dont elle avait à peu près l’âge, parut<br />

et fit ce qu’on lui demandait.<br />

Le punch fumait, le feu pétillait dans la<br />

cheminée, on se serra autour de la petite table.<br />

Tous frissonnaient, et si éveillé qu’on eût été, si<br />

haut qu’on eût parlé d’abord en se promenant<br />

dans la chambre, il s’établit un moment de<br />

silence, et les voix étranges que l’orage avait<br />

éveillées dans le manteau de la cheminée<br />

sifflaient et gémissaient très distinctement.<br />

– Il est bien convenu, dit enfin Dagobert le<br />

jeune docteur en droit, que l’hiver, le feu de<br />

cheminée et le punch s’entendent ensemble pour


élever dans notre âme une terreur mystérieuse.<br />

– Qui n’est pas sans charme, interrompit<br />

Angélique. Pour ma part, nulle impression ne<br />

m’est plus agréable que ce léger frisson qui<br />

parcourt les membres et pendant lequel, le ciel<br />

sait comment, on jette un rapide regard dans<br />

l’étrange monde des rêves.<br />

– Très bien, continua Dagobert, cet agréable<br />

frisson nous a tous saisis, et pendant le temps que<br />

nos yeux parcouraient involontairement la patrie<br />

des rêves nous restions un peu tranquilles. Ce<br />

moment est passé, tant mieux pour nous d’être de<br />

retour à la réalité qui nous offre cette boisson<br />

délicieuse.<br />

Et il se leva et vida en s’inclinant gaiement<br />

vers la colonelle le verre placé devant lui.<br />

– Eh ! dit Maurice, puisque tu éprouvais<br />

comme nous le charme de cet état de rêve,<br />

pourquoi n’y restions-nous pas volontiers ?<br />

– Permets-moi de te faire observer, interrompit<br />

Dagobert, qu’il n’est pas ici question des rêveries<br />

dont l’esprit s’amuse à suivre les écarts


vagabonds. Les frissons du vent, du feu et du<br />

punch ne sont pas autre chose qu’une première<br />

attaque de cet état inexplicablement mystérieux,<br />

qui est profondément inhérent à la nature<br />

humaine, contre lequel l’esprit se révolte en vain<br />

et dont il faut bien se garder, je veux parler de<br />

l’effroi, la peur des revenants. Nous savons tous<br />

que le peuple fantastique des spectres sort<br />

volontiers la nuit, surtout par le temps d’orage, de<br />

son pays sombre, et commence son vol irrégulier.<br />

Il est tout naturel que dans ce temps nous nous<br />

trouvions disposés à recevoir leur épouvantable<br />

visite.<br />

– Vous plaisantez, Dagobert, dit la colonelle,<br />

et je ne peux pas vous accorder que l’effroi<br />

enfantin dont nous sommes parfois saisis ait<br />

infailliblement sa cause dans notre nature ; je<br />

l’attribue bien davantage aux contes de nourrice<br />

et aux histoires de revenants dont nos bonnes<br />

nous effrayaient dans notre enfance.<br />

– Non, noble dame, reprit vivement Dagobert,<br />

ces histoires qui nous charmaient dans notre<br />

jeune âge n’auraient pas dans notre âme un écho


si profond et si éternel, si les cordes qui répètent<br />

leurs sons n’y étaient pas placées. On ne peut nier<br />

que le monde d’esprits inconnus qui nous entoure<br />

s’ouvre à nous souvent par des plaintes étranges<br />

ou des visions surnaturelles. Le frisson de la peur<br />

et de l’effroi ne peut venir que d’une lésion de<br />

notre organisation terrestre : c’est le chant<br />

douloureux de notre esprit captif qui se fait<br />

entendre.<br />

– Vous êtes, dit la colonelle, un visionnaire<br />

comme tous les gens d’une imagination active ;<br />

mais si j’entre véritablement dans vos idées, si je<br />

crois en effet qu’il est permis à des esprits<br />

inconnus de communiquer avec nous par des sons<br />

incompréhensibles ou des visions, je ne vois pas<br />

alors pourquoi la nature viendrait poser les<br />

vassaux de ce mystérieux empire comme nos<br />

ennemis naturels, puisqu’ils ne peuvent nous<br />

arriver qu’accompagnés de la terreur, de l’effroi<br />

qui fait mal.<br />

– Peut-être, reprit Dagobert, y a-t-il là-dedans<br />

un châtiment secret de cette nature, dont, en<br />

enfants ingrats, nous repoussons les soins et les


éprimandes. Je pense que du temps de l’âge d’or,<br />

lorsque notre race vivait dans le plus parfait<br />

accord avec elle, nous n’éprouvions ni effroi ni<br />

peur, parce que dans la paix la plus profonde,<br />

dans la plus complète harmonie de l’être tout<br />

entier, il ne se trouvait aucun ennemi qui pût nous<br />

apporter de pareils messages. J’ai parlé de la voix<br />

des esprits ; mais d’où vient donc que toutes les<br />

voix de la nature, dont nous connaissons<br />

parfaitement l’origine, résonnent pour nous<br />

comme les sons déchirants de la douleur et nous<br />

glacent de crainte ? La plus étonnante de ces voix<br />

naturelles est la musique aérienne appelée la voix<br />

du diable à Ceylan et dans les pays du voisinage,<br />

dont Schubert parle dans ses Considérations<br />

nocturnes de la science naturelle. Ces accents se<br />

font entendre dans les beaux jours clairs,<br />

semblables à des voix humaines qui se plaignent,<br />

tantôt nageant dans les lointains, tantôt résonnant<br />

auprès de nous. Ils font tant d’effet sur<br />

l’organisation des hommes, que les observateurs<br />

les plus froids et les plus positifs ne peuvent<br />

s’empêcher de se sentir serrer le cœur.<br />

– Cela existe en effet, interrompit Maurice. Je


n’ai été ni à Ceylan ni dans les pays voisins, et<br />

cependant j’ai entendu ces effroyables voix<br />

naturelles, et je n’étais pas seul à sentir les<br />

impressions que Dagobert décrivait tout à<br />

l’heure.<br />

– Alors tu feras grand plaisir à madame la<br />

colonelle et à moi, et tu la convaincras davantage,<br />

en racontant comment ceci est arrivé.<br />

– Vous savez, commença Maurice, qu’en<br />

Espagne j’ai combattu contre les Français. Nous<br />

bivouaquions avec un parti de cavaliers anglais et<br />

espagnols sur le champ de bataille de Vittoria<br />

avant le combat. J’étais en marche depuis la<br />

veille, fatigué à en mourir et profondément<br />

endormi. Je fus éveillé par un cri perçant de<br />

douleur. Je me dressai, je croyais que près de moi<br />

était couché un blessé dont j’entendais les<br />

gémissements de mort ; cependant tous mes<br />

camarades ronflaient autour de moi, et je<br />

n’entendis plus rien.<br />

Les premiers rayons de l’aurore perçaient<br />

l’obscurité épaisse. Je me levai et marchai en<br />

enjambant par-dessus les dormeurs pour trouver


le blessé ou le mourant. La nuit était tranquille, le<br />

vent du matin commença à agiter doucement,<br />

bien doucement le feuillage. Alors pour la<br />

deuxième fois un son prolongé de plaintes<br />

traversa les airs et résonna sourdement dans les<br />

lointains. On aurait dit que les esprits des morts<br />

se dressaient sur le champ de bataille et<br />

envoyaient leurs horribles cris de détresse dans<br />

les immenses espaces du ciel. Ma poitrine<br />

tressaillit et une peur ineffable s’empara de moi.<br />

Les cris de détresse que j’avais entendus sortir du<br />

gosier humain n’étaient pas comparables à ces<br />

accents déchirants. Les camarades se réveillèrent.<br />

Pour la troisième fois un cri plus fort et plus<br />

horrible remplit les airs. Nous restâmes<br />

immobiles et glacés, les chevaux devinrent<br />

inquiets et commencèrent à piétiner et à se<br />

couvrir d’écume. Plusieurs Espagnols tombèrent<br />

à genoux et se mirent à prier tout haut. Un<br />

officier anglais assura qu’il avait déjà été souvent<br />

témoin de ce phénomène causé par l’électricité<br />

dans les pays du Sud, et que le temps allait<br />

changer vraisemblablement. Les Espagnols,<br />

portés au merveilleux par leur superstition,


econnurent là l’appel des esprits supérieurs, qui<br />

annonçait des malheurs. Ils furent confirmés dans<br />

leur croyance lorsque le jour suivant la bataille<br />

tonna avec toutes ses horreurs.<br />

– Est-il besoin, dit Dagobert, d’aller en<br />

Espagne ou à Ceylan pour entendre les voix<br />

merveilleuses de la nature ? Le sourd<br />

mugissement du vent, le bruit strident de la grêle,<br />

les cris et les plaintes des girouettes ne peuventils<br />

pas nous effrayer comme ces sons ? Prêtez<br />

donc seulement une oreille complaisante à la<br />

folle musique que cent voix épouvantables<br />

hurlent dans la cheminée ou écoutez seulement la<br />

petite chanson fantastique que commence à<br />

moduler la bouilloire de thé.<br />

– Oh ! bravo ! bravo ! s’écria la colonelle,<br />

même dans la théière Dagobert place des esprits<br />

qui doivent signaler leur présence par leurs<br />

gémissements épouvantables.<br />

– Notre ami n’a pas tout à fait tort, reprit<br />

Angélique. Les murmures, les claquements, les<br />

sifflements dans la cheminée me rendraient<br />

tremblante, et la chanson que fredonne en se


plaignant la théière m’est si agaçante que je vais<br />

éteindre la lampe pour la faire cesser de suite.<br />

Angélique se leva, son mouchoir tomba à<br />

terre, et Maurice se baissa pour le ramasser, et le<br />

lui présenta. Elle laissa reposer sur lui le regard<br />

plein d’âme de ses yeux célestes. Il saisit sa main<br />

et la porta ardemment à ses lèvres.<br />

En ce moment Marguerite tressaillit fortement<br />

comme frappée d’un coup électrique, et elle<br />

laissa tomber sur le parquet le verre de punch<br />

qu’elle venait d’emplir et qu’elle allait présenter<br />

à Dagobert. Le verre se brisa avec fracas en mille<br />

morceaux. Elle se jeta en sanglotant tout haut aux<br />

pieds de la colonelle, se traita de maladroite, et la<br />

pria de lui permettre de se retirer dans sa<br />

chambre. Tout ce que l’on avait raconté, disaitelle,<br />

bien qu’elle n’eût pas tout compris très<br />

exactement, l’avait fait trembler intérieurement.<br />

Elle avait une peur affreuse près de la<br />

cheminée, elle se sentait malade et demandait<br />

qu’on lui permît de se mettre au lit. Alors elle<br />

baisa la main de la colonelle et la baigna des<br />

larmes brûlantes qui s’échappaient de ses yeux.


Dagobert comprit le côté pénible de la scène et<br />

sentit la nécessité de lui donner une autre<br />

tournure ; il se précipita aussi aux pieds de la<br />

colonelle et implora de sa voix la plus lamentable<br />

la grâce de la coupable, qui s’était avisée de<br />

répandre le plus délicieux breuvage qu’eût jamais<br />

goûté un docteur en droit.<br />

La colonelle, qui avait jeté sur Marguerite un<br />

regard sévère, fut égayée par l’adroite conduite<br />

de Dagobert. Elle tendit les deux mains à la jeune<br />

fille et lui dit :<br />

– Lève-toi et sèche tes larmes, tu sa trouvé<br />

grâce devant mon rigide tribunal ; mais je ne te<br />

tiens pas quitte de toute peine. Je t’ordonne de<br />

rester ici sans penser à ta maladie et de verser le<br />

punch à nos hôtes avec plus d’ardeur que tu ne<br />

l’as fait jusqu’à présent, et surtout et avant tout de<br />

donner un baiser à ton sauveur en signe de ta vive<br />

reconnaissance.<br />

– La vertu trouve toujours sa récompense, dit<br />

Dagobert en saisissant la main de Marguerite.<br />

Croyez-le, ma chère, ajouta-t-il, il se trouve<br />

encore sur terre des jurisconsultes héroïques prêts


à se sacrifier sans hésiter pour l’innocence !<br />

Pourtant, pour obéir aux jugements de notre juge<br />

sévère, exécutons ses arrêts, qui sont sans appel.<br />

Et puis il déposa un léger baiser sur les lèvres<br />

de Marguerite, et la reconduisit solennellement à<br />

sa place. Marguerite, toute couverte de rougeur,<br />

rit tout haut pendant que des larmes perlaient<br />

encore sur sa paupière.<br />

– Folle que je suis, s’écria-t-elle en français,<br />

ne dois-je pas faire tout ce que madame la<br />

colonelle m’ordonne ! je resterai tranquille, je<br />

verserai du punch et j’entendrai sans frémir les<br />

histoires de revenants.<br />

– Bravo, enfant angélique ! interrompit<br />

Dagobert, mon héroïsme t’a enthousiasmée, et la<br />

douceur de tes belles lèvres a fait sur moi un effet<br />

pareil. Ma fantaisie s’éveille de nouveau, et je me<br />

sens disposé à abandonner l’horreur du regno di<br />

pianto pour nous égayer.<br />

– Je pense, dit la colonelle, que nous allons<br />

laisser là nos sujets terribles.<br />

– Je vous en prie, chère mère, interrompit


Angélique, permettez à notre ami Dagobert de<br />

m’accorder ma demande. J’avoue que je suis très<br />

enfant, et que rien ne me plaît plus à entendre que<br />

de jolies histoires de revenants qui me font froid<br />

par tous les membres.<br />

– Oh ! j’en suis enchanté ! s’écria Dagobert,<br />

rien ne me plaît tant chez les jeunes filles que de<br />

les trouver très faciles à effrayer. Je ne voudrais<br />

jamais épouser une femme qui n’aurait pas une<br />

affreuse peur des spectres.<br />

– Tu prétends, cher ami Dagobert, dit<br />

Maurice, que l’on doit surtout se défendre de tout<br />

frisson rêveur comme de la première attaque de la<br />

crainte des esprits, tu nous dois une explication à<br />

ce sujet.<br />

– On n’en reste jamais, répondit Dagobert, si<br />

les circonstances s’y prêtent, à cet agréable état<br />

rêveur qu’amène la première attaque. Bientôt<br />

surviennent la crainte mortelle, l’effroi échevelé,<br />

et chaque sentiment qui fait plaisir semble être<br />

l’appât au moyen duquel nous enlace le monde<br />

mystérieux des fantômes. Nous parlions tout à<br />

l’heure de voix surnaturelles et de leur effet


terrible sur nos sens ; mais quelquefois nous<br />

entendons des bruits plus étranges encore dont la<br />

cause est inexplicable, et qui éveillent en nous un<br />

profond effroi. Toute pensée tranquillisante : que<br />

c’est un animal caché, un courant d’air ou toute<br />

autre chose qui aura pu causer naturellement ce<br />

bruit, devient impuissante. Tout le monde a<br />

éprouvé que le plus petit bruit pendant la nuit qui<br />

revient à des intervalles réglés chasse tout<br />

sommeil, et alors l’effroi intérieur nous saisit et<br />

va toujours en augmentant jusqu’à nous troubler<br />

toute notre organisation.<br />

Il y a peu de temps je descendis dans une<br />

auberge dont l’hôte me donna une chambre vaste<br />

et gaie. Je fus subitement réveillé au milieu de la<br />

nuit. La lune jetait ses rayons à travers la fenêtre<br />

sans rideaux, de sorte que tous les meubles et<br />

même les plus petits objets se distinguaient<br />

facilement. Alors j’entendis un bruit semblable à<br />

celui que ferait une goutte de pluie en tombant<br />

dans un bassin de métal. J’écoutai : le bruit<br />

revenait toujours à intervalles réguliers. Mon<br />

chien, qui s’était couché sous mon lit, en sortit en<br />

rampant, et se mit à flairer en gémissant et en


hurlant autour de la chambre. Il grattait tantôt le<br />

mur et tantôt le plancher. Je me sentis comme<br />

pénétré d’un torrent de glace, des gouttes de<br />

sueur froide tombaient de mon front. Cependant,<br />

faisant un effort sur moi-même, j’appelai, je<br />

sautai du lit, et m’avançai jusqu’au milieu de la<br />

chambre. Alors la goutte tomba juste devant moi,<br />

comme à travers mon corps, dans le métal, qui<br />

résonna avec un bruit retentissant. Paralysé par<br />

l’effroi, je regagnai mon lit en chancelant, et<br />

cachai ma tête sous la couverture. Il me sembla<br />

que le son diminuait peu à peu d’intensité, mais<br />

toujours avec des pauses réglées. Je tombai dans<br />

un profond sommeil.<br />

Il était grand jour lorsque je me réveillai. Le<br />

chien s’était placé tout près de moi : il sauta du lit<br />

lorsque je me réveillai, et se mit à aboyer<br />

joyeusement, comme s’il n’éprouvait plus aucune<br />

frayeur. L’idée me vint que j’étais peut-être le<br />

seul à ignorer la cause naturelle de ce bruit<br />

étrange, et je racontai à l’aubergiste ma grande<br />

aventure, dont je me sentais encore tout glacé.<br />

– Je suis certain, lui dis-je en terminant, que


vous me mettrez au fait de tout ceci et me<br />

prouverez que j’ai eu tort de m’en émouvoir.<br />

L’aubergiste pâlit.<br />

– Au nom du ciel, monsieur ! me dit-il, ne<br />

dites à personne ce qui se passe la nuit dans cette<br />

chambre, vous me feriez perdre mon pain.<br />

Plusieurs voyageurs se sont déjà plaints de ce<br />

bruit, qui se fait entendre dans les nuits de lune.<br />

J’ai tout exploré, j’ai fait même défaire des<br />

cloisons dans cette chambre et dans celles qui<br />

l’avoisinent, j’ai cherché avec soin dans les<br />

environs sans pouvoir découvrir la cause de ce<br />

bruit effrayant. Il s’est tu environ pendant une<br />

année : je croyais être délivré de cette diablerie<br />

maudite, et maintenant j’apprends à mon grand<br />

effroi qu’elle recommence. Dans aucune occasion<br />

je ne donnerai à l’avenir cette chambre à un<br />

voyageur.<br />

– Ah ! dit Angélique toute frissonnante, c’est<br />

affreux, c’est très affreux ! Je serais morte si cette<br />

aventure m’était arrivée. Souvent j’ai éprouvé en<br />

me réveillant en sursaut une crainte ineffable,<br />

comme si l’on venait de m’apprendre quelque


chose d’effrayant. Et cependant je n’en avais pas<br />

le moindre pressentiment ; je n’avais pas même le<br />

souvenir d’un épouvantable songe, il me semblait<br />

que je sortais d’un état de complet<br />

anéantissement semblable à la mort.<br />

– Je connais cet état apparent, continua<br />

Dagobert ; peut-être annonce-t-il le pouvoir<br />

d’influences psychiques auxquelles nous nous<br />

abandonnons volontairement. De même que les<br />

somnambules ne se rappellent absolument rien de<br />

leur état de sommeil et des actions qu’ils ont<br />

faites en ce moment, de même aussi cette<br />

inquiétude poignante, dont la cause nous est<br />

inconnue, n’est-elle que l’effet de quelque<br />

charme puissant qui nous possède.<br />

– Je me rappelle d’une manière encore très<br />

vive, dit Angélique, et il y a de cela quatre ans<br />

environ, que dans la nuit de la quatorzième année<br />

de mon anniversaire je me réveillai dans une<br />

disposition de ce genre, et j’en conservai de<br />

l’effroi pendant plusieurs jours. Je m’efforcerai<br />

en vain de me rappeler le songe qui m’avait<br />

épouvantée de la sorte. Je me rappelle très


clairement que j’ai souvent raconté en rêve à ma<br />

mère ce même rêve affreux, mais sans pouvoir<br />

me rappeler au réveil ce que je lui avais raconté.<br />

– Ce phénomène psychique, répondit<br />

Dagobert, dépend d’un principe magnétique.<br />

– Notre entretien, dit la colonelle, va de plus<br />

fort en plus fort ; nous nous perdons dans une<br />

foule de choses qui me sont désagréables à<br />

penser. Je vous somme, monsieur Maurice, de<br />

nous raconter à l’instant une histoire gaie, une<br />

histoire folle pour mettre une bonne fois fin à<br />

toutes ces causeries diaboliques.<br />

– J’obéirai bien volontiers à vos ordres,<br />

repartit Maurice, si vous voulez me permettre de<br />

vous parler encore d’une aventure qui erre depuis<br />

longtemps sur mes lèvres. Elle me domine si<br />

complètement en ce moment que ce serait peine<br />

perdue pour moi de vouloir parler d’autre chose.<br />

– Eh bien alors débarrassez-vous en donc,<br />

répondit la colonelle, mon mari va bientôt rentrer,<br />

et alors j’entreprendrai très volontiers avec vous<br />

un combat de paroles où j’entendrai parler avec<br />

enthousiasme de beaux chevaux, pour détourner


l’attention de mon esprit, tourné en ce moment, je<br />

ne m’en défends pas, vers les apparitions.<br />

– Dans la dernière guerre, dit Maurice, je fis<br />

connaissance d’un lieutenant-colonel russe né à<br />

Liffland. Il avait trente ans à peine. Et comme il<br />

plut au hasard de nous faire trouver plus d’une<br />

fois ensemble devant l’ennemi, nous devînmes<br />

amis intimes.<br />

Bogislaw, c’était le nom de baptême du<br />

lieutenant-colonel, avait toutes les qualités<br />

capables d’inspirer à la fois la plus haute estime<br />

et l’amour de femme le plus passionné. Il était de<br />

noble et haute stature, avait beaucoup d’esprit, un<br />

beau visage mâle, une instruction rare, était la<br />

bienveillance et la bonne humeur mêmes, et était<br />

en outre brave comme un lion. Il était très gai<br />

auprès de la bouteille ; mais souvent en ces<br />

circonstances il était dominé par le souvenir<br />

d’une aventure qui lui était arrivée et qui avait<br />

laissé sur sa figure les traces du plus violent<br />

chagrin. Alors il devenait silencieux, quittait la<br />

société, et errait dans les environs. En campagne<br />

il avait l’habitude d’aller continuellement,


pendant la nuit, d’un avant-poste à un autre, et il<br />

ne s’endormait que lorsqu’il était accablé de<br />

fatigue. Il arrivait aussi qu’il s’exposait sans<br />

nécessité aux dangers les plus grands. Il paraissait<br />

dans le combat chercher la mort, qui semblait<br />

s’éloigner de lui. Dans les plus fortes mêlées il ne<br />

recevait ni balle ni coups de sabre. Il était certain<br />

qu’une affreuse perte ou peut-être une action<br />

regrettable avait troublé sa vie.<br />

Nous prîmes d’assaut un château fortifié, et<br />

nous y séjournâmes pendant deux jours pour<br />

donner un peu de repos aux soldats épuisés.<br />

La chambre dans laquelle logeait Bogislaw<br />

était voisine de la mienne. Quelques coups<br />

frappés doucement à ma porte m’éveillèrent une<br />

nuit.<br />

– Qui est là ? demandai-je.<br />

– Bogislaw ! me répondit-on.<br />

Je reconnus la voix de mon ami, et j’allai<br />

ouvrir.<br />

Alors Bogislaw m’apparut en chemise, une<br />

bougie allumée à la main, pâle comme la mort,


tremblant de tous ses membres, incapable de<br />

prononcer un seul mot.<br />

– Au nom du ciel ! m’écriai-je, qu’y a-t-il,<br />

mon cher Bogislaw ?<br />

Je le conduisis à un fauteuil à moitié évanoui,<br />

et lui versai deux ou trois verres d’un vin<br />

généreux placé justement sur la table. Je pris sa<br />

main dans la mienne, lui tins les discours les plus<br />

consolants que je pusse trouver, sans savoir la<br />

cause de cette effroyable aventure.<br />

Bogislaw se remit peu à peu, soupira<br />

profondément, et commença d’une voix basse et<br />

sombre :<br />

– Non, non, j’en deviendrai fou ! que la mort<br />

que je désire vienne donc me saisir ! Mon cher<br />

Maurice, écoute mon horrible secret.<br />

Je t’ai déjà dit que je me trouvais à Naples il y<br />

a quelques années. Là je vis la fille d’un des<br />

principaux habitants, et j’en devins éperdument<br />

amoureux. Cette créature angélique se donna à<br />

moi, et avec l’agrément des parents nous<br />

résolûmes de contracter une union dont


j’attendais la félicité du ciel. Déjà le jour fixé<br />

pour le mariage était arrivé, lorsqu’un comte<br />

sicilien se présenta et demanda instamment la<br />

main de ma fiancée. J’eus une explication avec<br />

lui, il se permit de me railler. Nous nous battîmes,<br />

et je le traversai d’un coup d’épée. J’allai en<br />

grande hâte rejoindre ma fiancée. Je la trouvai<br />

tout en larmes ; elle me nomma l’infâme assassin<br />

de son amant, me repoussa avec toutes les<br />

apparences de la haine, poussa des cris de<br />

désespoir et lorsque je lui pris la main elle tomba<br />

évanouie comme si elle eût été piquée par un<br />

scorpion. Que l’on se figure ma consternation !<br />

Les parents ne comprenaient rien à ce<br />

changement d’affection de leur fille. Elle n’avait<br />

jamais dit un mot de la demande en mariage du<br />

comte. Le père me cacha dans son palais, et<br />

s’occupa avec le plus grand zèle de me faire<br />

évader de Naples sans être découvert. Sous le<br />

fouet des Furies, j’allai d’une seule traite jusqu’à<br />

Saint-Pétersbourg. Ce n’est pas l’infidélité de ma<br />

maîtresse, c’est un fatal secret qui trouble ma vie.<br />

Souvent, pendant le jour, mais plus souvent dans<br />

la nuit, j’entends quelquefois venir des lointains,


quelquefois partir près de moi un râle de<br />

mourant. C’est la voix du comte mort qui fait<br />

trembler mon cœur. Au milieu de la plus forte<br />

canonnade, au milieu du feu pétillant de la<br />

mousqueterie des bataillons, j’entends à mes<br />

oreilles cet affreux cri de douleur, et il allume<br />

dans mon âme toute la fureur, tout le désespoir de<br />

la folie. Cette nuit même...<br />

Bogislaw cessa un instant de parler, et comme<br />

lui je fus glacé d’effroi, car un cri prolongé et<br />

déchirant le cœur, et qui paraissait venir du<br />

corridor, se fit entendre. On aurait dit qu’un<br />

homme se soulevait péniblement du plancher en<br />

gémissant et s’avançait d’un pas lourd et<br />

incertain. Alors Bogislaw se leva tout à coup de<br />

son fauteuil, et, les yeux brillant d’un feu<br />

sauvage, il s’écria d’une voix de tonnerre :<br />

– Apparais, infâme ! qui que tu sois, je te<br />

défie, toi et tous les esprits de l’enfer qui<br />

t’obéissent !<br />

Alors il se fit un bruit terrible...<br />

Au même instant les deux battants de la porte<br />

du salon s’ouvrirent avec fracas.


Un homme habillé de noir de la tête aux pieds<br />

s’avança. Son visage était pâle et sérieux et son<br />

œil plein de fermeté. Avec la noble tournure du<br />

plus grand monde il fit quelques pas vers la<br />

colonelle, et employant des expressions choisies<br />

lui demanda pardon de se rendre si tard à son<br />

invitation. Une visite dont il n’avait pu se<br />

débarrasser, disait-il, l’avait retenu bien malgré<br />

lui. La colonelle, à peine capable de dominer<br />

l’effroi dont elle venait d’être saisie, bégaya<br />

quelques paroles inintelligibles qui semblaient<br />

signifier que l’étranger voulût bien prendre place.<br />

Celui-ci avança une chaise tout près de la<br />

colonelle et en face d’Angélique, s’assit et<br />

parcourut la société d’un regard. Personne ne<br />

paraissait en état de prononcer un seul mot.<br />

– J’ai de doubles excuses à faire, dit<br />

l’étranger, d’être venu si tard d’abord, et puis<br />

ensuite d’être entré si brusquement : pour ce<br />

second point je dirai que la faute n’en est pas à<br />

moi, mais bien aux domestiques placés dans<br />

l’antichambre qui ont poussé violemment les<br />

battants de la porte.


– Qui ai-je le plaisir de recevoir ? demanda la<br />

colonelle un peu remise de sa peur.<br />

L’étranger ne parut pas avoir entendu cette<br />

demande occupé qu’il était à écouter Marguerite,<br />

qui, entièrement changée dans sa manière d’être<br />

et toute riante, s’était avancée vers l’étranger et<br />

lui racontait en français que l’on prenait plaisir à<br />

conter des histoires de revenants, et qu’il s’était<br />

présenté au moment où dans le récit de l’écuyer<br />

en chef un mauvais esprit allait apparaître.<br />

La colonelle, sentant qu’il n’était pas<br />

convenable de demander le nom et les qualités<br />

d’une personne qui se présentait comme invitée,<br />

mais encore plus gênée par sa présence, ne<br />

renouvela pas sa question, et ne blâma pas<br />

Marguerite de sa conduite, qui blessait presque<br />

les convenances.<br />

L’étranger mit fin aux bavardages de<br />

Marguerite en se tournant vers la colonelle et le<br />

reste de la société, pour entamer une conversation<br />

sur une aventure insignifiante qui avait eu lieu<br />

dans le pays même. La colonelle répondit ;<br />

Dagobert essaya de se mêler à l’entretien, qui se


traîna péniblement à bâtons rompus. Pendant ce<br />

temps Marguerite fredonnait quelques couplets<br />

de chansons françaises, et figurait comme pour se<br />

les remettre en mémoire quelques passes d’une<br />

gavotte. Les autres pouvaient à peine se remuer.<br />

Chacun se sentait oppressé, la présence de cet<br />

étranger pesait comme un orage lourd, les mots<br />

expiraient sur les lèvres lorsqu’ils jetaient un<br />

regard sur la pâleur cadavéreuse de la figure de<br />

l’hôte inconnu. Et cependant celui-ci dans son ton<br />

et ses gestes n’avait rien de surnaturel, et même<br />

toutes ses manières annonçaient un homme<br />

d’expérience et de bonne compagnie. Son accent<br />

franchement étranger en parlant français et<br />

allemand prouvait évidemment qu’il n’était ni de<br />

l’une ni de l’autre de ces deux nations.<br />

La colonelle respira enfin plus librement<br />

lorsqu’elle entendit des cavaliers s’arrêter devant<br />

la maison, et que la voix du colonel se fit<br />

entendre.<br />

Presque aussitôt le colonel entra dans le salon.<br />

Dès qu’il eut aperçu l’étranger il s’avança<br />

rapidement vers lui en disant :


– Soyez le bienvenu dans ma maison, cher<br />

comte, soyez cordialement bienvenu ! Et puis se<br />

tournant vers la colonelle : Le comte S...i ! un<br />

cher et fidèle ami que je m’étais fait dans le fond<br />

du Nord et que j’ai retrouvé au Sud.<br />

– Que toute la faute retombe sur mon mari,<br />

reprit la colonelle en retrouvant son courage, si<br />

votre réception a eu quelque chose d’étrange et<br />

de peu digne d’un ami intime, mais il ne m’avait<br />

nullement prévenue de votre visite. Nous<br />

n’avions pendant toute la soirée raconté que<br />

d’horribles histoires de revenants et d’esprits<br />

mystérieux, et Maurice en était au récit d’une<br />

aventure épouvantable arrivée à lui et à un de ses<br />

amis, lorsqu’au moment où il disait : Un bruit<br />

terrible se fit entendre, les portes se sont ouvertes<br />

avec force et vous êtes entré.<br />

– Et l’on a pris le cher comte pour un spectre,<br />

interrompit le colonel avec un grand éclat de rire.<br />

En effet, il me semble que le visage d’Angélique<br />

a conservé quelques traces de frayeur, le grand<br />

écuyer ne me paraît pas encore tout à fait revenu<br />

de son effroi, et Dagobert lui-même a perdu sa


gaieté. Dites-moi, comte, n’est-ce pas un peu fort<br />

de vous prendre pour un affreux spectre ?<br />

– Peut-être, répondit le comte avec un étrange<br />

regard, en ai-je quelque peu l’aspect. On parle de<br />

beaucoup de personnes qui peuvent exercer sur<br />

les autres une puissance psychique, qui doit jeter<br />

sur leur être une sorte de mystère. Peut-être suisje<br />

capable de sorcelleries de ce genre.<br />

– Vous plaisantez, cher comte, interrompit la<br />

colonelle, mais il est vrai que maintenant chacun<br />

est en chasse de secrets surnaturels.<br />

– De sorte, reprit le comte, que l’on se<br />

tourmente pour des contes de nourrice et autres<br />

niaiseries merveilleuses. Il est bon de se garder<br />

d’une si étrange épidémie. Cependant j’ai<br />

interrompu monsieur le grand écuyer au moment<br />

le plus intéressant de son récit ; et je le prie de le<br />

continuer pour en apprendre le dénouement à ses<br />

auditeurs, qui désirent le savoir sans aucun doute.<br />

Le comte était non seulement mystérieux,<br />

mais surtout secrètement antipathique au grand<br />

écuyer. Celui-ci trouva dans ces paroles<br />

accompagnées d’un rire fatal quelque chose de


moqueur ; et il répondit les yeux enflammés et<br />

avec un accent bref qu’il craignait de troubler par<br />

ses contes de nourrice la gaieté que le comte avait<br />

apportée dans le cercle assombri, et qu’il préférait<br />

en rester là.<br />

Le comte parut n’accorder aucune attention<br />

aux paroles du grand écuyer. Jouant avec une<br />

tabatière d’or qu’il tenait à la main, il se tourna<br />

vers le colonel.<br />

– Cette dame éveillée, lui dit-il, n’est-elle pas<br />

Française ?<br />

Il désignait ainsi Marguerite, qui tout en<br />

fredonnant continuait ses essais de danse. Le<br />

colonel s’approcha d’elle et lui dit :<br />

– Ah çà ! êtes-vous folle ?<br />

Marguerite décontenancée vint s’asseoir à la<br />

table de thé, où elle resta tranquille et silencieuse.<br />

Le comte prit la parole, et parla d’une manière<br />

très séduisante de choses nouvellement arrivées.<br />

Dagobert pouvait à peine placer un mot. Maurice<br />

était debout, tout rouge, les yeux brillants,<br />

n’attendant que l’occasion de faire une attaque.


Angélique paraissait exclusivement occupée d’un<br />

ouvrage de femme, et ne levait pas les yeux. On<br />

paraissait en désaccord, et l’on se sépara de<br />

bonne heure.<br />

– Tu es un heureux mortel, dit Dagobert à<br />

Maurice aussitôt qu’ils se trouvèrent seuls.<br />

Angélique t’adore, je l’ai lu aujourd’hui dans ses<br />

yeux. Mais le diable ne reste jamais sans rien<br />

faire, et sème son ivraie empoisonné parmi les<br />

plus riches moissons. Marguerite est enflammée<br />

de la plus folle passion, elle t’aime avec la<br />

douleur furieuse qui peut déchirer un esprit<br />

ardent. Sa folle conduite de ce soir était le résultat<br />

d’une attaque irrésistible de la plus brûlante<br />

jalousie. Lorsque Angélique a laissé tomber son<br />

mouchoir, lorsque tu l’as ramassé, lorsque tu as<br />

baisé sa main, toutes les furies de l’enfer sont<br />

venues assaillir la pauvre fille. Et c’est ta faute :<br />

tu montres la galanterie la plus excessive pour<br />

cette charmante Française. Je sais que tu aimes<br />

Angélique, que toutes les attentions que tu<br />

prodigues à Marguerite ne sont adressées qu’à<br />

elle ; mais ces éclairs mal dirigés ont atteint et ont<br />

brûlé ! Maintenant le mal est fait, et je ne sais


plus en vérité comment la chose pourra finir sans<br />

un terrible tumulte et sans un affreux pêle-mêle.<br />

– Laissons là Marguerite, répondit le grand<br />

écuyer. Si Angélique m’aime, ce dont je doute<br />

encore beaucoup, alors je serai tranquille et<br />

heureux et ne m’occuperai en rien de toutes les<br />

Marguerites du monde et de leurs folies. Mais<br />

une autre crainte m’a traversé l’âme. Ce comte<br />

étranger, ce comte mystérieux qui s’est présenté<br />

comme un secret sombre, cet homme qui nous a<br />

tous troublés ne semble-t-il pas être venu se<br />

placer en ennemi devant nous ? Il me semble<br />

qu’il sort pour moi des plus lointaines<br />

profondeurs d’un souvenir, je pourrais presque<br />

dire d’un songe, qui me représente ce comte dans<br />

des circonstances effrayantes ! Il me semble que<br />

là où il entre un affreux malheur conjuré par lui<br />

doit s’élancer d’une nuit profonde comme un feu<br />

destructeur. As-tu vu comment son regard se<br />

reposait sur Angélique, et comme une fausse<br />

rougeur colorait alors ses joues pâles et s’effaçait<br />

aussitôt ? Le spectre a deviné mon amour, et c’est<br />

pour cela que les paroles qu’il m’adressait étaient<br />

si moqueuses ; mais il me trouvera devant lui


jusqu’à la mort.<br />

– Le comte, dit Dagobert, est un fantôme<br />

manqué qu’il faut regarder hardiment entre les<br />

deux yeux ; mais peut-être y a-t-il au fond<br />

beaucoup moins de choses que l’on n’en pourrait<br />

croire, et tout cet entourage mystérieux est dû à la<br />

singulière disposition où nous nous trouvions<br />

tous lorsque le comte est entré. Rencontrons dans<br />

la vie tous ces trouble-fête avec un esprit ferme et<br />

une foi inébranlable. Nul pouvoir sombre ne peut<br />

courber la tête qui se dresse puissante et avec un<br />

esprit joyeux.<br />

Il s’était passé du temps déjà. Le comte en<br />

allant de plus en plus fréquemment dans la<br />

maison de la colonelle avait su s’y rendre presque<br />

indispensable. On était d’accord sur ce point que<br />

la qualification de mauvais esprit pouvait aussi<br />

bien convenir à ceux qui l’avaient jugé mal tout<br />

d’abord.<br />

– Le comte, disait la colonelle, n’avait-il pas le<br />

droit avec nos visages pâles et notre étrange<br />

manière d’être de nous prendre pour des gens<br />

d’un autre monde ?


Le comte étalait dans sa conversation les<br />

richesses des connaissances les plus étendues ; et<br />

si, Italien de naissance, il avait un accent<br />

étranger, il n’en possédait pas moins<br />

complètement les tournures de la langue les plus<br />

familières. Ses récits entraînaient par leur chaleur<br />

irrésistible ; et Maurice et Dagobert, si<br />

défavorablement disposés qu’ils fussent contre<br />

lui, lorsqu’il parlait et laissait errer sur son pâle<br />

mais beau visage un agréable sourire, oubliaient<br />

toute prévention haineuse pour rester, comme<br />

Angélique, comme tous les autres, les yeux fixés<br />

sur ses lèvres.<br />

L’amitié du colonel pour le comte s’était<br />

déclarée d’une manière qui posait celui-ci comme<br />

un homme d’une noblesse excessive de<br />

sentiments. Le hasard les avait rassemblés dans<br />

un pays du Nord et, de la manière la plus<br />

désintéressée, le comte avait aidé le colonel à<br />

sortir d’un mauvais pas, qui aurait pu avoir les<br />

suites les plus tristes pour sa fortune, sa<br />

réputation et son honneur. Le colonel,<br />

comprenant toute l’obligation qu’il avait au<br />

comte, s’attacha à lui du plus profond de son


âme.<br />

– Le temps est venu, dit un jour le colonel à sa<br />

femme tandis qu’ils se trouvaient seuls, que je<br />

t’apprenne quel est le but sérieux du séjour du<br />

comte en ce pays. Tu sais que je m’étais lié assez<br />

intimement avec le comte à P..., où je me trouvais<br />

il y a quatre ans, pour que nous en vinssions à<br />

demeurer dans des chambres voisines l’une de<br />

l’autre. Il arriva un jour que le comte, venu pour<br />

me faire une visite matinale, remarqua sur mon<br />

secrétaire le portrait d’Angélique que j’avais pris<br />

avec moi. En le regardant avec attention, il se<br />

troubla d’une façon étrange. Sans pouvoir<br />

répondre un seul mot à mes questions, il tenait les<br />

yeux fixes et ne pouvait les détourner du portrait,<br />

enfin il s’écria dans le ravissement :<br />

– Je n’ai de ma vie vu une femme aussi belle !<br />

jamais je n’ai aussi bien compris ce que c’est que<br />

l’amour !<br />

Je le plaisantai sur l’effet étrange du portrait,<br />

je le nommai un nouveau Kalaf, en souhaitant<br />

que mon Angélique ne fût pas pour lui une<br />

Turandot. Enfin je lui donnai clairement à


comprendre que j’étais un peu surpris de cette<br />

manière romantique de s’amouracher pour un<br />

portrait, surtout chez un homme mûr, qui, sans<br />

être un vieillard, n’était pas non plus un jeune<br />

homme. Alors il me jura avec véhémence, avec<br />

tous les signes de cette passion insensée, qui est<br />

le propre de sa nation, qu’il aimait Angélique<br />

d’un amour sans bornes, et que si je ne voulais le<br />

précipiter dans un profond désespoir, il me fallait<br />

lui permettre de tâcher d’obtenir son amour et sa<br />

main. Voici pourquoi le comte est venu dans<br />

notre maison. Il croit être certain du<br />

consentement d’Angélique, et me l’a hier<br />

formellement demandée en mariage. Que pensestu<br />

de ceci ?<br />

La colonelle ne savait pas elle-même pourquoi<br />

les dernières paroles de son mari la faisaient<br />

trembler comme une peur subite.<br />

– Au nom du ciel ! dit-elle, notre Angélique au<br />

comte étranger !<br />

– Un étranger ! reprit le colonel le visage<br />

sombre, un étranger, lui, le comte, à qui je dois<br />

l’honneur, la liberté et peut-être la vie ! J’avoue


qu’il n’est plus jeune, et que, quant à l’âge du<br />

moins, il ne convient pas à notre fraîche<br />

colombe ; mais c’est un homme noble et riche,<br />

très riche.<br />

– Et sans consulter Angélique, interrompit la<br />

colonelle, qui n’a peut-être pas du tout pour lui<br />

cette inclination qu’il croit remarquer dans sa<br />

folie amoureuse ?<br />

– T’ai-je jamais donné à croire, dit le colonel<br />

en s’élançant de sa chaise et se plaçant, les yeux<br />

en feu, devant sa femme, que je sois un père<br />

tyrannique, capable de sacrifier ma fille bienaimée<br />

? Mais laissez là toutes vos sensibleries et<br />

vos tendresses. Il n’y a rien de surprenant qu’un<br />

couple qui se marie s’attache surtout à mille<br />

choses <strong>fantastiques</strong>. Angélique est tout oreilles<br />

quand le comte parle, elle le regarde avec une<br />

bienveillance excessive, elle rougit quand il porte<br />

à ses lèvres sa main, qu’elle laisse très volontiers<br />

dans les siennes. C’est ainsi que se traduit chez<br />

une jeune fille naïve l’inclination qui rend<br />

l’homme vraiment heureux. Il n’est pas besoin de<br />

ces amours romanesques, qui quelquefois


apparaissent d’une manière fatale dans les têtes.<br />

– Je crois, répondit la colonelle, que le cœur<br />

d’Angélique n’est plus aussi libre qu’elle-même<br />

pourrait le croire.<br />

– Comment ! s’écria le colonel courroucé.<br />

Et il allait s’emporter, lorsqu’au même<br />

moment la porte s’ouvrit et Angélique entra avec<br />

le charmant sourire de l’innocence la plus pure.<br />

Le colonel, laissant là toute colère, toute<br />

mauvaise humeur, s’avança vers elle, la baisa sur<br />

le front, prit sa main, la conduisit vers une chaise<br />

et vint s’asseoir auprès de la charmante et douce<br />

enfant. Il parla du comte, vanta sa tournure, son<br />

intelligence, ses sentiments, et demanda à<br />

Angélique s’il ne lui déplairait pas ? Angélique<br />

dit que le comte lui avait paru, dans le principe,<br />

étrange et mystérieux, mais qu’elle avait<br />

surmonté ce sentiment, et qu’elle le voyait<br />

maintenant avec grand plaisir.<br />

– Eh bien ! reprit le colonel tout joyeux, le ciel<br />

en soit béni ! cela vient à souhait pour mon<br />

bonheur ! Le comte S...i t’aime, ma chère enfant,


du plus profond de son cœur ; il demande ta<br />

main, tu ne le refuseras pas ?<br />

À peine le colonel achevait-il ces mots<br />

qu’Angélique tomba sans connaissance avec un<br />

profond soupir. La colonelle la prit dans ses bras<br />

en jetant un regard significatif à son mari, qui<br />

regardait, muet et l’œil fixe, la pauvre enfant<br />

couverte d’une pâleur extrême.<br />

Angélique se remit, un torrent de larmes<br />

s’échappa de ses yeux, et elle s’écria d’une voix<br />

déchirante :<br />

– Le comte, lui si effrayant ! non, jamais !<br />

Le colonel lui demanda mille fois de suite ce<br />

qu’elle trouvait de si effrayant dans le comte.<br />

Alors Angélique avoua à son père que l’amour du<br />

comte donnait une vie au terrible songe qui lui<br />

était survenu quatre ans auparavant, la nuit de<br />

l’anniversaire de sa quatorzième année, et dont<br />

elle avait conservé à son réveil un effroi si<br />

mortel, sans pouvoir s’en rappeler les images.<br />

– Il me semblait, disait Angélique, que je me<br />

promenais dans un beau jardin où se trouvaient


des plantes et des fleurs étrangères. Tout à coup<br />

je m’arrêtai devant un arbre merveilleux au<br />

feuillage sombre et large ; ses fleurs jetaient un<br />

parfum singulier, semblable à celui qu’exhale le<br />

sureau. Le bruit de ses branches était agréable et<br />

semblait m’inviter à venir sous son ombre.<br />

Entraînée par une force irrésistible, je tombai sur<br />

un banc de gazon qui s’y trouvait placé. Alors il<br />

semblait que des accents de plaintes étranges<br />

parcouraient les airs et touchaient comme le<br />

souffle du vent l’arbre, qui gémissait avec des<br />

soupirs d’angoisse. Je fus saisie d’un ineffable<br />

chagrin, une pitié profonde s’élevait dans mon<br />

âme, et j’en ignorais la cause. Tout à coup le<br />

rayon d’un brûlant éclair pénétra dans mon cœur<br />

et parut le déchirer. Le cri que je voulais pousser<br />

ne put s’échapper de ma poitrine, alors oppressée<br />

par une inexprimable tristesse, et devint un soupir<br />

étouffé. Mais le rayon qui avait percé mon cœur<br />

était le regard de deux yeux humains, qui du<br />

feuillage sombre me regardaient fixement. Dans<br />

un instant les yeux s’étaient approchés, et je<br />

voyais une main blanche qui décrivait des cercles<br />

autour de moi. Et les cercles devenaient de plus


en plus rétrécis et m’enlaçaient de fils de feu, et<br />

ils formaient à la fin une tresse épaisse qui<br />

m’empêchait de faire un seul mouvement.<br />

En même temps il me semblait que le regard<br />

terrible de ces yeux effrayants s’emparait de tout<br />

mon être et le maîtrisait. La pensée à laquelle il<br />

était encore suspendu comme à un fil mince était<br />

une mortelle angoisse qui me mettait au martyre.<br />

L’arbre abaissa profondément ses fleurs sur moi,<br />

et de ces fleurs partit la voix charmante d’un<br />

jeune homme qui disait :<br />

– Angélique ! je te sauverai ! je te sauverai !<br />

mais...<br />

Angélique fut interrompue ; on annonça le<br />

grand écuyer de R., qui désirait parler au colonel.<br />

Aussitôt qu’Angélique entendit le nom du grand<br />

écuyer, des larmes tombèrent en torrents de ses<br />

yeux ; et elle s’écria avec l’expression de la<br />

douleur la plus profonde, de cette voix qui part<br />

seulement d’une poitrine déchirée par les<br />

blessures les plus profondes de l’amour :<br />

– Maurice ! ah ! Maurice !


Le grand écuyer avait entendu ces mots en<br />

entrant, il vit Angélique en larmes et les bras<br />

étendus vers lui, comme hors de lui il jeta de sa<br />

tête sa casquette, qui tomba en retentissant sur le<br />

plancher, et se précipita aux pieds de la jeune<br />

fille, la saisit dans ses bras lorsque, écrasée de<br />

plaisir et de douleur, elle allait tomber sur le<br />

parquet, et la serra avec ardeur contre sa poitrine.<br />

Le colonel contemplait ce groupe, muet<br />

d’étonnement.<br />

– Je pressentais qu’ils s’aimaient, murmura<br />

doucement la colonelle, mais je n’en savais pas<br />

un mot.<br />

– Grand écuyer de R., s’écria le colonel<br />

furieux, qu’avez-vous dit à ma fille ?<br />

Maurice, revenant aussitôt à lui-même, posa<br />

doucement dans un fauteuil Angélique à moitié<br />

évanouie, ramassa sa casquette, s’avança la<br />

rougeur sur la figure, et assura au colonel qu’il<br />

aimait Angélique au delà de toute expression,<br />

mais que jusqu’à ce moment le plus petit mot qui<br />

eût l’apparence d’une déclaration de ses<br />

sentiments n’était jamais venu sur ses lèvres,


qu’il n’avait jamais espéré qu’Angélique le payât<br />

de retour. Ce moment, qu’il ne pouvait prévoir,<br />

lui avait ouvert toutes les félicités du ciel, et il<br />

espérait que le plus noble des hommes, le plus<br />

tendre des pères ne refuserait pas à son instante<br />

prière de bénir une union formée par le plus<br />

tendre, le plus pur amour.<br />

Le colonel jeta sur le grand écuyer et sur<br />

Angélique de sombres regards, puis il se mit à se<br />

promener dans la chambre, les bras croisés l’un<br />

sur l’autre, sans dire un seul mot, comme un<br />

homme qui lutte avant de prendre une résolution.<br />

Il s’arrêta devant sa femme, qui avait pris<br />

Angélique dans ses bras et essayait de la<br />

consoler.<br />

– Quel rapport, dit-il d’une voix sombre et<br />

pleine d’une colère contenue, ton songe ridicule<br />

a-t-il avec le comte ?<br />

Alors Angélique se jeta à ses pieds, baisa ses<br />

mains, les baigna de larmes, et lui dit d’une voix<br />

à moitié étouffée :<br />

– Ah ! mon père, mon père bien-aimé ! ces<br />

yeux terribles qui saisissaient mon âme, c’étaient


les yeux du comte, c’était sa main de fantôme qui<br />

m’enveloppait d’une trame de feu. Mais la voix<br />

consolatrice de jeune homme qui me parla du<br />

sein des fleurs odorantes de l’arbre merveilleux<br />

c’était Maurice, mon Maurice !<br />

– Ton Maurice ! reprit le colonel en se<br />

détournant par un mouvement si brusque,<br />

qu’Angélique en fut presque renversée. Puis il dit<br />

d’une voix sourde en se parlant à lui-même : –<br />

Ainsi la sage détermination d’un père, la<br />

demande d’un homme plein de noblesse seraient<br />

sacrifiées à des élucubrations d’enfant et à un<br />

amour clandestin !<br />

Il recommença comme auparavant à se<br />

promener silencieusement dans la chambre, puis<br />

s’adressant à Maurice :<br />

– Monsieur le grand écuyer de R., dit-il, vous<br />

savez que j’ai pour vous une haute estime, je<br />

n’aurais jamais désiré pour gendre un homme qui<br />

me fût plus agréable, mais j’ai donné ma parole<br />

au comte de S...i, auquel j’ai des obligations aussi<br />

grandes qu’un homme peut en avoir à un autre.<br />

Mais ne croyez pas que je veuille jouer le rôle


d’un père tyrannique ; je vais aller trouver le<br />

comte, je lui raconterai tout. Votre amour me<br />

vaudra un combat sanglant, peut-être me coûterat-il<br />

la vie, mais qu’il en soit ainsi, je l’offre<br />

volontiers : attendez ici mon retour.<br />

Le grand écuyer l’assura avec enthousiasme<br />

qu’il courrait lui-même plutôt cent fois à la mort<br />

que de souffrir que le colonel s’exposât en quoi<br />

que ce fût. Sans lui répondre, le colonel se<br />

précipita au dehors.<br />

À peine avait-il quitté la chambre, que les<br />

amants, au comble du ravissement, tombèrent<br />

dans le bras l’un de l’autre et se jurèrent une<br />

inébranlable fidélité. Alors Angélique assura<br />

qu’au moment où le colonel lui avait appris la<br />

demande en mariage du comte, elle avait pour la<br />

première fois senti au fond du cœur combien elle<br />

aimait son Maurice, et qu’elle mourrait plutôt que<br />

de donner sa main à un autre. Il lui avait semblé<br />

alors que Maurice l’aimait aussi depuis<br />

longtemps.<br />

Puis ils se rappelèrent ensemble des moments<br />

où leur amour mutuel s’était trahi, et, oubliant


toute la colère, toute la résistance du colonel, ils<br />

se mirent à pousser des exclamations de joie<br />

comme des enfants. La colonelle, qui avait depuis<br />

longtemps découvert le germe de cet amour,<br />

appuyait de tout son cœur le choix de sa fille, et<br />

elle leur jura de faire de son côté tout ce qui<br />

dépendrait d’elle pour détourner le colonel d’une<br />

union qui l’effrayait sans qu’elle sût pourquoi.<br />

Une heure s’était à peu près écoulée, lorsque<br />

la porte s’ouvrit. Au grand étonnement de tous, le<br />

comte S...i entra ; le colonel le suivait les yeux<br />

enflammés. Le comte s’approcha d’Angélique,<br />

saisit sa main et la fixa avec un sourire amer et<br />

douloureux. Angélique frissonna, et murmura<br />

d’une voix à peine distincte et près de<br />

s’évanouir :<br />

– Ah ! ces yeux !<br />

– Vous pâlissez, mademoiselle, lui dit le<br />

comte, comme autrefois lorsque, pour la première<br />

fois, j’entrai dans votre salle de réunion. Suis-je<br />

donc véritablement un spectre épouvantable ?<br />

Non, Angélique, n’ayez pas peur, ne craignez<br />

rien d’un malheureux qui vous aimait avec tout le


feu, toute l’ardeur d’un jeune homme. Ignorant<br />

que vous eussiez donné votre cœur, il était assez<br />

fou pour prétendre à votre main. Non ! même la<br />

parole de votre père ne me semble pas un droit à<br />

une félicité que vous seule pouvez accorder.<br />

Vous êtes libre, mademoiselle ! Ma vue ne vous<br />

rappellera même pas les moments d’ennui que je<br />

vous ai causés, demain peut-être je retournerai<br />

dans mon pays.<br />

– Maurice ! mon Maurice ! s’écria Angélique<br />

au comble de la joie, et elle se précipita dans les<br />

bras de son bien-aimé.<br />

Le comte tressaillit de tous ses membres, ses<br />

yeux s’enflammèrent d’un feu inusité, ses lèvres<br />

tremblèrent, il laissa échapper un son inarticulé.<br />

Mais se tournant tout à coup vers la colonelle,<br />

pour lui faire une demande insignifiante, il<br />

parvint à dominer la fougue de ses sentiments,<br />

tandis que le colonel répétait à chaque instant :<br />

– Quelle grandeur d’âme ! quelle noblesse !<br />

qui peut ressembler à cet homme d’élite ! soyez<br />

mon ami pour la vie.<br />

Et puis il pressa le grand écuyer, Angélique et


la colonelle sur son cœur, tout en assurant, le rire<br />

sur les lèvres, qu’il ne voulait rien savoir de plus<br />

sur le méchant complot qui avait été tramé contre<br />

lui ; puis il exprima l’espoir qu’Angélique<br />

n’aurait plus rien à redouter à l’avenir des yeux<br />

de fantôme.<br />

Il était plus de midi, le colonel invita le grand<br />

écuyer et le comte à déjeuner avec lui. On envoya<br />

chercher Dagobert, qui vint bientôt au milieu<br />

d’eux tout rayonnant de gaieté.<br />

Lorsque l’on voulut s’asseoir, Marguerite ne<br />

se trouva pas là. On apprit qu’elle s’était<br />

enfermée dans sa chambre, et avait déclaré<br />

qu’elle se sentait malade et hors d’état de se<br />

joindre à la société.<br />

– Je ne sais, dit la colonelle, ce que Marguerite<br />

a depuis quelque temps, elle est pleine de<br />

caprices fantasques, elle pleure ou rit pour la<br />

moindre chose, sa manière d’être étrange va<br />

jusqu’à la rendre insupportable.<br />

– Ton bonheur, dit tout bas Dagobert au grand<br />

écuyer, est la mort de Marguerite.


– Visionnaire, lui répondit son ami sur le<br />

même ton, ne trouble pas mon bonheur !<br />

Jamais le colonel n’avait été si joyeux, jamais<br />

la colonelle, toujours occupée de l’avenir de sa<br />

fille et le voyant assuré, ne s’était senti plus de<br />

joie au cœur, ajoutez à cela que Dagobert était<br />

d’un entrain étourdissant et que le comte,<br />

oubliant la douleur de sa fraîche blessure, laissait<br />

briller toute la puissance et la souplesse de son<br />

esprit, et l’on comprendra que tout concourait à<br />

tresser autour de l’heureux couple comme une<br />

couronne admirable et parfumée.<br />

Le crépuscule était arrivé, le vin le plus<br />

généreux perlait dans les verres, on buvait avec<br />

des cris de joie à la santé, au bonheur des fiancés.<br />

Alors s’ouvrit la porte de l’antichambre, et<br />

Marguerite s’avança en chancelant, couverte de<br />

sa robe blanche de nuit, les cheveux épars, pâle et<br />

défaite comme une morte.<br />

– Marguerite ! que signifie ceci ? demanda le<br />

colonel.<br />

Mais, sans faire attention à lui, Marguerite<br />

s’avança lentement vers le grand écuyer, posa sa


main froide sur sa poitrine, déposa un léger baiser<br />

sur son front et murmura d’une voix éteinte :<br />

– Le baiser de la mourante portera bonheur au<br />

joyeux fiancé !<br />

Et elle tomba sur le plancher.<br />

– Voici un malheur qui se présente, dit<br />

Dagobert bas au comte, la jeune folle est éprise<br />

du grand écuyer.<br />

– Je le sais, répondit le comte, elle a<br />

probablement poussé la folie jusqu’à prendre du<br />

poison.<br />

– Au nom du ciel ! dit Dagobert glacé d’effroi,<br />

et il s’élança vers le fauteuil où on avait déposé la<br />

malheureuse fille.<br />

Angélique et la colonelle étaient occupés<br />

d’elle, la délaçant et lui frottant le front avec des<br />

eaux spiritueuses.<br />

Lorsque Dagobert s’approcha, elle ouvrit les<br />

yeux.<br />

La colonelle disait :<br />

– Calme-toi, mon enfant, tu es malade, cela se


emettra, cela va passer.<br />

Marguerite répondit d’une voix étouffée :<br />

– Cela se passera bientôt... le poison...<br />

Angélique et la colonelle se mirent à pousser<br />

des cris.<br />

– Mille démons ! l’enragée ! s’écria le<br />

colonel ; qu’on coure chercher un médecin !<br />

vite ! le premier venu sera le meilleur ! Amenez<br />

de suite celui qui pourra venir !<br />

Les domestiques, Dagobert lui-même se<br />

précipitaient.<br />

– Halte ! s’écria le comte, qui était resté calme<br />

jusqu’alors et avait vidé à son aise son verre plein<br />

de syracuse, son vin favori, halte ! si Marguerite<br />

a pris du poison, un médecin est inutile, car je<br />

suis le meilleur médecin en pareil cas. Permettezmoi<br />

de l’examiner.<br />

Il s’approcha de Marguerite, qui était évanouie<br />

et agitée de temps à autre par quelques<br />

mouvements nerveux. Il se pencha sur elle, et on<br />

le vit tirer de sa poche un petit étui et en prendre<br />

entre les doigts un objet dont il frotta légèrement


la nuque et le creux de l’estomac de Marguerite.<br />

– Elle a pris de l’opium, dit-il à la société en<br />

s’écartant un peu d’elle, cependant on peut la<br />

sauver en employant des moyens que j’ai en ma<br />

possession. Portez-la dans sa chambre.<br />

Lorsqu’elle y eut été transportée, le comte<br />

resta seul avec elle.<br />

La femme de chambre de la colonelle avait<br />

trouvé un flacon dans la chambre de Marguerite ;<br />

on avait ordonné peu de temps auparavant<br />

quelques gouttes d’opium à la colonelle :<br />

Marguerite avait tout bu.<br />

– Le comte, dit Dagobert avec un peu d’ironie,<br />

est réellement un homme étonnant ; il a tout<br />

deviné. Rien qu’en regardant Marguerite, il a su<br />

tout d’abord qu’elle avait pris du poison, et puis il<br />

en a reconnu le genre et la couleur.<br />

Une demi-heure après le comte entra dans le<br />

salon, et assura que tout danger de mort était<br />

passé pour Marguerite. Jetant un regard de côté<br />

vers Maurice, il ajouta qu’il espérait arracher de<br />

son cœur la cause de tout ce mal. Il fallait, au


este, disait-il, qu’une femme de chambre veillât<br />

auprès de Marguerite ; lui-même se proposait de<br />

passer la nuit dans une chambre voisine, afin<br />

d’être tout prêt à lui porter secours dans le cas<br />

d’une nouvelle attaque. Il désirait toutefois se<br />

donner des forces dans l’exercice de ses soins<br />

médicaux avec quelques nouveaux verres de<br />

l’excellent vin. Et il se remit à table avec les<br />

hommes. Angélique et la colonelle s’éloignèrent<br />

encore tout émues de ce qui venait d’arriver.<br />

Le colonel s’emporta contre la maudite<br />

attaque de folie de Marguerite, c’est ainsi qu’il<br />

nommait sa tentative de suicide. Maurice et<br />

Dagobert se sentaient étrangement troublés. Le<br />

comte n’en fit pas moins éclater une gaieté<br />

d’autant plus grande, et qui avait en elle-même<br />

quelque chose de cruel.<br />

– Ce comte, dit Dagobert à son ami lorsqu’ils<br />

s’en retournaient à leur demeure, me semble bien<br />

singulier, on dirait qu’il y a en lui quelque<br />

mystère.<br />

– Ah ! répondit Maurice, il pèse cent livres sur<br />

mon cœur. Le sombre pressentiment d’un


malheur quelconque qui menace mon amour me<br />

remplit tout entier.<br />

Cette nuit même le colonel fut réveillé par un<br />

courrier venu de la résidence. Le matin suivant il<br />

entra chez sa femme le visage couvert de pâleur.<br />

– Nous allons, lui dit-il avec une tranquillité<br />

feinte, être de nouveau séparés, ma chère enfant.<br />

La guerre vient de recommencer. J’ai reçu un<br />

ordre avant l’aube ; il me faut partir avec mon<br />

régiment le plus tôt possible, peut-être même<br />

cette nuit.<br />

La colonelle très effrayée se mit à fondre en<br />

larmes.<br />

– Cette guerre finira bientôt glorieusement,<br />

j’en suis sûr, comme la première, dit le colonel en<br />

la consolant ; je ne pressens rien qui puisse<br />

inquiéter. Tu peux cependant, ajouta-t-il, jusqu’à<br />

la paix aller résider dans nos terres avec<br />

Angélique. Je vous donnerai un compagnon qui<br />

vous fera oublier votre solitude. Le comte de S...i<br />

part avec vous.<br />

– Comment ! s’écria la colonelle, y penses-tu ?


Au nom du ciel ! le comte venir avec nous ? le<br />

prétendu refusé ? le rancuneux Italien qui sait<br />

cacher au fond de son cœur son désir de<br />

vengeance pour le laisser courir comme un<br />

torrent au premier moment favorable ? Ce comte,<br />

dont toute la manière d’être me déplait, qui<br />

depuis hier même m’est devenu encore plus<br />

antipathique, je ne sais pourquoi !<br />

– En vérité ! s’écria le colonel en<br />

l’interrompant, c’est à n’y pas tenir avec<br />

l’imagination et les folles idées des femmes !<br />

Vous ne comprenez pas la grandeur d’âme d’un<br />

homme au caractère ferme. Le comte a passé la<br />

nuit tout entière, comme il l’avait proposé, dans<br />

la chambre voisine de celle de Marguerite. Ce fut<br />

à lui que j’annonçai la premier la nouvelle de la<br />

campagne qui va s’ouvrir. Il lui est presque<br />

impossible de retourner dans son pays. Il en était<br />

consterné. Je lui offris de demeurer dans mes<br />

propriétés. Après quelques hésitations, il y<br />

consentit et me donna sa parole d’honneur de tout<br />

faire pour vous protéger et chercher à vous rendre<br />

plus supportable le temps de la séparation par<br />

tous les moyens en son pouvoir. Tu sais tout ce


que je dois au comte, mes biens sont pour lui un<br />

lieu d’asile, puis-je le lui refuser ?<br />

La colonelle n’osait, ne pouvait rien répondre.<br />

Le colonel tint parole. La nuit suivante on<br />

sonna le départ, et les amants éprouvèrent toutes<br />

les douleurs infinies de la séparation.<br />

Quelques jours plus tard, lorsque Marguerite<br />

fut rétablie, la colonelle partit avec elle et<br />

Angélique. Le comte suivait avec les gens.<br />

Le comte, dans les premiers temps, pour ne<br />

pas renouveler leurs chagrins, se tint discrètement<br />

à l’écart. À l’exception des moments où elles<br />

demandaient expressément à le voir, il restait<br />

enfermé dans sa chambre ou faisait des<br />

promenades solitaires.<br />

La campane parut d’abord favorable à<br />

l’ennemi. Bientôt après de glorieuses victoires<br />

furent remportées. Le comte était alors toujours le<br />

premier à apporter les nouvelles de triomphes et<br />

surtout les détails les plus circonstanciés sur le<br />

régiment que commandait le colonel. Le colonel<br />

et le grand écuyer n’avaient reçu dans les


combats les plus meurtriers ni balles ni coups de<br />

sabre. Cela était constaté par des lettres<br />

authentiques venues du quartier général.<br />

Ainsi le comte apparaissait toujours à ces<br />

dames comme un messager céleste de bonheur et<br />

de victoire. Aussi sa manière d’être respirait pour<br />

Angélique le plus profond et le plus pur intérêt,<br />

semblable à celui que montre le père le plus<br />

tendre et le plus jaloux du bonheur de son enfant.<br />

La colonelle et Angélique étaient forcées de<br />

s’avouer que le colonel avait bien placé son<br />

affection et que tout jugement défavorable contre<br />

lui eût été le fruit de la prévention la plus<br />

ridicule. Marguerite elle-même, paraissant tout à<br />

fait guérie de sa folle passion, était de nouveau la<br />

Française vive et babillarde.<br />

Une lettre du colonel à sa femme, qui en<br />

renfermait une autre du grand écuyer à<br />

Angélique, dissipa jusqu’au moindre reste<br />

d’inquiétude. La capitale de l’ennemi avait été<br />

prise et une trêve avait été conclue.<br />

Angélique nageait dans le bonheur et la joie, et<br />

c’était toujours le comte qui parlait avec la


chaleur la plus entraînante des hauts faits du<br />

brave Maurice et du bonheur qui attendait son<br />

heureuse fiancée. En ces occasions, il saisissait la<br />

main d’Angélique, la serrait contre son cœur et<br />

lui demandait s’il lui était encore odieux comme<br />

autrefois.<br />

Angélique, toute confuse, lui jurait, les yeux<br />

pleins de larmes, qu’elle n’avait jamais eu de<br />

haine pour personne, mais qu’elle avait aimé<br />

Maurice avec trop d’ardeur pour ne pas s’effrayer<br />

d’une rivalité. Alors le comte lui disait d’une<br />

voix sérieuse et solennelle :<br />

– Ne voyez en moi, Angélique, qu’un fidèle<br />

ami de votre père.<br />

Et il déposait un léger baiser sur son front,<br />

qu’elle ne refusait pas, comme une candide jeune<br />

fille qu’elle était, car il lui semblait que ce baiser<br />

lui était donné par son père, qui avait l’habitude<br />

de l’embrasser ainsi.<br />

On pouvait presque espérer que le colonel<br />

reviendrait bientôt dans sa patrie, lorsqu’il arriva<br />

une lettre qui contenait le récit d’un épouvantable<br />

événement.


Le grand écuyer, en traversant un village,<br />

accompagné seulement de quelques domestiques,<br />

avait été attaqué par des paysans armés ; il était<br />

tombé atteint d’un coup de feu et avait été<br />

emporté plus loin par un brave cavalier qui s’était<br />

fait jour à travers l’ennemi. Alors toute la joie qui<br />

animait la maison fit tout à coup place à l’effroi,<br />

au chagrin et au désespoir.<br />

Toute la maison du colonel était dans une<br />

bruyante agitation. Les domestiques, couvert de<br />

leur riche livrée de gala, couraient dans les<br />

escaliers, les voitures retentissaient sur le pavé de<br />

la cour apportant les invités, que venait recevoir<br />

solennellement le colonel portant sur la poitrine<br />

les décorations nouvelles qu’il avait méritées<br />

dans la dernière guerre.<br />

Au haut, dans une chambre solitaire,<br />

Angélique était assise dans une parure de fiancée,<br />

dans tout l’éclat de sa beauté, toute la fraîcheur<br />

de sa fleur de jeunesse.<br />

La colonelle était auprès d’elle.


– Tu as, ma chère enfant, lui disait-elle, choisi<br />

en toute liberté le comte S...i pour ton époux.<br />

Autant ton père paraissait autrefois désireux de<br />

cette union, autant depuis la mort du malheureux<br />

Maurice il paraissait peu s’en soucier. On dirait<br />

même qu’il partage aujourd’hui le sentiment<br />

douloureux que j’éprouve sans pouvoir te le<br />

cacher. Il me semble incompréhensible que tu<br />

aies si promptement oublié Maurice. L’heure<br />

décisive approche, tu vas donner ta main au<br />

comte, consulte ton cœur, il en est encore temps :<br />

que jamais le souvenir de celui dont tu as perdu la<br />

mémoire ne vienne comme un ombre épaisse<br />

obscurcir le bonheur de ta vie !<br />

– Jamais, s’écria Angélique tandis que des<br />

pleurs brillaient en perles sur ses paupières, je<br />

n’oublierai Maurice ! Jamais je n’aimerai comme<br />

je l’ai aimé. Le sentiment que j’éprouve pour le<br />

comte est tout différent. Je ne sais comment il<br />

s’est emparé de mon affection. Je ne l’aime pas,<br />

je ne peux pas l’aimer comme j’aimais Maurice ;<br />

mais il me semble que sans lui il me serait<br />

impossible de vivre, de penser, de sentir. Une<br />

voix fantastique me répète sans cesse qu’il faut


qu’il soit mon époux, qu’autrement l’existence<br />

pour moi est insupportable. J’obéis à cette voix<br />

que je crois être le langage mystérieux de la<br />

Providence.<br />

La femme de chambre entra avec la nouvelle<br />

que Marguerite, qui avait disparu depuis le matin,<br />

n’avait pas encore été retrouvée, mais que le<br />

jardinier venait d’apporter un billet d’elle et que<br />

cette demoiselle lui avait donné avec l’injonction<br />

de le porter au château lorsqu’il aurait terminé<br />

son ouvrage et porté ses dernières fleurs.<br />

La colonelle ouvrit la lettre et lut :<br />

« Vous ne me reverrez plus, un sort terrible<br />

me chasse de votre maison ; je vous en supplie,<br />

vous qui avez été autrefois pour moi une tendre<br />

mère, ne me faites pas poursuivre, ne me faites<br />

pas revenir de force. Une seconde tentative de<br />

suicide réussirait mieux que la première.<br />

Qu’Angélique savoure à longs traits un bonheur<br />

qui me déchire le cœur ! Adieu pour toujours !<br />

oubliez la malheureuse Marguerite ! »<br />

– Que signifie ceci ? s’écria violemment la<br />

colonelle. Cette folle s’est-elle mis en tête de


troubler toutes nos joies ? Se trouve-t-elle<br />

toujours là en travers lorsqu’il est question pour<br />

toi de prendre un époux ? Qu’elle parte, l’ingrate<br />

que j’ai traitée comme ma fille ! Qu’elle parte ! je<br />

m’inquiéterai bien peu d’elle.<br />

Angélique se mit à pleurer amèrement la perte<br />

de sa sœur, et la colonelle la pria instamment au<br />

nom du ciel de ne pas accorder une seule de ces<br />

heures importantes à des regrets pour une<br />

insensée.<br />

La société était réunie dans le salon pour se<br />

rendre à la petite chapelle, où un prêtre<br />

catholique devait unir les mariés. L’heure<br />

destinée venait de sonner. Le colonel amena la<br />

fiancée au salon ; chacun admirait sa beauté, que<br />

rehaussait encore la simple élégance de sa<br />

toilette. On attendait le comte. Un quart d’heure<br />

succédait à un autre, il n’arrivait pas. Le colonel<br />

alla dans sa chambre. Il y trouva le domestique,<br />

qui lui annonça que le comte, après s’être<br />

entièrement habillé, s’était trouvé indisposé<br />

subitement, et était allé faire une promenade dans<br />

le parc pour se remettre au grand air, et qu’il lui


avait défendu de le suivre. Il ne savait pas luimême<br />

pourquoi cette manière d’agir du comte lui<br />

avait fait une impression profonde, ni pourquoi<br />

l’idée lui était venue qu’un malheur lui devait<br />

être arrivé.<br />

Le colonel fit dire que le comte allait bientôt<br />

venir, et fit avertir en secret un célèbre médecin<br />

qui se trouvait dans la société de vouloir bien se<br />

rendre auprès de lui. Avec lui et le domestique il<br />

se mit à parcourir le parc pour retrouver son futur<br />

gendre. En quittant la grande allée ils se<br />

dirigèrent vers une place entourée d’un bois<br />

épais, qui, le colonel se le rappelait, était l’endroit<br />

que le comte aimait le plus. Là, ils l’aperçurent<br />

assis sur un banc de gazon, habillé de noir, ses<br />

décorations sur la poitrine et les mains jointes. Il<br />

était appuyé contre le tronc d’un sureau en fleur,<br />

les yeux fixes et sans mouvement. Ils<br />

tressaillirent d’effroi, car les yeux du comte<br />

paraissaient éteints.<br />

– Comte S...i, que vous est-il arrivé ? demanda<br />

le colonel.<br />

Pas de réponse ! nul mouvement ! la


espiration était arrêtée !<br />

Le médecin s’élança, lui ôta son habit, sa<br />

cravate, lui frotta le front ; puis il se tourna vers<br />

le colonel en disant :<br />

– Tout secours est inutile, il est mort ! Une<br />

crise nerveuse vient de l’enlever à l’instant<br />

même.<br />

Le domestique se mit à jeter les hauts cris. Le<br />

colonel, dominant son effroi par un violent effort,<br />

lui ordonna de se taire.<br />

– Nous tuerons Angélique, dit-il, si nous ne<br />

sommes pas prudents !<br />

Il saisit le cadavre du comte, le porta par une<br />

allée déserte dans un pavillon éloigné dont il<br />

avait la clef sur lui, le laissa là sous la<br />

surveillance du domestique, et rentra au château<br />

avec le médecin.<br />

Incertain de la conduite qu’il lui fallait tenir, il<br />

ne savait s’il fallait cacher à Angélique<br />

l’effroyable catastrophe ou bien lui dire tout avec<br />

la plus grande tranquillité possible.<br />

Lorsque le colonel entra dans le salon, il


trouva tout dans un trouble extrême. Au milieu<br />

d’une conversation enjouée, Angélique avait tout<br />

à coup fermé les yeux et était tombée dans un<br />

évanouissement profond. Elle était couchée sur<br />

un sofa dans une chambre voisine. Elle n’était ni<br />

pâle ni défaite, au contraire les roses de ces joues<br />

étalent plus fraîches que jamais ; une grâce<br />

ineffable, un éclat céleste avaient illuminé son<br />

visage. Elle paraissait pénétrée de joie.<br />

Le médecin, après l’avoir longtemps examinée<br />

avec une scrupuleuse attention, assura qu’il n’y<br />

avait rien à craindre et qu’elle se trouvait, par un<br />

phénomène difficile à comprendre, plongée dans<br />

un état magnétique.<br />

– Je ne voudrais pas essayer de l’en tirer,<br />

ajouta-t-il, mais elle va bientôt s’éveiller d’ellemême.<br />

Pendant ce temps un chuchotement parcourait<br />

la société des hôtes. La mort du comte semblait<br />

avoir été mystérieusement apprise. Tout le monde<br />

se retira peu à peu tristement et en silence, et on<br />

entendit les voitures s’éloigner.<br />

La colonelle, penchée sur sa fille, guettait


jusqu’à son moindre souffle. Celle-ci paraissait<br />

balbutier à voix basse des mots que personne ne<br />

pouvait comprendre. Le médecin ne voulut point<br />

qu’on la déshabillât, ni même qu’on lui ôtât ses<br />

gants. Le moindre attouchement, disait-il, peut lui<br />

être fatal.<br />

Tout à coup Angélique ouvrit les yeux et<br />

s’élança avec un cri déchirant :<br />

– Il est là ! il est là ! disait-elle, et du sofa elle<br />

se précipita en furieuse au dehors, à travers<br />

l’antichambre, et descendit les marches de<br />

l’escalier.<br />

– Elle est folle ! s’écria la colonelle effrayée ;<br />

ô Dieu du ciel, elle est folle !<br />

– Non, non ! reprit le médecin, ce n’est point<br />

de la folie, mais il peut arriver quelque chose<br />

d’inouï, et il se précipita derrière elle.<br />

Il aperçut Angélique s’élançant, rapide comme<br />

la flèche, sur la grande route, à travers la porte du<br />

château, les bras levés ; son riche vêtement de<br />

dentelles flottait dans les airs, et ses cheveux<br />

déroulés flottaient au gré de la brise. Un cavalier


s’élança à sa rencontre ; il se jeta à bas de son<br />

cheval, lorsqu’il fut près d’elle, et l’entoura de<br />

ses bras.<br />

Deux autres cavaliers qui l’accompagnaient<br />

firent halte et mirent pied à terre.<br />

Le colonel, qui avait suivi le médecin en toute<br />

hâte, s’arrêta sans pouvoir parler devant le<br />

groupe. Il se frottait le front comme s’il<br />

s’efforçait de retenir ses pensées. C’était<br />

Maurice, qui tenait Angélique serrée sur sa<br />

poitrine ; près de lui étaient Dagobert et un beau<br />

jeune homme en riche uniforme de général russe.<br />

– Non ! s’écriait sans cesse Angélique en<br />

tenant embrassé son bien-aimé, jamais je ne te<br />

fus infidèle, Maurice ! mon cher, mon tendre<br />

amant !<br />

Et Maurice lui disait :<br />

– Oui, je le sais, va ! oui, je le sais ! ma belle<br />

image des anges ! il t’a dominée par des artifices<br />

de démon. Et il emportait plutôt qu’il ne<br />

conduisait Angélique au château, pendant que les<br />

autres suivaient en silence.


À la porte du château seulement le colonel<br />

poussa un profond soupir comme s’il recouvrait<br />

seulement ses pensées, et s’écria en promenant<br />

autour de lui des regards interrogateurs :<br />

– Quelle apparition ! quel prodige !<br />

– Tout s’éclaircira, dit Dagobert ; et il présenta<br />

au colonel l’étranger comme le général russe<br />

Bogislaw Desen, l’ami intime du grand écuyer.<br />

Lorsqu’ils furent arrivés dans les appartements<br />

du château, Maurice, sans remarquer l’effroi du<br />

colonel, demanda avec un regard sauvage :<br />

– Où est le comte de S...i ?<br />

– Parmi les morts, reprit sourdement le<br />

colonel ; il y a une heure, il a succombé à une<br />

crise nerveuse.<br />

Angélique frissonna.<br />

– Oui, dit-elle, je le sais ; dans le moment de<br />

sa mort il me sembla que quelque chose se brisait<br />

en moi en retentissant comme du cristal, je<br />

tombai dans un état étrange ; j’ai sans doute rêvé<br />

pendant tout le temps que dura ce sommeil, car,<br />

autant que je me le rappelle, les yeux terribles


n’avaient plus de pouvoir sur moi, la trame de feu<br />

se déchirait, je me sentais libre, j’éprouvais le<br />

calme des cieux, je vis Maurice, mon Maurice ! Il<br />

venait, je me précipitais vers lui ! Et elle se serra<br />

contre son bien-aimé comme si elle avait peur de<br />

le perdre encore.<br />

– Dieu soit loué ! dit la colonelle le regard fixé<br />

vers le ciel, ce poids qui m’écrasait le cœur est<br />

donc enlevé, me voici délivré de l’angoisse qui<br />

m’oppressait au moment où Angélique allait<br />

donner sa main au comte.<br />

Le général Desen demanda à voir le cadavre<br />

du comte ; on le conduisit devant lui. Lorsqu’on<br />

écarta la couverture qui le couvrait, le général en<br />

examinant le visage contracté par la mort s’écria :<br />

– C’est bien lui, c’est lui, par le Dieu du ciel !<br />

Angélique s’était endormie dans les bras du<br />

grand écuyer. On la porta dans sa chambre. Le<br />

médecin prétendit que rien ne pouvait être plus<br />

salutaire que ce sommeil pour calmer toutes les<br />

forces de l’esprit surexcitées. Elle échappa ainsi à<br />

la maladie qui la menaçait.


Aucun des invités n’était resté au château.<br />

– Il est temps, s’écria le colonel, de délier tous<br />

les nœuds de ces mystères. Dis-moi, Maurice,<br />

quel ange du ciel t’a rappelé à la vie ?<br />

– Vous savez, commença Maurice, de quelle<br />

manière infâme je fus attaqué, lorsque déjà<br />

l’armistice était conclu. Atteint d’un coup de feu,<br />

je tombai de mon cheval, privé de connaissance.<br />

Je ne sais combien de temps je restai dans cet<br />

état. En reprenant mes sens je sentis le<br />

mouvement d’une voiture. Il était nuit noire,<br />

plusieurs voix chuchotaient bas autour de moi.<br />

On parlait français, ainsi j’étais blessé, au<br />

pouvoir des ennemis. Cette pensée me glaça<br />

d’effroi, et je sentis une seconde fois mes sens<br />

défaillir. À cet évanouissement succéda un état<br />

qui m’a seulement laissé le souvenir de quelques<br />

moments d’un violent mal de tête. Un jour je<br />

m’éveillai tout à fait maître de mes pensées. Je<br />

me trouvai dans un bon lit, presque magnifique,<br />

orné de rideaux de soie, de cordons et de franges.<br />

La chambre très vaste et très haute était garnie de<br />

tapis de soie et de tables et de chaises lourdement


dorés à l’ancienne mode française. Un étranger<br />

courbé sur moi examinait mon visage et s’élança<br />

alors vers le cordon d’une sonnette, qu’il tira<br />

avec force. Quelques minutes après deux<br />

hommes entrèrent : le plus âgé portait un habit<br />

brodé à l’ancienne mode, et était décoré d’une<br />

croix de Saint-Louis ; le plus jeune s’avança vers<br />

moi, tâta mon pouls, et dit en s’adressant à<br />

l’autre :<br />

– Il est hors de danger.<br />

Alors le plus âgé s’annonça à moi comme le<br />

chevalier de T... Le château où je me trouvais<br />

était le sien. Il se trouvait en voyage, ajouta-t-il,<br />

au moment où des paysans assassins m’avaient<br />

jeté à terre et s’apprêtaient à me piller. Il parvint<br />

à me délivrer. Il me fit placer dans sa voiture et<br />

porter dans son château, situé à une assez grande<br />

distance de toute communication avec les routes<br />

militaires. Là, le médecin de sa maison entreprit<br />

ma cure difficile. Il aimait ma nation, qui lui avait<br />

montré beaucoup de bienveillance dans les temps<br />

malheureux de la révolution, et il était enchanté<br />

de pouvoir m’être utile. Tout ce qui pouvait


m’être commode ou agréable était à ma<br />

disposition dans le château ; mais sous aucune<br />

condition il ne me permettrait, disait-il, de le<br />

quitter avant que je fusse entièrement rétabli de<br />

mes blessures, et que les chemins fussent devenus<br />

moins dangereux. Il déplorait l’impossibilité où il<br />

se trouvait de donner à mes amis des nouvelles de<br />

mon lieu de refuge.<br />

Le chevalier était veuf, ses fils étaient absents,<br />

de sorte qu’il habitait le château avec le<br />

chirurgien seulement et de nombreux<br />

domestiques.<br />

Il serait trop long de vous raconter comment<br />

ma santé revenait chaque jour davantage entre les<br />

mains de l’habile docteur, et de quelle manière<br />

gracieuse le chevalier s’efforçait de m’offrir tout<br />

ce qui pouvait charmer la solitude de ma vie. Sa<br />

conversation était plus sérieuse qu’elle ne l’est<br />

ordinairement parmi ses compatriotes, et sa<br />

manière de voir était aussi plus juste. Il parlait de<br />

la science et des arts, et évitait autant que<br />

possible de s’entretenir des événements<br />

nouveaux. Mon unique pensée était Angélique, et


mon âme était en feu quand je pensais qu’elle<br />

devait être plongée dans la douleur par la<br />

nouvelle de ma mort. Je donnais à chaque<br />

moment au chevalier des lettres pour les faire<br />

porter à mon quartier général. Il me consolait en<br />

me promettant que lorsque je serais tout à fait<br />

guéri, il s’arrangerait à tout hasard à faciliter mon<br />

retour dans ma patrie. Je pouvais seulement<br />

présumer d’après ses discours que la guerre était<br />

recommencée, et d’une manière désavantageuse<br />

pour les alliés ; ce qu’il voulait me cacher par<br />

bienveillance.<br />

Je n’ai besoin que de raconter quelques<br />

incidents pour donner raison aux étranges<br />

croyances de Dagobert.<br />

La fièvre m’avait à peu pris quitté, lorsque je<br />

tombai une nuit dans un état rêveur<br />

incompréhensible, qui m’épouvante encore<br />

maintenant, bien que je n’en aie gardé qu’un<br />

vague souvenir.<br />

Je voyais Angélique, mais il me semblait que<br />

son image s’effaçait peu à peu dans une lueur<br />

tremblante, et tous mes efforts ne pouvaient la


etenir. Un autre être se plaçait de force entre<br />

nous, se posait sur ma poitrine et allait chercher<br />

mon cœur en moi-même. J’étais écrasé d’une<br />

douleur brûlante, et je me sentais aussi en même<br />

temps pénétré d’une étrange sensation de plaisir.<br />

Au matin mes premiers regards s’arrêtèrent<br />

sur un portrait placé en face du lit, et que je<br />

n’avais pas encore remarqué. J’éprouvai un<br />

sentiment d’effroi qui me pénétra jusqu’au fond<br />

de l’âme. C’était Marguerite avec le regard vif et<br />

brillant de ses yeux noirs. Je demandai au<br />

domestique d’où venait cette image, et qui elle<br />

représentait. Celui-ci assura que c’était la nièce<br />

du marquis, la marquise de T... Il ajouta que ce<br />

portrait avait toujours été à cette place ; et que<br />

peut-être je ne l’avais pas remarqué, parce que<br />

depuis la veille seulement on en avait ôté la<br />

poussière.<br />

Le chevalier me confirma tout ceci. Ainsi,<br />

lorsque, éveillé, je voulais appeler dans mon<br />

esprit l’image d’Angélique, Marguerite était<br />

devant moi. Il me semblait dans mon chagrin que<br />

je ne pouvais me débarrasser d’elle, et c’était un


supplice que je n’oublierai jamais.<br />

Un jour j’étais à ma fenêtre, me rafraîchissant<br />

aux doux parfums que souffle le vent du matin ;<br />

j’entendis dans le lointain le son des trompettes.<br />

Je reconnus la marche joyeuse de la cavalerie<br />

russe, et mon cœur battait de joie ; il me semblait<br />

qu’avec ces sons des esprits amis volaient vers<br />

moi et me consolaient de leurs voix chéries :<br />

c’était comme si la vie m’avait tendu les mains<br />

pour me tirer du cercueil où un pouvoir ennemi<br />

m’avait enfermé. Des cavaliers parurent, rapides<br />

comme l’éclair ; bientôt ils étaient dans la cour<br />

du château. Je les envisage : tout à coup je me<br />

mets à crier plein du ravissement le plus pur :<br />

– Bogislaw ! mon cher Bogislaw !<br />

Le chevalier arrive, pâle, troublé, parlant de<br />

logements militaires inattendus, de fatal<br />

dérangement. Sans faire attention à lui, je me<br />

précipite et je me jette dans les bras de Bogislaw.<br />

J’appris alors à mon grand étonnement que la<br />

paix était conclue depuis longtemps, et que la<br />

plus grande partie des troupes s’en retournait<br />

dans ses foyers. Le chevalier m’avait caché tout


cela pour me retenir captif dans son château.<br />

Nous ne pouvions l’un et l’autre deviner le motif<br />

de cette conduite. Bogislaw toutefois sentait<br />

confusément qu’il y avait là-dessous quelque<br />

chose d’irrégulier. La manière d’être du chevalier<br />

changeait d’heure en heure : il était grondeur<br />

jusqu’à l’impolitesse, et nous fatiguait de son<br />

entêtement et de ses mesquineries. Lorsque je lui<br />

parlais de ma reconnaissance avec enthousiasme,<br />

il souriait d’une manière sournoise avec les<br />

gestes d’un homme fantasque et capricieux.<br />

Après un repos de vingt-quatre heures,<br />

Bogislaw voulut partir et me joignit à sa troupe.<br />

Nous nous sentîmes joyeux lorsque nous vîmes<br />

derrière nous ce vieux manoir, qui ne me<br />

paraissait plus qu’une sombre prison.<br />

Mais continue mon récit, Dagobert, c’est à toi<br />

maintenant de raconter les événements étranges<br />

qui nous sont survenus.<br />

– Comment, commença Dagobert, peut-on<br />

mettre en doute les singuliers pressentiments qui<br />

sont dans la nature humaine ? Jamais je n’ai cru à<br />

la mort de mon ami ; l’esprit qui nous parle dans


les songes me disait que Maurice était vivant,<br />

mais que des liens mystérieux le retenaient captif<br />

en quelque endroit. Le mariage d’Angélique avec<br />

le comte me déchirait le cœur. Lorsque je revins<br />

il y a quelque temps et que je trouvai Angélique<br />

dans une disposition d’esprit qui me fit pressentir<br />

avec effroi une influence magique, je pris la<br />

résolution de parcourir le pays étranger jusqu’à<br />

ce que j’eusse retrouvé mon Maurice. Mais rien<br />

ne peut exprimer le ravissement dont je fus<br />

transporté lorsque je le rencontrai sur la terre<br />

allemande avec son ami le général Desen.<br />

Toutes les furies de l’enfer vinrent torturer le<br />

cœur de mon ami lorsqu’il apprit l’union<br />

d’Angélique avec le comte ; mais toutes ses<br />

malédictions et ses plaintes déchirantes sur<br />

l’infidélité d’Angélique cessèrent lorsque je lui<br />

eus fait part de mes suppositions et lui eus appris<br />

qu’il était en son pouvoir de conjurer tout le mal.<br />

Le général Desen tressaillit vivement lorsque je<br />

prononçai le nom du comte, et lorsque, selon son<br />

désir, je dépeignis sa tournure et ses traits il<br />

s’écria :


– Plus de doute, c’est lui, c’est lui-même !<br />

– Figurez-vous, interrompit ici le général, que<br />

le comte S...i me ravit à Naples il y a quelques<br />

années, par des artifices sataniques qu’il avait à<br />

sa disposition, une maîtresse chérie. Oui, dans le<br />

moment même où je le traversai de mon épée,<br />

elle éprouva ainsi que moi une fascination<br />

infernale qui nous éloigna l’un de l’autre. J’ai su<br />

depuis que la blessure que je lui avais faite n’était<br />

pas mortelle, qu’il avait demandé la main de ma<br />

bien-aimée, et que le jour de son mariage elle<br />

était tombée morte frappée d’une attaque de<br />

nerfs.<br />

– Dieu juste ! s’écria la colonelle, ma fille<br />

chérie n’était-elle pas menacée d’un sort pareil ?<br />

Comment ce pressentiment me venait-il ?<br />

– C’est, dit Dagobert, la voix de l’esprit<br />

prophétique qui vous dit la vérité.<br />

– Et quelle était l’apparition effroyable,<br />

continua la colonelle, dont Maurice nous parlait<br />

le soir même, où le comte s’est présenté si<br />

étrangement parmi nous ?


– Comme je vous le racontais alors, continua<br />

Maurice, j’entendis un coup effroyable, un<br />

souffle glacial siffla près de moi comme un<br />

messager de mort, et il me sembla qu’un fantôme<br />

blanc, tremblant et ayant des traits insaisissables,<br />

s’avança à travers le mur. Je réunis toutes les<br />

forces de mon esprit pour dominer mes craintes.<br />

Bogislaw était étendu roide, et je le croyais mort.<br />

Lorsque le médecin que j’avais fait appeler le fit<br />

revenir à lui, il me tendit la main d’un air<br />

mélancolique, et dit :<br />

– Bientôt, demain, finiront mes peines !<br />

Ce qu’il avait dit arriva, mais comme le<br />

pouvoir éternel l’avait résolu, et non pas comme<br />

Bogislaw s’y attendait.<br />

Dans le plus fort de la mêlée, le jour suivant,<br />

une balle morte le frappa à la poitrine et le<br />

renversa de cheval ; la balle bienfaisante brisa en<br />

mille morceaux le portrait de son infidèle, qu’il<br />

portait toujours sur son cœur. La contusion fut<br />

vite guérie, et depuis ce temps Bogislaw a été<br />

délivré de toutes les apparitions qui troublaient<br />

son existence.


– C’est la vérité, dit le général, et même le<br />

souvenir de mon amante éveille en moi une<br />

douleur douce qui n’est pas sans charme. Mais<br />

notre ami Dagobert va vous raconter les<br />

aventures qui nous survinrent.<br />

– Nous nous éloignions de R.... en grande<br />

hâte, continua Dagobert. Aux premières lueurs du<br />

crépuscule nous arrivâmes dans la petite ville de<br />

P...., à six milles de distance d’ici. Nous avions<br />

l’intention de nous y reposer quelques heures et<br />

de repartir pour arriver directement ici. Que<br />

devînmes-nous, Maurice et moi, lorsque d’une<br />

chambre de l’auberge Marguerite se précipita<br />

vers nous la figure pâle, égarée par le délire ! Elle<br />

tomba aux genoux du grand écuyer, les embrassa<br />

en gémissant, se nomma elle-même la plus<br />

affreuse criminelle qui eût jamais mérité la mort,<br />

et le pria de la tuer sur place ! Maurice la<br />

repoussa avec horreur et s’élança au dehors.<br />

– Oui, interrompit le grand écuyer, lorsque<br />

j’aperçus Marguerite à mes pieds, j’éprouvai à<br />

l’instant de nouveau toutes les souffrances qui<br />

m’avaient déchiré lors de mon séjour au château,


et je me sentis venir une fureur que je n’avais pas<br />

encore connue. Je fus sur le point de la frapper de<br />

mon épée ; mais je modérai ma colère, et je sortis<br />

aussitôt.<br />

– Je relevai Marguerite, dit Dagobert, je<br />

parvins à la calmer, et j’appris d’elle dans ses<br />

discours sans ordre ce que j’avais pressenti. Elle<br />

me donna une lettre que le comte lui avait fait<br />

remettre hier à minuit. Voici cette lettre.<br />

Dagobert tira une lettre, l’ouvrit et lut ce qui<br />

suit :<br />

« Fuyez, Marguerite, tout est perdu ! Il<br />

approche, l’objet de notre haine ! Toute ma<br />

science doit céder à la sombre destinée qui me<br />

saisit au moment où j’arrive au but ! Marguerite,<br />

je vous ai fait partager un secret qui aurait anéanti<br />

une femme ordinaire si elle eût tenté de résister.<br />

Mais avec la force d’un esprit supérieur, avec<br />

votre volonté inflexible, vous fûtes la digne élève<br />

de votre savant maître. Vous m’avez prêté votre<br />

aide, avec votre secours j’ai dominé les<br />

sentiments d’Angélique et tout son être. Alors j’ai


voulu reculer pour vous les bornes du bonheur de<br />

la vie, comme il germait dans votre âme. J’entrai<br />

dans le cercle des plus dangereux mystères, je<br />

commençai des opérations dont j’étais moi-même<br />

épouvanté. Tout fut inutile. Fuyez, sinon votre<br />

perte est certaine. Jusqu’au dernier moment je<br />

ferai courageusement tête au pouvoir ennemi ;<br />

mais, je le sens, ce moment me donnera une mort<br />

rapide. Je mourrai seul. Aussitôt que le moment<br />

sera venu, je me dirigerai vers l’arbre étrange à<br />

l’ombre duquel je vous ai souvent parlé des<br />

étonnants mystères que je mets en œuvre.<br />

Marguerite, ces mystères, oubliez-les pour<br />

toujours. La nature, la cruelle nature, devenue<br />

défavorable à ses enfants endurcis, offre aux<br />

voyants curieux qui portent une main hardie sur<br />

son voile un jouet brillant qui les séduit, et elle<br />

tourne contre eux sa force destructive.<br />

» Je tuai autrefois une femme en m’imaginant<br />

d’allumer chez elle le feu du plus ardent amour.<br />

J’y perdis une partie de mes forces ; et pourtant,<br />

fou ridicule, j’espérais encore au bonheur<br />

terrestre !


» Adieu, Marguerite, retournez dans votre<br />

pays, rendez-vous à S.... Le chevalier de T...<br />

prendra soin de votre bonheur.<br />

» Adieu ! »<br />

Lorsque Dagobert eut terminé cette lettre, tout<br />

le monde se sentit frissonner involontairement.<br />

– Ainsi, dit la colonelle, il me faudrait ajouter<br />

foi à des choses contre lesquelles se révolte ma<br />

raison ; mais il est certain que je n’ai jamais pu<br />

comprendre comment Angélique avait pu si vite<br />

oublier Maurice et tourner ses affections vers le<br />

comte. Je remarquai toutefois qu’elle était<br />

constamment dans un état d’exaltation, et cela<br />

même éveillait en moi de cruelles inquiétudes. Je<br />

me rappelle que le penchant d’Angélique pour le<br />

comte se révéla d’une manière étrange : elle me<br />

confia que presque toutes les nuits elle faisait des<br />

rêves agréables où le comte était toujours mêlé.<br />

– C’est cela, dit Dagobert, Marguerite m’a<br />

avoué qu’elle avait passé des nuits auprès<br />

d’Angélique, à la demande du comte, dont elle lui


chuchotait sans cesse le nom à l’oreille en<br />

adoucissant sa voix. Plus d’une fois, me dit-elle,<br />

à minuit le comte s’était arrêté sur le seuil de sa<br />

porte, avait attaché pendant quelques minutes son<br />

regard fixe sur Angélique endormie et s’était<br />

éloigné. Cependant la lettre significative du<br />

comte a-t-elle encore besoin d’un commentaire ?<br />

Il est certain qu’il était parvenu par son art secret<br />

à agir psychiquement sur les sentiments intimes,<br />

et cela grâce à la force de sa nature énergique. Il<br />

était lié avec le chevalier de T... et appartenait à<br />

cette secte invisible qui compte des membres en<br />

Italie et en France, et dérive de l’ancienne école<br />

de P... Sur l’invitation du comte, le chevalier<br />

retint le grand écuyer dans son château, et exerça<br />

sur lui toutes sortes d’opérations magiques<br />

relatives à l’amour. Je pourrais pénétrer plus<br />

avant dans les mystères au moyen desquels le<br />

comte savait s’emparer du principe psychique tels<br />

que Marguerite me les a expliqués elle-même, je<br />

pourrais éclaircir bien des doutes sur une science<br />

qui ne m’est pas étrangère, mais à laquelle je ne<br />

veux attacher un nom de peur de n’être pas<br />

compris, mais qu’il ne soit pas question


aujourd’hui...<br />

– Qu’il n’en soit jamais question, reprit la<br />

colonelle avec animation, ne parlons plus de ce<br />

sombre royaume inconnu où habite la terreur !<br />

remercions la puissance du ciel qui a sauvé ma<br />

fille, mon enfant chérie, et qui nous a délivrés de<br />

cet hôte mystérieux qui est entré dans notre<br />

maison avec le trouble !<br />

Le jour suivant on résolut de retourner à la<br />

ville. Le colonel et Dagobert restèrent seuls pour<br />

donner la sépulture au comte.<br />

Angélique était depuis longtemps l’heureuse<br />

femme du grand écuyer.<br />

Il arriva que par une soirée orageuse de<br />

novembre, la famille, en compagnie de Dagobert,<br />

était réunie devant le feu brillant de la cheminée,<br />

dans cette salle même où le comte de S...i était<br />

entré comme un spectre. Comme autrefois, des<br />

voix singulières sifflaient et hurlaient à l’envi<br />

sous le manteau de la cheminée, éveillées par le<br />

vent d’orage.<br />

– Vous rappelez-vous encore ? demandait la


colonelle avec des regards brillants. Avez-vous<br />

oublié ?<br />

– Surtout pas d’histoire de revenants ! s’écria<br />

le colonel.<br />

Mais Angélique et Maurice parlaient de ce<br />

qu’ils éprouvaient à cette époque, ils se disaient<br />

comme alors ils s’aimaient déjà d’un ardent<br />

amour. Ils ne cessaient de se rappeler les plus<br />

petits détails qui reflétaient leur passion mutuelle.<br />

Leur doux effroi n’était que l’oppression de deux<br />

cœurs agités de désirs ; mais l’hôte mystérieux,<br />

ils se le rappelaient avec ses <strong>fantastiques</strong><br />

présages, il les avait réellement fait trembler tous<br />

les deux.<br />

– Ne dirait-on pas, mon cher Maurice, ajoutait<br />

Angélique, que les sons étranges du vent de<br />

l’orage que nous entendons maintenant nous<br />

parlent joyeusement de notre amour ?<br />

– C’est vrai, reprit Dagobert, et même le<br />

sifflement de la théière n’a plus rien d’effrayant.<br />

Mais on dirait qu’un tout petit esprit du foyer, qui<br />

s’y trouve enfermé, y essaie une chanson de<br />

berceau.


Alors Angélique cacha son visage couvert de<br />

rougeur dans le sein de l’heureux Maurice.<br />

Et celui-ci passa son bras autour de la taille de<br />

sa charmante femme, et murmura tout bas :<br />

– Est-il un plus grand bonheur que le nôtre icibas<br />

?


Le vœu


I<br />

Le jour de la Saint-Michel, à l’heure où l’on<br />

sonnait l’Angelus au couvent des Carmes, une<br />

élégante berline de voyage, attelée de quatre<br />

chevaux de poste, roulait avec un brait de<br />

tonnerre à travers les rues de la petite ville de<br />

Lilinitz sur les frontières de la Pologne. Elle<br />

s’arrêta enfin devant la porte cochère de la<br />

maison du vieux bourgmestre allemand.<br />

Les enfants du bourgmestre mirent le nez à la<br />

fenêtre par curiosité ; mais la maîtresse de la<br />

maison se leva de son siège, et jeta avec humeur<br />

sur la table son attirail de couturière.<br />

– Maudite enseigne ! dit-elle à son vieux mari,<br />

qui sortait précipitamment de la chambre<br />

voisine ; voilà encore des étrangers qui prennent<br />

notre logis pour une auberge. Pourquoi as-tu fait<br />

redorer la colombe de pierre qui est au-dessus de<br />

la porte ?


Le vieillard sourit finement et d’un air entendu<br />

sans répondre un seul mot. En un moment il eut<br />

jeté bas sa robe de chambre et mis son habit de<br />

cérémonie, qui, brossé avec soin depuis qu’il<br />

l’avait endossé pour aller à l’église, était étendu<br />

sur le dossier d’une chaise. Avant que sa femme<br />

stupéfaite eut pu ouvrir la bouche pour<br />

l’interroger il se tenait déjà à la portière de la<br />

voiture, qu’avait ouverte un domestique. Le<br />

bourgmestre avait sous le bras son bonnet de<br />

velours, et sa tête d’une blancheur argentée<br />

reluisait dans l’obscurité du crépuscule.<br />

Une dame âgée, en manteau gris de voyage,<br />

descendit de la voiture, suivie d’une femme plus<br />

jeune dont le visage était voilé ; celle-ci s’appuya<br />

sur le bras du bourgmestre, et se traîna plutôt<br />

qu’elle ne marcha jusqu’à la maison. À peine futelle<br />

entrée dans la chambre, qu’elle retomba à<br />

moitié évanouie sur un fauteuil qu’à un signe de<br />

son mari la maîtresse du logis s’était empressée<br />

de lui avancer.<br />

– La pauvre enfant ! dit la dame âgée au<br />

bourgmestre d’une voix basse et mélancolique ; il


faut que je reste quelques instants auprès d’elle.<br />

Aussitôt, aidée de la fille aînée du<br />

bourgmestre, elle ôta son manteau de voyage ; et<br />

sa robe de nonne, ainsi qu’une croix étincelante<br />

qu’elle portait sur la poitrine, la firent reconnaître<br />

pour l’abbesse d’un couvent de l’ordre de<br />

Citeaux.<br />

Cependant la dame voilée n’avait donné<br />

d’autres signes de vie qu’un gémissement faible<br />

et à peine sensible ; enfin elle demanda un verre<br />

d’eau à la maîtresse de la maison. Celle-ci<br />

apporta toute espèce de gouttes fortifiantes et<br />

d’élixirs, dont elle loua les propriétés<br />

merveilleuses, et conjura la dame de souffrir<br />

qu’on lui enlevât ce voile incommode et épais,<br />

qui devait lui gêner la respiration. Mais, toutes les<br />

fois qu’elle s’approcha, la dame la repoussa de la<br />

main, en détournant la tête avec les signes de<br />

l’effroi ; toutes les instances de la femme du<br />

bourgmestre furent inutiles. La malade but deux<br />

ou trois gorgées de l’eau qu’elle avait demandée,<br />

et dans laquelle l’hôtesse attentive avait jeté<br />

quelques gouttes d’un puissant cordial ; elle


consentit également à respirer l’odeur d’un flacon<br />

de sels ; mais ce fut toujours sous son voile, et<br />

sans le lever aucunement.<br />

– Vous avez eu soin de tout préparer comme<br />

on la désirait ? demanda l’abbesse au<br />

bourgmestre.<br />

– Oui, madame, répondit le vieillard, j’espère<br />

que notre sérénissime prince sera content de moi,<br />

ainsi que cette dame, pour laquelle j’ai tout<br />

disposé de mon mieux.<br />

– Laissez-moi donc encore quelques moments<br />

seule avec ma pauvre enfant, reprit l’abbesse.<br />

La famille quitta la chambre. On entendit<br />

l’abbesse parler à la dame avec ferveur et<br />

onction, et la dame prononça aussi quelques mots<br />

d’un ton qui remuait profondément le cœur. Sans<br />

précisément écouter, la maîtresse de la maison<br />

était restée à la porte de la chambre. Les dames<br />

parlaient italien ; ce qui contribuait à rendre toute<br />

l’aventure plus mystérieuse, et augmentait le<br />

serrement de cœur de la femme du bourgmestre.<br />

Celui-ci appela sa fille et sa femme, leur dit de


préparer du vin et des rafraîchissements, et il<br />

rentra lui-même dans la chambre.<br />

La dame voilée se tenait devant l’abbesse, la<br />

tête inclinée et les mains jointes, et paraissait plus<br />

tranquille. L’abbesse ne refusa pas de prendre un<br />

peu des rafraîchissements que l’hôtesse lui<br />

présenta ; puis elle s’écria :<br />

– Allons, il est temps !<br />

La dame voilée tomba à genoux. L’abbesse<br />

étendit les mains sur sa tête et murmura des<br />

prières. Quand elles furent terminées, l’abbesse<br />

serra sa compagne dans ses bras, la pressa contre<br />

son cœur avec une violence qui prouvait l’excès<br />

de sa douleur, et des larmes abondantes roulèrent<br />

le long de ses joues. Puis, avec une dignité ferme<br />

et imposante, elle donna la bénédiction à la<br />

famille, et, aidée du vieillard, monta<br />

précipitamment dans sa voiture, à laquelle on<br />

avait mis des chevaux frais.<br />

Le postillon excita les chevaux qui<br />

hennissaient bruyamment, et la voiture s’éloigna<br />

avec rapidité.


Quand la maîtresse de la maison vit que la<br />

dame voilée, pour laquelle on avait descendu de<br />

la voiture deux coffres pesants, allait séjourner<br />

longtemps dans la maison, elle ne put se défendre<br />

d’un sentiment pénible d’inquiétude et de<br />

curiosité. Elle courut dans le vestibule au-devant<br />

de son mari, et l’arrêta au passage, au moment ou<br />

il allait entrer dans la chambre.<br />

– Au nom du Christ, murmura-t-elle d’une<br />

voix troublée, quel hôte m’as-tu amené ? Car tu<br />

étais prévenu de tout, et tu ne m’en avais pas dit<br />

un mot.<br />

– Je t’apprendrai tout ce que je sais moimême,<br />

répondit tranquillement le vieillard.<br />

– Ah ! ah ! poursuivit la femme avec un<br />

redoublement d’agitation ; mais tu ne sais peutêtre<br />

pas tout. Tu n’étais pas tout à l’heure dans la<br />

chambre. Dès que madame l’abbesse fut partie,<br />

sa compagne se trouva probablement trop gênée<br />

par son épais voile. Elle ôta le grand crêpe noir<br />

qui lui tombait jusqu’aux pieds, et je vis...<br />

– Eh bien ! que vis-tu ? interrompit le<br />

vieillard.


Sa femme tremblante promenait autour d’elle<br />

des regards effarés, comme si elle eût aperçu un<br />

spectre.<br />

– Rien, reprit-elle ; je ne pus distinguer<br />

complètement les traits du visage sous le mince<br />

voile qui les couvrait encore, mais ils me<br />

semblèrent d’une couleur de cadavre, oui, d’une<br />

affreuse couleur de cadavre. Mais, mon vieux,<br />

remarque aussi qu’il est évident, qu’il n’est que<br />

trop évident, qu’il est aussi clair que le jour, que<br />

la dame est enceinte. Elle va accoucher dans<br />

quelques semaines.<br />

– Je le sais, femme, dit le bourgmestre d’un<br />

ton maussade, et, de peur que tu ne tombes<br />

malade d’inquiétude et de curiosité, je vais<br />

t’éclaircir ce mystère en deux mots.<br />

Apprends donc que le prince Zapolski, notre<br />

puissant protecteur, m’écrivit il y a quelques<br />

semaines que l’abbesse du couvent de l’ordre de<br />

Citeaux, à Oppeln, m’amènerait une dame qu’il<br />

me priait de recevoir dans ma maison, sans bruit,<br />

et en évitant avec soin les regards indiscrets. La<br />

dame, qui ne veut pas prendre d’autre nom que


celui de Célestine, attendra chez moi sa prochaine<br />

délivrance, et puis elle partira avec l’enfant<br />

qu’elle aura mis au monde. Si j’ajoute à cela que<br />

le prince m’a recommandé de la manière la plus<br />

pressante d’avoir pour cette dame les plus<br />

grandes attentions, et que, pour première<br />

indemnité de mes déboursés et de mes peines, il<br />

m’a envoyé une grosse bourse pleine de ducats,<br />

qu’il t’est facile de trouver et de guigner dans ma<br />

commode, tous tes scrupules seront sans doute<br />

levés.<br />

– Nous devons donc, dit l’hôtesse, prêter les<br />

mains aux péchés que commettent les grands<br />

personnages ?<br />

Avant que le vieillard eût eu le temps de lui<br />

répondre, sa fille sortit de l’appartement et leur<br />

cria que la dame, ayant besoin de repos, désirait<br />

être conduite dans la chambre qui lui était<br />

destinée.


II<br />

Le bourgmestre avait fait arranger aussi bien<br />

qu’il l’avait pu les deux petites chambres de<br />

l’étage supérieur, et il ne fut pas médiocrement<br />

embarrassé lorsque Célestine lui demanda si,<br />

outre ces deux pièces, il n’en avait pas une dont<br />

la fenêtre donnât sur le derrière.<br />

Il lui répondit négativement, et ajouta<br />

seulement, pour l’acquit de sa conscience, qu’à la<br />

vérité il y avait encore une petite chambre avec<br />

une seule fenêtre sur le jardin, mais qu’à<br />

proprement parler ce n’était pas une chambre,<br />

mais simplement une mauvaise mansarde, une<br />

misérable cellule à peine capable de contenir un<br />

lit, une table et une chaise.<br />

Célestine demanda sur-le-champ à voir cette<br />

chambre, et déclara, dès qu’elle y fut entrée, que<br />

ce logement répondait à ses désirs et à ses<br />

besoins ; qu’elle n’en souhaitait pas d’autre, et<br />

qu’elle la changerait contre une plus grande dans<br />

le cas où il lui faudrait une garde-malade.


Le bourgmestre avait comparé cette étroite<br />

chambre à une cellule, et dès le lendemain la<br />

comparaison se trouvait exacte. Célestine avait<br />

suspendu au mur une image de Marie, et sur la<br />

vieille table de bois qui était au-dessous elle avait<br />

placé un crucifix. Le lit consistait en un sac de<br />

paille, une couverture de laine, et, excepté un<br />

escabeau de bois et une seconde petite table,<br />

Célestine refusa toute espèce de meubles.<br />

La maîtresse de la maison, réconciliée avec<br />

l’étrangère par la compassion que lui causait la<br />

douleur profonde et déchirante peinte dans tout<br />

son maintien, crut devoir lui rendre visite, pour se<br />

conformer aux usages reçus ; mais l’étrangère la<br />

pria avec les instances les plus attendrissantes de<br />

ne pas troubler sa solitude, dans laquelle elle<br />

trouvait des consolations auprès de la Vierge et<br />

des saints.<br />

Tous les matins, dès la pointe du jour,<br />

Célestine se rendait à l’église des Carmes pour<br />

entendre la première messe. Elle semblait<br />

consacrer le reste du jour à des exercices de<br />

dévotion ; car toutes les fois qu’on avait besoin


d’entrer dans sa chambre, on la trouvait occupée<br />

à prier ou à lire des livres de piété. Elle refusait<br />

tout autre mets que des légumes, toute autre<br />

boisson que de l’eau. Le bourgmestre lui<br />

représenta que sa situation, sa manière d’être, la<br />

conservation de sa vie demandaient une meilleure<br />

nourriture, mais ce ne fut qu’à force de<br />

supplications qu’il parvint à lui faire accepter un<br />

peu de bouillon et de vin.<br />

Les gens de la maison regardaient cette vie<br />

austère, claustrale, comme l’expiation d’une faute<br />

grave ; toutefois ils se sentaient pénétrés pour<br />

l’étrangère d’une commisération intérieure et<br />

d’une vénération profonde, que contribuaient à<br />

accroître la noblesse de ses manières et la grâce<br />

entraînante de tous ses mouvements.<br />

Mais sa persistance à ne jamais lever son<br />

voile, l’impossibilité où l’on était de voir son<br />

visage mêlaient une sorte de terreur à ces<br />

sentiments pour la sainte étrangère. Personne ne<br />

l’approchait, si ce n’est le bourgmestre et la<br />

partie féminine de sa famille ; et ces personnes,<br />

qui n’étaient jamais sorties de leur petite ville,


n’auraient pu reconnaître les traits d’une figure<br />

qu’elles n’avaient jamais vue, et arriver à<br />

découvrir le mystère. Ainsi à quoi bon ce voile ?<br />

L’imagination active des femmes inventa<br />

bientôt une histoire effroyable. Un signe<br />

redoutable, disaient-elles, la marque de la griffe<br />

du diable, avait affreusement sillonné le visage de<br />

l’étrangère, et de là ce voile épais.<br />

Le bourgmestre eut bien de la peine à réprimer<br />

les caquets, et à empêcher qu’au moins devant la<br />

porte de sa maison on se permit des conjectures<br />

erronées sur le compte de l’étrangère dont on<br />

connaissait déjà l’installation chez lui. On avait<br />

aussi remarqué les promenades de Célestine au<br />

couvent des Carmélites, et bientôt on la nomma<br />

la dame noire du bourgmestre ; qualification qui<br />

entraînait d’elle-même l’idée d’une apparition<br />

surnaturelle.<br />

Le hasard voulut qu’un jour que la fille du<br />

bourgmestre apportait à manger à Célestine dans<br />

sa chambre, un courant d’air soulevât le voile.<br />

L’étrangère se détourna avec la rapidité de<br />

l’éclair, pour se soustraire au regard de la jeune


fille ; mais celle-ci devint pâle, et se mit à<br />

trembler de tous ses membres. Elle n’avait point<br />

distingué de traits ; mais, comme sa mère, elle<br />

avait vu une face cadavéreuse et d’une blancheur<br />

de marbre, et dans deux cavités profondes des<br />

yeux qui lançaient des regards étranges !<br />

Le bourgmestre combattit avec raison ces<br />

idées de jeune fille, mais il n’était pas éloigné de<br />

les partager, et souhaitait voir partir de chez lui<br />

celle qui venait y apporter le trouble, malgré la<br />

piété dont elle faisait parade.<br />

Une nuit le vieillard éveilla sa femme et lui dit<br />

que depuis quelques minutes il entendait des<br />

plaintes, des gémissements, et des coups légers,<br />

qui semblaient partir de la chambre de Célestine.<br />

La dame, saisie du pressentiment de ce que ce<br />

pouvait être, s’y rendit en toute hâte. Elle trouva<br />

Célestine habillée et enveloppée de son voile,<br />

étendue sur son lit presque sans connaissance, et<br />

elle se convainquit que sa délivrance était<br />

prochaine. Tous les préparatifs nécessaires<br />

avaient d’avance été faits depuis longtemps, et au<br />

bout de peu de temps naquit un garçon charmant


et bien constitué.<br />

Cet événement, bien qu’on s’y attendît, survint<br />

presque à l’improviste, et eut pour effet<br />

d’anéantir la contrainte qui rendait désagréables<br />

les rapports de la famille avec l’étrangère.<br />

L’enfant était comme un médiateur ayant mission<br />

de réconcilier Célestine avec l’humanité. Son état<br />

lui interdisait les pratiques ascétiques, et le besoin<br />

qu’elle avait du secours de ses semblables et de<br />

leurs soins assidus l’habitua par degrés à leur<br />

société. La maîtresse du logis, qui soignait la<br />

malade et lui préparait elle-même des bouillons<br />

nourrissants, oublia en se livrant à ces fonctions<br />

domestiques toute la défiance que lui avait<br />

inspirée d’abord l’énigmatique étrangère. Le<br />

bourgmestre tout ragaillardi jouait et riait avec<br />

l’enfant comme s’il eût été son petit-fils, et il<br />

s’était accoutumé, ainsi que le reste de sa famille,<br />

à voir Célestine voilée.<br />

Elle avait conservé son voile même au milieu<br />

des douleurs de son enfantement. La sage-femme<br />

avait été obligée de lui jurer qu’en cas même<br />

d’évanouissement on ne lui ôterait pas ce voile, et


que la sage-femme seule se chargerait de le lui<br />

enlever si l’imminence du danger l’exigeait<br />

absolument. Il était certain que la femme du<br />

bourgmestre avait vu Célestine sans son voile,<br />

mais ses réflexions se bornaient à dire :<br />

– La pauvre jeune dame, il faut bien qu’elle se<br />

cache le visage !<br />

Au bout de quelques jours, on vit reparaître le<br />

moine du convent des Carmes qui avait baptisé<br />

l’enfant. Son entretien avec Célestine, que<br />

personne n’osa troubler, dura plus de deux<br />

heures. On l’entendit parler avec chaleur et prier.<br />

Quand il fut parti, on trouva Célestine assise dans<br />

un fauteuil, et l’enfant sur ses genoux. Il avait un<br />

scapulaire suspendu à ses petites épaules, et<br />

portait un agnus Dei sur la poitrine.<br />

Des semaines et des mois se passèrent sans<br />

qu’on vînt chercher Célestine et son enfant,<br />

comme le bourgmestre s’y attendait, et comme le<br />

prince Zapolski l’en avait prévenu. Elle eût pu<br />

être admise dans l’intimité de la famille, si le<br />

voile fatal n’eût été un obstacle insurmontable.<br />

Le bourgmestre prit sur lui de s’en expliquer avec


l’étrangère, mais elle répondit d’une voix sourde<br />

et solennelle :<br />

– Je ne quitterai ce voile que pour un linceul.<br />

Le bourgmestre se tut, et souhaita de nouveau<br />

que la voiture et l’abbesse reparussent le plus tôt<br />

possible.<br />

III<br />

Le printemps était de retour ; la famille du<br />

bourgmestre revenait de la promenade, et<br />

rapportait des bouquets de fleurs, dont les plus<br />

beaux étaient destinés à la pieuse Célestine.<br />

Au moment où tous allaient entrer dans la<br />

maison, un cavalier parut tout à coup. À son<br />

costume, on le reconnaissait pour un officier des<br />

chasseurs de la garde impériale française ; il<br />

demanda avec empressement le bourgmestre.<br />

– C’est moi-même, dit le vieillard, et vous êtes<br />

à ma porte.


Le cavalier sauta à bas de son cheval, qu’il<br />

attacha à un poteau, et se précipita dans la maison<br />

en criant d’une voix perçante :<br />

– Elle est ici ! elle est ici !<br />

Il monta rapidement, on entendit une porte<br />

s’ouvrir et Célestine pousser un cri d’angoisse.<br />

Le bourgmestre saisi d’effroi accourut.<br />

L’étranger avait arraché l’enfant de son<br />

berceau, l’avait enveloppé de son manteau, et le<br />

tenait de son bras gauche tandis que du droit il<br />

repoussait Célestine, qui employait toutes ses<br />

forces pour arracher l’enfant au ravisseur. Dans<br />

cette lutte, l’officier arracha le voile ! et l’on vit<br />

un visage pâle et inanimé, ombragé de boucles de<br />

cheveux noirs, et des yeux qui dardaient des<br />

éclairs du fond de leurs sombres orbites, pendant<br />

que des clameurs perçantes partaient des lèvres<br />

immobiles et à demi ouvertes...<br />

Le bourgmestre s’aperçut que Célestine portait<br />

un masque blanc étroitement attaché à son visage,<br />

dont il dessinait les contours.<br />

– Femme horrible ! s’écria l’officier, veux-tu


que je partage ta folie ?<br />

Et il repoussa Célestine avec tant de force<br />

qu’elle tomba à terre. Elle embrassa ses genoux,<br />

et parut en proie à une invincible douleur.<br />

– Laisse-moi cet enfant, dit-elle d’un ton<br />

suppliant qui déchirait le cœur ; sur ton salut<br />

éternel il t’est défendu de me le ravir. Au nom du<br />

Christ, au nom de la sainte Vierge, laisse-moi cet<br />

enfant, laisse-moi cet enfant !<br />

Malgré ces accents lamentables, aucun muscle<br />

ne se remuait ; les lèvres de ce visage de mort<br />

demeuraient immobiles : de sorte que le vieillard,<br />

sa femme et tous ceux qui l’avaient suivi<br />

sentirent leur sang se glacer d’horreur dans leurs<br />

veines.<br />

– Non, s’écria l’officier comme emporté par<br />

son désespoir, non, femme inhumaine et<br />

inexorable, tu peux m’arracher le cœur, mais<br />

dans ton délire funeste tu ne dois pas perdre cet<br />

être que le ciel a destiné à apaiser les douleurs<br />

d’une blessure qui saigne encore !<br />

L’officier serra avec plus de force contre son


sein l’enfant, qui se mit à pleurer et à pousser des<br />

cris.<br />

– Vengeance ! hurla Célestine d’une voix<br />

sourde, vengeance du ciel sur toi, meurtrier !<br />

– Laisse-moi, laisse-moi, éloigne-toi,<br />

apparition sortie de l’enfer ! s’écria l’officier.<br />

Et, par un mouvement convulsif, il repoussa<br />

du pied Célestine, et voulut gagner la porte. Le<br />

bourgmestre lui barra le passage ; mais l’officier<br />

tira rapidement un pistolet, et en dirigea le canon<br />

vers le vieillard.<br />

– Une balle dans la tête de celui qui songera à<br />

enlever au père son enfant !<br />

En disant ce mots, il descendit précipitamment<br />

l’escalier, s’élança sur son cheval sans<br />

abandonner l’enfant, et partit au grand galop.<br />

L’hôtesse, le cœur serré, remonta pour<br />

soutenir et consoler Célestine, surmontant<br />

l’horreur que lui inspirait l’affreux masque de<br />

cadavre ; quel fut son étonnement en trouvant la<br />

pauvre mère au milieu de la chambre, immobile<br />

et muette comme une statue, et les bras


pendants !<br />

Ne pouvant supporter la vue du masque, la<br />

femme du bourgmestre remit à Célestine son<br />

voile, qui était tombé sur le parquet. Celle-ci ne<br />

prononça pas un mot, ne fit pas un mouvement.<br />

Elle était réduite à l’état d’automate. En la voyant<br />

ainsi, l’hôtesse sentit un redoublement de peine et<br />

d’anxiété, et pria Dieu avec ferveur de la délivrer<br />

de la funeste étrangère.<br />

Sa prière fut exaucée sur-le-champ, car la<br />

voiture qui avait amené Célestine s’arrêta devant<br />

la porte de la maison. L’abbesse entra,<br />

accompagnée du prince Zapolski, le protecteur du<br />

vieux bourgmestre. Quand celui-ci apprit ce qui<br />

venait de se passer, il dit avec beaucoup de calme<br />

et de douceur :<br />

– Nous arrivons trop tard, et il faut bien nous<br />

soumettre à la volonté de Dieu.<br />

On descendit Célestine, qui se laissa emporter<br />

et placer dans la voiture sans bouger, sans parler,<br />

sans donner le moindre signe de volonté et de<br />

pensée. Il sembla au vieillard et à toute la famille<br />

qu’ils se réveillaient d’un mauvais rêve, source


de vives inquiétudes.<br />

Peu de temps après ce qui s’était passé chez le<br />

bourgmestre de Lilinitz, on enterra avec une<br />

solennité inaccoutumée une religieuse dans le<br />

couvent de l’ordre de Citeaux, à Oppeln. Le bruit<br />

courut que cette sœur était la comtesse<br />

Herménégilde de Czernska, que l’on avait crue en<br />

Italie avec la sœur de son père, la princesse<br />

Zapolska.<br />

À la même époque, le comte Népomucène de<br />

Czernski, père d’Herménégilde, vint à Varsovie,<br />

et ne se réservant qu’une petite propriété en<br />

Ukraine, il fit l’abandon de tout le reste de ses<br />

biens aux deux fils du prince Zapolski, ses<br />

neveux. On lui demanda de doter sa fille ; mais<br />

pour toute réponse il leva vers le ciel des yeux<br />

humides de larmes, et dit d’une voix sourde :<br />

– Elle est dotée.<br />

Il ne prit de mesures ni pour confirmer le bruit<br />

de la mort d’Herménégilde dans le couvent<br />

d’Oppeln, ni pour combattre les suppositions<br />

qu’on faisait sur le sort de sa fille, qui était<br />

représentée comme une victime conduite


prématurément au tombeau par la souffrance.<br />

Plusieurs patriotes polonais, courbés, mais non<br />

abattus, par la chute de leur patrie, cherchèrent à<br />

faire entrer de nouveau le comte dans une<br />

association secrète, qui se proposait la délivrance<br />

de la Pologne ; mais ils ne trouvèrent plus en lui<br />

cet homme ardent, amant enthousiaste de la<br />

liberté et de la patrie, et dont le courage héroïque<br />

les avait soutenus jadis dans leurs nobles<br />

entreprises. C’était un vieillard sans énergie,<br />

déchiré d’une douleur sauvage, étranger à toutes<br />

les choses de ce monde, et prêt à s’ensevelir dans<br />

une profonde solitude.<br />

IV<br />

Autrefois, à l’époque où le premier partage de<br />

la Pologne excita une insurrection sanglante, le<br />

château du comte Népomucène de Czernski avait<br />

été le théâtre des assemblées secrètes des<br />

patriotes.


Là, dans des repas solennels, les conjurés<br />

s’enflammaient et s’excitaient à combattre pour<br />

leur pays opprimé. Là, Herménégilde paraissait<br />

au milieu du cercle de ces héros, semblable à un<br />

ange descendu du ciel pour les bénir. Elle avait le<br />

caractère des femmes de sa nation ; elle prenait<br />

part à tout, même aux délibérations politiques ;<br />

examinait avec attention l’état des choses, et,<br />

bien qu’elle n’eût pas encore dix-sept ans, elle<br />

combattait parfois l’avis général ; et son opinion,<br />

dictée par la sagesse et par une pénétration<br />

extraordinaire, entraînait la majorité de<br />

l’assemblée.<br />

Après Herménégilde, personne n’était plus<br />

propre au conseil et à l’examen des questions que<br />

le comte Stanislas de Ramskay, jeune homme de<br />

vingt ans, ardent et doué de grandes qualités. Il<br />

arrivait donc que souvent Herménégilde et<br />

Stanislas dirigeaient seuls la conversation dans<br />

les discussions difficiles. Seuls, ils examinaient,<br />

acceptaient, rejetaient et amendaient les<br />

propositions ; et souvent le résultat de ces<br />

entretiens entre deux jeunes gens était adopté<br />

forcément par des vieillards habiles à traiter les


affaires de l’État, et dont les anciens conseils<br />

avaient prouvé la prudence et la capacité.<br />

Il était naturel de songer à une union entre ces<br />

deux jeunes gens, dont les talents surnaturels<br />

pouvaient être l’instrument du salut de la patrie.<br />

En outre, une alliance étroite entre leurs familles<br />

semblait en même temps demandée par la<br />

politique, parce qu’on les croyait animées l’une<br />

contre l’autre par des intérêts opposés,<br />

circonstance qui avait entraîné la chute de<br />

plusieurs familles polonaises.<br />

Herménégilde, pénétrée de ces vues, accepta,<br />

comme un présent de la patrie, l’époux qu’on lui<br />

destinait. Les réunions patriotiques qui se<br />

tenaient au château de son père se terminèrent par<br />

les fiançailles solennelles d’Herménégilde et de<br />

Stanislas.<br />

On sait que les Polonais succombèrent, et que<br />

la chute de Kosciusko entraîna celle d’une<br />

entreprise basée sur une trop grande confiance<br />

des combattants en eux-mêmes, sur de fausses<br />

prévisions, et sur une fidélité chevaleresque.<br />

Le comte Stanislas, auquel ses débuts dans la


carrière militaire, sa jeunesse et sa force<br />

assignaient une place dans l’armée, se battit avec<br />

le courage d’un lion : il échappa avec peine à une<br />

honteuse captivité, et revint grièvement blessé.<br />

Seule encore Herménégilde l’attachait à la vie ; il<br />

croyait trouver dans ses bras des consolations et<br />

l’espérance qu’il avait perdue. Dès que ses<br />

blessures commencèrent à se cicatriser, il courut<br />

au château du comte Népomucène, où il devait<br />

être de nouveau et plus douloureusement blessé.<br />

Herménégilde le reçut avec une hauteur<br />

presque dédaigneuse.<br />

– Vois-je le héros qui voulait mourir pour sa<br />

patrie ? s’écria-t-elle en allant à sa rencontre.<br />

Il semblait que dans son fol enthousiasme elle<br />

considérât son fiancé comme un paladin des<br />

temps héroïques dont l’épée pouvait à elle seule<br />

anéantir des armées.<br />

En vain il l’implora avec l’accent de l’amour<br />

le plus passionné ; en vain il protesta qu’aucune<br />

puissance humaine n’était capable de lutter contre<br />

le torrent dévastateur qui s’était rué en mugissant<br />

sur la malheureuse Pologne ; tout fut inutile.


Herménégilde, dont le cœur froid comme la mort<br />

ne pouvait s’échauffer qu’au milieu du tourbillon<br />

des affaires du monde, persista dans la résolution<br />

de n’accorder sa main au comte Stanislas que<br />

lorsque les étrangers seraient chassés de la terre<br />

natale.<br />

Le comte vit trop tard qu’Herménégilde ne<br />

l’aimait pas, et fut forcé de s’avouer que la<br />

condition qu’on lui imposait, si toutefois elle était<br />

jamais remplie, ne le serait du moins que dans un<br />

temps bien éloigné. Il jura à sa bien-aimée de lui<br />

être fidèle jusqu’à la mort, et la quitta pour aller<br />

prendre du service dans l’armée française qui<br />

combattait en Italie.<br />

On dit des femmes polonaises qu’elles ont un<br />

caractère fantasque qui leur est propre. Une<br />

sensibilité profonde, de la légèreté et de<br />

l’abandon, une abnégation stoïque, des passions<br />

brûlantes, une froideur glaciale, tout cela repose<br />

pêle-mêle dans leur âme, et produit à la surface<br />

une étonnante instabilité. Les jeux de leur humeur<br />

capricieuse sont semblables à ceux d’un ruisseau<br />

remué dans sa profondeur, à la superficie duquel


de nouvelles ondes montent sans cesse en<br />

murmurant.<br />

Herménégilde vit avec indifférence s’éloigner<br />

son fiancé ; mais quelques jours s’étaient à peine<br />

écoulés, qu’elle se sentit saisie d’un désir<br />

inexprimable, comme en peut seul enfanter<br />

l’amour le plus ardent.<br />

L’orage de la guerre s’était apaisé ; on avait<br />

proclamé une amnistie, et on avait élargi les<br />

officiers polonais prisonniers. Plusieurs des frères<br />

d’armes de Stanislas arrivèrent au château, ils<br />

s’entretinrent avec une profonde douleur du jour<br />

de leur défaite et de l’intrépidité que tous avaient<br />

déployée, mais surtout Stanislas. Au moment où<br />

la bataille semblait perdue, il avait ramené au feu<br />

les bataillons qui reculaient, et était parvenu avec<br />

ses cavaliers à rompre les rangs ennemis. Le sort<br />

de la journée était douteux, lorsqu’une balle<br />

l’avait atteint. Il était tombé baigné dans son sang<br />

en répétant ces mots : – Ô ma patrie !...<br />

Herménégilde !...<br />

Chaque mot de ce récit était un coup de<br />

poignard qui perçait le cœur d’Herménégilde.


– Non, disait-elle, je ne savais pas que je<br />

l’aimais ardemment depuis le moment où je l’ai<br />

vu pour la première fois ! quel démon a pu<br />

m’aveugler et m’égarer ? quel démon m’a fait<br />

croire qu’il m’était possible de vivre sans celui<br />

qui seul est ma vie ! je l’ai envoyé à la mort !... il<br />

ne reviendra pas !...<br />

C’était ainsi qu’Herménégilde exhalait les<br />

douleurs orageuses qui bouleversaient son âme.<br />

Sans sommeil, incapable de prendre le moindre<br />

repos, elle errait la nuit dans le parc, et comme si<br />

le vent eût pu porter ses paroles à son ami<br />

éloigné, elle s’écriait : – Stanislas ! Stanislas !<br />

reviens !... c’est moi, c’est Herménégilde qui<br />

t’appelle ! ne m’entends-tu pas ? reviens, ou je<br />

vais mourir d’inquiétude, d’amour et de<br />

désespoir !


V<br />

L’agitation d’Herménégilde menaçait de<br />

dégénérer en une véritable folie qui se manifestait<br />

par mille extravagances. Le comte Népomucène,<br />

rempli de chagrin et d’anxiété par l’état de sa<br />

chère fille, crut que les secours de l’art médical<br />

lui seraient peut-être salutaires, et il réussit à<br />

trouver un docteur qui voulut bien passer quelque<br />

temps au château et prendre soin de la malade.<br />

Quelque sagement combinée que fût sa<br />

méthode plutôt morale que physique, elle ne<br />

produisit aucun résultat ; et il devint douteux<br />

qu’on pût jamais parvenir à guérir Herménégilde,<br />

car après d’assez longs intervalles de tranquillité<br />

elle retombait à l’improviste dans les plus<br />

étranges paroxysmes.<br />

Une aventure particulière donna une nouvelle<br />

tournure à la maladie d’Herménégilde.<br />

Elle avait une petite poupée habillée en hulan<br />

à laquelle elle témoignait une vive tendresse et


prodiguait les noms les plus doux, comme si<br />

c’eût été son bien-aimé. Elle la jeta au feu de<br />

dépit, parce que, sur son invitation, cette poupée<br />

n’avait pas voulu chanter :<br />

Podrosz twoia nam nie mila<br />

Milsza przyiazin w kraiu byla. 1<br />

Sur le point de retourner dans sa chambre,<br />

après cette expédition, elle traversait le vestibule,<br />

lorsqu’elle entendit un cliquetis et un bruit de<br />

pas. Elle regarda autour d’elle, et aperçut un<br />

officier en grand uniforme de la garde impériale<br />

française qui portait le bras gauche en écharpe.<br />

– Stanislas ! mon Stanislas ! cria-t-elle en<br />

s’élançant vers lui et tombant sans connaissance<br />

entre ses bras.<br />

1 C’est le commencement d’une chanson polonaise. Les<br />

deux vers que cite Hoffmann signifient littéralement :<br />

Ton voyage ne nous a pas été agréable,<br />

Ton amitié nous était précieuse au pays. (Note du trad.)


L’officier stupéfait, cloué à la terre par la<br />

surprise, eut de la peine à retenir, avec le seul<br />

bras dont il pût se servir, Herménégilde, qui,<br />

grande et bien nourrie, était loin d’être un léger<br />

fardeau ; il la pressa contre son sein avec une<br />

force toujours croissante, et en sentant le cœur de<br />

la jeune fille battre près du sien il dut s’avouer<br />

que c’était la plus délicieuse aventure qui lui fût<br />

jamais arrivée.<br />

Les minutes s’écoulaient rapidement ;<br />

l’officier fut embrasé des feux du désir, dont les<br />

milliers d’étincelles électriques jaillissaient du<br />

corps charmant qu’il tenait entre ses bras, et il<br />

appuya ses lèvres brûlantes sur les douces lèvres<br />

d’Herménégilde. Ce fut ainsi que les trouva le<br />

comte Népomucène, qui sortait de sa chambre.<br />

En ce moment Herménégilde reprit ses sens,<br />

embrassa l’officier avec ardeur, et s’écria de<br />

nouveau dans son délire :<br />

– Stanislas ! mon bien-aimé ! mon époux !<br />

L’officier, le visage brûlant, tremblant,<br />

perdant toute contenance, fit un pas en arrière, et<br />

se déroba doucement à l’étreinte convulsive


d’Herménégilde.<br />

– C’est le plus doux moment de ma vie,<br />

balbutia-t-il timidement, mais je ne veux pas jouir<br />

d’un bonheur qu’une erreur seule me procure. Je<br />

ne suis pas Stanislas ! hélas ! je ne le suis pas !<br />

À ces mots, Herménégilde épouvantée bondit<br />

en arrière ; elle regarda l’officier d’un œil fixe et<br />

perçant, se convainquit qu’elle avait été trompée<br />

par l’étonnante ressemblance de l’officier avec<br />

son amant, et s’éloigna en gémissant.<br />

L’officier se fit connaître pour le comte Xavier<br />

de Ramskay, cousin de Stanislas. Le comte<br />

Népomucène pouvait à peine croire possible<br />

qu’en si peu de temps celui qu’il avait vu enfant<br />

fût devenu un jeune homme grand et robuste. À<br />

la vérité, les fatigues de la guerre avaient donné<br />

un caractère mâle à son visage et à tout son<br />

extérieur.<br />

Le comte Xavier avait quitté sa patrie avec son<br />

cousin et son ami Stanislas, et comme lui avait<br />

pris du service dans l’armée française et fait la<br />

campagne d’Italie.


À peine âgé de dix-huit ans alors, il s’était<br />

bientôt signalé, et avait montré tant de courage,<br />

que le général en chef l’avait nommé son aide de<br />

camp, et qu’à vingt ans il était parvenu au grade<br />

de colonel. Les blessures qu’il avait reçues<br />

exigeant quelque temps de repos, il était revenu<br />

dans son pays, et un message de Stanislas à sa<br />

bien-aimée l’avait amené au château du comte<br />

Népomucène, où il avait été reçu comme l’eût été<br />

Stanislas lui-même.<br />

Le comte Népomucène et le médecin firent<br />

d’inutiles efforts pour calmer Herménégilde ; elle<br />

résolut de ne pas quitter sa chambre tant que<br />

Xavier serait au château.<br />

VI<br />

Xavier était profondément affligé d’être<br />

condamné à ne plus revoir Herménégilde. Il lui<br />

écrivit qu’elle lui faisait expier bien<br />

rigoureusement une ressemblance malheureuse<br />

pour lui et dont il n’était pas coupable. Mais il


ajouta que le malheur qui l’accablait depuis ce<br />

fatal moment atteignait non seulement lui, mais<br />

encore le bien-aimé Stanislas. En effet, lui,<br />

Xavier, était porteur d’un doux message d’amour,<br />

et il n’avait pas d’occasion de remettre à<br />

Herménégilde elle-même, comme il le devait, la<br />

lettre qui lui avait été confiée, et de lui<br />

communiquer de vive voix ce que Stanislas<br />

n’avait pas eu le temps d’écrire.<br />

La femme de chambre d’Herménégilde, que<br />

Xavier avait mise dans ses intérêts, se chargea de<br />

présenter ce billet dans un moment favorable, et<br />

les deux mots de Xavier firent ce que n’avaient<br />

pu faire le père et le médecin. Herménégilde<br />

consentit à le voir.<br />

Elle le reçut dans sa chambre, silencieuse et<br />

les yeux baissés. Xavier s’approcha d’un pas un<br />

peu incertain, et prit place devant le sofa sur<br />

lequel elle était ; mais il s’inclina sur sa chaise, et<br />

s’agenouilla plutôt qu’il ne s’assit devant<br />

Herménégilde.<br />

Dans cette attitude, il lui demanda pardon dans<br />

les termes les plus touchants, du même ton que


s’il se fût accusé d’un crime irrémissible. Il la<br />

pria de ne pas faire retomber sur sa tête la faute<br />

d’une erreur qui lui avait dévoilé la félicité de son<br />

ami. Ce n’était pas lui, c’était Stanislas qu’elle<br />

avait pressé sur son cœur, dans les transports de<br />

joie du retour. Il lui remit la lettre, et commença à<br />

parler de Stanislas, à dire avec quelle fidélité<br />

chevaleresque il pensait à sa dame dans les<br />

combats, avec quelle ardeur il aimait la liberté et<br />

la patrie. Le feu et la vivacité du récit de Xavier<br />

entraînèrent Herménégilde ; elle surmonta bientôt<br />

ses craintes, dirigea sur le jeune homme les<br />

regards enchanteurs de ses yeux célestes, de sorte<br />

que celui-ci, comme Calaf, ivre d’amour lorsque<br />

Turandot le regardait 1 , put à peine continuer sa<br />

narration. Sans le savoir lui-même, et préoccupé<br />

de la lutte qu’il soutenait contre une passion dont<br />

les flammes menaçaient de s’étendre, il se perdit<br />

dans une amphigourique description de bataille.<br />

Il parla de charges de cavalerie, de masses<br />

rompues, de batteries enlevées. Herménégilde<br />

l’interrompit avec impatience :<br />

1 Personnages d’une comédie du comte Carlo Gozzi.


– Oh ! s’écria-t-elle, maudites soient ces<br />

scènes sanglantes dont l’enfer est l’auteur ! Ditesmoi<br />

seulement qu’il m’aime, que Stanislas<br />

m’aime !<br />

Xavier tout ému saisit la main d’Herménégilde<br />

et l’appuya contre son cœur.<br />

– Écoute-le lui-même, ton Stanislas ! s’écria-til<br />

; et de ses lèvres s’échappèrent des<br />

protestations d’un amour brûlant, telles que peut<br />

seule en inspirer la passion la plus dévorante.<br />

Il s’était jeté aux pieds d’Herménégilde ; il<br />

l’avait enlacée de ses deux bras, et cherchait à<br />

l’attirer vers lui, quand il se sentit violemment<br />

repoussé. Herménégilde fixa sur lui un regard<br />

étrange, et dit d’une voix sourde :<br />

– Vaine poupée ! quand même je t’animerais<br />

en t’échauffant sur mon sein, tu n’es pas mon<br />

Stanislas, tu ne le seras jamais !<br />

À ces mots, elle quitta la chambre à pas lents<br />

et sans bruit.<br />

Xavier vit trop tard son étourderie. Il ne sentait<br />

que trop vivement qu’il était éperdument


amoureux d’Herménégilde, de la fiancée de son<br />

parent et ami, et que toutes les démarches qu’il<br />

entreprendrait en faveur de sa folle passion<br />

l’exposaient à trahir l’amitié. Partir de suite sans<br />

revoir Herménégilde, telle fut l’héroïque<br />

résolution qu’il adopta, et en effet il ordonna<br />

aussitôt de faire ses malles et d’atteler sa voiture.<br />

Le comte Népomucène fut bien étonné en<br />

voyant Xavier prendre congé de lui. Il fit tout<br />

pour l’engager à rester ; mais Xavier s’y refusa<br />

avec une fermeté qui provenait plutôt d’un<br />

spasme nerveux que d’une véritable force d’âme,<br />

et prétexta des affaires particulières.<br />

Xavier, son sabre au côté, son bonnet de<br />

police à la main, se tenait au milieu de la<br />

chambre. Son domestique était dans<br />

l’antichambre et portait son manteau. Les<br />

chevaux impatients hennissaient devant la grande<br />

porte. En ce moment la porte de la salle s’ouvrit,<br />

et Herménégilde entra. Elle s’approcha du comte<br />

Xavier avec une grâce inexprimable, et lui dit en<br />

lui adressant un doux sourire :<br />

– Vous voulez partir, mon cher Xavier ? Je


comptais vous entendre encore parler tant de fois<br />

de mon bien-aimé Stanislas ! Savez-vous bien<br />

que vos récits me procurent de merveilleuses<br />

consolations ?<br />

Xavier baissa les yeux, et une vive rougeur<br />

colora ses joues. On s’assit ; le comte<br />

Népomucène assura à plusieurs reprises que<br />

depuis plusieurs mois il n’avait pas vu<br />

Herménégilde dans cet état de calme et<br />

d’effusion.<br />

L’heure du souper arriva. À un signe du<br />

comte, on servit le repas dans la pièce même où<br />

ils étaient. Le meilleur vin de Hongrie pétilla<br />

dans les verres, et, la figure animée,<br />

Herménégilde prit une coupe remplie, et but à<br />

son bien-aimé, à la liberté et à la patrie.<br />

– Je partirai cette nuit, se dit Xavier ; et dès<br />

que la table fut desservie, il demanda à son<br />

domestique si la voiture attendait.<br />

Celui-ci lui répondit que depuis longtemps,<br />

par ordre du comte Népomucène, les bagages<br />

avaient été rentrés, la voiture placée sous la<br />

remise, les chevaux dételés et conduits à l’écurie,


et que le cocher ronflait sur la litière.<br />

Xavier prit son parti. L’apparition imprévue<br />

d’Herménégilde l’avait convaincu qu’il était non<br />

seulement possible, mais encore convenable et à<br />

propos de rester, et de cette conviction il en vint à<br />

une autre : c’est qu’il ne s’agissait que d’être<br />

maître de soi, c’est-à-dire de réprimer ces élans<br />

de passion qui, irritant l’esprit malade<br />

Herménégilde, pouvaient lui être pernicieux. Il se<br />

dit, en terminant ces réflexions, qu’il fallait tout<br />

attendre des circonstances ; Herménégilde, tirée<br />

de ses rêveries, pourrait préférer un présent<br />

tranquille à un avenir douteux, et qu’en<br />

demeurant au château il n’était ni déloyal ni<br />

traître envers son ami.<br />

VII<br />

Le lendemain, lorsque Xavier revit<br />

Herménégilde, il parvint en effet, en s’observant<br />

minutieusement, à calmer la bouillante ardeur de


son sang et à lutter avec succès contre sa passion.<br />

Demeurant dans les bornes des plus strictes<br />

convenances, observant même un cérémonial<br />

glacé, il ne donna à la conversation que<br />

l’impulsion de cette galanterie dont la douceur<br />

mielleuse cache souvent un poison funeste aux<br />

femmes.<br />

Xavier, jeune homme de vingt ans, inhabile<br />

aux ruses d’amour, guidé par un tact bien sûr,<br />

déploya l’art d’un maître expérimenté. Il ne parla<br />

que de Stanislas, de son inexprimable amour pour<br />

la douce fiancée ; mais, dans le feu qu’il alluma,<br />

il sut adroitement faire luire sa propre figure, de<br />

sorte qu’Herménégilde, en proie à un pénible<br />

égarement, ne savait pas elle-même comment<br />

séparer ces deux images, celle de Stanislas absent<br />

et celle de Xavier présent à ses yeux.<br />

La société de Xavier fut bientôt indispensable<br />

à Herménégilde complètement fascinée, et il<br />

s’ensuivit qu’on les vit presque constamment<br />

ensemble et souvent causant familièrement<br />

comme deux amants. L’habitude surmonta par<br />

degrés la timidité d’Herménégilde, et en même


temps Xavier franchit cette barrière que mettaient<br />

entre eux les froides convenances et dans les<br />

limites de laquelle il s’était d’abord tenu<br />

renfermé. Herménégilde et Xavier se<br />

promenaient bras dessus bras dessous dans le<br />

parc, et la jeune fille lui abandonnait<br />

négligemment sa main quand, assis auprès d’elle<br />

dans sa chambre, il l’entretenait de l’heureux<br />

Stanislas.<br />

Absorbé par les affaires d’État, par ce qui<br />

avait rapport à sa patrie, le comte Népomucène<br />

n’était pas capable de sonder la profondeur des<br />

cœurs. Il se contentait de voir ce qui se passait à<br />

la superficie ; sa pensée morte pour tout le reste<br />

ne pouvait, semblable à un miroir, réfléchir que<br />

passagèrement les images fugitives de la vie, et<br />

elle s’évanouissaient devant lui sans laisser de<br />

traces. Il ne se douta nullement de l’état du cœur<br />

d’Herménégilde, et trouva bon qu’elle eût enfin<br />

changé contre un jeune homme vivant la poupée<br />

que son délire lui avait fait prendre pour son<br />

bien-aimé. Il crut montrer beaucoup de finesse en<br />

prévoyant que Xavier, gendre aussi convenable<br />

que tout autre à ses yeux, ne tarderait pas à


emplacer Stanislas. Il ne pensa plus au fidèle<br />

fiancé.<br />

Xavier eut des idées analogues ; il se persuada<br />

qu’au bout de quelques mois Herménégilde,<br />

quelque préoccupée qu’elle fût de la pensée de<br />

Stanislas, consentirait pourtant à écouter les<br />

vœux de celui qui le remplaçait.<br />

Un matin, on fut averti qu’Herménégilde<br />

s’était renfermée dans son appartement avec sa<br />

femme de chambre et qu’elle ne voulait voir<br />

personne.<br />

Le comte Népomucène crut simplement que<br />

c’était un nouveau paroxysme qui ne durerait pas.<br />

Il pria le comte Xavier d’employer à la guérison<br />

de sa fille l’empire qu’il avait obtenu sur elle ;<br />

mais quel fut son étonnement lorsque Xavier non<br />

seulement se refusa à approcher d’Herménégilde<br />

sous aucun prétexte, mais encore laissa voir un<br />

changement total dans sa manière d’être ! Au lieu<br />

de montrer comme auparavant une hardiesse<br />

portée presque à l’excès, il était troublé comme<br />

s’il avait aperçu des fantômes : le son de sa voix<br />

était tremblant ; il s’exprimait avec peine, et ses


discours étaient vagues et incohérents.<br />

Il dit qu’il était obligé de retourner à<br />

Varsovie ; qu’il ne reverrait jamais<br />

Herménégilde ; que dernièrement l’égarement de<br />

la malade l’avait rempli d’épouvante ; qu’il<br />

renonçait à toutes les félicités de l’amour ; que la<br />

fidélité d’Herménégilde, poussée jusqu’au délire,<br />

lui avait fait sentir à sa grande confusion<br />

l’étendue de la perfidie dont il allait se rendre<br />

coupable à l’égard de son ami, et qu’une prompte<br />

fuite était son unique ressource.<br />

Le comte Népomucène ne comprit rien à ce<br />

discours, et fut tenté de croire que l’extravagance<br />

d’Herménégilde s’était communiquée au jeune<br />

homme. Il chercha à le calmer, mais inutilement.<br />

Plus le comte lui prouvait la nécessité de voir sa<br />

fille pour la guérir de toutes ses bizarreries, plus<br />

Xavier s’opiniâtrait à refuser. Il coupa court à<br />

l’entretien en se jetant dans sa voiture et en<br />

s’éloignant, comme poussé par une puissance<br />

invisible et incompréhensible.<br />

Le comte Népomucène, irrité et chagrin de la<br />

conduite d’Herménégilde, ne s’inquiéta plus


d’elle, et il arriva qu’elle passa plusieurs jours<br />

enfermée dans son appartement sans voir d’autre<br />

personne que sa femme de chambre.<br />

Un jour, le comte Népomucène était assis dans<br />

sa chambre et plongé dans ses réflexions. Il<br />

songeait aux exploits de l’homme que les<br />

Polonais invoquaient alors comme une fausse<br />

idole 1 . Tout à coup la porte s’ouvrit, et<br />

Herménégilde parut en grand deuil et presque<br />

entièrement couverte d’un long voile noir ; elle<br />

s’approcha de son père à pas lents et solennels,<br />

tomba à ses genoux, et dit d’une voix tremblante :<br />

– Ô mon père ! le comte Stanislas, mon bienaimé<br />

fiancé, n’est plus ! Il est tombé en brave<br />

dans une lutte sanglante ! Sa déplorable veuve est<br />

à genoux devant toi.<br />

Le comte Népomucène dut considérer ces<br />

paroles comme une nouvelle preuve du<br />

dérangement de l’esprit d’Herménégilde, d’autant<br />

1 Il est vraisemblable qu’Hoffmann veut ici parler de<br />

Napoléon, sur lequel les Polonais comptèrent inutilement pour<br />

rétablir leur indépendance.


plus que le jour précédent il avait reçu des<br />

nouvelles de la bonne santé de Stanislas. Il releva<br />

doucement la jeune fille.<br />

– Rassure-toi, ma chère fille, dit-il, Stanislas<br />

se porte bien. Bientôt il sera dans tes bras.<br />

Herménégilde poussa un soupir qui<br />

ressemblait au râle d’un agonisant, et, déchirée<br />

par une douleur sauvage, elle s’affaissa et tomba<br />

à côté de son père sur les coussins du sofa. Elle<br />

fut quelques instants à se remettre, et reprit avec<br />

un calme singulier :<br />

– Laisse-moi te dire, mon cher père, comment<br />

tout cela s’est passé, car il faut que tu le saches<br />

pour reconnaître en moi la veuve du comte<br />

Stanislas. Apprends qu’il y a six jours, au<br />

moment du crépuscule, je me trouvai dans le<br />

pavillon situé au sud de notre parc. Tout mon<br />

être, toutes mes pensées se tournèrent vers mon<br />

bien-aimé. Je sentis mes yeux se fermer<br />

involontairement ; je ne dormais pas ; mais j’étais<br />

plongée dans un étrange état auquel je ne puis<br />

donner que le nom d’hallucination. Bientôt tout<br />

bourdonna et tourna autour de moi ; j’entendis un


sinistre tumulte et un bruit de coups de feu qui se<br />

rapprocha de plus en plus. Je me levai, et fus bien<br />

étonné de me trouver dans une tente. Il était à<br />

genoux devant moi ; c’était bien mon Stanislas !<br />

Je l’entourai de mes bras, je le pressai contre mon<br />

cœur.<br />

– Dieu soit béni ! m’écriai-je ; tu vis, tu es à<br />

moi !<br />

Il me dit qu’immédiatement après la<br />

cérémonie nuptiale j’étais tombée dans un<br />

évanouissement profond, et ce fut alors<br />

seulement que je me rappelai la bénédiction<br />

donnée à mon époux et à moi dans la chapelle<br />

voisine par le père Cyprien, au milieu du fracas<br />

de l’artillerie et de l’agitation du combat. Je vis<br />

alors le vénérable prêtre sortir de la tente.<br />

L’anneau d’or du mariage étincelait à mon doigt ;<br />

le bonheur que je ressentais à serrer mon époux<br />

dans mes bras était inexprimable ; un ravissement<br />

sans nom, que je n’avais jamais éprouvé, remplit<br />

toute mon âme ; mes sens s’égarèrent ; un froid<br />

glacial s’empara de moi. Je fermai les yeux ;<br />

affreux spectacle ! Je me trouve soudain au


milieu d’une mêlée furieuse. Devant moi brûle la<br />

tente incendiée, d’où l’on m’a probablement<br />

arrachée. Stanislas est entouré de cavaliers<br />

ennemis ; ses amis volent à son secours, mais il<br />

est trop tard ! Un cavalier vient de le renverser de<br />

cheval !<br />

À ces mots, Herménégilde, épuisée par la<br />

douleur, tomba de nouveau sans connaissance ;<br />

Népomucène courut chercher des cordiaux, mais<br />

il n’eut pas le temps de les employer, car elle<br />

reprit ses sens, par l’effet seul d’une singulière<br />

énergie.<br />

– La volonté du ciel soit accomplie ! dit-elle<br />

d’une voix sourde et solennelle ; il ne m’est pas<br />

convenable de me plaindre ; mais jusqu’à la mort,<br />

fidèle à mon fiancé, je ne dois me séparer de lui<br />

par aucun engagement terrestre. Le pleurer, prier<br />

pour lui, pour notre salut, voilà mon devoir, et<br />

rien ne saurait m’en détourner.


VIII<br />

Le comte Népomucène crut avec raison que la<br />

folie de sa fille lui avait fait voir cette vision<br />

imaginaire. Il espéra que le deuil d’Herménégilde<br />

ferait succéder une douleur tranquille et<br />

concentrée à une agitation désordonnée, et<br />

compta sur le retour du comte Stanislas pour<br />

mettre un terme à cette nouvelle extravagance.<br />

Parfois le comte Népomucène laissait tomber<br />

les mots de rêveries et de visions ; mais<br />

Herménégilde souriait amèrement, pressait sur<br />

ses lèvres l’anneau d’or qu’elle portait au doigt,<br />

et le baignait de larmes brûlantes.<br />

Le comte Népomucène remarqua avec<br />

étonnement que cet anneau n’appartenait<br />

réellement pas à sa fille ; il ne le lui avait jamais<br />

vu, et il se livra à mille conjectures sur la source<br />

d’où il pouvait provenir, mais sans se donner la<br />

peine de faire une enquête sérieuse.<br />

Une mauvaise nouvelle vint l’affliger ; le


comte Stanislas avait été fait prisonnier.<br />

Vers cette époque, le prince Zapolski arriva<br />

avec sa femme. La mère d’Herménégilde étant<br />

morte jeune, la princesse l’avait remplacée auprès<br />

de l’orpheline, et celle-ci lui témoignait un<br />

dévouement filial. Elle lui ouvrit son cœur et se<br />

plaignit amèrement que, bien qu’elle eût les<br />

preuves les plus convaincantes de la réalité de<br />

son union avec Stanislas, on la traitât de<br />

visionnaire et d’insensée. La princesse, instruite<br />

du dérangement d’idées d’Herménégilde, se<br />

garda bien de la contredire ; elle se contenta de<br />

lui assurer que le temps éclaircirait tout, et qu’en<br />

attendant il était convenable de se soumettre<br />

humblement à la volonté du ciel.<br />

La princesse fut plus attentive quand<br />

Herménégilde lui parla de son état physique, et<br />

qu’elle décrivit les singuliers symptômes de<br />

l’indisposition qui paraissait la troubler. On vit la<br />

princesse veiller sur Herménégilde avec la plus<br />

vive sollicitude et une anxiété surprenante, à<br />

mesure que la jeune fille parut se remettre. Une<br />

vive rougeur remplaçait la pâleur mortelle des


joues et des lèvres d’Herménégilde ; ses yeux<br />

perdaient leur feu sombre et sinistre. Son regard<br />

devenait doux et serein, ses formes amaigries<br />

s’arrondissaient à vue d’œil ; bref, elle reparut<br />

dans la fleur de la jeunesse et de la beauté.<br />

Toutefois la princesse semblait la regarder<br />

comme plus malade que jamais, car, l’inquiétude<br />

peinte sur tous les traits, elle lui demandait : –<br />

Comment es-tu, qu’as-tu, mon enfant,<br />

qu’éprouves-tu ? sitôt qu’Herménégilde soupirait<br />

ou que son front se couvrait de la plus légère<br />

pâleur.<br />

Le comte Népomucène, le prince et sa femme<br />

se consultèrent sur ce qu’il y avait à faire à<br />

l’égard d’Herménégilde et de son idée fixe<br />

qu’elle était la veuve de Stanislas.<br />

– Je crois malheureusement, dit le prince, que<br />

son délire est incurable ; car elle n’est pas malade<br />

physiquement, et les forces de son corps<br />

soutiennent le désordre de son âme.<br />

À ces mots, la princesse lança vers le ciel un<br />

regard triste et pensif.


– Oui, continua le prince, elle ne souffre pas,<br />

quoiqu’on la tourmente mal à propos comme une<br />

malade, à son grand détriment.<br />

La princesse, à laquelle ces mots s’adressaient,<br />

regarda en face le comte Népomucène, et dit d’un<br />

ton vif et résolu :<br />

– Non, Herménégilde n’est pas malade ; mais<br />

s’il était dans l’ordre des choses possible qu’elle<br />

se fût abandonnée, je serais convaincue qu’elle<br />

est enceinte.<br />

À ces mots, elle se leva et quitta la chambre.<br />

Le comte Népomucène et le prince<br />

demeurèrent interdits et comme frappés de la<br />

foudre. Ce dernier, reprenant le premier la parole,<br />

dit que sa femme avait souvent aussi les plus<br />

singulières visions.<br />

Le comte Népomucène répondit d’un ton<br />

sévère :<br />

– La princesse a eu raison ; une faute<br />

semblable de la part d’Herménégilde est au rang<br />

des choses impossibles. Mais si je te disais<br />

qu’une semblable pensée m’est venue hier à


l’esprit quand ma fille s’est présentée devant<br />

moi ; si je te disais que cette idée ne m’a été que<br />

trop aisément suggérée par son aspect, tu<br />

comprendras naturellement combien les paroles<br />

de la princesse ont dû me causer d’émotion, de<br />

trouble et de douleur.<br />

– Ainsi, répondit le prince, il faut que le<br />

médecin ou la sage-femme décident la question,<br />

et que le jugement peut-être trop précipité de la<br />

princesse soit anéanti, ou notre honte constatée.<br />

Tous deux errèrent pendant plusieurs jours de<br />

projets en projets. L’état d’Herménégilde leur<br />

parut suspect, et ils furent d’avis de s’en<br />

rapporter à la princesse sur ce qu’il y avait à<br />

faire. Celle-ci rejeta l’intervention d’un médecin<br />

peut-être bavard, et fit entendre que dans cinq<br />

mois d’autres secours seraient nécessaires.<br />

– Quels secours ? s’écrièrent à la fois le prince<br />

et le comte Népomucène.<br />

– Oui, poursuivit la princesse en élevant la<br />

voix ; ce n’est plus douteux pour moi, ou<br />

Herménégilde est la plus infâme hypocrite que je<br />

connaisse, ou il y a là un inconcevable mystère ;


elle est bien positivement enceinte.<br />

Éperdu et troublé, le comte Népomucène ne<br />

trouva pas d’abord une parole ; enfin, se<br />

recueillant avec effort, il conjura la princesse de<br />

savoir à tout prix d’Herménégilde elle-même quel<br />

était le malheureux qui avait imprimé à leur<br />

maison une tache ineffaçable.<br />

– Herménégilde, dit la princesse, ne<br />

soupçonne pas encore que je connais sa position.<br />

Je me promets tout du moment où je lui dirai ce<br />

qui en est. Le masque de l’hypocrite tombera, ou<br />

l’on aura d’éclatantes preuves de son innocence,<br />

qui pourtant, je l’avoue, me semble fort<br />

équivoque.<br />

IX<br />

Le soir même, la princesse se rendit auprès<br />

d’Herménégilde, dont la grossesse était de plus<br />

en plus apparente. Elle prit la pauvre jeune fille<br />

par les deux bras, fixa ses yeux sur les siens, et


lui dit d’un ton pénétrant :<br />

– Ma chère, tu es enceinte !<br />

Herménégilde leva les yeux au ciel comme<br />

dans une extase céleste, et s’écria avec l’accent<br />

de la joie la plus vive :<br />

– Ô ma mère, ma mère, je le sais ! Je le sens<br />

depuis longtemps, et j’éprouve un bien-être<br />

inexprimable, quoique mon cher époux soit<br />

tombé sous les coups meurtriers des ennemis.<br />

Oui, le moment de ma plus grande félicité<br />

terrestre dure encore en moi, et mon bien-aimé<br />

revit dans le tendre gage d’une douce alliance !<br />

Il sembla à la princesse que tout tournait<br />

autour d’elle, et qu’elle allait perdre la tête. La<br />

naïveté des expressions d’Herménégilde, son<br />

extase, son ton de vérité ne permettaient pas de<br />

l’accuser de perfidie, et son délire seul pouvait<br />

faire comprendre comment elle s’aveuglait ellemême<br />

sur l’étendue de sa faute.<br />

Frappée de cette dernière idée, la princesse<br />

repoussa Herménégilde, et s’écria avec colère :<br />

– Insensée ! un songe t’a-t-il mise dans cet


état, qui nous voue tous à l’ignominie ? Crois-tu<br />

donc me donner le change par tes absurdes<br />

récits ? Réfléchis ; rassemble tous les souvenirs<br />

des jours passés ; l’aveu dicté par le repentir peut<br />

seul te réconcilier avec nous.<br />

Baignée de larmes, abîmée dans la douleur,<br />

Herménégilde tomba aux genoux de la princesse :<br />

– Ma mère, dit-elle d’une voix plaintive, toi<br />

aussi tu m’appelles visionnaire, toi aussi tu<br />

refuses de croire que l’Église m’a unie à mon<br />

Stanislas, que je suis sa femme ! Mais vois-tu<br />

donc seulement cet anneau à mon doigt ? Que<br />

dis-je ? toi, tu connais mon état ; n’est-ce pas<br />

assez pour te convaincre que je n’ai pas rêvé ?<br />

La princesse reconnut pour vrai, à son grand<br />

étonnement, que la pensée d’une faute n’étais pas<br />

venue à Herménégilde, et qu’elle n’avait ni saisi<br />

ni compris ses reproches à ce sujet.<br />

Herménégilde, pressant avec ardeur sur son cœur<br />

les mains de sa mère adoptive, la supplia de<br />

croire à son mariage, dont son état ne permettait<br />

point d’ailleurs de douter ; la bonne dame, toute<br />

déconcertée, hors d’elle-même, ne savait plus que


dire à la pauvre enfant, et quel nouveau moyen<br />

employer pour saisir la trace du secret qui<br />

enveloppait Herménégilde.<br />

Ce ne fut que plusieurs jours après que la<br />

princesse déclara au comte Népomucène qu’il<br />

était impossible de rien savoir de sa fille, qui<br />

croyait porter dans son sein un fruit de l’amour<br />

de son époux, et qui en avait même une<br />

conviction intime.<br />

Les deux seigneurs irrités traitèrent<br />

Herménégilde d’hypocrite, et le comte<br />

Népomucène surtout jura que si les moyens de<br />

douceur ne parvenaient pas à dissiper son délire<br />

et à lui arracher l’aveu de son déshonneur, il<br />

userait de mesures rigoureuses.<br />

Le princesse fut d’avis que l’emploi de la<br />

force serait aussi cruel qu’inutile. Elle était<br />

convaincue, disait-elle, qu’Herménégilde, loin<br />

d’y mettre de la fourberie, croyait de toute son<br />

âme ce qu’elle disait.<br />

– Il y a encore dans le monde, ajouta-t-elle,<br />

plusieurs mystères que nous sommes tout à fait<br />

hors d’état de comprendre. Qui sait si l’union


ardente de la pensée n’a pas une action physique,<br />

et si des rapports spirituels entre Stanislas et<br />

Herménégilde n’ont pas produit cet état qui nous<br />

semble incompréhensible ?<br />

Malgré toute la colère et tous les soucis de ce<br />

fatal moment, le prince et le comte Népomucène<br />

ne purent s’empêcher de rire, et parlèrent de cette<br />

idée de la princesse comme d’une des plus<br />

sublimes et des plus éthérées qu’eût produites le<br />

spiritualisme humain.<br />

La princesse, le visage couvert d’une vive<br />

rougeur, dit que de semblables choses étaient<br />

hors de la portée de l’esprit grossier des<br />

hommes ; mais, tout en étant persuadée de<br />

l’innocence de sa protégée, elle n’en jugeait pas<br />

moins sa position très critique. Un voyage,<br />

qu’elle se proposait d’entreprendre avec<br />

Herménégilde, lui parut l’unique et le meilleur<br />

moyen de la soustraire à la honte et aux<br />

tourments.<br />

Le comte Népomucène fut satisfait de cette<br />

proposition ; car Herménégilde ne faisait aucun<br />

mystère de sa grossesse, et si elle voulait


conserver sa réputation, elle devait s’éloigner<br />

volontairement du cercle de ses relations<br />

ordinaires.<br />

Ce point étant réglé, tous se sentirent plus<br />

tranquilles. Le comte Népomucène songea à<br />

peine davantage au funeste secret lorsqu’il vit la<br />

possibilité de le cacher au monde, dont le blâme<br />

était ce qu’il redoutait le plus. Le prince jugea<br />

avec beaucoup de raison que, vu le bizarre<br />

enchaînement des circonstances et le<br />

dérangement d’esprit d’Herménégilde, tout ce<br />

qu’on pouvait faire était d’attendre du temps le<br />

dénouement de cette étrange aventure.<br />

La délibération était close, et ils allaient se<br />

séparer, quand la soudaine arrivée du comte<br />

Xavier vint causer de nouveaux soucis et de<br />

nouveaux embarras.<br />

Échauffé d’une course rapide, couvert de<br />

poussière, il se précipita dans la chambre avec<br />

l’empressement que donne une passion<br />

désordonnée, et sans saluer, sans faire attention à<br />

qui que ce fût, il s’écria d’une voix perçante :<br />

– Il est mort ! le comte Stanislas est mort ! il


n’a pas été fait prisonnier... non... il a été tué par<br />

l’ennemi : en voici les preuves !<br />

À ces mots, il tira rapidement de sa poche<br />

plusieurs lettres qu’il remit au comte<br />

Népomucène. Leur contenu bouleversa le comte.<br />

La princesse jeta un coup d’œil sur l’une des<br />

lettres ; mais à peine eut-elle lu quelques lignes,<br />

qu’elle leva les yeux au ciel, joignit les mains, et<br />

s’écria avec l’accent de la douleur :<br />

– Herménégilde ! pauvre enfant ! quel<br />

inexplicable mystère !<br />

Elle venait de voir que le jour de la mort de<br />

Stanislas était précisément celui de son entrevue<br />

avec Herménégilde, et que ces deux événements<br />

semblaient s’être passés simultanément 1 .<br />

– Il est mort, dit Xavier vivement et avec feu,<br />

1 Ainsi une espèce de vision aurait appris à Herménégilde la<br />

mort de Stanislas, et, sauf les détails qu’ajoute à la vérité son<br />

imagination égarée, l’aurait rendue spectatrice d’une scène qui<br />

se passait à une grande distance du lieu où elle était. Quelque<br />

étrange que paraisse la donnée adoptée par Hoffmann, les<br />

recueils d’observations physiologiques fournissent plusieurs<br />

exemples de faits analogues. (Note du trad.)


Herménégilde est libre ; aucun obstacle ne<br />

s’élève contre moi, qui l’aime plus que ma vie ;<br />

je demande sa main !<br />

Le comte Népomucène fut incapable de<br />

répondre. La princesse prit la parole, et déclara<br />

que certaines circonstances les mettaient dans<br />

l’impossibilité d’accueillir sa demande, que dans<br />

ce moment même il ne pouvait voir<br />

Herménégilde, et qu’on le priait de s’éloigner<br />

aussi vite qu’il était venu.<br />

Xavier répondit qu’il connaissait fort bien le<br />

désordre d’esprit d’Herménégilde, auquel<br />

vraisemblablement on voulait faire allusion, mais<br />

qu’il le considérait d’autant moins comme un<br />

obstacle, que son mariage avec la jeune fille<br />

devait mettre un terme à ce funeste état.<br />

La princesse lui assura qu’Herménégilde avait<br />

juré de rester fidèle à Stanislas jusqu’à la mort,<br />

qu’elle repousserait toute autre alliance, et qu’au<br />

reste, elle ne se trouvait plus au château.<br />

Xavier se mit à rire ; il dit que le consentement<br />

du père lui suffisait ; et qu’il n’y avait qu’à lui<br />

laisser le soin de rétablir le calme dans le cœur


d’Herménégilde.<br />

Irrité au dernier point de l’impétueuse<br />

importunité du jeune homme, le comte<br />

Népomucène déclara qu’il était inutile de<br />

compter sur son consentement, et enjoignit à<br />

Xavier de quitter le château au plus tôt.<br />

Le comte Xavier le regarda fixement, ouvrit la<br />

porte du vestibule, et cria au cocher d’apporter<br />

ses bagages, de desseller les chevaux et de les<br />

conduire à l’écurie. Puis il revint dans la<br />

chambre, et se jeta dans un fauteuil près de la<br />

fenêtre.<br />

– La force seule, dit-il d’un ton calme et<br />

sévère, pourra m’arracher du château avant<br />

d’avoir vu Herménégilde, avant de lui avoir<br />

parlé.<br />

– Alors vous pourrez y faire un long séjour,<br />

répondit le comte Népomucène ; quant à moi, je<br />

vous cède la place, et je vous demanderai la<br />

permission de quitter ces lieux.<br />

Aussitôt, le comte Népomucène, le prince et sa<br />

femme sortirent de l’appartement pour aviser au


prompt départ d’Herménégilde.<br />

Le hasard voulut qu’à cette heure-là, contre<br />

son habitude, elle se trouvât dans le parc. Xavier<br />

l’aperçut au loin par la fenêtre, courut dans le<br />

parc, et atteignit enfin la jeune fille au moment où<br />

elle entrait dans le fatal pavillon du sud. Son état<br />

était déjà visible presque à tous les yeux.<br />

– Ô puissance du ciel ! s’écria Xavier.<br />

Il se précipita aux genoux d’Herménégilde, lui<br />

fit les plus brûlantes protestations d’amour, et la<br />

conjura de l’accepter pour époux.<br />

– C’est un mauvais génie qui vous amène,<br />

répondit-elle éperdue de crainte et de surprise ; ne<br />

cherchez pas à troubler mon repos ; je serai fidèle<br />

jusqu’à la mort à mon bien-aimé ; jamais, jamais<br />

je ne serai la femme d’un autre !<br />

Xavier, voyant échouer le instances et les<br />

supplications, lui représenta qu’elle s’abusait<br />

elle-même, qu’elle lui avait déjà prodigué les plus<br />

douces preuves d’amour ; mais lorsqu’il se releva<br />

et voulut la serrer dans ses bras, Herménégilde,<br />

pâle comme la mort, le repoussa avec horreur et


dédain.<br />

– Malheureux ! s’écria-t-elle, fou<br />

présomptueux ! tu ne pourras pas plus me<br />

déterminer à violer la foi promise que tu ne peux<br />

anéantir le gage de mon union avec Stanislas !<br />

fuis loin de mes yeux !<br />

Xavier serra les poings, et partit d’un éclat de<br />

rire méprisant :<br />

– Insensée, s’écria-t-il, n’as-tu pas rompu toimême<br />

tes absurdes serments ? Cet enfant que tu<br />

portes dans toi sein, c’est mon enfant ; c’est moi<br />

qui t’ai pressée dans mes bras ici-même, à cette<br />

place ! tu as été ma maîtresse, et ce titre restera le<br />

tien, si tu ne l’échanges contre celui d’épouse !<br />

Herménégilde le regarda d’un œil où brillait<br />

les flammes de l’enfer.<br />

– Monstre ! s’écria-t-elle ; et comme frappée<br />

de mort subite, elle tomba sur le plancher du<br />

pavillon.


X<br />

Xavier retourna en courant au château ; on eût<br />

dit qu’il était poursuivi par toutes les furies ; il<br />

s’avança vers la princesse, qu’il rencontra, lui<br />

saisit la main, et l’entraîna dans le salon.<br />

– Elle m’a repoussé avec horreur ! moi, le père<br />

de son enfant !<br />

– Au nom de tous les saints ! toi, Xavier, mon<br />

Dieu ! parle, comment est-ce possible ?<br />

– Me condamne qui voudra, dit Xavier un peu<br />

remis ; mais quiconque aura dans les veines un<br />

sang bouillant comme le mien, sera comme moi<br />

coupable dans un pareil moment. Je trouvai<br />

Herménégilde dans le pavillon ; son état était<br />

étrange et tel que je ne puis le décrire. Elle était<br />

étendue sur le canapé, et semblait rêver en<br />

dormant d’un profond sommeil. À peine fus-je<br />

entré, qu’elle se leva, vint à moi, me prit par la<br />

main, et me conduisit à travers le pavillon à pas<br />

lents et solennels. Elle s’agenouilla, je fis de


même ; elle pria, et je m’aperçus bientôt qu’elle<br />

s’imaginait voir un prêtre devant nous. Elle tira<br />

de son doigt un anneau qu’elle présenta au prêtre.<br />

Je la pris, et donnai à Herménégilde un anneau<br />

d’or que j’ôtai de mon doigt. Puis elle se laissa<br />

tomber dans mes bras avec toutes les marques du<br />

plus brûlant amour... Lorsque je m’enfuis, elle<br />

était dans un profond assoupissement.<br />

– Misérable ! crime horrible ! s’écria la<br />

princesse hors d’elle-même.<br />

Le comte Népomucène et le prince entrèrent,<br />

apprirent en peu de mots les aveux de Xavier, et<br />

la délicatesse de la princesse fut vivement blessée<br />

quand ils déclarèrent que l’action criminelle de<br />

Xavier était très excusable, et pouvait se réparer<br />

par son mariage avec Herménégilde.<br />

– Non, dit la princesse, jamais Herménégilde<br />

n’accordera sa main à celui qui, comme un<br />

mauvais génie, a empoisonné par un crime<br />

odieux le plus sublime moment de sa vie.<br />

Il faut qu’elle m’accorde sa main, dit le comte<br />

Xavier avec une hauteur froide et dédaigneuse, il<br />

le faut pour sauver son honneur. Je reste ici, et


tout s’arrangera.<br />

En ce moment s’éleva un bruit sourd ; on<br />

rapportait au château Herménégilde que le<br />

jardinier avait trouvée sans vie dans le pavillon.<br />

On la posa sur le sofa ; avant que la princesse pût<br />

l’en empêcher, Xavier s’avança et prit la main<br />

d’Herménégilde. Elle se leva en poussant un cri<br />

affreux qui n’avait rien d’humain, mais<br />

ressemblait au gémissement perçant d’une bête<br />

fauve. Immobile, raidie par une affreuse<br />

convulsion, elle fixa sur le comte des yeux<br />

étincelants. Celui-ci chancela sous l’impression<br />

de ce regard foudroyant, et murmura d’une voix à<br />

peine intelligible :<br />

– Des chevaux !<br />

Sur un signe de la princesse, on lui en prépara.<br />

– Du vin ! du vin ! s’écria-t-il.<br />

Il en avala précipitamment quelques verres,<br />

sauta à cheval avec vigueur, et disparut.<br />

L’état d’Herménégilde, dont le délire sombre<br />

semblait vouloir dégénérer en frénésie sauvage,<br />

changea les dispositions de Népomucène et du


prince, qui reconnurent pour la première fois<br />

l’horreur de l’action irrémissible de Xavier ; on<br />

voulut envoyer chercher un médecin ; mais la<br />

princesse rejeta tous les secours de l’art, là où il<br />

n’y avait besoin peut-être que de consolations<br />

spirituelles. Au lieu d’un médecin, on manda<br />

donc le père Cyprien, moine de l’ordre mendiant<br />

des Carmes et confesseur de la maison. Il réussit<br />

merveilleusement à tirer Herménégilde de son<br />

abattement et de son délire. Bien plus, bientôt<br />

calme et de sang-froid, elle tint à la princesse des<br />

discours fort suivis, et lui exprima le désir d’aller,<br />

après ses couches, vivre, pénitente et désolée,<br />

dans le couvent de l’ordre de Citeaux, à Oppeln.<br />

Elle avait ajouté à ses habits de deuil un voile qui<br />

lui couvrait entièrement le visage, et qu’elle ne<br />

leva plus jamais.<br />

Le père Cyprien quitta le château, mais il<br />

revint au bout de quelques jours. Cependant le<br />

prince Zapolski avait écrit au bourgmestre de<br />

Lilinitz, chez lequel Herménégilde devait<br />

attendre sa délivrance ; l’abbesse du couvent de<br />

l’ordre de Citeaux, alliée de la maison, devait la<br />

mener à Lilinitz, pendant que la princesse ferait


un voyage en Italie, accompagnée en apparence<br />

d’Herménégilde.<br />

Il était minuit ; la voiture qui devait conduire<br />

Herménégilde au couvent était prête devant la<br />

porte. Accablé de douleur, Népomucène, le<br />

prince et sa femme attendaient la malheureuse<br />

enfant dont il leur fallait prendre congé. Elle<br />

parut, couverte de son voile, à côté du moine, qui<br />

tenait un flambeau dont la lumière éclaira le<br />

vestibule.<br />

– La sœur Célestine a grièvement péché, dit<br />

Cyprien d’une voix solennelle, quand elle<br />

appartenait encore au monde, car le crime de<br />

Satan a souillé sa pureté ; mais un vœu qu’elle ne<br />

rompra jamais lui procurera des consolations, le<br />

calme et le bonheur éternel ! Jamais le monde ne<br />

reverra le visage dont la beauté a tenté le démon !<br />

Regardez : ainsi Célestine commence et<br />

accomplit son expiation.<br />

À ces mots, le moine leva le voile<br />

d’Herménégilde, et tous poussèrent un cri<br />

perçant ; car ils virent le pâle masque de mort<br />

sous lequel Herménégilde avait caché pour


toujours l’angélique beauté de ses traits.<br />

Sans proférer une seule parole, elle se sépara<br />

de son père, qui, brisé par la douleur, crut qu’il<br />

n’aurait plus la force de supporter la vie. Le<br />

prince, homme plus ferme, versa cependant des<br />

torrents de larmes, et la princesse seule, domptant<br />

de toute son énergie l’horreur que lui inspirait ce<br />

vœu fatal, parvint à rester maîtresse d’elle-même.<br />

Comment le comte Xavier découvrit la retraite<br />

d’Herménégilde et apprit la consécration du<br />

nouveau-né à l’église, c’est ce qui reste<br />

inexpliqué. Il lui fut inutile d’avoir enlevé son<br />

fils ; car, lorsqu’il arriva à Praga, et voulut le<br />

remettre entre les mains d’une femme de<br />

confiance, l’enfant n’était pas évanoui de froid,<br />

comme Xavier l’avait cru, mais il avait cessé de<br />

vivre. Le comte Xavier disparut alors sans laisser<br />

de traces, et l’on pensa qu’il s’était donné la<br />

mort.<br />

Plusieurs années s’étaient écoulées, lorsque le<br />

jeune prince Boleslas Zapolski, pendant un<br />

voyage qu’il fit à Naples, arriva au pied du mont


Pausilippe. Là, au milieu de la plus délicieuse<br />

contrée, est placé le couvent des Camaldules. Le<br />

prince y monta pour jouir d’une vue qu’on lui<br />

avait dépeinte comme la plus magnifique de tout<br />

l’État napolitain.<br />

Il était dans le jardin du couvent, et sur le<br />

point de gravir la cime d’un rocher élevé, d’où<br />

l’on pouvait voir le point de vue dans toute sa<br />

beauté, lorsqu’il remarqua un moine qui s’y était<br />

installé avant lui sur une large pierre. Ce moine<br />

avait un livre de prières ouvert sur les genoux, et<br />

ses regards étaient fixés sur l’horizon. Son<br />

visage, dont les traits étaient encore jeunes,<br />

portait l’empreinte d’un profond chagrin.<br />

Un vague souvenir préoccupa le prince à<br />

mesure qu’il s’approchait du moine. Il se glissa<br />

auprès de lui, et s’aperçut que son livre de prières<br />

était écrit en polonais ; il parla polonais au<br />

religieux ; mais celui-ci se détourna avec effroi ;<br />

et à peine eut-il regardé le prince qu’il se voila le<br />

visage, et, comme poussé par un mauvais génie,<br />

s’enfuit à travers les buissons.


Lorsque le prince Boleslas raconta cet incident<br />

au comte Népomucène, il lui assura que ce moine<br />

n’était autre que le comte Xavier.


Le Sanctus


Le docteur secoua la tête d’une manière qui<br />

donnait beaucoup à penser.<br />

– Comment ! s’écria avec violence le maître<br />

de chapelle en sautant de son siège, le catarrhe de<br />

Bettina pourrait donc vraiment avoir des suites<br />

fâcheuses ?<br />

Le docteur frappa trois ou quatre fois le<br />

plancher de son bambou, prit sa tabatière et la<br />

remit dans sa poche sans avoir prisé, leva<br />

brusquement les yeux, comme s’il eût compté les<br />

rosaces du plafond, et toussa d’une voix<br />

cacophonique sans souffler mot.<br />

Cette tenue déconcerta le maître de chapelle,<br />

car il savait que ces gestes du docteur signifiaient<br />

en langage clair et intelligible un cas grave, très<br />

grave, et : – je ne sais comment me tirer<br />

d’affaire ; j’erre à l’aventure ; je procède<br />

empiriquement, ainsi que le docteur, dans Gil<br />

Blas de Santillane.<br />

– Eh bien ! s’écria le maître de chapelle tout


en colère, dites-moi au moins la pure vérité, et ne<br />

prenez pas un maudit air d’importance quand il<br />

s’agit d’un simple enrouement que Bettina s’est<br />

attiré pour avoir oublié de mettre son châle en<br />

sortant de l’église. Cela ne coûtera pourtant pas la<br />

vie à la petite.<br />

– Que non ! dit le docteur en cherchant de<br />

nouveau sa tabatière et en portant réellement<br />

cette fois une prise à ses narines ; mais il est plus<br />

que vraisemblable que, pendant tout le reste de sa<br />

vie, elle ne pourra plus chanter une seule note.<br />

À ces mots, le maître de chapelle porta ses<br />

deux poings à sa chevelure, dont la poudre sortit<br />

en nuages, courut de long en large dans la<br />

chambre, et s’écria dans une exaspération de<br />

possédé :<br />

– Ne plus chanter ! ne plus chanter ! Bettina,<br />

ne plus chanter ! Plus de ces magnifiques<br />

canzonettes, de ces merveilleux boléros et<br />

séguidillas, qui coulaient de ses lèvres comme du<br />

parfum de fleurs transformé en son ; plus de<br />

pieux Agnus, plus de Benedictus si consolateur<br />

dans sa bouche ! Oh ! oh ! point de Miserere qui


me lavait de toutes les impuretés terrestres, de<br />

toutes les basses pensées, et qui, souvent, faisait<br />

éclore en moi tout un monde de beaux thèmes<br />

religieux ! Tu mens ! docteur, tu mens ! Le diable<br />

te tente et t’excite à me tendre des pièges.<br />

L’organiste de la cathédrale, qui me poursuit avec<br />

une jalousie infâme depuis que j’ai composé un<br />

Qui tollis à huit voix au ravissement du monde<br />

entier, voilà celui qui t’a honteusement séduit. Il<br />

t’a chargé de me plonger dans un affreux<br />

désespoir, pour que je jette au feu ma nouvelle<br />

messe ; mais il n’y réussira point, et tu n’y<br />

réussiras point ! C’est ici, ici que je les porte les<br />

soli de Bettina (il frappa un grand coup sur la<br />

poche de son habit, qui retentit bruyamment), et<br />

tout de suite la petite va me les chanter de sa voix<br />

sublime et sonore comme une cloche, d’une<br />

manière plus brillante que jamais.<br />

Le maître de chapelle saisit son chapeau et<br />

voulut partir ; le docteur le retint en lui disant<br />

d’une voix douce et basse :<br />

– J’honore votre respectable enthousiasme,<br />

très adorable ami ; mais je n’exagère rien, et je ne


connais pas du tout l’organiste de la cathédrale :<br />

c’est comme je vous l’ai dit. Depuis le temps que<br />

Bettina a chanté à l’église catholique les soli dans<br />

le Gloria et dans le Credo, elle est attaquée d’un<br />

enrouement extraordinaire ou plutôt d’une<br />

extinction de voix dont mon art ne peut<br />

triompher, et qui, comme je l’ai dit, me fait<br />

craindre qu’elle ne puisse plus chanter du tout.<br />

– Bon ! s’écria le maître de chapelle avec la<br />

résignation du désespoir, alors donne-lui de<br />

l’opium, de l’opium, et encore de l’opium, et si<br />

longtemps de l’opium qu’elle meure d’une douce<br />

mort ; car si Bettina ne chante plus, elle ne doit<br />

pas vivre non plus : elle ne vit que lorsqu’elle<br />

chante, elle n’existe que dans les chants. Divin<br />

docteur, fais-moi le plaisir de l’empoisonner le<br />

plus tôt possible ; j’ai des connaissances au<br />

tribunal criminel ; j’ai étudié à Halle avec le<br />

président, qui alors était très fort sur le cor ; la<br />

nuit nous exécutions des duos avec<br />

accompagnement obligé de chœurs de chiens et<br />

de chats. Tu ne seras pas poursuivi pour cet<br />

honnête assassinat ; mais empoisonne-la,<br />

empoisonne-la.


– On est, dit le docteur en interrompant<br />

l’effervescent maître de chapelle, on est déjà d’un<br />

certain âge, vu qu’on est forcé depuis maintes<br />

années de se faire poudrer les cheveux ; et<br />

pourtant pour ce qui concerne la musique, on est<br />

vel quasi un blanc-bec. Il est inutile de crier de la<br />

sorte, de parler si témérairement de meurtre et<br />

d’assassinat ; qu’on se mette tranquillement dans<br />

ce commode fauteuil, et qu’on m’écoute avec<br />

sang-froid.<br />

Le maître de chapelle s’écria d’une voix<br />

larmoyante :<br />

– Que vais-je apprendre ?<br />

Au reste, il fit ce qui lui avait été ordonné.<br />

– Il y a en effet, dit le docteur, quelque chose<br />

de tout à fait étrange et de merveilleux dans l’état<br />

de Bettina. Elle parle à haute voix ; la force de<br />

ses organes est dans toute sa plénitude ; on ne<br />

saurait supposer un mal de gorge ordinaire. Elle<br />

est même en état de proférer des tons musicaux ;<br />

mais dès qu’elle élève la voix jusqu’au chant, un<br />

je ne sais quoi incompréhensible, qui ne se<br />

manifeste ni par un picotement, ni par un


chatouillement, ni enfin comme un principe de<br />

maladie affirmatif, la prive de ses facultés<br />

vocales, de sorte que chaque son, sans être faux<br />

ou étouffé, en un mot, sans se ressentir de<br />

l’influence d’un catarrhe, devient faible et sans<br />

expression. Bettina, elle-même, compare très bien<br />

son état à celui d’un rêve, où, avec la plein<br />

conscience de pouvoir voler, on essaye<br />

néanmoins inutilement de s’élever. Cet état de<br />

maladie négatif résiste à mon art, et tous mes<br />

remèdes sont autant de coups d’épée dans l’eau.<br />

L’ennemi que je dois combattre ressemble à un<br />

fantôme incorporel, contre lequel je m’escrime en<br />

vain. Vous avez raison, maître de chapelle, de<br />

dire que toute l’existence de Bettina dépend<br />

essentiellement du chant, car on ne peut se<br />

figurer l’oiseau de paradis que chantant ; voilà<br />

pourquoi la seule idée que son chant périt, et elle<br />

avec lui, agite continuellement ses esprits,<br />

augmente son malaise, et anéantit tout l’effet de<br />

mes efforts. Elle est de sa nature, comme elle le<br />

dit elle-même, très craintive, et avec cette<br />

disposition, après m’être, comme un naufragé,<br />

accroché pendant des mois entiers au moindre


éclat de bois, après m’être complètement<br />

découragé, je finis par croire que la maladie de<br />

Bettina est plutôt psychique que physique.<br />

– Bien, docteur ! s’écria ici l’enthousiaste<br />

voyageur 1 , qui jusqu’alors s’était tenu coi et les<br />

bras croisés dans un coin de la chambre, d’un<br />

seul coup vous avez trouvé le véritable point,<br />

mon excellent docteur. La sensation maladive de<br />

Bettina est la réaction physique d’une impression<br />

psychique, et par cela même d’autant plus<br />

pernicieuse et plus dangereuse. Moi, moi seul, je<br />

peux tout vous expliquer, messieurs.<br />

– Que vais-je apprendre ? s’écria le maître de<br />

chapelle avec une voix plus larmoyante encore<br />

qu’auparavant.<br />

Le docteur approcha sa chaise de celle de<br />

l’enthousiaste voyageur en le regardant d’un air<br />

étrangement goguenard ; mais l’enthousiaste<br />

voyageur leva les yeux au ciel, et dit, sans<br />

regarder le docteur ni le maître de chapelle :<br />

1 C’est un nom sous lequel Hoffmann se désigne lui-même.<br />

(Note du trad.)


– Maître de chapelle ! j’ai vu un jour un petit<br />

papillon diapré de brillantes couleurs qui s’était<br />

pris entre les cordes de votre clavicorde double 1 .<br />

Le petit être voltigeait gaiement de long en large ;<br />

il battait de ses petites ailes étincelantes tantôt les<br />

cordes supérieures, tantôt les cordes inférieures,<br />

qui alors rendaient des sons et des accords que<br />

l’oreille la mieux exercée pouvait seule<br />

distinguer. À la fin le petit animal semblait nager<br />

dans ces vibrations comme dans des ondes<br />

doucement agitées, ou plutôt semblait être porté<br />

par des flots d’harmonie. Mais souvent il arrivait<br />

qu’une corde plus fortement touchée frappait<br />

comme en colère les ailes du papillon., et leur<br />

faisait perdre en les froissant l’ornement de leurs<br />

couleurs variées. Mais le papillon, n’y faisant pas<br />

attention, tournoyait et allait toujours, produisant<br />

des chants et des sons continuels, jusqu’à ce que,<br />

les cordes le blessant toujours de plus en plus, il<br />

tomba mort dans l’ouverture de la table<br />

d’harmonie.<br />

1 Espèce de clavecin.


– Que voulez-vous nous dire par là ? demanda<br />

le maître de chapelle.<br />

– Fiat applicatio, mon très cher ! dit le<br />

docteur.<br />

– Il ne s’agit pas ici d’une application<br />

particulière, continua l’enthousiaste ; je voulais,<br />

comme j’ai entendu réellement le papillon jouer<br />

du clavicorde du maître de chapelle, faire<br />

entrevoir seulement en général une idée que j’ai<br />

eue alors, et qui peut assez bien servir<br />

d’introduction à tout ce que je vais dire sur la<br />

maladie de Bettina. Au reste, vous pouvez<br />

prendre le tout pour une allégorie, et le dessiner<br />

dans l’album d’une virtuose en tournée. Il me<br />

sembla alors que la nature avait construit autour<br />

de nous un clavicorde à mille touches, dans les<br />

cordes duquel nous manœuvrons. Nous en<br />

prenons les sons et les accords pour nos<br />

productions arbitraires, et souvent nous sommes<br />

blessés à mort, sans nous douter que c’est le ton<br />

discordant que nous avons excité qui est cause de<br />

notre mort.<br />

– Très obscur ! dit le maître de chapelle.


– Oh ! s’écria le docteur en riant, oh ! prenez<br />

patience, il va tout de suite entamer sa matière<br />

favorite, et nous lancer au grand galop dans le<br />

monde des pressentiments, des rêves, des<br />

influences psychiques, des sympathies, des<br />

idiosyncrasies, etc., jusqu’à ce que, arrivé à la<br />

station du magnétisme, il descende de cheval<br />

pour déjeuner.<br />

– Doucement, doucement, très docte médecin,<br />

riposta l’enthousiaste voyageur, ne rabaissez pas<br />

des choses que vous êtes forcé de reconnaître<br />

avec humilité et d’observer avec attention,<br />

quelque effort que vous fassiez pour vous y<br />

soustraire. N’avez-vous pas dit vous-même que la<br />

maladie de Bettina provenait d’une excitation<br />

psychique, ou plutôt qu’elle était un mal<br />

psychique ?<br />

– Mais, dit le docteur en interrompant<br />

l’enthousiaste, qu’a de commun Bettina avec ce<br />

malheureux papillon ?<br />

– S’il fallait, poursuivit l’enthousiaste, tout<br />

passer scrupuleusement au tamis, éplucher et<br />

examiner isolément chaque grain, ce serait un


travail fastidieux en soi ! Laissez le papillon<br />

reposer dans le clavicorde du maître de chapelle !<br />

– Au reste, avouez-le vous-même, maître de<br />

chapelle, n’est-ce pas un véritable malheur que la<br />

très sainte musique soit devenue une partie<br />

intégrante de notre conversation ? Les plus<br />

nobles talents sont rabaissés à la vie commune !<br />

Autrefois les sons et les chants répandaient leurs<br />

rayons sur nous du haut d’un saint espace, et<br />

comme du royaume céleste même ; mais de nos<br />

jours on a tout sous la main, et l’on sait<br />

exactement la quantité de tasses de thé que la<br />

chanteuse et la quantité de verres de vin que la<br />

basse-taille doivent boire pour ne pas perdre la<br />

tramontane. Je sais bien qu’il y a des réunions<br />

qui, dominées par le véritable esprit de la<br />

musique, l’observent avec une ferveur réelle ;<br />

mais il est d’autres réunions misérables, roides,<br />

guindés... mais je ne veux pas me mettre en<br />

colère !<br />

L’année dernière, quand j’arrivai ici, notre<br />

pauvre Bettina était justement la cantatrice à la<br />

mode ; partout on la recherchait et on ne pouvait


presque plus avaler une tasse de thé sans le<br />

supplément d’une romance espagnole, d’une<br />

canzonette italienne, ou d’une chanson française,<br />

comme par exemple : Souvent l’amour, etc., que<br />

Bettina devait s’abaisser à chanter. Je craignais<br />

réellement que la bonne fille ne fût submergée<br />

avec tous ses talents dans cette mer de thé dont<br />

on l’inondait. Il en fut autrement, mais la<br />

catastrophe eut lieu.<br />

– Quelle catastrophe ? s’écrièrent à la fois le<br />

docteur et le maître de chapelle.<br />

– Tenez, mes chers messieurs, continua<br />

l’enthousiaste, à proprement parler, la pauvre<br />

Bettina a été, comme on dit vulgairement,<br />

ensorcelée, et quelque pénible que me soit cet<br />

aveu, je suis moi-même le magicien qui ai<br />

accompli cette mauvaise œuvre, et maintenant,<br />

comme l’apprenti sorcier 1 , je suis incapable de la<br />

délivrer du charme.<br />

1 Allusion un poème de Goethe, dans lequel l’apprenti<br />

sorcier a su évoquer les esprits ; mais il ignore la formule pour<br />

les forcer à s’en aller. (Note du trad.)


– Folles facéties !... et nous sommes ici<br />

tranquillement à nous laisser mystifier par ce<br />

scélérat de railleur.<br />

Ainsi parla le docteur en sautant de sa chaise.<br />

– Mais, au nom du diable ! la catastrophe ! la<br />

catastrophe ! s’écria le maître de chapelle.<br />

– Silence, messieurs ! dit l’enthousiaste ; je<br />

viens au fait, à un fait que je puis vous garantir.<br />

Au reste, prenez mon sortilège pour une<br />

plaisanterie, quoique parfois je me sente le cœur<br />

oppressé d’avoir servi, à mon insu et contre ma<br />

volonté, de médiateur à une force psychique<br />

inconnue qui s’est développée et a agi sur<br />

Bettina. J’ai servi, voulais-je dire, de conducteur,<br />

ainsi que dans une ligne électrique où chacun<br />

frappe son voisin sans qu’il y ait activité et<br />

volonté propres de sa part.<br />

– Hop ! hop ! s’écria le docteur, voyez donc<br />

comme son dada exécute de brillantes<br />

courbettes !<br />

– Mais l’histoire ! l’histoire ! s’écria en même<br />

temps le maître de chapelle.


– Vous disiez, maître de chapelle, continua<br />

l’enthousiaste, que Bettina, avant d’avoir perdu la<br />

voix, avait chanté dans l’église catholique.<br />

Souvenez-vous que c’était le premier jour de<br />

Pâques de l’année passée. Vous aviez endossé<br />

votre habit de fête, et vous dirigiez la sublime<br />

messe de Haydn en ré mineur. En fait de soprano,<br />

il y avait un riche parterre de jeunes demoiselles<br />

élégamment mises, qui en partie chantaient, et en<br />

partie ne chantaient pas ; parmi elles se tenait<br />

Bettina qui, d’une voix merveilleusement forte et<br />

pleine, chantait les petits soli. Vous savez que<br />

j’avais pris place parmi les ténors ; je me sentais<br />

trembler du frisson du sentiment religieux le plus<br />

profond, quand un bruit qu’on fit derrière moi me<br />

dérangea. Je me retourna, et je vis, à ma grande<br />

surprise, Bettina qui cherchait à passer à travers<br />

les rangs des instrumentistes et des chanteurs<br />

pour quitter le chœur.<br />

– Vous voulez partir ? lui demandai-je.<br />

– Il en est temps, répondit-elle en souriant ; il<br />

faut encore que je me rende à l’église de *** pour<br />

chanter dans une cantate, et puis que je répète ce


matin quelques duos que je dois chanter ce soir<br />

au thé-concert de *** ; puis il y a souper<br />

chez ***. Vous y viendrez, n’est-ce pas ? nous<br />

exécuterons quelques chœurs du Messie de<br />

Händel, et le premier final du Mariage de Figaro.<br />

Pendant ce dialogue, les premiers accords du<br />

Sanctus retentirent, et l’encens s’éleva en nuages<br />

bleus jusqu’à la haute voûte de l’église.<br />

– Ne savez-vous donc pas, lui dis-je, que c’est<br />

un péché qui ne reste pas impuni que de quitter<br />

l’église pendant le Sanctus ? Vous ne chanterez<br />

pas de sitôt dans une église.<br />

Je voulais plaisanter, mais, je ne sais comment<br />

cela se fit, mes paroles étaient devenues<br />

solennelles. Bettina pâlit et quitta silencieusement<br />

l’église. Depuis ce moment elle a perdu la voix.<br />

Pendant ce temps, le docteur s’était assis et<br />

tenait son menton appuyé sur la pomme de sa<br />

canne ; il resta muet, mais le maître de chapelle<br />

s’écria :<br />

– C’est étonnant, en effet, très étonnant !<br />

– À dire vrai, continua l’enthousiaste, je ne


pensais à rien de positif en prononçant ces<br />

paroles, et je n’établissais pas d’abord le moindre<br />

rapport entre l’extinction de voix de Bettina et ma<br />

scène avec elle dans l’église. Ce n’est que ces<br />

jours-ci, à mon retour, quand j’appris de vous,<br />

docteur, que Bettina souffrait toujours de cette<br />

indisposition, que je me rappelai avoir alors<br />

songé à une histoire que j’avais lue, il y a<br />

quelques années, dans un vieux livre, et que je<br />

vais vous communiquer, vu qu’elle me paraît<br />

belle et touchante.<br />

– Racontez, s’écria le maître de chapelle, peutêtre<br />

y trouverai-je de l’étoffe pour tailler un bel et<br />

bon opéra.<br />

– Mon cher maître de chapelle, dit le docteur,<br />

si vous êtes en état de mettre en musique des<br />

rêves, des pressentiments, des états magnétiques,<br />

vous aurez ce qu’il vous faut, car certainement<br />

son histoire ne renfermera pas autre chose.<br />

Sans répondre au docteur, l’enthousiaste<br />

voyageur toussa légèrement et commença d’une<br />

voix élevée :<br />

– Le camp d’Isabelle et de Ferdinand


d’Aragon s’étendait à perte de vue sous les murs<br />

de Grenade...<br />

– Dieu du ciel et de la terre ! interrompit le<br />

docteur, à en juger par le commencement, voilà<br />

un récit qui ne finira pas avant neuf jours et neuf<br />

nuits ; et moi, je suis ici et mes malades se<br />

morfondent ! je me moque pas mal de vos<br />

histoires mauresques. J’ai lu Gonzalve de<br />

Cordoue et entendu les séguidillas de Bettina ;<br />

cela me suffit ; rien de trop ; Dieu vous garde !<br />

Le docteur s’élança d’un bond vers la porte,<br />

mais le maître de chapelle resta tranquillement<br />

assis en disant :<br />

– Ce sera une histoire prise dans les guerres<br />

des Sarrasins avec les Espagnols, à ce que je<br />

vois ; depuis longtemps je désirais en mettre une<br />

en musique. Combats... tumulte... romances...<br />

processions... cymbales... plain-chant... tambours<br />

et grosses caisses... Ah ! grosses caisses ! Puisque<br />

nous voilà ensemble, racontez-moi cela, très<br />

aimable enthousiaste. Qui sait quel germe cette<br />

histoire désirée peut jeter dans mon âme, et<br />

quelles fleurs gigantesques peuvent y pousser !


– Pour vous, maître de chapelle, répliqua<br />

l’enthousiaste, tout se change en opéra, et c’est<br />

pour cela que les gens raisonnables, qui traitent la<br />

musique comme un verre d’eau-de-vie forte dont<br />

on ne doit user qu’en petite quantité pour<br />

réconforter l’estomac, vous prennent parfois pour<br />

fou. Mais je vais vous satisfaire, et vous êtes libre<br />

de mêler audacieusement par-ci par-là quelques<br />

accords à mon récit, si l’envie vous en prend trop<br />

fortement.<br />

L’auteur de ce livre se sent dans l’obligation<br />

de prier le lecteur bienveillant de vouloir bien lui<br />

permettre, à cause du peu d’espace qui lui est<br />

accordé, de placer le nom du maître de chapelle<br />

dans les endroits où ses accords servent<br />

d’intermède à cette narration. Au lieu donc<br />

d’écrire ici, le maître de chapelle dit : etc., il<br />

annoncera les interruptions de ce personnage au<br />

moyen de l’indication suivante :<br />

LE MAÎTRE DE CHAPELLE. – Le voyageur<br />

enthousiaste commença en ces termes :<br />

Le camp d’Isabelle et de Ferdinand d’Aragon<br />

s’étendait à perte de vue sous les murs de


Grenade. Attendant vainement du renfort, cerné<br />

de jour en jour plus étroitement, le lâche Boabdil<br />

se désespérait, et raillé amèrement par le peuple,<br />

qui ne le désignait que sous le nom de roitelet, il<br />

ne trouvait de consolation momentanée que dans<br />

les victimes qu’il immolait à sa cruauté<br />

sanguinaire. Mais plus l’abattement et le<br />

désespoir s’emparaient du peuple et de l’armée<br />

de Grenade, plus l’espoir de la victoire et la soif<br />

du combat devenaient vifs dans le camp<br />

espagnol. Il ne fallait pas livrer d’assaut.<br />

Ferdinand se contentait de diriger ses pièces<br />

contre les remparts de la ville et de repousser les<br />

sorties des assiégés. Ces petits combats<br />

ressemblaient plutôt à de gais tournois qu’à des<br />

batailles sérieuses. La mort même contribuait à<br />

relever les âmes des survivants, vu qu’elle<br />

apparaissait avec la pompe des cérémonies<br />

religieuses et l’auréole rayonnante du martyre de<br />

la foi.<br />

Aussitôt qu’Isabelle fut entrée dans le camp,<br />

elle y fit construire au milieu un édifice en bois<br />

flanqué de tours, du haut desquelles la bannière<br />

de la croix voltigeait dans les airs. L’intérieur en


fut disposé en cloître et en église, et des<br />

religieuses bénédictines y furent installées pour<br />

célébrer journellement l’office divin. La reine,<br />

entourée de sa suite et de ses chevaliers, vint<br />

chaque matin entendre dire la messe à son<br />

confesseur ; les répons étaient chantés par les<br />

religieuses rassemblées au chœur.<br />

Un matin, Isabelle distingua une voix qui<br />

dominait merveilleusement les autres. Son chant<br />

ressemblait aux accents mélodieux du rossignol,<br />

ce roi des forêts, qui commande à tout le peuple<br />

des oiseaux. Et pourtant la prononciation des<br />

paroles était si étrangère, la manière de chanter<br />

était même si originale et si singulière, qu’elle<br />

annonçait une chanteuse encore peu faite au style<br />

de l’église. Isabelle étonnée jeta les yeux autour<br />

d’elle, et s’aperçut que sa suite partageait son<br />

étonnement ; mais elle comprit bientôt qu’il<br />

s’agissait ici d’une aventure particulière, quand<br />

elle arrêta son regard sur le noble général<br />

Aguillar, qui se trouvait parmi les courtisans. À<br />

genoux sur son prie-Dieu, il tenait fixés sur le<br />

chœur ses yeux sombres et remplis d’une ardeur<br />

brûlante. La messe finie, Isabelle se rendit à la


chambre de la prieure dona Maria pour prendre<br />

des renseignements sur la chanteuse étrangère.<br />

– Veuillez, ô reine ! dit dona Maria, vous<br />

souvenir qu’il y a un mois, Aguillar conçut le<br />

projet de surprendre et d’emporter cet ouvrage<br />

extérieur, qui est orné d’une magnifique terrasse<br />

et sert de promenade aux Maures. Chaque nuit les<br />

chants voluptueux des païens retentissaient<br />

jusque dans notre camp, comme des voix<br />

séduisantes de sirènes, et c’était à cause de cela<br />

que le vaillant Aguillar voulait détruire ce repaire<br />

du crime.<br />

Déjà il s’en était emparé, déjà les femmes<br />

prisonnières étaient emmenées pendant le<br />

combat, quand tout à coup un renfort inattendu le<br />

força, malgré la plus courageuse résistance, à se<br />

désister de son entreprise et à se retirer dans le<br />

camp. L’ennemi n’osa pas le poursuivre, et ainsi<br />

les prisonnières et un riche butin lui restèrent.<br />

Parmi les prisonnières, il y en eut une dont les<br />

longues lamentations et le désespoir attirèrent<br />

l’attention de don Aguillar. Il s’approcha de cette<br />

femme voilée et lui adressa des paroles


ienveillantes ; mais elle, comme si sa douleur ne<br />

connaissait d’autre langage que le chant, prit une<br />

mandoline suspendue à son cou par un ruban<br />

d’or, et après avoir tiré de l’instrument des<br />

accords étranges, entonna une romance dont les<br />

sons exprimaient la douleur mortelle de se<br />

séparer de son amant et de toutes les joies de la<br />

vie. Aguillar, profondément ému de ces<br />

merveilleux accents, résolut de faire reconduire<br />

cette femme à Grenade. Elle se précipita à ses<br />

pieds en relevant son voile.<br />

Alors Aguillar, hors de lui-même, s’écria :<br />

– N’es-tu pas Zuléma, l’astre des chants de<br />

Grenade ?<br />

C’était elle en effet, c’était Zuléma que le<br />

général avait vue lors d’une mission à la cour du<br />

roi Boabdil, Zuléma dont le chant retentissait<br />

depuis dans le fond de son cœur.<br />

– Je te rends la liberté ! s’écria Aguillar.<br />

Mais le révérend père Agostino Sanchez, qui,<br />

la croix à la main, avait participé à l’expédition,<br />

prit la parole en ces termes :


– Souviens-toi, messire, qu’en relâchant ta<br />

prisonnière, tu lui fais bien du mal ; car, arrachée<br />

au faux culte, et éclairée par la grâce du Seigneur,<br />

elle serait peut-être retournée dans le sein de<br />

l’Église.<br />

Aguillar répondit :<br />

– Qu’elle reste un mois parmi nous, et si au<br />

bout de ce temps elle ne se sent pas pénétrée de<br />

l’esprit du Seigneur, elle sera ramenée à Grenade.<br />

Il arriva, ô reine ! que Zuléma fut reçue dans<br />

notre cloître. D’abord elle se livra à la douleur la<br />

plus déchirante, et tantôt c’étaient des romances<br />

sauvages qui faisaient frémir, tantôt des chants<br />

plaintifs dont elle remplissait notre cloître, car<br />

partout on entendait sa voix vibrante et sonore.<br />

Un jour, nous étions rassemblées à minuit,<br />

chantant les heures d’après cette mélodie sainte et<br />

mystérieuse que Ferreras, le grand maître du<br />

chant, nous a enseignée. Je remarquai, à la lueur<br />

des cierges, Zuléma se tenant à la porte du chœur<br />

et nous regardant d’un air grave et pieux. Quand<br />

nous quittâmes deux à deux le chœur, Zuléma se<br />

mit à genoux dans le corridor, non loin d’une


image de la sainte Vierge. Le lendemain elle ne<br />

chanta pas de romance, mais resta tranquille et<br />

recueillie. Bientôt elle essaya de reproduire sur<br />

son instrument les accords du chœur que nous<br />

avions chanté à l’église, et puis elle se mit à<br />

fredonner à voix basse et à tâcher même d’imiter<br />

les paroles de notre chant, qu’elle prononça<br />

naturellement d’une manière assez singulière, et<br />

comme si on lui eût eu lié la langue. Je m’aperçus<br />

bien que l’esprit du Seigneur lui avait parlé par<br />

notre bouche d’une voix douce et consolatrice, et<br />

que sont cœur s’ouvrirait à la grâce divine.<br />

J’envoyai donc la sœur Emanuela, la maîtresse de<br />

chœurs, auprès d’elle, afin d’attiser l’étincelle qui<br />

brûlait dans son âme. Ainsi les saints chants de<br />

notre église firent luire à ses yeux le flambeau de<br />

la foi.<br />

Zuléma n’est pas encore admise dans le sein<br />

de l’Église par le baptême, mais elle a reçu la<br />

permission de s’associer à nos chœurs et d’élever<br />

sa voix à la gloire de la religion.<br />

La reine devina ce qui s’était passé dans l’âme<br />

d’Aguillar quand, suivant l’objection d’Agostino,


au lieu de la renvoyer à Grenade, il la fit recevoir<br />

dans un cloître, et elle fut d’autant plus réjouie de<br />

voir Zuléma revenue à la vraie croyance.<br />

Peu de jours après, Zuléma fut baptisée et<br />

reçut le nom de Julia. La reine elle-même, le<br />

marquis de Cadiz, Henri de Guzman, les<br />

généraux Mendoza, Villena, furent les témoins de<br />

cet acte solennel.<br />

On aurait dû croire que désormais le chant de<br />

Julia exprimerait avec encore plus de verve et de<br />

vérité la magnificence de la foi. C’est ce qui<br />

arriva en effet pendant quelque temps ; mais<br />

bientôt Emanuela s’aperçut que Julia s’écartait<br />

souvent du chant noté en y mêlant des accords<br />

étrangers. Souvent le murmure d’une mandoline<br />

accordée en sourdine résonnait tout à coup dans<br />

le chœur ; ce bruit ressemblait à celui que rendent<br />

les instruments quand un vent violent a frôlé leurs<br />

cordes.<br />

Alors Julia devint inquiète, et il lui arrivait<br />

malgré elle de mêler quelques mots mauresques à<br />

l’hymne latine. Emanuela exhorta la nouvelle<br />

convertie à résister à l’ennemi ; mais Julia n’y fit


pas attention, et, au grand scandale des sœurs,<br />

elle chantait souvent des chants d’amour<br />

mauresques pendant que des chœurs religieux et<br />

sévères du vieux Ferreras retentissaient dans<br />

l’enceinte sacrée. Elle s’accompagnait de sa<br />

mandoline qu’elle avait accordée de nouveau et<br />

montée de plusieurs tons, et les accents de son<br />

instrument, qui troublaient souvent le chœur,<br />

étaient bruyants et désagréables, et presque<br />

semblables au sifflement aigu des petites flûtes<br />

mauresques.<br />

LE MAÎTRE DE CHAPELLE. – Flauti piccoli !<br />

Mais, mon cher, il n’y a jusqu’à présent rien, rien<br />

du tout pour faire un opéra. Point d’exposition, et<br />

c’est la chose principale ; mais l’idée d’accorder<br />

en sourdine et de monter de plusieurs tons une<br />

mandoline m’a passablement charmé. Ne croyezvous<br />

pas que le diable a une voix de ténor ? il est<br />

faux comme... le diable ; par conséquent il chante<br />

en fausset.<br />

L’ENTHOUSIASTE. – Dieu du ciel ! vous<br />

devenez tous les jours plus spirituel, maître de<br />

chapelle ! Mais vous avez raison ; abandonnons


au principe diabolique tous les sifflements et<br />

glapissements peu naturels du fausset, et<br />

continuons notre histoire, dont le récit me fait<br />

suer sang et eau, parce que je risque à chaque<br />

instant de sauter quelque passage digne de toute<br />

votre attention.<br />

Or, il arriva que la reine, accompagnée des<br />

nobles généraux de son royaume, s’acheminait à<br />

l’église des Bénédictines pour y entendre la<br />

messe, selon sa coutume. Devant la porte gisait<br />

un misérable mendiant couvert de haillons ; les<br />

satellites de la reine voulaient lui faire quitter sa<br />

place ; mais, se relevant à moitié, il s’arracha de<br />

leurs bras et retomba en hurlant. Dans sa chute, il<br />

toucha les vêtements de la reine. Aguillar en<br />

colère s’élança vers ce misérable, prêt à le<br />

renvoyer d’un coup de pied ; mais celui-ci se<br />

redressa encore et cria :<br />

– Foule aux pieds le serpent, foule aux pieds le<br />

serpent, il te piquera à mort !<br />

Et en même temps il fit vibrer les cordes d’une<br />

mandoline cachée sous ses baillons d’une<br />

manière aiguë et si désagréablement sifflante, que


tous, frappés d’un frisson mystérieux, reculèrent<br />

en tremblant.<br />

Les gardes écartèrent ce spectre. On disait que<br />

c’était un Maure prisonnier, privé de la raison,<br />

qui, par ses folles plaisanteries et par la manière<br />

dont il jouait de la mandoline, égayait les soldats<br />

du camp.<br />

La reine entra et l’office commença. Les<br />

sœurs entonnèrent le Sanctus, et Julia allait d’une<br />

voix forte chanter comme à l’ordinaire, Pleni sunt<br />

cœli gloriâ tuâ, quand le son aigu d’une<br />

mandoline retentit dans le chœur ; Julia ramassa<br />

vite sa partie et voulut s’en aller.<br />

– Que fais-tu ? s’écria Emanuela.<br />

– Oh ! dit Julia, n’entends-tu pas les accords<br />

magnifiques du maître ? Il faut que j’aille à lui, il<br />

faut que je chante avec lui.<br />

En disant cela, elle courut vers la porte ; mais<br />

Emanuela dit d’une voix sévère et solennelle :<br />

– Pécheresse, qui profanes le culte du<br />

Seigneur, qui annonces par ta bouche ses<br />

louanges, tandis que ton cœur est rempli de


pensées terrestres, va-t’en ! la force de ton chant<br />

est brisée, les sons merveilleux qui partaient de ta<br />

poitrine sont rendus muets, car c’était l’esprit de<br />

l’Éternel qui les avait mis en toi !<br />

Frappée des paroles d’Emanuela, Julia<br />

s’éloigna d’un pas chancelant.<br />

Les religieuses étaient sur le point de se<br />

rassembler à minuit pour chanter les heures,<br />

quand une fumée épaisse remplit subitement<br />

l’église. Bientôt les flammes pénétrèrent en<br />

sifflant et en craquant par les murs de l’édifice<br />

voisin et embrasèrent le cloître. Les nonnes ne<br />

parvinrent qu’avec peine à sauver leur vie ; les<br />

trompettes et les cors réveillèrent le camp ; les<br />

soldats accoururent, troublés dans leur premier<br />

sommeil. On vit le général Aguillar, les cheveux<br />

et les habits brûlés, se précipiter hors du cloître ;<br />

il avait en vain essayé de sauver Julia, qui avait<br />

disparu sans laisser de traces.<br />

On essaya en vain d’arrêter les progrès de<br />

l’incendie. Attisé par le vent, il s’étendit<br />

rapidement, et en peu de temps le beau camp<br />

d’Isabelle fut réduit en cendres. Les Sarrasins,


espérant que le malheur des chrétiens leur<br />

procurerait une victoire aisée, firent une sortie en<br />

grand nombre ; mais jamais combat ne fut plus<br />

glorieux pour les armes des Espagnols. Quand, au<br />

son joyeux des trompettes, couronnés par la<br />

victoire, ils se retirèrent derrière leurs<br />

retranchements, la reine Isabelle monta sur son<br />

trône, qu’on avait érigé en plein champ, et<br />

ordonna qu’on bâtit une ville à la place du camp<br />

incendié. Ceci devait faire voir aux Maures de<br />

Grenade que jamais le siège ne serait levé.<br />

LE MAÎTRE DE CHAPELLE. – Si l’on pouvait<br />

s’aventurer à transporter des sujets religieux sur<br />

la scène ! Mais on a déjà tant de peine avec ce<br />

cher public lorsqu’on fait entrer quelque part un<br />

peu de plain-chant ! sans cela Julia ne serait pas<br />

un personnage ingrat. Figurez-vous le double<br />

genre dans lequel elle peut briller : d’abord les<br />

romances, puis les hymnes religieux. J’ai déjà fait<br />

quelques gentilles chansons espagnoles et<br />

mauresques ; la marche triomphale des<br />

Espagnoles ne ferait pas mal non plus, et je serais<br />

tenté de traiter d’une manière mélodramatique<br />

l’ordre donné par la reine ; mais le ciel sait


comment il serait possible de faire de cet<br />

amalgame un tout uniforme. Toutefois,<br />

continuez, revenez à Julia, qui, je l’espère, ne<br />

sera pas brûlée.<br />

L’ENTHOUSIASTE. – Figurez-vous, très cher<br />

maître de chapelle, que la ville que les Espagnols<br />

ont bâtie en vingt et un jours et entourée de murs<br />

est la même qui existe encore aujourd’hui sous le<br />

nom de Santa-Fé. Mais, en m’adressant ainsi<br />

directement à vous, je sors du ton solennel qui<br />

convient seul à ce solennel sujet. Ayez la bonté<br />

de me jouer un de ces responsorio de Palestrina,<br />

que je vois là sur le pupitre du piano.<br />

Le maître de chapelle le fit, et l’enthousiaste<br />

voyageur continua ainsi :<br />

– Les Maures ne manquèrent pas d’inquiéter<br />

les chrétiens de toutes les manières pendant la<br />

construction de leur ville ; le désespoir leur<br />

donnait l’audace la plus inouïe, et il s’ensuivit<br />

que les combats devinrent plus acharnés que<br />

jamais.<br />

Un jour Aguillar avait repoussé un escadron<br />

mauresque, qui avait attaqué les avant-postes


espagnols, jusque sous les murs de Grenade. Il<br />

s’en retourna avec ses cavaliers, s’arrêta non loin<br />

des premiers retranchements, près d’un bois de<br />

myrtes, et renvoya sa suite pour pouvoir livrer<br />

son âme à des pensées graves et à de tristes<br />

souvenirs. L’image de Julia se présenta vivement<br />

aux yeux de son imagination. Déjà, pendant le<br />

combat, il avait entendu sa voix tantôt<br />

menaçante, tantôt plaintive, et maintenant encore<br />

il lui semblait entendre sortir des myrtes touffus<br />

un chant moitié mauresque, moitié chrétien. Tout<br />

à coup un chevalier maure en cuirasse d’argent,<br />

monté sur un léger cheval arabe, sortit du bois, et<br />

au même moment un javelot passa en sifflant tout<br />

près de la tête d’Aguillar. Celui-ci, tirant son<br />

épée, allait s’élancer sur son adversaire, quand<br />

une seconde flèche pénétra profondément dans le<br />

poitrail de son coursier, qui se cabra de rage et de<br />

douleur et fut renversé. Agaillar sauta vite de<br />

cheval pour ne pas être entraîné dans la chute. Le<br />

Maure s’était avancé au grand galop, et dirigea<br />

son glaive en forme de faux contre la tête<br />

désarmée d’Aguillar ; mais celui-ci para<br />

adroitement le coup mortel, et riposta si


puissamment que le Maure n’échappa qu’en se<br />

courbant de l’autre côté de son cheval. Dans le<br />

même moment, le cheval du Maure s’approcha<br />

tellement d’Aguillar, qu’il devint impossible à<br />

celui-ci de porter un second coup. Le Maure tira<br />

son poignard, mais avant qu’il eût pu s’en servir<br />

Aguillar, avec une vigueur de géant, l’avait<br />

enlevé de dessus son cheval et jeté à terre. Il lui<br />

mit le genou sur la poitrine. Puis, ayant saisi de la<br />

main gauche le bras droit du Mauve avec assez<br />

de force pour l’empêcher de faire le moindre<br />

mouvement, il tira à son tour son poignard. Déjà<br />

il avait levé le bras pour percer la gorge de son<br />

adversaire, quand celui-ci murmura avec un<br />

profond soupir :<br />

– Zuléma !<br />

Pétrifié, immobile comme une statue, Aguillar<br />

ne put porter le coup fatal.<br />

– Malheureux, lui cria-t-il, quel nom viens-tu<br />

de prononcer !<br />

– Tue-moi, répondit le Maure ; tu tueras celui<br />

qui a juré ta perte et ta mort. Oui, sache-le,<br />

perfide chrétien, je suis Hichem, le dernier de la


tribu d’Alhamar, à qui tu as ravi Zuléma. Sache<br />

que le mendiant en haillons qui, sous le masque<br />

de la folie, se glissait dans votre camp, était<br />

Hichem le Maure. Sache que j’ai réussi à<br />

incendier la sombre prison dans laquelle tu avais<br />

enfermé l’étoile de mes pensées, et à sauver<br />

Zuléma.<br />

– Zuléma !... Julia vit encore ? s’écria<br />

Aguillar.<br />

Hichem partit d’un horrible éclat de rire, et dit<br />

avec un ton de dérision amère :<br />

– Oui, elle vit, mais votre idole sanglante et<br />

couronnée d’épines la tient sous l’empire d’un<br />

charme maudit. La fleur de sa vie s’est fanée dans<br />

les linceuls de femmes insensées que vous<br />

appelez les épouses de votre Dieu. Sache que le<br />

chant est éteint dans sa poitrine comme si le<br />

souffle empoisonné du simoun l’avait anéanti.<br />

Tous les plaisirs de la vie sont morts avec les<br />

douces chansons de Zuléma ; tue-moi donc, tuemoi,<br />

puisque je ne puis me venger de toi, qui<br />

m’as pris plus que la vie.<br />

Aguillar lâcha Hichem et se releva en


amassant lentement son épée.<br />

– Hichem, dit-il, Zuléma, qui par le saint<br />

baptême a reçu le nom de Julia, devint ma captive<br />

loyalement et par le droit de la guerre. Éclairée<br />

par la grâce du Seigneur, elle a quitté le culte<br />

fatal de Mahomet, et ce que toi, Maure aveuglé,<br />

tu prends pour le charme malin d’une idole, n’est<br />

que la tentation de l’esprit infernal à laquelle elle<br />

n’a pas su résister. Si tu nommes Zuléma ton<br />

amante, que Julia, la convertie, soit la dame de<br />

mes pensées, et à son honneur, son image dans le<br />

cœur, je soutiendrai contre toi le combat pour la<br />

gloire de la véritable foi. Reprends tes armes et<br />

attaque-moi comme tu voudras, à la manière des<br />

gens de ta nation.<br />

Hichem saisit promptement son épée et son<br />

bouclier ; mais au moment où il courait sur<br />

Aguillar, il poussa un cri terrible, se jeta sur son<br />

cheval, et s’éloigna ventre à terre.<br />

Aguillar ne savait trop comment s’expliquer<br />

cotte scène, quand il vit derrière lui le vénérable<br />

vieillard Agostino Sanches, qui lui dit avec un<br />

doux sourire :


– Est-ce que Hichem me craint, ou redoute-t-il<br />

le Seigneur, qui est en moi et dont il dédaigne<br />

l’amour ?<br />

Aguillar lui raconta tout ce qu’il avait appris<br />

de Julia, et tous deux se souvinrent des paroles<br />

qu’Emanuela avait prononcées, quand Julia,<br />

séduite par les accents de Hichem, étouffant en<br />

elle toute piété, avait quitté le chœur pendant le<br />

Sanctus.<br />

LE MAÎTRE DE CHAPELLE. – Je ne pense plus à<br />

un opéra ; mais le combat entre le Maure Hichem<br />

en cuirasse et le général Aguillar s’est présenté à<br />

mon esprit comme accompagné de musique. Le<br />

diable m’emporte ! comment peut-on mieux<br />

peindre l’attaque et la défense que Mozart ne l’a<br />

fait dans son Don Giovanni ? Vous savez... dans<br />

la première...<br />

L’ENTHOUSIASTE VOYAGEUR. – Taisez-vous,<br />

maître de chapelle ! je vais mettre la dernière<br />

main à mon histoire. J’ai encore beaucoup à dire,<br />

et j’ai besoin de recueillir mes pensées, d’autant<br />

plus que je pense toujours à Bettina, ce qui me<br />

dérange déjà par trop. Surtout je ne voudrais pas


qu’elle sût jamais un mot de mon histoire<br />

espagnole, et pourtant quelque chose me dit<br />

qu’elle écoute à cette porte-là ; mais je me<br />

trompe, ce n’est qu’une erreur de mon<br />

imagination. Ainsi donc je poursuis :<br />

Toujours battus, décimés par la famine<br />

continuellement croissante, les Maures se virent<br />

enfin forcés de traiter avec leurs ennemis, et<br />

Ferdinand et Isabelle entrèrent avec pompe et au<br />

bruit de l’artillerie dans la ville de Grenade. Les<br />

prêtres avaient consacré la grande mosquée pour<br />

en faire la cathédrale, et ce fut vers elle que se<br />

dirigea la procession, pour remercier le Dieu des<br />

armées par une messe et un solennel Te Deum<br />

laudamus, de la glorieuse victoire qu’il avait fait<br />

remporter aux Espagnols sur les serviteurs de<br />

Mahomet, le faux prophète. On connaissait la<br />

fureur des Maures, qui, contenue avec peine, se<br />

réveillait sans cesse ; on avait donc posté des<br />

troupes armées de toutes pièces dans les rues<br />

adjacentes pour couvrir la marche de la<br />

procession dans la rue principale. De cette<br />

manière, Aguillar, à la tête d’une division<br />

d’infanterie, se rendant par un chemin détourné à


la cathédrale, où l’office était déjà commencé, se<br />

sentit tout à coup blessé d’une flèche à l’épaule<br />

gauche. Dans le moment même, une troupe de<br />

Maures sort de dessous une voûte sombre, et<br />

attaque les chrétiens avec la rage du désespoir.<br />

Hichem, à leur tête, s’élance sur Aguillar, qui,<br />

légèrement blessé et s’en ressentant à peine,<br />

esquive adroitement l’atteinte du fer ennemi, et<br />

étend Hichem à ses pieds d’un coup qui lui fend<br />

la tête.<br />

Les Espagnols furieux se jetèrent sur les<br />

perfides agresseurs, qui bientôt s’enfuirent en<br />

hurlant, et se retranchèrent dans une maison de<br />

pierre, dont ils fermèrent aussitôt la porte. Les<br />

Espagnols l’attaquèrent ; mais une pluie de<br />

flèches lancées des fenêtres les assaillit et les fit<br />

reculer.<br />

Aguillar ordonna de jeter dans la maison des<br />

torches enflammées. Déjà les flammes se<br />

montraient au-dessus du toit, quand, à travers le<br />

fracas des armes, on entendit une voix<br />

merveilleuse partir de l’édifice incendié :<br />

– Sanctus, sanctus, sanctus, Dominus Deus


Sabaoth ! disait la voix.<br />

– Julia ! Julia ! s’écria Aguillar désespéré.<br />

Les portes s’ouvrirent, et Julia, couverte de<br />

l’habit des bénédictines, en sortit en chantant<br />

d’une voix forte : Sanctus, sanctus, sanctus,<br />

Dominus Deus Sabaoth ! Derrière elle venaient<br />

des Maures courbés les mains jointes en croix sur<br />

leur poitrine. Étonnés, les Espagnols se<br />

retirèrent ; et à travers leurs rangs Julia se rendit<br />

avec les Maures à la cathédrale. En y entrant elle<br />

entonna spontanément le Benedictus qui venit in<br />

nomine Domini. On eût dit une sainte descendue<br />

du ciel pour annoncer aux élus du Seigneur les<br />

merveilles de sa puissance. Le peuple entier se<br />

mit à genoux. D’un pas ferme, ayant les regards<br />

d’un bienheureux transfiguré, Julia s’approcha du<br />

maître-autel, se plaça entre Ferdinand et Isabelle,<br />

chantant l’office et exerçant les pratiques du culte<br />

avec une dévotion fervente. Aux derniers accents<br />

du Dona nobis pacem, Julia tomba sans vie dans<br />

les bras de la reine ; tous les Maures qui l’avaient<br />

suivie, convertis à la foi, reçurent le même jour le<br />

saint baptême.


L’enthousiaste venait de terminer ainsi sa<br />

narration, quand le docteur entra avec grand<br />

fracas, frappa violemment le plancher de sa<br />

canne, et s’écria tout en colère :<br />

– Les voilà encore assis à se raconter des<br />

histoires folles et <strong>fantastiques</strong>, sans égard à leur<br />

voisinage, et rendant encore plus malades les<br />

gens qui le sont.<br />

– Mais qu’est-il donc arrivé, mon très cher ?<br />

demanda le maître de chapelle tout effrayé.<br />

– Je le sais très bien, dit froidement<br />

l’enthousiaste.<br />

– Il n’y a rien de plus ni de moins, sinon que<br />

Bettina, nous ayant entendus parler<br />

chaleureusement, est entrée dans ce cabinet et a<br />

tout entendu. Voilà, vociféra le docteur, voilà les<br />

suites de vos maudites histoires mensongères,<br />

enthousiaste insensé ! Vous empoisonnez les<br />

âmes sensibles, vous les perdez avec vos récits<br />

extravagants ; mais je saurai vous en faire<br />

démordre.<br />

– Excellent docteur ! dit l’enthousiaste en


interrompant le cours de cette colère, ne vous<br />

emportez pas, et, songez-y, la maladie psychique<br />

de Bettina a besoin de remèdes psychiques, et<br />

peut-être mon histoire...<br />

– Silence ! silence ! dit tranquillement le<br />

docteur ; je sais déjà ce que vous voulez dire.<br />

– Ce n’est pas bon pour faire un opéra ; mais il<br />

y a néanmoins là-dedans des motifs d’airs fort<br />

originaux, murmura le maître de chapelle en<br />

prenant son chapeau et en suivant ses amis.<br />

Trois mois plus tard, le voyageur enthousiaste<br />

baisait avec effusion et transport les mains de<br />

Bettina. Elle était rétablie, et, d’une voix<br />

éclatante, elle avait chanté le Stabat mater de<br />

Pergolèse, non toutefois dans une église, mais<br />

dans un assez vaste appartement.<br />

– Vous n’êtes pas précisément sorcier, lui ditelle,<br />

mais vous avez un caractère bizarre, et vous<br />

aimez parfois à contrarier.<br />

– C’est comme tous les enthousiastes, ajouta<br />

le maître de chapelle.


Table<br />

La femme vampire .......................................4<br />

Le diable à Berlin.......................................33<br />

Casse-Noisette et le roi des souris .............45<br />

L’élève du grand Tartini ..........................171<br />

L’hôte mystérieux ....................................195<br />

Le vœu .....................................................282<br />

Le Sanctus................................................354


Cet ouvrage est le 597 e publié<br />

dans la collection À tous les vents<br />

par la Bibliothèque électronique du Québec.<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

est la propriété exclusive de<br />

Jean-Yves Dupuis.


E. T. A. Hoffmann<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Cinquième livre<br />

BeQ


E. T. A. Hoffmann<br />

(1776-1822)<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Cinquième livre<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

Collection À tous les vents<br />

Volume 361 : version 1.0


Émile de La Bédollière a traduit le conte<br />

présenté ici.<br />

L’œuvre de E.T.A. Hoffmann a paru en<br />

France sous de nombreuses traductions. Il faut<br />

signaler cependant celle de François-Adolphe<br />

Loève-Veimars (1801 ?-1854 ou 1855) qui fit<br />

publier les « œuvres complètes » de Hoffmann, à<br />

partir de 1829.<br />

Image de couverture : Caspar David Friedrich.


Le pot d’or<br />

Une fable des temps nouveaux


Première veillée<br />

Les malheurs arrivés à l’étudiant Anselme. –<br />

Du canastre de santé du recteur Paulmann, et les<br />

couleuvres vert d’or.<br />

Au jour de l’Ascension, à deux heures après<br />

midi, un jeune homme à Dresde passait en<br />

courant la porte Noire, et vint donner juste contre<br />

une corbeille remplie de pommes et de gâteaux<br />

qu’une vieille femme laide offrait à bas prix, de<br />

sorte que tout ce qui était heureusement échappé<br />

à la meurtrissure de la secousse, fut lancé au<br />

dehors du panier à la grande joie des polissons de<br />

la rue qui se partagèrent le butin que le hâtif<br />

jeune homme leur avait distribué. Au cri de<br />

détresse que jeta la vieille, les commères<br />

laissèrent là leurs gâteaux et leur table à eau-devie,<br />

entourèrent le jeune étudiant et l’assaillirent<br />

de leurs injures avec leur impétuosité populaire,<br />

de telle façon que muet de honte et de dépit, il


présenta une petite bourse très médiocrement<br />

remplie d’argent, que la vieille saisit avidement et<br />

mit vitement dans sa poche. Alors le cercle<br />

s’entrouvrit, mais tandis que le jeune homme en<br />

sortit comme un trait la vieille cria après lui :<br />

– Oui, va, cours, fils de Satan ! bientôt tu<br />

tomberas dans le cristal, dans le cristal !<br />

La voix aigre de la vieille avait en coassant<br />

quelque chose d’effroyable, tellement que les<br />

promeneurs s’arrêtèrent comme froissés, et que le<br />

rire, qui d’abord avait circulé, se tut tout d’un<br />

coup.<br />

L’étudiant Anselme, c’était le jeune homme,<br />

se sentit comme saisi d’effroi, bien qu’il ne<br />

comprît pas absolument le sens des mots de la<br />

vieille femme, et il en augmenta la rapidité de sa<br />

fuite pour éviter les regards curieux dirigés sur<br />

lui ; seulement, en fendant la foule des gens bien<br />

mis, il entendait murmurer partout :<br />

– Pauvre jeune homme ! maudite soit la<br />

vieille !<br />

Les paroles mystérieuses de cette femme


avaient donné à cette ridicule aventure une<br />

certaine tournure tragique, de sorte que l’on jetait<br />

des regards d’intérêt sur celui que l’on avait à<br />

peine remarqué jusque-là. Les femmes lui<br />

pardonnaient sa maladresse en faveur de son beau<br />

visage, dont l’expression était encore augmentée<br />

par une colère intérieure, et peut-être aussi en<br />

faveur de la perfection de ses formes ou de son<br />

costume complètement taillé en dehors des<br />

modes du jour.<br />

Son habit gris était fait de telle sorte, que l’on<br />

aurait pu croire que le tailleur ne connaissait que<br />

de nom seulement la coupe en vogue, et son<br />

pantalon de velours noir lui donnait un certain air<br />

magistral qui ne s’accordait en aucune façon avec<br />

sa démarche et sa tournure ; mais lorsque<br />

l’étudiant eut déjà presque atteint le bout de<br />

l’allée qui conduit aux bains de Link, il fut sur le<br />

point de perdre la respiration. Il fut obligé de<br />

marcher plus lentement, mais à peine osait-il<br />

lever les yeux, car il voyait toujours les pommes<br />

et les gâteaux danser autour de lui ; et le regard<br />

joyeux de telle ou telle jeune fille n’était pour lui<br />

qu’un reflet du rire malicieux de la porte Noire.


Il était arrivé ainsi jusqu’à l’entrée des bains<br />

de Link ; un cortège de gens richement habillés y<br />

entrait. La musique des instruments à vent<br />

retentissait de l’intérieur, et le bruit des hôtes<br />

joyeux devenait de plus en plus sensible. Des<br />

larmes vinrent presque aux yeux du pauvre<br />

Anselme, car le jour de l’Ascension avait été<br />

chaque année pour lui un jour de fête où il prenait<br />

sa part du paradis de Link ; oui ! il avait voulu se<br />

donner jusqu’à la demi-portion de café et de<br />

rhum, et une bouteille de double bière ; et pour<br />

une telle ripaille, il avait pris plus d’argent qu’il<br />

n’était convenable et habituel, et maintenant le<br />

fatal coup de pied dans le panier de pommes avait<br />

tout emporté ! Il n’y avait plus à penser au café, à<br />

la double bière, à la musique, à la vue des jeunes<br />

filles en toilette, en un mot à tous les plaisirs<br />

rêvés. Il passa lentement tout près, et prit enfin le<br />

chemin qui conduit à l’Elbe et qui était tout à fait<br />

solitaire. Là se trouvait un joli banc de gazon,<br />

placé sous un sureau qui s’élançait en dehors<br />

d’un mur ; il y prit place, et bourra sa pipe avec<br />

du canastre de santé, dont son ami le recteur<br />

Paulmann lui avait fait cadeau. Devant lui, à


quelques pas, coulaient et bruissaient les flots<br />

d’un jaune d’or du beau fleuve, derrière lesquels<br />

Dresde la superbe dressait fièrement ses tours<br />

brillantes sur le fond vaporeux d’un ciel qui<br />

planait sur des prairies en fleur et des forêts<br />

vertes et fraîches. Dans les brouillards des fonds<br />

des cimes dentelées annonçaient les pays<br />

lointains de la Bohème. Mais l’étudiant Anselme,<br />

le regard fixe et sombre, envoyait dans l’air des<br />

nuages de fumée, sa mauvaise humeur se fit enfin<br />

jour, et il s’écria :<br />

– Il est donc vrai que je suis né pour tous les<br />

ennuis, tous les malheurs ! Je ne me plaindrai pas<br />

de n’avoir pas été roi de la fève, d’avoir toujours<br />

perdu à pair ou non, de ce que mon pain tombe<br />

sans cesse du côté du beurre ; mais n’est-ce pas<br />

un sort effroyable, que moi, qui suis devenu<br />

étudiant en dépit de Satan, je ne sois et ne puisse<br />

être qu’un nigaud ? Ai-je jamais endossé un habit<br />

neuf sans attraper dès le premier jour une tache<br />

de suif ? M’arrive-t-il de saluer un monsieur,<br />

conseiller ou autre, ou bien une dame, sans<br />

envoyer mon chapeau à la volée, ou sans glisser,<br />

et tomber honteusement assis par terre ? Chaque


jour de marché n’ai-je pas à la halle une dépense<br />

constante de trois à quatre gros pour des pots que<br />

je brise sous mes pieds, parce que le diable me<br />

met en tête de prendre ma route en droite ligne<br />

comme les moutons ? Suis-je donc arrivé une<br />

seule fois à temps au collège ou partout ailleurs ?<br />

À quoi m’a-t-il jamais servi d’y aller une demiheure<br />

avant l’ouverture, et de me placer devant la<br />

porte, le loquet dans la main, si au montent de<br />

pénétrer avec le son de la cloche le démon<br />

m’envoie l’eau d’une cuvette sur la tête, ou que je<br />

coure juste contre un autre qui veut sortir, de<br />

sorte que je me voie enveloppé dans une foule<br />

d’affaires, et par cela même encore en retard ?<br />

Ah ! ah ! où êtes-vous, heureux songes d’un<br />

heureux avenir que croyait mon orgueil !<br />

J’espérais arriver jusqu’au secrétariat intime ;<br />

mais ma mauvaise étoile ne m’a-t-elle pas fait des<br />

ennemis de mes plus zélés protecteurs. Je sais<br />

que le secrétaire intime auquel je suis<br />

recommandé ne peut souffrir les cheveux courts,<br />

le friseur m’attache avec une peine infinie une<br />

petite queue à la nuque ; mais à la première<br />

salutation le malheureux cordon se brise, et un


mopse alerte qui flaire tout autour de moi apporte<br />

ma queue en triomphe au secrétaire intime.<br />

Épouvanté, je cours après lui, et je renverse la<br />

table où mon Mécène a déjeuné en travaillant, les<br />

tasses, l’assiette, l’encrier, la poudrière tombent<br />

en résonnant, et un fleuve d’encre et de chocolat<br />

se répand sur le rapport écrit.<br />

– Êtes-vous le diable, monsieur ? me crie le<br />

secrétaire intime en courroux ; et il me jette à la<br />

porte. À quoi peut me conduire l’espérance que le<br />

recteur Conrad m’a donnée d’une place<br />

d’écrivain ? le mauvais sort qui me poursuit<br />

partout va-t-il donc m’abandonner ? Et encore<br />

aujourd’hui, je voulais fêter gaiement le jour<br />

chéri de l’Ascension, je voulais faire les choses<br />

comme il faut, et pouvoir appeler fièrement,<br />

comme tout autre hôte, aux bains de Link :<br />

– Garçon ! une bouteille de double bière ! et<br />

de la meilleure, je vous prie.<br />

J’aurais pu rester assis jusqu’au soir, assez<br />

tard, et tout près de telle ou telle société<br />

d’élégantes jeunes filles. J’en suis sûr, j’aurais eu<br />

du courage, je serais devenu un tout autre


homme, oui ! j’aurais été si loin, qu’une d’elles<br />

aurait fini par me dire : Quelle heure peut-il être ?<br />

ou bien : Que joue-t-on donc là ? Alors je me<br />

serais élancé sans renverser mon verre ou faire<br />

tomber mon banc, et courbé à demi, à un pied et<br />

demi de distance, j’aurais dit : Permettez,<br />

mademoiselle, c’est l’ouverture de la Femme du<br />

Danube ; ou bien : Six heures vont sonner.<br />

Quelqu’un aurait-il pu trouver là-dedans quelque<br />

chose à blâmer ? Pas le moins du monde. Les<br />

jeunes filles se seraient regardées en souriant<br />

avec malice, ce qui arrive toujours quand je<br />

prends assez de hardiesse pour montrer que je<br />

possède très bien le léger ton de la société et que<br />

je fais ma cour aux dames ; mais Satan va me<br />

jeter contre un maudit panier de pommes, et<br />

maintenant dans la solitude, mon canastre...<br />

Ici l’étudiant Anselme fut interrompu dans son<br />

monologue par un étrange bruit, semblable à un<br />

froissement qui se fit entendre dans l’herbe, tout<br />

près de lui, et bientôt se glissa dans les rameaux<br />

et les feuilles du sureau. Tantôt on aurait dit que<br />

le feuillage tremblait au vent du soir, tantôt que<br />

les oiseaux gazouillaient dans les branches et


agitaient leurs petites ailes en voltigeant çà et là.<br />

Alors s’élevèrent un murmure et un<br />

chuchotement, on aurait dit que les fleurs<br />

résonnaient comme des clochettes de cristal<br />

suspendues. Anselme ne se lassait pas d’écouter.<br />

Là, sans qu’il pût savoir comment, le<br />

chuchotement, le tintement et le murmure<br />

devinrent des paroles à demi prononcées à voix<br />

basse :<br />

– À travers, là ! à travers, là ! entre les<br />

branches, entre les fleurs épanouies glissonsnous,<br />

serpentons, ma sœur ! ma sœur ! glisse-toi<br />

à la lumière, vite, vite en haut, en bas ! le soleil<br />

couchant darde ses rayons, le vent du soir siffle,<br />

la rosée babille, les fleurs chantent, agitons nos<br />

langues, chantons avec les fleurs et les branches,<br />

bientôt brilleront les étoiles, là, à travers,<br />

descendons, serpentons, glissons-nous, ma sœur !<br />

Ainsi continuaient ces paroles sans suite. C’est<br />

sans doute le vent du soir, pensa Anselme, qui<br />

murmure aujourd’hui des sons intelligibles ; mais<br />

dans le moment même résonna au-dessus de sa<br />

tête comme le son de trois cloches en accord. Il


egards en haut, et aperçut trois petites couleuvres<br />

brillantes d’or vert qui s’étaient roulées autour<br />

des branches et présentaient leur tête aux rayons<br />

du soleil du soir. Là il entendit murmurer et<br />

chuchoter encore les mêmes paroles, et les petites<br />

couleuvres rampaient en haut et en bas à travers<br />

les fleurs ; et quand elles se mouvaient<br />

rapidement on aurait dit que le sureau répandait<br />

des milliers de brillantes émeraudes à travers son<br />

feuillage sombre. – C’est le soleil couchant qui<br />

joue ainsi dans cet arbre, pensa l’étudiant<br />

Anselme. Mais les clochettes résonnèrent de<br />

nouveau, et Anselme vit un serpent s’étendre en<br />

bas vers lui.<br />

Il reçut par tous les membres comme une<br />

secousse électrique, et deux magnifiques yeux<br />

d’un bleu sombre le fixèrent avec une ineffable<br />

tendresse, et sa poitrine semblait prête à se briser<br />

d’un sentiment inconnu de la félicité la plus<br />

grande et de la plus poignante douleur. Et comme<br />

il regardait toujours les beaux yeux tout remplis<br />

d’un violent désir, alors les cloches de cristal<br />

sonnèrent plus fort en accords harmonieux, et les<br />

émeraudes brillantes venaient tomber sur lui et


l’entouraient, et en dansant en cercle elles<br />

pétillaient en mille flammes en jouant avec des<br />

fils d’or étincelants.<br />

Le sureau s’agita et dit :<br />

– Tu t’es reposé sous mon ombre, mon parfum<br />

t’a environné, mais tu ne m’as pas compris ; mon<br />

parfum est mon langage quand il est embrasé par<br />

l’amour.<br />

Le vent du soir passa près de lui et dit :<br />

– J’ai joué autour de tes tempes, mais tu ne<br />

m’as pas compris : le souffle est mon langage<br />

quand l’amour l’enflamme.<br />

Les rayons du soleil percèrent le nuage, et leur<br />

éclat brillait comme s’ils eussent dit :<br />

– J’ai versé sur toi mon or, mais tu ne m’as<br />

pas compris : l’ardeur est mon langage quand<br />

l’amour l’allume.<br />

Et toujours de plus en plus enchanté par les<br />

regards des deux beaux yeux, le désir devenait<br />

plus vif, plus irrésistible. Alors tout commença à<br />

se mouvoir comme animé d’une joyeuse<br />

existence. Les fleurs et leurs boutons répandaient


leurs odeurs, et c’était le chant délicieux de mille<br />

voix de flûtes ; et l’écho de ce qu’ils chantaient<br />

s’en allait au loin dans les pays étrangers porté<br />

par les nuages qui passaient vite.<br />

Mais lorsque le dernier rayon du soleil<br />

disparut rapide derrière les montagnes et que le<br />

crépuscule répandit sur le pays son crêpe d’or,<br />

alors une voix rude et profonde appela comme<br />

des lointains :<br />

– Hé ! quel est ce murmure et ce frémissement<br />

là-haut ? Hé ! hé ! qui va me chercher le rayon<br />

derrière les montagnes ? Assez de soleil, assez de<br />

chants ! Hé ! hé ! à travers les bois et le gazon !<br />

Hé ! hé ! des-cen-dez ! des-cen-dez !<br />

Et la voix s’éteignit comme les roulements<br />

d’un tonnerre lointain ; mais les cloches de cristal<br />

se brisèrent avec un ton discordant. Tout devint<br />

muet, et Anselme vit les trois serpents se glisser<br />

vers le fleuve en traçant dans l’herbe un sillon<br />

lumineux ; ils se jetèrent avec bruit dans l’Elbe,<br />

et sur la vague où ils disparurent pétilla un feu<br />

vert qui s’éloigna en biais dans la direction de la<br />

ville en lumineuse vapeur.


Deuxième veillée<br />

Comment l’étudiant Anselme fut regardé à la<br />

ville comme un fou ou un homme ivre. – Le<br />

passage de l’Elbe en bateaux. – L’air de<br />

bravoure du maître de chapelle Graun. – La<br />

liqueur stomachique de Conrad et la tête de<br />

bronze.<br />

– Ce monsieur n’est pas précisément dans son<br />

bon sens, disait une honnête bourgeoise qui<br />

revenait de la promenade avec sa famille, et<br />

regardait les bras croisés l’un sur l’autre la folle<br />

conduite de l’étudiant Anselme.<br />

Celui-ci avait embrassé le tronc du sureau et<br />

adressait aux branches et aux feuilles ces mots<br />

incessants :<br />

– Oh ! brillez, resplendissez une fois<br />

seulement encore, vous charmants petits serpents<br />

d’or, laissez-moi seulement une fois encore


entendre la voix de vos cloches, encore un seul de<br />

vos regards, charmants yeux bleus, autrement je<br />

vais mourir de douleur ou de mes désirs !<br />

Et il soupirait et gémissait lamentablement du<br />

plus profond de son âme, et secouait dans<br />

l’ardeur de son délire le sureau, qui, pour toute<br />

réponse, agitait ses feuilles avec un bruit sourd et<br />

indistinct, et paraissait se moquer de ses chagrins.<br />

– Ce monsieur n’est pas précisément dans son<br />

bon sens, dit la bourgeoise. Et il sembla à<br />

Anselme qu’il était tiré d’un songe par la<br />

secousse d’une rude main ou par de l’eau froide<br />

qu’on aurait jetée sur lui pour l’éveiller ; alors<br />

seulement il vit distinctement où il était, et se<br />

rappela qu’une vision singulière l’avait charmé<br />

jusqu’au point de le faire parler à voix haute. Il<br />

regarda la femme d’un air consterné et saisit pour<br />

s’éloigner au plus vite son chapeau, qui était<br />

tombé par terre. Le père de famille s’était aussi<br />

approché pendant ce temps, et après avoir posé<br />

sur le gazon le petit enfant qu’il portait dans ses<br />

bras il s’était appuyé sur sa canne en regardant<br />

l’étudiant et en écoutant ses paroles.


Alors il ramassa la pipe et le sac à tabac que<br />

l’étudiant avait aussi laissés tomber, et dit en lui<br />

tendant l’un et l’autre :<br />

– Ne vous lamentez donc pas aussi<br />

épouvantablement dans l’obscurité et n’inquiétez<br />

pas les gens quand rien ne vous tourmente, si ce<br />

n’est d’avoir trop souvent regardé votre verre ;<br />

rentrez raisonnablement chez vous et couchezvous<br />

sur l’oreille.<br />

Anselme se sentit honteux ; il poussa un<br />

soupir plein de larmes.<br />

– Bon, bon, continua le bourgeois, il n’y a pas<br />

de mal à cela, cela arrive au meilleur homme du<br />

monde, et au beau jour de l’Ascension on peut<br />

bien boire dans la joie de son cœur une gorgée de<br />

plus que sa soif. Cela peut arriver à un homme de<br />

Dieu comme aux autres, et vous n’êtes que<br />

candidat. Mais, si vous voulez me le permettre, je<br />

prendrai une pipe de votre tabac, le mien y a<br />

passé là-haut tout entier.<br />

Et le bourgeois tout en disant cela, et au<br />

moment même où l’étudiant allait mettre pipe et<br />

tabac dans sa poche, se mit à nettoyer lentement


et soigneusement sa pipe, et commença à la<br />

bourrer sans se presser. Plusieurs jeunes filles de<br />

bourgeois s’étaient approchées pendant ce temps<br />

et causaient bas entre elles en regardant Anselme.<br />

Il semblait à celui-ci qu’il se trouvait sur des<br />

épines acérées ou des épingles brûlantes.<br />

Quand il fut rentré en possession de son tabac<br />

et de sa pipe, il s’enfuit au grand galop. Tout le<br />

merveilleux qu’il avait vu s’était complètement<br />

effacé de sa mémoire, et il se rappelait seulement<br />

qu’il avait dit tout haut de folles paroles sous le<br />

sureau ; ce qui lui était d’autant plus<br />

insupportable qu’il avait jusque-là professé une<br />

profonde horreur pour les soliloques.<br />

– Le démon parle par votre bouche, lui dit le<br />

recteur. Et il le crut en effet. La pensée d’avoir<br />

été pris le jour de l’Ascension pour un candidatus<br />

theologiæ ivre lui était insupportable.<br />

Déjà il voulait entrer dans l’allée de peupliers<br />

près du jardin de l’hôtel lorsqu’une voix cria<br />

derrière lui :<br />

– Monsieur Anselme ! monsieur Anselme ! au<br />

nom du ciel, où courez-vous en si grande hâte ?


nous attendons ici près de l’eau le recteur<br />

Paulmann.<br />

Il s’aperçut seulement alors qu’on l’invitait à<br />

se promener sur l’Elbe en bateau et à passer la<br />

soirée chez lui dans sa maison, située dans le<br />

faubourg de Pirna.<br />

Anselme accepta avec joie, parce qu’il espérait<br />

échapper ainsi au mauvais sort jeté sur lui ce<br />

jour-là. Lorsqu’ils furent dans le bateau, on tira<br />

sur l’autre rive, dans le jardin d’Antoni, un feu<br />

d’artifice. Les baguettes s’élevaient avec des<br />

explosions et des sifflements dans les airs, et<br />

leurs étoiles lumineuses se brisaient dans le ciel<br />

en crachant avec bruit des flammes et des éclairs.<br />

Anselme était assis dans le recueillement près<br />

du rameur ; mais lorsqu’il aperçut dans l’eau le<br />

reflet des gerbes et des fusées, il lui sembla voir<br />

les serpents d’or fendre les eaux à la nage. Tout<br />

ce qu’il avait vu d’étrange sous le sureau lui<br />

revint de nouveau vivement en mémoire, et de<br />

nouveau aussi il éprouva ce désir brûlant qui<br />

avait remué son cœur de ses ravissements<br />

douloureux.


– Ah ! dit-il, êtes-vous revenus, serpents<br />

dorés ? Chantez, chantez, pendant votre chant<br />

vont apparaître les beaux yeux bleus. Ah ! vous<br />

êtes maintenant sous les eaux.<br />

Et il fit un violent mouvement comme s’il eût<br />

voulu se précipiter de la gondole dans le fleuve.<br />

– Monsieur, avez-vous le diable au corps ? dit<br />

le batelier en l’arrêtant par un pan de son habit.<br />

Les jeunes filles assises près de lui se mirent à<br />

crier, et dans leur effroi s’enfuirent de l’autre côté<br />

de la gondole. Le greffier Heerbrand dit au<br />

recteur Paulmann quelques mots à l’oreille,<br />

auxquels celui-ci répondit par plusieurs autres,<br />

dont Anselme entendit seulement ces paroles :<br />

– De semblables attaques ! – Pas encore<br />

remarqué !<br />

Et aussitôt après le recteur Paulmann se leva et<br />

vint s’asseoir avec une certaine solennité auprès<br />

d’Anselme, et prenant sa main il lui demanda :<br />

– Monsieur Anselme, comment vous trouvezvous<br />

?<br />

L’étudiant fut près de se trouver mal, car il


s’éleva dans son cœur un combat qu’il voulait en<br />

vain apaiser.<br />

Il voyait maintenant que ce qu’il avait pris<br />

pour les serpents dorés n’était autre chose que le<br />

reflet d’un feu d’artifice tiré dans le jardin<br />

d’Antoni. Mais un sentiment inconnu (et il<br />

n’aurait su dire s’il était de joie ou de douleur)<br />

oppressait nerveusement sa poitrine, et quand le<br />

batelier frappait de ses deux rames l’eau qui<br />

bruissait et grondait écumante comme si elle eût<br />

été courroucée, il entendait dans ce bruit un<br />

chuchotement mystérieux où il distinguait ces<br />

paroles :<br />

– Anselme ! Anselme ! ne nous vois-tu pas<br />

sans cesse passer devant toi ? Ta sœur te jette un<br />

nouveau regard ! Crois ! crois en nous !<br />

Il crut distinguer dans le reflet trois raies d’un<br />

vert éclatant ; mais lorsqu’il tint les regards fixés<br />

mélancoliquement sur l’eau pour voir si les beaux<br />

yeux en sortiraient et se tourneraient vers lui,<br />

alors il remarqua que ce n’était que la<br />

réverbération des fenêtres éclairées des maisons<br />

voisines. Il resta en silence tandis qu’un combat


se livrait dans son cœur, mais le recteur<br />

Paulmann lui répéta plus fortement encore :<br />

– Comment vous trouvez-vous, monsieur<br />

Anselme ?<br />

– Bien abattu, répondit l’étudiant. Ah ! cher<br />

monsieur le recteur, si vous saviez ce que j’ai<br />

rêvé, je viens de rêver de choses étranges tout<br />

éveillé, les yeux ouverts, sous un sureau placé<br />

près du mur du jardin de Link, vous ne seriez pas<br />

surpris de me voir si préoccupé.<br />

– Eh ! eh ! dit le recteur, je vous ai toujours<br />

regardé comme un jeune homme raisonnable ;<br />

mais rêver les yeux ouverts, et vouloir tout à coup<br />

se jeter à l’eau, c’est, pardonnez-moi, l’affaire<br />

des fous.<br />

L’étudiant Anselme fut tout chagrin des durs<br />

paroles de son ami, et alors la fille aînée de<br />

Paulmann, mademoiselle Véronique, une fort<br />

jolie et fraîche jeune fille de seize ans, dit :<br />

– Mais, mon père, il doit être arrivé à M.<br />

Anselme quelque chose d’étrange, il croit peutêtre<br />

qu’il a eu une vision, lorsqu’il ne s’est que


tout naturellement endormi là sous le sureau et<br />

alors il aura vu en songe toutes les choses folles<br />

qu’il a encore dans la tête.<br />

– Et aussi, chère demoiselle, ajouta le greffier<br />

Heerbrand, ne peut-il pas tomber aussi tout<br />

éveillé dans un état rêveur ? Ainsi une aprèsmidi,<br />

dans une espèce de léthargie de ce genre, au<br />

moment de la digestion du corps et de l’esprit,<br />

j’ai trouvé comme par inspiration la place où était<br />

un acte perdu, et hier encore une magnifique page<br />

latine écrite en grosses lettres dansait devant mes<br />

yeux tout grands ouverts.<br />

– Ah ! mon honorable archiviste, répondit le<br />

recteur Paulmann, vous avez toujours eu un goût<br />

naturel pour la poésie, et de là il n’y a qu’un pas<br />

au fantastique et au romanesque.<br />

Mais cela fit du bien à l’étudiant Anselme<br />

qu’on l’eût pris pour un fou ou un homme ivre, et<br />

bien qu’il fût resté un peu triste, il crut remarquer<br />

pour la première fois que Véronique avait de très<br />

beaux yeux d’un bleu sombre, sans que ces yeux<br />

étranges qui l’avaient regardé du sureau lui<br />

revinssent en mémoire.


Au reste, toute l’aventure passée sous cet arbre<br />

s’était encore une fois effacée pour lui. Il se<br />

sentait plein de joie, et même il alla si loin dans<br />

son abandon plein de gaieté, qu’il offrit sa main à<br />

mademoiselle Véronique, qui l’avait si bien<br />

défendu, pour descendre de la gondole ; et sans<br />

plus de façon, lorsqu’elle eut appuyé son bras sur<br />

le sien, il la reconduisit chez elle avec tant de<br />

bonheur qu’il ne glissa qu’une seule fois, et qu’il<br />

ne jeta qu’une tache de crotte, et bien petite, sur<br />

la robe blanche de Véronique, empruntée au seul<br />

endroit boueux qui se trouvait sur le chemin. Le<br />

recteur Paulmann remarqua l’heureux<br />

changement de l’étudiant Anselme ; il lui rendit<br />

son affection et le pria d’oublier les paroles durs<br />

qu’il lui avait adressées.<br />

– Oui, ajoutait-il, on a des exemples de<br />

certains fantômes qui peuvent apparaître et<br />

tourmenter ; mais c’est une maladie dont on se<br />

débarrasse avec des sangsues, comme l’a prouvé<br />

un célèbre docteur déjà mort.<br />

L’étudiant Anselme ne savait s’il avait été ivre<br />

ou fou ; mais en tout cas les sangsues lui parurent


tout à fait inutiles, attendu que toutes ses<br />

apparitions s’étaient envolées. Il se sentait dans<br />

une disposition charmante, et il lui arriva de dire<br />

des choses fort agréables sur la beauté de<br />

Véronique.<br />

On fit comme d’habitude de la musique après<br />

un frugal repas. L’étudiant Anselme se mit au<br />

piano, et Véronique fit entendre sa fraîche voix.<br />

– Honorable demoiselle, dit le greffier<br />

Heerbrand, votre voix a de l’analogie avec les<br />

sons d’une cloche de cristal.<br />

– Oh ! non pas, reprit involontairement<br />

Anselme.<br />

Tout le monde se retourna et l’examina avec<br />

surprise.<br />

– Les cloches de cristal résonnent<br />

étrangement, bien étrangement, dans les sureaux !<br />

ajouta-t-il en se parlant à voix basse.<br />

Alors Véronique lui dit en lui posant la main<br />

sur l’épaule :<br />

– Que dites-vous donc là, monsieur Anselme ?<br />

L’étudiant retrouva aussitôt toute sa gaieté et


ecommença à jouer.<br />

Le recteur Paulmann jeta sur lui un sombre<br />

regard, mais l’archiviste Heerbrand mit sur le<br />

pupitre un cahier de musique, et chanta d’une<br />

manière ravissante un air de bravoure du maître<br />

de chapelle Graun.<br />

Anselme accompagna encore différents<br />

morceaux ; un duo de la composition du recteur<br />

Paulmann, et qu’il chanta avec mademoiselle<br />

Véronique, fit un plaisir extrême.<br />

Il était assez tard, le greffier prit sa canne et<br />

son chapeau ; alors le recteur Paulmann<br />

s’approcha de lui et lui dit en cachette :<br />

– Ne voudriez-vous pas, honorable archiviste,<br />

pour Anselme, vous savez ! ce que nous disions...<br />

– Très volontiers, reprit le greffier, et sans plus<br />

de façon, quand tout le monde se fut assis en<br />

cercle, il commença ainsi :<br />

– Il y a dans cette ville un vieillard très<br />

extraordinaire, on prétend qu’il est très versé dans<br />

les sciences occultes ; pour ma part, je le regarde<br />

comme un antiquaire et un chimiste très habile.


Je parle ici de l’archiviste Lindhorst. Il vit,<br />

comme vous le savez, très solitaire dans sa vieille<br />

maison, placée dans un quartier désert, et<br />

lorsqu’il n’est pas occupé de ses fonctions, il se<br />

tient d’ordinaire dans sa bibliothèque ou son<br />

laboratoire, où personne ne peut entrer. Il possède<br />

aussi des livres rares, arabes ou coptes en grande<br />

partie, et aussi des manuscrits étranges écrits dans<br />

une langue inconnue. Il voudrait les faire copier<br />

par une personne habile, et il a pour cela besoin<br />

d’un homme qui ait l’habitude de dessiner à la<br />

plume et puisse reproduire avec la plus grande<br />

fidélité tous les traits du parchemin, même les<br />

tâches. Il le fera travailler dans une chambre<br />

particulière de sa maison et sous sa surveillance,<br />

et il s’engage à payer, en outre de la table, un<br />

thaler par jour tout le temps que durera la copie.<br />

Il promet même un riche cadeau lorsque le tout<br />

sera heureusement terminé. Le temps du travail<br />

de chaque jour doit être de midi à six heures du<br />

soir. De trois à quatre heures on dîne et on se<br />

repose. Comme deux jeunes gens ont déjà essayé<br />

en vain de copier ces manuscrits, il s’est enfin<br />

adressé à moi pour lui trouver un habile


dessinateur, et j’ai pensé à vous, mon cher<br />

monsieur Anselme, car je sais que vous écrivez<br />

très bien et que vous dessinez aussi très<br />

agréablement et très purement à la plume. Si vous<br />

voulez dans ces temps difficiles, et en attendant<br />

une place, gagner chaque jour le thaler et le<br />

cadeau à la fin, alors rendez-vous demain à midi<br />

précis chez M. l’archiviste, dont vous connaissez<br />

sans doute la demeure. Mais gardez-vous de faire<br />

la moindre tache d’encre : s’il en tombe une sur<br />

la copie, il vous faudra recommencer sans pitié à<br />

partir de la première page ; mais si vous tachez<br />

l’original, l’archiviste est dans le cas de vous<br />

jeter par la fenêtre : car c’est un homme très<br />

emporté.<br />

L’étudiant Anselme fut ravi de la proposition<br />

du greffier Heerbrand ; car non seulement il<br />

écrivait purement et dessinait très bien à la<br />

plume, mais c’était encore pour lui une passion<br />

de s’exercer à la calligraphie la plus difficile. Il<br />

remercia ses protecteurs dans les termes les plus<br />

polis, et promit de ne pas manquer l’heure de<br />

midi le lendemain.


Dans la nuit, il ne vit que des thalers<br />

étincelants, et il entendait aussi leur son. Qui peut<br />

en faire un reproche au pauvre garçon, qui avait<br />

vu s’envoler tant d’espérances par un caprice du<br />

hasard, et en était à regarder au moindre liard et à<br />

renoncer aux plaisirs de la jeunesse ! Déjà, le<br />

matin de bonne heure, il rassembla ses crayons,<br />

ses plumes de corbeau, son encre de Chine, car,<br />

pensa-t-il, l’archiviste ne pourra m’en procurer de<br />

meilleurs.<br />

Avant tout, il mit en ordre ses chefs-d’œuvre<br />

calligraphiques et ses dessins pour donner à<br />

l’archiviste une idée de ses talents en ce genre.<br />

Tout alla à souhait, une étoile de bonheur<br />

semblait planer au-dessus de sa tête : son nœud<br />

de cravate réussit du premier coup, nulle maille<br />

ne s’échappa de ses bas de soie, son chapeau, une<br />

fois qu’il fut brossé, ne tomba plus dans la<br />

poussière ; en un mot, à onze heures et demie<br />

l’étudiant Anselme était là, dans son habit grisbrochet<br />

et ses pantalons de velours noir, la poche<br />

enflée du rôle de ses plus belles écritures et de ses<br />

dessins les plus habiles, et déjà dans la rue du<br />

Château, il but dans la boutique de Conrad un et


même deux verres de liqueurs stomachiques, car,<br />

disait-il en frappant sur sa poche encore vide,<br />

bientôt les thalers vont résonner par là.<br />

Malgré la longueur du chemin pour arriver à la<br />

rue solitaire où se trouvait la vieille maison de<br />

l’archiviste Lindhorst, il se trouva devant la porte<br />

avant midi. Alors il s’arrêta et regarda le beau et<br />

grand marteau de bronze ; mais lorsqu’il voulut le<br />

saisir au dernier coup frappé à l’horloge de la<br />

tour de l’église de la Croix qui vibrait en<br />

ébranlant les airs de l’éclat puissant de ses sons,<br />

alors la figure de bronze se contracta en un rire<br />

menaçant accompagné du repoussant spectacle de<br />

regards brillants d’un feu bleuâtre. Hélas ! c’était<br />

la vieille femme aux pommes de la porte Noire !<br />

Ses dents pointues claquaient dans sa large<br />

bouche, et dans leur claquement on entendait ces<br />

mots :<br />

– Fou ! fou ! fou ! attends ! attends ! Pourquoi<br />

cours-tu ici ? Fou !<br />

Anselme, glacé d’effroi, recula d’un pas en<br />

arrière ; il voulut saisir le marteau, mais sa main<br />

prit seulement le cordon de la sonnette, et il la


tira de telle sorte qu’un tintement résonna<br />

désagréable et déchirant l’oreille en s’enflant<br />

toujours, et dans toute la maison déserte l’écho<br />

moqueur répétait :<br />

– Bientôt tu tomberas dans le cristal !<br />

Anselme éprouva un frissonnement qui fit<br />

trembler un moment tous ses membres d’un accès<br />

nerveux de fièvre froide. Le cordon de la sonnette<br />

s’abaissa et forma un serpent transparent qui<br />

l’entoura en le serrant dans ses replis de plus fort<br />

en plus fort, de sorte que ses membres frêles se<br />

brisaient en craquant et que son sang se lançait de<br />

ses veines et entrait dans le corps du serpent<br />

transparent qu’il teignait en rouge ; dans son<br />

angoisse affreuse, il voulait crier : Tuez-moi !<br />

tuez-moi ! mais son cri se changeait en un râle<br />

sourd. Le serpent leva sa tête et posa sur la<br />

poitrine d’Anselme la longue langue pointue de<br />

sa tête de bronze. Alors une douleur poignante<br />

brisa tout à coup l’artère du jeune homme, et il<br />

perdit connaissance.<br />

Lorsqu’il revint à lui, il était couché sur son lit<br />

bien mince ; et devant lui était le recteur


Paulmann, qui disait :<br />

– Quelles extravagances faites-vous donc, au<br />

nom du ciel, mon cher monsieur Anselme ?


Troisième veillée<br />

Nouvelles de la famille de l’archiviste<br />

Lindhorst. – Les yeux bleus de Véronique. – Le<br />

greffier Heerbrand.<br />

L’esprit regarda dans l’eau, et là quelque<br />

chose s’agita et se mit à mugir en vagues<br />

écumantes, et se précipita avec le bruit du<br />

tonnerre dans l’abîme, qui ouvrit ses gouffres<br />

noirs pour l’engloutir avidement. Des rochers de<br />

granit levèrent leur tête dentelée comme de<br />

triomphants vainqueurs, protégeant la vallée<br />

jusqu’à ce que le soleil la prit dans ses bras<br />

paternels, et l’entourant de ses feux la caressa et<br />

la réchauffa de ses vivifiants rayons.<br />

Et alors mille germes s’éveillèrent qui<br />

s’étaient endormis d’un profond sommeil sous le<br />

sable stérile, et ils étendirent leurs petites feuilles<br />

vertes et leurs tiges en haut vers le visage de leur


père. Et comme des enfants qui sourient dans le<br />

berceau, de petites fleurs reposaient dans leurs<br />

boutons jusqu’à ce que, éveillées à leur tour, elles<br />

se paraient de la lumière que leur père, pour leur<br />

joie, colorait de mille diverses manières.<br />

Mais au milieu de la vallée était une colline<br />

sombre, qui se levait inégale comme la poitrine<br />

des hommes lorsqu’elle est gonflée par l’ardent<br />

désir. Du fond de l’abîme des vapeurs montaient<br />

en roulant et en formant des boules rassemblées<br />

en masses immenses, et elles s’efforçaient de<br />

voiler en ennemies le visage paternel. Mais<br />

l’orage les appelait plus loin et courait en<br />

mugissant parmi elles, et lorsque le rayon pur<br />

touchait de nouveau la sombre colline, alors un<br />

magnifique lis de feu s’en détachait rapidement.<br />

Les belles feuilles s’ouvraient comme des lèvres<br />

charmantes pour aspirer les doux baisers du<br />

soleil.<br />

Alors une brillante lumière courut dans la<br />

vallée : c’était le jeune Phosphorus ; la fleur du<br />

lis de feu le vit, et elle murmura saisie d’un<br />

ardent désir :


– Beau jeune homme, sois à moi pour<br />

toujours, car je t’aime, et si tu me délaissais il me<br />

faudrait mourir.<br />

Et le jeune Phosphorus lui répondit :<br />

– Je veux être à toi, belle fleur, mais alors,<br />

enfant dénaturé, tu quitteras ton père et ta mère et<br />

tu ne connaitras plus tes compagnes. Tu seras<br />

plus grande et plus forte que toutes celles qui sont<br />

maintenant tes égales. Le désir bienfaisant qui<br />

réchauffe maintenant ton être, divisé en cent<br />

rayons, fera ton tourment et ton martyre, car le<br />

sens enfantera les sens, et la plus grande joie<br />

qu’allumera l’étincelle que je jette en toi sera une<br />

douleur sans espoir qui te fera mourir pour<br />

germer de nouveau en étrangère : cette étincelle<br />

est la pensée.<br />

– Ah ! dit la fleur d’une voix plaintive, puis-je<br />

donc m’empêcher, dans l’ardeur qui m’embrase,<br />

de me donner à toi ? puis-je t’aimer plus que je<br />

ne le fais maintenant ? et ne puis-je pas te<br />

regarder comme à présent lorsque tu<br />

m’anéantiras ?<br />

Alors le jeune Phosphorus l’embrassa, et


comme traversée par un rayon de lumière elle<br />

s’enflamma, et des flammes sortit un être<br />

étranger, qui, s’enfuyant rapidement de la vallée,<br />

se mit à voltiger dans les espaces infinis, ne<br />

s’inquiétant plus des compagnes de sa jeunesse et<br />

du jeune homme chéri. Celui-ci se plaignit<br />

d’avoir perdu sa bien-aimée, car un amour<br />

immense pour la belle fleur de lis l’entraînait<br />

dans la vallée solitaire, et, attendries de sa<br />

douleur, les roches de granit abaissaient leurs<br />

têtes.<br />

Mais une d’elles ouvrit son sein, et il en sortit<br />

un noir dragon ailé, qui disait en s’envolant au<br />

dehors :<br />

– Mes frères les métaux dorment là-dedans,<br />

mais moi je suis toujours actif et éveillé, et je<br />

veux te venir en aide.<br />

Et en s’abaissant vers les plaines le dragon<br />

atteignit l’être qui était né de la fleur de lis ; il<br />

l’emporta sur la colline et l’enferma dans ses<br />

ailes. Alors la fleur reparut, mais la pensée qui<br />

était restée déchirait son âme, et son amour pour<br />

le jeune Phosphorus était une poignante douleur,


et en respirant sa vapeur empoisonnée les petites<br />

fleurs qui autrefois se réjouissaient de son regard<br />

se flétrissaient et mouraient.<br />

Le jeune Phosphorus revêtit une brillante<br />

armure, où jouaient des rayons de mille couleurs,<br />

et combattit le dragon, qui de son aile noire<br />

frappait la cotte de mailles, qui rendait un son<br />

éclatant ; et ce son puissant donnait la vie aux<br />

petites fleurs qui voltigeaient comme des oiseaux<br />

bigarrés autour du dragon, qui perdait ses forces,<br />

et, vaincu, finit par se cacher au fond de la terre.<br />

La fleur de lis fut délivrée, le jeune<br />

Phosphorus la prit dans ses bras, tout brûlant des<br />

désirs d’un céleste amour, et les fleurs chantaient<br />

leurs louanges dans un hymne mêlé d’accents de<br />

joie, ainsi que les oiseaux et même les hautes<br />

roches de granit de la vallée.<br />

– Permettez, ceci est de l’exagération<br />

orientale, honorable archiviste, dit le greffier<br />

Heerbrand, et nous vous avions prié de nous<br />

raconter comme vous le faisiez autrefois quelque<br />

chose de votre vie si remarquable, des aventures<br />

de vos voyages, par exemple, enfin des choses


véritables.<br />

– Eh bien, qu’avez-vous donc ? répondit<br />

l’archiviste Lindhorst, ce que je viens de vous<br />

raconter est tout ce que je puis vous dire de plus<br />

vrai, et appartient aussi en quelque sorte à<br />

l’histoire de ma vie, car je descends justement de<br />

cette vallée, et la fleur de lis, qui fut reine plus<br />

tard, est ma grand’ grand’ grand’ grand’ grandmère,<br />

ce qui fait que je suis aussi un prince.<br />

Tous se mirent à rire bruyamment.<br />

– Oui, riez, riez, continua l’archiviste, ce que<br />

je vous ai raconté en traits certainement bien<br />

légers vous paraît ridicule, impossible, et<br />

cependant cela n’est ni extravagant ni présenté<br />

sous une forme allégorique, mais vrai en tout<br />

point. Si j’avais pu croire que cette adorable<br />

histoire d’amour à laquelle je dois mon origine<br />

n’eût pas été plus à votre goût, je vous aurais<br />

raconté quelques-unes des choses nouvelles que<br />

mon frère m’a apprises hier.<br />

– Ah ! comment ! vous avez un frère,<br />

monsieur l’archiviste ? où est-il donc ? où vit-il ?<br />

il est au service du roi, ou c’est peut-être un


savant ? lui demanda-t-on de tous côtés.<br />

– Non, répondit l’archiviste en prenant<br />

froidement une prise, il s’est tourné du mauvais<br />

côté, il s’est placé sous le dragon.<br />

– Comment dites-vous, honorable archiviste,<br />

interrompit le greffier Heerbrand, sous le<br />

dragon ?<br />

– Sous le dragon ? répéta la société tout<br />

entière.<br />

– Oui, sous le dragon, reprit l’archiviste, mais<br />

à vrai dire ce fut par désespoir.<br />

Vous savez que mon père mourut il y a peu de<br />

temps, trois cent quatre-vingt-cinq ans tout au<br />

plus, et c’est pour cela que je porte encore son<br />

deuil. Il m’avait donné comme à son fils favori<br />

un superbe onyx que mon frère voulait<br />

absolument avoir. Nous eûmes à ce sujet une<br />

querelle inconvenante près du cadavre de mon<br />

père. Enfin, le défunt perdit patience, se redressa<br />

et jeta mon méchant frère en bas des escaliers.<br />

Celui-ci irrité alla sur l’heure même sous le<br />

dragon.


Maintenant il se tient dans une forêt de cyprès,<br />

dans le voisinage de Tunis, et il a là sous sa garde<br />

une célèbre escarboucle mystique que convoite<br />

un diable de nécromant qui a pris une maison<br />

d’été en Laponie, ce qui permet à mon frère de<br />

s’absenter un quart d’heure pendant que le<br />

nécromant cultive dans son jardin son lit de<br />

salamandres, pour me raconter ce qui se passe<br />

d’intéressant aux sources du Nil.<br />

Pour la seconde fois la société partit d’un<br />

grand éclat de rire ; mais l’étudiant Anselme<br />

éprouvait une impression étrange, et il ne pouvait<br />

regarder les yeux fixes et sévères de l’archiviste<br />

sans trembler intérieurement en lui-même d’une<br />

manière incompréhensible. Sa voix tout à la fois<br />

rude et vibrante comme les sons du métal avait<br />

quelque chose qui le pénétrait mystérieusement et<br />

le faisait frissonner jusqu’à la moelle de ses os.<br />

Le but dans lequel le greffier Heerbrand l’avait<br />

invité à entrer au café ne lui paraissait pas devoir<br />

être atteint ce jour-là. Après son aventure devant<br />

la maison de l’archiviste, l’étudiant Anselme<br />

n’avait jamais pu prendre sur lui d’essayer une<br />

seconde visite ; car, suivant sa conviction intime,


le hasard seul l’avait délivré sinon de la mort, du<br />

moins de la folie.<br />

Le recteur Paulmann avait justement passé<br />

dans la rue lorsqu’il se trouvait étendu devant la<br />

porte sans connaissance, et qu’une vieille femme<br />

qui avait laissé là pour le moment son panier de<br />

gâteaux et de pommes, lui portait des secours. Le<br />

recteur avait sur-le-champ fait venir une chaise à<br />

porteurs, et l’avait fait transporter chez lui.<br />

– On pensera de moi ce que l’on voudra, disait<br />

Anselme, on peut me regarder comme un fou,<br />

soit ! Au marteau de la porte, le visage de la<br />

vieille de la porte Noire est venu me faire des<br />

grimaces. Pour ce qui est arrivé ensuite, je préfère<br />

n’en rien dire ; mais si j’étais revenu de mon<br />

évanouissement et que j’eusse aperçu la damnée<br />

vieille aux pommes (qui n’était autre que celle<br />

qui s’occupait de moi), je serais à l’instant mort<br />

d’un coup de sang ou au moins devenu fou.<br />

Tous les discours, tous les raisonnements du<br />

recteur et du greffier n’y faisaient rien, et même<br />

les beaux yeux bleus de mademoiselle Angélique<br />

ne pouvaient le tirer de l’état de profonde


mélancolie dans lequel il était tombé. On le crut<br />

en effet malade d’esprit, et l’on avisa aux moyens<br />

de le distraire et rien ne parut au greffier devoir<br />

mieux atteindre ce but que l’occupation qu’il<br />

trouverait chez l’archiviste, c’est-à-dire la copie<br />

des manuscrits. Il fallait pour cela faire connaître<br />

l’étudiant à l’archiviste d’une manière<br />

convenable, et comme le greffier Heerbrand<br />

savait que le sieur Lindhorst fréquentait tous les<br />

soirs un certain café connu de lui, il invita<br />

l’étudiant Anselme à venir chaque soir prendre<br />

un verre de bière et fumer une pipe à ses frais<br />

dans cette maison, jusqu’à ce qu’il eut fait de<br />

cette manière la connaissance de l’archiviste, et<br />

se fut entendu avec lui pour la copie des<br />

manuscrits. Anselme accepta ce projet avec<br />

gratitude.<br />

– Dieu vous le rendra, honorable greffier, si<br />

vous rendez la raison à ce jeune homme ! dit le<br />

recteur Paulmann.<br />

– Oui, Dieu vous le rendra ! répéta Véronique<br />

en levant pieusement les yeux au ciel et tout en<br />

pensant vivement dans son âme que même privé


de la raison Anselme était un bien joli jeune<br />

homme.<br />

Lorsque l’archiviste Lindhorst prenait sa<br />

canne et son chapeau pour sortir, le greffier<br />

Heerbrand saisit vivement Anselme par la main,<br />

et il dit en se mettant sur le chemin de<br />

l’archiviste :<br />

– Mon honorable monsieur, voici l’étudiant<br />

Anselme, doué d’une habileté remarquable en<br />

calligraphie, il s’offre pour copier vos manuscrits.<br />

– Cela me fait le plus grand plaisir, répondit<br />

vivement l’archiviste Lindhorst, et posant sur sa<br />

tête son chapeau à trois cornes d’une forme un<br />

peu militaire, et écartant de la main Anselme et le<br />

greffier, il descendit rapidement et bruyamment<br />

les marches de l’escalier ; tandis qu’ils restèrent<br />

là, interdit tous les deux, les yeux fixés sur la<br />

porte de la chambre, qu’il leur avait fermée au<br />

nez à en faire résonner les gonds.<br />

– Singulier vieillard ! dit le greffier<br />

Heerbrand.<br />

– Singulier vieillard ! bégaya à son tour


Anselme sentant courir un fleuve de glace dans<br />

ses veines au point d’en devenir presque raide<br />

comme une statue ; mais tous les habitués riaient<br />

et disaient :<br />

– L’archiviste était aujourd’hui dans ses<br />

moments de caprice ; demain il sera doux comme<br />

un agneau, et ne dira pas une parole ; il regardera<br />

la fumée de sa pipe, ou lira les gazettes ; il ne faut<br />

pas y prendre garde.<br />

– C’est vrai, pensa l’étudiant Anselme, il ne<br />

faut pas y faire attention ; n’a-t-il pas dit qu’il lui<br />

était extrêmement agréable que je vinsse me<br />

présenter pour copier ses manuscrits, et pourquoi<br />

le greffier Heerbrand s’est-il mis devant lui<br />

lorsqu’il voulait retourner à sa maison ? Non !<br />

c’est au fond un homme aimable et très libéral,<br />

seulement singulier dans ses discours ; mais<br />

qu’est-ce que cela me fait ? Demain j’irai à midi<br />

précis, et même lorsqu’il se trouverait là cent<br />

vieilles marchandes de pommes en bronze.


Quatrième veillée<br />

Mélancolie de l’étudiant Anselme. – Le miroir<br />

d’émeraude. – Comment l’archiviste Lindhorst se<br />

change en vautour, et comment l’étudiant<br />

Anselme ne rencontre personne.<br />

Oserai-je te demander, lecteur bienveillant, si<br />

dans ta vie il ne s’est pas trouvé des heures, des<br />

jours, des semaines dans lesquels toutes tes<br />

actions habituelles éveillaient en toi un<br />

mécontentement pénible, et où tout ce qui te<br />

paraissait d’habitude important et digne<br />

d’occuper ton sentiment et ta pensée te semblait<br />

puéril et misérable... Alors tu ne savais plus que<br />

faire, de quel côté te tourner, ou tu éprouvais un<br />

vague pressentiment, qu’un désir plus élevé et<br />

surpassant toutes les joies terrestres serait<br />

accompli dans un jour et dans un lieu<br />

quelconque. Et ce désir, que l’esprit, timide<br />

comme un enfant sévèrement tenu, n’ose pas


exprimer, élevait ton cœur. Dans tes aspirations<br />

vers cet inconnu, qui, partout où tu allais, partout<br />

où tu t’arrêtais, t’entourait comme un nuage<br />

vaporeux peuplé de fantômes transparents et se<br />

dissipant sans cesse sous les regards attentifs, tu<br />

devenais insensible à tout ce qui se trouvait<br />

autour de toi. Tu promenais de toutes parts tes<br />

yeux troublés, comme un amoureux sans espoir ;<br />

et tout ce que tu voyais faire aux hommes dans le<br />

pêle-mêle de leur tourbillon ne te causait ni peine<br />

ni plaisir, car tu n’appartenais plus au monde.<br />

Bienveillant lecteur ! si tu as éprouvé cette<br />

disposition de l’âme, alors tu comprendras par ta<br />

propre expérience l’état dans lequel se trouvait<br />

Anselme.<br />

Depuis le soir où il avait vu l’archiviste<br />

Lindhorst, Anselme était tombé dans une<br />

méditation rêveuse qui le laissait insensible au<br />

commerce habituel de la vie. Il sentait se mouvoir<br />

en lui quelque chose d’insolite, et il en éprouvait<br />

cette douleur délicieuse qui est l’appétit<br />

mélancolique qui annonce aux hommes une vie<br />

plus haute. Il se plaisait surtout à parcourir les


ois et les forêts, et alors, comme délivré de<br />

toutes les chaînes que la pauvreté jetait sur sa vie,<br />

il se retrouvait seulement lui-même dans le<br />

spectacle des images variées qui émanaient de<br />

son cœur. Il arriva donc qu’un jour en revenant<br />

d’une longue promenade il passa devant le sureau<br />

merveilleux, où il avait autrefois, comme<br />

enchanté par les fées, vu de si étranges choses. Il<br />

se trouva singulièrement attiré vers le banc de<br />

gazon verdoyant, mais à peine s’y était-il assis,<br />

qu’il lui sembla voir une seconde fois tout ce qui<br />

lui était autrefois apparu dans un enchantement<br />

céleste, et avait été enlevé de son âme comme par<br />

un pouvoir étranger. Oui ! il vit plus<br />

distinctement encore que la première fois que les<br />

beaux yeux bleus étaient les yeux du serpent qui<br />

s’élevait au milieu du sureau, et que toutes les<br />

cloches de cristal qui l’avaient rempli de<br />

ravissement brillaient à chaque ondulation de son<br />

corps élancé. Comme autrefois au jour de<br />

l’Ascension, il prit le sureau dans ses bras et<br />

s’écria aux feuilles et aux rameaux :<br />

– Ah ! ondule et glisse-toi encore une fois<br />

dans ces branches, beau serpent vert, que je


puisse te revoir, regarde-moi encore une fois de<br />

tes beaux yeux, je t’aime et je mourrai de chagrin<br />

et de douleur si je ne te revois plus.<br />

Tout demeura tranquille et silencieux et<br />

comme autrefois le sureau fit bruire ses branches<br />

et ses feuilles, mais sans parler. Mais il semblait à<br />

l’étudiant qu’il eût deviné ce qui s’agitait dans<br />

son cœur et déchirait sa poitrine de la douleur<br />

d’un immense désir.<br />

– Est-ce donc autre chose, disait-il, que<br />

l’amour que j’éprouve pour toi de toute mon âme<br />

et jusqu’à la mort, beau serpent d’or ! amour si<br />

grand qu’il me faudra mourir si je ne te vois pas,<br />

car sans toi je ne peux plus vivre. Mais, je le sais,<br />

par toi tous les beaux rêves qui m’entraînent vers<br />

un plus haut monde seront accomplis.<br />

Et chaque soir l’étudiant Anselme vint sous le<br />

sureau, lorsque le soleil répandait son or<br />

étincelant sur les cimes des arbres, et dans les<br />

branches et les feuilles il appelait à pleine<br />

poitrine, d’un ton plaintif, l’objet de sa flamme,<br />

le serpent vert.<br />

Lorsqu’il en agissait ainsi, un soir selon son


habitude, un grand homme long et sec, entouré<br />

d’une redingote grise, lui cria en le regardant de<br />

ses grands yeux pleins de feu :<br />

– Eh ! eh ! qui gémit ainsi ? Ah ! c’est le sieur<br />

Anselme qui veut copier mes manuscrits.<br />

L’étudiant n’éprouva pas un médiocre effroi<br />

en reconnaissant la voix puissante qui avait crié<br />

le jour de l’Ascension : Eh ! eh ! quel est ce<br />

bruit ?<br />

Il lui fut impossible dans sa peur et sa surprise<br />

de trouver un seul mot.<br />

– Eh bien ! qu’avez-vous ? continua<br />

l’archiviste (car c’était lui qui se trouvait là en<br />

redingote grise), que demandez-vous à ce<br />

sureau ? et pourquoi n’êtes-vous pas venu chez<br />

moi pour votre travail ?<br />

Et en effet l’étudiant Anselme n’avait pas<br />

encore pu prendre sur lui de retourner faire une<br />

seconde visite à l’archiviste, bien qu’il s’y fût<br />

encouragé chaque soir ; mais dans ce moment, où<br />

il voyait déchirer tous ses beaux songes, et cela<br />

par cette voix ennemie qui autrefois déjà lui avait


avi sa bien-aimée, il fut saisi d’une espèce de<br />

désespoir et il s’abandonna impétueusement à la<br />

fougue de ses impressions.<br />

– Regardez-moi comme un fou, si vous<br />

voulez, monsieur l’archiviste, dit-il, cela m’est<br />

parfaitement égal, mais ici sur cet arbre j’aperçus<br />

un jour de l’Ascension le serpent couleur vert<br />

d’or, ah ! que mon cœur adore, et il me parlait<br />

avec une voix semblable aux sons du cristal ;<br />

mais vous, vous avez crié et appelé si<br />

épouvantablement de l’autre côté de l’eau !<br />

– Comment cela, mon ami ? interrompit<br />

l’archiviste en prenant une prise de tabac avec un<br />

singulier sourire.<br />

L’étudiant Anselme se sentit respirer plus à<br />

l’aise ; il éprouva du soulagement en venant enfin<br />

à bout de parler de cette bizarre aventure, et il lui<br />

sembla qu’il avait eu raison d’avoir accusé sans<br />

façon l’archiviste d’être celui qui avait fait rouler<br />

dans le lointain le tonnerre de sa voix. Il se<br />

recueillit en disant :<br />

– Eh bien ! je vais raconter tout ce qui m’est<br />

arrivé le jour de l’Ascension, et après cela vous


pourrez dire et surtout penser de moi ce que vous<br />

voudrez.<br />

Alors il raconta toute sa merveilleuse aventure<br />

depuis le malheureux coup de pied dans le panier<br />

de pommes jusqu’à la fuite des serpents vert d’or<br />

à travers le fleuve ; il dit aussi comment les gens<br />

l’avaient pris pour un homme ivre et insensé.<br />

– J’ai vu tout cela, reprit l’étudiant Anselme,<br />

de mes yeux vu, et les voix charmantes qui m’ont<br />

parlé retentissent encore dans mon cœur en purs<br />

accords. Ce n’était nullement un songe, et si je ne<br />

meurs pas d’amour et de désirs, je croirai au<br />

serpent vert d’or, bien que je vois à votre sourire,<br />

mon honorable monsieur l’archiviste, que vous<br />

prenez ces serpents pour une création de mon<br />

imagination surexcitée.<br />

– Pas le moins du monde, répondit l’archiviste<br />

avec le plus grand sang-froid, les serpents vert<br />

d’or que vous avez vus dans le sureau étaient<br />

justement mes trois filles, et il est maintenant de<br />

toute évidence que vous vous êtes amouraché des<br />

beaux yeux de la plus jeune, nommé Serpentine.<br />

Je le savais déjà au jour de l’Ascension ; et


comme chez moi à la maison, à ma table de<br />

travail, j’étais déjà las de leur bruit et de leur<br />

sonnerie, je criai à ces jeunes drôlesses qu’il était<br />

temps de rentrer en hâte, car le soleil baissait<br />

déjà, et elles s’étaient assez distraites en chantant<br />

et en buvant.<br />

Il sembla à l’étudiant Anselme qu’on lui<br />

expliquait en termes précis ce qu’il avait<br />

pressenti depuis longtemps ; et bien qu’il crût<br />

voir que le sureau, le mur et le banc de gazon<br />

commençaient à tourner en rond avec tous le<br />

objets environnants, il rassembla toutes ses<br />

facultés pour parler encore, mais l’archiviste ne<br />

lui donna pas le temps de dire un seul mot. Il tira<br />

rapidement le gant de sa main gauche, et tout en<br />

mettant devant les yeux d’Anselme la pierre<br />

brillante de flammes et d’étincelles singulières<br />

d’une de ses bagues, il dit :<br />

– Regardez donc ici, mon cher monsieur<br />

Anselme, et vous pourrez y trouver quelque<br />

plaisir.<br />

L’étudiant regarda : ô miracle ! la pierre jeta<br />

ses rayons tout autour comme partis d’un foyer


ûlant, et les rayons formèrent en se tressant<br />

ensemble un miroir du plus pur cristal, dans<br />

lequel on voyait les trois serpents d’or danser et<br />

bondir avec mille ondulations diverses, tantôt se<br />

fuyant, tantôt s’enlaçant ensemble. Et lorsque<br />

leurs corps élancés et brillants de mille étincelles<br />

venaient à se toucher, alors résonnaient de<br />

délicieux accords semblables au son de cloches<br />

de cristal, et le serpent qui était au milieu sortit<br />

comme plein de désir et d’amour la tête du<br />

miroir, et ses yeux d’un bleu sombre parlèrent.<br />

– Me connais-tu, Anselme ? disaient-ils.<br />

Crois-tu en moi ? L’amour est dans la confiance,<br />

peux-tu aimer ?<br />

– Ô Serpentine, Serpentine ! s’écria l’étudiant<br />

Anselme dans son délire insensé.<br />

Mais l’archiviste Lindhorst souffla sur le<br />

miroir, les rayons retournèrent dans le foyer avec<br />

un pétillement électrique, et il n’y avait plus à la<br />

main de l’archiviste qu’une petite émeraude qu’il<br />

recouvrit de son gant.<br />

– Avez-vous vu le petit serpent vert d’or,<br />

monsieur Anselme ? demanda l’archiviste


Lindhorst.<br />

– Ah ! Dieu, oui ! s’écria Anselme, et la<br />

charmante Serpentine !<br />

– C’est assez pour aujourd’hui, continua<br />

l’archiviste. Du reste, si vous vous décidez à<br />

venir travailler chez moi, vous verrez assez<br />

souvent ma fille, et je vous procurerai ce plaisir<br />

lorsque vous vous serez bravement comporté,<br />

c’est-à-dire lorsque vous aurez copié chaque<br />

signe avec l’exactitude et la fidélité les plus<br />

grandes. Mais vous ne venez jamais chez moi,<br />

bien que le greffier Heerbrand m’ait annoncé<br />

votre prochaine visite et que je vous aie attendu<br />

pendant plusieurs jours.<br />

Quand l’archiviste eut prononcé le nom<br />

d’Heerbrand, il sembla à Anselme qu’il eût remis<br />

le pied sur la terre, qu’il était l’étudiant Anselme<br />

et avait devant lui l’archiviste Lindhorst. Le ton<br />

indifférent que celui-ci gardait en parlant faisait<br />

un choquant contraste avec les apparitions<br />

surprenantes qu’il évoquait en vrai nécromant.<br />

C’était quelque chose d’effroyable qui se trouvait<br />

encore augmenté par le regard perçant de ses


yeux brillants de lumière, qui s’élançaient des<br />

cavités de sa figure osseuse, maigre et ridée,<br />

comme d’une cage. L’étudiant Anselme fut<br />

encore une fois puissamment saisi de cette<br />

sensation mystérieuse qui s’était déjà emparée de<br />

lui au café, lorsque l’archiviste avait raconté tant<br />

de choses extraordinaires. Il se remit avec peine ;<br />

et lorsque l’archiviste lui demanda de nouveau : –<br />

Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir ? alors il<br />

prit sur lui de lui raconter tout ce qui lui était<br />

arrivé devant la porte de la maison.<br />

– Cher monsieur Anselme, lui dit l’archiviste<br />

lorsque l’étudiant eut terminé son récit, je connais<br />

très bien la femme aux pommes dont il vous plaît<br />

de me parler, c’est une fatale créature qui me joue<br />

toutes sortes de mauvais tours, et qui s’est fait<br />

bronzer pour empêcher, sous la forme d’un<br />

marteau de porte, vos agréables visites ; c’est, en<br />

effet, intolérable. Voudriez-vous, estimable<br />

monsieur Anselme, si vous venez demain à midi<br />

chez moi, et si vous remarquez de nouvelles<br />

grimaces où des grognements, lui jeter sur le nez<br />

quelques gouttes de cette liqueur, et tout se<br />

dissipera aussitôt. Et maintenant, adieu !


Mon cher Anselme, je m’en vais assez<br />

rapidement, je ne vous invite pas à vous en<br />

revenir à la ville avec moi. Adieu, au revoir, à<br />

demain à midi !<br />

L’archiviste donna à l’étudiant Anselme un<br />

petit flacon renfermant une liqueur couleur d’or,<br />

et il s’éloigna rapidement ; de sorte que dans<br />

l’épais crépuscule qui était survenu pendant ce<br />

temps, il paraissait plutôt voler vers la vallée que<br />

d’y descendre en marchant. Déjà il était près du<br />

jardin Cosel, lorsque le vent s’engouffra dans sa<br />

vaste redingote et en écarta les pans l’un de<br />

l’autre, de sorte qu’ils s’étendirent dans l’air, et il<br />

sembla à l’étudiant Anselme, qui suivait<br />

l’archiviste d’un œil émerveillé, qu’un gros<br />

oiseau étendait ses ailes pour s’envoler. Et tandis<br />

que l’étudiant était ainsi immobile dans<br />

l’obscurité, un grand vautour gris-blanc s’éleva<br />

dans les airs avec un cri bruyant, et d’après ses<br />

remarques l’objet blanc qu’il avait pris toujours<br />

pour l’archiviste qui s’éloignait devait être le<br />

vautour, autrement il lui eût été impossible de<br />

comprendre ce que l’archiviste était devenu.


– Il peut s’être envolé aussi en personne<br />

naturelle, se dit Anselme à lui-même, car je<br />

comprends et je vois que toutes ces figures<br />

étranges d’un monde lointain et merveilleux, qui<br />

ne m’apparaissaient autrefois que dans mes rêves<br />

les plus remarquables, sont entrées dans ma vie<br />

réelle pour se mettre en relation avec moi. Qu’il<br />

soit ce qu’il doit en être. Tu vis et brûles dans<br />

mon cœur, belle, charmante Serpentine ! toi seule<br />

peux apaiser le désir immense qui déchire mon<br />

âme. Ah ! quand pourrai-je voir tes beaux yeux,<br />

chère Serpentine ?<br />

Ainsi parla l’étudiant Anselme à demi-voix.<br />

– C’est un nom impie de païen, grommela<br />

auprès de lui la voix de basse d’un passant qui<br />

rentrait en ville.<br />

L’étudiant Anselme s’aperçut à temps de<br />

l’endroit où il se trouvait, et s’éloigna d’un pas<br />

rapide tout en se disant en lui-même :<br />

– Ne serait-ce pas un véritable malheur si<br />

j’allais maintenant être rencontré par le recteur<br />

Paulmann ou le greffier Heerbrand ? mais il ne<br />

rencontra ni l’un ni l’autre.


Cinquième veillée<br />

Madame Anselme conseillère aulique. –<br />

Cicero de officiis. – La vieille Lise. – L’équinoxe.<br />

– Il n’y a absolument rien à faire avec<br />

Anselme, dit un jour le recteur, tous mes conseils,<br />

toutes mes exhortations sont inutiles, il ne veut<br />

s’appliquer à rien, bien qu’il possède les<br />

meilleures études d’école, qui sont pourtant la<br />

base de tout.<br />

Mais le greffier Heerbrand lui répondit en<br />

souriant avec mystère et finesse :<br />

– Donnez à Anselme, mon cher recteur, le<br />

temps et l’espace ; c’est un singulier sujet, mais il<br />

est capable, et quand je dis capable, cela signifie<br />

futur secrétaire intime ou même conseiller de la<br />

cour.<br />

– De la cour ! dit le recteur dans le plus grand<br />

étonnement, ce mot lui semblant difficile à


digérer.<br />

– Chut, continua le greffier Heerbrand, je sais<br />

ce que je sais ; déjà depuis quelques jours il fait<br />

des copies chez l’archiviste Lindhorst, et celui-ci<br />

me disait hier au soir en prenant le café :<br />

– Vous m’avez recommandé un homme<br />

intelligent, mon honorable, il fera son chemin. Et<br />

maintenant réfléchissez aux personnes qui sont<br />

dans la société de l’archiviste. Mais, taisonsnous,<br />

nous en reparlerons.<br />

En achevant ces paroles, le greffier sortit avec<br />

un malicieux sourire et laissa le recteur immobile<br />

de surprise et de curiosité dans son fauteuil. Mais<br />

ce discours avait aussi fait sur Véronique une<br />

certaine impression.<br />

– N’ai-je pas toujours eu l’idée, se disait-elle à<br />

elle-même, que M. Anselme est un jeune homme<br />

spirituel, aimable, qui peut aller loin ? Si je savais<br />

seulement qu’il eût de l’inclination pour moi !<br />

Mais le soir où nous allions en gondole sur l’Elbe<br />

ne m’a-t-il pas deux fois serré la main ? Ne m’at-il<br />

pas pendant le duo que nous chantions<br />

ensemble jeté un regard tout singulier qui m’a été


jusqu’au cœur ? Oui ! oui ! il m’aime réellement,<br />

et moi ?<br />

Véronique, comme les jeunes filles le font<br />

d’habitude, s’abandonna aux doux rêves d’un<br />

joyeux avenir. Elle se voyait madame la<br />

conseillère de la cour, habitait un bel appartement<br />

dans la rue du Château, ou bien sur le nouveau<br />

marché, ou aussi dans la rue Maurice. Son<br />

nouveau chapeau, son dernier châle turc lui<br />

allaient admirablement, elle déjeunait dans un<br />

élégant négligé sur son balcon, tout en donnant à<br />

la cuisinière des ordres pour la journée.<br />

– Surtout ne me gâtez pas ce plat, c’est le mets<br />

favori du conseiller.<br />

Des élégants levaient les yeux vers elle en<br />

disant :<br />

– C’est cette femme divine ! la conseillère de<br />

la cour ! son bonnet de dentelle lui sied à ravir !<br />

La conseillère intime Ypsilon envoie son<br />

domestique et fait demander s’il plairait à<br />

madame la conseillère de la cour d’aller<br />

aujourd’hui en voiture aux bains de Link ?


– Mille compliments, je vous prie, je suis déjà<br />

engagée à un thé chez la présidente Tz...<br />

Alors arrive le conseiller de la cour Anselme,<br />

qui a terminé ses affaires de bonne heure ; il est<br />

habillé à la dernière mode.<br />

– Eh quoi ! déjà dix heures ! s’écrie-t-il en<br />

faisant sonner sa montre à répétition et en<br />

donnant un baiser à sa femme, comment te<br />

portes-tu, ma chère petite femme ! Sais-tu ce que<br />

j’ai là pour toi ! dit-il, et il tire de la poche de son<br />

gilet une paire de boucles d’oreilles montées dans<br />

le dernier goût, qu’il lui attache lui-même aux<br />

oreilles en place de celles qu’elle porte.<br />

– Ah ! les jolies boucles d’oreilles ! s’écrie<br />

tout haut Véronique, et elle s’élance de sa chaise<br />

en jetant son travail pour en voir l’effet dans la<br />

glace.<br />

– Eh bien ! qu’est-ce ! dit le recteur Paulmann,<br />

qui, enfoncé dans le Cicero de officiis, laisse<br />

presque tomber son livre, avons-nous des<br />

attaques de folie comme Anselme ?<br />

Mais au même instant Anselme, que l’on


n’avait pas vu depuis plusieurs jours, entra dans<br />

la chambre au grand étonnement et à l’effroi de<br />

Véronique, car en effet toute sa manière d’être<br />

était changée. Avec une certaine assurance, qui<br />

ne lui était pas naturel, il parla d’autres tendances<br />

de sa vie qui lui avaient été éclaircies par de<br />

riches horizons que l’on avait déployés devant<br />

lui, horizons, il est vrai, trop vastes pour bien des<br />

yeux.<br />

Le recteur Paulmann en se rappelant les<br />

paroles mystérieuses du greffier Heerbrand<br />

devint encore plus embarrassé et put à peine<br />

prononcer une syllabe. Mais Anselme, après<br />

avoir parlé de travaux pressants auprès de<br />

l’archiviste Lindhorst, et après avoir baisé la<br />

main de Véronique avec une grâce élégante, avait<br />

déjà descendu les marches et était parti.<br />

– Voilà déjà l’homme de cour, se dit<br />

Véronique à elle-même, et il m’a baisé la main<br />

sans glisser ou me marcher sur les pieds comme<br />

autrefois. Il m’a lancé un tendre coup d’œil, il<br />

m’aime dans le fond.<br />

Véronique de nouveau s’abandonna à ses


êves ; toutefois une apparition ennemie se<br />

dressait toujours au-devant de ces riantes images<br />

de sa vie de conseillère aulique, et elle semblait<br />

rire moqueuse et dire :<br />

– Tout cela est très ordinaire, très prosaïque, et<br />

n’est même pas vrai, car Anselme ne sera jamais<br />

ni conseiller aulique ni ton mari. Il ne t’aime pas<br />

malgré tes yeux bleus, ta fine taille et tes jolies<br />

mains.<br />

Alors Véronique se sentait le cœur glacé et un<br />

profond effroi dissipait toute la joie avec laquelle<br />

elle s’était vue en bonnet de dentelles et parée<br />

d’élégantes boucles d’oreilles.<br />

Des pleurs tombaient presque de ses yeux, et<br />

elle s’écria à voix haute :<br />

– Ah ! c’est vrai ! il ne m’aime pas et je ne<br />

deviendrai jamais conseillère aulique.<br />

– Ce sont des fables de roman, des fables de<br />

roman ! dit le recteur Paulmann en saisissant sa<br />

canne et son chapeau ; et il s’en alla courroucé et<br />

en grande hâte.<br />

– Cela manquait encore ! reprit Véronique


avec un soupir ; et elle éprouva un sentiment<br />

d’envie en pensant à sa jeune sœur âgée de douze<br />

ans, qui, sans prendre part à tout ceci, avait<br />

continué sa tapisserie à son métier. Pendant tout<br />

ceci, trois heures étaient arrivées, et il restait juste<br />

le temps nécessaire pour ranger la chambre et<br />

préparer le café sur la table, car mesdemoiselles<br />

Osters s’étaient invitées chez leur amie. Mais<br />

derrière la petite armoire que dérangeait<br />

Véronique, derrière le livre de musique qu’elle<br />

ôtait du clavier, derrière chaque tasse ou cafetière<br />

qu’elle sortait du buffet, s’élançait toujours<br />

l’apparition comme une mandragore en riant<br />

moqueuse et faisant claquer ses doigts en pattes<br />

d’araignée en criant :<br />

– Il ne sera pas ton mari ! il ne sera pas ton<br />

mari !<br />

Et quand alors elle laissait tout là et se retirait<br />

au milieu de la chambre elle se dressait derrière<br />

le poêle avec un nez gigantesque et disait en<br />

grommelant :<br />

– Non, il ne sera pas ton mari !<br />

– N’entends-tu rien, ne vois-tu rien, sœur ?


disait Véronique, qui toute tremblante n’osait<br />

plus se bouger.<br />

Francine se levait calme et tranquille de son<br />

métier de broderie et disait :<br />

– Mais qu’as-tu donc aujourd’hui, ma sœur !<br />

tu jettes chaque chose l’une sur l’autre de<br />

manière à tout casser, je vais t’aider.<br />

Mais déjà les jeunes filles entraient en riant à<br />

gorge déployée, et bientôt Véronique s’aperçut<br />

qu’elle avait pris le couvercle du poêle pour une<br />

figure, et le bruit de la porte mal fermée pour des<br />

paroles ennemies ; mais elle ne put se remettre si<br />

vite que les amies ne pussent remarquer sa<br />

préoccupation inusitée, sa pâleur et l’air de<br />

trouble répandu sur son visage. Et lorsque<br />

laissant là toute idée joyeuse, elles pressèrent leur<br />

amie de leur dire ce qui lui était arrivé, Véronique<br />

dut avouer qu’elle s’était trouvée dominée par<br />

des idées étranges, et qu’elle avait tout à coup en<br />

plein jour été saisie d’une singulière crainte de<br />

revenants. Et elle raconta avec tant d’expression<br />

comment de tous les coins de la chambre un petit<br />

homme gris s’était moqué d’elle, que madame


Osters commença à regarder craintive de tous<br />

côtés et à se trouver peu rassurée. Alors Francine<br />

entra avec le café fumant, et toutes trois se<br />

remettant aussitôt commencèrent à rire de leur<br />

sottise.<br />

Angélique, c’était le nom de la plus âgée des<br />

demoiselles Osters, était fiancée à un officier qui<br />

se trouvait à l’armée, et qui était resté si<br />

longtemps sans donner de ses nouvelles qu’on ne<br />

pouvait douter qu’il ne fût mort ou au moins<br />

gravement blessé. Angélique avait été longtemps<br />

plongée dans le plus complet découragement,<br />

mais aujourd’hui elle était joyeuse jusqu’à<br />

l’abandon. Véronique s’en étonna et lui en<br />

demanda la raison.<br />

– Ma chère amie, dit Angélique, pourrais-tu<br />

croire que je ne porte pas toujours mon Victor<br />

dans mon cœur, mes sens et ma pensée ? Mais<br />

c’est cela même qui me rend si joyeuse, ah Dieu !<br />

si heureuse dans tout mon être. Mon Victor est<br />

bien portant et bientôt je vais le revoir avec le<br />

grade de capitaine, décoré du signe de l’honneur<br />

conquis par sa bravoure. Une forte blessure mais


sans aucun danger, suite d’un coup de sabre<br />

donné au bras droit par un hussard ennemi,<br />

l’empêche de m’écrire, et le changement subit du<br />

lieu de séjour de son régiment, qu’il ne veut pas<br />

quitter, le met encore dans l’impossibilité de me<br />

donner de ses nouvelles ; mais ce soir il<br />

apprendra la manière dont sa guérison doit être<br />

hâtée. Demain il part pour revenir, et il recevra au<br />

moment de monter en voiture sa nomination au<br />

grade de capitaine.<br />

– Mais, chère Angélique, dit Véronique,<br />

comment sais-tu tout cela ?<br />

– Ne te moque pas de moi, ma bonne amie, lui<br />

répondit Angélique, car si tu le faisais, le petit<br />

homme gris pourrait pour te punir allonger le cou<br />

vers toi de derrière ce miroir. Mais c’est assez, je<br />

ne peux m’empêcher de croire à certaines choses<br />

pleines de mystère qui assez souvent se sont<br />

présentées visiblement, je veux dire d’une<br />

manière palpable, dans ma vie. En tout il ne me<br />

paraît ni si étonnant ni si incroyable qu’à bien<br />

d’autres qu’il y ait des gens qui possèdent une<br />

seconde vue qu’ils peuvent évoquer par des


moyens qu’ils savent infaillibles pour eux.<br />

Il y a dans cette ville une vieille femme qui<br />

possède cette faculté à un point remarquable. Elle<br />

ne prophétise pas, comme les autres gens de la<br />

sorte, avec des cartes, du plomb fondu, ou du<br />

marc de café, mais d’après certaines préparations<br />

auxquelles la personne qui interroge prend part ;<br />

il apparaît dans un miroir bien clair de cristal poli<br />

un singulier mélange de différentes figures que la<br />

vieille explique, et c’est d’elle que vient la<br />

réponse à la demande.<br />

Hier soir j’allai chez elle et j’obtins sur mon<br />

Victor ces nouvelles, dont je ne mets nullement<br />

en doute la véracité.<br />

Le récit d’Angélique jeta dans l’esprit de<br />

Véronique une étincelle qui enflamma<br />

instantanément en elle la pensée de consulter la<br />

vieille sur Anselme et les espérances qu’elle<br />

fondait sur lui. Elle apprit que la vieille s’appelait<br />

madame Rauerin et demeurait devant la porte de<br />

Mer dans une rue très retirée, et qu’on ne la<br />

trouvait absolument chez elle que le mardi, le<br />

mercredi et le vendredi depuis sept heures du soir


jusqu’au lendemain au lever du soleil. Elle aimait<br />

surtout qu’on se rendit seule chez elle.<br />

C’était justement un mercredi, et Véronique<br />

résolut sous le prétexte d’accompagner jusque<br />

chez elles les demoiselles Osters d’aller visiter la<br />

vieille : ce qu’elle fit en effet.<br />

À peine eut-elle pris congé au pont de l’Elbe<br />

de ses voisines, qui demeuraient dans la nouvelle<br />

ville, qu’elle se dirigea rapidement du côté de la<br />

porte de Mer, et se trouva bientôt dans la rue<br />

étroite et déserte au bout de laquelle elle aperçut<br />

la petite maison rouge où la femme Rauerin<br />

devait demeurer.<br />

Elle eut peine à se défendre d’un secret<br />

sentiment d’effroi et même d’un frissonnement<br />

intérieur lorsqu’elle se trouva devant la porte de<br />

la maison. Enfin elle domina tout sentiment<br />

répulsif et tira la sonnette. La porte s’ouvrit ; et<br />

elle chercha dans l’obscurité d’un grand corridor<br />

l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur,<br />

d’après la description d’Angélique.<br />

– Madame Rauerin ne demeure-t-elle pas ici ?<br />

s’écria-t-elle dans le vestibule vide, car personne


ne se montrait. Alors, en guise de réponse,<br />

retentit un long miaou, et un gros chat noir faisant<br />

le gros dos et remuant la queue s’avança<br />

gravement à sa rencontre jusqu’à la porte de la<br />

chambre, qui s’ouvrit au second miaulement.<br />

– Ah ! te voilà, ma fille ! tu es déjà venue,<br />

entre, entre !<br />

Ainsi s’écria en entrant une personne dont<br />

l’aspect rendit Véronique immobile.<br />

C’était une femme grande, maigre, entourée<br />

de haillons noirs. En parlant son menton pointu et<br />

projeté en avant vacillait ; sa bouche, démeublée<br />

de dents et ombragée d’un nez osseux semblable<br />

au bec d’un oiseau de proie, se contractait pour<br />

sourire effroyablement, et ses yeux brillants de<br />

chat flamboyaient en jetant des étincelles à<br />

travers ses lunettes ; des cheveux noirs et en<br />

brosse se dressaient sur sa tête en s’échappant du<br />

mouchoir bariolé qui l’enveloppait ; mais deux<br />

grandes taches de brûlure, qui, partant de la joue<br />

gauche, s’étendaient jusqu’au-delà du nez,<br />

rendaient horrible son dégoûtant aspect.<br />

L’haleine manqua à Véronique, et le cri qui


allait s’échapper de sa poitrine devint seulement<br />

un profond soupir lorsque la main osseuse de la<br />

sorcière prit la sienne pour la mener dans la<br />

chambre.<br />

Là tout était en mouvement : c’était un<br />

mélange de jurements, de miaulements, de cris,<br />

de piaulements, à en perdre la tête. La vieille<br />

frappa de son poing sur la table en criant :<br />

– Paix, vous, drôles !<br />

Les chats remontèrent en gémissant sur le haut<br />

ciel du lit ; de petits singes se glissèrent sous le<br />

poêle, et un corbeau se mit à voler autour du<br />

miroir. Seulement le matou noir, comme si ces<br />

paroles offensantes ne s’adressaient pas à lui,<br />

resta tranquille sur le fauteuil rembourré sur<br />

lequel il était monté tout d’abord. Aussitôt que le<br />

calme se fut établi Véronique reprit courage. Ce<br />

n’était plus aussi effrayant que sous le vestibule,<br />

la femme même lui parut moins affreuse. Alors<br />

seulement elle promena ses regards dans la<br />

chambre. Partout de laids animaux empaillés<br />

étaient suspendus au plafond, une foule<br />

d’ustensiles inconnus étaient placés en tas sur le


parquet, et dans la cheminée brûlait un petit feu<br />

bleuâtre qui de temps en temps crachait des<br />

étincelles jaunes. Mais alors un bruit éclata de<br />

haut en bas, et des chauves-souris repoussantes,<br />

ayant comme des visages humains grimaçant le<br />

sourire, voltigeaient çà et là, et de temps en temps<br />

une flamme s’élevait et léchait le mur noirci, et<br />

alors retentissaient des plaintes qui hurlaient et<br />

déchiraient les oreilles.<br />

Véronique était oppressée de crainte.<br />

– Avec permission, ma bonne demoiselle, dit<br />

la vieille en souriant, et elle prit un petit balai, et<br />

après l’avoir trempé dans un chaudron de cuivre<br />

aspergea la cheminée.<br />

Alors le feu s’éteignit, et la chambre comme<br />

par l’épaisseur de la fumée fut plongée dans<br />

l’obscurité la plus complète ; mais bientôt la<br />

vieille, qui était entrée dans le cabinet voisin,<br />

revint avec une lumière allumée, et Véronique ne<br />

vit plus aucun des animaux ni tous les ustensiles :<br />

c’était une chambre pauvrement meublée.<br />

La vieille s’approcha d’elle et lui dit d’une<br />

voix forte :


– Je sais ce que tu viens me demander, ma<br />

fille ; je gage que tu voudrais savoir si tu<br />

épouseras Anselme lorsqu’il sera devenu<br />

conseiller aulique.<br />

Véronique resta glacée d’étonnement et<br />

d’effroi ; mais la vieille continua ainsi :<br />

– Tu m’as déjà raconté tout cela à la maison,<br />

chez ton père, lorsque tu avais la cafetière devant<br />

toi, j’étais la cafetière, ne m’as-tu pas reconnue ?<br />

Ma chère, laisse là Anselme : c’est un vilain<br />

homme qui a foulé mes filles aux pieds, mes<br />

petites filles les pommes avec leurs joues rouges<br />

qui lorsque les gens les ont achetées reviennent<br />

de leurs poches dans mon panier. Il s’est uni avec<br />

le vieux ; avant-hier il m’a jeté au visage une<br />

drogue maudite qui m’a presque aveuglée. Tu<br />

peux en voir encore les taches de brûlure. Ma<br />

fille, laisse-le là, laisse-le là. Il ne t’aime pas, car<br />

il est épris du serpent vert d’or. Il ne sera jamais<br />

conseiller aulique puisqu’il se placera parmi les<br />

salamandres, et il veut épouser le serpent ; laissele,<br />

laisse-le.<br />

Véronique, qui était douée d’un caractère


ferme, avait bientôt surmonté ses frayeurs de<br />

jeune fille ; elle recula d’un pas, et dit d’un ton<br />

sérieux et calme :<br />

– Vieille, j’ai entendu parler de votre talent à<br />

lire dans l’avenir, et je voudrais savoir de vous<br />

(peut-être suis-je trop curieuse et trop impatiente)<br />

si Anselme, que j’aime et j’estime, ne<br />

m’appartiendra pas un jour. Si, au lieu de remplir<br />

mon désir, vous voulez me troubler de votre<br />

bavardage insensé, vous agissez alors mal avec<br />

moi, car je sais que vous avez accordé à d’autres<br />

ce que j’attends de vous. Puisque vous<br />

connaissez, à ce qu’il paraît, mes plus secrètes<br />

pensées, il vous serait peut-être facile de me<br />

dévoiler bien des choses qui m’inquiètent et me<br />

tourmentent maintenant ; mais, après vos folles<br />

calomnies sur le bon Anselme, je ne veux plus<br />

rien savoir de vous. Bonne nuit !<br />

Véronique voulait sortir ; mais la vieille se jeta<br />

à ses pieds en pleurant et en gémissant, et lui dit<br />

en la retenant par sa robe :<br />

– Ma chère Véronique ! ne reconnais-tu donc<br />

plus la vieille Lise qui t’a si souvent portée dans


ses bras, et qui t’a soignée et dorlotée ?<br />

Véronique en croyait à peine ses yeux ; car<br />

elle reconnaissait sa nourrice, bien changée il est<br />

vrai par son grand âge et surtout par les brûlures<br />

de son visage ; sa nourrice, qui avait disparu<br />

depuis bien des années de la maison de son père.<br />

À cette époque aussi la vieille avait un tout autre<br />

aspect. Elle avait en place du vilain mouchoir<br />

bariolé un bonnet vénérable, et au lieu de ses<br />

haillons noirs elle portait une robe à grandes<br />

fleurs. Elle se leva, et prenant Véronique dans ses<br />

bras elle continua ainsi :<br />

– Ce que je t’ai dit te paraît bien fou, mais<br />

c’est cependant la vérité. Anselme m’a fait<br />

beaucoup de mal, mais sans le vouloir. Il est<br />

tombé dans les mains de l’archiviste, qui veut lui<br />

faire épouser sa fille. L’archiviste est mon grand<br />

ennemi, et je pourrais te dire de lui des choses qui<br />

te paraîtraient incompréhensibles ou te jetteraient<br />

dans un grand effroi. C’est l’homme sage, mais je<br />

suis la femme sage ; je remarque que tu as de<br />

l’inclination pour Anselme, et je veux te venir en<br />

aide de toutes mes forces afin que tu sois très


heureuse et que tu fasses avec lui un mariage tel<br />

que tu le désires.<br />

– Mais, dis-moi, au nom du ciel, Lise ! dit<br />

Véronique.<br />

– Tais-toi, tais-toi, mon enfant, interrompit la<br />

vieille ; je sais ce que tu vas dire : je suis devenue<br />

ce que je suis parce que cela devait être, je ne<br />

pouvais faire autrement. Ainsi donc, je sais un<br />

moyen de guérir Anselme de son amour insensé<br />

pour le serpent vert, et pour l’amener dans tes<br />

bras comme le plus aimable des conseillers<br />

auliques, mais il faut que tu m’aides.<br />

– Dis-moi franchement ce qu’il faut que je<br />

fasse, Lise, j’entreprendrai tout, car j’aime<br />

beaucoup Anselme, murmura Véronique d’une<br />

voix qui s’entendait à peine.<br />

– Je te connais, continua la vieille, comme une<br />

fille de courage ; j’ai essayé en vain de t’envoyer<br />

coucher en te menaçant de Croquemitaine, et<br />

alors même tu ouvrais de grands yeux pour mieux<br />

le voir. Tu allais sans lumière dans les chambres<br />

les plus retirées, et tu effrayais souvent les<br />

enfants du voisin avec le peignoir à poudre de ton


père. Eh bien ! si tu veux sérieusement à l’aide de<br />

mon art nommer ton mari Anselme devenu<br />

conseiller de la cour, et triompher de l’archiviste<br />

Lindhorst et du serpent vert, glisse-toi dans la<br />

première nuit d’équinoxe, à onze heures, hors de<br />

la maison paternelle et viens vers moi. J’irai avec<br />

toi au carrefour de la campagne qui est près d’ici,<br />

nous ferons ce qui sera nécessaire, et tous les<br />

prodiges que tu verras peut-être seront<br />

impuissants contre toi. Et maintenant, ma fille,<br />

bonne nuit, ton père attend déjà son souper.<br />

Véronique s’en alla précipitamment, bien<br />

décidée à ne pas laisser passer inutilement la nuit<br />

de l’équinoxe. Car, disait-elle, Lise a raison,<br />

Anselme est attaché par des liens merveilleux,<br />

mais je l’en délivrerai, et il sera et demeurera<br />

pour toujours mon mari le conseiller aulique<br />

Anselme.


Sixième veillée<br />

Le jardin de l’archiviste Lindhorst avec ses<br />

oiseaux moqueurs. – Le pot d’or. – L’expédiée<br />

anglaise. – Le prince des esprits.<br />

Il est encore possible, se dit Anselme à luimême,<br />

que la forte liqueur stomachique superfine<br />

que j’ai bue assez avidement chez M. Conrad ait<br />

créé toute la folle fantasmagorie qui m’a<br />

tourmenté devant la porte de l’archiviste<br />

Lindhorst ; c’est pourquoi je resterai aujourd’hui<br />

à jeun, et je me rirai alors de tout désagrément.<br />

Comme autrefois lorsqu’il se préparait pour sa<br />

première visite à l’archiviste, il mit en<br />

portefeuille ses dessins à la plume, ses œuvres<br />

calligraphiques, ses pains d’encre de Chine et ses<br />

plumes de corbeau bien taillées ; et il allait sortir,<br />

lorsque le flacon de liqueur jaune que l’archiviste<br />

lui avait donné se trouva sous ses yeux. Alors


toutes les folles aventures dont il avait été témoin<br />

lui revinrent en mémoire dans les plus vives<br />

couleurs, et un sentiment ineffable de joie et de<br />

douleur déchira son âme. Il s’écria<br />

involontairement d’une voix plaintive :<br />

– Ah ! n’irais-je pas chez l’archiviste,<br />

seulement pour te voir, toi, charmante<br />

Serpentine ?<br />

Dans ce moment il lui semblait que Serpentine<br />

devait être le prix d’un dangereux travail qu’il lui<br />

fallait entreprendre et que ce travail consistait à<br />

copier les manuscrits de Lindhorst. Il était<br />

persuadé que déjà à l’entrée de la maison il<br />

rencontrerait comme la dernière fois, et plus peutêtre<br />

que la dernière fois, des choses<br />

extraordinaires. Il ne pensa plus à l’eau<br />

stomachique de Conrad, mais il serra vite le<br />

flacon dans la poche de son gilet pour s’en servir,<br />

comme l’archiviste le lui avait indiqué, si la<br />

marchande de pommes osait encore lui grimacer<br />

de son visage de bronze. Et en effet le nez pointu<br />

se présenta, les yeux brillants de chat jetèrent des<br />

étincelles du marteau de la porte aussitôt qu’il


voulut le prendre à midi sonnant. Alors il<br />

répandit machinalement la liqueur sur le fatal<br />

visage, et il se polit et s’aplatit aussitôt en<br />

marteau brillant en forme de boule. La porte<br />

s’ouvrit, les cloches sonnèrent agréablement dans<br />

toute la maison :<br />

– Jeune homme ! vite, vite ! cours, cours !<br />

Il monta hardiment le bel et large escalier, et<br />

se délecta à la vapeur de rares parfums qui<br />

remplissaient la maison. Il s’arrêta un moment<br />

incertain sur le seuil, car il ne savait à laquelle de<br />

toutes ces belles portes il fallait frapper ; mais<br />

l’archiviste sortit dans une large robe de chambre<br />

de damas, et s’écria :<br />

– Je suis ravi, mon cher Anselme, que vous<br />

m’ayez enfin tenu parole ; suivez-moi, je vous<br />

prie, car je vais vous conduire de suite dans le<br />

laboratoire.<br />

Alors il traversa rapidement le long vestibule,<br />

et ouvrit une petite porte qui menait dans un<br />

corridor. Anselme suivit l’archiviste. Ils<br />

arrivèrent dans une salle ou plutôt dans une serre<br />

magnifique, car des deux côtés s’élevaient


jusqu’au toit des plantes rares et singulières<br />

comme de grands arbres avec des feuilles et des<br />

fleurs étranges.<br />

Une lumière éclatante et magique était<br />

répandue partout sans qu’on pût remarquer d’où<br />

elle arrivait, car on ne voyait pas une seule<br />

fenêtre. Et ainsi quand l’étudiant Anselme<br />

attachait ses yeux sur les arbres et les buissons,<br />

de longues allées semblaient se déployer à perte<br />

de vue. Dans l’ombre épaisse de cyprès au<br />

luxuriant feuillage se distinguaient des bassins de<br />

marbre d’où s’élançaient des figures <strong>fantastiques</strong><br />

jetant des rayons de cristal qui retombaient avec<br />

le bruit de l’eau dans des calices de lis brillants.<br />

Des voix surnaturelles bruissaient et murmuraient<br />

à travers une forêt de végétaux étranges, et des<br />

senteurs délicieuses embaumaient l’air de toutes<br />

parts.<br />

L’archiviste avait disparu, et Anselme aperçut<br />

seulement devant lui un immense buisson de<br />

fleurs de lis de feu. Enivré de ce spectacle et du<br />

doux parfum de ce jardin de fées, Anselme restait<br />

immobile à la même place comme enchanté.


Alors il entendit rire et chuchoter, et des voix<br />

moqueuses lui disaient :<br />

– Monsieur l’étudiant, monsieur l’étudiant,<br />

d’où venez-vous donc ? Pourquoi avez-vous fait<br />

une si belle toilette, monsieur Anselme ? Voulezvous<br />

causer avec nous de la grand-mère qui a<br />

cassé un œuf en s’asseyant dessus et du jeune<br />

élégant qui a reçu une tache sur son habit des<br />

dimanches ? Savez-vous par cœur le nouvel air<br />

que le papa niais la Berlue vous a appris ? Vous<br />

avez l’air bien drôle avec votre perruque de verre<br />

et vos bottes à revers en papier fin !<br />

Ainsi on appelait, on jasait, on ricanait de tous<br />

les coins ; et tout près de l’étudiant, qui les<br />

aperçut seulement alors, différents oiseaux<br />

l’entouraient en voltigeant et riaient à gorge<br />

déployée. Au même instant le buisson de lis de<br />

feu s’avança vers lui, et il vit que c’était<br />

l’archiviste Lindhorst, dont la robe de chambre<br />

bigarrée de brillantes fleurs jaunes et rouges avait<br />

abusé ainsi ses yeux.<br />

– Pardonnez-moi, mon cher monsieur<br />

Anselme, de vous avoir ainsi abandonné, dit


l’archiviste, mais en passant je me suis mis à<br />

regarder mon beau cactus, qui a ouvert cette nuit<br />

ses boutons. Et mon jardin vous plaît-il ?<br />

– Ah ! Dieu, il est d’une beauté merveilleuse,<br />

répondit Anselme, mais vos oiseaux de toute<br />

espèce se moquent un peu de mon pauvre mérite.<br />

– Que signifient tous ces bavardages ? s’écria<br />

l’archiviste colère en se retournant du côté des<br />

bosquets. Alors un gros perroquet gris en sortit en<br />

volant, et venant se poser près de l’archiviste sur<br />

une branche de myrte, et le regardant avec une<br />

immense gravité à travers des lunettes posées sur<br />

son bec recourbé, il dit :<br />

– Ne vous fâchez pas, monsieur l’archiviste,<br />

mes espiègles de garçons se sont encore laissé<br />

entraîner, mais monsieur le Studiosus en est la<br />

cause, car...<br />

– Taisez-vous, taisez-vous, interrompit<br />

l’archiviste, je connais ces drôles, mais vous<br />

devriez les tenir un peu plus sévèrement, mon<br />

ami. Allons plus loin, monsieur Anselme !<br />

L’archiviste traversa encore plusieurs


appartements agréablement décorés d’une<br />

manière bizarre. L’étudiant avait peine à le suivre<br />

et à jeter en même temps un coup d’œil sur le<br />

mobilier éclatant et de formes singulières et sur<br />

une foule de choses inconnues qui étaient là en<br />

surabondance. Des murs couleur d’azur<br />

s’élançaient les troncs de bronze doré de hauts<br />

palmiers qui recourbaient en forme de toit leurs<br />

feuilles brillantes comme d’étincelantes<br />

émeraudes. Au milieu de l’appartement reposait<br />

sur trois lions égyptiens coulés d’un bronze foncé<br />

une table de porphyre sur laquelle était un simple<br />

pot d’or dont Anselme, lorsqu’il l’eut aperçu, ne<br />

pouvait plus détourner les yeux. On eût dit que<br />

plusieurs figures jouaient dans les mille reflets de<br />

l’or éblouissamment poli. Quelquefois il s’y<br />

voyait lui-même les bras étendus dans l’attitude<br />

du désir, hélas ! vers le sureau où Serpentine<br />

faisait ondoyer ses anneaux et le regardait la tête<br />

tour à tour haute ou baissée.<br />

Anselme se sentit transporté d’un fou<br />

ravissement.<br />

– Serpentine ! s’écria-t-il à voix haute.


L’archiviste Lindhorst se tourna vers lui et<br />

dit :<br />

– Qu’avez-vous, monsieur Anselme ? Il me<br />

semble que vous appelez ma fille, et elle est dans<br />

sa chambre, à l’autre bout de la maison, à prendre<br />

des leçons de piano. Allons plus loin.<br />

Anselme suivit la tête presque vide de pensées<br />

l’archiviste, qui marchait devant lui, et il<br />

n’entendait et ne voyait plus rien, jusqu’au<br />

moment où son guide le saisit par la main en<br />

disant :<br />

– Nous sommes arrivés.<br />

Anselme s’éveilla comme d’un songe et<br />

remarqua seulement qu’il se trouvait dans une<br />

haute chambre tout entourée de livres rangés, qui<br />

avait tout à fait l’apparence ordinaire des<br />

bibliothèques ou des cabinets de travail. Au<br />

milieu se trouvait une grande table et devant elle<br />

un grand fauteuil rembourré.<br />

– Cette chambre, dit l’archiviste, est dès à<br />

présent le lieu de vos copies ; je ne sais pas<br />

encore si vous travaillerez plus tard dans la


ibliothèque où vous avez prononcé le nom de<br />

ma fille, mais maintenant je désirerais me<br />

persuader de votre compétence à faire selon mes<br />

désirs et mes besoins ce que j’ai à vous confier.<br />

L’étudiant Anselme reprit tout à fait courage<br />

et tira, non sans quelque satisfaction intérieure et<br />

dans la conviction qu’il allait réjouir l’archiviste<br />

par son talent inusité, ses dessins et ses écritures<br />

de sa poche. À peine l’archiviste eut-il vu la<br />

première feuille du manuscrit expédié avec la<br />

plus élégante anglaise possible, qu’il rit d’une<br />

manière étrange et secoua la tête ; il en fit autant<br />

à la seconde page, et ainsi de suite à toutes les<br />

autres. Le sang montait à la tête d’Anselme ; et<br />

lorsque le sourire devint à la fin moqueur et<br />

méprisant, il dit plein de mauvaise humeur :<br />

– Monsieur l’archiviste, vous ne paraissez que<br />

médiocrement satisfait de mon mince talent ?<br />

– Mon cher monsieur Anselme, reprit<br />

l’archiviste, vous avez de grandes et véritables<br />

dispositions, mais je vois dès à présent que je<br />

peux compter bien plus sur votre assiduité et<br />

votre bon vouloir que sur votre adresse. Cela du


este dépend peut-être du mauvais matériel que<br />

vous employez.<br />

L’étudiant parla beaucoup de son habileté, de<br />

son encre de Chine et de ses plumes de corbeau<br />

de choix. Alors l’archiviste lui présenta la feuille<br />

d’écriture anglaise en disant :<br />

– Jugez vous-même.<br />

Anselme était comme frappé de la foudre, tant<br />

son écriture lui parut misérable ; il n’y avait pas<br />

de plein dans les traits, qui n’étaient pas droits ;<br />

les grosses lettres ne se distinguaient pas des<br />

petites ; des traits maladroits faits comme par des<br />

écoliers gâtaient souvent la régularité des lignes.<br />

– Et, continua l’archiviste, votre encre ne tient<br />

pas non plus.<br />

Il trempa le doigt dans un verre rempli d’eau,<br />

et à peine en eut-il aspergé les lettres que tout<br />

disparut complètement.<br />

Anselme était comme si un spectre lui eût<br />

serré la gorge. Il ne pouvait pas prononcer un seul<br />

mot. Il resta là debout la malheureuse feuille à la<br />

main ; mais l’archiviste se mit à rire bruyamment


et lui dit :<br />

– Ne vous laissez pas abattre, monsieur<br />

Anselme ; ce que vous n’avez pas réussi jusqu’à<br />

ce moment vous sera peut-être ici plus facile.<br />

Commencez seulement avec courage !<br />

L’archiviste Lindhorst alla chercher une masse<br />

noire et liquide qui répandait un parfum tout<br />

particulier, des plumes taillées avec une finesse<br />

extrême, et une feuille d’une blancheur et d’un<br />

poli particuliers, et puis en même temps un<br />

manuscrit arabe, qu’il prit dans une armoire<br />

fermée, et il quitta la chambre aussitôt<br />

qu’Anselme commença à travailler.<br />

Anselme avait souvent copié de l’arabe, et le<br />

premier problème ne lui parut pas difficile à<br />

résoudre.<br />

– Comment les faux traits se sont trouvés dans<br />

ma belle expédiée anglaise, disait-il, Dieu et<br />

l’archiviste Lindhorst le savent, mais je veux<br />

mourir s’ils sont de ma main.<br />

Avec chaque mot réussi sur le parchemin il<br />

sentait renaître son habileté et son courage, et au


fait il travaillait avec d’admirables plumes et<br />

l’encre mystérieuse coulait noire comme le<br />

corbeau et nette sur le parchemin éblouissant.<br />

Lorsqu’il travaillait avec tant d’ardeur et<br />

d’attention, il lui semblait que la vaste chambre<br />

solitaire devenait encore plus étrange ; et il s’était<br />

tout à fait abandonné au travail qu’il espérait<br />

terminer heureusement, lorsqu’au coup de trois<br />

heures l’archiviste l’appela de la chambre à côté<br />

pour prendre son repas. À table l’archiviste fut de<br />

la meilleure humeur ; il lui demanda des<br />

nouvelles de ses amis le recteur Paulmann et le<br />

greffier Heerbrand, et il sut raconter d’eux<br />

beaucoup de choses divertissantes. Le vieux vin<br />

du Rhin plaisait beaucoup à Anselme et le rendait<br />

plus expansif qu’il ne l’était ordinairement. À<br />

quatre heures précises il se leva pour retourner à<br />

son travail, et cette exactitude parut plaire<br />

beaucoup à l’archiviste.<br />

Si la copie lui avait plu avant le repas, elle lui<br />

fut bien plus facile après ; il ne pouvait même<br />

comprendre l’aisance et la rapidité avec<br />

lesquelles il imitait les traits recourbés de<br />

l’écriture étrangère. Une voix semblait lui


murmurer en lui-même ces mots bien distincts :<br />

– Ah ! pourrais-tu faire cela si tu ne la portais<br />

pas dans ton cœur, si tu ne croyais pas à elle et à<br />

son amour ?<br />

Alors tremblait dans la chambre comme une<br />

douce, bien douce vibration du cristal qui<br />

murmurait :<br />

– Je suis près, près, près, je t’aide, sois<br />

courageux, sois ferme, cher Anselme ! je fais<br />

aussi mes efforts pour que tu sois à moi.<br />

Et lorsque tout ravi il entendait ces paroles, les<br />

signes inconnus lui devenaient plus faciles à<br />

comprendre ; il avait à peine besoin de regarder<br />

l’original. C’était comme si les signes étaient déjà<br />

sur son parchemin en écriture plus pâle et qu’il<br />

n’eût plus qu’à les couvrir de noir avec une main<br />

exercée. Ainsi il travaillait entouré d’accords<br />

agréables et encourageants comme exhalés par un<br />

tendre souffle, jusqu’à ce que la cloche sonna six<br />

heures.<br />

Alors l’archiviste entra dans la chambre. Il<br />

vint avec un rire singulier vers la table. Anselme


se leva sans rien dire, et l’archiviste le regardait<br />

en souriant toujours d’un air moqueur ; mais à<br />

peine eut-il jeté un coup d’œil sur la copie, que<br />

son rire se changea en un sérieux solennel dans<br />

lequel se contractèrent les muscles de son visage.<br />

Bientôt il ne parut plus être le même. Ses yeux,<br />

qui ordinairement brillaient d’un feu étincelant,<br />

s’attachèrent sur Anselme avec une expression de<br />

douceur ineffable, une légère rougeur couvrit ses<br />

joues pâles, et au lieu de l’ironie qui d’ordinaire<br />

serrait sa bouche, ses lèvres parurent s’ouvrir<br />

gracieuses et bien formées pour prononcer des<br />

paroles pleines de sagesse et portées à la douceur.<br />

Toute sa personne devint plus grande et plus<br />

digne, sa large robe de chambre se drapa comme<br />

un manteau royal, et sur les blanches boucles<br />

placées sur son grand front ouvert se cercla un<br />

mince filet d’or.<br />

– Jeune homme, dit-il d’un ton majestueux,<br />

j’ai connu avant que tu aies pu le pressentir tous<br />

les rapports secrets qui te lient à ce que j’ai de<br />

plus saint et de plus cher. Serpentine t’aime, et<br />

une singulière histoire dont les fils mystérieux<br />

sont tressés par un pouvoir ennemi se trouve


accomplie. Si tu la possèdes et si tu conquiers le<br />

pot d’or, la dot indispensable qui est sa propriété,<br />

du combat seulement sortira ton bonheur dans<br />

une vie plus haute. Tu seras attaqué par des<br />

principes ennemis, et seulement la force<br />

intérieure que tu opposeras peut te sauver de<br />

l’avilissement et de la perte. Pendant que tu<br />

travailles ici, tu surmontes ton temps d’épreuve.<br />

La foi et la science te conduiront au but prochain<br />

si tu persévères fermement dans ce que tu auras<br />

entrepris. Porte fidèlement en ton âme celle qui<br />

t’aime, et tu verras les admirables prodiges du pot<br />

d’or, et tu seras heureux pour toujours. Adieu !<br />

L’archiviste Lindhorst t’attend demain à midi<br />

dans son cabinet. Adieu !<br />

L’archiviste poussa doucement Anselme<br />

jusqu’à la porte, qu’il ferma, et celui-ci se trouva<br />

dans la chambre où il avait pris son repas et dont<br />

la porte unique conduisait sur le vestibule. Tout<br />

étourdi de la singulière apparition, il resta debout<br />

devant la porte ; alors on ouvrit une fenêtre audessus<br />

de lui, il leva les yeux et vit l’archiviste<br />

vieux et entouré de sa robe de chambre, comme il<br />

l’avait toujours vu, et il lui cria :


– Eh ! mon cher monsieur Anselme, pourquoi<br />

réfléchissez-vous ainsi ? Je parierais que tout cet<br />

arabe ne vous sort pas de la tête. Saluez M. le<br />

recteur Paulmann, si vous allez un moment chez<br />

lui, et revenez demain à midi précis. Vos<br />

honoraires pour aujourd’hui sont dans votre<br />

poche à droite.<br />

Anselme trouva réellement le thaler luisant<br />

dans la poche indiquée, mais il n’en éprouva<br />

aucun plaisir.<br />

– Je ne sais ce qui arrivera de tout ceci, se<br />

disait-il à lui-même, mais si je marche<br />

accompagné de la folie et des fantômes, toutefois<br />

la charmante Serpentine vit et se meut dans mon<br />

cœur, et plutôt que de l’abandonner je mourrai<br />

cent fois, car sa pensée est éternelle en moi, et<br />

aucun principe ennemi ne pourra l’anéantir. Mais<br />

cette pensée est-elle autre chose que l’amour de<br />

Serpentine ?


Septième veillée<br />

Comment le recteur Paulmann débourra sa<br />

pipe et alla se cacher. – Rembrandt et Breughel<br />

d’Enfer. – Le miroir magique et la recette du<br />

docteur Likstein contre une maladie inconnue.<br />

Enfin le recteur Paulmann débourra sa pipe en<br />

disant :<br />

– Maintenant il est temps de se livrer au repos.<br />

– Oui, répondit Véronique tourmentée de voir<br />

son père debout aussi longtemps ; il y a déjà<br />

longtemps que dix heures sont sonnées.<br />

Mais à peine le recteur était-il dans sa<br />

chambre d’étude, en même temps sa chambre à<br />

coucher ; à peine la respiration plus forte de<br />

Francine avait-elle indiqué qu’elle était<br />

réellement bien endormie, que Véronique, qui<br />

avait fait semblant de se mettre au lit, se leva<br />

doucement, doucement s’habilla, jeta son


manteau sur ses épaules, et se glissa hors de la<br />

maison.<br />

Depuis le moment où elle avait quitté la vieille<br />

Lise, Anselme avait toujours été devant ses<br />

yeux ; elle-même ne savait pas quelle voix<br />

étrangère répétait sans cesse en son âme que la<br />

cause de sa résistance venait d’une personne<br />

ennemie qui le tenait dans des liens, qu’elle,<br />

Véronique, pouvait briser par les moyens<br />

mystérieux d’un art magique. Sa confiance en la<br />

vieille Lise allait en augmentant de jour eu jour,<br />

et même l’impression de l’inconnu et du terrible<br />

s’effaçait pour elle ; de sorte que tout le<br />

mystérieux, tout l’incroyable de ses relations<br />

avec la vieille lui apparaissaient sous la figure des<br />

aventures de romans qui avaient justement un<br />

grand attrait pour elle. Et aussi elle se leva avec<br />

le projet bien arrêté chez elle de braver même un<br />

danger et de s’abandonner aux mille événements<br />

singuliers qu’apporteraient la nuit et le jour.<br />

Enfin la nuit d’équinoxe féconde en mystères<br />

était arrivée, nuit dans laquelle la vieille Lise lui<br />

avait promis aide et consolation ; et Véronique


depuis longtemps familiarisée avec l’idée d’une<br />

promenade nocturne, se sentait pleine de courage.<br />

Rapide comme la flèche elle parcourait les rues<br />

désertes, méprisant l’orage qui mugissait à<br />

travers les airs et lui jetait au visage de larges<br />

gouttes de pluie.<br />

La cloche de la tour de la Croix sonnait onze<br />

heures avec un tintement sourd et tremblant,<br />

lorsque Véronique s’arrêta, traversée par la pluie,<br />

devant la porte de la vieille.<br />

– Eh ! ma chère ! ma chère ! déjà ici, attends !<br />

attends ! cria une voix partie d’en haut ; et<br />

aussitôt la vieille était là chargée d’une corbeille<br />

et accompagnée de son matou.<br />

– Allons, dit-elle, et faisons tout ce qu’il faut<br />

et qui réussit dans la nuit.<br />

Et en disant ces paroles la vieille prit la froide<br />

main de la tremblante Véronique, à qui elle<br />

donna la corbeille à porter tandis qu’elle<br />

atteignait elle-même un chaudron, un trépied et<br />

une pelle.<br />

Lorsqu’elles arrivèrent dans la plaine il ne


pleuvait plus, mais l’orage était devenu plus fort<br />

et gémissait avec mille voix dans les airs.<br />

Un cri de douleur affreux et déchirant l’âme<br />

résonna parti des nuages, qui, dans leur fuite<br />

rapide, se rassemblaient en boule et<br />

enveloppaient tout dans une épaisse obscurité.<br />

Mais la vieille marchait avec rapidité hurlant<br />

d’une voix perçante :<br />

– Éclaire, éclaire, mon jeune homme !<br />

Alors des éclairs bleus ondulaient et se<br />

croisaient devant elles, et Véronique remarquait<br />

que le chat sautait autour d’elles et éclairait la<br />

route en crachant des étincelles bruyantes. Et elle<br />

entendait son cri sinistre et plein d’angoisse<br />

lorsque la tempête se taisait un moment. La<br />

respiration était prête à l’abandonner, il lui<br />

semblait que des griffes d’un fer froid saisissaient<br />

son cœur ; elle s’écria en se serrant contre la<br />

vieille :<br />

– Maintenant tout doit s’accomplir, qu’il en<br />

arrive ce qu’il doit arriver !<br />

– Très bien, mon enfant, reprit la vieille, reste


toujours ainsi courageuse, et je te donnerai<br />

quelque chose de très beau, et Anselme pardessus<br />

le marché !<br />

Enfin la vieille s’arrêta et dit :<br />

– C’est ici l’endroit !<br />

Elle creusa un trou dans la terre, y secoua des<br />

charbons, et posa dessus le trépied, sur lequel elle<br />

mit son chaudron.<br />

Tout ceci était accompagné de gestes étranges,<br />

et pendant ce temps le matou formait un cercle<br />

autour d’elles. Sa queue jetait des étincelles qui<br />

figuraient un anneau de feu. Bientôt les charbons<br />

rougirent, et enfin des flammes bleues<br />

s’élancèrent de dessous le trépied. Véronique dut<br />

laisser son manteau et son voile et s’accroupir<br />

auprès de la vieille, qui saisit sa main et la serra<br />

fortement en la fixant de ses yeux étincelants.<br />

Bientôt les masses singulières que la vieille<br />

avait apportées et jetées dans le chaudron,<br />

étaient-ce des fleurs, des métaux, des herbes, des<br />

animaux ? on ne pouvait le distinguer,<br />

commencèrent à bouillir avec bruit. La vieille


lâcha la main de Véronique, prit une cuiller de fer<br />

qu’elle plongea dans ces objets en fusion et la<br />

remua fortement, tandis que sur son ordre<br />

Véronique attachait sur le chaudron son regard<br />

fixe et pensait à Anselme. Alors la sorcière jeta<br />

encore, avec le reste du métal brillant, une boucle<br />

de cheveux que Véronique s’était coupée sur le<br />

sommet de la tête, et aussi un petit anneau qu’elle<br />

avait longtemps porté. Et en faisant cela elle<br />

poussait des sons inintelligibles qui retentissaient<br />

affreusement dans la nuit, et le matou dans sa<br />

course incessante pleurait et gémissait.<br />

Figure-toi, cher lecteur, que tu te trouves au 23<br />

septembre en voyage pour Dresde. On a en vain<br />

essayé de t’arrêter à la dernière station, l’hôte<br />

amical t’a représenté qu’il pleut et vente trop, et<br />

qu’il n’est pas en outre très prudent de voyager<br />

ainsi dans l’obscurité pendant une nuit<br />

d’équinoxe ; mais tu veux absolument partir.<br />

Et tandis que ta voiture s’avance dans la nuit,<br />

tu aperçois dans le lointain une lueur singulière,<br />

et, à mesure que tu approches, tu distingues un<br />

anneau de feu au milieu duquel deux figures sont


assises auprès d’un chaudron et entourées d’une<br />

épaisse fumée d’où s’élancent des rayons et des<br />

étincelles rouges. Le chemin passe droit à<br />

travers ; mais les chevaux reculent et se cabrent,<br />

le postillon jure, prie et les fouette pour les faire<br />

marcher, mais ils ne bougent pas de la place.<br />

Involontairement tu te jettes en bas de la voiture<br />

et t’avances quelques pas, et là tu vois une belle<br />

jeune fille en légers vêtements de nuit<br />

agenouillée près du chaudron. L’orage à dénoué<br />

ses tresses, et ses longs cheveux châtains flottent<br />

au gré du vent.<br />

Au milieu du feu éblouissant qui s’élance en<br />

flammes de dessous le trépied est la figure belle<br />

comme les anges ; mais l’effroi a répandu sur elle<br />

la pâleur de la mort, et il se décèle dans son<br />

regard fixe, ses sourcils remontés, sa bouche<br />

ouverte toute grande pour pousser un cri qui ne<br />

peut sortir de sa poitrine oppressée. Ses petites<br />

mains jointes ensemble sont convulsivement<br />

levées vers le ciel, comme si elle appelait son bon<br />

ange pour la protéger contre les monstres de<br />

l’enfer, qui, obéissant au charme puissant, vont<br />

bientôt paraître. Ainsi agenouillée, elle ressemble


à une statue de marbre. En face d’elle est<br />

accroupie sur le sol une femme grande, maigre,<br />

au teint cuivré, au nez pointu, aux yeux de chat<br />

pleins de feu ; ses bras nus et osseux sortent de<br />

son manteau, et en retournant son infernal<br />

bouillon elle rit et appelle d’une voix bruyante à<br />

travers les mugissements de la tempête.<br />

Je le crois, cher lecteur, tu ne connais pas la<br />

crainte ; mais à la vue de ce tableau de<br />

Rembrandt ou de Breughel d’Enfer mis en action,<br />

tes cheveux se dressent sur ta tête. Toutefois, ton<br />

regard ne peut se détacher de cette jeune fille<br />

mêlée dans ces sorcelleries diaboliques ; le coup<br />

électrique qui fait trembler tes nerfs et tes fibres<br />

éveille en toi avec la rapidité de l’enfer l’idée<br />

courageuse de braver la puissance du cercle de<br />

feu, et cette pensée dissipe ta peur. Tu veux<br />

protéger la jeune fille lors même que tu devrais<br />

tirer ton pistolet de ta poche et tuer la vieille sans<br />

plus de façon ; mais tout en pensant à cela tu<br />

t’écries :<br />

– Holà ! ou bien : Que se passe-t-il donc là ?<br />

Le postillon souffle dans son cor de toute son


haleine, la vieille se pelotonne dans son<br />

chaudron, et tout disparaît d’un seul coup dans<br />

une épaisse vapeur.<br />

Je ne demanderai pas si tu trouves la jeune<br />

fille que tu cherches avec tant d’ardeur dans la<br />

nuit... mais le charme de la vieille femme est<br />

rompu...<br />

Mais ni toi, cher lecteur, ni un autre quel qu’il<br />

soit ne vîntes sur la route dans la nuit du 23<br />

septembre, nuit d’orage et favorable aux<br />

opérations magiques, et Véronique dut attendre<br />

auprès du chaudron dans une mortelle angoisse<br />

que l’œuvre fût terminée. Elle entendit bien<br />

autour d’elle des bruits, des mugissements, et<br />

aussi beugler et caqueter des voix épouvantables ;<br />

mais elle n’ouvrit pas les yeux, car elle sentait<br />

que la vue des objets terribles, affreux qui<br />

l’entouraient lui ferait perdre la raison. La vieille<br />

avait cessé de retourner le contenu de son<br />

chaudron, la vapeur devenait de moins en moins<br />

épaisse, et à la fin une petite flamme brûla sous le<br />

chaudron. Alors la vieille s’écria :<br />

– Véronique, mon enfant, ma chère, regarde


au fond, qu’y vois-tu donc, qu’y vois-tu donc ?<br />

Mais Véronique ne pouvait répondre, bien<br />

qu’il lui semblât que des figures confuses se<br />

mouvaient ensemble dans le chaudron, et ces<br />

figures devenaient de plus en plus distinctes. Tout<br />

d’un coup l’étudiant Anselme en sortit avec un<br />

visage riant et en lui tendant les mains. Alors elle<br />

s’écria :<br />

– Ah ! Anselme ! Anselme !<br />

Aussitôt la vieille ouvrit un robinet qui se<br />

trouvait au chaudron, et le métal en feu s’élança<br />

en sifflant et en craquant dans une petite forme<br />

qu’elle venait de poser là.<br />

Alors la vieille sauta en l’air et coassa en<br />

faisant des gestes hideux :<br />

– L’œuvre est accomplie ! Je te remercie, ma<br />

fille, tu as veillé... Hui ! hui ! il vient ! Mors-le à<br />

mort, mors-le à mort !<br />

Mais il s’éleva dans l’air un bruit terrible ; on<br />

aurait cru entendre le bruit du battement des ailes<br />

d’un aigle immense, et une voix épouvantable<br />

cria :


– Eh ! eh ! vous, racailles, c’est fini, c’est fini,<br />

rentrez !<br />

La vieille se jeta à terre en hurlant ; mais<br />

Véronique perdit connaissance.<br />

Lorsqu’elle revint à elle il était grand jour ;<br />

elle était couchée dans son lit, et Francine était<br />

debout devant elle, une tasse de thé fumant à la<br />

main, et lui disait :<br />

– Mais, dis-moi, sœur, qu’as-tu donc ? Il y a<br />

déjà plus d’une demi-heure que je suis là devant<br />

toi. Tu pleures, tu gémis dans le délire de la<br />

fièvre, et tu nous as tous rendus bien inquiets.<br />

Aujourd’hui le père n’a pas été à sa classe à cause<br />

de toi, et il va rentrer à l’instant avec le docteur.<br />

Véronique prit le thé sans rien dire. Pendant<br />

qu’elle le buvait, les affreux tableaux de la nuit se<br />

présentaient devant ses yeux.<br />

– Tout ceci, se disait-elle, n’est-il donc qu’un<br />

rêve qui m’a tourmentée ? Mais je suis allée<br />

réellement hier chez la vieille et c’était bien le 23<br />

septembre. Cependant je suis malade depuis hier,<br />

et je me suis imaginé tout ceci. Rien autre chose


ne m’a fait mal que l’éternelle pensée d’Anselme<br />

et de cette vieille femme étrange qui s’est donnée<br />

pour la vieille Lise, et qui s’est aussi moquée de<br />

moi.<br />

Francine, qui venait de sortir, revint tenant à la<br />

main le manteau de Véronique tout traversé<br />

d’eau.<br />

– Vois, sœur, dit-elle, ce qui est arrivé à ton<br />

manteau. L’orage, pendant la nuit, a ouvert la<br />

fenêtre et renversé la chaise sur laquelle il était<br />

placé, et il a tant plu à l’intérieur qu’il a été<br />

inondé.<br />

Alors Véronique eut le cœur serré, car elle vit<br />

que ce n’était pas un songe qui l’avait<br />

tourmentée, mais qu’elle avait été bien réellement<br />

trouver la vieille. Alors elle fut saisie d’effroi et<br />

le frisson de la fièvre fit trembler tous ses<br />

membres. Dans ce tremblement convulsif elle tira<br />

la couverture sur elle ; mais sa poitrine éprouva<br />

l’impression d’un corps dur, et lorsqu’elle y porta<br />

la main elle sentit comme un médaillon. Francine<br />

étant sortie avec le manteau, elle regarda l’objet :<br />

c’était un petit miroir rond de métal poli.


– C’est un présent de Lise ! dit-elle vivement.<br />

Et elle crut voir s’élancer du miroir des<br />

étincelles qui pénétraient dans sa poitrine et lui<br />

apportaient une chaleur bienfaisante. Le frisson<br />

de la fièvre disparut, et elle fut inondée d’un<br />

sentiment ineffable de bien-être et de plaisir. Il<br />

lui fallait penser à Anselme ; et à mesure que sa<br />

pensée se dirigeait toujours plus violemment vers<br />

lui, il lui souriait amicalement du miroir comme<br />

un portrait vivant en miniature. Mais bientôt il lui<br />

semblait qu’elle ne voyait plus le portrait, mais<br />

bien Anselme lui-même. Il était assis dans une<br />

grande salle singulièrement ornée, où il écrivait<br />

avec ardeur. Véronique voulait s’approcher de<br />

lui, lui frapper sur l’épaule et lui dire :<br />

« Monsieur Anselme, retournez-vous donc, je<br />

suis là ! » mais il lui était impossible, car il<br />

paraissait entouré d’un fleuve éclatant de feu ; et<br />

quand Véronique regardait ce fleuve avec<br />

attention, c’étaient de grands livres dorés sur<br />

tranche. Mais elle parvint à rencontrer les yeux<br />

d’Anselme : il lui sembla à son aspect rêver<br />

d’abord à elle ; puis enfin il lui sourit en disant :


– Ah ! c’est vous, mademoiselle Paulmann !<br />

Mais pourquoi donc prenez-vous de temps en<br />

temps la forme d’un serpent ?<br />

Ces paroles étranges faisaient rire Véronique<br />

aux éclats. Alors elle s’éveilla comme d’un<br />

songe, et elle cacha bien vite le petit miroir ; car<br />

la porte s’ouvrait, et son père entrait dans la<br />

chambre avec le docteur Likstein.<br />

Le docteur se dirigea aussitôt du côté du lit,<br />

tâta longtemps le pouls de Véronique d’un air<br />

préoccupé et dit alors :<br />

– Eh ! eh !<br />

Là-dessus il écrivit une ordonnance, tâta<br />

encore le pouls et répéta de nouveau :<br />

– Eh ! eh !<br />

Et il quitta la patiente.<br />

Le recteur Paulmann ne put conclure de ces<br />

assertions du médecin rien de bien positif sur<br />

l’état de Véronique.


Huitième veillée<br />

La bibliothèque des palmiers. – Sort<br />

malheureux d’un salamandre. – Comment la<br />

plume noire caressa un morceau de rave, et<br />

comment le greffier Heerbrand s’enivra.<br />

L’étudiant Anselme travaillait déjà depuis<br />

plusieurs jours chez l’archiviste Lindhorst. Ces<br />

heures de travail étaient pour lui les plus<br />

heureuses de sa vie ; car, toujours entouré de sons<br />

agréables, des paroles encourageantes de<br />

Serpentine, touché souvent par un léger souffle<br />

qui passait en frémissant près de lui, il était<br />

inondé d’une félicité qui allait souvent jusqu’à<br />

l’excès de la joie. Toute peine, tout chagrin de<br />

son existence nécessiteuse avaient disparu de son<br />

esprit et dans la nouvelle vie qui s’ouvrait à lui<br />

tout éclatante de soleil il comprenait ces<br />

merveilles d’un monde supérieur, qui déjà


l’avaient rempli d’étonnement et d’effroi. Ses<br />

copies allaient très vite, car il lui semblait qu’il<br />

transcrivait sur le parchemin des caractères<br />

connus depuis longtemps ; il lui suffisait de<br />

regarder l’original pour l’imiter avec la plus<br />

scrupuleuse exactitude. Outre les moments de<br />

repos, l’archiviste se faisait voir de temps en<br />

temps ; mais il apparaissait toujours juste à<br />

l’instant où Anselme venait de terminer la<br />

dernière ligne d’une page. Il lui en donnait une<br />

autre, et le quittait de nouveau, sans prononcer<br />

une seule parole, mais après avoir touché l’encre<br />

avec un petit bâton noir et avoir remplacé les<br />

plumes par d’autres toutes neuves et plus<br />

fraîchement taillées.<br />

Un jour, lorsque Anselme au coup de midi<br />

avait déjà monté les portes de l’escalier, il trouva<br />

fermée la porte par laquelle il entrait<br />

ordinairement, et l’archiviste Lindhorst apparut<br />

de l’autre côté dans sa robe de chambre singulière<br />

et tout ornée de fleurs brillantes. Il lui cria :<br />

– Aujourd’hui nous entrons ici, mon cher<br />

monsieur Anselme, car le maître de Bhogovotgita


nous attend dans cette chambre.<br />

Il traversa le corridor et conduisit Anselme à<br />

travers les chambres et les salles qu’il avait vues<br />

le premier jour. Anselme s’étonna encore de la<br />

magnificence du jardin ; mais il vit alors<br />

distinctement que plusieurs fleurs singulières<br />

pendantes dans les sombres bosquets étaient des<br />

insectes étincelants des plus vives couleurs, qui<br />

voltigeaient de toutes parts et qui en dansant entre<br />

eux semblaient se caresser en faisant tourner<br />

leurs trompes. Au contraire les oiseaux, de<br />

couleur rose et bleu de ciel, étaient des fleurs<br />

odorantes, et leur parfum, qu’elles répandaient à<br />

l’envi, s’émanait de leurs calices avec des bruits<br />

délicieux qui se mêlaient au clapotement des<br />

fontaines éloignées, au murmure des grands<br />

arbrisseaux et des arbres en formant des accords<br />

d’une plaintive mélancolie. Les oiseaux<br />

moqueurs qui la première fois l’avaient raillé et<br />

persiflé voltigeaient autour de sa tête en criant<br />

sans cesse de leurs voix déliées :<br />

– Monsieur l’étudiant, monsieur l’étudiant !<br />

n’allez pas si vite, ne regardez pas les nuages,


vous pourriez tomber sur le nez ! Hé ! hé !<br />

monsieur l’étudiant, mettez sur vous le manteau à<br />

poudrer, compère schuhu vous frisera le toupet !<br />

Et tous ces sots bavardages durèrent jusqu’à ce<br />

qu’Anselme eut quitté le jardin.<br />

L’archiviste entra dans la chambre bleu azur,<br />

le porphyre et le pot d’or avaient disparu, et à<br />

leur place se trouvait une table couverte de<br />

velours violet, sur laquelle était placé le matériel<br />

d’écriture bien connu d’Anselme. Il y avait aussi<br />

un fauteuil garni de la même façon que la table.<br />

– Mon cher monsieur Anselme, dit<br />

l’archiviste, vous m’avez copié déjà plusieurs<br />

manuscrits rapidement et à ma grande<br />

satisfaction. Vous avez acquis ma confiance ;<br />

mais le plus important reste à faire, et c’est la<br />

copie ou plutôt l’imitation d’œuvres écrites en<br />

caractères particuliers, et que je conserve dans<br />

cette chambre. Elles doivent être faites sur place.<br />

Vous travaillerez ici à l’avenir, mais je dois vous<br />

recommander l’attention la plus scrupuleuse, une<br />

tache d’encre jetée sur l’original vous<br />

précipiterait dans les plus grands malheurs.


Anselme fit la remarque que du tronc du<br />

palmier s’avançaient de petites feuilles d’un vert<br />

d’émeraude. L’archiviste prit une de ces feuilles,<br />

et Anselme vit que la feuille consistait en un<br />

rouleau de parchemin, que l’archiviste développa,<br />

et qu’il étendit sur la table. Anselme ne fut pas<br />

médiocrement surpris de l’étrangeté des replis<br />

des caractères, et en voyant la quantité de points,<br />

de traits, de lignes, d’enroulements qui<br />

semblaient représenter tantôt des plantes, tantôt<br />

de la mousse, ou bien des figures d’animaux, il<br />

fut sur le point de perdre le courage et<br />

l’espérance de reproduire exactement tant de<br />

choses, et il tomba dans de profondes réflexions.<br />

– Ayons du cœur, jeune homme ! s’écria<br />

l’archiviste ; si tu as la foi et un véritable amour,<br />

compte sur l’aide de Serpentine.<br />

Sa voix résonnait comme un métal sonore, et<br />

lorsqu’Anselme jeta sur lui un rapide coup d’œil,<br />

l’archiviste Lindhorst était debout en costume<br />

royal, comme il lui était apparu dans sa<br />

bibliothèque à sa première visite.<br />

Anselme se sentit comme sur le point de


tomber plein de respect à genoux devant lui ;<br />

mais il s’éleva sur les branches d’un palmier et<br />

disparut dans les feuilles d’émeraude. Anselme<br />

comprit qu’il avait parlé au prince des esprits, et<br />

que celui-ci était parti pour son cabinet de travail<br />

pour converser peut-être avec un rayon envoyé<br />

par les planètes en ambassade au sujet de ce qui<br />

devait lui arriver à lui et à Serpentine.<br />

– Il est encore possible, pensa-t-il après, qu’il<br />

attende des nouvelles des sources du Nil, ou qu’il<br />

ait reçu la visite d’un magnat de Laponie. Ce que<br />

j’ai de mieux à faire maintenant est de me mettre<br />

au travail. Et il commença à étudier les caractères<br />

étranges du rouleau de parchemin.<br />

L’étonnante musique du jardin vint à résonner<br />

et l’entoura des plus doux parfums ; il entendit<br />

aussi babiller les oiseaux, mais il ne comprenait<br />

pas leur langage : ce qui lui faisait plaisir. De<br />

temps en temps on aurait dit que les feuilles<br />

d’émeraude du palmier s’agitaient avec bruit, et<br />

alors retentissaient à travers la chambre les doux<br />

sons de cristal qu’Anselme avait entendus sous le<br />

sureau au jour mystérieux de l’Ascension.


Et à ces sons, à cette lumière, Anselme se<br />

sentait venir merveilleusement des forces<br />

nouvelles, et il attachait toujours plus intimement<br />

ses sens et sa pensée aux caractères tracés sur le<br />

parchemin, et il comprit bientôt que ces signes<br />

n’avaient d’autre signification que ces mots :<br />

– Des fiançailles du salamandre avec la<br />

couleuvre verte.<br />

Alors un fort accord de tierce partit des<br />

cloches de cristal.<br />

– Anselme, cher Anselme ! soupira une voix<br />

venue des feuilles.<br />

Ô miracle, la couleuvre verte descendit en<br />

ondoyant du tronc du palmier.<br />

– Serpentine, belle Serpentine ! s’écria<br />

Anselme dans le délire d’une suprême félicité.<br />

Car en regardant avec une attention plus grande il<br />

vit une admirable jeune fille s’avançant comme<br />

en volant à sa rencontre, et elle le regardait avec<br />

ces yeux bleu foncé pleins d’un ineffable amour,<br />

ces yeux qui vivaient en son âme. Les feuilles<br />

parurent s’abaisser et s’étendre, de tous côtés des


épines jaillissaient des troncs ; mais Serpentine se<br />

tournait et se glissait adroitement parmi ces<br />

obstacles, tandis qu’elle tirait après elle sa robe<br />

flottante, et comme brillante de peinture, en la<br />

serrant contre son corps souple : de cette manière,<br />

son vêtement ne resta nulle part accroché par les<br />

épines et les pointes qui s’étaient dressées en<br />

avant.<br />

Elle s’assit auprès d’Anselme sur la même<br />

chaise, l’entourant de ses bras et le serrant contre<br />

elle, de sorte que le souffle de sa douce haleine le<br />

touchait, et qu’il sentait la chaleur électrique de<br />

son corps.<br />

– Cher Anselme ! lui dit-elle, bientôt tu<br />

m’auras conquise par la foi et par l’amour, et je<br />

t’apporterai le pot d’or qui nous rendra heureux<br />

pour toujours.<br />

– Ô belle et chère Serpentine, disait Anselme,<br />

que je te possède seulement, et le reste me<br />

touchera peu. Lorsque tu seras à moi, alors je<br />

consens à laisser ma vie dans toutes ces choses<br />

étranges et merveilleuses qui m’ont assailli<br />

depuis le jour où je t’ai vue.


– Je sais, continua Serpentine, que tout cet<br />

inconnu, tout cet incompréhensible dont mon<br />

père t’a souvent entouré par un jeu de son caprice<br />

a éveillé en toi une crainte secrète ; mais cela, je<br />

l’espère, ne doit plus arriver, et dans ce moment<br />

je suis là, mon cher Anselme, pour te raconter<br />

dans les plus grands détails et du fond de mon<br />

esprit, du fond de mon cœur, ce qu’il faut que tu<br />

saches pour connaître mon père, surtout pour bien<br />

comprendre les circonstances qui m’unissent à<br />

lui.<br />

Il semblait à Anselme qu’il était tellement<br />

entouré de cette gracieuse et charmante figure<br />

qu’il ne pouvait plus faire un seul mouvement, un<br />

seul geste sans elle. Elle était pour lui le<br />

battement de son pouls, qui tremblait entre ses<br />

fibres et ses nerfs ; chacune de ses paroles<br />

retentissait jusqu’au fond de sa poitrine, et<br />

comme un brillant rayon la joie du ciel illuminait<br />

son âme. Il avait placé son bras autour de sa taille<br />

déliée ; mais l’étoffe brillante et peinte de sa robe<br />

était si polie, si glissante qu’il lui sembla qu’elle<br />

pouvait, en évitant rapidement son étreinte,<br />

s’échapper sans qu’il pût la retenir, et cette


pensée le fit trembler.<br />

– Ah ! ne m’abandonne pas, belle Serpentine !<br />

car tu es ma vie ! s’écria-t-il involontairement.<br />

– Je ne m’en irai pas aujourd’hui, lui dit-elle,<br />

avant de t’avoir raconté tout ce que tu pourras<br />

comprendre dans ton amour pour moi.<br />

– Sache donc, bien-aimé, que mon père<br />

descend de la merveilleuse eau des salamandres,<br />

et que je dois l’existence à son amour pour la<br />

couleuvre verte.<br />

Dès les temps éloignés, le puissant prince des<br />

esprits Phosphorus régnait dans l’étonnant pays<br />

de l’Atlantide. Les esprits élémentaires lui étaient<br />

soumis. Un jour le salamandre qu’il affectionnait<br />

le plus (c’était mon père) se promenait dans les<br />

magnifiques jardins que la mère de Phosphorus<br />

avait embellis des dons les plus précieux, et il<br />

entendit une haute fleur de lis chanter ainsi tout<br />

bas :<br />

– Ferme bien tes yeux, jusqu’à ce que le vent<br />

du matin, mon bien-aimé, te réveille...<br />

Il s’avança au souffle de sa brûlante haleine.


La fleur de lis ouvrit ses pétales, et il aperçut sa<br />

fille, la couleuvre verte, qui sommeillait dans le<br />

calice.<br />

Alors le salamandre fut épris pour la belle<br />

couleuvre d’un violent amour, et il la ravit à la<br />

fleur, dont les parfums appelèrent en vain dans<br />

leurs ineffables plaintes la fille chérie, car<br />

Salamandre l’avait portée dans le château de<br />

Phosphorus en lui adressant cette prière :<br />

– Unis-moi à ma bien-aimée, il faut qu’elle<br />

soit à moi pour toujours...<br />

– Insensé, que demandes-tu ! dit le prince des<br />

esprits ; sache donc qu’autrefois la fleur de lis fut<br />

mon amante et régnait avec moi, mais l’étincelle<br />

que je jetai en elle menaçait de l’anéantir, et<br />

seulement la victoire sur le dragon noir que les<br />

esprits de la terre tiennent maintenant dans les<br />

fers sauva la fleur, dont les pétales gardèrent<br />

assez de force pour enfermer l’étincelle et la<br />

conserver. Mais, si tu embrasses la couleuvre<br />

verte, ton feu brûlera le corps, et un nouvel être<br />

rapidement créé s’envolera loin de toi. Le<br />

salamandre méprisa les avis du prince des esprits.


Plein d’un ardent désir, il serra la couleuvre verte<br />

contre son cœur ; elle tomba en cendres, et un<br />

être ailé né de ces cendres mêmes s’éleva avec<br />

bruit dans les airs. Alors le salamandre fut saisi<br />

du délire du désespoir, et répandant le feu et les<br />

flammes, il courut à travers le jardin et le dévasta<br />

dans sa sauvage fureur, de sorte que les plus<br />

belles fleurs et leurs boutons tombèrent brûlés en<br />

remplissant l’air de leurs cris de douleur. Le<br />

prince des esprits irrité saisit le salamandre dans<br />

sa colère et lui dit :<br />

– Ton feu t’est ravi, tes flammes sont éteintes,<br />

tes rayons sont sans éclat ; va, tombe parmi les<br />

esprits de la terre qui te railleront, et te tiendront<br />

captif jusqu’à ce que l’étoffe du feu s’allume de<br />

nouveau, et t’élève rayonnant du sein de la terre<br />

sous la forme d’un être nouveau.<br />

Le pauvre salamandre tomba éteint dans les<br />

profondeurs ; mais alors s’avança le vieil esprit<br />

de la terre, ou grondeur, jardinier de Phosphorus,<br />

et il lui dit :<br />

– Maître ! qui plus que moi peut avoir à se<br />

plaindre de Salamandre ? N’ai-je pas paré de mes


plus beaux métaux les fleurs qu’il a incendiées ?<br />

N’ai-je pas soigné et veillé leurs germes, et<br />

dépensé pour elles bien des couleurs admirables ?<br />

Et cependant je me sens ému de pitié pour le<br />

pauvre Salamandre ! L’amour seul, l’amour que<br />

tu as éprouvé aussi autrefois l’a jeté dans le<br />

désespoir, et l’a porté à dévaster le jardin ; faislui<br />

grâce de sa dure punition !<br />

– Son feu est maintenant éteint, dit le prince<br />

des esprits ; mais dans des temps moins heureux,<br />

lorsque le langage de la nature ne sera plus<br />

intelligible à la race endurcie des mortels, lorsque<br />

les esprits des éléments bannis dans leurs régions<br />

ne pourront plus parler à l’homme que du fond<br />

des espaces lointains et seulement en plaintes<br />

sombres, lorsqu’il aura été arraché du cercle<br />

harmonieux, et que seul un immense désir lui<br />

parlera confusément du merveilleux royaume<br />

qu’il habitait jadis, lorsque la foi et l’amour<br />

vivaient dans son cœur ; alors, dans ces temps de<br />

disgrâce, l’étoffe de feu de Salamandre<br />

s’allumera de nouveau ; mais lorsqu’il germera<br />

chez lui il sera fait homme, et il devra en<br />

supporter la vie misérable et les chagrins. Mais


non seulement il conservera la mémoire de son<br />

origine, mais il vivra encore dans une sainte<br />

harmonie avec la nature, comprendra ses<br />

prodiges, et le pouvoir des esprits ses frères sera<br />

dans ses mains. Il retrouvera dans un buisson de<br />

lis la couleuvre verte, et les fruits de son union<br />

avec elle seront trois sœurs qui apparaîtront aux<br />

hommes sous la forme de leur mère. À l’époque<br />

du printemps elles se suspendront dans les<br />

feuillages sombres du sureau, et feront entendre<br />

leurs admirables voix de cristal.<br />

S’il se trouve alors dans ces temps malheureux<br />

d’inintelligence intérieure un jeune homme qui<br />

comprenne leur chant, si un des serpents le<br />

regarde de ses beaux yeux bleus, si son regard<br />

éveille en lui le pressentiment d’un lointain et<br />

merveilleux pays vers lequel il pourra<br />

courageusement s’élever lorsqu’il aura jeté de<br />

côté le fardeau des instincts grossiers, si son<br />

amour pour le serpent fait germer en lui la foi aux<br />

miracles de la nature, et même à sa propre<br />

existence dans ces vivants et brûlants miracles,<br />

alors ce jeune homme deviendra l’époux de la<br />

couleuvre ; mais le salamandre ne déposera sa


lourde enveloppe, et il n’ira rejoindre ses frères,<br />

que lorsqu’il aura trouvé trois jeunes hommes de<br />

ce genre, et qu’il les aura fiancés à ses filles.<br />

– Maître, dit l’esprit de la terre, permets que je<br />

fasse à ces trois filles un présent qui embellisse<br />

leur vie avec l’époux qu’elles auront trouvé.<br />

Chacune d’elles recevra de moi un pot du plus<br />

beau métal que je possède ; je le polirai avec les<br />

rayons que j’enlèverai au diamant. Dans son éclat<br />

se reflétera, par un admirable et aveuglant<br />

miroitage, notre miraculeux royaume, dans<br />

l’accord où il se trouve maintenant avec la nature,<br />

et au moment des fiançailles il jaillira de son<br />

intérieur une fleur de lis, dont la fleur éternelle<br />

doit entourer de ses doux parfums le jeune<br />

homme accepté par les épreuves. Bientôt il<br />

comprendra le langage et les ineffables beautés<br />

de notre royaume, et ira habiter l’Atlantide avec<br />

sa bien-aimée.<br />

Tu sais, mon cher Anselme, que mon père est<br />

le salamandre dont je viens de te raconter<br />

l’histoire. Il dut, en dépit de sa haute nature, se<br />

soumettre aux tracasseries de la vie commune, et


de là viennent souvent les caprices malicieux qui<br />

le portent à se moquer des autres. Il m’a dit plus<br />

d’une fois que l’on a une expression pour rendre<br />

cette disposition d’esprit, que le prince des<br />

esprits, Phosphorus, exige comme condition au<br />

mariage de mes sœurs et de moi, et que cette<br />

expression, souvent employée mal à propos, est<br />

un sentiment naïf de poésie.<br />

Ce sentiment se trouve souvent parmi des<br />

jeunes gens qui, à cause de la grande simplicité<br />

de leurs mœurs, et parce qu’ils manquent de ce<br />

que l’on appelle l’usage du monde, sont tournés<br />

en ridicule par la foule.<br />

– Ah ! mon cher Anselme ! tu as compris,<br />

sous le sureau, mon chant, mon regard ! Tu aimes<br />

le serpent vert, et tu veux être à moi pour<br />

toujours. La belle fleur de lis s’élèvera florissante<br />

hors du pot d’or ; nous serons heureusement<br />

réunis, et nous irons dans l’Atlantide. Mais je ne<br />

peux pas te cacher que, dans un épouvantable<br />

combat avec les salamandres et les esprits de la<br />

terre, le dragon noir a quitté sa prison, et s’est<br />

envolé avec bruit dans les airs. Phosphorus l’a de


nouveau remis dans les chaînes ; mais de<br />

quelques-unes de ses plumes noires qui, pendant<br />

le combat, sont tombées sur la terre, ont germé<br />

des esprits ennemis qui combattent partout les<br />

salamandres et les esprits de la terre. Cette<br />

femme, qui est si fort ton ennemie, mon cher<br />

Anselme, et qui, comme mon père le sait fort<br />

bien, convoite la possession du pot d’or, a dû la<br />

naissance à l’amour d’une de ces plumes des ailes<br />

du dragon pour une rave. Elle connaît son origine<br />

et son pouvoir, car dans les plaintes, dans les<br />

efforts convulsifs du dragon captif elle a deviné<br />

les secrets de plusieurs constellations et elle<br />

emploie tous les moyens pour entrer ici de<br />

l’extérieur, et mon père la combat avec des<br />

regards de salamandre. Elle rassemble et irrite<br />

tous les principes ennemis qui demeurent dans les<br />

plantes nuisibles et les animaux venimeux en<br />

mêlant aux constellations favorables quelque<br />

maléfice qui répand la terreur dans les sens des<br />

hommes et les jette sous le pouvoir de ces<br />

démons que le dragon a créés en succombant<br />

dans le combat. Prends garde à cette vieille,<br />

Anselme ! elle est ton ennemie, parce que ta


nature innocente a déjà détruit plusieurs de ses<br />

charmes odieux ; reste fidèle, fidèle à moi,<br />

bientôt tu seras au but.<br />

– Oh ! ma Serpentine ! s’écria l’étudiant<br />

Anselme, comment pourrais-je me séparer de toi,<br />

comment pourrais-je ne pas t’aimer toujours !<br />

Un baiser brûla ses lèvres, il s’éveilla comme<br />

d’un rêve profond, Serpentine avait disparu, six<br />

heures sonnaient. Il se sentit attristé de n’avoir<br />

pas copié un seul mot. Il regarda la page plein<br />

d’appréhension sur ce que dirait l’archiviste. Ô<br />

surprise ! la copie du manuscrit mystérieux était<br />

terminée, et en regardant les caractères de plus<br />

près il crut avoir copié le récit de Serpentine sur<br />

son père le favori de Phosphorus le prince des<br />

esprits. Alors entra l’archiviste Lindhorst, dans sa<br />

redingote grise, le chapeau sur la tête, la canne à<br />

la main ; il regarda le parchemin couvert<br />

d’écriture par Anselme, prit une grande prise, et<br />

dit en riant :<br />

– J’en étais sûr ! Bien ! voici le thaler,<br />

monsieur Anselme. Maintenant nous allons aller<br />

aux bains de Link, suivez-moi !


L’archiviste se mit à marcher rapidement dans<br />

le jardin, où il se faisait un tel bruit de chants, de<br />

sifflements de paroles, qu’Anselme en fut tout<br />

étourdi, et remercia le ciel quand ils se trouvèrent<br />

dans la rue.<br />

À peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils<br />

rencontrèrent le greffier Heerbrand, qui se joignit<br />

à eux de grand cœur. Devant la porte de la ville<br />

ils bourrèrent leurs pipes. Le greffier Heerbrand<br />

se plaignit de ne pas avoir de briquet sur lui ;<br />

alors l’archiviste Lindhorst lui dit de mauvaise<br />

humeur :<br />

– Comment, du feu ! en voici et autant que<br />

vous en voudrez.<br />

Et en disant cela il fit claquer ses doigts, d’où<br />

jaillirent de larges étincelles qui allumèrent la<br />

pipe aussitôt.<br />

– Voyez-vous ce tour de chimie ? dit le<br />

greffier Heerbrand ; mais l’étudiant Anselme<br />

pensait au Salamandre avec un frisson intérieur.<br />

Aux bains de Link, le greffier Heerbrand but<br />

tant de bière que lui, homme ordinairement très


paisible, se mit à chanter la chanson des étudiants<br />

d’une voix criarde de ténor. Il demandait à tout le<br />

monde avec violence :<br />

– Êtes-vous mon ami, oui ou non ?<br />

Et enfin il dut être plutôt apporté que conduit<br />

chez lui par Anselme, mais déjà l’archiviste<br />

s’était éloigné depuis longtemps.


Neuvième veillée<br />

Comment l’étudiant Anselme prit un peu de<br />

raison. – La société de Punch. – Comment<br />

Anselme prit le recteur Paulmann pour un<br />

schuhu, et comment celui-ci s’en fâcha<br />

grandement. – La tache d’encre et ses suites.<br />

La vie singulière et étonnante que menait<br />

Anselme chaque jour l’avait complètement<br />

enlevé à l’existence habituelle. Il ne voyait plus<br />

aucun de ses amis et attendait chaque matin avec<br />

impatience l’heure de midi qui lui ouvrait un<br />

paradis. Et pourtant, tandis que son esprit était<br />

tout entier tourné vers la belle Serpentine et les<br />

merveilles du royaume des fées assemblées dans<br />

la maison de l’archiviste Lindhorst, il lui fallait<br />

aussi penser quelquefois involontairement à<br />

Véronique, quelquefois il lui semblait la voir se<br />

présenter devant lui, lui faire en rougissant l’aveu


de son amour et lui dire qu’elle s’occupait de<br />

l’arracher aux fantômes qui l’abusaient et se<br />

jouaient de lui. Quelquefois il lui semblait aussi<br />

qu’un pouvoir étranger l’entraînait tout à coup<br />

vers Véronique oubliée, et qu’il était obligé de la<br />

suivre où elle voulait, comme s’il était enchaîné à<br />

elle. La nuit du jour où Serpentine lui était<br />

apparue pour la première fois sous la forme d’une<br />

jeune fille d’une beauté prodigieuse, et où elle lui<br />

avait révélé les étonnants mystères de l’union du<br />

salamandre avec la couleuvre verte, Véronique se<br />

présenta devant ses yeux plus distinctement que<br />

jamais. Oui, ce ne fut qu’à son réveil qu’il fut<br />

convaincu qu’il avait fait un rêve, tant il était<br />

persuadé que Véronique était près de lui et se<br />

plaignait avec l’accent d’une profonde douleur<br />

qui lui allait à l’âme qu’il sacrifiât son amour vrai<br />

à des apparitions <strong>fantastiques</strong> créées par un<br />

dérèglement de son esprit. Et elle lui disait aussi<br />

qu’il lui en arriverait malheur. Véronique était<br />

plus aimable qu’elle n’avait jamais été ; il avait<br />

peine à la chasser de son esprit, et cette<br />

circonstance lui occasionnait un tourment qu’il<br />

espéra dissiper au moyen d’une promenade


matinale. Une secrète force magique l’entraîna<br />

vers la porte de Pirna, et il allait tourner dans une<br />

rue voisine, lorsque le recteur Paulmann, arrivant<br />

derrière lui, lui cria :<br />

– Hé ! hé ! mon cher monsieur Anselme,<br />

amice ! amice ! Où vous fourrez-vous donc, au<br />

nom du ciel ? On ne vous voit plus du tout.<br />

Savez-vous que Véronique a un désir extrême de<br />

chanter encore une fois avec vous ? Allons,<br />

venez ! Vous vous rendiez chez moi, n’est-ce<br />

pas ?<br />

Anselme se trouva forcé de suivre le recteur.<br />

Lorsqu’ils entrèrent dans la maison, Véronique,<br />

dans une charmante toilette, vint à leur rencontre.<br />

Le recteur Paulmann, étonné de cette élégance,<br />

demanda pourquoi cette parure. Attend-on des<br />

visites ? Mais j’amène M. Anselme.<br />

Lorsque Anselme, par galanterie, baisa la<br />

main de Véronique, il sentit une légère pression<br />

qui répandait un fleuve de feu dans ses veines.<br />

Véronique était la grâce et la gaieté mêmes, et<br />

lorsque Paulmann se fut retiré dans son cabinet<br />

d’études, elle sut tellement exciter Anselme par


ses malices et ses gentillesses que celui-ci,<br />

abandonnant toute timidité, se mit à poursuivre<br />

dans la chambre la jeune fille agaçante. Mais le<br />

démon de la maladresse vint encore une fois se<br />

jeter en travers, et il rencontra du pied la table de<br />

Véronique et renversa sa boîte à ouvrage.<br />

Anselme la ramassa ; le couvercle était tombé et<br />

il vit devant lui un petit miroir rond dans lequel il<br />

regarda avec un plaisir tout particulier.<br />

Véronique se glissa derrière lui, posa la main<br />

sur son bras, et, se serrant contre lui, regarda<br />

aussi dans le miroir par-dessus son épaule. Alors<br />

Anselme sentit comme un combat se faire dans<br />

son âme, des pensées, des images s’avançaient<br />

brillantes et disparaissaient : l’archiviste<br />

Lindhorst, – Serpentine, – le serpent vert ; – enfin<br />

tout devint plus tranquille et toutes ces formes<br />

indécises se rassemblèrent et formèrent un être<br />

distinct. Il lui parut évident qu’il n’avait jamais<br />

pensé qu’à Véronique, évident que la figure qui<br />

lui était apparue la veille dans la chambre bleue<br />

était aussi Véronique et qu’il avait réellement<br />

écrit, sans que cela lui eût été nullement raconté,<br />

la légende fantastique de l’union du salamandre


avec le serpent vert. Il s’étonna lui-même de ses<br />

rêveries et les attribua simplement à l’état de son<br />

âme exaltée par son amour pour Véronique, ou<br />

aussi au travail chez l’archiviste Lindhorst, dont<br />

les chambres étaient après tout remplies de si<br />

étonnantes vapeurs parfumées. Il se mit à rire de<br />

bon cœur de sa folle idée d’être amoureux d’une<br />

couleuvre et d’avoir pris pour un salamandre un<br />

archiviste bien avéré, bien reconnu pour tel.<br />

– Oui, oui, c’est Véronique ! s’écria-t-il tout<br />

haut en rencontrant les yeux bleus de la jeune<br />

fille qui brillaient d’amour et de désirs.<br />

Un soupir étouffé s’échappa des lèvres de la<br />

jeune fille, qui vinrent en un moment s’attacher<br />

brûlantes aux lèvres d’Anselme.<br />

– Oh ! que je suis heureux ! soupira l’étudiant,<br />

ce que j’avais rêvé hier devient aujourd’hui<br />

presque une réalité.<br />

– Et tu m’épouseras lorsque tu seras devenu<br />

conseiller aulique ? demanda la jeune fille.<br />

– Certainement, reprit Anselme.<br />

Au même moment la porte fit du bruit et le


ecteur Paulmann entra dans la chambre.<br />

– Eh bien, mon cher Anselme, dit-il, je ne<br />

vous laisserai pas aller aujourd’hui ; vous vous<br />

contenterez de ma soupe, et ensuite Véronique<br />

nous préparera un café délicieux que nous<br />

dégusterons avec le greffier Heerbrand, qui m’a<br />

promis aujourd’hui sa visite.<br />

– Ah ! mon cher monsieur le recteur, répondit<br />

Anselme, ne savez-vous pas qu’il faut que je me<br />

rende à midi chez l’archiviste Lindhorst pour mes<br />

copies ?<br />

– Regardez, amice ! dit le recteur Paulmann en<br />

lui présentant sa montre, qui disait midi et demi.<br />

L’étudiant Anselme comprit qu’il était trop<br />

tard, et céda d’autant plus volontiers aux désirs<br />

du recteur qu’il pourrait voir Véronique toute la<br />

journée et récolter à la dérobée quelque coup<br />

d’œil, quelque tendre serrement de main et peutêtre<br />

aussi un baiser. Les désirs d’Anselme allaient<br />

déjà jusque-là, et il devenait de plus en plus gai<br />

en se persuadant à chaque instant davantage qu’il<br />

allait être bientôt délivré de toutes ces<br />

billevesées, qui auraient fini par le rendre tout à


fait fou. Le greffier Heerbrand vint en effet, et<br />

lorsqu’ils eurent pris le café et que déjà le<br />

crépuscule fut venu, il se frotta les mains, joyeux<br />

et souriant, et dit avec des manières pleines de<br />

mystère :<br />

– Je porte sur moi un objet qui, mêlé et<br />

arrangé convenablement par les charmantes<br />

mains de Véronique, nous réjouirait tous dans<br />

une froide soirée d’octobre.<br />

– Montrez-nous cet objet étrange, très honoré<br />

greffier ! s’écria le recteur Paulmann.<br />

Et le greffier fouilla dans la poche de son habit<br />

et amena à trois reprises une bouteille d’arack,<br />

des citrons et du sucre. À peine une demi-heure<br />

était-elle passée que déjà un punch délicieux<br />

fumait sur la table de Paulmann.<br />

Véronique versa la boisson, et une<br />

conversation pleine de gaieté s’établit entre les<br />

amis. Mais à mesure que l’esprit du breuvage<br />

montait à la tête d’Anselme, toutes les images des<br />

choses étonnantes qu’il avait vues depuis peu lui<br />

revenaient en idée. Il vit l’archiviste Lindhorst<br />

dans sa robe de chambre bleu d’azur, le palmier


d’or : il lui sembla qu’il devait pourtant croire à<br />

Serpentine. Son âme était inquiète et bouleversée.<br />

Véronique lui tendit un verre de punch, et en le<br />

prenant il lui toucha légèrement la main.<br />

– Serpentine ! Véronique ! se dit-il en<br />

soupirant.<br />

Il tomba dans une rêverie profonde ; mais le<br />

greffier Heerbrand s’écria d’une voix très haute :<br />

– L’archiviste Lindhorst n’en est pas moins un<br />

bien singulier vieillard que personne ne peut<br />

connaitre ! Buvons à sa santé ! Trinquons,<br />

monsieur Anselme !<br />

Alors Anselme sortit de ses rêves, et dit en<br />

choquant du sien le verre du greffier :<br />

– Cela vient, mon honorable monsieur<br />

Heerbrand, de ce que l’archiviste est<br />

positivement un salamandre, qui dans un moment<br />

de colère dévasta le jardin du prince des esprits<br />

Phosphorus.<br />

– Comment ! qu’est-ce ? demanda le recteur<br />

Paulmann.<br />

– Oui, continua l’étudiant Anselme, et c’est


pour cela qu’il doit être seulement archiviste<br />

royal et vivre ici, à Dresde, avec ses filles, qui ne<br />

sont autre chose que de petites couleuvres<br />

couleur vert d’or, qui se plaisent au soleil, dans<br />

les sureaux, chantent d’une manière entraînante<br />

et séduisent les jeunes gens, comme le font les<br />

sirènes.<br />

– Monsieur Anselme ! monsieur Anselme !<br />

s’écria le recteur, perdez-vous la tête ? Quel<br />

singulier bavardage nous faites-vous là ?<br />

– Il a raison, reprit le greffier Heerbrand, ce<br />

drôle d’archiviste est un salamandre maudit, qui,<br />

lorsqu’il claque ses doigts, en fait jaillir des<br />

étincelles qui vous font un trou dans une<br />

redingote comme si c’était de l’amadou. Oui !<br />

oui ! tu as raison, ami Anselme, et celui qui<br />

refuse de le croire est mon ennemi.<br />

Et en disant cela le greffier donna sur la table<br />

un coup de poing qui fit retentir les verres.<br />

– Greffier ! êtes-vous enragé ? s’écria le<br />

recteur mécontent.<br />

– Monsieur Studiosus ! monsieur Studiosus !


que nous préparez-vous encore ?<br />

– Ah ! dit l’étudiant, vous n’êtes plus autre<br />

chose qu’un oiseau, un schuhu, qui frise les<br />

toupets, monsieur le recteur.<br />

– Quoi ! je suis un oiseau ! un schuhu ! un<br />

friseur ! s’écria le recteur plein de colère ; vous<br />

êtes fou, monsieur, vous êtes fou.<br />

– Mais la vieille lui tombe sur le dos, s’écria le<br />

greffier Heerbrand.<br />

– Oui, la vieille est puissante, interrompit<br />

l’étudiant Anselme, quoique d’une origine<br />

inférieure, car son papa est tout simplement une<br />

misérable plume d’oie, sa maman une vile rave,<br />

mademoiselle doit sa puissance aux créatures<br />

ennemies, aux canailles venimeuses qui<br />

l’entourent.<br />

– C’est une affreuse calomnie, s’écria<br />

Véronique les yeux brillants de colère, la vieille<br />

Lise est une femme remplie de sagesse, et le<br />

matou noir n’est pas une créature ennemie, mais<br />

un jeune élégant de belles manières et son cousin<br />

germain.


– Peut-il manger des salamandres sans se<br />

roussir la barbe et crever misérablement ?<br />

demanda Heerbrand.<br />

– Non ! non ! s’écria l’étudiant, il ne le peut<br />

pas et il ne le pourra jamais : et le serpent vert<br />

m’aime, car j’ai un esprit naïf et j’ai vu les yeux<br />

de Serpentine.<br />

– Le matou les lui arrachera, s’écria<br />

Véronique.<br />

– Le salamandre vous vaincra tous.<br />

– Tous ! mugit le recteur Heerbrand.<br />

– Ah çà ! suis-je dans une maison de fous ?<br />

s’écria Paulmann, ne suis-je pas fou moi-même ?<br />

Quelles folies vois-je dire ! Oui, je suis fou<br />

aussi ! fou aussi !<br />

Alors le recteur Paulmann bondit en l’air,<br />

arracha sa perruque, et l’envoya si fort au<br />

plafond, que les boucles meurtries en gémirent et<br />

envoyèrent en se déroulant des nuages de poudre<br />

de tous côtés.<br />

Alors le greffier Heerbrand et Anselme<br />

saisirent la terrine de punch et les verres et les


jetèrent en l’air en poussant des cris de joie<br />

pendant que les débris sautillaient en résonnant.<br />

– Vive le salamandre ! périsse la vieille !<br />

brisez le miroir de métal ! arrachez les yeux au<br />

chat ! des petits oiseaux, des petits oiseaux dans<br />

les airs !<br />

– Eheu ! eheu ! Evohe ! evohe ! Salamandre !<br />

ainsi criaient les trois convives comme des<br />

possédés.<br />

Francine s’enfuit en sanglotant, mais<br />

Véronique, écrasée de chagrin, tomba sur le sofa<br />

en pleurant à chaudes larmes.<br />

Alors la porte s’ouvrit et tout se tut tout d’un<br />

coup, et il entra un petit homme enveloppé d’un<br />

petit manteau gris. Son visage avait une gravité<br />

singulière ; il était surtout remarquable par un nez<br />

recourbé, sur lequel reposait une paire de lunettes<br />

telles qu’on n’en avait jamais vu. Il portait aussi<br />

une perruque qui semblait être un bonnet de<br />

plumes.<br />

– Eh ! bonsoir ! dit d’une voix ronflante le<br />

petit homme singulier. Je trouve ici, n’est-ce pas,


l’étudiant Anselme ? Bien des salutations de la<br />

part de l’archiviste Lindhorst, il a attendu en vain<br />

M. Anselme, ce matin, mais il le prie très<br />

instamment de ne pas manquer demain l’heure<br />

convenue.<br />

Et puis il sortit, et alors tout le monde<br />

s’aperçut que le petit homme était réellement un<br />

perroquet gris. Le recteur Paulmann et le greffier<br />

Heerbrand se mirent à rire de telle sorte que la<br />

chambre en tremblait, et Véronique pleurait et<br />

gémissait pendant ce temps comme si elle eût été<br />

saisie d’une violente douleur ; mais Anselme en<br />

éprouva une frayeur qui allait jusqu’au délire, et,<br />

sans savoir ce qu’il faisait, il s’échappa jusque<br />

dans la rue. Il trouva machinalement sa maison et<br />

sa petite chambre. Peu de temps après, Véronique<br />

se présenta chez lui et lui dit :<br />

– Pourquoi vous êtes-vous si fort tourmenté<br />

pendant votre ivresse ? Gardez-vous surtout de<br />

nouveaux écarts de votre imagination pendant<br />

que vous travaillerez chez l’archiviste. Bonsoir,<br />

bonsoir, mon bon ami.<br />

Et elle l’embrassa sur les lèvres.


Il voulait la prendre dans ses bras, mais le<br />

songe avait disparu, et il se réveilla plein de force<br />

et de gaieté. Il se mit à rire des effets du punch,<br />

mais lorsqu’il pensait à Véronique, il était pénétré<br />

d’une agréable sensation.<br />

– C’est à elle seule que je suis redevable, se<br />

disait-il, de m’être débarrassé de mes singulières<br />

fantaisies. Vraiment j’étais comme celui qui<br />

s’imaginait être de verre ou celui qui gardait la<br />

chambre en se croyant un grain d’orge de peur<br />

d’être mangé par les poules ; mais aussitôt que je<br />

serai conseiller de la cour j’épouserai<br />

mademoiselle Paulmann et je serai heureux.<br />

Lorsqu’à l’heure de midi il traversa le jardin<br />

de l’archiviste Lindhorst, il ne pouvait revenir de<br />

l’avoir trouvé singulier et plein de prodiges. Il ne<br />

voyait de toutes parts que des pots de fleurs très<br />

ordinaires, comme des géraniums, des myrtes et<br />

autres. Au lieu de ces oiseaux brillants et variés<br />

qui s’étaient moqués de lui, il ne voyait voltiger<br />

çà et là que des oiseaux qui jetaient des cris<br />

inintelligibles aussitôt qu’ils apercevaient<br />

Anselme. La chambre bleue lui parut aussi tout


autre, et il ne comprenait pas comment ce bleu<br />

cru et les troncs dorés contre nature de ces<br />

palmiers aux feuilles difformes et brillantes<br />

avaient charmé un moment ses yeux.<br />

L’archiviste le regarda avec un sourire<br />

ironique et lui demanda :<br />

– Eh bien ! mon cher monsieur Anselme,<br />

comment avez-vous trouvé le punch hier soir ?<br />

– Ah ! dit Anselme tout honteux, votre<br />

perroquet vous a fait son rapport ; mais il<br />

s’interrompit en réfléchissant que l’apparition du<br />

perroquet n’avait aussi été qu’une erreur de ses<br />

sens.<br />

– Eh ! interrompit l’archiviste, je me trouvais<br />

aussi là, ne m’avez-vous pas vu ? Mais j’ai été<br />

sur le point d’être victime de votre folle manière<br />

d’être, car j’étais encore assis dans la terrine<br />

lorsque le greffier la prit pour la jeter au plafond,<br />

et je n’eus que le temps bien juste de me réfugier<br />

dans la pipe du recteur. Et maintenant, adieu,<br />

monsieur Anselme, mettez de la diligence ! je<br />

vous donnerai un thaler pour la journée perdue<br />

d’hier ; jusque-là vous aviez bravement travaillé.


– Comment l’archiviste peut-il s’occuper de<br />

pareilles fadaises ! dit l’étudiant Anselme en luimême<br />

; et il s’assit à la table pour commencer la<br />

copie du manuscrit, que l’archiviste avait comme<br />

à l’ordinaire ouvert devant lui. Mais il vit sur le<br />

parchemin tant de traits singuliers qui se mêlaient<br />

et s’enroulaient ensemble et sans laisser à l’œil<br />

un point de repos en arrivaient à troubler la vue,<br />

qu’il regarda à peu près comme impossible<br />

d’imiter tout cela. Oui, en regardant le parchemin<br />

sans y fixer les regards il avait l’apparence d’un<br />

marbre veiné de mille sortes ou d’une pierre<br />

mouchetée par la mousse. Il voulut toutefois faire<br />

son possible, et mit tremper la plume dans l’encre<br />

de Chine ; mais l’encre ne voulut pas couler : il<br />

secoua la plume avec impatience, et, ô ciel ! une<br />

grande tache tomba sur l’original. Un éclair bleu<br />

s’élança en sifflant et en mugissant de la tache<br />

même, et serpenta en craquant dans la chambre<br />

jusqu’au plafond. Alors une vapeur épaisse coula<br />

des murs, les feuilles commencèrent à s’agiter<br />

avec bruit comme si elles étaient secouées par<br />

l’orage, et il s’élança d’elles des basilics en<br />

flammes pétillantes qui incendièrent la vapeur


que les masses de feu envoyaient autour<br />

d’Anselme en tourbillons. Les troncs d’or des<br />

palmiers devinrent de monstrueux serpents qui<br />

frappaient l’une contre l’autre leurs têtes<br />

épouvantables avec un bruit métallique et<br />

assourdissant et ils enveloppaient Anselme de<br />

leurs corps couverts d’écailles.<br />

– Insensé, sois puni de ton crime odieux !<br />

s’écria la voix terrible de Salamandre, qui, la<br />

couronne en tête, parut sur les serpents au milieu<br />

des flammes comme un éblouissant éclair, et des<br />

cataractes de feu crachèrent sur Anselme de leurs<br />

gueules entrouvertes, et les fleuves de feu<br />

parurent se condenser autour de son corps, et<br />

devinrent une masse solide et glacée ; mais tandis<br />

que les membres d’Anselme se roidissaient et<br />

devenaient de plus en plus étroits en se retirant<br />

ensemble, sa connaissance l’abandonna.<br />

Lorsqu’il revint à lui, il ne pouvait plus se<br />

mouvoir, il était comme entouré d’une apparence<br />

brillante, contre laquelle il se cognait lorsqu’il<br />

voulait lever la main ou faire le moindre<br />

mouvement.


Hélas ! il était assis dans une bouteille de<br />

cristal bien bouchée, sur des tablettes de la<br />

bibliothèque de l’archiviste Lindhorst.


Dixième veillée<br />

Souffrances de l’étudiant Anselme dans la<br />

bouteille de verre. – Vie heureuse des écoliers de<br />

la croix et des praticiens. – La bataille dans la<br />

bibliothèque de l’archiviste. – Victoire du<br />

salamandre et délivrance d’Anselme.<br />

Je doute à bon droit, cher lecteur, que tu te<br />

sois jamais trouvé enfermé dans une bouteille, à<br />

moins toutefois qu’un rêve ne t’ait ainsi<br />

féeriquement emprisonné. Si tu as eu un rêve<br />

pareil, alors tu comprendras plus vivement toutes<br />

les angoisses du pauvre étudiant Anselme. Mais,<br />

si tu n’as jamais eu un songe de ce genre, pour<br />

nous plaire, à Anselme et à moi, enferme-toi un<br />

moment, à l’aide de ta fantaisie, dans le cristal.<br />

Te voilà entouré d’un éclat aveuglant, tous les<br />

objets qui t’environnent t’apparaissent entourés<br />

des couleurs de l’arc-en-ciel, tout tremble, vacille


ou chancelle dans la chambre, tu nages, sans<br />

pouvoir te bouger, comme dans un air congelé<br />

qui t’oppresse de telle sorte que l’esprit ordonne<br />

en vain au corps inactif. Un poids immense<br />

oppresse de plus en plus ta poitrine ; chaque<br />

mouvement de ta respiration dévore quelques<br />

parcelles du peu d’air qui joue dans l’étroit<br />

espace. Tes veines se gonflent, et, dans une<br />

crainte affreuse, chaque nerf tressaille en<br />

combattant la mort. Aie pitié, bon lecteur, du<br />

terrible martyre que souffrait Anselme dans sa<br />

prison de verre. Mais il sentait bien que la mort<br />

ne viendrait pas le délivrer, car il sortit du<br />

profond évanouissement où il était tombé à cet<br />

excès de douleur lorsque le soleil vint, clair et<br />

joyeux, regarder dans la chambre et ses tourments<br />

recommencèrent.<br />

Il ne pouvait pas remuer un seul membre, mais<br />

ses pensées frappaient le verre, qui l’étourdissait<br />

de son retentissement inharmonieux, et il ne<br />

distinguait, au lieu des mots que son esprit<br />

prononçait en lui-même, que le sourd murmure<br />

de la folie.


Alors il s’écria au désespoir :<br />

– Ô Serpentine ! Serpentine ! sauve-moi de cet<br />

infernal tourment !<br />

Et il fut comme environné de soupirs légers<br />

qui se plaçaient autour de la bouteille comme des<br />

feuilles vertes et transparentes de sureau, les sons<br />

cessèrent, le reflet aveuglant disparut, et il respira<br />

plus librement.<br />

– Ne suis-je pas moi-même la cause de mon<br />

malheur ? N’ai-je pas été coupable envers toi,<br />

charmante Serpentine ? N’ai-je pas élevé sur toi<br />

de misérables doutes ? N’ai-je pas perdu la foi et<br />

avec elle tout, tout ce qui devait me rendre<br />

heureux ? Ah ! tu ne m’appartiendras jamais. Le<br />

pot d’or est perdu pour moi, je ne verrai plus de<br />

prodiges ! Ah ! je voudrais te voir encore une<br />

fois, chère Serpentine, entendre encore une fois ta<br />

voix si douce !<br />

Ainsi gémissait l’étudiant Anselme saisi d’une<br />

poignante douleur, et alors quelqu’un dit tout près<br />

de lui :<br />

– Je ne sais pas du tout ce que vous voulez,


monsieur le Studiosus, pourquoi vous lamentezvous<br />

ainsi d’une manière aussi déréglée ?<br />

L’étudiant Anselme vit qu’il y avait encore<br />

cinq bouteilles à côté de lui sur la même tablette,<br />

dans lesquelles il aperçut trois élèves de l’école<br />

des frères et deux praticiens.<br />

– Ah ! messieurs et compagnons d’infortune,<br />

leur cria-t-il, comment pouvez-vous être aussi<br />

calmes, aussi joyeux même, comme je crois le<br />

voir à la gaieté de vos visages ? Vous êtes assis<br />

enfermés comme moi dans des bouteilles de verre<br />

sans pouvoir vous remuer, vous ne pouvez même<br />

rien penser de raisonnable sans qu’il s’ensuive un<br />

bruit mortel de résonnances et d’échos et sans<br />

que vous en ayez la tête brisée. Mais vous ne<br />

croyez certainement pas au salamandre et au<br />

serpent vert.<br />

– Mais où avez-vous la tête, monsieur le<br />

Studiosus, répondit un écolier, nous ne nous<br />

sommes jamais trouvés mieux, car les thalers que<br />

nous a donnés ce fou d’archiviste pour quelques<br />

écritures confuses nous font du bien, nous<br />

n’avons plus besoin d’apprendre des chœurs


italiens, nous allons tous les jours à Joseph ou<br />

dans d’autres cabarets et nous nous délectons<br />

avec de la double bière, nous regardons les jolies<br />

jeunes filles dans le blanc des yeux, et nous<br />

chantons en vrais étudiants : Gaudeamus igitur et<br />

nous sommes ravis du fond de l’âme !<br />

– Ces messieurs ont raison, interrompit un<br />

praticien : à moi aussi les thalers ne manquent<br />

pas, comme à mes chers collègues, mes voisins,<br />

et je me promène assidûment sur la colline de<br />

vigne au lieu d’être assis entre quatre murs à<br />

écrire des actes ennuyeux.<br />

– Mais, chers messieurs, dit l’étudiant<br />

Anselme, ne sentez-vous pas que vous êtes assis<br />

tous ensemble et séparément dans une bouteille<br />

de verre où vous ne pouvez remuer et encore<br />

moins aller vous promener ?<br />

Alors les trois écoliers et les deux praticiens se<br />

mirent à jeter un grand éclat de rire et à s’écrier :<br />

– Le Studiosus est fou, il s’imagine être dans<br />

une bouteille de verre, et il est sur le pont de<br />

l’Elbe, et regarde justement dans l’eau. Allonsnous-en<br />

!


– Ah ! soupira l’étudiant, ils n’ont jamais vu la<br />

belle Serpentine, ils ne savent pas que la vie et la<br />

liberté sont dans la foi et l’amour, et c’est pour<br />

cela qu’ils ne sentent pas le poids de la prison où<br />

les enferma le salamandre pour leurs folies et leur<br />

bassesse de sentiments ; mais moi, malheureux,<br />

je mourrai de honte et de douleur, si elle ne me<br />

sauve pas, elle que j’aime tant !<br />

Alors la voix de Serpentine murmura comme<br />

un souffle à travers la chambre :<br />

– Anselme, crois, aime, espère !<br />

Et chaque son retentissait dans la prison<br />

d’Anselme, et le cristal sous leur puissance était<br />

obligé de s’amollir et de se dilater, de sorte que la<br />

poitrine du prisonnier pouvait se mouvoir et<br />

s’élever.<br />

Il ne s’inquiétait plus de ses légers<br />

compagnons d’infortune, mais tournait tous ses<br />

sens et toutes ses pensées vers la charmante<br />

Serpentine.<br />

Mais tout à coup du côté opposé se leva un<br />

sombre et agaçant murmure. Il remarqua bientôt


que le bruit venait d’une vieille cafetière dont le<br />

couvercle était à moitié brisé, et qui se trouvait<br />

placée sur une petite armoire en face de lui. En la<br />

regardant avec plus d’attention les traits hideux<br />

d’une figure ridée de vieille femme devinrent de<br />

plus en plus distincts, et bientôt la vieille aux<br />

pommes de la porte Noire était devant les<br />

tablettes. Alors elle grimaça et se mit à rire en<br />

disant d’une voix discordante :<br />

– Eh ! eh ! enfant, patiente maintenant. Ta<br />

chute est dans le cristal. Ne te l’avais-je pas<br />

prédit ?<br />

– Moque-toi de moi, maudite sorcière, dit<br />

Anselme, tu es cause de tout, mais le salamandre<br />

t’attrapera, toi, vilaine rave !<br />

– Ho ! ho ! dit la vieille, pas tant d’orgueil !<br />

Tu as marché sur la figure de mes chers fils, tu<br />

m’as brûlé le nez, mais pourtant je te suis<br />

favorable, fripon, parce que tu es au reste un<br />

gentil garçon, et que ma petite fille t’aime. Mais<br />

tu ne sortiras pas du cristal sans mon ordre. Je ne<br />

peux pas arriver jusqu’à toi là-haut ; mais ma<br />

commère la souris, qui demeure sur le même


carré que toi, va ronger la planche sur laquelle tu<br />

te trouves, tu culbuteras en bas, et je te recevrai<br />

dans mon tablier, afin que tu ne te casses pas le<br />

nez et que tu conserves ton joli visage, et je te<br />

porterai à mademoiselle Véronique, que tu<br />

épouseras quand tu seras devenu conseiller<br />

aulique.<br />

– Va-t’en, fille de Satan ! s’écria l’étudiant<br />

Anselme plein de colère, tes infernales<br />

sorcelleries m’ont seules excité à la faute que<br />

j’expie en ce moment ; mais je supporterai tout<br />

patiemment ici tant que la charmante Serpentine<br />

m’entourera de consolations et d’amour. Écoute,<br />

vieille, et désespère ! je brave ton pouvoir, j’aime<br />

Serpentine à jamais, je ne veux pas devenir<br />

conseiller aulique, je ne veux plus revoir<br />

Véronique, qui par toi m’a conduit à devenir un<br />

scélérat. Si le serpent vert ne m’appartient pas, je<br />

mourrai de désir et de douleur. Va-t’en, va-t’en,<br />

fille du diable !<br />

Alors la vieille se mit à rire avec tant de force<br />

qu’elle fit vibrer la chambre, et elle s’écria :<br />

– Eh bien ! demeure là et meurs ; mais il est


temps de commencer l’œuvre, car j’ai d’autres<br />

choses à faire ici.<br />

Elle jeta son manteau noir et resta dans sa<br />

repoussante nudité, et puis elle traça un cercle<br />

autour d’elle, et de gros livres tombèrent dont elle<br />

déchira des feuilles de parchemin. Elle les joignit<br />

rapidement ensemble dans un artistique<br />

assemblage, se les mit sur le corps, et fut bientôt<br />

couverte d’une armure d’écailles bigarrées. Le<br />

matou, crachant du feu, s’élança de l’encrier qui<br />

se trouvait sur la table, et cria en face de la<br />

vieille, qui poussa un grand cri de joie et disparut<br />

avec lui par la porte.<br />

Anselme remarqua qu’elle était allée du côté<br />

de la chambre bleue, et bientôt il entendit des<br />

sifflements et des mugissements dans le lointain.<br />

Les oiseaux dans le jardin criaient, le perroquet<br />

jurait.<br />

Dans le même instant la vieille de retour sauta<br />

dans la chambre portant le pot d’or sous son bras<br />

en criant :<br />

– Courage, courage, fils ! tue le serpent vert !<br />

courage, fils, courage !


Il sembla à Anselme entendre dans un profond<br />

gémissement la voix de Serpentine.<br />

Il fut saisi de désespoir et d’effroi. Il<br />

rassembla toutes ses forces, il poussa avec<br />

violence les parois de cristal à en faire briser ses<br />

nerfs et ses veines.<br />

Un bruit éclatant traversa la chambre, et<br />

l’archiviste était debout devant la porte avec sa<br />

robe de chambre de damas éclatante.<br />

– Hé ! hé ! racaille, fantômes, sorciers, ici !<br />

s’écria-t-il.<br />

Alors les cheveux noirs de la vieille se<br />

dressèrent en l’air semblables à une brosse, ses<br />

yeux brillaient d’un feu infernal, les dents<br />

pointues de sa large bouche se serraient<br />

ensemble, et elle sifflait :<br />

– Sortons, sortons ! siffle, siffle !<br />

Et elle riait, et elle chevrotait en se moquant ;<br />

elle serra le pot d’or contre elle et en prit à<br />

pleines mains des poignées de terre qu’elle<br />

lançait à l’archiviste, mais aussitôt que la terre<br />

touchait la robe de chambre elle se changeait en


fleurs qui tombaient à terre : alors claquaient et<br />

flambaient en l’air les lis de la robe de chambre ;<br />

et l’archiviste lançait des lis de feu pétillant sur la<br />

sorcière, qui hurlait de douleur. Mais lorsqu’elle<br />

sautait en l’air et secouait son armure de<br />

parchemin les lis s’éteignaient et retombaient en<br />

cendres.<br />

– En avant, mon jeune homme ! s’écria la<br />

vieille.<br />

Alors le matou s’avança et s’élança en jurant<br />

vers l’archiviste du côté de la porte ; mais le<br />

perroquet gris vola à sa rencontre et le saisit avec<br />

son bec crochu par le chignon, de sorte qu’un<br />

sang rouge de feu jaillit de son cou, et la voix de<br />

Serpentine s’écria :<br />

– Sauvé ! sauvé !<br />

La vieille, pleine de fureur et de désespoir,<br />

courut sur l’archiviste, elle jeta le pot derrière<br />

elle, et levant en l’air les longs doigts de ses<br />

poignets desséchés, elle voulait étrangler son<br />

adversaire ; mais celui-ci défit rapidement sa robe<br />

de chambre et la jeta sur la vieille. Alors des<br />

flammes bleues sifflèrent, craquèrent et gémirent


en sortant des feuilles de parchemin, et la vieille<br />

se tordait en hurlant et essayait de prendre du pot<br />

le plus de terre qu’elle pouvait, et lorsqu’elle<br />

réussissait à en jeter sur le parchemin le feu<br />

s’éteignait ; mais du corps de l’archiviste des<br />

rayons de flammes sortirent en se jetant avec<br />

fracas sur la vieille.<br />

– Hé ! hé ! en avant et en avant ! victoire au<br />

salamandre ! cria la voix menaçante de<br />

l’archiviste à travers la chambre ; et cent éclairs<br />

serpentaient en cercles de flammes autour de la<br />

vieille, qui poussait des cris.<br />

Le chat et le perroquet continuaient en hurlant<br />

et en jurant un combat furieux, mais enfin le<br />

perroquet d’un coup de son aile vigoureuse jeta le<br />

matou sur le plancher ; et le maintenant et le<br />

perçant de ses griffes, de manière à le faire crier<br />

et gémir horriblement, il lui arracha de son bec<br />

aigu les yeux ardents, et le sang jaillit de sa tête<br />

brûlante.<br />

Une épaisse vapeur s’éleva à la place où la<br />

vieille était tombée à terre renversée par la robe<br />

de chambre ; son hurlement, son affreux cri de


douleur retentit dans le lointain. La fumée qui<br />

s’était élevée avec une puanteur pénétrante se<br />

dissipa. L’archiviste leva sa robe de chambre,<br />

sous laquelle se trouvait une affreuse rave.<br />

– Honorable archiviste, je vous livre votre<br />

ennemi vaincu ! dit le perroquet en présentant à<br />

l’archiviste un cheveu noir qu’il tenait dans son<br />

bec.<br />

– Très bien, mon cher, répondit celui-ci, là est<br />

aussi par terre mon ennemie ! soignez le reste ;<br />

seulement vous recevrez aujourd’hui une petite<br />

douceur : six noix de coco et aussi de nouvelles<br />

lunettes, car je vois que le matou vous en a<br />

ignoblement cassé les verres.<br />

– Vive notre honorable ami et protecteur !<br />

répondit le perroquet tout joyeux, et il prit la rave<br />

dans son bec et la jeta par la fenêtre que<br />

l’archiviste avait ouverte. Celui-ci saisit le pot<br />

d’or, et s’écria d’une voix forte :<br />

– Serpentine ! Serpentine !<br />

Mais tandis que l’étudiant Anselme, tout<br />

joyeux de la défaite de la méchante femme qui


avait causé son malheur, regardait l’archiviste,<br />

c’était tout d’un coup la grande et majestueuse<br />

figure du prince des esprits qui levait les yeux sur<br />

lui avec une grâce et une dignité ineffables et<br />

disait :<br />

– Anselme, la faute de ton peu de foi ne venait<br />

pas de toi, mais d’un principe ennemi qui essayait<br />

de pénétrer dans ton âme et de te mettre toimême<br />

en guerre avec toi. Tu as été fidèle, sois<br />

heureux !<br />

Un éclair sillonna la chambre, l’admirable<br />

accord de tierce des cloches de cristal retentit<br />

plus fort que jamais, et cet accord en s’enflant<br />

toujours retentissait en emplissant la chambre,<br />

tellement que le verre qui renfermait Anselme se<br />

brisa et il tomba dans les bras de l’aimable et<br />

charmante Serpentine.


Onzième veillée<br />

Mauvais humeur du recteur Paulmann à cause<br />

de la folie répandue sur sa famille. – Comment le<br />

greffier Heerbrand devint conseiller aulique, et<br />

s’en alla promener par le plus grand froid en<br />

souliers et en bas de soie. – Aveux de Véronique.<br />

– Fiançailles auprès d’une soupière fumante.<br />

– Mais dites-moi, honorable greffier, comment<br />

ce maudit punch nous a monté ainsi à la tête, et<br />

nous a fait faire toutes sortes de allotrii ? dit le<br />

recteur Paulmann en entrant le lendemain dans la<br />

chambre pleine de débris et au milieu de laquelle<br />

l’infortunée perruque, les boucles dénouées et<br />

revenues à leur état primitif, était inondée de<br />

punch. Lorsque l’étudiant Anselme s’en était allé<br />

en courant, le recteur Paulmann et le greffier<br />

Heerbrand chancelaient et battaient les murs de la<br />

chambre criant comme des possédés et se ruant,


l’un contre l’autre jusqu’à ce que Francine eut<br />

avec beaucoup de peine conduit dans son lit son<br />

père tout étourdi, et que le greffier fut tombé<br />

d’épuisement sur le sofa que Véronique avait<br />

abandonné pour se réfugier en pleurant dans sa<br />

chambre. Il s’était entouré la tête de son<br />

mouchoir bleu, et regardant devant lui, pâle et<br />

mélancolique, il dit en sanglotant :<br />

– Ah ! honorable recteur, ce n’est pas le punch<br />

délicieusement préparé par mademoiselle<br />

Véronique ; non, c’est ce maudit étudiant qui est<br />

cause de tout ce désordre. N’avez-vous pas<br />

remarqué qu’il est depuis longtemps mente<br />

captus ? Mais ne savez-vous pas aussi que la<br />

folie est contagieuse ? Un fou en fait beaucoup<br />

d’autres. Pardonnez, c’est un vieux proverbe.<br />

Principalement quand on a pris un petit verre de<br />

trop on tombe souvent dans la folie, et l’on<br />

manœuvre involontairement ; de même on tombe<br />

dans les exercitia que le chef de file exécute.<br />

Croyez donc, recteur, que je suis encore tout<br />

étourdi quand je pense au perroquet gris.<br />

– Ah ! bah ! interrompit le recteur, bamboches


que tout cela ! C’était le vieux famulus de<br />

l’archiviste qui avait mis son manteau gris et<br />

cherchait Anselme.<br />

– Cela peut être, reprit le greffier Heerbrand,<br />

mais je dois avouer que je suis dans une<br />

misérable disposition d’esprit. J’ai entendu toute<br />

la nuit gazouiller et siffler.<br />

– C’était moi, répondit le recteur, car j’ai<br />

l’habitude de ronfler en dormant.<br />

– C’est possible ! continua le greffier. Mais,<br />

recteur ! recteur ! ce n’était pas sans dessein que<br />

j’avais cherché à nous préparer quelques joies,<br />

mais Anselme a tout gâté. Vous ne savez pas ! ô<br />

recteur ! recteur !<br />

Le greffier Heerbrand se leva vivement,<br />

arracha son mouchoir de sa tête, embrassa le<br />

recteur, lui serra affectueusement la main et dit<br />

encore une fois d’effusion :<br />

– Recteur ! recteur !<br />

Et il se précipita dehors en prenant sa canne et<br />

son chapeau.<br />

– Anselme ne repassera pas le seuil de ma


porte, se dit le recteur Paulmann à lui-même, car<br />

je vois bien qu’avec sa folie incurable il<br />

enlèverait aux meilleures gens leur peu de bon<br />

sens. Le greffier est aussi atteint. Moi j’ai résisté<br />

jusqu’ici ; mais le diable qui hier dans l’ivresse<br />

frappait assez fort pourrait bien à la fin entrer et<br />

faire son jeu : ainsi, apage, Satanas, ne recevons<br />

plus Anselme !<br />

Véronique était devenue toute rêveuse, elle ne<br />

disait pas un mot, souriait de temps en temps<br />

d’une manière étrange et préférait être seule.<br />

– Anselme l’a aussi sur le cœur, ajouta le<br />

recteur avec malice ; mais il est bon qu’on ne le<br />

voie plus du tout. Je sais qu’il a peur de moi, et<br />

voilà pourquoi il ne reviendra plus.<br />

Le recteur Paulmann avait prononcé cette<br />

phrase à voix haute : alors des larmes<br />

s’échappèrent des yeux de Véronique, qui se<br />

trouvait là, et elle dit en soupirant :<br />

– Est-ce qu’Anselme peut venir ? Il y a<br />

longtemps qu’il est enfermé dans la bouteille.<br />

– Comment ! qu’est-ce ? reprit le recteur. Ah !


mon Dieu, la voilà, elle aussi, qui bat la<br />

campagne comme le greffier, cela va bientôt se<br />

déclarer. Ah ! maudit, affreux Anselme !<br />

Et il courut aussitôt chez le docteur Leckstein,<br />

qui se mit à sourire et à répéter encore :<br />

– Eh ! eh !<br />

Il n’ordonna rien du tout, seulement il ajouta<br />

au peu qu’il avait dit et en s’en allant :<br />

– Accès nerveux ! cela se dissipera de soimême<br />

; faites-la sortir, aller en voiture, donnezlui<br />

des distractions, le théâtre, des opéras, et tout<br />

se passera.<br />

– J’ai rarement vu le docteur aussi éloquent,<br />

pensa le recteur Paulmann, lui ordinairement si<br />

bavard.<br />

Plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs<br />

mois s’étaient passés et Anselme avait disparu ;<br />

mais le greffier ne se fit pas voir non plus<br />

jusqu’au 4 février, jour où il entra à midi sonnant,<br />

couvert d’un habit à la mode d’un drap superfin,<br />

en bas de soie et en souliers malgré la rigueur du<br />

froid, et un bouquet de fleurs naturelles à la main,


dans la chambre du recteur, qui ne fut pas<br />

médiocrement émerveillé de sa toilette.<br />

Le greffier s’avança droit et solennellement<br />

vers Paulmann, l’embrassa avec des manières très<br />

comme il faut et lui dit :<br />

– Aujourd’hui, jour de la fête de votre chère et<br />

honorée fille mademoiselle Véronique, je veux<br />

vous dire franchement ce que je conserve depuis<br />

longtemps dans mon cœur. Un jour au soir<br />

désastreux où j’apportai dans la poche de mon<br />

habit des ingrédients pour faire ce malheureux<br />

punch j’avais dans l’idée de vous annoncer une<br />

heureuse nouvelle, et de célébrer gaiement cet<br />

heureux jour, car j’avais déjà appris que j’allais<br />

être nommé conseiller de la cour, grade dont je<br />

porte aujourd’hui dans ma poche le brevet cum<br />

nomine et sigillo principis...<br />

– Ah ! ah ! monsieur le gref... monsieur le<br />

conseiller Heerbrand, veux-je dire ! bégaya le<br />

recteur.<br />

– Mais vous, très honoré recteur, continua<br />

Heerbrand, le conseiller maintenant pour nous,<br />

vous pouvez compléter mon bonheur : depuis


longtemps j’aime en secret mademoiselle<br />

Véronique, et je peux me flatter d’avoir reçu<br />

d’elle quelques regards qui me portent à croire<br />

que je ne lui déplais pas ; en un mot, cher<br />

recteur ! moi, le conseiller aulique Heerbrand, je<br />

vous demande la main de votre charmante fille<br />

Véronique, que j’espère conduire bientôt chez<br />

moi en épouse si vous ne vous y opposez pas.<br />

Le recteur frappa des mains d’étonnement et<br />

dit :<br />

– Monsieur le gref... monsieur le conseiller,<br />

voulais-je dire, qui aurait pu s’imaginer une<br />

chose pareille ? Eh bien ! si Véronique vous aime<br />

en effet, je n’ai de mon côté rien à dire à<br />

l’encontre. Sa mélancolie après tout est peut-être<br />

le résultat d’une passion cachée pour vous ; on<br />

connaît ces choses-là.<br />

Au même moment Véronique entra dans la<br />

chambre pâle et troublée comme d’habitude.<br />

Alors le conseiller Heerbrand s’avança vers elle,<br />

lui fit un discours bien arrangé pour son jour de<br />

fête, et lui présenta le bouquet odorant et en<br />

même temps un petit paquet dans lequel elle vit


iller en l’ouvrant une paire de boucles<br />

d’oreilles étincelantes. Une rougeur rapide<br />

couvrit ses joues, ses yeux s’animèrent et elle<br />

s’écria :<br />

– Eh ! mon Dieu ! ce sont les boucles<br />

d’oreilles que j’ai portées il y a déjà plusieurs<br />

semaines et qui m’ont fait tant de plaisir !<br />

– Comment est-ce possible, interrompit la<br />

conseiller stupéfait et un peu piqué, puisque je<br />

viens de les acheter il y a une heure dans la rue<br />

du Château ?<br />

Mais Véronique n’en entendit pas davantage,<br />

et elle était déjà devant la glace pour voir l’effet<br />

de ces nouveaux bijoux qu’elle avait déjà<br />

accrochés à ses petites oreilles. Le recteur<br />

annonça avec gravité et d’un ton solennel à sa<br />

fille l’élévation de son ami et ses prétentions sur<br />

elle. Véronique jeta sur le conseiller un regard<br />

pénétrant et dit :<br />

– Il y a déjà longtemps que je savais que vous<br />

vouliez m’épouser. Eh bien ! soit. Je vous<br />

promets mon cœur et ma main ; mais je dois à<br />

mon père et à mon prétendu la confidence d’une


chose qui me pèse sur le cœur, et à l’instant<br />

même, lors même que la soupe en refroidirait,<br />

car, je le vois, Francine la sert à l’instant sur la<br />

table.<br />

Et sans attendre leur réponse qui était prête à<br />

s’échapper de leurs lèvres, Véronique continua :<br />

– Vous pouvez m’en croire, mon bon père, du<br />

moment où j’aimais Anselme et où M. le greffier,<br />

maintenant conseiller lui-même, vint me certifier<br />

qu’un grade pareil attendait Anselme quelque<br />

jour, je résolus de ne pas avoir d’autre mari que<br />

lui. Mais il me semblait qu’un être ennemi<br />

voulait me l’enlever, et je cherchai un appui chez<br />

la vieille Lise, autrefois ma nourrice et<br />

maintenant une savante, une magicienne. Nous<br />

allâmes un jour d’équinoxe, à minuit, au<br />

carrefour du grand chemin, car elle avait promis<br />

de m’aider et de me livrer Anselme. Elle conjura<br />

les esprits de l’enfer, et, avec l’aide du matou<br />

noir, nous fabriquâmes un miroir de métal dans<br />

lequel, en dirigeant mes pensées vers Anselme, il<br />

me suffisait de regarder pour dominer son esprit<br />

et ses sens. Mais je m’en repens maintenant et


j’abjure tous les artifices de Satan. Le salamandre<br />

a vaincu la vieille, j’ai entendu son cri de<br />

détresse, mais sans pouvoir lui porter secours, et<br />

lorsqu’elle a été mangé sous la forme d’une rave<br />

par le perroquet mon miroir s’est brisé.<br />

Véronique tira d’une petite boîte à coudre les<br />

deux morceaux du miroir brisé et une boucle de<br />

cheveux, et en les offrant au conseiller elle<br />

continua ainsi :<br />

– Prenez, conseiller bien-aimé, les débris de ce<br />

miroir, jetez-les cette nuit à minuit du haut du<br />

pont de l’Elbe, à la place où se trouve la croix,<br />

car le fleuve n’est pas encore gelé, et conservez<br />

cette boucle de cheveux sur votre cœur fidèle. Je<br />

renonce encore une fois aux artifices de Satan et<br />

souhaite à Anselme une heureuse union avec la<br />

couleuvre verte, qui est beaucoup plus belle et<br />

plus riche que moi. Je vous aimerai et vous<br />

estimerai, cher conseiller, en honnête femme.<br />

– Ah ! Dieu ! ah ! Dieu ! s’écria le recteur<br />

Paulmann plein de douleur, elle est folle ! elle ne<br />

pourra jamais être conseillère aulique !<br />

– Détrompez-vous, reprit le conseiller, je sais


très bien que mademoiselle Véronique a eu<br />

quelque inclination pour Anselme, il est possible<br />

aussi qu’elle se soit adressée dans un moment de<br />

surexcitation à la femme savante, qui, je le vois,<br />

n’est autre que la tireuse de cartes et la<br />

marchande de café de la porte de Mer ; en un<br />

mot, la vieille Rauerin. Il est impossible de nier<br />

qu’il existe aussi certains artifices mystérieux qui<br />

ont sur les hommes une grande, une trop grande<br />

influence, et les anciens en parlent. Quant à la<br />

victoire du salamandre et à l’union d’Anselme<br />

avec le serpent vert dont parle mademoiselle<br />

Véronique, c’est une allégorie poétique, un<br />

poème même, si vous voulez, où l’on chante le<br />

départ absolu de l’étudiant.<br />

– Prenez cela comme vous le voudrez, cher<br />

conseiller, interrompit Véronique, peut-être n’estce<br />

qu’un songe ridicule.<br />

– Non pas, reprit le conseiller Heerbrand, car<br />

je sais qu’Anselme est au pouvoir de quelque<br />

puissance secrète qui l’attire et le pousse dans<br />

mille folies.<br />

Le recteur Paulmann ne put y tenir plus


longtemps.<br />

– Halte ! s’écria-t-il, au nom de Dieu ! halte !<br />

Avons-nous pris encore de ce maudit punch, ou<br />

bien la folie d’Anselme agit-elle sur nous ? Je<br />

veux bien croire que c’est l’amour qui vous<br />

trouble la cervelle, mais le mariage enlèvera tout<br />

cela, autrement j’aurais peur, honorable<br />

conseiller, que vous n’ayez aussi quelques<br />

attaques de ce genre, et je redouterais pour les<br />

enfants à venir un mal héréditaire, le malum de<br />

famille. Eh bien ! je bénis cette joyeuse union et<br />

je permets au fiancé d’embrasser sa future<br />

épouse.<br />

Cela se fit et le mariage fut résolu avant que la<br />

soupe eût eu le temps de se refroidir tout à fait.<br />

Quelques semaines plus tard la conseillère<br />

aulique Heerbrand, comme elle l’avait vu dans sa<br />

pensée, était assise en réalité au balcon d’une<br />

belle maison donnant sur le marché neuf, et elle<br />

regardait en souriant les élégants qui la lorgnaient<br />

en passant et disaient :<br />

– C’est vraiment une femme divine que la<br />

conseillère aulique Heerbrand !


Douzième veillée<br />

Nouvelles du bien qu’Anselme a reçu comme<br />

gendre de l’archiviste Lindhorst, et sa manière<br />

d’y vivre avec Serpentine. – Conclusion.<br />

Comme je comprenais bien au fond de mon<br />

âme la félicité de l’étudiant Anselme, qui, uni à la<br />

belle Serpentine, s’était retiré dans ce pays<br />

merveilleux et plein de mystères qu’il<br />

reconnaissait pour la patrie vers laquelle son<br />

cœur plein de pressentiments étranges avait<br />

aspiré si longtemps ! Mais c’est en vain que<br />

j’essayais, cher lecteur, de t’exprimer par des<br />

mots, quels qu’ils puissent être, toutes les<br />

magnificences dont Anselme était entouré. Je<br />

remarquais avec dépit la couleur pâle de<br />

l’expression, je me sentais écrasé sous les misères<br />

de la vie mesquine de chaque jour, j’étais<br />

tourmenté d’un mécontentement profond, je me


glissais çà et là comme un homme qui rêve, je<br />

tombais enfin, cher lecteur, dans la disposition<br />

d’esprit dont je t’ai parlé au quatrième chapitre et<br />

où se trouvait alors Anselme.<br />

Je me consumais de chagrin lorsqu’il<br />

m’arrivait de parcourir les onze veillées que j’ai<br />

heureusement terminés, et je me disais qu’il ne<br />

me serait jamais donné de terminer la douzième,<br />

qui doit former la conclusion, car aussitôt que je<br />

m’asseyais pendant la nuit pour compléter<br />

l’œuvre il me semblait que des esprits malicieux<br />

(peut-être cousins germains de la sorcière morte)<br />

me tenaient devant les yeux un métal poli et<br />

resplendissant dans lequel je me voyais pâle,<br />

fatigué de la veille, et mélancolique comme le<br />

greffier Heerbrand avant l’ivresse du punch. Cela<br />

avait duré plusieurs jours et plusieurs nuits,<br />

lorsque je reçus de l’archiviste Lindhorst un billet<br />

où il m’écrivait ce qui suit :<br />

« Vous avez, m’a-t-on dit, décrit en onze<br />

veillées les aventures merveilleuses de mon<br />

excellent gendre, autrefois l’étudiant, maintenant


le poète Anselme, et vous vous tourmentez fort<br />

de savoir ce que vous avez à dire dans votre<br />

douzième et dernière veillée sur son heureuse<br />

existence avec ma fille, dans une terre charmante<br />

que je possède en Atlantide. Bien que je ne sois<br />

pas très charmé que vous ayez fait connaître ma<br />

personne au monde des lecteurs, ce qui pourrait<br />

me procurer mille désagréments dans ma place<br />

d’archiviste intime et surtout dans le collège, où<br />

l’on vous fait mille questions saugrenues,<br />

comme, par exemple, jusqu’à quel point le<br />

salamandre peut-il s’être engagé par le serment<br />

dans ses devoirs de serviteur de l’État ; jusqu’à<br />

quel point surtout peut-on lui confier des affaires<br />

sérieuses, si, comme le prétendent Gabalis et<br />

Swedenborg, on ne doit nullement avoir<br />

confiance dans les esprits élémentaires ; bien que<br />

mes meilleurs amis s’effarouchent de mes<br />

embrassements dans la crainte que dans un subit<br />

moment d’orgueil je n’aille jeter quelques éclairs,<br />

et leur gâter leur frisure et leur habit des<br />

dimanches ; malgré tout cela je veux cependant<br />

vous venir en aide pour l’achèvement de votre<br />

œuvre, dans laquelle il est dit beaucoup de


onnes choses sur moi et sur ma chère fille<br />

mariée (je désirerais sincèrement être aussi<br />

débarrassé des deux autres).<br />

» Si vous désirez écrire la douzième veillée,<br />

descendez vos maudits cinq étages et venez chez<br />

moi. Vous trouverez dans la chambre bleue des<br />

Palmiers, que vous connaissez déjà, tout ce qu’il<br />

vous faudra pour écrire, et vous pourrez en peu<br />

de mots raconter à vos lecteurs ce que vous aurez<br />

vu ; ce qui vaudra beaucoup mieux qu’une<br />

description diffuse d’une vie dont vous ne<br />

connaissez que ce que vous en avez entendu dire.<br />

» Votre très humble le salamandre<br />

LINDHORST,<br />

archiviste intime du roi. »<br />

Ce billet de l’archiviste Lindhorst me fut très<br />

agréable malgré la rudesse de sa forme. Toutefois<br />

il me parut certain qu’il connaissait parfaitement<br />

la manière étrange dont j’avais été instruit des<br />

aventures de son gendre, que je m’étais engagé à<br />

ne révéler à personne, pas même à toi, cher


lecteur. Il ne me paraissait pas non plus avoir pris<br />

cette indiscrétion en mauvaise part comme j’avais<br />

lieu de le craindre. Il m’offrait lui-même son<br />

puissant secours pour terminer mon œuvre, et je<br />

pouvais raisonnablement en conclure qu’il<br />

consentait à laisser publier sa merveilleuse<br />

existence dans le monde des esprits. Il est<br />

possible, pensais-je, qu’il voie là un espoir de<br />

marier plus tôt les deux filles qui lui restent, car<br />

peut-être manque-t-il au cœur de tel ou tel jeune<br />

homme cette étincelle qui allume l’amour pour le<br />

serpent vert, et qu’il pourrait chercher et trouver<br />

peut-être le jour de l’Ascension dans le feuillage<br />

du sureau.<br />

Le malheur d’Anselme enfermé dans une<br />

bouteille de verre lui servira de leçon pour se<br />

garder sérieusement du moindre doute.<br />

Au dernier coup de onze heures j’éteignis ma<br />

lampe de travail et je me glissai chez l’archiviste<br />

Lindhorst, qui m’attendait dans le vestibule.<br />

– Vous voici déjà, me dit-il, je suis enchanté<br />

que vous n’ayez pas méconnu mes bonnes<br />

intentions, entrez donc !


Et il me conduisit à travers des jardins<br />

éblouissants de lumière dans la chambre bleu<br />

d’azur, dans laquelle j’aperçus la table violette<br />

sur laquelle Anselme avait travaillé.<br />

L’archiviste disparut et reparut aussitôt tenant<br />

à la main une belle coupe d’or d’où s’échappait<br />

en pétillant une flamme bleue.<br />

– Je vous apporte ici, me dit-il, la boisson<br />

favorite de votre ami le maître de chapelle Jean<br />

Kreisler. C’est de l’arack que j’ai allumé après y<br />

avoir jeté quelques morceaux de sucre. Goûtez-y<br />

un peu. Je vais me défaire de ma robe de<br />

chambre, et, pour me distraire et jouir de votre<br />

société, pendant que vous vous mettrez à écrire, à<br />

regarder, et à écrire encore, je veux monter et<br />

descendre tour à tour dans la coupe.<br />

– Comme il vous plaira, très estimable<br />

archiviste, lui dis-je, mais lorsque je voudrai<br />

boire vous ne...<br />

– Ne craignez rien, me répondit-il, et il se défit<br />

rapidement de sa robe de chambre, monta à mon<br />

grand étonnement dans le vase et disparut dans<br />

les flammes. Sans la moindre crainte, en écartant


de mon souffle doucement le feu je goûtai le<br />

breuvage : il était délicieux.<br />

_____<br />

Les feuilles d’émeraude du palmier ne<br />

frissonnent-elles pas avec un doux murmure et un<br />

léger bruit, comme caressées par le souffle du<br />

vent du matin ? Éveillées de leur sommeil, elles<br />

s’abaissent, s’agitent et parlent avec mystère de<br />

prodiges que des sons de harpe, accourus comme<br />

des lointains, viennent annoncer. L’azur se<br />

détache des murailles et roule comme un nuage<br />

odorant en montant et en redescendant sans cesse.<br />

Mais des rayons éblouissants déchirent la<br />

vapeur, qui tourne comme dans une joie enfantine<br />

et s’élève en tourbillonnant jusqu’à la voûte<br />

immense qui s’élève au-dessus du palmier.<br />

Les éclairs se succèdent toujours plus éclatants<br />

jusqu’au moment où je vois un bois à perte de<br />

vue en plein soleil.<br />

Là j’aperçus Anselme.


Des hyacinthes enflammées, des tulipes et des<br />

roses élèvent leur tête, et leurs parfums lui disent<br />

dans leur charmant langage :<br />

Erre parmi nous, bien-aimé, toi qui nous<br />

comprends, notre parfum est un amoureux désir,<br />

nous t’aimons et t’appartenons pour toujours !<br />

Les rayons d’or brûlent avec la couleur de feu,<br />

nous sommes le feu allumé par l’amour. Le<br />

parfum est le désir, mais le feu est la passion, et<br />

ne vivons-nous pas dans ton âme, nous sommes à<br />

toi !<br />

Les sombres bocages frémissent et murmurent<br />

et les grands arbres aussi :<br />

Viens à nous, bienheureux ! bien-aimé ! le feu<br />

est la passion, mais notre ombrage frais est<br />

l’espérance, nous caresserons ta tête de nos<br />

chuchotements amoureux, car tu nous<br />

comprends, parce que l’amour est dans ton cœur.<br />

Les sources et les ruisseaux disent dans le<br />

bruit des cascades :<br />

Bien-aimé ! ne passe pas si vite, jette tes<br />

regards sur notre cristal, ton image demeure en


nous et nous la conservons avec amour, car tu<br />

nous a compris.<br />

Les oiseaux de mille plumages chantent et<br />

gazouillent en joyeux chœur :<br />

Entends-nous ! entends-nous ! nous sommes<br />

les amis, la joie, l’extase de l’amour !<br />

Mais Anselme, plein de désirs, a les yeux<br />

attachés sur le temple magique qui s’élève dans le<br />

lointain.<br />

Les colonnes, chef-d’œuvre d’art, paraissent<br />

des arbres, et les chapiteaux et les corniches des<br />

feuilles d’acanthe, qui forment des ornements<br />

avec d’admirables figures et des enroulements<br />

merveilleux. Anselme marche vers le temple ; il<br />

admire, inondé d’une joie intime, les marbres<br />

variés, les pierres couvertes de mousse.<br />

– Non, s’écrie-t-il au comble du ravissement,<br />

il n’est plus loin !<br />

Alors, dans tout l’éclat de la grâce et de la<br />

beauté, Serpentine sort du temple. Elle porte le<br />

pot d’or d’où s’est élancé un lis magnifique. La<br />

joie ineffable d’un désir infini brille dans ses


yeux, et elle regarde Anselme en disant :<br />

– Ah ! mon bien-aimé, le calice du lis est<br />

ouvert ; nous avons atteint le plus haut point du<br />

bonheur. Est-il une félicité qui puisse se<br />

comparer à la nôtre ?<br />

Anselme l’enlace de ses bras avec l’ardeur de<br />

la passion la plus brûlante. Le lis brûle sur sa tête<br />

en rayons de feu.<br />

Les arbres et les bois s’agitent plus<br />

bruyamment, les sources crient leur joie d’une<br />

voix plus claire, les oiseaux et une foule<br />

d’insectes variés dansent dans les tourbillons<br />

aériens. Des sons d’allégresse retentissent dans<br />

les airs, dans les eaux, sur la terre, et célèbrent la<br />

fête de l’amour. Alors des éclairs rapides<br />

parcourent et illuminent le bocage. Les diamants<br />

brillent comme les yeux étincelants de la terre.<br />

De hauts jets d’eau s’élancent des sources en<br />

rejetant la lumière. Des parfums étranges<br />

s’avancent chassés par des ailes bruyamment<br />

agitées. Ce sont les esprits élémentaires qui<br />

rendent hommage au lis et annoncent le bonheur<br />

d’Anselme.


Alors Anselme lève sa tête comme entourée<br />

du rayon éclatant de la transformation.<br />

Sont-ce des regards ? sont-ce des paroles ? estce<br />

un chœur ? On entend résonner :<br />

Serpentine ! la foi en toi, l’amour m’ont<br />

dévoilé les secrets de la nature. Tu m’as apporté<br />

le lis qui s’est élancé de l’or, de la puissance<br />

originelle de la terre, avant que Phosphorus<br />

allumât la pensée. Il est la connaissance du saint<br />

accord de tous les êtres, et dans cette<br />

connaissance je vivrai heureux à jamais.<br />

Oui, j’ai connu la plus haute félicité. Je<br />

t’aimerai toujours, Serpentine, et jamais ne<br />

pâliront les rayons d’or du lis ; car, comme la foi<br />

et l’amour, la science est immortelle.<br />

_____<br />

Je dois à l’art du salamandre d’avoir joui de la<br />

vision où Anselme m’apparut au milieu de ses<br />

possessions de l’Atlantide ; et ce qu’il y eut de<br />

remarquable fut que je retrouvais très bien écrit,


et évidemment écrit de ma main, sur un papier<br />

placé sur la table violette, tout ce que j’avais vu<br />

et qui avait disparu comme dans un nuage. Mais<br />

alors je me sentis percé et déchiré d’une profonde<br />

douleur.<br />

– Ah ! bienheureux Anselme, disais-je, tu as<br />

jeté de côté le poids de l’existence journalière, tu<br />

as pris hardiment ton essor appuyé sur l’amour de<br />

la belle Serpentine, et maintenant tu vis avec le<br />

plaisir et la joie dans tes terres de l’Atlantide. Et<br />

moi, infortuné, bientôt, dans quelques minutes, il<br />

me faudra sortir de cette belle salle, qui<br />

n’approche pas même en magnificence de tes<br />

possessions dans l’Atlantide, et j’irai me confiner<br />

dans ma chambre sous les toits, les exigences<br />

d’une vie nécessiteuse viendront s’emparer de<br />

mes sens, et mon regard sera entouré de mille<br />

peines comme d’un épais nuage, et jamais le lis<br />

ne m’apparaîtra.<br />

Alors l’archiviste me frappa doucement sur<br />

l’épaule et me dit :<br />

– Taisez-vous, taisez-vous, mon honoré<br />

monsieur, ne vous plaignez pas ainsi. N’étiez-


vous pas il n’y a qu’un instant en Atlantide, et<br />

n’avez-vous pas là aussi au moins une jolie petite<br />

métairie comme possession poétique de votre<br />

sens intérieur ? Le bonheur d’Anselme est-il donc<br />

autre chose que la vie dans la poésie, qui apprend<br />

à connaître le saint accord de tous les êtres, le<br />

plus profond secret de la nature ?


Cet ouvrage est le 361 e publié<br />

dans la collection À tous les vents<br />

par la Bibliothèque électronique du Québec.<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

est la propriété exclusive de<br />

Jean-Yves Dupuis.


E. T. A. Hoffmann<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Sixième livre<br />

BeQ


E. T. A. Hoffmann<br />

(1776-1822)<br />

<strong>Contes</strong> <strong>fantastiques</strong><br />

Sixième livre<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

Collection À tous les vents<br />

Volume 362 : version 1.0


Henry Egmont a traduit les contes présentés<br />

ici.<br />

L’œuvre de E.T.A. Hoffmann a paru en<br />

France sous de nombreuses traductions. Il faut<br />

signaler cependant celle de François-Adolphe<br />

Loève-Veimars (1801 ?-1854 ou 1855) qui fit<br />

publier les « œuvres complètes » de Hoffmann, à<br />

partir de 1829.<br />

Image de couverture : Caspar David Friedrich,<br />

The Solitary Tree, 1822.


Le cœur de pierre


I<br />

Tout voyageur qui, à une heure favorable de la<br />

journée, passe à la distance d’une demi-heure de<br />

chemin de la petite ville de G... du côté du midi,<br />

est frappé de l’aspect imposant d’un château qui<br />

s’élève à droite de la grand-route, avec ses murs<br />

peints et crénelés d’une manière bizarre, pareil à<br />

un géant qui vous regarde à travers le sombre<br />

feuillage des halliers. Ces halliers environnent un<br />

vaste parc qui s’étend au loin dans la vallée. – Si<br />

le hasard te conduit jamais là, bien-aimé lecteur,<br />

ne crains pas le léger retard apporté à ton voyage,<br />

ni le modeste pourboire qu’il te faudra peut-être<br />

donner au jardinier ; mais descends bravement de<br />

voiture, et fais-toi introduire dans le parc et dans<br />

la maison, sous prétexte d’avoir intimement<br />

connu le défunt propriétaire du château, le<br />

conseiller à la cour de G... Reutlinger.<br />

Tu peux d’ailleurs en agir ainsi sans scrupule,<br />

pourvu qu’il te plaise de lire jusqu’à la fin tout ce


que je suis disposé à te raconter ; car j’espère<br />

qu’après cela le conseiller Reutlinger sera<br />

tellement présent à tes yeux avec toutes ses<br />

bizarres façons d’agir, que tu croiras l’avoir<br />

connu familièrement toi-même.<br />

Dès le premier abord, tu trouves le château<br />

décoré, dans un style lourd et antique,<br />

d’ornements grotesques et bigarrés. Tu critiques<br />

avec raison le mauvais goût de ces peintures sur<br />

pierre, la crudité et le contraste choquant des<br />

couleurs ; mais après un examen plus attentif, il<br />

te semble qu’un esprit mystérieux et fantastique<br />

anime ces murailles peintes ; et c’est avec la<br />

sensation d’un frisson étrange que tu pénètres<br />

sous le porche spacieux. Les champs distincts des<br />

parois revêtues d’un enduit imitant le marbre<br />

blanc, sont couverts d’arabesques coloriées, aux<br />

couleurs tranchantes, où l’on voit des fleurs, des<br />

fruits, des pierres, des figures d’hommes et<br />

d’animaux accouplés et entrelacés de la manière<br />

la plus fantasque, et dont on croit soupçonner<br />

vaguement la signification mystérieuse.<br />

Dans le grand salon qui occupe tout le rez-de-


chaussée dans sa largeur, et dont le plafond en<br />

coupole s’élève plus haut que le deuxième étage,<br />

la plastique a reproduit en sculptures dorées tout<br />

ce que tu viens de voir indiqué dans les peintures<br />

du vestibule. Tu ne manqueras pas, à la première<br />

vue, de te récrier sur le goût corrompu du siècle<br />

de Louis XIV, de déclamer hautement contre un<br />

style aussi faux, aussi maniéré, aussi confus,<br />

aussi baroque ! Mais pour peu que tu partages ma<br />

manière de voir, et si, comme je me plais toujours<br />

à le supposer, lecteur bénévole ! tu es doué d’une<br />

active imagination, tu oublieras bientôt toute idée<br />

de blâme, quelque bien fondé qu’il soit d’ailleurs.<br />

Cet arbitraire sans frein, cette exagération ne te<br />

paraîtront plus que de hardis caprices du génie de<br />

l’artiste, se jouant avec ces milliers de figures<br />

soumises à son libre arbitre, mais formulant<br />

pourtant dans leur ensemble, dans leur<br />

enchaînement complet, ce sentiment d’amère<br />

ironie qu’inspirent les déceptions de la vie<br />

terrestre aux âmes profondes qui souffrent de<br />

quelque blessure mortelle.<br />

Je t’engage, bien-aimé lecteur, à parcourir les<br />

petites chambres du deuxième étage, dont les


fenêtres donnent sur le grand salon, qu’elles<br />

entourent comme d’une galerie. Leur décoration<br />

est très simple, mais de loin en loin l’on rencontre<br />

des inscriptions allemandes, turques et arabes<br />

qu’on s’étonne de voir ainsi réunies. Tu visiteras<br />

ensuite le jardin : il est planté à l’ancienne mode<br />

française, avec de longues et larges avenues<br />

bordées de hautes murailles de charmille, qui<br />

entourent de spacieux bosquets, et orné d’ifs, de<br />

statues et de fontaines. Je ne sais, bien-aimé<br />

lecteur, si tu ne ressens pas comme moi une<br />

impression sérieuse et solennelle à la vue d’un de<br />

ces vieux jardins à la française ; mais ne préfèrestu<br />

pas un pareil chef-d’œuvre de l’art au ridicule<br />

encombrement de mesquineries qui constituent<br />

nos soi-disant jardins anglais, avec des petits<br />

ponts et des petits fleuves, des petits temples et<br />

des petites grottes ? Au bout du jardin, tu entres<br />

dans un bois obscur de saules-pleureurs, de<br />

bouleaux aux branches pendantes, et de pins de<br />

Weymouth. Le jardinier te fait remarquer que ce<br />

petit bois, comme il est aisé de le voir du haut de<br />

la maison, a la forme régulière d’un cœur. Au<br />

milieu, est un pavillon en marbre de Silésie de


couleur foncée, bâti en forme de cœur. Tu entres,<br />

tu vois le sol revêtu de dalles de marbre blanc, et<br />

au milieu un cœur de grandeur naturelle... C’est<br />

une pierre d’un rouge foncé encastrée dans le<br />

marbre. Tu te penches, et tu découvres ces mots<br />

gravés dans la pierre : IL REPOSE.<br />

Dans ce pavillon, devant ce cœur de pierre<br />

d’un rouge foncé, qui alors ne portait pas encore<br />

cette inscription, se trouvaient, le jour de la<br />

Nativité de la Vierge, c’est-à-dire le huit<br />

septembre de l’année 180–, un grand et vieux<br />

monsieur de belle prestance et une vieille dame,<br />

tous deux fort richement et élégamment vêtus à la<br />

mode du dernier siècle.<br />

« Mais, dit la vieille dame, comment, cher<br />

conseiller, vous est venue une idée aussi bizarre,<br />

ou, pour mieux dire, aussi lugubre, de faire bâtir<br />

ce pavillon pour servir de tombeau à votre cœur,<br />

qui doit reposer, dites-vous, sous cette pierre<br />

rouge ?<br />

– Taisons-nous sur ce sujet, chère conseillère<br />

intime ! répliqua le vieux monsieur. – Appelez-le


la fantaisie maladive d’une âme ulcérée, appelezle<br />

comme vous voudrez ; mais sachez que<br />

lorsqu’au milieu de cette riche propriété, dont un<br />

caprice dérisoire du destin m’a gratifié comme<br />

d’un jouet qu’on jette à l’enfant naïf pour lui faire<br />

oublier son plus cuisant chagrin, lorsqu’au milieu<br />

de cette riche propriété la mélancolie la plus noire<br />

s’empare de moi, lorsque tous les maux que j’ai<br />

soufferts reviennent de nouveau m’assaillir,<br />

sachez que je trouve alors dans cet asile la<br />

consolation et le repos. Les gouttes de mon sang<br />

ont ainsi rougi cette pierre, mais elle est restée<br />

froide comme glace, et, quand elle sera en contact<br />

avec mon cœur, elle rafraîchira l’ardeur funeste<br />

qui le consume. »<br />

La vieille dame contempla du regard le plus<br />

triste le cœur de pierre ; et comme elle se<br />

penchait un peu en avant, deux grosses larmes<br />

brillantes comme des perles tombèrent sur la<br />

pierre rouge. Le vieux monsieur tendit alors la<br />

main avec vivacité et saisit celle de la dame. Ses<br />

yeux étincelaient d’un feu juvénile. Telle<br />

qu’apparaît aux lueurs magiques du crépuscule<br />

l’admirable perspective d’un riche paysage


embelli de fleurs et de verdure, on vit se peindre<br />

dans ses regards brûlants toute une époque,<br />

depuis longtemps passée, pleine d’amour et de<br />

bonheur. « Julie ! – Julie ! et vous aussi vous<br />

avez pu blesser d’un coup mortel ce pauvre<br />

cœur !... » Ainsi s’écria le vieux monsieur d’une<br />

voix à moitié étouffée par la tristesse la plus<br />

douloureuse.<br />

« Ce n’est pas moi, répliqua la vieille dame<br />

avec beaucoup de douceur et de tendresse, ce<br />

n’est pas moi qu’il faut accuser, Maximilien ! –<br />

N’est-ce pas votre caractère intraitable et<br />

vindicatif, n’est-ce pas votre foi déraisonnable à<br />

des pressentiments chimériques et aux singulières<br />

visions d’une sombre fatalité, qui vous a chassé<br />

d’auprès de moi, et qui, à la fin, a dû me<br />

contraindre à donner la préférence à cet homme<br />

plus doux et plus flexible qui recherchait ma<br />

main en même temps que vous ? Ah !<br />

Maximilien, vous deviez bien le sentir combien<br />

vous étiez aimé ! mais votre incurable manie de<br />

vous tourmenter vous-même ne m’a-t-elle pas fait<br />

souffrir aussi jusqu’au dernier excès de l’angoisse<br />

et de l’épuisement ? »


Le vieux monsieur interrompit la dame en<br />

quittant sa main : « Oh, vous avez raison,<br />

madame la conseillère, il faut que je reste seul,<br />

aucun cœur humain ne doit s’attacher à moi ; tout<br />

ce que peuvent l’amitié la plus pure, l’amour le<br />

plus dévoué, vient se briser en effet contre ce<br />

cœur de pierre.<br />

– Combien vous êtes amer ! répartit la dame,<br />

combien vous êtes injuste envers vous-même et<br />

envers les autres, Maximilien ! Qui ne vous<br />

connaît pas comme le plus généreux bienfaiteur<br />

des malheureux, comme le plus stable, le plus<br />

ardent défenseur du bon droit et de l’équité ? –<br />

Mais quel mauvais génie a donc jeté dans votre<br />

âme cette horrible défiance qui vous fait<br />

soupçonner ruine et malheur dans une parole,<br />

dans un regard, même dans la plus futile<br />

circonstance indépendante de toute volonté<br />

humaine !<br />

– Ne porté-je pas à tout ce qui m’approche<br />

l’affection la plus sincère ? dit le vieux monsieur<br />

d’une voix adoucie et la larme à l’œil. Mais ce<br />

sentiment d’amour déchire mon cœur au lieu de


le satisfaire ! – Ah ! poursuivit-il en élevant la<br />

voix, il a plu à l’impénétrable Providence de me<br />

douer d’une faculté qui, en me préservant de<br />

dangers mortels, me fait souffrir mille morts.<br />

Semblable au juif errant, je vois sur le front du<br />

rebelle Caïn, du méchant hypocrite, le signe de la<br />

réprobation éternelle ! Je sais lire les secrets<br />

présages que le mystérieux esprit de l’univers, le<br />

hasard selon nous, sème en se jouant sur notre<br />

route comme autant de problèmes à résoudre.<br />

Une céleste et charmante vierge nous surveille<br />

constamment de ses clairs yeux d’Isis, mais c’est<br />

pour saisir violemment de ses griffes de sphinx et<br />

précipiter dans l’abîme l’infortuné qui ne devine<br />

pas ses énigmes !<br />

– Toujours ces funestes rêveries ! dit la vieille<br />

dame. – Qu’est devenu cet aimable et charmant<br />

enfant, le fils de votre frère cadet, que vous avez<br />

recueilli, il y a quelques années, avec tant de<br />

bienveillance, et qui semblait ressentir pour vous<br />

tant d’amour et de reconnaissance ?<br />

– Je l’ai chassé ! répliqua le vieux monsieur<br />

d’une voix rude, c’était un scélérat, un serpent


que je réchauffais dans mon sein pour ma propre<br />

ruine.<br />

– Un scélérat ! un enfant de six ans ? demanda<br />

la dame toute consternée.<br />

– Vous connaissez l’histoire de mon frère<br />

puîné, poursuivit le vieux monsieur ; vous savez<br />

qu’il abusa plusieurs fois de ma confiance d’une<br />

manière infâme, et qu’étouffant dans son cœur<br />

tout sentiment fraternel, il se faisait une arme<br />

contre moi de chaque bienfait que je lui rendais.<br />

Ce n’est pas faute de ses constants efforts si je<br />

n’ai pas à déplorer la perte de mon honneur, de<br />

mon existence civile ! Vous savez comment,<br />

réduit à la plus profonde misère, il vint à moi il y<br />

a plusieurs années, comment il feignit<br />

hypocritement un retour à des sentiments<br />

affectueux pour moi et une réforme dans sa<br />

manière de vivre désordonnée, quels soins et<br />

quels secours je lui prodiguai, et comment ensuite<br />

il profita de son séjour dans ma maison pour<br />

s’emparer frauduleusement de certains<br />

documents... mais assez là-dessus. – Son jeune<br />

fils me plut ; et quand l’infâme fut forcé de fuir,


après avoir vu déjouer les intrigues qui devaient<br />

m’envelopper dans un désastreux procès<br />

criminel, je gardai l’enfant chez moi. Un<br />

avertissement du destin m’a délivré dernièrement<br />

de ce petit monstre.<br />

– Et cet avertissement du destin, c’était sans<br />

doute un de vos mauvais rêves », dit la vieille<br />

dame. Mais le vieux monsieur poursuivit :<br />

« Écoutez, Julie ! et jugez vous-même.<br />

» Vous savez que l’infernale méchanceté de<br />

mon frère me porta le plus rude coup que j’aie<br />

jamais souffert. – À moins pourtant... Mais<br />

silence là-dessus. Ce fut peut-être en effet<br />

l’irritation maladive dont mon âme fut alors<br />

affectée, qui m’inspira l’idée de faire construire<br />

dans ce petit bois une sépulture pour mon cœur.<br />

Bref, cela s’exécuta. – Le petit bois était dessiné<br />

dans la forme d’un cœur, le pavillon était bâti, les<br />

ouvriers s’occupaient de ce dallage en marbre.<br />

Un jour, en venant visiter leur ouvrage, j’aperçois<br />

à quelque distance l’enfant, nommé Max, ainsi<br />

que moi, qui faisait rouler par terre quelque chose<br />

avec mille bonds joyeux et de grands éclats de


ire. Un sombre pressentiment traversa mon<br />

âme ! – Je m’avance vers l’enfant, et je demeure<br />

consterné en voyant que c’était cette pierre rouge<br />

taillée en forme de cœur, qui était dans le<br />

pavillon prête à être mise en place, qu’il avait<br />

portée dehors, et avec laquelle il jouait ainsi. –<br />

« Misérable ! m’écriai-je, tu joues avec mon cœur<br />

comme a fait ton père ! » Et comme il<br />

s’approchait de moi en pleurant, je le repoussai<br />

avec horreur. Mon intendant reçut les ordres<br />

nécessaires pour le conduire ailleurs. Et depuis, je<br />

ne l’ai jamais revu.<br />

– Homme affreux ! » s’écria la vieille dame.<br />

Mais le vieux monsieur s’inclinant poliment, lui<br />

dit : « Les suprêmes arrêts du destin ne<br />

s’accordent pas avec les molles délicatesses<br />

féminines ! » Et, lui offrant son bras, il la<br />

conduisit hors du pavillon, et à travers le petit<br />

bois, dans le jardin. – Le vieux monsieur était le<br />

conseiller aulique Reutlinger, et la vieille dame,<br />

la conseillère intime Foerd.


II<br />

Le jardin offrait ce jour-là le spectacle le plus<br />

singulièrement remarquable que l’on pût voir.<br />

Une nombreuse société de vieux messieurs,<br />

venus des petites villes voisines, conseillers<br />

intimes, conseillers auliques et autres, avec leurs<br />

familles, s’y trouvait rassemblée. Tous, jusqu’aux<br />

jeunes gens et aux demoiselles, étaient<br />

rigoureusement costumés à la mode de l’année<br />

1760, avec de grandes perruques, des habits<br />

galonnés, des frisures pyramidales, des jupes à<br />

paniers, et ainsi de suite ; ce qui présentait un<br />

aspect d’autant plus extraordinaire, que tous ces<br />

anciens costumes s’alliaient merveilleusement<br />

avec le caractère gothique du jardin. Chacun se<br />

croyait reporté, comme par l’effet d’un<br />

enchantement, à une époque passée depuis<br />

longtemps.<br />

Cette mascarade était le résultat d’une idée<br />

extravagante de Reutlinger. Il avait l’habitude de<br />

célébrer tous les trois ans dans sa propriété, le


jour de la Nativité de la Vierge, la fête du vieux<br />

temps ; et il y invitait tous ceux qui voulaient y<br />

assister, mais sous la condition expresse que<br />

chaque convive adopterait pour ce jour-là le<br />

costume exact de l’année 1760. Les jeunes gens<br />

pour qui il eût été embarrassant de se procurer de<br />

semblables habits, pouvaient librement disposer<br />

de la garde-robe bien fournie du conseiller. Il<br />

était évident que celui-ci n’avait d’autre but que<br />

de mener joyeuse vie durant les trois jours<br />

consacrés à cette fête, en réminiscence de<br />

l’heureux temps de sa jeunesse.<br />

Ernest et Willibald se rencontrèrent dans une<br />

allée écartée. Tous deux s’examinèrent quelques<br />

moments en silence, et partirent ensuite d’un fol<br />

éclat de rire. « Tu m’as l’air, s’écria Willibald, du<br />

chevalier désespéré, cherchant à retrouver sa<br />

route dans le labyrinthe d’amour. »<br />

Et Ernest répliqua : « Il me semble voir en toi<br />

un des héros de l’Astrée.<br />

– Mais vraiment, reprit Willibald, l’idée du<br />

vieux conseiller n’est pas si mauvaise. Il veut<br />

absolument se mystifier lui-même, et ressusciter


comme par magie une époque où il vivait<br />

réellement, bien qu’encore à présent, vieillard<br />

alerte et vigoureux, il jouisse de la santé la plus<br />

robuste et d’une étonnante vivacité d’esprit, au<br />

point qu’il surpasse en énergie et par sa fraîcheur<br />

d’imagination plus d’un jeune homme énervé<br />

avant l’âge. Du reste, il n’a pas à craindre que<br />

quelqu’un de ses convives démente ici son<br />

costume par ses gestes ou son langage ; car de<br />

pareils vêtements rendent assurément la chose<br />

tout à fait impossible. Vois un peu comme nos<br />

jeunes dames se dandinent avec grâce et<br />

coquetterie dans leurs jupes à cors et à paniers, et<br />

comme elles jouent à ravir de l’éventail. En<br />

vérité, moi-même, sous la perruque qui recouvre<br />

ma tête, je me sens inspiré par un esprit tout<br />

particulier de courtoisie antique ; et surtout à<br />

l’aspect de cette délicieuse enfant, la plus jeune<br />

fille du conseiller intime Foerd, la charmante<br />

Julie, je ne sais ce qui me retient de m’approcher<br />

d’elle, de mettre humblement un genou en terre,<br />

et de lui dire catégoriquement : “Charmante<br />

Julie ! quand donc, en payant de retour l’amour<br />

qui me consume depuis si longtemps, vous


ésoudrez-vous à rendre à mon âme le repos dont<br />

elle est altérée ? Il est impossible que cette<br />

merveilleuse beauté corporelle ne serve de temple<br />

qu’à une froide idole de pierre. La pluie creuse le<br />

marbre à la longue ; un sang impur amollit le<br />

diamant ; mais ton cœur ne peut se comparer qu’à<br />

l’enclume qui s’endurcit de plus en plus sous les<br />

coups répétés des marteaux. Plus mon cœur bat,<br />

plus tu deviens insensible. Laisse-donc ton regard<br />

si touchant se reposer sur moi : vois déjà comme<br />

mon cœur fond au feu de ses rayons, vois mon<br />

âme qui se consume dans l’attente de la rosée<br />

rafraîchissante qu’épanchera ta faveur. – Ah !<br />

veux-tu me désespérer par ton silence, âme<br />

insensible ! Mais les rochers inanimés répondent<br />

par la voix de leurs échos à la voix qui les<br />

interroge ; et tu refuses de m’honorer d’une<br />

réponse, moi qu’une douleur inconsolable...”<br />

– Je t’en prie, dit Ernest en interrompant son<br />

ami, qui avait débité tout cela avec les simagrées<br />

les plus bouffonnes ; trêve de comédie. Te voilà<br />

encore dans tes accès d’extravagance, et tu ne<br />

t’aperçois pas que Julie, qui s’approchait de nous<br />

d’abord amicalement, vient de s’enfuir tout à


coup tout effarouchée. Sur l’apparence, elle croit<br />

sans doute, comme ferait toute autre à sa place,<br />

que tu te railles d’elle sans pitié ; et c’est ainsi<br />

que tu ajoutes à ta réputation d’esprit satirique<br />

endiablé ; c’est ainsi que tu me compromets dans<br />

cette société où je suis nouveau venu ; car déjà<br />

tout le monde chuchote en me lançant un coup<br />

d’œil équivoque et avec un sourire aigre-doux :<br />

C’est l’ami de Willibald.<br />

– Laisse-les dire, répondit Willibald, je<br />

n’ignore pas que bien des gens, et surtout de<br />

jeunes filles de seize à dix-sept ans, riches de<br />

grandes espérances, m’évitent soigneusement ;<br />

mais je connais le but où tous les chemins<br />

aboutissent, et je sais aussi que lorsqu’ils m’y<br />

rencontreront ou plutôt qu’ils m’y trouveront<br />

établi comme dans mon propre domaine, ils<br />

seront les premiers à me tendre la main aussi<br />

cordialement que possible.<br />

– Tu veux parler, dit Ernest, de la<br />

réconciliation finale promise dans la vie éternelle,<br />

quand nous aurons secoué le joug des idées et des<br />

besoins terrestres.


– Oh ! je t’en prie, l’interrompit Willibald,<br />

parlons raison, et n’allons pas encore soulever ces<br />

vieilles questions rebattues précisément dans le<br />

moment le moins convenable. En effet, que<br />

pouvons-nous faire de mieux à cette heure, que<br />

de nous abandonner à la joyeuse impression des<br />

scènes merveilleuses dues à la bizarre<br />

imagination de Reutlinger, et dans lesquelles<br />

nous voici comme encadrés. Vois-tu là-bas cet<br />

arbre dont le vent balance çà et là les énormes<br />

fleurs blanches ? Ce ne peut pas être le Cactus<br />

grandiflorus, car il ne fleurit qu’à minuit, et je ne<br />

sens pas non plus l’arôme pénétrant qu’il devrait<br />

exhaler. – Dieu sait quel arbre miraculeux le<br />

conseiller a encore transplanté dans son<br />

Tusculum. » Les amis se dirigèrent de ce côté, et<br />

ils ne furent pas médiocrement surpris à la vue<br />

d’un massif de sureaux dont les fleurs n’étaient<br />

autre chose que des perruques poudrées à blanc<br />

suspendues à ses branches, et qui se balançaient<br />

de haut en bas avec leurs bourses ou leurs petites<br />

queues pendantes, jouet capricieux du vent du<br />

sud. De bruyants éclats de rire derrière les arbres<br />

trahirent la présence de leurs propriétaires.


Plusieurs vieux messieurs, tous dispos et alertes,<br />

s’étaient réunis sur une verte pelouse entourée de<br />

buissons fleuris. Après avoir ôté leurs habits et<br />

accroché aux branches les incommodes<br />

perruques, ils jouaient ensemble au ballon. Mais<br />

personne ne surpassait en adresse le conseiller<br />

Reutlinger, qui lançait à chaque coup le ballon à<br />

une hauteur prodigieuse, et d’une façon si habile,<br />

qu’il retombait juste aux pieds de son partner.<br />

En ce moment, on entendit une musique<br />

discordante de fifres aigus accompagnés de<br />

tambours. Les joueurs s’interrompirent aussitôt,<br />

et reprirent à la hâte leurs habits et leurs<br />

perruques. « Qu’est-ce donc encore que cela ? dit<br />

Ernest. – Je parie, repartit Willibald, que c’est<br />

l’ambassadeur turc qui fait son entrée.<br />

– L’ambassadeur turc ? demanda Ernest tout<br />

stupéfait. – Oui, reprit Willibald ; c’est ainsi que<br />

j’appelle le baron d’Exter, qui réside à G..., mais<br />

que tu ne connais encore que trop imparfaitement<br />

pour apprécier en lui l’un des originaux les plus<br />

surprenants qu’il y ait au monde. Il a été autrefois<br />

ambassadeur de notre cour à Constantinople, et il


aime encore à se mirer pour ainsi dire au reflet de<br />

cette époque fortunée qui signala le printemps de<br />

sa vie. Ses descriptions du palais qu’il occupait à<br />

Péra rappellent les magiques palais de diamant<br />

des Mille et une nuits ; et il se vante de posséder,<br />

comme le sage roi Salomon, un secret empire sur<br />

les puissances occultes de la nature. En effet, ce<br />

baron d’Exter, malgré ses fanfaronnades et son<br />

charlatanisme, a je ne sais quoi de mystique et de<br />

surnaturel qui souvent me maîtrise malgré moi,<br />

surtout en raison du plaisant contraste que<br />

présente son extérieur passablement grotesque.<br />

De là, c’est-à-dire de sa manie caractéristique<br />

pour les sciences mystérieuses, provient sa<br />

liaison intime avec Reutlinger, qui est lui-même<br />

adonné de corps et d’âme à ce genre de<br />

superstitions. Tous deux sont partisans décidés de<br />

Mesmer, et ce sont du reste d’étranges<br />

visionnaires chacun dans leur genre. »<br />

Pendant cette conversation, les deux amis<br />

étaient arrivés jusqu’à la grande grille du parc par<br />

laquelle l’ambassadeur turc entrait effectivement.<br />

C’était un petit homme rondelet, avec un joli<br />

kaftan turc, et coiffé d’un épais turban formé de


châles de diverses couleurs. Mais il n’avait pu<br />

déroger à ses habitudes jusqu’à se séparer de sa<br />

perruque à marteaux et à bourse plate, et il avait<br />

aussi gardé par nécessité, à cause de sa goutte,<br />

ses bottes de castor fourrées, ce qui altérait assez<br />

grièvement la couleur orientale de son costume.<br />

Les gens de sa suite, ceux-là même qui faisaient<br />

cet abominable charivari, et en qui Willibald<br />

reconnut, malgré leur travestissement, les laquais<br />

et le cuisinier d’Ester, étaient noircis de suie pour<br />

figurer des esclaves africains, et ils portaient des<br />

bonnets pointus de papier peint, ressemblant<br />

assez à des san-benitos, ce qui produisait l’effet<br />

le plus plaisant.<br />

L’ambassadeur turc donnait le bras à un vieil<br />

officier que, d’après son costume, on pouvait<br />

croire nouvellement ressuscité sur quelque champ<br />

de bataille de la guerre de sept ans. C’était le<br />

général de Rixendorf, commandant de la ville de<br />

G..., qui, pour complaire au conseiller, avait<br />

endossé ce jour-là, ainsi que ses officiers, cet<br />

ancien uniforme.<br />

« Salama milek ! » dit Reutlinger en donnant


l’accolade au baron Exter, qui ôta son turban et le<br />

remit ensuite sur sa perruque, après avoir essuyé<br />

la sueur de son front avec un foulard des Indes<br />

orientales. En ce moment, on vit s’agiter entre les<br />

branches d’un grand cerisier quelque chose<br />

d’étincelant qu’Ernest contemplait depuis<br />

longtemps sans pouvoir en discerner clairement<br />

la nature. C’était tout bonnement le conseiller<br />

intime de commerce Harscher, vêtu d’un habit de<br />

cérémonie en brocard d’or, avec des culottes<br />

semblables et une veste de drap d’argent semée<br />

de fleurs bleues. Il écarta les branches du cerisier,<br />

et, avec assez de prestesse pour son âge,<br />

descendit par une échelle appuyée contre l’arbre<br />

en chantant ou plutôt en sifflant d’une voix<br />

glapissante : Ah ! che vedo, o Dio che sento ! Et il<br />

courut se jeter dans les bras de l’ambassadeur<br />

turc.<br />

Le conseiller de commerce avait passé sa<br />

jeunesse en Italie, il était amateur passionné de<br />

musique, et il avait encore la prétention, grâce à<br />

un fausset aigu usé depuis longtemps, de chanter<br />

à l’égal de Farinelli.


« J’ai vu, dit Willibald à Ernest, monsieur<br />

Harscher se bourrer les poches de cerises dont il<br />

compte faire hommage aux dames, avec<br />

l’accompagnement de quelque nouveau madrigal<br />

sentimentalement récité. Mais comme il porte, à<br />

l’instar du grand Frédéric, à même sa poche son<br />

tabac d’Espagne sans tabatière, il ne recueillera<br />

de sa galanterie que des regards courroucés et des<br />

refus dédaigneux. »<br />

Partout, l’ambassadeur turc, ainsi que le héros<br />

de la guerre de sept ans, avait été accueilli avec<br />

des transports de satisfaction. Juliette Foerd<br />

s’approcha du dernier, et après s’être inclinée<br />

devant lui avec une humilité filiale, elle voulut lui<br />

baiser la main ; mais l’ambassadeur s’élança<br />

vivement entre eux en s’écriant : « Folies !<br />

extravagances ! » Puis il embrassa la jeune fille<br />

avec effusion, et, à cette occasion, marcha très<br />

rudement par mégarde sur les pieds du conseiller<br />

Harscher, qui ne fit cependant entendre qu’un<br />

léger miaulement de douleur. Cependant Exter<br />

entraîna avec lui Julie à l’écart. On le vit alors<br />

s’escrimer et gesticuler avec feu, ôter son turban,<br />

le remettre, l’ôter encore et ainsi de suite.


« Que se passe-t-il donc entre le vieux baron et<br />

la jeune demoiselle ? demanda Ernest. – En effet,<br />

répliqua Willibald, il paraît que c’est une affaire<br />

importante ; car, bien qu’Exter soit le parrain de<br />

la jeune fille, et qu’il l’aime à la folie, il n’a<br />

pourtant pas l’habitude de se sauver si vite avec<br />

elle loin de la société. »<br />

En ce moment, l’ambassadeur turc parut<br />

s’arrêter tout court ; il étendit son bras droit en<br />

avant, et cria d’une voix qui retentit dans tout le<br />

jardin : « Apporte ! »<br />

Willibald partit d’un bruyant éclat de rire.<br />

« Vraiment, dit-il ensuite, ce n’est rien moins que<br />

la merveilleuse histoire du chien de mer qu’Exter<br />

raconte à Julie au moins pour la millième fois. »<br />

Ernest voulut absolument connaître cette<br />

histoire miraculeuse. « Apprends donc, dit<br />

Willibald, que le palais du ci-devant ambassadeur<br />

était situé sur le rivage du Bosphore, et qu’on<br />

descendait jusqu’à la mer par un superbe escalier<br />

en marbre de Carrare. Un jour Exter était sur la<br />

galerie, plongé dans une profonde méditation ;<br />

tout à coup un cri perçant et prolongé le fait


tressaillir. Il regarde au-dessous de lui : un chien<br />

de mer monstrueux vient d’arracher un jeune<br />

enfant des bras de sa mère, une pauvre femme<br />

turque assise sur les marches de marbre, et il<br />

replonge avec sa proie dans les flots. Exter<br />

descend précipitamment, la femme tombe à ses<br />

pieds en jetant des clameurs de désespoir : Exter<br />

se détermine sur-le-champ, il avance sur la<br />

dernière marche baignée par la vague, il étend le<br />

bras, et crie d’une voix sonore : Apporte ! –<br />

Soudain le chien de mer se montre à la surface de<br />

l’eau, tenant dans sa large gueule l’enfant, qu’il<br />

dépose sain et sauf et avec soumission aux pieds<br />

du magicien ; et puis, se dérobant à tout<br />

remerciement, il s’enfonce de nouveau sous les<br />

eaux.<br />

– Oh ! ceci est un peu fort, s’écria Ernest ; ceci<br />

est un peu fort ! – Vois-tu bien, poursuivit<br />

Willibald, le baron tirer à présent une petite<br />

bague de son doigt, et la montrer à Julie ? Toute<br />

belle action a sa récompense ! Exter, non content<br />

d’avoir sauvé l’enfant de la femme turque, la<br />

gratifia encore, en apprenant que son mari,<br />

pauvre portefaix, parvenait à peine à gagner leur


pain de chaque jour, de quelques joyaux et de<br />

quelques pièces d’or ; à la vérité, ce n’était<br />

qu’une bagatelle, tout au plus la valeur de vingt à<br />

trente mille thalers. Là-dessus, la femme tira de<br />

son doigt un petit saphir, et força le baron à<br />

l’accepter, assurant que c’était un bijou de famille<br />

auquel elle tenait beaucoup, et dont l’action<br />

d’Exter pouvait seule lui commander l’abandon.<br />

Exter prit l’anneau qui lui semblait d’une mince<br />

valeur, et il ne fut pas médiocrement étonné<br />

lorsqu’il reconnut plus tard, à l’aide de caractères<br />

arabes presque imperceptibles gravés à l’entour,<br />

qu’il portait au doigt le sceau du grand Ali, qui<br />

lui sert maintenant quelquefois à attirer à lui les<br />

colombes sacrées de Mahomet, avec lesquelles il<br />

s’entretient.<br />

– Voilà des histoires tout à fait merveilleuses,<br />

s’écria Ernest en riant, mais voyons un peu ce qui<br />

se passe là-bas dans ce cercle, au milieu duquel je<br />

vois se trémousser en tout sens et en piaillant une<br />

petite créature qui sautille comme un atome<br />

Cartésien. »<br />

Les deux amis arrivèrent près d’une pelouse,


tout autour de laquelle étaient assis de vieux et de<br />

jeunes messieurs, des dames âgées et des<br />

demoiselles ; et au milieu du cercle une petite<br />

femme, en costume bariolé, haute de quatre pieds<br />

tout au plus, et avec une petite tête en boule,<br />

d’une grosseur disproportionnée, sautait et<br />

gambadait en faisant claquer ses petits doigts, et<br />

en chantant d’une voix grêle et criarde : Amenez<br />

vos troupeaux, bergères !<br />

« Croirais-tu bien, dit Willibald, que cette<br />

petite nabote rabougrie, qui s’exténue à faire ainsi<br />

le joli cœur, est la sœur ainée de Julie ? Tu vois<br />

qu’elle appartient malheureusement à ces femmes<br />

disgraciées qu’une nature marâtre semble avoir<br />

pris plaisir à mystifier avec la plus cruelle ironie.<br />

Condamnées en effet, en dépit de tous leurs<br />

efforts, à une éternelle enfance, coquetant encore<br />

sous les rides avec cette affectation ridicule de<br />

naïveté enfantine attachée à leur figure et à toute<br />

leur personne, comment ne deviendraient-elles<br />

pas lourdement à charge aux autres et à ellesmêmes<br />

? et comment ne se verraient-elles pas en<br />

butte presque toujours à une juste dérision ? »


La petite dame, avec ses entrechats et son<br />

radotage français, importuna bientôt à l’excès les<br />

deux amis ; ils s’esquivèrent donc comme ils<br />

étaient venus, et se rapprochèrent de<br />

l’ambassadeur turc. Celui-ci les conduisit dans le<br />

salon, où l’on faisait les préparatifs du concert<br />

qu’on devait exécuter dans la soirée, et le soleil<br />

était déjà près de se coucher.<br />

Le piano d’Oesterlein fut ouvert, et l’on mit en<br />

place les pupitres destinés à chaque musicien. La<br />

société se rassembla peu à peu, on servit des<br />

rafraîchissements et du thé dans de la vieille<br />

porcelaine de Saxe. Puis, Reutlinger saisit un<br />

violon et exécuta avec une rare habileté une<br />

sonate de Corelli, que le général Rixendorf<br />

accompagna sur le piano, et le conseiller<br />

Harscher sur le théorbe avec un talent digne de sa<br />

réputation. Ensuite, la conseillère intime Foerd<br />

chanta une grande scène italienne d’Anfossi, avec<br />

une expression touchante et une supériorité de<br />

méthode qui triompha de sa voix chevrotante et<br />

inégale. Dans le regard inspiré de Reutlinger<br />

éclataient la joie et l’enthousiasme d’une<br />

jeunesse, hélas ! bien loin de lui.


L’adagio était fini, Rixendorf donnait le signal<br />

de l’allégro, lorsque la porte du salon s’ouvrit<br />

tout à coup brusquement, et un jeune homme bien<br />

vêtu et de jolie tournure s’y précipita tout troublé,<br />

hors d’haleine, et se jeta aux pieds de Rixendorf<br />

en s’écriant d’une voix entrecoupée : « Ô<br />

monsieur le général ! – vous m’avez sauvé – vous<br />

seul – tout va bien – tout va bien ! Ô mon Dieu,<br />

comment pourrai-je donc vous remercier !... » Le<br />

général paraissait embarrassé ; il releva<br />

doucement le jeune homme, et il le conduisit<br />

dans le jardin en cherchant à calmer ses<br />

transports.<br />

Cette scène avait causé une surprise générale.<br />

Chacun avait reconnu dans le jeune homme le<br />

secrétaire du conseiller intime Foerd, sur qui tous<br />

les regards s’étaient reportés avec curiosité. Mais<br />

celui-ci prenait prise sur prise et s’entretenait en<br />

français avec sa femme. Cependant<br />

l’ambassadeur turc s’étant enfin adressé<br />

directement à lui, il déclara nettement qu’il ne<br />

pouvait réellement pas s’expliquer quel génie<br />

diabolique avait si subitement lancé son jeune<br />

Max au milieu de l’honorable compagnie, ni le


motif de ses remerciements exaltés. « Mais,<br />

ajouta-t-il, j’aurai bientôt l’honneur... » À ces<br />

mots il se glissa hors du salon, et Willibald<br />

s’empressa de le suivre.<br />

Le trio féminin de la famille Foerd, c’est-àdire<br />

les trois sœurs Nanette, Clémentine et Julie,<br />

étaient loin de montrer la même contenance.<br />

Nanette agitait son éventail, parlait de<br />

l’étourderie du jeune homme, et reprit le refrain<br />

de sa chanson : Amenez vos troupeaux, bergères ;<br />

mais personne n’eut l’air d’y faire attention.<br />

Quant à Julie, elle s’était retirée dans un coin du<br />

salon, le dos tourné à la société, dans le but<br />

évident de cacher non seulement sa vive rougeur,<br />

mais même quelques larmes qu’on avait pu<br />

surprendre dans ses yeux.<br />

« La joie et la douleur blessent avec la même<br />

gravité le sein de l’infortuné ; mais la goutte de<br />

sang que fait jaillir l’atteinte de l’épine ne coloret-elle<br />

pas d’un rouge plus vif la rose<br />

pâlissante ? » Ainsi s’exprimait avec une<br />

emphase affectée la jeune Clémentine, toute<br />

imbue du style de Jean-Paul ; et elle pressait en


même temps à la dérobée la main d’un gentil<br />

jeune homme blond, qui n’avait que trop<br />

légèrement secoué déjà les chaînes de roses dans<br />

lesquelles Clémentine l’avait enlacé avec une<br />

jalousie menaçante, et qu’il avait trouvées mêlées<br />

d’épines trop aiguës. Il répondit par un sourire<br />

assez fade, et dit seulement : « Oh oui,<br />

charmante ! » En même temps, il lorgnait un<br />

verre de vin qu’un domestique venait de lui<br />

présenter, et qu’il aurait volontiers vidé sur la<br />

sentence sentimentale de Clémentine. Mais il en<br />

était bien empêché, attendu que Clémentine tenait<br />

fortement sa main gauche, tandis qu’avec la<br />

droite il venait justement de prendre possession<br />

d’un morceau de gâteau.<br />

En ce moment, Willibald reparut dans le salon,<br />

et tout le monde de l’entourer et de l’accabler<br />

d’un déluge de questions : Pourquoi ? d’où ? quoi<br />

et comment ? Willibald prétendait obstinément ne<br />

rien savoir, mais c’était d’un air de finesse qui<br />

laissait croire tout le contraire. On ne cessa pas de<br />

le solliciter, car on avait très bien remarqué qu’il<br />

avait rejoint avec le conseiller intime Foerd le<br />

général Rixendorf et le jeune Max, et pris part à


leur entretien avec beaucoup de chaleur.<br />

« Si l’on exige absolument, dit-il enfin, que je<br />

divulgue prématurément l’affaire importante dont<br />

il s’agit, on voudra bien me permettre d’adresser<br />

certaines questions préalables à la très honorable<br />

compagnie. » On y consentit sans peine. Alors<br />

Willibald commença d’un ton pathétique : « Le<br />

secrétaire de monsieur le conseiller intime Foerd,<br />

appelé Max, ne vous est-il pas à tous connu<br />

comme un jeune homme bien élevé et richement<br />

doté par la nature ? – Oui, oui, oui ! crièrent les<br />

dames tout d’une voix.<br />

– Son aptitude aux affaires, poursuivit<br />

Willibald, son zèle et l’étendue de ses<br />

connaissances ne sont-ils pas notoires ? – Oui,<br />

oui ! » crièrent les messieurs d’un commun<br />

accord. Et quand Willibald demanda encore si<br />

Max ne passait pas partout pour le garçon le plus<br />

subtil, pour l’esprit le plus fécond en drôleries, en<br />

joyeusetés, et s’il ne possédait pas enfin comme<br />

dessinateur un talent si remarquable, que<br />

Rixendorf n’avait pas dédaigné de lui donner des<br />

leçons, lui, Rixendorf, dont la réputation


d’amateur avait pour garant des œuvres vraiment<br />

extraordinaires. Ce fut un chœur général des<br />

dames et des messieurs qui répondit : « Et oui !<br />

oui ! oui ! » Willibald alors commença le récit<br />

attendu si impatiemment.<br />

« Il y a quelque temps, dit-il, qu’un jeune<br />

maître de l’honorable corporation des tailleurs<br />

célébrait sa noce. La chose se fit avec pompe. La<br />

rue retentissait des accords des trompettes<br />

dominant le sourd ronflement des contrebasses.<br />

C’était avec un véritable désespoir que Jean, le<br />

domestique de monsieur le conseiller intime,<br />

regardait les croisées resplendissantes de la salle<br />

du bal ; le cœur lui saignait en croyant entendre<br />

parmi les danseurs les pas de la jeune Henriette,<br />

qu’il savait être à la noce. Mais lorsqu’il vit<br />

Henriette se montrer elle-même à la fenêtre, il ne<br />

put pas y tenir plus longtemps, il courut à la<br />

maison, se mit dans sa plus belle tenue, et monta<br />

résolument dans la salle de noce.<br />

» On consentit bien à son admission, mais à la<br />

condition douloureuse qu’à la danse le premier<br />

tailleur venu aurait la préférence sur lui, ce qui le


éduisait à ne pouvoir s’adresser qu’aux jeunes<br />

filles que personne ne se souciait d’inviter, à<br />

cause de leur laideur ou d’autres désagréments.<br />

Henriette était engagée pour toutes les valses et<br />

contredanses, mais dès qu’elle vit son bien-aimé,<br />

elle oublia toutes ses précédentes promesses pour<br />

le prendre pour cavalier, et l’intrépide Jean<br />

renversa par terre, en lui faisant faire plusieurs<br />

culbutes, un petit avorton de tailleur qui voulait<br />

lui disputer la main d’Henriette. Ce fut le signal<br />

d’un soulèvement général. Jean se défendit<br />

comme un lion, en distribuant de tous côtés des<br />

soufflets et de solides coups de poing ; mais il dut<br />

succomber enfin au nombre de ses ennemis, et il<br />

fut ignominieusement jeté en bas de l’escalier par<br />

les compagnons tailleurs.<br />

» Plein de fureur et de désespoir, il voulait<br />

briser les carreaux, il jurait et tempêtait ; Max, en<br />

rentrant chez lui, passa par là en ce moment, et il<br />

délivra le malheureux Jean des mains des soldats<br />

du guet, qui se disposaient à le mener en prison.<br />

Jean ne cessait de se plaindre de sa mésaventure,<br />

et persistait à vouloir en tirer une vengeance<br />

éclatante. Max, pourtant, mieux conseillé, parvint


à calmer son exaspération ; mais ce ne fut qu’en<br />

s’engageant formellement lui-même à prendre<br />

parti pour lui et à lui donner satisfaction de<br />

l’injure qu’il avait reçue. »<br />

Ici Willibald s’arrêta tout court. – « Eh bien ?<br />

– eh bien ? et après ? – une noce de tailleurs – un<br />

couple amoureux – des coups de bâton – où tout<br />

cela doit-il aboutir ? » Ainsi criait-on de toutes<br />

parts.<br />

« Permettez-moi, reprit Willibald, de faire<br />

observer à l’honorable assemblée, ainsi que<br />

l’expose le célèbre Weber Zettel, que dans cette<br />

comédie de Jean et d’Henriette, il se rencontre<br />

des choses qui flatteront peu le goût du public, et<br />

qu’il pourrait même bien arriver que certaines<br />

convenances s’y trouvassent blessées.<br />

– Bon, vous saurez bien arranger cela, cher<br />

monsieur Willibald, dit la vieille conseillère du<br />

chapitre de Krain en lui frappant sur l’épaule.<br />

Quant à moi, je puis entendre bien des choses !<br />

– Le secrétaire Max, poursuivit donc<br />

Willibald, s’assit l’autre jour à son bureau, prit<br />

une belle et grande feuille de papier vélin, un


crayon et de l’encre de Chine, et dessina, avec la<br />

vérité d’imitation la plus parfaite, un grand et<br />

superbe bouc. Il n’est point de physionomiste qui<br />

n’eût trouvé, dans les traits expressifs de ce<br />

merveilleux animal, un riche et curieux sujet<br />

d’étude. Il y avait dans le regard de ses yeux<br />

spirituels je ne sais quelle vivacité énergique,<br />

bien que les contours de son museau barbu<br />

parussent plissés par une espèce de contraction<br />

musculaire, qui témoignait d’une souffrance<br />

intérieure très aiguë. En effet, le bon bouc était<br />

occupé à mettre au monde, par une voie fort<br />

naturelle, mais avec de douloureux efforts, une<br />

foule de tout petits tailleurs mignons et<br />

charmants, armés de ciseaux et de carreaux, et<br />

dont l’activité vitale se déployait dans leurs<br />

postures grotesques et variées. Au bas du dessin<br />

étaient écrits des vers que j’ai malheureusement<br />

oubliés ; cependant, si je ne me trompe, le<br />

premier disait : Eh ! qu’est-ce donc que le bouc<br />

a... mangé ? – Je puis certifier, du reste, que cet<br />

étrange bouc...<br />

– Assez ! assez ! s’écrièrent les dames, laissez<br />

là cette vilaine bête ! parlez de Max, c’est de Max


que nous voulons savoir...<br />

– Le susdit Max, reprit Willibald, donna le<br />

dessin complètement terminé et d’un effet<br />

saisissant au vindicatif Jean, qui alla aussitôt<br />

adroitement le placarder sur la porte de l’auberge<br />

des tailleurs, où, pendant tout un jour, il fut<br />

l’objet de la curiosité des passants et servit de<br />

texte à mille plaisanteries. Les polissons des rues<br />

attroupés lançaient leurs bonnets en l’air avec des<br />

transports de joie, et se mettaient à danser autour<br />

de chaque tailleur qui passait, en chantant et en<br />

criant de tous leurs poumons : “Eh ! qu’a donc<br />

mangé le bouc ! – Ce ne peut être que Max, le<br />

secrétaire du conseiller intime, qui a fait ce<br />

dessin, disaient les peintres, – ce ne peut être que<br />

Max, le secrétaire du conseiller intime, qui a écrit<br />

ces vers”, s’écriaient les maîtres d’écriture. Bref,<br />

lorsque l’honorable corporation des tailleurs eut<br />

recueilli toutes les informations nécessaires, Max<br />

fut dénoncé aux magistrats comme l’auteur de la<br />

caricature ; et comme il ne pouvait guère compter<br />

sur le succès d’une dénégation, il se voyait<br />

menacé d’une incarcération peu agréable.


» Il courut alors tout désespéré chez son<br />

protecteur, le général Rixendorf ; il avait déjà<br />

consulté vainement vingt avocats. Tous avaient<br />

froncé le sourcil, hoché la tête et parlé d’un<br />

système de dénégation opiniâtre, expédient qui<br />

répugnait beaucoup à l’honnête Max. Le général<br />

lui dit au contraire : “Tu as fait une sottise, mon<br />

cher enfant ! Ce ne sera point les avocats qui te<br />

sauveront, ce sera moi, et seulement parce que<br />

j’ai reconnu dans ton tableau un dessin correct et<br />

un véritable esprit de composition. Le bouc,<br />

comme figure principale, a de l’expression et du<br />

caractère. J’ai remarqué aussi les tailleurs déjà<br />

couchés par terre, qui présentent à l’œil un<br />

groupe de forme pyramidale très heureux et riche<br />

sans confusion. Tu as aussi fort bien traité la<br />

figure principale du groupe inférieur, le tailleur<br />

qui travaille à se dégager avec tous les signes<br />

d’une douleur insupportable. Il y a du Laocoon<br />

dans l’expression de souffrance peinte sur ses<br />

traits. Je te félicite encore de la manière naturelle<br />

dont sont représentés ceux qui tombent, non du<br />

ciel, il est vrai. Maints raccourcis trop hardis sont<br />

très adroitement dissimulés au moyen des


carreaux. Ton imagination enfin t’a bien servi<br />

pour peindre la pénible attente de nouveaux<br />

enfantements...” »<br />

Mais les dames commencèrent à murmurer<br />

avec impatience, et le conseiller à l’habit de<br />

brocard murmura : « Mais le procès de Max, le<br />

procès, mon cher ami ?<br />

– “Cependant, ne le prends pas en mauvaise<br />

part, dit le général (ainsi continua Willibald),<br />

l’idée de ce tableau ne t’appartient pas, elle est<br />

très ancienne ; mais c’est précisément ce qui doit<br />

te sauver.” À ces mots, le général fouilla dans un<br />

vieux bureau, et en tira une blague à tabac sur<br />

laquelle la caricature de Max se trouvait très<br />

nettement reproduite, et même presque sans<br />

aucune variation. Il remit la blague à son protégé<br />

comme pièce de conviction, et tout fut dit.<br />

– Comment cela ? comment cela ? »<br />

s’écrièrent confusément tous les auditeurs ; mais<br />

les juristes qui se trouvaient dans la société se<br />

mirent à rire tout haut, et le conseiller intime<br />

Foerd, qui sur ces entrefaites était rentré dans le<br />

salon, dit en souriant : « Oui, sans doute, il nia


l’animum injuriandi, l’intention d’offenser, et il<br />

fut acquitté.<br />

– C’est-à-dire, ajouta Willibald, que Max dit<br />

pour sa défense : “Je ne puis nier que le dessin ne<br />

soit de ma main, mais je n’ai point eu l’intention<br />

de blesser en aucune manière la corporation des<br />

tailleurs que j’honore infiniment ; j’ai copié<br />

simplement, comme vous pouvez le reconnaître,<br />

le dessin original existant sur cette ancienne<br />

blague à tabac, qui appartient au général<br />

Rixendorf, mon maître dans l’art de peindre. Mon<br />

imagination m’a seulement suggéré quelques<br />

légers changements. Cet ouvrage a passé dans des<br />

mains étrangères, mais moi je ne l’ai montré à<br />

personne, et encore moins affiché. Quant à cette<br />

circonstance qui fait tout le corps du délit,<br />

j’attends qu’on produise des renseignements<br />

contre moi.” – La production desdits<br />

renseignements est restée à la charge de<br />

l’estimable corporation des tailleurs, et Max a été<br />

acquitté aujourd’hui même. De là ses transports<br />

de joie et ses remerciements à son protecteur. »<br />

Toutefois, l’opinion générale fut que la


manière chaleureuse dont Max avait exprimé sa<br />

reconnaissance était empreinte d’une folle<br />

exagération relativement aux circonstances qui<br />

l’avaient motivée. Il n’y eut que la conseillère<br />

intime Foerd qui dit d’une voix émue : « Ce jeune<br />

homme a un sentiment d’honneur plus délicat que<br />

personne et une susceptibilité des plus vives.<br />

C’eût été pour lui un coup affreux que d’encourir<br />

une punition corporelle, et il aurait pour jamais<br />

déserté cette résidence.<br />

– Peut-être, ajouta Willibald, y a-t-il encore au<br />

fond de cela quelque raison secrète... –<br />

Précisément, cher Willibald, dit Rixendorf qui<br />

venait d’entrer, et qui avait entendu les paroles de<br />

la conseillère intime, et si Dieu le permet, tout<br />

cela ne tardera pas à s’éclaircir et à tourner à<br />

bien ! »<br />

Clémentine trouva toute l’histoire fort triviale,<br />

et Nanette n’en pensa rien du tout ; mais Julie<br />

avait recouvré tout son enjouement. Reutlinger<br />

convia alors ses convives à la danse. Aussitôt<br />

quatre joueurs de théorbe, assistés d’une couple<br />

de cornets à bouquin, de basses et de violons,


jouèrent une sarabande expressive. Les vieux<br />

dansèrent et les jeunes gens faisaient tapisserie.<br />

Le conseiller de brocard se distingua surtout par<br />

ses hardis entrechats, et la soirée se passa fort<br />

gaiment.<br />

III<br />

Il en fut de même de la matinée du lendemain.<br />

Comme la veille, un concert et un bal devaient<br />

clore les plaisirs de la journée. Le général<br />

Rixendorf était déjà au piano, le conseiller de<br />

brocard avait le théorbe sous le bras, et la<br />

conseillère intime Foerd sa partie de chant à la<br />

main. On n’attendait plus que la présence du<br />

conseiller Reutlinger, lorsqu’on entendit retentir<br />

des cris d’angoisse, et qu’on vit les domestiques<br />

courir au fond du jardin.<br />

Bientôt ils rapportèrent le conseiller aulique<br />

avec les traits bouleversés et pâle comme la mort.<br />

Le jardinier l’avait trouvé couché par terre


profondément évanoui, non loin du pavillon du<br />

petit bois. – Rixendorf se leva précipitamment de<br />

devant le piano avec un cri d’effroi. On fit usage<br />

aussitôt de spiritueux, et l’on commença par<br />

frotter avec de l’eau de Cologne le front du<br />

conseiller qu’on avait étendu sur le canapé.<br />

Mais l’ambassadeur turc s’empressa d’écarter<br />

tout le monde en s’écriant coup sur coup :<br />

« Finissez ! finissez ! ô gens ignorants et<br />

maladroits ! vous ne faites là qu’affaiblir et irriter<br />

en pure perte notre robuste et vaillant<br />

conseiller ! » À ces mots, il lança son turban dans<br />

le jardin par-dessus toutes les têtes, et le kaftan<br />

après. Puis il commença à décrire avec la main<br />

autour du conseiller aulique des cercles étranges<br />

qu’il rétrécissait graduellement, de telle sorte<br />

qu’à la fin il lui touchait presque les tempes et le<br />

creux de l’estomac. Puis il souffla son haleine sur<br />

le conseiller, qui ouvrit aussitôt les yeux et dit<br />

d’une voix faible : « Exter ! tu as eu tort de<br />

m’éveiller ! – Une puissance ténébreuse m’a<br />

annoncé ma fin prochaine, et peut-être m’était-il<br />

accordé de passer à mon insu de cette léthargie au<br />

sommeil de la mort.


– Sottises, rêveries ! s’écria Exter, ton heure<br />

n’est pas encore venue. Regarde seulement<br />

autour de toi, mon bon frère, vois où tu es, et<br />

redeviens joyeux comme il convient d’être. »<br />

Le conseiller aulique s’aperçut alors qu’il se<br />

trouvait dans le salon en pleine compagnie. Il se<br />

leva vivement du canapé, fit quelques pas en<br />

avant, et dit avec un gracieux sourire : « Je vous<br />

ai donné là un méchant spectacle, mes honorables<br />

hôtes ! Mais il n’a pas dépendu de moi que ces<br />

maladroits me portassent autre part qu’ici.<br />

Hâtons-nous d’oublier ce fâcheux intermède :<br />

dansons ! » – La musique commença aussitôt ;<br />

mais au moment où tout le monde était occupé à<br />

se saluer révérencieusement dans le premier<br />

menuet, le conseiller aulique se glissa hors du<br />

salon avec Exter et Rixendorf.<br />

Lorsqu’ils furent arrivés dans une chambre<br />

éloignée, Reutlinger se laissa tomber épuisé dans<br />

un fauteuil, et, cachant son visage dans ses mains,<br />

il dit d’une voix suffoquée par la douleur : « Ô<br />

mes amis ! mes amis ! »<br />

Exter et Rixendorf supposaient avec raison


que quelque accident fatal avait amené cette<br />

crise, et que le conseiller allait leur faire<br />

connaître la vérité. – « Conviens-en, mon vieil<br />

ami, dit Rixendorf, il t’est arrivé dans le jardin<br />

quelque chose de funeste ! Dieu sait de quelle<br />

manière !<br />

– Mais, interrompit Exter, je ne conçois pas du<br />

tout comment quelque chose de fâcheux pourrait<br />

arriver au conseiller, surtout à cette époque où<br />

son principe sidéral brille d’un éclat plus pur et<br />

plus beau que jamais.<br />

– Pourtant ! pourtant, Exter ! reprit le<br />

conseiller d’une voix sourde, ce sera bientôt fait<br />

de moi ! l’audacieux provocateur d’esprits n’aura<br />

pas frappé impunément aux portes de leur sombre<br />

empire. Je te le répète, une puissance mystérieuse<br />

m’a permis de jeter un regard derrière la toile. –<br />

Une mort prochaine, une mort affreuse peut-être<br />

m’est annoncée !<br />

– Mais dis-moi donc ce qui t’est arrivé, répéta<br />

Rixendorf avec impatience, je parie que tout se<br />

réduit à un rêve de ton imagination ; toi et Exter<br />

vous gâtez votre vie à plaisir avec vos chimères


extravagantes.<br />

– Apprenez donc, dit le conseiller en se levant<br />

de son fauteuil et se plaçant entre ses deux amis,<br />

quelle émotion d’horreur et d’effroi m’a plongé<br />

dans ce profond évanouissement. Vous étiez déjà<br />

tous rassemblés dans le salon, lorsque, je ne sais<br />

moi-même à quel propos, il me prit la fantaisie de<br />

faire encore un tour seul dans le jardin. Mes pas<br />

se dirigèrent involontairement vers le petit bois.<br />

Là il me sembla tout à coup entendre un léger<br />

frôlement et le sourd murmure d’une voix<br />

plaintive. – Les sons semblaient venir du<br />

pavillon : je m’approche ; la porte du pavillon est<br />

ouverte, et j’aperçois – moi-même ! – moi en<br />

personne, mais tel que j’étais il y a trente ans,<br />

avec le même habit que je portais dans ce jour de<br />

funeste mémoire où je songeais à me soustraire<br />

au plus amer désespoir en mettant fin à une vie<br />

misérable, lorsque Julie m’apparut comme une<br />

ange de lumière dans sa parure nuptiale... C’était<br />

le jour de son mariage. – Eh bien, mon image,<br />

moi, mon propre individu, était agenouillé dans le<br />

pavillon devant le cœur rouge, et murmurait en<br />

frappant dessus de manière à lui faire rendre un


son creux : “Jamais, jamais tu ne pourras donc<br />

t’attendrir, cœur de pierre !” – Je demeurai<br />

stupéfait et immobile, un frisson mortel vint<br />

glacer mes veines. Soudain j’aperçois Julie dans<br />

tout l’éclat de sa parure nuptiale, rayonnante de<br />

fraîcheur et de beauté, qui s’avance sous les<br />

arbres et qui tend les bras vers mon image, cet<br />

autre moi plus jeune de trente ans, avec<br />

l’expression de la plus vive tendresse. Je tombai<br />

sans connaissance ! »<br />

Le conseiller, à ces mots, retomba encore à<br />

demi évanoui dans le fauteuil ; mais Rixendorf<br />

saisit ses deux mains, les secoua et lui cria d’une<br />

voix forte : « Quoi ! c’est là tout ce que tu as vu,<br />

mon ami, tu n’as vu que cela, rien que cela ? –<br />

Nous ferons une décharge de tes canons japonais<br />

en signe de victoire ! Quant à ta mort prochaine,<br />

quant à l’apparition de ton Sosie, ce n’est rien,<br />

rien du tout ! Tu vivras encore longtemps sur<br />

cette terre, et j’espère te guérir de tes mauvais<br />

rêves, en te montrant leur peu de réalité. »<br />

En même temps, Rixendorf se précipita hors<br />

de la chambre plus vite que son âge ne semblait


devoir le permettre. Il était douteux que le<br />

conseiller eût entendu les paroles de Rixendorf ;<br />

car il était encore abattu et les yeux fermés. Exter<br />

se promenait à grands pas de long en large, il<br />

fronçait le sourcil et disait avec humeur : « Je<br />

parie que cet homme songe encore à expliquer<br />

tout cela d’une manière naturelle ; mais il n’y<br />

parviendra pas aisément, n’est-il pas vrai, cher<br />

conseiller ? Nous nous connaissons aux<br />

apparitions ! – Je voudrais bien seulement avoir<br />

mon kaftan et mon turban. » En parlant ainsi, il<br />

tira de son gousset un petit sifflet d’argent, qu’il<br />

portait constamment sur lui, et en donna un coup<br />

prolongé. Presque immédiatement un de ses<br />

Maures parut, et lui remit en effet le turban et le<br />

kaftan.<br />

Bientôt après entra la conseillère intime Foerd,<br />

suivie de son mari et de sa fille Julie. Le<br />

conseiller aulique se leva promptement, et, tout<br />

en assurant qu’il était parfaitement guéri, il se<br />

sentit effectivement beaucoup mieux. Il demanda<br />

qu’il ne fût plus question de cet incident, et ils<br />

allaient retourner tous dans le salon, à l’exception<br />

d’Exter, qui s’était étendu sur le sofa dans son


costume turc, et qui buvait du café en fumant<br />

dans une pipe démesurément longue, dont le<br />

fourneau, posé sur des roulettes, glissait en tous<br />

sens sur le parquet. Mais tout à coup la porte<br />

s’ouvrit, et Rixendorf s’élança dans la chambre.<br />

Il tenait par la main un jeune homme vêtu de<br />

l’ancien costume militaire. C’était Max, dont<br />

l’aspect fit frissonner le conseiller aulique.<br />

« Tu vois ici ton double, mon ami, l’objet de<br />

ton illusion chimérique, s’écria Rixendorf. C’est<br />

moi qui ai retenu ici mon excellent Max, et qui<br />

lui ai fait donner par ton valet de chambre un<br />

habit de ta garde-robe, pour qu’il pût figurer<br />

convenablement avec nous. C’était lui qui était<br />

agenouillé près du cœur dans le pavillon. Oui,<br />

devant ton cœur de pierre, oncle dur et<br />

insensible ! tu as vu prosterné ton neveu, lui que<br />

tu as impitoyablement repoussé loin de toi sous<br />

l’influence d’une vision chimérique ! Si le frère a<br />

manqué grièvement au frère, il a expié depuis<br />

longtemps ses torts en mourant accablé de la plus<br />

profonde misère. – Voilà l’orphelin sans soutien,<br />

voilà ton neveu, appelé Max comme toi, ton<br />

fidèle portrait au physique comme au moral ; on


le prendrait pour ton propre fils. L’enfant et le<br />

jeune homme ont courageusement lutté contre les<br />

vagues mugissantes du torrent de la vie. –<br />

Allons ! – Fais-lui bon accueil, que ce cœur<br />

inflexible s’attendrisse ! tends-lui une main<br />

bienfaisante, pour qu’il ait au moins un appui, si<br />

le malheur déchaînait sur lui de trop violentes<br />

tempêtes. »<br />

Le jeune homme, avec une contenance humble<br />

et respectueuse, des larmes brûlantes dans les<br />

yeux, s’était approché du conseiller. Celui-ci était<br />

là pâle comme un spectre, les yeux étincelants, la<br />

tête rejetée orgueilleusement en arrière, muet et<br />

glacé ; mais quand le jeune homme voulut<br />

prendre sa main, il recula de deux pas avec un<br />

geste de répulsion, et il s’écria d’une voix<br />

terrible : « Traître ! – Viens-tu ici pour<br />

m’assassiner ? – Va-t-en ! fuis loin de moi ! oui,<br />

tu te fais un jouet de mon cœur, de moi-même ! –<br />

Et toi aussi, Rixendorf, tu prêtes les mains à la<br />

puérile comédie dont on cherche à me rendre la<br />

dupe ! – Va-t-en ! te dis-je ; fuis loin d’ici, loin<br />

de mes yeux, toi qui es né pour ma perte, toi le<br />

fils du plus infâme scé...


– Arrête ! s’écria soudain Max, dont les yeux<br />

lançaient des éclairs de colère et de désespoir,<br />

arrête, oncle dénaturé ! frère barbare et<br />

impitoyable ! toi qui as accumulé de prétendus<br />

griefs contre mon pauvre malheureux père, qui<br />

eut à se reprocher peut-être un excès de légèreté,<br />

mais qui ne conçut jamais la pensée d’un crime,<br />

toi qui as provoqué sur sa tête l’opprobre et le<br />

déshonneur ! – Ô malheureux fou que j’étais<br />

d’avoir pu croire un seul moment que je<br />

parviendrais jamais à émouvoir ce cœur de pierre,<br />

et à réparer à tes yeux les torts de mon père en<br />

t’entourant d’affection et de dévouement ! –<br />

C’est abandonné de tout le monde, sur le grabat<br />

de la misère, mais pressé dans les bras d’un fils<br />

désolé, que mon père a terminé sa triste<br />

existence. – Eh bien ! – “Max ! me dit-il, fais un<br />

acte de vertu : réconcilie à ma mémoire un frère<br />

implacable... Deviens son fils !” Telles furent les<br />

dernières paroles qu’il prononça. Mais tu me<br />

repousses, comme tu repousses tout ce qui<br />

s’approche de toi avec amour et dévouement,<br />

tandis que tu te laisses mystifier par des<br />

hallucinations absurdes et diaboliques ! – Eh


ien, meurs donc seul et délaissé ! que de cupides<br />

valets guettent incessamment ton heure dernière<br />

et se partagent tes dépouilles avant même que tes<br />

yeux, fatigués de la vie, ne soient entièrement<br />

clos. Au lieu des soupirs plaintifs, des regrets<br />

sincères de ceux qui voulaient adoucir par leur<br />

amour le reste de ta vie, que tu entendes en<br />

mourant les rires moqueurs, les insolentes<br />

plaisanteries des mercenaires, dont tu auras<br />

vainement acheté les soins à prix d’or ! – Jamais,<br />

jamais tu ne me reverras plus. »<br />

Le jeune homme allait se précipiter dehors,<br />

quand il vit Julie prête à tomber par terre et<br />

poussant de douloureux sanglots. Il s’élança<br />

promptement vers elle, la reçut dans ses bras, et<br />

la pressant tendrement sur son sein, il s’écria<br />

avec l’accent déchirant d’un désespoir<br />

inconsolable : « Ô Julie, Julie ! tout espoir est<br />

perdu ! »<br />

Reutlinger était resté immobile, tremblant de<br />

tous ses membres, et sans proférer une parole ;<br />

ses lèvres, convulsivement serrées, ne pouvaient<br />

articuler une syllabe. Mais lorsqu’il aperçut Julie


dans les bras de Max, il poussa des cris violents<br />

comme un insensé. Il s’avança vers eux d’un pas<br />

hardi et vigoureux, il saisit la jeune fille dans ses<br />

bras, et, la soulevant en l’air, il lui demanda<br />

d’une voix étouffée : « Aimes-tu ce Max, Julie ?<br />

– Comme ma vie ! répliqua Julie avec<br />

l’expression de la plus amère douleur. Le<br />

poignard que vous enfoncez dans son cœur a<br />

traversé ma poitrine ! »<br />

Alors le conseiller la reposa lentement par<br />

terre, et la fit asseoir avec précaution dans un<br />

fauteuil. Puis il resta là, les deux mains croisées<br />

sur son front. Le silence de la tombe régnait<br />

autour de lui. Pas un mot, pas un mouvement de<br />

la part des témoins de cette scène. – Enfin le<br />

conseiller tomba sur ses deux genoux, une vive<br />

rougeur vint enflammer ses traits, et ses yeux se<br />

remplirent de larmes. Il leva la tête, étendit les<br />

deux bras vers le ciel, et dit d’une voix basse et<br />

solennelle : « Puissance impénétrable et<br />

éternelle ! c’était ta suprême volonté. – Ma vie<br />

agitée n’a été que le germe enfoui dans le sein de<br />

la terre, et d’où surgit l’arbre vigoureux qui porte


des fleurs et des fruits magnifiques. – Ô Julie,<br />

Julie ! – ô pauvre fou aveuglé que je suis !... »<br />

Le conseiller aulique se voila le visage, on<br />

l’entendit sangloter. Cela dura quelques minutes,<br />

puis Reutlinger se leva tout à coup avec<br />

impétuosité, il s’élança vers Max, qui restait là<br />

interdit, et le pressant sur sa poitrine, il s’écria<br />

comme hors de lui-même : « Tu aimes Julie : tu<br />

es mon fils ! – non, mieux que cela, tu es moi, –<br />

moi-même. – Tout t’appartient, tu es riche, très<br />

riche, tu as une campagne, des maisons, de<br />

l’argent comptant. – Laisse-moi rester auprès de<br />

toi, tu me donneras le pain de la charité dans mes<br />

vieux jours, – n’est-ce pas, tu le veux bien ? – car<br />

tu m’aimes, toi ! n’est-ce pas ? Il faut bien que tu<br />

m’aimes, n’es-tu pas moi-même ! – ne crains plus<br />

mon cœur de pierre, presse-moi bien fort contre<br />

ta poitrine, les battements du tien l’attendriront !<br />

– Max ! Max, mon fils ! – mon ami, – mon<br />

bienfaiteur ! »<br />

Il poursuivit ainsi, sur ce ton, au point que tout<br />

le monde s’inquiétait de ces transports<br />

frénétiques d’une sensibilité exaltée. Rixendorf,


en ami prudent, parvint enfin à le calmer, et le<br />

conseiller, plus maître de lui-même, comprit<br />

seulement alors tout ce qu’il avait réellement<br />

gagné en cet excellent jeune homme, et s’aperçut<br />

avec une profonde émotion que la conseillère<br />

intime Foerd voyait aussi dans l’union de sa Julie<br />

avec le neveu de Reutlinger, renaître pour ainsi<br />

dire une époque de félicité perdue pour elle<br />

depuis bien longtemps.<br />

Le conseiller Foerd manifestait une grande<br />

satisfaction ; il prenait beaucoup de tabac, et<br />

exprimait son assentiment dans un français bien<br />

correct et prononcé suivant toutes les règles. Il<br />

s’agissait avant tout de faire part de cet<br />

événement aux deux sœurs de Julie ; mais on ne<br />

pouvait les trouver nulle part. On avait déjà<br />

cherché la petite Nanette dans les grands vases du<br />

Japon qui garnissaient le vestibule, et où elle<br />

aurait bien pu se laisser tomber, en se penchant<br />

trop par-dessus les bords, mais en vain ; enfin on<br />

la découvrit endormie sous un rosier touffu, où<br />

elle se distinguait à peine. On joignit aussi<br />

Clémentine dans une allée écartée du parc, où<br />

elle déclamait en ce moment à haute voix après le


jeune homme blond qu’elle avait en vain<br />

poursuivi : « Oh ! souvent l’homme s’aperçoit<br />

bien tard combien il fut aimé, combien il fut<br />

ingrat et oublieux, et combien était grand le cœur<br />

qu’il méconnut ! » – Les deux sœurs<br />

témoignèrent d’abord un peu d’humeur du<br />

mariage de leur sœur, plus jeune qu’elles, mais<br />

aussi de beaucoup plus belle et plus attrayante.<br />

La médisante Nanette surtout fit la grimace avec<br />

son petit nez retroussé ; mais Rixendorf la prit à<br />

part et lui fit entendre qu’elle pourrait bien avoir<br />

un jour un mari beaucoup plus distingué, avec<br />

une propriété encore plus belle. Alors elle<br />

redevint contente, et chanta de nouveau son<br />

refrain : Amenez vos troupeaux, bergères ! Pour<br />

Clémentine, elle dit très sérieusement et avec<br />

emphase : « Dans la vie conjugale, les plaisirs<br />

calmes et faciles, le bonheur domestique<br />

circonscrit entre quatre murailles étroites, ne sont<br />

qu’un accessoire de peu d’importance. Ce qui en<br />

constitue l’essence, la vitalité, ce sont les torrents<br />

d’amour qui coulent de deux cœurs sympathiques<br />

comme des flots de naphte flamboyants, pour se


éunir et se confondre dans une harmonieuse<br />

unité ! »<br />

La société du salon, déjà avertie de ces<br />

circonstances étranges et joyeuses, attendait le<br />

couple d’époux avec impatience pour se livrer<br />

aux félicitations d’étiquette. Le conseiller de<br />

brocard, qui avait tout vu et tout entendu par la<br />

fenêtre, remarqua d’un air très fin : « Je<br />

comprends à présent pourquoi le pauvre Max<br />

attachait à son bouc tant d’importance ; car s’il<br />

avait été une fois en prison, il n’y avait plus<br />

moyen de songer à une réconciliation. » Tout le<br />

monde, Willibald le premier, approuva cette sage<br />

réflexion.<br />

Comme les principaux acteurs de notre<br />

histoire allaient donc quitter la chambre pour<br />

rentrer au salon, l’ambassadeur turc, qui était<br />

resté si longtemps silencieux sur le sofa, et qui<br />

n’avait témoigné de sa participation à tout cela,<br />

qu’en faisant glisser sa pipe dans tous les sens<br />

avec les grimaces les plus étranges, se leva<br />

subitement comme un fou et se précipita entre les<br />

deux fiancés : « Quoi – quoi, s’écria-t-il,


s’épouser tout de suite ! conclure ce mariage<br />

ainsi, à l’improviste ! – Je rends justice à tes<br />

talents, Max, à ton zèle laborieux, mais tu n’es<br />

qu’un apprenti dans la vie, sans expérience, sans<br />

acquit, sans usage du monde. Tu marches les<br />

pieds en dedans, et tu es incivil dans ton langage,<br />

comme je l’ai remarqué tout à l’heure lorsque tu<br />

as tutoyé ton oncle, le conseiller aulique<br />

Reutlinger ! Allons, mon garçon ! il faut courir le<br />

monde ! – à Constantinople ! – là tu apprendras<br />

tout ce qu’il faut savoir dans la vie, et à ton retour<br />

tu épouseras à ton aise cette charmante et jolie<br />

enfant, ma chère Juliette. »<br />

Tout le monde parut fort surpris de ce conseil<br />

d’Exter. Mais celui-ci prit le conseiller aulique à<br />

part ; tous deux se placèrent en face l’un de<br />

l’autre, se mirent mutuellement les mains sur les<br />

épaules, et échangèrent quelques mots arabes.<br />

Puis Reutlinger s’approcha de Max, lui prit la<br />

main, et lui dit très doucement et amicalement :<br />

« Mon cher et bon fils Max, mon ami ! fais-moi<br />

ce plaisir, va à Constantinople ; cela peut<br />

demander six mois tout au plus, et ensuite nous<br />

ferons joyeusement la noce ici ! » – Malgré


toutes les protestations de sa fiancée, Max dut<br />

partir pour Constantinople.<br />

Maintenant, bien-aimé lecteur, je pourrais bien<br />

à propos terminer là mon récit, car tu peux<br />

aisément imaginer qu’après être revenu de<br />

Constantinople, où il avait vu la marche de<br />

marbre sur laquelle le chien de mer avait déposé<br />

l’enfant devant Exter, ainsi que beaucoup<br />

d’autres choses remarquables, Max se maria sans<br />

obstacle avec Julie ; et tes exigences ne vont pas<br />

sans doute jusqu’à vouloir savoir quelle était la<br />

parure de la mariée, et combien d’enfants<br />

l’heureux couple a procréés jusqu’à ce jour.<br />

Il ne me reste qu’une seule chose à ajouter,<br />

c’est que le jour de la Nativité de la Vierge de<br />

l’année 18–, Max et Julie étaient agenouillés en<br />

face l’un de l’autre près du cœur du pavillon.<br />

D’abondantes larmes coulaient de leurs yeux sur<br />

cette froide pierre ; car elle recouvrait alors le<br />

cœur, hélas ! trop cruellement ulcéré du bon<br />

conseiller aulique. Non pour imiter le cénotaphe<br />

de lord Horion, mais parce que rien ne pouvait<br />

mieux résumer la vie et les souffrances de son


pauvre oncle, Max avait de sa propre main gravé<br />

ces mots dans la pierre :<br />

IL REPOSE !


Le vieux comédien


Il était question de théâtre, Lothar nous<br />

raconta l’anecdote suivante 1 :<br />

Je me souviens, dit-il, d’un homme fort<br />

singulier que je rencontrai dans une ville<br />

d’Allemagne, au milieu d’une troupe de<br />

comédiens, et qui m’offrit le vivant portrait de<br />

l’excellent pédant de Gœthe dans Wilhelm<br />

Meister.<br />

Malgré la monotonie insupportable de son<br />

débit dans les méchants bouts de rôles qu’il<br />

1 Outre les contes principaux qui forment le fond de<br />

l’ouvrage des Frères Sérapion, Hoffmann, pour animer le<br />

dialogue qui leur sert de cadre, fait raconter à ses interlocuteurs<br />

de petites nouvelles ou anecdotes dont nous avons déjà donné<br />

un modèle dans Barbara Rolloffin. Le vieux Comédien est une<br />

des plus piquantes, et nous en avons recueilli deux autres à la<br />

suite dont les personnages paraissent avoir été connus de<br />

l’auteur. Hoffmann, du reste, met souvent à contribution dans<br />

ses écrits des traits de sa propre vie, ou des caractères<br />

d’individus qui lui ont été familiers, sauf le coloris éclatant et<br />

toujours un peu fantastique dont il revêt et enrichit ses emprunts<br />

au monde réel.


emplissait, on s’accordait à dire qu’il avait été<br />

dans son jeune temps acteur de mérite, et qu’il<br />

représentait à merveille, par exemple, ces<br />

aubergistes rusés et fripons qui figuraient alors<br />

dans presque toutes les comédies, et dont l’hôte<br />

du Monde renversé de Tieck déplore déjà la<br />

disparition complète de la scène, en félicitant les<br />

Conseillers de l’extension exclusive de leur<br />

prérogative dramatique.<br />

Notre homme paraissait avoir définitivement<br />

réglé ses comptes vis-à-vis du sort, qui<br />

évidemment s’était acharné à le maltraiter ; il<br />

semblait ne plus attacher aucun prix aux choses<br />

d’ici-bas, et moins encore à sa propre personne.<br />

Rien n’était plus capable de l’émouvoir à travers<br />

l’épaisse atmosphère d’abjection dont sa<br />

conscience s’était cuirassée et où il se<br />

complaisait.<br />

Cependant de ses yeux creux et étincelants<br />

jaillissait une lueur spirituelle, et le reflet d’une<br />

âme noble ; et souvent sur son visage se peignait<br />

l’expression subite d’une ironie amère. Dans ces<br />

instants, il était difficile d’attribuer à autre chose


qu’à une dérision perfide les manières,<br />

empreintes d’une soumission outrée, qu’il avait<br />

adoptées envers tout le monde, mais<br />

particulièrement envers son directeur, homme<br />

plein d’amour-propre et de fatuité.<br />

Chaque dimanche, il avait l’habitude de venir<br />

s’asseoir à la table d’hôte de la première auberge<br />

de la ville, choisissant toujours la place la plus<br />

humble ; il était vêtu ce jour-là d’un habit propre<br />

et bien brossé, mais dont la couleur équivoque et<br />

la coupe encore plus étrange signalaient l’acteur<br />

d’une époque bien reculée. Il mangeait alors d’un<br />

bon appétit, quoiqu’il fût très sobre, surtout sous<br />

le rapport du vin, et qu’il ne vidât presque jamais<br />

à moitié seulement la bouteille placée devant lui.<br />

S’abstenant de prononcer une seule parole, il<br />

s’inclinait humblement, chaque fois qu’il buvait,<br />

vers l’aubergiste, qui l’admettait ainsi gratis le<br />

dimanche à sa table, à cause des leçons d’écriture<br />

et de calcul qu’il donnait à ses enfants.<br />

Il arriva qu’un dimanche je trouvai toutes les<br />

places de la table d’hôte occupées, hors une seule<br />

qui restait vacante auprès du vieux comédien. Je


m’y assis avec empressement, dans l’espoir de<br />

réussir à mettre en relief les facultés d’esprit<br />

supérieures dont je le supposais doué. Il était très<br />

difficile, pour ne pas dire impossible, d’entamer<br />

cet homme qui s’échappait soudain quand on<br />

croyait le tenir, et se retranchait dans des<br />

protestations de déférence exagérées. À la fin, et<br />

quand je l’eus forcé, avec beaucoup de peine, à<br />

accepter quelques verres d’un vin généreux, il me<br />

parut s’animer un peu, et il parla avec une<br />

émotion visible du bon vieux temps du théâtre,<br />

temps, hélas ! disparu sans aucune chance de<br />

retour.<br />

On quitta la table, et quelques amis<br />

m’abordèrent : le bonhomme voulait se retirer. Je<br />

le retins avec obstination, malgré ses humbles<br />

doléances sur ce qu’un pauvre acteur décrépit, tel<br />

que lui, n’était pas une société pour des<br />

gentilshommes aussi honorables, que les<br />

convenances lui faisaient un devoir de se retirer,<br />

que sa place n’était pas en semblable compagnie,<br />

qu’il ne pouvait guère y être toléré que pour la<br />

courte durée du repas, etc., etc. Enfin, ce fut, non<br />

pas au pouvoir de mon éloquence, mais plutôt à


la séduction irrésistible de l’offre d’une tasse de<br />

café et d’une pipe de tabac superfin dont j’étais<br />

muni, que je dois attribuer sa condescendance à<br />

mes sollicitations.<br />

Il nous parla avec autant d’esprit que de<br />

vivacité du vieux temps du théâtre. Il avait vu<br />

Eckhof, et joué avec Schrôder. Bref, nous<br />

acquîmes la conviction que cette morosité<br />

glaciale, chez lui, n’avait d’autre cause que la<br />

disparition d’une époque qui lui avait fermé le<br />

monde, où il vivait, se mouvait et respirait<br />

librement, et hors duquel il ne pouvait plus<br />

trouver ni sympathie, ni point d’appui. Et<br />

combien il nous surprit, quand à la fin, devenu<br />

joyeux et plein d’abandon, il prononça, avec une<br />

expression énergique et pénétrante, les paroles du<br />

spectre dans Hamlet, d’après Schrôder (car il<br />

n’avait nullement connaissance de la traduction<br />

moderne de Schlegel) ! Mais il provoqua tout à<br />

fait des transports d’admiration en nous récitant<br />

plusieurs passages du rôle de Oldenholm, car il<br />

ne voulait pas non plus admettre le nom de<br />

Polonius. Tout cela pourtant est peu de chose<br />

auprès d’une scène, à mon avis sans pareille, et


qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. Ce que<br />

je viens de raconter, un peu longuement peutêtre,<br />

n’en est que le prélude.<br />

Mon homme était obligé d’accepter une foule<br />

de rôles secondaires, et de remplir, dans les<br />

ridicules pièces à tiroir, le misérable emploi du<br />

compère destiné à servir de plastron à l’acteur<br />

aux travestissements. C’est ainsi qu’il devait<br />

jouer, quelques jours après notre entrevue, un<br />

rôle de directeur de théâtre dans Les Rôles à<br />

l’essai, que son véritable directeur lui-même, qui<br />

s’imaginait y devoir faire sensation, s’était<br />

arrangés à sa manière. Le jour venu, soit que<br />

notre entretien et la soirée dont j’ai rendu compte<br />

eussent réveillé son ancienne verve et son ardeur<br />

éteinte, soit que dans la matinée peut-être,<br />

comme on voulut le prétendre après, le vin eût<br />

retrempé les facultés de son âme, il parut, dès son<br />

entrée en scène, un tout autre homme qu’on ne le<br />

connaissait. Ses yeux étincelaient, et la voix<br />

creuse et cassée du vieillard hypocondre,<br />

décrépit, avait fait place à une basse accentuée et<br />

retentissante, pareille à l’organe de certains<br />

individus d’un âge mûr, et qui distingue, par


exemple, ces oncles riches qui au théâtre exercent<br />

la justice poétique en dispensant à la vertu des<br />

récompenses et un châtiment à la folie. Le début<br />

de la pièce toutefois ne laissa soupçonner rien<br />

d’extraordinaire. Mais quelle fut l’extrême<br />

surprise du public quand, après une ou deux<br />

scènes de travestissement du directeur-acteur,<br />

notre homme inconcevable s’adressa tout à coup<br />

au parterre lui-même, avec un sourire sardonique,<br />

et lui tint à peu près ce langage.<br />

« Est-ce que les très honorables spectateurs<br />

n’auraient pas, comme moi, reconnu du premier<br />

coup d’œil M. le directeur ?... (Il prononça le<br />

nom du directeur.) Est-il possible de vouloir<br />

baser la force de l’illusion sur la coupe d’un<br />

habit, tantôt large, tantôt étroit, ou sur l’aspect<br />

d’une perruque plus ou moins fournie, et<br />

d’espérer par là faire valoir un chétif talent,<br />

dépourvu d’ailleurs de toute capacité, et<br />

semblable à un pauvre enfant qui languit privé du<br />

sein nourricier ? Le jeune homme qui veut se<br />

faire passer à mes yeux, avec tant de maladresse,<br />

pour un artiste protée, pour un génie<br />

caméléonien, aurait au moins du éviter de


gesticuler incessamment d’une manière si<br />

exagérée, de se laisser retomber sur lui-même, à<br />

la fin de chaque période, comme une lame de<br />

couteau qui rentre dans le manche, et ne pas<br />

nasiller de la sorte en prononçant le plus petit r.<br />

Peut-être alors que les très honorables spectateurs<br />

n’eussent pas, ainsi que moi, reconnu notre petit<br />

directeur de prime abord, comme cela est arrivé,<br />

et ce qui fait grande pitié. – Mais, puisque la<br />

pièce doit durer encore une demi-heure, je veux<br />

avoir l’air jusqu’à la fin de ne m’apercevoir de<br />

rien, quelque ennuyeuse et déplaisante que soit<br />

ma tâche... chut ! »<br />

Et à chaque nouvelle sortie du directeur, le<br />

vieux comédien contrefaisant son jeu avec ironie<br />

et de la façon la plus comique, on peut s’imaginer<br />

quels rires bruyants s’élevaient de tous les coins<br />

de la salle. – Notez bien, ce qui redoublait encore<br />

l’hilarité générale, que le directeur, occupé sans<br />

relâche de ses travestissements successifs, ne se<br />

douta pas un moment, jusqu’à la fin de la pièce,<br />

de la mystification dont il était l’objet. Peut-être<br />

bien le vieux railleur avait-il fait entrer dans son<br />

complot le tailleur du théâtre ; mais très


positivement un désordre malencontreux s’était<br />

mis ce soir-là dans la garde-robe du pauvre<br />

directeur. Il en résultait de bien plus longs<br />

intervalles de temps entre ses apparitions, et le<br />

vieux, sur qui retombait la charge d’occuper la<br />

scène, avait le champ libre pour accumuler les<br />

sarcasmes les plus amers contre son supérieur, et<br />

pour le contrefaire, jusqu’aux plus petits détails,<br />

avec une vérité grotesque qui provoquait dans le<br />

public une gaieté délirante.<br />

Ce qui n’était pas le moins récréatif, c’était<br />

d’entendre notre homme annoncer à l’avance aux<br />

spectateurs sous quel masque le directeur allait<br />

reparaître, en parodiant sa voix empruntée, ses<br />

poses et ses gestes. Alors celui-ci était accueilli à<br />

son entrée en scène par des éclats de rire<br />

universels, qu’il ne manquait pas d’attribuer, avec<br />

une visible satisfaction, à la réussite et à l’effet de<br />

son déguisement, tandis que c’était une manière<br />

d’applaudir à la ressemblance frappante du<br />

portrait dont le vieux venait de tracer l’ébauche.<br />

À la fin pourtant son stratagème dut être<br />

divulgué, et l’on peut se figurer l’exaspération du


directeur qui s’élança comme un sanglier furieux<br />

sur le pauvre comédien, fort embarrassé de se<br />

soustraire à ses mauvais traitements, et auquel il<br />

fut interdit absolument de remettre les pieds au<br />

théâtre. Mais, en revanche, le public l’avait<br />

tellement pris de ce jour en affection, et embrassa<br />

si vivement sa cause, que le directeur, d’ailleurs<br />

confondu de ridicule, n’eut d’autre ressource que<br />

de fermer son théâtre et d’aller chercher fortune<br />

ailleurs.<br />

Plusieurs bourgeois respectables, et à leur tête<br />

l’aubergiste dont j’ai parlé, se cotisèrent, et<br />

procurèrent au vieux comédien de quoi vivre<br />

convenablement, si bien qu’il put renoncer tout à<br />

fait à une profession qu’il tenait pour dégradée, et<br />

séjourner dans la ville même, tranquille et sans<br />

souci.<br />

Mais l’âme d’un acteur est pleine de<br />

bizarreries et de contrastes inexplicables ! À<br />

peine un an fut-il écoulé, que le vieillard disparut<br />

subitement, sans que personne pût savoir où il<br />

avait porté ses pas. – Depuis, on prétendit l’avoir<br />

vu à la suite d’une misérable troupe de comédiens


ambulants, et réduit à cette même condition<br />

infime et précaire, à laquelle il venait à peine<br />

d’échapper.


Deux originaux


Vous savez, dit Théodore, que je séjournai<br />

quelque temps à G..., pour terminer mes études,<br />

auprès de mon vieux oncle. Il avait un ami qui,<br />

malgré la disproportion de son âge avec le mien,<br />

me prit en affection singulière, à cause,<br />

j’imagine, de l’extrême gaieté d’humeur qui me<br />

distinguait alors, au point de dégénérer parfois en<br />

folie. Cet homme était, du reste, un des plus<br />

extraordinaires que j’aie jamais rencontrés.<br />

Grondeur, chagrin, minutieux dans toutes les<br />

affaires de la vie, et fort enclin à l’avarice, il était<br />

pourtant sensible, autant qu’homme au monde, à<br />

toute espèce de drôleries et de jovialité. Pour me<br />

servir d’une expression française, personne<br />

n’était plus amusable ni moins amusant à la fois.<br />

En outre, et malgré la maturité de son âge, il était<br />

rempli de prétentions, qu’il manifestait surtout<br />

dans sa mise des plus recherchées, et toujours<br />

réglée d’après la dernière mode, ce qui le rendait<br />

passablement ridicule ; mais il l’était encore bien<br />

davantage par son avidité insatiable de plaisir, par


son ardeur inouïe à poursuivre et à épuiser toute<br />

espèce de jouissance.<br />

Il me revient à la mémoire deux traits<br />

caractéristiques de cette fatuité sénile et de ce<br />

besoin exagéré d’émotions, vraiment trop<br />

comiques pour que je ne vous en fasse pas part.<br />

Imaginez-vous que mon homme ayant été<br />

invité, par une société dont plusieurs dames<br />

faisaient partie, à faire une promenade à pied<br />

pour visiter, dans les montagnes des environs,<br />

une chute d’eau remarquable, se para d’un habit<br />

de soie tout neuf, orné de superbes boutons<br />

d’acier poli, avec des bas de soie blancs, des<br />

souliers à boucles d’acier, et aux mains des<br />

bagues de prix. Or, il arriva qu’au beau milieu<br />

d’une sombre forêt de sapins, les promeneurs<br />

furent surpris par un violent orage. La pluie<br />

tombait par nappes, les ruisseaux débordés<br />

inondaient les chemins, et vous devez penser<br />

dans quel état mon pauvre ami fut réduit en peu<br />

d’instants. – Cependant, la nuit même le tonnerre<br />

tomba sur le clocher de l’église Saint-Dominique<br />

à G... et l’incendia. Mon ami était transporté


d’aise au magnifique spectacle de l’immense<br />

colonne de feu qui s’élevait jusqu’au ciel et<br />

projetait une lumière fantastique sur tous les<br />

objets d’alentour. Mais il réfléchit bientôt que ce<br />

tableau, vu du haut d’une colline qui dominait la<br />

ville, devait produire un effet beaucoup plus<br />

pittoresque. Aussitôt, il s’habilla de pied en cap,<br />

avec son cérémonial accoutumé, se munit d’un<br />

cornet de macarons et d’un flacon de vin fin, prit<br />

à la main un bouquet odorant, une chaise pliante<br />

et portative sous son bras, et se dirigea gaiment<br />

vers la hauteur en question. Là, il s’assit, et<br />

contempla tout à son aise avec ravissement les<br />

progrès de l’incendie, tantôt flairant le parfum de<br />

son bouquet, tantôt croquant un macaron ou<br />

buvant un petit verre de vin. – Ce personnage<br />

bizarre...<br />

Il me rappelle, interrompit Vinzent, un drôle<br />

de corps que j’ai rencontré pendant mon voyage<br />

dans le sud de l’Allemagne. J’étais allé me<br />

promener aux environs de B... dans un petit bois,<br />

où je rencontrai plusieurs paysans occupés à


abattre un taillis fort touffu, et à scier les<br />

branches de quelques arbres d’un côté seulement.<br />

Je demandai machinalement à ces gens s’il<br />

s’agissait de percer une nouvelle route ; mais ils<br />

me dirent en riant que je pouvais marcher droit<br />

devant moi, et que je trouverais à l’issue du bois,<br />

sur une hauteur, quelqu’un à qui je pourrais<br />

mieux m’informer.<br />

En effet, je ne tardai pas à joindre un petit<br />

homme d’un certain âge, très pâle, habillé d’une<br />

redingote et d’un bonnet de voyage, avec une<br />

ceinture fort serrée, et qui regardait fixement, par<br />

une longue-vue, vers l’endroit où j’avais vu<br />

travailler les paysans. Dès qu’il s’aperçut de mon<br />

approche, il ferma son instrument, et me dit avec<br />

vivacité : « Vous venez du bois, Monsieur, où en<br />

est la besogne je vous prie ? » Je lui dis ce que<br />

j’avais vu. « C’est très bien, répondit-il, c’est très<br />

bien ! Je suis ici depuis trois heures du matin (or,<br />

il pouvait être six heures du soir), et je<br />

commençais à craindre que ces ânes, que je paie<br />

assez cher, ne me laissassent dans l’embarras ;<br />

mais à présent, j’espère que la perspective sera<br />

visible encore au moment favorable. » Il rouvrit


sa longue-vue et regarda encore vers la forêt. Au<br />

bout de quelques minutes, un gros massif de<br />

branches étant tombé à la fois, on eut tout à coup<br />

devant soi, comme par enchantement, l’aspect<br />

des montagnes lointaines et des ruines d’un<br />

château fort, qui formaient, en effet, aux rayons<br />

du soleil couchant, un spectacle magique et<br />

enchanteur.<br />

L’homme à la longue-vue n’exprima son<br />

ravissement que par des paroles entrecoupées ;<br />

mais après avoir joui du coup d’œil pendant un<br />

bon quart d’heure il serra sa lunette d’approche,<br />

et s’enfuit à toutes jambes, comme s’il eût été<br />

poursuivi par une bête féroce, sans me saluer, et<br />

même sans faire aucune attention à ma présence.<br />

J’appris plus tard que cet homme n’était autre<br />

que le baron de R***, original des plus<br />

marquants, qui, de même que le fameux baron<br />

Grotthus, poursuivait, depuis plusieurs années<br />

sans interruption, un voyage entrepris<br />

pédestrement, allant partout avec rage, à la<br />

chasse, pour ainsi dire, des belles perspectives.<br />

Quand, pour se procurer la jouissance d’un point


de vue, il jugeait nécessaire de faire abattre des<br />

arbres ou de trouer une partie de bois, il<br />

s’arrangeait avec le propriétaire et soldait des<br />

ouvriers sans regarder à la dépense. Il voulut<br />

même un jour, à toute force, faire brûler une<br />

métairie entière qui selon lui masquait la<br />

perspective, ou gâtait l’ensemble du tableau ;<br />

mais il échoua dans son dessein. Du reste, une<br />

fois son but atteint, il consacre une demi-heure au<br />

plus à contempler le point de vue, et reprend sa<br />

course incessante dans une autre direction, et sans<br />

jamais revenir au même endroit.


La vision


Vous savez, dit Cyprien, qu’il y a quelque<br />

temps, c’était même un peu avant la dernière<br />

campagne, j’ai séjourné dans la propriété du<br />

colonel de P***. Le colonel était un homme vif et<br />

jovial, et sa femme la douceur et la bonté même.<br />

Le fils se trouvait alors à l’armée, et il n’y avait<br />

au château, outre les deux époux, que leurs deux<br />

filles et une vieille française qui s’efforçait de<br />

représenter une espèce de gouvernante, quoique<br />

les demoiselles parussent avoir passé le temps<br />

des gouvernantes.<br />

L’aînée des deux était un petit être éveillé,<br />

d’une vivacité excessive, non sans esprit, mais,<br />

de même qu’elle ne pouvait faire cinq pas sans y<br />

mêler au moins trois entrechats, sautant<br />

pareillement dans ses moindres discours et dans<br />

toutes ses actions incessamment d’une chose à<br />

une autre ; je l’ai vue en moins de dix minutes<br />

broder, lire, dessiner, chanter, danser, – pleurer<br />

tout à coup sur son pauvre cousin mort à l’armée,<br />

et, les yeux encore pleins de larmes amères, partir


d’un éclat de rire convulsif, en voyant la vieille<br />

française renverser par mégarde sa tabatière sur<br />

le petit chien, qui se mettait à éternuer<br />

bruyamment, tandis que la pauvre duègne répétait<br />

en se lamentant : « Ah che fatalità ! – Ah carino !<br />

poverino !... » car elle avait l’habitude de ne<br />

parler qu’en italien au susdit roquet, attendu qu’il<br />

était natif de Padoue. Malgré cela, la jeune fille<br />

était la plus gentille blondine possible ; et, au<br />

milieu de tous ses étranges caprices pleine de<br />

grâce et d’amabilité, de sorte qu’elle exerçait<br />

partout, sans la moindre prétention, un charme<br />

irrésistible.<br />

Sa sœur cadette, nommée Adelgonde, offrait<br />

auprès d’elle le plus singulier contraste. Je<br />

cherche en vain des mots pour vous définir<br />

l’impression toute particulière et surprenante que<br />

cette jeune fille produisit sur moi lorsque je la vis<br />

pour la première fois. Imaginez la plus noble tête,<br />

des traits d’une merveilleuse beauté : mais ses<br />

joues et ses lèvres couvertes d’une pâleur<br />

mortelle ; et quand elle s’avançait à pas mesurés,<br />

le regard fixe, quand un mot à peine distinct,<br />

entrouvrant ses lèvres de marbre, se perdait isolé


dans le silence du grand salon, malgré soi l’on se<br />

sentait saisi d’un frisson glacial.<br />

Je surmontai bientôt cette émotion de terreur,<br />

et je dus m’avouer, après avoir provoqué la jeune<br />

fille si profondément concentrée en elle-même à<br />

causer familièrement, que l’effet bizarre de cette<br />

apparition fantastique dépendait seulement de son<br />

intérieur, et que ses sentiments et son caractère<br />

n’y avaient aucune part. Dans le peu qu’elle<br />

disait se révélaient un jugement délicat, féminin,<br />

une raison éclairée, un cœur bienveillant. On<br />

aurait vainement cherché la trace de la moindre<br />

exaltation mentale, et cependant ce sourire<br />

douloureux, ce regard humide de larmes, faisaient<br />

supposer au moins une perturbation physique qui<br />

devait nécessairement, dans cette frêle<br />

organisation, avoir une influence nuisible sur le<br />

moral.<br />

Ce qui me frappait singulièrement, c’était que<br />

tout le monde dans la famille, sans excepter la<br />

vieille française, paraissait inquiet dès qu’on<br />

nouait conversation avec la jeune fille, et que<br />

chacun cherchait à rompre l’entretien en s’y


mêlant quelquefois d’une manière tout à fait<br />

ridicule. Mais ce qu’il y avait encore de plus<br />

extraordinaire, c’est que chaque soir, dès que huit<br />

heures avaient sonné, la dame française d’abord,<br />

puis la sœur, le père, la mère engageaient tour à<br />

tour la demoiselle à se retirer dans sa chambre, de<br />

même qu’on envoie les enfants se coucher de<br />

bonne heure pour qu’ils ne se fatiguent pas trop<br />

et puissent dormir tout leur comptant. La<br />

Française accompagnait Adelgonde, et ni l’une ni<br />

l’autre n’assistaient au souper, qui était servi à<br />

neuf heures.<br />

La femme du colonel ayant remarqué mon<br />

étonnement journalier, jeta une fois comme<br />

indifféremment dans la conversation, pour<br />

prévenir des questions futures, qu’Adelgonde<br />

était fort maladive, qu’elle était sujette, surtout le<br />

soir à neuf heures, à des accès de fièvre<br />

périodiques, et que le médecin avait prescrit de la<br />

laisser jouir à cette heure-là du calme le plus<br />

absolu. – Je pressentis qu’il devait y avoir à cette<br />

précaution une toute autre cause, sans pouvoir<br />

cependant fonder sur rien des soupçons précis. Ce<br />

n’est qu’aujourd’hui que j’ai appris les


circonstances véritables du triste événement qui a<br />

porté le deuil et la désolation au sein du petit<br />

cercle de famille.<br />

Adelgonde était autrefois la plus belle et la<br />

plus joyeuse enfant qu’on pût voir. On célébrait<br />

le quatorzième anniversaire de sa naissance, et un<br />

grand nombre de ses jeunes compagnes avaient<br />

été réunies à cette occasion. Assises toutes en<br />

cercle dans le joli quinconce du parc, riant et<br />

plaisantant à l’envi, elles ne s’inquiètent point de<br />

la nuit, qui devient de plus en plus sombre ; car le<br />

vent tiède du soir souffle agréablement, et cette<br />

heure, au mois de juillet, est le signal de leurs<br />

plus vifs amusements. Elles commencent dans le<br />

magique crépuscule toutes sortes de danses<br />

bizarres, en cherchant à représenter les sylphes<br />

agiles et les esprits follets.<br />

« Écoutez, dit Adelgonde quand le bosquet fut<br />

devenu tout à fait obscur, écoutez, enfants ! je<br />

vais vous apparaître maintenant, comme la Dame<br />

blanche, dont le vieux jardinier défunt nous<br />

faisait tant de beaux récits. Mais il faut que vous<br />

veniez avec moi jusqu’au bout du jardin, là-bas,


où est cette vieille masure. » – En même temps<br />

elle s’enveloppe dans son châle blanc, et elle<br />

s’élance vivement et d’un pas léger dans l’allée<br />

couverte du quinconce, et ses petites amies de la<br />

suivre en courant, en riant et en folâtrant.<br />

Mais à peine Adelgonde est-elle arrivée près<br />

de ce vieux caveau en ruines, que, paralysée de<br />

tous ses membres par une peur subite, elle reste<br />

immobile et glacée. Neuf heures sonnaient à<br />

l’horloge du château. « Ne voyez-vous pas ?<br />

s’écria Adelgonde d’une voix sourde et creuse, ne<br />

voyez-vous pas ? – cette figure, – tout près de<br />

moi... Jésus ! elle étend la main vers moi. – Ne<br />

voyez-vous pas ? » Aucune de ses compagnes ne<br />

voit la moindre chose ; mais toutes saisies<br />

d’épouvante et d’angoisse se sauvent en courant,<br />

excepté une, la plus courageuse, qui s’élance vers<br />

Adelgonde et veut l’entraîner dans ses bras,<br />

quand au moment même Adelgonde tombe par<br />

terre comme morte.<br />

Aux cris perçants de détresse de la jeune fille,<br />

tous les hôtes du château accourent, et l’on<br />

emporte Adelgonde. – Revenue enfin de son


évanouissement, elle raconte avec un<br />

tremblement d’effroi qu’en arrivant à l’entrée du<br />

caveau elle avait aperçu devant elle un fantôme<br />

aérien confondu dans le brouillard, et qui avait<br />

étendu la main vers elle.<br />

Quoi de plus naturel que d’attribuer le prestige<br />

de cette apparition aux illusions décevantes de la<br />

lumière du crépuscule ? Du reste, Adelgonde, dès<br />

la nuit même, se remit si parfaitement de son<br />

accès de frayeur, qu’on ne craignit pour elle<br />

aucune suite fâcheuse, et qu’on pensa qu’il n’était<br />

déjà plus question de rien.<br />

Mais il en arriva, hélas ! bien autrement. À<br />

peine, dans la soirée du lendemain, neuf heures<br />

avaient-elles sonné, qu’Adelgonde se lève avec<br />

un geste de terreur du milieu de la société qui<br />

l’entoure, et s’écrie : « La voilà ! – la voilà ! – Ne<br />

voyez-vous pas ? elle est tout près de moi ! » –<br />

Bref, depuis cette soirée fatale, Adelgonde<br />

affirma que le fantôme surgissait devant elle<br />

chaque soir, à neuf heures précises, et cette vision<br />

durait quelques secondes, sans que personne,<br />

excepté elle, aperçût la moindre chose, ni


éprouvât aucune sensation intérieure qu’on pût<br />

attribuer à la présence d’un principe inconnu<br />

immatériel.<br />

La pauvre Adelgonde fut alors tenue pour<br />

folle, et ses parents, par un travers singulier,<br />

eurent honte de cet état de leur fille. De là ces<br />

étranges façons à son égard dont j’ai parlé tout à<br />

l’heure. – Il ne manquait pas de médecins et de<br />

remèdes qui devaient guérir la jeune fille de cette<br />

monomanie, comme on se plaisait à nommer sa<br />

croyance à cette apparition prétendue. Mais tout<br />

fut vainement mis en œuvre, et elle supplia<br />

instamment et en pleurant qu’on la laissât enfin<br />

en repos, assurant que le fantôme, dans ses traits<br />

confus et indécis, n’avait rien du tout de<br />

redoutable, et que son aspect ne lui causait plus<br />

de frayeur, quoique à la suite de chaque<br />

apparition elle sentit pour ainsi dire son âme et sa<br />

faculté pensante se séparer d’elle, comme pour<br />

flotter dans l’espace affranchies de tout lien<br />

terrestre. Et cela lui causait beaucoup de faiblesse<br />

et de souffrance.<br />

Le colonel n’obtint aucun résultat de l’appel


qu’il fit d’un médecin célèbre, qui avait la<br />

réputation de guérir les maniaques par des<br />

moyens fort ingénieux. Lorsque le colonel lui eut<br />

fait part de la situation de la pauvre Adelgonde, il<br />

partit d’un éclat de rire, en disant que rien n’était<br />

plus facile à faire disparaître que cette aberration<br />

d’esprit, qui n’avait, selon lui, d’autre motif que<br />

l’exaltation d’un cerveau frappé. Cette illusion de<br />

l’apparition du fantôme était, disait-il, si<br />

étroitement liée dans l’idée d’Adelgonde aux<br />

sons de l’horloge sonnant à neuf heures du soir,<br />

qu’elle était devenue incapable de séparer<br />

mentalement ces deux sensations, et qu’il ne<br />

s’agissait par conséquent que d’opérer cette<br />

rupture par un expédient matériel. Rien n’était<br />

plus aisé à pratiquer en trompant la demoiselle<br />

sur l’heure vraie, et en laissant passer neuf heures<br />

sans qu’elle le sût. Si l’apparition n’avait pas lieu,<br />

elle concevrait elle-même le fondement de son<br />

erreur, et un régime physique fortifiant achèverait<br />

son heureuse guérison.<br />

Le funeste conseil fut exécuté. – Une nuit, on<br />

recula d’une heure toutes les pendules, toutes les<br />

horloges du château, et même celle du village


dont le bourdonnement sourd pouvait s’entendre<br />

au loin, de telle sorte qu’Adelgonde devait, dès<br />

l’instant de son réveil, se tromper d’une heure<br />

dans l’appréciation du temps. Le soir arriva. La<br />

famille était rassemblée comme de coutume dans<br />

un petit salon privé, d’un aspect gai et gracieux.<br />

Aucun étranger n’était présent. La mère<br />

d’Adelgonde affectait de raconter toutes sortes<br />

d’histoires plaisantes, et le colonel, suivant son<br />

habitude, surtout lorsqu’il était d’humeur<br />

joyeuse, se mit à taquiner un peu la vieille<br />

Française, secondé en cela par Augusta, l’aînée<br />

des deux demoiselles.<br />

On riait, tout le monde semblait plus gai que<br />

jamais... Alors huit heures sonnent à la pendule<br />

(il en était donc neuf), et aussitôt Adelgonde<br />

tombe à la renverse dans son fauteuil, pâle<br />

comme un cadavre. Son ouvrage échappe de ses<br />

mains ; puis elle se lève, son visage contracté par<br />

l’angoisse de la terreur, elle fixe son regard dans<br />

l’espace vide de la chambre, et murmure d’une<br />

voix sourde et étouffée : « Quoi ! une heure plus<br />

tôt ! – Ha ! le voyez-vous ? – le voyez-vous ? –<br />

Le voici, là, devant moi, – tout près de moi !... »


Chacun s’est levé saisi de crainte, mais<br />

personne n’aperçoit la moindre chose, et le<br />

colonel s’écrie : « Adelgonde ! remets-toi, ce<br />

n’est rien ; c’est une chimère de ton cerveau, un<br />

jeu de ton imagination qui t’abuse. Nous ne<br />

voyons rien, rien du tout : et s’il y avait<br />

réellement une figure près de toi, ne devrionsnous<br />

pas l’apercevoir comme toi ? – Rassure-toi !<br />

rassure-toi, Adelgonde !<br />

– Ô mon Dieu, mon Dieu ! soupire<br />

Adelgonde, veut-on donc me rendre folle ? –<br />

Mais regardez donc : voilà qu’il étend vers moi<br />

son bras blanc de toute sa longueur... Il me fait<br />

signe ! » Et comme involontairement, le regard<br />

toujours fixé devant elle, Adelgonde promène la<br />

main derrière son dos sur la table, saisit une petite<br />

assiette posée là par hasard, la tend en avant dans<br />

l’air libre et la lâche. – L’assiette, comme portée<br />

par une main invisible, circule lentement autour<br />

du cercle des assistants, et vient se replacer<br />

doucement sur la table.<br />

La femme du colonel et Augusta étaient<br />

tombées profondément évanouies, et une fièvre


nerveuse aiguë se déclara à la suite. Le colonel<br />

appela à lui toute son énergie, mais on voyait<br />

bien à son air défait quelle impression profonde<br />

et pernicieuse lui avait causée ce phénomène<br />

inexplicable.<br />

La vieille Française était prosternée à genoux<br />

la figure contre terre, marmottant des prières.<br />

L’événement n’eut pour elle aucune suite<br />

fâcheuse, non plus qu’à l’égard d’Adelgonde.<br />

Mais la femme du colonel succomba au bout de<br />

peu de temps. Pour Augusta, elle résista à la<br />

maladie ; mais sa mort était assurément plus<br />

désirable que son état actuel.<br />

Elle, l’enjouement et la grâce de la jeunesse<br />

personnifiés, l’aimable enfant dont je vous ai<br />

d’abord tracé le portrait, elle est atteinte d’une<br />

folie plus horrible, plus épouvantable, du moins à<br />

mon avis, que toute autre résultant pareillement<br />

d’une certaine idée fixe. Elle s’imagine, en effet,<br />

qu’elle-même est ce fantôme invisible et<br />

incorporel qui poursuivait sa sœur. Elle fuit par<br />

conséquent tout le monde, ou du moins se garde<br />

bien, dès que quelqu’un est avec elle, de parler et


de se mouvoir ; à peine ose-t-elle respirer. Car<br />

elle croit fermement que si elle trahit sa présence<br />

d’une manière ou d’une autre, chacun doit mourir<br />

de frayeur. On lui met sa nourriture dans sa<br />

chambre ; on ouvre les portes devant elle, et elle<br />

se glisse furtivement pour entrer et sortir avec<br />

mille précautions. Elle mange de même à la<br />

dérobée, et ainsi du reste. Peut-on concevoir une<br />

plus pénible situation ?<br />

Le colonel, accablé de chagrin et de désespoir,<br />

a suivi les drapeaux dans la récente campagne, et<br />

il est mort à la bataille victorieuse de W... Une<br />

chose vraiment étrange et remarquable, c’est<br />

qu’Adelgonde depuis cette soirée fatale est<br />

délivrée de sa vision. Elle soigne assidûment sa<br />

sœur malade avec l’assistance de la vieille<br />

Française. – Sylvestre m’a appris aujourd’hui que<br />

l’oncle des pauvres enfants est ici pour consulter<br />

notre excellent docteur N***, au sujet de la<br />

méthode curative qu’on pourrait, à tout hasard,<br />

tenter sur Augusta. – Fasse le ciel que cette<br />

guérison si invraisemblable puisse s’effectuer !


Les aventures de la nuit<br />

de Saint-Sylvestre<br />

tirées du journal d’un voyageur enthousiaste


Avant-propos de l’éditeur<br />

Le Voyageur enthousiaste, dont on nous<br />

communique ce morceau de fantaisie à la<br />

manière de Callot, extrait de son journal, met<br />

évidemment si peu de différence entre sa vie<br />

intellectuelle et sa vie positive, qu’on peut à<br />

peine distinguer la limite qui les sépare. Mais<br />

cette limite n’étant guère mieux déterminée dans<br />

ton esprit, lecteur bénévole, il se pourra bien<br />

qu’entraîné malgré toi par l’auteur visionnaire<br />

dans les régions <strong>fantastiques</strong> de la magie, tu voies<br />

inopinément mille figures étranges venir<br />

s’associer à ta vie réelle, et te traiter sans façon<br />

aussi familièrement que de vieilles<br />

connaissances. Veuille les accueillir avec la<br />

même franchise que s’il en était ainsi, et te<br />

soumettre absolument à leur influence<br />

merveilleuse, sans même t’irriter des petits<br />

frissons fébriles que pourraient te causer leurs<br />

procédés surnaturels ; je t’en prie de tout mon


cœur, lecteur bénévole ! Que puis-je faire de plus<br />

en faveur du Voyageur Enthousiaste à qui il est<br />

arrivé décidément partout, et à Berlin encore<br />

durant la nuit de Saint-Sylvestre, tant de choses<br />

extraordinaires et inconcevables ? 1<br />

1 Hoffmann, dont la vive sympathie pour Callot n’est pas<br />

difficile à concevoir, lui a consacré deux pages d’éloge que<br />

nous mettons sous les yeux du lecteur, pour servir de<br />

commentaire à cette dénomination de Fantaisies à la manière<br />

de Callot. C’est une sorte de préface qu’Hoffmann a placée luimême<br />

en tête du volume complet qu’il publia sous ce titre, et<br />

dont le présent conte entre autres est extrait.<br />

« Pourquoi ne puis-je me rassasier de la vue de tes ouvrages<br />

bizarres et <strong>fantastiques</strong>, ô toi maître sublime ! – Pourquoi toutes<br />

tes figures, dont souvent un seul trait hardi suffit à marquer les<br />

contours, restent-elles si bien gravées dans mon esprit ? – Si je<br />

contemple longtemps tes compositions si riches, quoique<br />

formées des éléments les plus hétérogènes, je vois s’animer peu<br />

à peu leurs mille et mille figures, et celles même qu’on<br />

distinguait d’abord à peine sur les fonds les plus éloignés, se<br />

développent et s’avancent, pour ainsi dire, colorées des tons les<br />

plus vigoureux et les plus naturels.<br />

» Aucun peintre n’a su, comme Callot, rassembler dans un<br />

petit espace un nombre infini d’objets, ressortant, sans fatiguer<br />

la vue, si nettement les uns à côté des autres, que, par l’effet<br />

même de leur combinaison, chacun d’eux, quoique indépendant<br />

de tout le reste, s’harmonise pourtant merveilleusement avec


l’ensemble. Je sais que des critiques scrupuleux lui ont reproché<br />

une mauvaise ordonnance des masses et une distribution fautive<br />

de la lumière ; mais aussi ne s’est-il pas créé un art qui dépasse<br />

les règles de la peinture, ou plutôt ses dessins sont-ils autre<br />

chose que les magiques reflets des apparitions <strong>fantastiques</strong> et<br />

merveilleuses qu’évoquait son ardente imagination ? Car même<br />

dans les scènes qu’il a empruntées à la vie commune, dans ses<br />

cortèges, dans ses batailles, etc., c’est un caractère plein<br />

d’animation et tout particulier, qui donne à ses groupes, à ses<br />

personnages, je ne sais quel aspect humain et surnaturel à la<br />

fois. – Dans les sujets même les plus triviaux de la vie<br />

ordinaire, comme sa danse de paysans dirigée par des<br />

musiciens perchés sur les arbres comme des oiseaux, rayonne<br />

l’éclat d’une certaine originalité romantique, de sorte que<br />

l’esprit enclin aux idées <strong>fantastiques</strong>, est séduit à la première<br />

vue.<br />

» L’ironie qui met en conflit l’homme et la brute pour<br />

tourner en dérision les habitudes et les façons mesquines de<br />

l’homme est le symptôme d’un esprit profond ; et c’est ainsi<br />

que ces figures grotesques de Callot, à moitié humaines, à<br />

moitié bestiales, dévoilent à l’observateur judicieux et pénétrant<br />

toute la secrète morale qui se cache sous le masque de la<br />

scurrilité. Combien, sous ce rapport, n’y a-t-il pas d’invention<br />

dans le diable de la Tentation de Saint-Antoine, dont le nez,<br />

transformé en arquebuse, se dirige menaçant contre le saint<br />

ermite ? Le joyeux diable artificier, et l’autre qui joue de la<br />

clarinette en se servant d’un organe tout particulier pour<br />

souffler dans son instrument, ne sont pas moins divertissants.<br />

» Disons à la louange de Callot qu’il n’était pas moins


noble et courageux de sa personne, que satiriste profond le<br />

burin à la main. On raconte que le cardinal de Richelieu lui<br />

ayant demandé de graver la prise de Nancy, sa ville natale, il<br />

déclara hardiment qu’il aimerait mieux s’abattre le pouce que<br />

d’employer son talent à éterniser l’abaissement de son prince et<br />

de sa patrie.<br />

» Le poète, l’écrivain dont l’imagination transporte aussi les<br />

figures de la vie commune dans le monde romantique de ses<br />

visions, et qui les reproduit ensuite dans tout l’éclat qui en<br />

rejaillit sur elles, comme sous une parure étrangère et<br />

merveilleuse, ne pourrait-il pas se justifier, par l’exemple de ce<br />

grand artiste, en disant qu’il a voulu imiter le syle et la manière<br />

de Callot ? »


I<br />

La bien-aimée<br />

J’avais la mort, la mort glaciale dans le cœur.<br />

Je croyais sentir dans tout mon être mes veines<br />

brûlantes transpercées par des glaçons aigus. Je<br />

me précipitai impétueusement dehors, malgré les<br />

ténèbres de la nuit et de l’orage, sans songer à<br />

prendre mon chapeau ni mon manteau. – Les<br />

girouettes des édifices craquaient avec des sons<br />

plaintifs ; il semblait qu’on entendit le<br />

grondement terrible des rouages éternels que fait<br />

mouvoir le temps, alors que la vieille année va<br />

s’engloutir en roulant sourdement, telle qu’un<br />

pesant fardeau, dans le sombre abîme du passé.<br />

Tu sais, ami, que le retour de ces fêtes de Noël<br />

et du nouvel an, qui vous inspire à tous tant de<br />

joie et de franche allégresse, m’arrache<br />

invariablement à ma paisible retraite pour me<br />

jeter à la merci d’une mer houleuse et<br />

mugissante. Noël ! ce sont des jours bénis qui


depuis longtemps brillent à mes yeux d’une clarté<br />

propice : je les attends avec une impatience sans<br />

égale ; je deviens meilleur, plus ingénu que<br />

pendant tout le reste de l’année ; mon âme, pleine<br />

d’un pur sentiment de volupté céleste, ne nourrit<br />

plus aucune pensée sombre ni haineuse ; je<br />

redeviens un enfant enivré de plaisir. De gracieux<br />

visages d’anges me sourient du milieu des<br />

figurines bigarrées et dorées qui garnissent les<br />

boutiques resplendissantes de la Noël ; et à<br />

travers le bruit confus de la foule, j’entends<br />

retentir, comme à une grande distance, les<br />

merveilleux accords des orgues saints. Car il nous<br />

est né un enfant !<br />

Mais après la fête tout redevient morne et<br />

silencieux, et à ces vives splendeurs succède une<br />

triste obscurité. Chaque année les fleurs fanées<br />

s’accumulent de plus en plus à nos pieds : leur<br />

germe est mort pour l’éternité, aucun soleil de<br />

printemps ne viendra ranimer d’une vie nouvelle<br />

leurs tiges desséchées. – Je le sais fort bien, mais<br />

l’esprit malin trouve une joie secrète à m’en<br />

rabattre ironiquement les oreilles chaque fois que<br />

l’année approche de son déclin. Vois, murmure-t-


il tout bas, combien de jours encore ont fui loin<br />

de toi pour ne jamais revenir ; mais en revanche<br />

aussi te voilà devenu plus raisonnable, et tu ne<br />

fais plus grand cas en général des vains plaisirs<br />

du monde ; chaque jour au contraire te rend plus<br />

grave, plus posé, – tout à fait maussade !<br />

En outre, pour la nuit de Saint-Sylvestre, le<br />

Diable me réserve toujours quelque aubaine<br />

particulière. Il s’entend à m’enfoncer à point<br />

nommé et avec une affreuse ironie sa griffe<br />

acérée dans la poitrine, pour repaître sa vue du<br />

sang qui jaillit de mon cœur. Partout il trouve<br />

aide et assistance : c’est ainsi qu’hier le conseiller<br />

de justice le seconda merveilleusement. Il y a<br />

toujours chez lui (chez le conseiller de justice<br />

s’entend) grande réunion le soir de la Saint-<br />

Sylvestre ; et le cher homme s’applique, en<br />

l’honneur du nouvel an, à faire jouir chacun de<br />

ses hôtes d’une satisfaction particulière ; mais il<br />

s’y prend d’une manière si gauche et si ridicule<br />

que toujours ses pénibles préparatifs de plaisir<br />

aboutissent à un désappointement comique.<br />

Dès que je parus dans l’antichambre, le


conseiller s’élança vivement à ma rencontre, et<br />

me barra la porte du sanctuaire, d’où s’échappait<br />

une vapeur odorante de thé et de parfums<br />

délicats. Il avait un air affecté de maligne<br />

satisfaction, et, m’adressant un sourire tout à fait<br />

étrange, il me dit : « Mon cher ami ! mon cher<br />

ami ! quelque chose de délicieux vous attend<br />

dans le salon, une surprise sans pareille pour cette<br />

chère soirée de la Saint-Sylvestre... Mais ne vous<br />

effrayez pas ! » – Je fus consterné ; de sombres<br />

pressentiments vinrent m’assaillir, j’avais l’esprit<br />

inquiet et le cœur serré : la porte s’ouvrit,<br />

j’avançai à la hâte... j’entrai.<br />

Au milieu des dames assises sur le sofa, ses<br />

traits ravissants m’apparurent : c’était elle ! –<br />

elle-même, que je n’avais pas vue depuis bien des<br />

années. Le souvenir pénétrant des plus beaux<br />

jours de ma vie rayonna au fond de mon âme<br />

d’une brillante clarté. Plus de mortel abandon !<br />

toute idée de séparation entre nous à jamais<br />

proscrite !... Par quel merveilleux hasard elle était<br />

venue là, quel événement avait pu l’amener dans<br />

la société du conseiller de justice, dont je ne me<br />

rappelais nullement qu’elle eût jamais fait partie :


c’est à quoi je ne pensai même pas. – Elle m’était<br />

rendue !...<br />

Il faut que je sois resté sottement immobile et<br />

comme frappé par la baguette d’un enchanteur ;<br />

car le conseiller, me poussant doucement, me dit :<br />

« Eh bien, cher ami ! eh bien ? » J’avançai<br />

machinalement, mais je ne voyais qu’elle, et de<br />

ma poitrine oppressée s’échappèrent péniblement<br />

ces mots : « Mon Dieu, mon Dieu ! Julie ici ? » –<br />

J’étais tout près de la table à thé, alors seulement<br />

Julie m’aperçut. Elle se leva et dit d’un ton<br />

presque indifférent : « Je suis ravie de vous voir<br />

ici. – Vous avez l’air bien portant ! » Après quoi<br />

elle se rassit ; et se penchant vers la dame assise<br />

auprès d’elle : « Pouvons-nous, demanda-t-elle,<br />

compter sur un spectacle intéressant pour la<br />

semaine prochaine ? »<br />

Tu t’approches d’une fleur magnifique et<br />

chérie qui t’attire avec son suave parfum ; mais<br />

au moment où tu te baisses pour admirer de plus<br />

près son éclat et sa fraîcheur, un basilic froid et<br />

luisant s’élance de son brillant calice, et te<br />

menace de ses regards meurtriers ! – C’est ce qui


venait de m’arriver.<br />

Je m’inclinai gauchement devant les dames ;<br />

et pour que le ridicule vint se joindre à la<br />

déception, en me reculant précipitamment, je<br />

heurtai le conseiller, qui était immédiatement<br />

derrière moi, et sa tasse de thé bouillant inonda<br />

son jabot coquettement plissé. On rit beaucoup du<br />

guignon du conseiller, et plus encore sans doute<br />

de ma maladresse. Tout semblait donc conspirer<br />

pour ma fatalité ; mais je repris contenance avec<br />

un désespoir résigné. Julie n’avait pas ri, mes<br />

regards égarés la frappèrent, et il me sembla voir<br />

rayonner vers moi un coup d’œil expressif plein<br />

d’un passé délicieux, respirant toute une vie<br />

d’amour et de poésie !<br />

Quelqu’un alors commença à improviser sur le<br />

piano dans le salon voisin, ce qui mit toute la<br />

société en mouvement. On disait que c’était un<br />

célèbre virtuose étranger, nommé Berger, qui<br />

jouait divinement, et qu’il fallait religieusement<br />

écouter. « Ne fais donc pas un bruit si<br />

abominable avec les cuillers à thé, Minette ! »<br />

Tout en parlant ainsi et en indiquant la porte d’un


geste engageant, le conseiller, avec un doucereux<br />

« eh bien ! » provoquait les dames à s’approcher<br />

davantage du virtuose.<br />

Julie aussi s’était levée et se dirigeait<br />

lentement vers la pièce voisine. Je trouvai toute<br />

sa personne transformée pour ainsi dire, elle me<br />

parut plus grande, plus formée, oui, plus riche<br />

d’attraits et de séductions qu’autrefois. La coupe<br />

particulière de sa robe blanche flottant autour de<br />

sa taille en plis abondants, et laissant à demi<br />

découverts son dos, sa gorge et ses épaules, avec<br />

des manches amples et bouffantes, fendues à la<br />

hauteur du coude ; ses cheveux symétriquement<br />

séparés sur son front, et par derrière nattés en<br />

tresses nombreuses bizarrement entrelacées ; tout<br />

cela lui donnait un certain caractère antique : elle<br />

me faisait presque l’effet d’une madone d’un des<br />

tableaux de Miéris. – Et cependant il me semblait<br />

en outre que j’avais vu positivement quelque part<br />

de mes propres yeux celle dont Julie m’offrait en<br />

ce moment l’image. Elle avait ôté ses gants, et,<br />

jusqu’aux bracelets précieux qui entouraient ses<br />

poignets, tout dans l’exacte conformité de sa mise<br />

concourait à réveiller en moi de plus en plus


vivante et colorée cette illusion inexplicable.<br />

Julie, avant d’entrer dans l’autre salon, se<br />

retourna vers moi, et il me sembla que ce visage<br />

si angéliquement beau, si frais et si gracieux, était<br />

contracté par une malicieuse ironie. J’éprouvai<br />

une commotion horrible, frénétique, semblable à<br />

une crampe nerveuse. – « Oh ! il joue à ravir ! »<br />

murmura une petite demoiselle exaltée par du thé<br />

bien sucré. Et je ne sais comment il se fit que son<br />

bras s’appuya sur le mien, et que je la conduisis,<br />

ou plutôt qu’elle me conduisit dans le salon de<br />

musique.<br />

En ce moment, Berger faisait mugir l’ouragan<br />

le plus furieux : ses puissants accords montaient<br />

et s’abaissaient comme les vagues retentissantes<br />

de la mer courroucée. Cela me fit du bien. Julie<br />

se trouva tout à coup près de moi, et elle me dit<br />

d’une voix plus douce, plus caressante que<br />

jamais : « Je voudrais que tu te misses au piano<br />

pour faire entendre, sur un mode plus tendre, un<br />

chant d’espérance et de félicité passée ! » –<br />

L’ennemi avait fui loin de moi, et j’allais, par ce<br />

seul mot de : Julie ! exprimer l’enivrement


céleste dont je me sentais rempli... Mais d’autres<br />

personnes s’avançant me séparèrent d’elle de<br />

nouveau. Je vis alors qu’évidemment elle<br />

cherchait à m’éviter ; mais je réussis, tantôt, à<br />

frôler sa robe, tantôt, tout à côté d’elle, à respirer<br />

une partie de son haleine, et je croyais voir<br />

renaître, parées de mille couleurs séduisantes, les<br />

heures fortunées de mon printemps.<br />

Berger avait fait succéder le calme à la<br />

tempête, le ciel était rasséréné, de douces et<br />

vagues mélodies s’élevaient comme de petits<br />

nuages dorés au lever de l’aurore et se perdaient<br />

enfin dans un pianissimo presque imperceptible.<br />

L’artiste recueillit de nombreux et justes<br />

applaudissements, les rangs des assistants se<br />

confondirent, et il arriva ainsi que je me trouvai<br />

involontairement à deux pas de Julie, en face<br />

d’elle. Je me sentis animé de plus d’énergie : je<br />

songeais, dans le douloureux transport de mon<br />

amour insensé, à la retenir là, à la serrer entre<br />

mes bras !... quand la figure damnée d’un valet<br />

importun se glisse entre nous deux, un vaste<br />

plateau sur les mains, en chuchotant d’une voix<br />

déplaisante : « Vous plairait-il... ? »


Parmi les verres remplis de punch fumant, j’en<br />

remarquai un élégamment taillé à facettes, et<br />

plein de la même boisson, à ce qu’il paraissait.<br />

Comment ce verre particulier se trouvait là au<br />

milieu des autres, c’est ce que sait mieux que<br />

personne celui que j’apprends chaque jour à<br />

connaître davantage, celui qui est fort habile,<br />

ainsi que Clément dans Octavien 1 , à décrire de<br />

son pied gauche d’agréables crochets en<br />

marchant, et qui aime prodigieusement les petits<br />

manteaux et les plumes rouges. – Ce verre, cette<br />

coupe merveilleusement taillée et toute<br />

étincelante, Julie la prit et me la présenta en<br />

disant : « Reçois-tu encore aussi volontiers<br />

qu’autrefois le verre offert de ma main ? –<br />

Julie !... Julie ! » m’écriai-je avec un profond<br />

soupir. En saisissant la coupe, j’avais touché ses<br />

doigts délicats, mille étincelles électriques<br />

embrasèrent mes veines et mes artères ; je bus<br />

jusqu’à la dernière goutte : il me semblait que des<br />

petites flammes bleuâtres se jouaient et pétillaient<br />

autour du verre et de mes lèvres. Ensuite, je ne<br />

1 L’empereur Octavien, drame célèbre de Ludwig Tieck.


sais moi-même comment cela se fit, je me trouvai<br />

assis sur l’ottomane d’un petit cabinet éclairé<br />

seulement par une lampe d’albâtre, et à côté de<br />

Julie, de Julie qui me regardait comme autrefois<br />

d’un œil candide et bienveillant.<br />

Berger s’était remis au piano et il jouait<br />

l’andante de la sublime symphonie en mi-bémol<br />

de Mozart. Ravie par ses accords magiques,<br />

comme sur l’aile du cygne inspiré, mon âme vit<br />

renaître et resplendir d’un nouvel éclat tout le<br />

bonheur et l’amour des plus beaux instants de ma<br />

vie printanière. Oui, c’était Julie ! Julie ellemême<br />

dans sa beauté d’ange et son tendre<br />

épanchement. – Notre dialogue : de langoureuses<br />

expressions d’amour, moins de paroles que de<br />

regards passionnés ; sa main reposait dans la<br />

mienne. – « Désormais je ne te quitte plus, ton<br />

amour est la divine étincelle qui embrase mon<br />

cœur et illumine pour moi une sphère superbe<br />

d’art et de poésie ! – Sans toi, sans ton amour,<br />

tout est mort et glacé... Mais je t’ai retrouvée :<br />

n’est-ce pas pour que tu m’appartiennes à<br />

jamais ! »


En ce moment une sotte figure aux jambes<br />

d’araignée, avec des yeux de crapaud à fleur de<br />

tête, passa en chancelant, et, riant bêtement,<br />

s’écria d’une voix aigre et glapissante : « Où<br />

diantre s’est donc fourrée ma femme ? » Julie se<br />

leva et me dit d’une voix que je ne reconnus<br />

plus : « Ne voulez-vous pas que nous rentrions<br />

dans le salon, mon mari me cherche. – Vous êtes<br />

toujours fort amusant, mon cher ! toujours<br />

d’humeur originale, comme autrefois ; seulement,<br />

ménagez-vous sur la boisson. » Et le faquin aux<br />

jambes d’araignée la prit par la main ; elle le<br />

suivit en riant dans le salon.<br />

« Perdue pour l’éternité ! » m’écriai-je.<br />

– « Oui certes, codille ! mon très cher ! »<br />

brailla un animal qui jouait à l’hombre.<br />

Je m’enfuis, m’enfuis rapidement dans la nuit<br />

orageuse.


II<br />

La société dans la cave<br />

Il peut être fort agréable, en certains moments,<br />

de se promener de long en large sous Les<br />

Tilleuls 1 ; mais ce n’est pas assurément durant la<br />

nuit de Saint-Sylvestre, par une bonne gelée et<br />

quand il neige à foison. La tête nue et sans<br />

manteau, comme j’étais, je finis par m’en<br />

apercevoir au frisson glacial qui me saisit, malgré<br />

la fièvre ardente dont j’étais dévoré. Je repris ma<br />

course, je traversai le pont de l’Opéra, en passant<br />

devant le Château, puis celui de l’Écluse, après<br />

avoir tourné la Monnaie, et j’arrivai dans la rue<br />

des Chasseurs, à côté de la boutique de<br />

Thiermann. Là des lumières engageantes<br />

brillaient à travers les croisées, et je me disposais<br />

à entrer pour me réchauffer et boire quelque bon<br />

1 Sous les Tilleuls est le nom d’une promenade de Berlin qui<br />

avoisine le palais du roi.


verre d’une liqueur réconfortante. En ce moment<br />

il sortit du cabaret une société de joyeux<br />

compagnons qui parlaient d’huîtres délicieuses et<br />

de l’excellent vin de la Comète. « Ma foi ! s’écria<br />

l’un d’entre eux qu’à la lueur des lanternes je<br />

reconnus pour un superbe officier de uhlans, il<br />

avait bien raison celui-là de pester, l’année<br />

dernière à Mayence, contre ces maudits animaux<br />

qui, en 1794, s’étaient bien gardés de lui donner à<br />

boire du vin de l’an onze 1 . » Tous se mirent à rire<br />

à gorge déployée. J’avais avancé<br />

involontairement quelques pas plus loin, je<br />

m’arrêtai court vis-à-vis d’une cave d’où<br />

s’échappait la lueur tremblante d’une lampe<br />

solitaire. – Le Henry V de Shakespeare ne se<br />

trouva-t-il pas un jour si modeste et si altéré, que<br />

la pauvre créature appelée petite bière lui vint à<br />

l’esprit ? La même chose m’arriva en effet, ma<br />

langue était avide de plonger dans l’écume d’un<br />

1 Du vin de l’an onze, c’est-à-dire de l’année 1811, célère<br />

par la qualité supérieure des vins qu’on récolta en Europe, et<br />

qui fut attribuée à l’influence de la comète. L’ivrogne<br />

mécontent d’Hoffmann prend ces mots l’an onze pour le nom<br />

d’un crû fameux. Il eût ôté son chapeau devant le Pirée.


flacon de bonne bière anglaise. J’entrai<br />

immédiatement dans la salle basse.<br />

« Que désire monsieur ? » me dit l’hôte en<br />

venant à moi d’un air accort et portant la main à<br />

son bonnet. Je demandai une bouteille de bonne<br />

bière anglaise avec une bonne pipe de bon tabac,<br />

et je me trouvai bientôt dans un état de béotisme<br />

tellement sublime 1 , que le diable lui-même en<br />

conçut du respect pour moi et me quitta.<br />

Ô conseiller de justice ! si tu m’avais vu, au<br />

sortir de ton salon si resplendissant, venant<br />

m’attabler dans ce sombre caveau, et préférant<br />

cette humble bière à ton noble thé, de quel air<br />

1 Le mot de béotisme, nouvellement et heureusement<br />

introduit dans la langue, dans la même acception que lui avaient<br />

donnée les Athéniens, pour jeter du ridicule sur la pesanteur<br />

d’esprit, la mesquinerie d’idées, et les habitudes matérialistes<br />

reprochées aux Béotiens, m’a paru plus intelligible encore que<br />

le terme de Philistinisme, fort expressif dans le texte, mais qui<br />

n’a pas jusqu’à présent franchi le Rhin. Cette désignation de<br />

Philistins s’applique par mépris, surtout dans les universités<br />

allemandes, aux bourgeois, aux boutiquiers, et, par extension,<br />

aux individus qui n’envisagent de la vie que le côté physique, et<br />

pour qui les idées d’art et d’imagination sont lettres closes.


hautain et méprisant ne te serais-tu pas détourné<br />

de moi en murmurant sans doute : « Il n’est pas<br />

étonnant qu’un pareil homme abîme les plus<br />

élégants jabots ! »<br />

Fait comme j’étais, sans chapeau ni manteau,<br />

je devais produire sur les assistants un effet tant<br />

soit peu extraordinaire. Une question voltigeait<br />

déjà sur les lèvres de l’hôte, lorsqu’on frappa en<br />

dehors aux carreaux, et une voix s’écria d’en<br />

haut : « Ouvrez, ouvrez ! c’est moi. » L’hôte<br />

courut aussitôt, et rentra immédiatement avec<br />

deux flambeaux allumés qu’il tenait élevés dans<br />

ses mains. Un homme fort grand et élancé le<br />

suivait, il oublia de se baisser en passant sous la<br />

porte basse et se cogna rudement à la tête ; mais<br />

une calotte noire qu’il portait en guise de toque,<br />

amortit le coup. Il se glissa d’une manière toute<br />

particulière le long de la muraille, et vint<br />

s’asseoir en face de moi, l’hôte en même temps<br />

posait les deux lumières sur la table.<br />

On pouvait presque dire de cet homme qu’il<br />

avait une physionomie aussi morose que<br />

distinguée. Il demanda d’un air soucieux de la


ière et une pipe, et en quelques aspirations il<br />

produisit une telle fumée que nous nageâmes<br />

bientôt dans un épais nuage. Du reste son visage<br />

avait quelque chose de si caractéristique et de si<br />

attrayant, qu’en dépit de son air sombre je me<br />

sentis tout d’abord du penchant pour lui. Ses<br />

cheveux noirs et abondants étaient séparés sur<br />

son front et retombaient des deux côtés en<br />

nombreuses petites boucles, ce qui le faisait<br />

ressembler aux portraits de Rubens. Lorsqu’il eut<br />

déposé son grand collet, je vis qu’il était vêtu<br />

d’une kurtka noire garnie de quantité de<br />

brandebourgs ; mais ce qui me surprit<br />

étrangement, ce fut de voir, ce dont je m’aperçus<br />

quand il secoua sa pipe qu’il avait achevé de<br />

fumer en moins de cinq minutes, qu’il avait mis<br />

par-dessus ses bottes d’élégantes pantoufles.<br />

Notre conversation était peu active ; l’étranger<br />

paraissait très occupé de toutes sortes de plantes<br />

rares qu’il avait retirées d’un étui, et qu’il<br />

considérait avec satisfaction. Je lui exprimai mon<br />

admiration pour ces jolies plantes, et comme elles<br />

paraissaient avoir été récemment cueillies, je lui<br />

demandai s’il avait été par hasard au jardin


otanique ou bien chez Boucher. Il sourit d’une<br />

façon assez étrange et répondit : « La botanique<br />

ne paraît pas être votre fort, autrement une<br />

question aussi... (il hésitait) – aussi sotte,<br />

murmurai-je à voix basse, – ne serait pas sortie de<br />

votre bouche, ajouta-t-il naïvement. Vous auriez,<br />

poursuivit-il, reconnu du premier coup d’œil des<br />

plantes alpines et celles-là d’entre elles encore<br />

qui croissent sur le Chimboraço 1 . »<br />

Ces derniers mots, l’étranger les prononça à<br />

voix basse et à part lui ; mais tu peux t’imaginer<br />

quel singulier effet ils produisirent sur moi. Vingt<br />

questions expirèrent sur mes lèvres ; et il me vint<br />

à l’esprit un soupçon de plus en plus décidé que<br />

j’avais déjà, sinon vu cet étranger, du moins plus<br />

d’une fois rêvé à lui.<br />

On frappa de nouveau aux carreaux, l’hôte<br />

ouvrit la porte, et une voix s’écria : « Ayez la<br />

bonté de couvrir votre miroir ! – Ah, ah ! dit<br />

1 C’est le plus haut sommet de la chaîne des Cordillières<br />

d’Amérique, et le point le plus élevé du globe au-dessus du<br />

niveau de la mer. De vastes forêts l’environnent jusqu’à une<br />

certaine hauteur, et la végétation y est des plus fécondes.


l’hôte, en jetant aussitôt un voile sur la glace, le<br />

général Suwarow arrive un peu tard. » En effet,<br />

bientôt s’élança dans la salle avec une vitesse<br />

traînante, je dirais presque une agile lourdeur, un<br />

petit homme sec, enveloppé d’un manteau d’une<br />

couleur brune toute particulière, et qui voltigeait<br />

autour de son corps, tandis que lui sautillait dans<br />

la chambre, en formant mille petits plis et replis<br />

si compliqués, qu’aux reflets des lumières on<br />

croyait voir se mouvoir plusieurs figures<br />

superposées les unes aux autres, comme celles<br />

des scènes fantasmagoriques d’Ensler. En même<br />

temps il se frottait les mains cachées sous de<br />

larges manches et s’écriait : « Froid ! froid ! très<br />

froid ! – En Italie, c’est différent, bien<br />

différent ! » Enfin il prit place entre le grand<br />

étranger et moi, en disant : « Voilà une<br />

épouvantable fumée ! – Tabac contre tabac : si<br />

j’avais seulement une prise ! »<br />

J’avais sur moi la tabatière d’acier poli, claire<br />

comme une glace, dont tu m’as fait cadeau un<br />

jour. Je la tirai aussitôt de ma poche pour offrir<br />

du tabac à mon voisin. Mais à peine l’eut-il<br />

aperçue, qu’il la couvrit de ses deux mains, et


s’écria en la repoussant : « Arrière ! arrière cet<br />

abominable miroir ! » Sa voix avait quelque<br />

chose d’effrayant, et lorsque je le regardai tout<br />

surpris, je le trouvai métamorphosé. Le petit<br />

homme avait en entrant le visage ouvert et riant<br />

d’un jeune homme ; mais à présent c’était un<br />

vieillard aux traits flétris et ridés, pâle comme la<br />

mort, qui fixait sur moi des yeux caves et ternes.<br />

Saisi d’effroi, je me rapprochai de mon autre<br />

commensal prêt à m’écrier : « Au nom du ciel !<br />

regardez donc ! » Mais celui-ci était enfoncé dans<br />

l’examen de ses plantes du Chimboraço, et au<br />

même moment le petit dit à l’hôte dans son<br />

langage prétentieux : « Vin du Nord ! » – Peu à<br />

peu le dialogue devint plus animé. Le petit<br />

m’était, à la vérité, très suspect, mais le grand<br />

savait, à propos de choses en apparence<br />

insignifiantes, raconter des faits intéressants et<br />

curieux ; et quoiqu’il parût lutter contre la<br />

difficulté de s’exprimer, et qu’il se servit même<br />

quelquefois de mots impropres, cela donnait<br />

précisément à ses discours une originalité<br />

comique ; de sorte qu’il atténuait, en éveillant de<br />

plus en plus ma sympathie, l’impression


désagréable que le petit faisait sur moi.<br />

Celui-ci semblait mu intérieurement par mille<br />

ressorts, car il s’agitait en tout sens sur sa chaise,<br />

et ne cessait de gesticuler avec ses mains. Je<br />

remarquai distinctement qu’il me regardait tantôt<br />

avec un visage, tantôt avec un autre, et je sentis à<br />

cette vue une sueur froide couler de mes cheveux<br />

sur mon dos. Il prenait surtout sa figure de<br />

vieillard pour regarder souvent l’autre, dont l’air<br />

de calme et d’aisance contrastait singulièrement<br />

avec l’excessive mobilité du petit ; mais toutefois<br />

son aspect me parut alors moins effrayant que<br />

lorsqu’il m’avait envisagé moi-même la première<br />

fois.<br />

Dans cette mascarade de la vie humaine,<br />

l’esprit pénètre souvent d’un regard subtil à<br />

travers le masque du visage, et reconnait les<br />

esprits dont la nature est conforme à la sienne. Et<br />

c’est ainsi que nous trois, êtres à part, et<br />

rapprochés par le hasard dans ce sombre caveau,<br />

nous reconnûmes sans doute notre affinité<br />

réciproque. L’entretien prit donc cette tournure<br />

humoristique à laquelle provoquent les


déceptions et les tortures mortelles de l’âme. –<br />

« Cela porte aussi son épine, dit le grand. – Eh,<br />

grand Dieu ! m’écriai-je, épines ou crochets,<br />

combien le diable n’en a-t-il pas semés partout à<br />

notre préjudice ! sur les parois des murailles, sous<br />

les berceaux, dans les haies de rosiers, de sorte<br />

que nous laissons toujours quelque lambeau de<br />

notre cher individu accroché au passage. On<br />

dirait, mes dignes maîtres, que chacun de nous a<br />

déjà été dépouillé de la sorte ; pour moi, je<br />

regrette surtout cette nuit l’absence de mon<br />

chapeau et de mon manteau. Tous deux sont<br />

restés, comme vous le savez, pendus à un clou<br />

dans l’antichambre du conseiller de justice. »<br />

Mes deux compagnons tressaillirent<br />

visiblement comme frappés d’une secousse<br />

imprévue. Le petit me lança un regard horrible<br />

avec sa figure décrépite, puis il sauta<br />

brusquement sur une chaise et tira plus avant le<br />

rideau qui couvrait la glace, tandis que le grand<br />

mouchait les chandelles avec un soin tout<br />

particulier. La conversation se renoua<br />

péniblement. On vint à parler d’un jeune peintre<br />

de mérite, nommé Philipp, et de son portrait


d’une certaine princesse, remarquable par un<br />

sentiment profond de l’art et de l’infini, fruit<br />

d’une ardente inspiration et d’un amoureux<br />

enthousiasme. « Ressemblance surprenante ! dit<br />

le grand ; il n’y manque que la parole. En vérité,<br />

ce n’est pas un portrait, mais une image, un reflet.<br />

– Au point, dis-je, qu’on pourrait le croire dérobé<br />

au miroir même. »<br />

À ces mots, le petit bondit en l’air avec fureur,<br />

et fixant sur moi le regard enflammé de son vieux<br />

visage, il s’écria : « Ceci est stupide : quelle<br />

absurdité ! qui peut dérober une image réfléchie<br />

par une glace ? qui cela ?... Peut-être le diable,<br />

imagines-tu ? Ho, l’ami ! celui-là, il brise la glace<br />

de sa griffe brutale, et l’on verrait saigner aussi<br />

les mains blanches et délicates de cette image de<br />

femme blessée. Allons ! cela est stupide !... Ouidà,<br />

l’habile homme ! fais-moi voir et toucher un<br />

reflet dérobé à un miroir, et je fais devant toi le<br />

saut périlleux de mille toises d’élévation ! »<br />

Le grand se leva, s’approcha du petit, et lui<br />

dit : « Ne faites pas tant l’arrogant, camarade !<br />

autrement l’on vous fera enjamber plaisamment


l’escalier. Parbleu ! il doit avoir un air bien<br />

pitoyable, votre reflet à vous ! – Ha, ha, ha, ha !<br />

fit le petit en glapissant avec un rire sardonique ;<br />

ha, ha, ha !... Tu crois ? tu crois ? j’ai ma belle<br />

ombre au moins : entends-tu, pauvre garçon ! moi<br />

j’ai ma belle ombre ! » Et en disant cela, il<br />

s’enfuit. Nous l’entendîmes encore ricaner dehors<br />

et répéter ironiquement : « J’ai du moins mon<br />

ombre ! » Le grand était retombé sur sa chaise<br />

comme anéanti, et cachant entre ses mains sa<br />

figure pâle comme la mort, il poussait du fond de<br />

sa poitrine les plus douloureux soupirs.<br />

« Qu’avez-vous ? lui demandai-je avec intérêt.<br />

– Ô monsieur ! me répondit-il, ce méchant<br />

homme que vous venez de voir acharné contre<br />

moi, qui m’a poursuivi jusqu’ici, jusque dans<br />

mon bouchon privilégié, où je séjournais<br />

autrefois tout seul, car c’est tout au plus si de<br />

temps en temps un petit gnome souterrain se<br />

dressait sous la table pour faire sa récolte des<br />

miettes de pain, que ce méchant homme vient me<br />

replonger dans l’excès du désespoir ! – Hélas !<br />

j’ai perdu... perdu irrévocablement mon... Je suis<br />

votre serviteur ! »


Il s’était levé, et sortit à son tour, en traversant<br />

le milieu de la salle : tout resta lumineux autour<br />

de lui, son corps ne projetait aucune ombre ! Ivre<br />

de joie, je m’élançai sur ses traces : « Pierre<br />

Schlemihl ! Pierre Schlemihl ! » m’écriai-je avec<br />

transport. Mais il avait quitté ses pantoufles. Je le<br />

vis enjamber la haute tour de la caserne des<br />

gendarmes, et disparaître dans les ténèbres. 1<br />

Lorsque je voulus rentrer dans le cabaret,<br />

l’hôte me ferma la porte au nez en s’écriant :<br />

« Que le bon Dieu me préserve de semblables<br />

pratiques ! »<br />

1 Voir la merveilleuse histoire de Pierre Schlemihl,<br />

communiquée par Adalbert de Chamisso, et publiée par<br />

Frédéric, baron de Lamotte-Fouqué. Chez J.-L. Schrag.<br />

Nuremberg, 1814. (Note d’Hoffmann.)<br />

J’ai mentionné dans la notice les noms de ces deux amis<br />

d’Hoffmann. L’histoire de Pierre Schlemihl, qui vend son<br />

ombre au diable, a évidemment inspiré à celui-ci l’idée du<br />

présent conte. Elle a été traduite en français quelques années<br />

après sa publication. J’ai sous les yeux la dernière édition de<br />

l’original, publiée en 1835, et ornée de vignettes non moins<br />

<strong>fantastiques</strong> que le sujet du texte.


III<br />

Apparitions<br />

Monsieur Mathieu est mon bon ami, et son<br />

portier un homme vigilant. Celui-ci m’ouvrit<br />

immédiatement dès que j’eus tiré la sonnette de<br />

l’Aigle d’or. Je lui expliquai comme quoi je<br />

m’étais échappé de la maison du conseiller sans<br />

chapeau ni manteau, sans songer que dans la<br />

poche de celui-ci était la clef de mon logis, et que<br />

je n’avais pu parvenir à réveiller ma servante<br />

sourde pour me faire ouvrir. L’homme obligeant<br />

(je parle du portier) m’ouvrit une chambre, y<br />

déposa des flambeaux, et me souhaita une bonne<br />

nuit.<br />

La pièce était décorée d’une grande et belle<br />

glace, couverte d’un voile. Je ne sais comment il<br />

me prit fantaisie de découvrir cette glace et de<br />

poser les lumières sur la console de marbre qui la<br />

soutenait. Je me trouvai au premier coup d’œil si<br />

pâle et si défiguré, que j’avais peine à me


econnaître moi-même. Et puis, je crus voir du<br />

fond le plus reculé du miroir une figure vague et<br />

flottante s’avancer vers moi. En la considérant<br />

avec plus d’attention, je distinguai de plus en plus<br />

nettement les traits d’une femme charmante,<br />

rayonnant de je ne sais quelle lueur magique.<br />

C’était l’image de Julie.<br />

Dans le transport de mes désirs brûlants, je<br />

m’écriai tout haut : « Julie !... Julie ! » Soudain<br />

j’entends soupirer et gémir derrière les rideaux<br />

d’un lit, dans l’enfoncement de la chambre. Je<br />

prête l’oreille, les gémissements deviennent de<br />

plus en plus plaintifs. L’ombre de Julie avait<br />

disparu. Je saisis résolument un flambeau, je<br />

m’approchai du lit et je tirai violemment les<br />

rideaux. Mais comment te décrire la stupéfaction<br />

qui s’empara de moi, lorsque je reconnus le petit<br />

homme du caveau, qui dormait, avec son visage<br />

juvénile, mais douloureusement contracté, et qui<br />

s’écriait avec de profonds et amers soupirs :<br />

« Giulietta ! – Giulietta ! » – Ce nom me causa un<br />

frisson glacial !...<br />

Remis de mon effroi, je saisis le petit, et, le


secouant rudement, je m’écriai : « Hé ! – cher<br />

ami, comment vous trouvez-vous dans ma<br />

chambre ? réveillez-vous ! et ayez la bonté de<br />

vous en aller au diable ! » – Le petit ouvrit les<br />

yeux, et fixa sur moi des regards sombres : « Ah !<br />

fit-il, c’était un mauvais rêve : je vous rends<br />

grâce, monsieur, de m’avoir éveillé. » Ces mots<br />

résonnèrent faiblement comme de légers soupirs.<br />

Je ne sais comment cela se fit, mais le petit me<br />

parut alors tout autre qu’auparavant ; bien plus, la<br />

douleur dont il semblait affecté pénétra dans mon<br />

propre cœur, et toute ma colère s’évanouit sous<br />

l’impression d’une tristesse profonde. Une brève<br />

explication suffit pour me persuader que le<br />

portier m’avait par mégarde ouvert la chambre<br />

occupée d’avance par le petit homme, et que par<br />

conséquent c’était sur moi que retombait<br />

l’inconvenance d’avoir troublé son sommeil de la<br />

sorte.<br />

« Monsieur, me dit le petit, je dois vous avoir<br />

paru bien extravagant et bien fou ce soir au<br />

cabaret. Mais il faut attribuer ma conduite à une<br />

influence prestigieuse qui souvent s’empare de<br />

moi, et qui, je ne puis le dissimuler, me fait


méconnaître les lois de la bienséance et de la<br />

politesse. Pareille chose ne vous est-elle pas<br />

arrivée quelquefois ? – Hélas oui, répondis-je<br />

timidement ; pas plus tard que ce soir, lorsque j’ai<br />

revu Julie. – Julie ? » s’écria le petit homme avec<br />

un glapissement affreux. Et une crispation<br />

convulsive vint m’offrir subitement l’aspect de<br />

son visage de vieillard. – « Ô laissez-moi<br />

dormir !... reprit-il ; ayez donc la bonté de couvrir<br />

la glace, mon cher monsieur. » Il prononça ces<br />

derniers mots d’une voix très basse, le visage<br />

contre son oreiller.<br />

« Monsieur ! lui dis-je, ce nom d’une femme<br />

que j’aimais et que j’ai à jamais perdue paraît<br />

vous causer une impression singulière ; en outre,<br />

les traits agréables de votre visage subissent<br />

fréquemment, il me semble, d’étranges<br />

variations. Quoi qu’il en soit, j’espère pouvoir<br />

passer auprès de vous une nuit tranquille. Je vais<br />

donc tout de suite recouvrir la glace et me mettre<br />

au lit. » Le petit se mit sur son séant, me<br />

considéra de son visage de jeune homme avec des<br />

regards pleins de douceur et de bienveillance,<br />

puis il me tendit la main, et prenant doucement la


mienne, il me dit : « Dormez tranquille,<br />

monsieur ! Je m’aperçois que nous sommes<br />

compagnons d’infortune. – Seriez-vous aussi ?...<br />

Julie ! – Giulietta ! – Enfin, quoi qu’il en puisse<br />

être, vous exercez sur moi une séduction<br />

irrésistible : je ne puis faire autrement, il faut que<br />

je vous découvre l’affreux secret de ma vie. –<br />

Puis après, haïssez-moi, méprisez-moi !... »<br />

Le petit homme, à ces mots, se leva lentement,<br />

s’enveloppa dans une ample robe de chambre, et<br />

se dirigea en silence, tel qu’un vrai fantôme, vers<br />

la glace, devant laquelle il s’arrêta. Ha ! – le<br />

miroir réfléchissait purement les deux lumières,<br />

tous les objets de l’appartement, et ma propre<br />

personne : mais l’image du petit homme en était<br />

absente, nul rayon ne renvoyait un seul trait de<br />

son visage, qui touchait presque la glace. – Il se<br />

retourna vers moi, le désespoir le plus profond<br />

peint sur sa physionomie, et pressant mes mains<br />

dans les siennes : « Vous connaissez à présent<br />

l’excès de mon infortune, dit-il ; Schlemihl, cette<br />

âme pure et bonne, est digne d’envie auprès de<br />

moi réprouvé ! il a vendu étourdiment son<br />

ombre ; mais moi !... moi, je lui ai donné mon


eflet : à elle ! – Oh ! – oh ! – oh !... » En<br />

gémissant ainsi amèrement, et les mains croisées<br />

sur ses yeux, le petit regagna son lit en<br />

chancelant, et s’y jeta avec empressement.<br />

Je restai stupéfait. Le soupçon, l’horreur, le<br />

mépris, l’intérêt, la pitié, je ne sais moi-même<br />

tout ce qui s’émut dans mon âme pour et contre<br />

lui. – Cependant il commença bientôt à ronfler<br />

d’une manière si mélodieuse et si musicale, que<br />

je ne pus résister à la contagion narcotique de ces<br />

accents. Je couvris promptement le miroir,<br />

j’éteignis les lumières, je me jetai à l’instar de<br />

mon compagnon sur le lit, et je tombai bientôt<br />

dans un profond sommeil.<br />

La nuit devait toucher à sa fin, lorsque je fus<br />

réveillé par le rayonnement d’une lueur<br />

éblouissante. J’ouvris tout à fait les yeux, et je vis<br />

le petit assis devant la table dans sa robe de<br />

chambre blanche, la tête enveloppée dans son<br />

bonnet de nuit, et me tournant le dos, qui écrivait<br />

assidûment à la clarté des deux flambeaux<br />

allumés. Il avait un air prodigieusement<br />

fantastique, et j’éprouvai un inconcevable


vertige. Je tombai subitement sous l’empire des<br />

songes, et je me retrouvai chez le conseiller de<br />

justice, assis sur l’ottomane auprès de Julie.<br />

Mais bientôt toute la société s’offrit à moi<br />

sous l’aspect d’un étalage de la Noël, chez Fuchs,<br />

Weide, Schoch ou quelque autre ; le conseiller<br />

me parut être une gentille poupée de sucre candi<br />

avec un jabot de papier joseph. Peu à peu, les<br />

arbres et les buissons de roses grandirent à vue<br />

d’œil 1 . Julie se leva et me tendit une coupe de<br />

cristal, d’où s’échappaient en voltigeant de<br />

petites flammes bleues. En ce moment je me<br />

sentis tirer par le bras. Je me retournai et vis<br />

derrière moi le petit avec sa vieille figure, qui me<br />

dit à voix basse : « Ne bois pas, ne bois pas ! –<br />

Regarde-la donc bien... Ne l’as-tu pas déjà vue<br />

sur les panneaux peints par Breughel, Callot ou<br />

Rembrandt ? »<br />

1 La fête de Noël est le signal d’une espèce de foire, où les<br />

marchands exposent avec beaucoup d’apparat, comme ceux de<br />

nos magasins d’étrennes, mille jouets et mille sucreries,<br />

destinés à servir de cadeaux pour les enfants. La plupart de ces<br />

objets sont ordinairement suspendus aux branches d’arbustes<br />

artificiels illuminés par quantité de petites bougies.


Je frissonnai en examinant Julie : car<br />

positivement, avec sa robe à plis nombreux et à<br />

manches bouffantes, avec cette coiffure, elle<br />

ressemblait aux vierges séduisantes que ces<br />

maîtres ont peintes environnées de monstres<br />

diaboliques. « Pourquoi as-tu peur ? dit Julie.<br />

N’es-tu pas à moi entièrement toi et ton reflet. »<br />

Je saisis la coupe. Mais le petit sauta sur mes<br />

épaules, sous la forme d’un écureuil, et répétant<br />

avec un grognement aigu : « Ne bois pas ! ne bois<br />

pas ! » il battait de sa longue queue les flammes<br />

bleuâtres pour les éteindre.<br />

Alors toutes les figures de sucre de l’étalage<br />

devinrent animées, et elles remuaient<br />

comiquement leurs petites mains et leurs petits<br />

pieds. Le conseiller-candi s’avança de mon côté<br />

en piétinant et s’écria d’une voix excessivement<br />

perçante : « Pourquoi tout ce fracas, mon cher<br />

ami ? pourquoi tout ce fracas ? Posez-vous donc<br />

un peu sur les pieds, car je remarque depuis une<br />

heure que vous cheminez dans l’air par-dessus les<br />

chaises et les tables. »<br />

Le petit avait disparu. Julie n’avait plus la


coupe dans sa main. « Pourquoi donc ne voulaistu<br />

pas boire ? dit-elle ; la flamme pure et brillante<br />

qui jaillissait de la coupe vers toi, n’est-ce pas<br />

celle du baiser que tu obtins un jour de moi ? » Je<br />

voulus la presser contre mon sein, mais<br />

Schlemihl s’interposa entre nous en disant :<br />

« Ceci est Mina, qui a épousé Raskal 1 . » – Il avait<br />

marché sur quelques-unes des figures de sucre,<br />

qui poussèrent des gémissements lamentables.<br />

Mais bientôt leur nombre augmenta par<br />

centaines, par milliers, et toutes se mirent à<br />

frétiller autour de moi, et à grimper sur mon<br />

corps, qui fut bientôt couvert de leur nuée<br />

bigarrée, bourdonnant sourdement comme un<br />

essaim d’abeilles. Le conseiller de sucre candi<br />

s’était hissé jusqu’à ma cravate, qu’il serrait de<br />

plus en plus fort : « Maudit conseiller-candi ! »<br />

m’écriai-je à haute voix... Et je m’éveillai.<br />

Il était grand jour, onze heures du matin ! Je<br />

pensais que l’histoire du petit homme pouvait<br />

1 Ce sont les noms de deux personnages du roman de Pierre<br />

Schlemihl. Mina est sa fiancée, Raskal un valet devenu son<br />

rival.


ien n’être aussi qu’un rêve moins fantasque,<br />

lorsque le garçon d’hôtel, qui entrait avec le<br />

déjeuner, me dit que l’étranger qui avait passé la<br />

nuit dans la même chambre que moi était parti de<br />

grand matin, et me présentait ses civilités.<br />

Sur la table à laquelle j’avais vu travaillant<br />

pendant la nuit le fantastique petit homme, je<br />

trouvai quelques feuillets récemment écrits, et je<br />

t’en communique le contenu, qui est<br />

indubitablement l’histoire merveilleuse de ce<br />

singulier personnage.<br />

IV<br />

L’histoire du reflet perdu<br />

L’heure était enfin arrivée où Érasme Spikher<br />

pouvait accomplir le souhait le plus ardent qu’eût<br />

nourri son cœur depuis qu’il était au monde. Ce<br />

fut ivre de joie, et la bourse bien garnie, qu’il<br />

monta en voiture pour quitter le nord, sa patrie, et


se rendre dans la chaude et belle Italie. Sa tendre<br />

et sensible moitié, noyée dans un torrent de<br />

larmes, souleva une dernière fois le petit Rarasme<br />

à la portière, après lui avoir essuyé proprement le<br />

nez et les lèvres, pour que son père lui donnât les<br />

baisers d’adieu, et dit ensuite elle-même en<br />

sanglotant : « Adieu ! mon cher Érasme Spikher !<br />

Je veillerai soigneusement sur la maison ; pense<br />

bien souvent à moi, reste-moi fidèle, et ne perds<br />

pas ton joli bonnet de voyage en penchant la tête<br />

hors de la voiture, comme c’est ton habitude en<br />

dormant. » Spikher promit cela.<br />

Dans la douce Florence, Érasme trouva<br />

plusieurs compatriotes, qui, pleins de l’ardeur de<br />

la jeunesse et avides des plaisirs de la vie, se<br />

livraient à toutes les jouissances faciles et<br />

multipliées qu’offre ce pays magnifique. Il fraya<br />

avec eux comme un brave et solide compagnon,<br />

et l’on organisa mille délicieuses parties<br />

auxquelles l’humeur joyeuse de Spikher et son<br />

talent tout particulier d’allier une certaine raison<br />

aux folies les plus désordonnées, donnaient un<br />

attrait tout particulier.


Il arriva donc que nos jeunes gens (Érasme,<br />

âgé de vingt-sept ans seulement, pouvait bien<br />

prétendre à ce titre) célébraient une fois pendant<br />

la nuit, dans un jardin magnifique, et sous un<br />

bosquet parfumé et tout resplendissant, un festin<br />

des plus joyeux. Chacun, Érasme seul excepté,<br />

avait amené avec soi une charmante donna. Les<br />

hommes étaient vêtus de l’ancien costume<br />

allemand si distingué, les femmes portaient des<br />

robes aux couleurs vives et tranchées, taillées la<br />

plupart d’une manière capricieuse et fantastique,<br />

ce qui les faisait pour ainsi dire ressembler à<br />

autant de fleurs éclatantes et douées de la vie.<br />

Quand l’une d’elles avait terminé, aux doux<br />

accords de la mandoline, quelque romance<br />

d’amour italienne, les convives entonnaient, au<br />

joyeux cliquetis des verres remplis de vin de<br />

Syracuse, une énergique chanson aux refrains<br />

allemands.<br />

Oh ! l’Italie est réellement le pays favori de<br />

l’amour. La brise de nuit murmurait de<br />

langoureux soupirs dans le feuillage embaumé<br />

par les douces émanations des jasmins et des<br />

orangers ; il semblait que de voluptueux accents


voltigeassent dans l’air mêlés aux plaisanteries<br />

malicieuses et délicates qu’inspirait à ces femmes<br />

charmantes le folâtre enjouement dont leur sexe<br />

en Italie possède exclusivement le secret. La joie<br />

devenait de plus en plus bruyante et exaltée.<br />

Frédéric, le plus bouillant de la troupe, se leva :<br />

d’un bras il avait entouré la taille de sa dame, et<br />

de l’autre, élevant en l’air son verre rempli de vin<br />

pétillant, il s’écria : « Où peut-on trouver le<br />

bonheur et les plaisirs du ciel ailleurs qu’auprès<br />

de vous, ravissantes, divines femmes italiennes !<br />

Oui, vous êtes l’amour lui-même ! – Mais toi,<br />

Érasme ? poursuivit-il en se tournant vers<br />

Spikher, tu n’as vraiment pas l’air d’en être<br />

convaincu, car outre que tu n’as amené à cette<br />

fête aucune dame, contrairement à nos<br />

conventions et à tous les usages reçus, tu es<br />

encore aujourd’hui tellement triste et préoccupé,<br />

que si tu n’avais du moins vaillamment bu et<br />

chanté, je croirais que tu as été subitement atteint<br />

d’une noire et fastidieuse hypocondrie.<br />

– Je t’avouerai, Frédéric, répartit Érasme, que<br />

je ne saurais partager des divertissements de ce<br />

genre. Tu sais bien que j’ai laissé derrière moi


une bonne et tendre ménagère, que j’aime aussi<br />

du plus profond de mon âme, et envers qui je<br />

commettrais évidemment une trahison en<br />

choisissant une dame, à votre exemple, même<br />

pour une seule nuit. Pour vous autres garçons,<br />

c’est autre chose ; mais moi, en qualité de père de<br />

famille... » Les jeunes gens éclatèrent de rire en<br />

voyant Érasme, à ce mot de père de famille,<br />

s’efforcer d’imprimer à sa physionomie enjouée<br />

et juvénile un air de gravité sénatoriale.<br />

La dame de Frédéric se fit traduire en italien<br />

ce qu’Érasme venait de dire en allemand ; puis<br />

elle se tourna vers lui, et, d’un air sérieux, lui dit<br />

en le menaçant de son doigt levé : « Va, prends<br />

garde, froid Allemand ! prends bien garde : tu<br />

n’as pas encore vu Giulietta. »<br />

En cet instant, un léger frôlement se fit<br />

entendre à l’entrée du bosquet, et l’on vit paraître,<br />

à la splendeur des bougies, une femme d’une<br />

merveilleuse beauté. Sa robe blanche, qui ne<br />

couvrait qu’à demi son dos, sa gorge et ses<br />

épaules, garnie de manches bouffantes fendues<br />

jusqu’au coude, formait autour d’elle mille plis


étoffés, et ses cheveux abondants, séparés sur son<br />

front, étaient nattés et relevés par derrière. Une<br />

chaîne d’or au cou, de riches bracelets<br />

complétaient la parure antique de la jeune beauté,<br />

qui ressemblait à une Vierge de Rubens ou du<br />

gracieux Miéris.<br />

« Giulietta ! » – s’écrièrent les jeunes filles<br />

avec l’accent de la surprise. Giulietta, dont la<br />

beauté angélique les éclipsait toutes, dit d’une<br />

voix douce et pénétrante : « Me laisserez-vous<br />

prendre part à votre joyeuse fête, jeunes et braves<br />

Allemands ? je choisis ma place auprès de celuici,<br />

qui le seul d’entre vous paraît abattu et le cœur<br />

vide d’amour. » En même temps elle s’avança<br />

avec une grâce enchanteresse vers Érasme, et<br />

s’assit sur le siège resté vide auprès de lui, par<br />

suite de la convention prise entre tous les<br />

convives d’amener chacune sa donna. Les<br />

femmes chuchotaient entre elles : « Voyez donc,<br />

voyez comme Giulietta est encore belle<br />

aujourd’hui ! » Et les jeunes gens disaient : « Que<br />

veut dire ceci ? Mais c’est qu’Érasme en vérité a<br />

la plus belle part de nous tous, et sans doute il se<br />

raillait de nous. »


Érasme, au premier coup d’œil qu’il jeta sur<br />

Giulietta, avait ressenti une commotion si<br />

étrange, qu’il ne pouvait distinguer lui-même la<br />

nature des sentiments tumultueux qui l’agitaient ;<br />

lorsqu’elle vint se placer à côté de lui, un<br />

tremblement s’empara de tout son être, et il se<br />

sentit la poitrine oppressée au point de ne pouvoir<br />

respirer. L’œil imperturbablement fixé sur elle,<br />

les lèvres engourdies, il restait immobile et<br />

incapable de proférer une seule parole, tandis que<br />

ses compagnons vantaient à l’envi les charmes et<br />

la grâce de Giulietta. Celle-ci prit une coupe<br />

pleine, et, se levant, elle l’offrit gracieusement à<br />

Érasme : Érasme saisit la coupe, et sa main<br />

effleura les doigts délicats de Giulietta. Il but : du<br />

feu lui sembla couler dans ses veines. Alors<br />

Giulietta lui demanda en riant : « Voulez-vous<br />

que je sois votre dame ? » À ces mots, Érasme se<br />

précipite comme un fou aux pieds de Giulietta,<br />

presse ardemment ses deux mains contre son<br />

cœur, et s’écrie : « Oui ! c’est toi, toi que j’adore,<br />

ange des cieux ! toi, toi que j’ai toujours aimée !<br />

c’est ton image qui embellissait mes rêves. Tu es<br />

ma vie, mon espoir, mon salut, ma divinité ! »


Tous crurent que le vin avait monté à la tête au<br />

pauvre Érasme, car ils ne l’avaient jamais vu<br />

ainsi ; il semblait être devenu un autre homme.<br />

« Oui, toi ! – tu es mon âme : tu me consumes<br />

intérieurement d’une ardeur dévorante... Laissemoi<br />

périr, m’anéantir en toi seule ; je ne veux être<br />

que toi... » Ainsi divaguait Érasme, et il aurait<br />

continué si Giulietta ne l’eût relevé doucement<br />

par le bras. Rappelé à lui-même, il se rassit<br />

auprès d’elle, et bientôt recommencèrent les<br />

joyeux badinages de galanterie et les chansons<br />

amoureuses qu’avait interrompus la scène entre<br />

Érasme et Giulietta.<br />

Quand Giulietta chantait, les divins accents<br />

qui paraissaient sortir du creux le plus profond de<br />

sa poitrine, faisaient éprouver à tout le monde<br />

comme un ravissement inconnu, mais en quelque<br />

sorte déjà vaguement pressenti. Sa voix vibrante<br />

et merveilleusement sonore était pleine d’une<br />

ardeur mystérieuse qui maîtrisait irrésistiblement<br />

tous les cœurs. Chaque cavalier tenait plus<br />

étroitement sa dame enlacée dans ses bras, et<br />

l’action magnétique des regards devenait de plus<br />

en plus énergique.


Déjà une lueur pourprée annonçait l’aurore.<br />

Alors Giulietta conseilla de finir la fête, ce qui fut<br />

approuvé. Érasme s’apprêtait à accompagner<br />

Giulietta, mais elle refusa, et lui indiqua dans<br />

quelle maison il pourrait la rencontrer à l’avenir.<br />

Tandis que les jeunes gens entonnaient chacun à<br />

la ronde un couplet d’une chanson allemande<br />

pour clore le festin, Giulietta avait disparu du<br />

bosquet. On l’aperçut à quelque distance<br />

traverser une allée couverte, précédée de deux<br />

valets qui l’éclairaient avec des torches. Érasme<br />

n’osa pas suivre ses traces. Chacun des jeunes<br />

gens offrit alors le bras à sa dame, et tous<br />

s’éloignèrent avec les bruyants transports d’une<br />

joie délirante.<br />

À la fin, Érasme maîtrisant son trouble, et le<br />

cœur en proie à tous les tourments de l’amour,<br />

partit de son côté. Son petit valet le précédait<br />

muni d’une torche. Il arriva ainsi jusqu’à la rue<br />

écartée qui conduisait à sa demeure. Le<br />

crépuscule avait fait place à l’aurore, et le valet<br />

éteignit sa torche contre les dalles du pavé. Mais<br />

du milieu des étincelles surgit tout à coup une<br />

figure étrange qui se posa devant Érasme : un


homme long et sec, avec le nez recourbé d’un<br />

hibou, des yeux étincelants, une bouche<br />

ironiquement contractée, et un justaucorps rouge<br />

écarlate, garni de boutons d’acier étincelants.<br />

Il s’écria en riant d’une voix glapissante :<br />

« Hoho ! – vous êtes apparemment échappé de<br />

quelque vieux livre d’estampes avec ce mantelet,<br />

ce pourpoint tailladé et votre toque à plumes.<br />

Vous avez un air vraiment plaisant, seigneur<br />

Érasme : mais voulez-vous donc servir de risée<br />

aux gens dans la rue ? Allez, allez ! rentrez<br />

tranquillement dans votre vieux bouquin, mon<br />

cher.<br />

– Que vous importe mon costume ! » dit<br />

Érasme avec humeur. Et poussant de côté le drôle<br />

habillé de rouge, il poursuivait déjà son chemin,<br />

quand celui-ci cria derrière lui : « Là, là ! ne<br />

soyez pas si pressé : ce n’est pas à cette heure que<br />

vous pouvez vous rendre chez Giulietta. »<br />

Érasme fit volte-face. « Que parlez-vous de<br />

Giulietta ! » s’écria-t-il d’une voix farouche. Et il<br />

saisit en même temps le drôle rouge à la poitrine.<br />

Mais celui-ci tourna sur lui-même avec la rapidité


de l’éclair ; et avant qu’Érasme s’en fût aperçu, il<br />

avait disparu.<br />

Érasme resta tout étourdi, ayant dans sa main<br />

le bouton d’acier qu’il avait arraché au drôle<br />

habillé de rouge. – « C’était le docteur aux<br />

miracles, signor Dapertutto, dit le valet ; que vous<br />

voulait-il donc, monsieur ? » Mais Érasme frémit<br />

en lui-même, et, sans répondre, il se hâta de<br />

gagner son logis.<br />

Giulietta accueillit Érasme avec la grâce<br />

ravissante et l’amabilité qui lui étaient propres. À<br />

la passion frénétique dont Érasme était<br />

enflammé, elle n’opposait que de la douceur et<br />

des manières indifférentes. De temps en temps,<br />

pourtant, ses yeux étincelaient d’un plus vif<br />

éclat ; et lorsqu’elle lançait à Érasme un de ces<br />

regards perçants, il se sentait pénétré jusqu’au<br />

fond de son être d’un vague et étrange frisson.<br />

Jamais elle ne lui avait dit qu’elle l’aimait, et<br />

cependant toute sa conduite et ses procédés<br />

envers lui le lui faisaient évidemment<br />

comprendre. C’est ainsi qu’il se trouva de plus en


plus étroitement enlacé dans cet amour. Une<br />

véritable vie extatique commença pour lui, et il<br />

ne voyait plus que fort rarement ses amis,<br />

Giulietta l’ayant introduit dans une société tout à<br />

fait étrangère.<br />

Un jour il fut rencontré par Frédéric, qui lui<br />

prit le bras malgré lui, et lorsqu’il l’eut bien<br />

adouci et attendri par maint souvenir touchant de<br />

sa famille et de sa patrie, il lui dit : « Sais-tu bien,<br />

Spikher, que tu es tombé dans une fort<br />

dangereuse société ? Tu dois pourtant bien avoir<br />

reconnu déjà que la belle Giulietta est une des<br />

plus rusées courtisanes qu’il y ait jamais eu. Il<br />

court sur son compte toutes sortes d’histoires<br />

singulières qui jettent sur elle un jour bien<br />

mystérieux. Tu es une preuve de cette séduction<br />

irrésistible qu’elle exerce à son gré sur les<br />

hommes, et du pouvoir qu’elle a de les enchaîner<br />

à elle par des liens indissolubles ; tu es<br />

complètement changé, tu es entièrement captivé<br />

par cette décevante sirène et tu as oublié ta bonne<br />

et tendre ménagère ! »<br />

À ces mots, Érasme se couvrit le visage de ses


deux mains ; il pleura amèrement, et prononça<br />

plusieurs fois le nom de sa femme. Frédéric<br />

s’aperçut bien qu’il se livrait à lui-même un<br />

douloureux combat. « Spikher ! poursuivit-il,<br />

partons vite ! – Oui, tu as raison, Frédéric, s’écria<br />

Spikher avec véhémence ; je ne sais quels<br />

pressentiments sombres et lugubres s’emparent<br />

de mon âme : il faut que je parte, que je parte<br />

aujourd’hui même. »<br />

Les deux amis marchaient devant eux à la<br />

hâte, lorsque signor Dapertutto vint à passer<br />

devant eux. Il cria à Érasme en lui riant au nez :<br />

« Vite ! dépêchez-vous, volez donc : Giulietta<br />

meurt déjà d’impatience, elle attend le cœur plein<br />

de langueur et les yeux baignés de larmes. Hâtezvous<br />

donc ! hâtez-vous ! » – Érasme s’arrêta<br />

comme frappé de la foudre. «Voilà un maraud,<br />

dit Frédéric, un charlatan que je déteste du fond<br />

de l’âme. Eh bien, il rôde sans cesse chez<br />

Giulietta, à qui il vend ses drogues ensorcelées. –<br />

Quoi ! s’écria Érasme, cet abominable drôle va<br />

chez Giulietta ? – chez Giulietta !...<br />

– Mais qui donc a pu vous retenir aussi


longtemps, tandis qu’on vous attend ? M’avezvous<br />

donc absolument oubliée ? » – Ainsi parlait<br />

une voix pleine de douceur du haut du balcon.<br />

C’était Giulietta, devant la maison de laquelle se<br />

trouvaient les deux amis, sans s’en être aperçus.<br />

D’un seul bond Érasme fut dans la maison. –<br />

« Notre ami est décidément perdu, perdu sans<br />

ressource ! » dit Frédéric à voix basse. Et il<br />

s’éloigna.<br />

Jamais Giulietta n’avait été plus adorable. Elle<br />

portait le même costume que le jour du festin<br />

nocturne ; elle était éblouissante de fraîcheur, de<br />

grâce et d’attraits. Érasme oublia tout ce qu’il<br />

avait promis à Frédéric, et plus que jamais il se<br />

laissa enivrer par l’enchantement irrésistible d’un<br />

bonheur suprême. Mais c’est qu’aussi jamais<br />

Giulietta ne lui avait témoigné avec autant<br />

d’abandon l’amour passionné qu’elle ressentait<br />

pour lui. Elle semblait, en effet, ne faire attention<br />

qu’à lui seul, n’exister, ne respirer que pour lui !<br />

Une fête devait être célébrée à une villa que<br />

Giulietta avait louée pour l’été. L’on s’y rendit.<br />

Dans la compagnie se trouvait un jeune Italien,


fort laid de figure et plus ignoble encore de<br />

manières, qui obsédait Giulietta de ses<br />

galanteries. Érasme s’abandonna à la jalousie, et<br />

plein de dépit, il s’éloigna de la société pour se<br />

promener solitaire dans une allée latérale du parc.<br />

Giulietta se mit à sa recherche. « Qu’as-tu ? lui<br />

dit-elle, n’es-tu donc pas tout entier à moi ? » En<br />

même temps elle l’entoura de ses bras voluptueux<br />

et déposa un baiser sur ses lèvres. Un torrent de<br />

feu parcourut toutes ses veines ; dans un transport<br />

d’amour frénétique, il pressa sa bien-aimée sur<br />

son cœur et s’écria : « Non, je ne te quitte pas,<br />

dussé-je être englouti dans un abîme de honte et<br />

de désolation ! » Il vit à ces mots Giulietta sourire<br />

étrangement, et il surprit dans ses yeux ce regard<br />

singulier qui lui avait toujours causé une terreur<br />

secrète.<br />

Tous deux vinrent joindre la compagnie. Ce<br />

fut alors au jeune Italien qu’échut le rôle de rival<br />

sacrifié. Dans son humeur jalouse, il tint mille<br />

propos piquants et offensants contre les<br />

Allemands en général, mais qui s’appliquaient<br />

indirectement à Érasme. Celui-ci finit par perdre<br />

patience, et s’avançant brusquement vers


l’Italien : « Faites trêve, lui dit-il, à ces indignes<br />

quolibets sur mes compatriotes et sur moi-même,<br />

ou je vous jette dans cet étang, où vous pourrez<br />

vous exercer à la natation. » À l’instant un stylet<br />

étincela dans les mains de l’Italien. Alors Spikher<br />

le saisit à la gorge avec fureur, le terrassa, et lui<br />

asséna sur la nuque un coup de pied si violent,<br />

que l’Italien exhala presque aussitôt en râlant son<br />

dernier soupir.<br />

L’on se précipita sur Érasme, qui tomba sans<br />

connaissance. Il se sentit pourtant soulevé,<br />

entraîné... Lorsqu’il revint de ce profond<br />

évanouissement, il se trouva étendu dans un petit<br />

cabinet aux pieds de Giulietta, qui, penchée sur<br />

lui, entourait son corps de ses deux bras. « Ô<br />

méchant, méchant Allemand ! dit-elle avec un<br />

accent de douceur et de tendresse infinies ;<br />

quelles angoisses m’as-tu causées ! Je t’ai délivré<br />

du danger le plus pressant, mais tu n’es plus en<br />

sûreté à Florence, en Italie. Il faut que tu partes,<br />

que tu me quittes, moi qui t’aime tant ! »<br />

L’idée de cette séparation émut Érasme d’une<br />

douleur et d’un désespoir inexprimables.


« Laisse-moi rester près de toi, s’écria-t-il ; la<br />

mort ici me paraîtra douce. N’est-ce donc pas<br />

mourir que de vivre sans toi ! » Tout à coup il lui<br />

sembla qu’une voix lointaine et presque<br />

imperceptible l’appelait douloureusement par son<br />

nom. Hélas ! c’était la voix de son honnête<br />

ménagère allemande. – Érasme demeurait<br />

interdit. Giulietta lui dit d’un ton tout à fait<br />

extraordinaire : « Tu penses sans doute à ta<br />

femme ?... Ah, Érasme ! tu ne m’oublieras que<br />

trop tôt ! – Moi, s’écria Érasme, que ne puis-je<br />

t’appartenir exclusivement à jamais et pour<br />

l’éternité ! »<br />

Ils se trouvaient précisément en face d’un<br />

large et beau miroir, éclairé par des bougies des<br />

deux côtés, qui décorait le mur de ce cabinet.<br />

Giulietta pressa Érasme contre son cœur avec une<br />

ardeur plus passionnée, et murmura doucement :<br />

« Laisse-moi du moins ton reflet, ô mon bienaimé<br />

! Je le garderai précieusement, et il ne me<br />

quittera jamais ! – Giulietta !... que veux-tu donc<br />

dire ? s’écria Érasme stupéfait : – mon reflet ?... »<br />

Il leva en même temps les yeux vers le miroir qui<br />

reflétait son image unie à celle de Giulietta dans


une amoureuse étreinte. « Comment pourrais-tu<br />

garder mon reflet, poursuivit-il, qui est inhérent à<br />

ma personne, qui m’accompagne partout, et<br />

m’apparaît constamment dans toute eau calme et<br />

pure, sur toutes les surfaces polies ?<br />

– Ainsi, dit Giulietta, même cette apparence,<br />

même ce rêve de ton moi qui repose là dans ce<br />

miroir, tu refuses de me l’accorder, toi qui tout à<br />

l’heure encore parlais de m’appartenir tout entier<br />

corps et âme ! Pas même cette image fugitive<br />

pour me consoler et me suivre au moins dans<br />

cette triste vie, dénuée pour moi désormais, loin<br />

de toi, de tout plaisir et de toute espérance ! » Des<br />

larmes brûlantes jaillirent à flots des beaux yeux<br />

noirs de Giulietta. Alors Érasme, dans le<br />

paroxysme d’un désespoir d’amour délirant,<br />

s’écria : « Faut-il donc que je te quitte ? S’il faut<br />

que je parte, que mon reflet reste en ta possession<br />

à jamais et pour l’éternité ; qu’aucune puissance,<br />

le diable lui-même, ne puisse te l’arracher,<br />

jusqu’à ce que ma personne elle-même<br />

t’appartienne tout entière et sans partage ! » – À<br />

peine eut-il prononcé cette imprécation, que<br />

Giulietta couvrit ses lèvres de baisers âcres et


ûlants ; puis elle se retourna et étendit avec<br />

ivresse les bras vers le miroir... Érasme vit son<br />

image avancer indépendante des mouvements de<br />

son corps, il la vit glisser entre les bras de<br />

Giulietta, et disparaître avec elle au milieu d’une<br />

vapeur singulière. Toutes sortes de vilaines voix<br />

chevrotaient et ricanaient avec une diabolique<br />

ironie... Succombant aux angoisses d’une terreur<br />

mortelle, Érasme tomba évanoui à terre ; mais<br />

l’excès de son horreur même l’arracha à cet<br />

étourdissement, et dans une obscurité dense et<br />

profonde, il retrouva la porte et descendit<br />

l’escalier en chancelant. À deux pas de la maison,<br />

il fut saisi, soulevé à l’improviste, et placé dans<br />

une voiture, qui partit aussitôt rapidement.<br />

« Il y a un peu de perturbation là-haut, à ce<br />

qu’il paraît, dit en allemand l’homme qui avait<br />

pris place auprès de lui ; cependant à présent tout<br />

ira bien, pourvu que vous vouliez vous<br />

abandonner entièrement à moi. Giuliettina a pris<br />

toutes les mesures convenables ; elle vous a<br />

recommandé à mes soins. Il faut avouer que vous<br />

êtes un bien charmant jeune homme, et doué des<br />

dispositions les plus heureuses pour ce genre de


fines plaisanteries que nous aimons par-dessus<br />

tout, moi et la petite Giulietta. Savez-vous que<br />

l’amoroso a reçu là, sur la nuque, un fameux<br />

coup de pied allemand ? Comme sa langue<br />

pendait en dehors aussi bleue qu’une cerise<br />

mûre... et de quel air drôle il geignait et clignait<br />

de l’œil, sans pouvoir se décider à sauter le<br />

pas !... Ha, ha, ha ! »<br />

La voix de cet homme avait un accent de<br />

moquerie si désagréable, un bredouillement si<br />

horrible, que chacune de ses paroles entrait<br />

comme un coup de poignard dans le cœur<br />

d’Érasme. « Qui que vous soyez, dit celui-ci,<br />

taisez-vous ; cessez de rappeler cet événement<br />

épouvantable dont j’éprouve assez de repentir. –<br />

De repentir ? de repentir ! répliqua cet homme ;<br />

alors vous vous repentez donc aussi d’avoir<br />

connu Giulietta, et conquis son amour précieux ?<br />

– Ah ! Giulietta ! Giulietta ! soupira Érasme. –<br />

Eh bien oui, poursuivit l’autre ; voilà comme<br />

vous êtes enfant : vos désirs, votre passion sont<br />

sans bornes, et vous voudriez que tout marchât<br />

comme sur des roulettes. Il est fâcheux pour vous


effectivement de vous voir contrainte<br />

d’abandonner Giulietta. Mais pourtant, si vous<br />

vouliez demeurer, je saurais bien trouver les<br />

moyens de vous soustraire aux poignards de tous<br />

vos ennemis, ainsi qu’aux recherches de cette<br />

bonne et digne justice ! »<br />

Érasme se sentit transporter d’aise à l’idée de<br />

pouvoir rester près de Giulietta. « Comment y<br />

parviendrez-vous ? demanda-t-il à son<br />

compagnon. – Je connais, répondit celui-ci, un<br />

moyen cabalistique pour frapper d’aveuglement<br />

vos persécuteurs, de telle sorte que vous leur<br />

apparaissiez toujours avec un visage différent, et<br />

qu’ils ne puissent jamais reconnaître. Dès qu’il<br />

fera jour, vous serez assez bon pour regarder très<br />

longtemps et fort attentivement dans un miroir ;<br />

j’exécuterai ensuite certaines opérations avec<br />

votre reflet, sans l’endommager le moins du<br />

monde, et je vous réponds de tout. Vous pourrez<br />

alors vivre avec Giulietta sans courir le moindre<br />

risque, et tout entier aux délices de votre amour.<br />

– Horreur ! quelle horreur ! s’écria Érasme. –<br />

Où donc voyez-vous là de l’horreur, mon cher


monsieur ? reprit l’étranger d’un ton railleur. –<br />

Ah ! fit Érasme en gémissant, je... j’ai... – Laissé<br />

votre reflet en route, interrompit l’autre aussitôt,<br />

chez Giulietta, peut-être ? Ha, ha, ha, ha ! –<br />

Bravo, mon cher, bravissimo ! Oh bien ! à<br />

présent, vous pouvez courir à travers les bois et<br />

les champs, les cités et les villages, jusqu’à ce<br />

que vous retrouviez votre femme et le petit<br />

Rarasme, et que vous soyez redevenu un<br />

respectable père de famille, malgré la privation<br />

de votre reflet, ce qui du reste ne causera pas à<br />

votre femme un grand souci, puisqu’elle vous<br />

possédera corporellement, tandis qu’il ne reste à<br />

Giulietta qu’une décevante illusion de vousmême.<br />

– Tais-toi ! homme abominable ! » s’écria<br />

Érasme. En ce moment une bande joyeuse,<br />

chantant et portant des torches qui éclairèrent<br />

l’intérieur de la voiture, vint à passer. Érasme<br />

regarda les traits de son compagnon, et il<br />

reconnut l’affreux docteur Dapertutto. D’un bond<br />

il s’élance sur le chemin, et court rejoindre le<br />

cortège, car il avait reconnu de loin la basse-taille<br />

sonore de la voix de Frédéric. Celui-ci revenait


avec ses amis d’une partie de campagne. Érasme<br />

raconta brièvement à Frédéric tout ce qu’il lui<br />

était arrivé, sauf la circonstance de son reflet<br />

perdu. Frédéric prit aussitôt les devants avec lui<br />

pour rentrer dans la ville, et avisa si promptement<br />

aux préparatifs de son départ, qu’au lever de<br />

l’aurore Érasme, monté sur un excellent cheval,<br />

était déjà à une grande distance de Florence.<br />

Spikher a relaté par écrit les principales<br />

aventures de son voyage. La plus remarquable<br />

consiste dans l’événement qui lui fit sentir pour la<br />

première fois, d’une manière bien pénible, les<br />

conséquences de la perte de son reflet. Il venait<br />

de s’arrêter dans une grande ville, parce que son<br />

cheval fatigué avait besoin de repos, et il s’assit<br />

sans défiance à la table d’hôte de l’auberge,<br />

entouré d’une nombreuse compagnie. Il n’avait<br />

pas pris garde qu’en face de lui se trouvait une<br />

grande glace bien polie et bien nette. Un damné<br />

de garçon, placé derrière sa chaise, vint à<br />

s’apercevoir que cette chaise figurait vide dans la<br />

glace, où l’on ne discernait aucun trait de<br />

l’individu qui l’occupait réellement. Il fit part de<br />

sa remarque au voisin d’Érasme, celui-ci la


transmit à une autre personne : bientôt tous les<br />

regards se portèrent sur Érasme, puis sur la glace,<br />

et un chuchotement mêlé de murmures fit le tour<br />

de toute l’assemblée.<br />

Érasme ne s’était pas encore aperçu qu’il était<br />

l’objet de cette rumeur générale, quand un<br />

homme grave et âgé, se levant de table, vint à lui,<br />

l’amena devant le miroir, et, après y avoir<br />

regardé, se retourna vers la compagnie, en disant<br />

à haute et intelligible voix : « Rien n’est plus<br />

vrai : il n’a pas de reflet ! – Il n’a pas de reflet ! –<br />

il n’a pas de reflet ! – c’est un mauvais sujet ! –<br />

un homo nefas 1 ! à la porte, à la porte ! » – Tel fut<br />

le hourra confus qui s’éleva de tous les coins de<br />

la salle.<br />

Érasme, plein de rage et couvert de confusion,<br />

alla se réfugier dans sa chambre ; mais il y était à<br />

peine, que des agents de police vinrent lui notifier<br />

l’ordre de comparaître avant une heure devant<br />

l’autorité muni d’un reflet complet et exactement<br />

1 Homo nefas, locution latine. Invective grave dont les<br />

équivalents approximatifs seraient : réprouvé, mécréant.


conforme, ou bien de quitter immédiatement la<br />

ville. Il se hâta de partir en effet, et la populace<br />

oisive se mit à sa poursuite, et les polissons des<br />

rues ne cessaient de crier : « Le voilà qui galope,<br />

celui qui a vendu son reflet au diable ! le voilà<br />

qui galope, le réprouvé ! »<br />

Enfin il se trouva seul en pleine campagne.<br />

Dès lors, partout où il s’arrêtait, sous le prétexte<br />

d’une horreur innée et invincible pour toute<br />

espèce d’image reflétée, il faisait voiler<br />

soigneusement tous les miroirs ; et c’est pour cela<br />

qu’on l’appelait par dérision le général<br />

Suwarow 1 , qui avait la même habitude.<br />

Lorsque Spikher eut atteint sa ville natale, et<br />

qu’il rentra dans sa demeure, sa bonne femme et<br />

le petit Rarasme l’accueillirent avec joie, et<br />

bientôt il crut qu’il lui serait facile, dans la douce<br />

paix de sa vie domestique, de se consoler de la<br />

perte de son reflet. Il avait même entièrement<br />

1 Le même que le général Souvarof, fameux par la bataille<br />

de Novi.


oublié la belle Giulietta. Un soir qu’il jouait avec<br />

son fils, celui-ci lui appliqua sur la figure ses<br />

petites mains, qui se trouvaient salies par la suie<br />

du poêle ; alors il s’écria : « Ah, papa ! papa !<br />

comme je t’ai fait noir ! tiens, regarde donc. » Et<br />

avant que Spikher pût l’empêcher, l’enfant s’était<br />

emparé d’un petit miroir qu’il présenta devant<br />

son père en y regardant également. Mais il laissa<br />

tout à coup tomber le miroir, et s’échappa de la<br />

chambre en pleurant bien fort. Bientôt après, la<br />

femme d’Érasme entra la stupeur et l’effroi peints<br />

sur le visage. « Qu’est-ce que vient de me dire<br />

Rarasme ? s’écria-t-elle. – Que je n’ai pas de<br />

reflet, n’est-ce pas, ma chère ? » interrompit<br />

Spikher avec un sourire forcé. Et il se confondit<br />

en beaux discours pour prouver qu’une pareille<br />

perte, bien qu’il fût insensé de la supposer jamais<br />

possible, n’avait en définitive que bien peu<br />

d’importance, puisque tout reflet n’était au fait<br />

qu’une illusion ; que d’ailleurs la contemplation<br />

de soi-même induisait au péché de vanité, et<br />

qu’enfin cette image trompeuse attribuait au rêve<br />

en quelque sorte, à l’empire des ombres une<br />

partie du moi réel et physique. Mais tandis qu’il


argumentait, sa femme avait vivement tiré le<br />

rideau qui couvrait une glace posée dans la<br />

chambre, et dès qu’elle y eut jeté un regard, elle<br />

tomba à la renverse comme frappée de la foudre.<br />

Spikher releva sa pauvre femme, mais elle<br />

n’eut pas plus tôt repris connaissance, qu’elle le<br />

repoussa loin d’elle avec horreur. « Laisse-moi,<br />

s’écria-t-elle, homme maudit ! Ce n’est pas toi !<br />

tu n’es pas mon mari, non ! – Tu es un esprit<br />

infernal qui vise à ma perte, à ma damnation. Vat-en<br />

! fuis loin de moi, tu n’as sur moi aucune<br />

puissance, réprouvé ! » Les éclats de sa voix<br />

retentirent dans toute la maison, les domestiques,<br />

les voisins accoururent effrayés : Érasme, au<br />

comble de la fureur et du désespoir, se précipita<br />

hors de la maison, et dans son égarement<br />

frénétique, il courut se réfugier dans les allées<br />

désertes du parc voisin de la ville.<br />

L’image de Giulietta lui apparut alors dans<br />

toute la magie de sa beauté, et il s’écria à hautevoix<br />

: « Est-ce ainsi que tu te venges, Giulietta !<br />

de ce que je t’ai abandonnée, de ce qu’au lieu de<br />

ma personne je ne t’ai donné que mon reflet ?


Ah, Giulietta ! – Mais je veux être à toi<br />

maintenant sans réserve : elle m’a repoussé, elle à<br />

qui je te sacrifiais ! Giulietta ! Giulietta ! je me<br />

donne à toi, oui je t’appartiendrai d’esprit, de<br />

corps et d’âme !<br />

– Rien ne vous sera plus facile, mon très digne<br />

maître ! » s’écria signor Dapertutto, qui se trouva<br />

subitement devant Spikher, avec son justaucorps<br />

écarlate aux boutons d’acier étincelants. Ces mots<br />

résonnèrent à l’oreille du malheureux Érasme<br />

comme une promesse consolatrice ; et sans faire<br />

attention à la physionomie repoussante et<br />

moqueuse de Dapertutto, sans reculer devant lui,<br />

il demanda d’un ton plaintif : « Comment donc<br />

pourrais-je la retrouver, elle que j’ai perdue,<br />

hélas ! sans retour ? – Erreur ! répliqua<br />

Dapertutto, elle n’est pas fort éloignée d’ici, et<br />

soupire d’une étrange ardeur, mon digne maître,<br />

après la possession de votre chère personne, car<br />

un reflet n’est au fait, vous le concevez bien,<br />

qu’une vaine illusion. Du reste, dès qu’elle sera<br />

sûre de posséder votre précieuse individualité,<br />

c’est-à-dire votre corps, votre âme et toute votre<br />

existence, elle vous rendra avec empressement et


des grâces infinies votre agréable reflet net et<br />

intact.<br />

– Conduis-moi près d’elle sur le champ !<br />

s’écria Érasme, où est-elle ? – Ah ! reprit<br />

Dapertutto, il faut encore une petite formalité<br />

avant que vous puissiez revoir Giulietta, et vous<br />

livrer exclusivement à elle pour obtenir la<br />

restitution de votre reflet. Songez que la belle ne<br />

pourrait pas encore disposer en toute liberté de<br />

votre précieuse personne, puisque vous êtes<br />

encore engagé dans certains liens qui doivent être<br />

préalablement rompus. Votre chère femme et<br />

votre jeune enfant de si belle espérance...<br />

– Qu’est-ce à dire ? s’écria Érasme d’un ton<br />

violent. – Que la rupture des liens susdits,<br />

poursuivit Dapertutto, pourrait s’effectuer, sans<br />

aucun risque, d’une manière facile et toute<br />

naturelle. Vous devez savoir, depuis votre séjour<br />

à Florence, que je suis doué d’une certaine<br />

habileté pour préparer tel et tel médicament<br />

miraculeux : eh bien, j’ai ici, dans ce flacon, un<br />

petit remède de famille de cette espèce. Deux ou<br />

trois gouttes de ceci seulement à chacun de ceux


qui vous barrent le chemin, à vous et à la tendre<br />

Giulietta, et vous les voyez tomber sans proférer<br />

un mot et sans douloureuses grimaces. Il est vrai<br />

qu’on appelle cela mourir, et la mort a son<br />

amertume. Mais n’est-ce pas un agréable goût<br />

que celui de l’amande amère ? Eh bien, voilà<br />

précisément celui de la mort que renferme ce<br />

petit flacon. Aussitôt après leur paisible<br />

extinction, vos estimables proches répandront une<br />

agréable odeur d’amande amère. – Prenez, mon<br />

très cher ! » Il tendit à Érasme une petite fiole 1 .<br />

1 La fiole de Dapertutto contenait sans doute de l’eau<br />

rectifiée de laurier-cerise, autrement dit acide prussique.<br />

L’usage d’une très minime quantité de cette eau (moins d’une<br />

once) produit les effets qu’on vient de décrire. (Note<br />

d’Hoffmann.)<br />

L’extraction de l’acide prussique des feuilles de lauriercerise,<br />

ou de certaines autres substances végétales, où il existe<br />

au dire de quelques chimistes, est un fait très exceptionnel.<br />

Découvert par Scheele en 1780, l’acide prussique, ou<br />

hydrocyanique, n’a été obtenu pur que par M. Gay-Lussac. En<br />

cet état il est liquide, transparent, incolore. Sa saveur est fraîche<br />

d’abord, mais elle devient bientôt âcre et irritante ; son odeur<br />

seule cause sur le champ des étourdissements et des vertiges.<br />

Loin qu’il en faille près d’une once pour produire les plus fatals<br />

résultats, une goutte suffit pour donner la mort instantanément


« Homme exécrable ! s’écria Érasme, tu veux<br />

que j’empoisonne ma femme et mon enfant ! –<br />

Eh, qui parle de poison ? interrompit l’homme<br />

rouge ; ce n’est qu’un expédient domestique, un<br />

ingrédient de goût agréable que contient cette<br />

fiole. J’ai bien à ma disposition d’autres moyens<br />

pour vous rendre votre indépendance, mais je<br />

voudrais vous voir agir vous-même par un<br />

procédé purement humain et tout naturel. Que<br />

voulez-vous ? c’est là ma fantaisie. Prenez avec<br />

confiance, mon cher maître ! »<br />

Érasme avait la fiole entre les mains sans<br />

savoir comment cela s’était fait. Il courut<br />

machinalement jusque chez lui, et monta dans sa<br />

chambre. Sa femme avait passé la nuit en proie à<br />

mille tourments, à mille angoisses ; elle soutenait<br />

opiniâtrement que ce n’était pas son mari qui était<br />

revenu, mais un démon de l’enfer qui avait pris<br />

son apparence pour la perdre. Dès que Spikher<br />

et sans laisser de traces dans l’organisme. Son influence<br />

délétère surpasse enfin celle de tous les autres poisons connus.<br />

– C’est de sa combinaison avec le peroxide de fer que résulte la<br />

belle couleur appelée bleu de Prusse.


eparut dans la maison, tout le monde s’enfuit<br />

avec effroi sur son passage ; le petit Rarasme seul<br />

osa l’aborder, et il lui demanda naïvement<br />

pourquoi il ne rapportait pas avec lui son reflet,<br />

disant que cela ferait mourir sa mère de chagrin.<br />

Érasme jeta sur son fils un coup d’œil courroucé.<br />

Il tenait encore à la main la fiole de Dapertutto ;<br />

le petit portait sur son bras sa tourterelle favorite,<br />

et celle-ci vint à remarquer la fiole et à becqueter<br />

le bouchon ; mais immédiatement sa tête retomba<br />

languissante... Elle était morte.<br />

Érasme bondit avec horreur. « Traître !<br />

s’écria-t-il, tu ne m’entraîneras pas à commettre<br />

ce crime abominable ! » Il lança aussitôt par la<br />

fenêtre la fiole, qui se brisa en mille morceaux<br />

sur le pavé de la cour. Une agréable odeur<br />

d’amande se répandit dans l’air et monta dans la<br />

chambre. – Le petit Rarasme s’était sauvé saisi de<br />

frayeur.<br />

Spikher passa toute la journée livré à mille<br />

tortures d’esprit. Quand l’heure de minuit arriva<br />

il vit se représenter à son imagination l’image de<br />

Giulietta sous les plus vives et les plus


séduisantes couleurs. – Une fois qu’ils étaient<br />

ensemble, le collier de Giulietta, fait de ces<br />

petites graines rouges dont se parent les<br />

Italiennes, s’était rompu soudainement. En<br />

ramassant les graines, il s’était empressé d’en<br />

cacher une pour la conserver précieusement<br />

comme ayant touché le cou de sa maîtresse<br />

adorée. En ce moment il la tenait à la main, et la<br />

considérait avec un grand effort d’attention, en<br />

songeant à sa bien-aimée perdue. Alors il lui<br />

sembla que cette graine exhalait le même parfum<br />

magique qui l’enivrait autrefois dans le voisinage<br />

de Giulietta. « Ah, Giulietta ! s’écria-t-il, te voir<br />

une fois encore ! et puis après que ma ruine et<br />

mon déshonneur se consomment ! »<br />

À peine avait-il prononcé ces mots, qu’un<br />

léger frôlement se fit entendre dans le corridor. Il<br />

distingua des pas. On frappa doucement à la<br />

porte. Érasme sentit sa respiration suspendue... Il<br />

tressaillait de crainte et d’espérance. Il alla<br />

ouvrir. Giulietta entra éblouissante de grâce et de<br />

beauté.<br />

Ivre d’amour et de joie, Érasme la pressa


tendrement dans ses bras. « Me voilà, mon bienaimé,<br />

dit-elle d’une voix suave, tiens, vois<br />

comme j’ai gardé fidèlement ton reflet. » Elle<br />

souleva le voile de la glace, et Spikher aperçut<br />

avec ravissement son image enlacée pour ainsi<br />

dire à celle de Giulietta ; mais, indépendante de<br />

sa personne, elle ne reproduisait aucun de ses<br />

mouvements. Il frissonna de tous ses membres.<br />

« Giulietta ! s’écria-t-il, si tu ne veux pas que je<br />

devienne fou furieux par suite de mon sacrifice,<br />

rends-moi mon reflet, et prends plutôt ma propre<br />

personne, ma vie, mon corps et mon âme !<br />

– Mais n’y a-t-il pas encore une barrière entre<br />

nous, cher Érasme ! dit Giulietta, tu sais...<br />

Dapertutto ne t’a-t-il pas dit ?... – Dieu du ciel !<br />

Giulietta ! interrompit Érasme, si je ne puis être à<br />

toi qu’à cette condition, j’aime mieux mourir !<br />

– Aussi, reprit Giulietta, Dapertutto n’exigera<br />

pas de toi l’accomplissement d’une action<br />

pareille. Sans doute il est fâcheux qu’un simple<br />

serment et la bénédiction d’un prêtre aient autant<br />

de puissance. Tu es pourtant dans la nécessité de<br />

briser ce lien qui t’enchaîne ; car autrement tu ne


seras jamais complètement à moi. Mais je<br />

connais un autre moyen d’y parvenir meilleur que<br />

celui dont t’a parlé Dapertutto.<br />

– Et quel est-il ? » demanda Érasme avec<br />

vivacité. Alors Giulietta lui passa son bras autour<br />

du cou, et, penchant sa jolie tête sur sa poitrine,<br />

elle dit à demi voix : « Tu écris sur une petite<br />

feuille de papier ton nom, Érasme Spikher, audessous<br />

de ce peu de mots : “Je donne à mon bon<br />

ami Dapertutto tout pouvoir sur ma femme et<br />

mon enfant ; qu’il en dispose arbitrairement, et<br />

qu’il brise le lien qui m’enchaîne, parce que je<br />

veux désormais appartenir, moi, mon corps et<br />

mon âme immortelle, à Giulietta, que j’ai choisie<br />

pour ma femme, et à qui je m’unirai encore pour<br />

jamais par un serment particulier.” »<br />

Érasme sentit tous ses nerfs glacés et crispés.<br />

Des baisers de feu brûlaient ses lèvres, et il tenait<br />

à la main la petite feuille de papier que lui avait<br />

donnée Giulietta. Tout à coup il vit apparaître<br />

derrière elle Dapertutto, prodigieusement grandi,<br />

et qui lui présentait une plume de métal. Au<br />

même instant une petite veine de sa main gauche


creva, et le sang en jaillit. « Écris, écris ! – signe !<br />

– signe ! s’écriait l’homme rouge d’une voix<br />

croassante. – Signe ! signe, mon bien-aimé ! mon<br />

seul époux pour l’éternité ! » murmurait<br />

Giulietta. Déjà Spikher avait rougi la plume de<br />

son sang, il s’apprêtait à signer, lorsque la porte<br />

s’ouvrit. – Une figure blanche entra, dirigeant sur<br />

Érasme des yeux fixes comme ceux d’un spectre,<br />

et qui s’écria d’une voix sourde et douloureuse :<br />

« Érasme ! Érasme ! que vas-tu faire ? Au nom<br />

du Rédempteur, renonce à ce pacte infernal ! » –<br />

Érasme reconnut sa femme dans le fantôme qui<br />

lui parlait ainsi, et il jeta loin de lui la plume et le<br />

papier.<br />

Des yeux de Giulietta jaillirent alors des<br />

éclairs rougeâtres ; les traits de son visage étaient<br />

horriblement décomposés, son corps ardait<br />

comme la flamme. « Arrière ! engeance d’enfer !<br />

tu n’auras aucun droit sur mon âme : au nom de<br />

Jésus, laisse-moi, serpent ! le feu d’enfer brûle en<br />

toi. » Ainsi s’écria Érasme. Et d’un bras<br />

vigoureux il repoussa Giulietta qui cherchait<br />

encore à le retenir enlacé. Soudain retentirent des<br />

sons discordants, des hurlements confus, et


Spikher crut distinguer de noirs corbeaux battant<br />

de leurs ailes contre les murs de la chambre. –<br />

Giulietta, Dapertutto disparurent au milieu de la<br />

vapeur épaisse et suffocante qui semblait suinter<br />

des lambris, et qui éteignit les lumières.<br />

Enfin les rayons de l’aurore pénétrèrent à<br />

travers les croisées. Érasme se rendit aussitôt près<br />

de sa femme. Il la trouva radoucie, affable et<br />

indulgente. Le petit Rarasme était déjà éveillé et<br />

assis sur le lit de sa mère. Elle tendit la main à<br />

son pauvre mari et lui dit : « Maintenant je sais<br />

quelle aventure fâcheuse t’est survenue en Italie,<br />

et je te plains de tout mon cœur. La puissance du<br />

démon est bien grande ! Satan, à qui tous les<br />

vices sont familiers, ne se fait pas faute de voler<br />

tant qu’il peut, et il n’a pas pu résister au plaisir<br />

de t’escroquer avec une insigne malice ton joli<br />

reflet, si bien pareil à toi-même. – Regarde donc<br />

un peu dans ce miroir, là à côté, mon cher et bon<br />

mari ! »<br />

Spikher regarda tremblant de tous ses<br />

membres et de l’air le plus pitoyable. Le miroir<br />

resta clair et net : rien d’Érasme Spikher ne s’y


eflétait. « Pour cette fois, continua sa femme, il<br />

est vraiment heureux que le miroir ne reproduise<br />

pas ton image, car tu as un air bien piteux, mon<br />

cher Érasme ! Mais du reste, tu concevras toimême<br />

que, privé de reflet, tu sers de risée au<br />

monde, et que tu ne saurais dignement<br />

représenter un père de famille convenable et<br />

complet, capable d’inspirer le respect à sa femme<br />

et à ses enfants. Voilà ton petit Rarasme qui<br />

commence déjà à se moquer de toi, et il veut, à la<br />

première occasion, te faire de belles moustaches<br />

avec du charbon, parce que tu ne pourras pas t’en<br />

apercevoir. – Va donc encore un peu courir le<br />

monde, et tâche de rattraper ton reflet au diable :<br />

si tu y parviens, tu seras accueilli ici à ton retour<br />

avec joie et cordialité. Embrasse-moi (Spikher<br />

l’embrassa) : et maintenant – bon voyage !<br />

Envoie de temps en temps à Rarasme un petit<br />

pantalon neuf, car il glisse sans cesse sur ses<br />

genoux en jouant, et il en use prodigieusement.<br />

Mais n’oublie pas, si tu passes à Nuremberg, d’y<br />

joindre, en bon et sensible père, un joli hussard<br />

de bois et des pains d’épices. Porte-toi bien,<br />

Érasme ! »


Sa femme se retourna de l’autre côté, et se<br />

rendormit. Spikher souleva dans ses bras le petit<br />

Rarasme et le pressa sur son cœur. Mais celui-ci<br />

se débattit en criant. Alors Spikher le posa par<br />

terre, et s’en alla courir le monde.<br />

Il rencontra un jour un certain Pierre<br />

Schlemihl. Celui-ci avait vendu son ombre ; tous<br />

deux songèrent à voyager de compagnie, de telle<br />

sorte qu’Érasme Spikher eût projeté l’ombre<br />

nécessaire, tandis qu’en revanche Pierre<br />

Schlemihl eût fourni le reflet qui manquait. Mais<br />

cela n’eut pas de suite.<br />

Post-scriptum du voyageur enthousiaste<br />

– Quels sont les traits réfléchis dans ce<br />

miroir ? – Sont-ce bien les miens ? – Ô Julie ! –<br />

Giulietta ! – image céleste – esprit infernal ! –<br />

Angoisses, ravissement. – Extase et désespoir !...<br />

Tu vois, mon cher Théodore-Amédée<br />

Hoffmann ! qu’évidemment une puissance


mystérieuse, occulte, ne s’introduit que trop<br />

souvent dans ma vie réelle, et vient corrompre les<br />

plus doux rêves de mon sommeil, en jetant sur<br />

mon chemin les figures les plus <strong>fantastiques</strong>.<br />

Encore tout rempli des apparitions de la nuit<br />

de Saint-Sylvestre, je suis presque tenté de croire<br />

que mon conseiller de justice était en réalité une<br />

véritable poupée de sucre candi, sa brillante<br />

société un étalage de la Noël ou du jour de l’an,<br />

et la charmante Julie cette séduisante création de<br />

Rembrandt ou de Callot, qui déroba<br />

frauduleusement au pauvre Érasme Spikher son<br />

reflet si ressemblant et si beau.<br />

Daigne me pardonner.


La maison déserte


I<br />

Vous savez (ainsi commença Théodore) que je<br />

passai tout l’été dernier à B... Le grand nombre<br />

d’anciens amis et de connaissances que j’y<br />

rencontrai, la vie libre et animée de cette capitale,<br />

les agréments variés qu’y offre la culture des<br />

sciences et des arts, tout cela me captiva ; jamais<br />

je n’avais été plus gai, et je m’abandonnai avec<br />

délices à mon goût passionné pour les flâneries<br />

solitaires, me délectant à examiner chaque<br />

gravure, chaque affiche, ou à observer les<br />

individus que je rencontrais, et même à tirer en<br />

imagination l’horoscope de quelques-uns.<br />

D’ailleurs, le spectacle des nombreux et<br />

magnifiques édifices de B... et celui des<br />

merveilleux produits de l’art et du luxe auraient<br />

suffi pour donner à mes promenades un attrait<br />

irrésistible.<br />

L’avenue bordée d’hôtels somptueux qui<br />

conduit à la porte de ... est le rendez-vous


habituel des gens du grand monde, à qui leur<br />

position ou leur fortune permet d’user largement<br />

des jouissances de la vie. Le rez-de-chaussée de<br />

ces riches et vastes palais est généralement<br />

affecté à des magasins où sont exposées les<br />

marchandises de luxe, et les étages supérieurs<br />

sont habités par des personnes de la plus haute<br />

condition. C’est dans cette rue que sont situés<br />

aussi les hôtels publics les plus distingués, et la<br />

plupart des ambassadeurs étrangers y ont leur<br />

résidence. Vous pouvez donc vous figurer ce lieu<br />

comme le théâtre perpétuel d’un mouvement et<br />

d’une vie extraordinaires qu’on ne retrouve point<br />

dans les autres quartiers de la capitale ; de même<br />

que l’aspect de celui-ci donnerait une idée<br />

exagérée de la population commune ; car<br />

l’affluence générale fait que maintes personnes se<br />

contentent en cet endroit d’un logement exigu<br />

relativement à leurs besoins réels ; ce qui donne à<br />

plusieurs maisons occupées par un grand nombre<br />

de familles l’aspect de véritables ruches<br />

d’abeilles.<br />

J’avais déjà bien souvent parcouru cette<br />

promenade, lorsqu’un jour une maison qui


contrastait d’une manière frappante et singulière<br />

avec toutes les autres arrêta tout à coup mes<br />

regards. Figurez-vous une maison basse avec<br />

quatre fenêtres de façade au premier étage, qui ne<br />

dépassait guère en hauteur les croisées du rez-dechaussée<br />

des maisons voisines, et deux beaux<br />

hôtels la comprimant pour ainsi dire entre leurs<br />

grands murs latéraux. Sa devanture décrépie, sa<br />

toiture mal entretenue, une partie des vitres<br />

remplacée par du papier collé, témoignaient de la<br />

négligence absolue du propriétaire. Imaginez<br />

l’effet que devait produire cette masure au milieu<br />

de tant d’édifices somptueux ornés de tous les<br />

embellissements de l’art et du goût.<br />

Je m’arrêtai, et, après un examen attentif, je<br />

remarquai que toutes les croisées étaient<br />

soigneusement fermées ; celles du rez-dechaussée<br />

paraissaient avoir été murées ; et je<br />

cherchai vainement auprès de la porte bâtarde,<br />

pratiquée sur un côté de la façade, et qui devait<br />

servir d’entrée, la sonnette d’usage. Je ne pus<br />

même découvrir sur cette porte ni serrure ni<br />

poignée. Bref, je restai convaincu que cette<br />

maison devait être tout à fait inhabitée ; car


jamais, jamais, à quelque heure du jour que je<br />

passasse, je n’y aperçus la moindre trace d’une<br />

créature humaine.<br />

Une maison inhabitée dans cette partie de la<br />

ville, dans cette rue ! Singulière apparition ! Et<br />

pourtant, cela s’explique peut-être par une raison<br />

bien simple et naturelle, si le propriétaire se<br />

trouve embarqué par exemple dans un long<br />

voyage, ou bien si, retenu dans quelque autre<br />

propriété lointaine, il ne veut ni aliéner ni louer<br />

cet immeuble, pour rester libre d’y établir sa<br />

demeure immédiatement à son retour à B... Telles<br />

étaient mes suppositions, et cependant j’ignore<br />

moi-même par quelle influence il me devint<br />

impossible de passer devant la maison déserte<br />

sans m’arrêter chaque fois, comme si une<br />

puissance magique m’y eût contraint, et sans que<br />

les réflexions les plus étranges vinssent occuper<br />

ou plutôt troubler mon esprit.<br />

Vous tous savez bien, vous, les braves et<br />

joyeux compagnons de ma jeunesse, comment<br />

j’ai toujours eu des manies de visionnaire, et quel<br />

vif penchant m’entraîne à ne m’occuper que des


merveilleux phénomènes du monde fantastique,<br />

ce que vous ne cessiez de désapprouver au nom<br />

d’une raison sévère. – Eh bien ! prenez à votre<br />

aise vos airs sceptiques et railleurs ; j’avouerai<br />

même volontiers que j’ai souvent été la franche<br />

dupe de mes propres illusions, et que la maison<br />

déserte semblait fort devoir me réserver une<br />

déception du même genre ; mais patience jusqu’à<br />

la fin, dont la morale doit vous confondre !<br />

Écoutez.<br />

Un jour donc, et cela à l’heure où le bon ton<br />

convoque les promeneurs dans l’avenue, j’étais,<br />

comme à l’ordinaire, plongé dans de profondes<br />

réflexions en contemplant la maison déserte.<br />

Bientôt je remarquai, sans y attacher une grande<br />

importance, que quelqu’un venait de s’arrêter<br />

près de moi en me considérant. C’était le comte<br />

P***, dont le caractère analogue au mien s’était<br />

déjà manifesté en maintes circonstances, et je ne<br />

doutai pas un seul instant que l’aspect mystérieux<br />

de la maison ne l’eût frappé ainsi que moi. Jugez<br />

de mon émotion, lorsqu’après avoir parlé le<br />

premier de la singulière impression que m’avait<br />

causée la vue de ce bâtiment abandonné au centre


du quartier le plus à la mode de la capitale, je le<br />

vis sourire avec affectation. Mais j’en sus bientôt<br />

le motif.<br />

Le comte P*** était allé beaucoup plus loin<br />

que moi dans ses observations et ses<br />

suppositions. Enfin il s’était rendu compte du<br />

secret, et il sut en faire le texte d’une histoire<br />

tellement surprenante, que l’imagination la plus<br />

poétique et la plus indépendante pouvait seule en<br />

admettre la réalité dans la vie commune. Je<br />

devrais sans doute ici vous faire part de l’histoire<br />

du comte que j’ai encore présente à l’esprit dans<br />

toute sa vivacité ; mais je me sens dès à présent si<br />

fortement préoccupé de ma propre aventure qu’il<br />

me faut poursuivre mon récit.<br />

Seulement, imaginez quel fut le<br />

désappointement du comte, lorsqu’après avoir<br />

parfait et complété son histoire, il apprit que la<br />

maison déserte servait tout bonnement de<br />

laboratoire au confiseur dont la boutique,<br />

magnifiquement décorée, était contiguë. C’est<br />

pour cela que les fenêtres du rez-de-chaussée, où<br />

étaient établis les fourneaux, avaient été murées,


et que celles des chambres du premier étage<br />

étaient garnies d’épais rideaux pour garantir du<br />

soleil et des insectes les sucreries fabriquées<br />

qu’on y gardait en réserve.<br />

À cette communication inattendue, j’éprouvai,<br />

comme cela était arrivé au comte lui-même,<br />

l’effet d’une douche froide qui aurait jailli sur ma<br />

tête, c’est-à-dire que le diable, auquel répugne<br />

toute poésie, d’un coup de sa griffe aiguë, nous<br />

gratifia, pauvres rêveurs ! du plus honteux pied<br />

de nez.<br />

Toutefois, en dépit de cette prosaïque<br />

explication, je ne pouvais m’empêcher de<br />

regarder toujours en passant la maison déserte, et<br />

toujours à cette vue un léger frisson parcourait<br />

mes membres, et mille visions bizarres de ce qui<br />

pouvait se passer à l’intérieur surgissaient dans<br />

mon esprit. Je ne pouvais absolument pas<br />

m’habituer à l’idée des bonbons, des confitures,<br />

des massepains, des fruits confits, etc., etc. Un<br />

singulier vertige me faisait apparaître tout cela<br />

comme autant d’encouragements séducteurs dont<br />

j’interprétais à peu près ainsi le langage


symbolique : N’ayez pas peur, mon cher ! nous<br />

sommes tous des petits êtres bien doux et bien<br />

délicats ; mais il faut compter prochainement sur<br />

un léger coup de tonnerre... Puis je pensai en<br />

moi-même : N’es-tu pas un bien grand fou de<br />

chercher sans cesse à transformer les choses les<br />

plus ordinaires en apparitions miraculeuses ? et<br />

tes amis n’ont-ils pas raison de te traiter<br />

d’incurable visionnaire ?<br />

La maison, comme cela devait être d’après sa<br />

destination prétendue, restait toujours la même,<br />

de sorte qu’à la fin je m’habituai à son aspect ; et<br />

les folles images que, dans l’origine, je voyais si<br />

distinctement m’apparaître et voltiger hors de son<br />

enceinte, s’étaient évanouies peu à peu. Le hasard<br />

vint réveiller de nouveau mes anciens soupçons.<br />

Quoique je me fusse résigné autant que<br />

possible au cours trivial et ordinaire des choses,<br />

vous devez bien penser qu’avec la tendance de<br />

mon caractère, décidément plein d’une passion<br />

enthousiaste et religieuse pour le merveilleux, je<br />

ne cessai pas d’avoir l’œil sur la maison<br />

mystérieuse. Il arriva donc un jour que, me


promenant comme de coutume à midi dans<br />

l’avenue, je dirigeai mes regards vers les fenêtres<br />

voilées de la maison déserte. Soudain je vis<br />

remuer doucement le rideau de la croisée la plus<br />

rapprochée de la boutique du confiseur. Une<br />

main, un bras entier se laissèrent voir. Je tirai à la<br />

hâte ma lorgnette d’opéra, et j’aperçus alors<br />

distinctement une main de femme éclatante de<br />

blancheur et merveilleusement faite, au petit<br />

doigt de laquelle étincelait un diamant<br />

incomparable. Un riche bracelet rayonnait aussi à<br />

son bras d’albâtre voluptueusement arrondi. La<br />

main déposa une carafe de cristal d’une forme<br />

étrange sur l’appui de la croisée, et disparut<br />

derrière le rideau.<br />

Je restai pétrifié. Un sentiment indéfinissable<br />

de bonheur inquiet me fit frissonner comme une<br />

commotion électrique. Je ne pouvais détourner<br />

mes regards de la fenêtre enchantée, et peut-être<br />

aussi un soupir langoureux s’échappa-t-il de mon<br />

sein. Bref, en revenant à moi, je me vis entouré<br />

d’une foule de gens de toute condition, qui<br />

regardaient avec curiosité du même côté que moi.<br />

J’en fus contrarié. Mais il me vint bientôt à


l’esprit que le peuple d’une grande ville<br />

quelconque ressemble toujours plus ou moins à<br />

cette multitude de badauds attroupés devant une<br />

maison, qui ne se lassaient point d’ouvrir de<br />

grands yeux et de crier au miracle, parce qu’un<br />

bonnet de coton était tombé d’un sixième étage<br />

sans une seule maille de rompue.<br />

Je m’éclipsai adroitement, et le démon du<br />

prosaïsme me souffla très intelligiblement à<br />

l’oreille que j’avais vu sans doute la femme du<br />

confiseur dans sa belle toilette du dimanche<br />

placer sur l’appui de la croisée une carafe vide<br />

d’huile de rose ou de quelque autre liqueur.<br />

Tout à coup, chose étrange ! il me vint une<br />

idée fort sensée. – Je revins sur mes pas, et<br />

j’entrai tout droit dans la splendide boutique<br />

ornée de glaces du confiseur, voisin de la maison<br />

déserte.<br />

Tout en soufflant sur la tasse brûlante de<br />

chocolat mousseux que je m’étais fait servir, je<br />

glissai sans affectation les mots suivants : « Vous<br />

avez ma foi bien fait d’agrandir votre<br />

établissement par l’acquisition de la maison


voisine. » Le confiseur s’empressa de jeter encore<br />

quelques bonbons de couleur différente dans le<br />

cornet d’un quart de livre qu’attendait une<br />

charmante petite fille, et ensuite il se pencha fort<br />

en avant vers moi, le bras appuyé sur son<br />

comptoir, en m’adressant un regard souriant et<br />

interrogateur, comme s’il ne m’eût pas du tout<br />

compris.<br />

Je répétai qu’il avait très convenablement<br />

établi son laboratoire dans la maison voisine, bien<br />

que le bâtiment, devant rester inhabité par suite<br />

de cette destination, offrit un triste et sombre<br />

contraste au milieu des brillants hôtels d’alentour.<br />

« Eh ! monsieur, répartit alors le confiseur, qui a<br />

pu vous dire que la maison d’à côté nous<br />

appartient ! Malheureusement, toutes nos<br />

tentatives pour l’acquérir ont été vaines ; et, ma<br />

foi, cela vaut peut-être mieux pour nous ; car il y<br />

a dans cette maison quelque singulier<br />

mystère !... »<br />

Vous devez bien imaginer, ô mes chers amis,<br />

combien ces paroles m’intriguèrent et avec quel<br />

empressement je priai le confiseur de m’en


apprendre davantage sur ce sujet. « Mon Dieu !<br />

monsieur, me dit-il, je ne sais rien moi-même de<br />

bien particulier. Ce qu’il y a de positif, c’est que<br />

cette maison appartient à la comtesse de S***,<br />

qui vit dans ses terres, et n’est pas venue à B...<br />

depuis un grand nombre d’années. Déjà, à<br />

l’époque où aucun des édifices somptueux qui<br />

ornent aujourd’hui cette rue n’existait encore,<br />

cette maison, à ce qu’on m’a raconté, avait le<br />

même aspect qu’aujourd’hui, et depuis ce temps,<br />

on n’y a fait que les réparations strictement<br />

nécessaires pour la préserver d’une ruine totale.<br />

» Deux seuls êtres animés l’habitent, un<br />

intendant morose aussi vieux qu’elle, et un chien<br />

décrépit et hargneux, qui ne cesse d’aboyer après<br />

la lune dans la cour de derrière. D’après le bruit<br />

général, ce bâtiment n’est qu’un repaire de<br />

revenants, et en effet, mon frère, à qui appartient<br />

cette boutique, et moi nous avons souvent<br />

entendu au milieu du silence de la nuit, surtout à<br />

l’époque des fêtes de Noël, où nos travaux<br />

multiplient nos veilles, d’étranges lamentations<br />

qui partaient évidemment de derrière le mur<br />

mitoyen. Quelquefois aussi, de sourds


grattements et des éclats d’un tapage diabolique<br />

nous ont glacés d’effroi. Il n’y a pas longtemps<br />

que, durant la nuit, nous entendîmes retentir un<br />

chant si singulier qu’aucune parole ne saurait<br />

vous en donner une juste idée. C’était pourtant<br />

bien positivement le son de la voix d’une vieille<br />

femme ; mais jamais, moi qui ai vu bien des<br />

cantatrices en Italie, en France et en Allemagne,<br />

jamais en vérité je n’ai entendu des sons aussi<br />

perçants, aussi aigus, ni d’aussi déchirants<br />

accords mêlés de cadences plus hardies. Je crus<br />

reconnaître qu’on chantait des paroles françaises ;<br />

mais je ne pus pas les distinguer d’une manière<br />

précise. Et d’ailleurs, le frisson d’horreur dont je<br />

me sentis pénétré m’empêcha de prêter une<br />

attention soutenue à ce chant inconcevable et<br />

fantastique.<br />

» Il arrive aussi, quand le bruit extérieur cesse<br />

momentanément, que l’on entend de l’arrièreboutique<br />

de profonds soupirs, et puis un rire<br />

étouffé, qui semblent sortir de terre ; mais en<br />

appliquant l’oreille contre la muraille, on<br />

s’aperçoit aisément que ces divers bruits viennent<br />

de la maison à côté. Voyez, monsieur... (il me


conduisit dans l’arrière-boutique, et du geste<br />

dirigea mes regards vers la fenêtre), remarquez ce<br />

tuyau de fer qui sort du mur en face : il fume<br />

parfois si fort, même en été et quand on n’allume<br />

pourtant du feu nulle part, que mon frère s’est<br />

déjà plus d’une fois querellé avec le vieil<br />

intendant à cause du danger d’incendie. Mais<br />

celui-ci prétend, pour s’excuser, que c’est la<br />

cheminée du fourneau où il fait cuire ses<br />

aliments. Ce qu’il mange celui-là, Dieu le sait !<br />

car la fumée qui s’échappe de là répand<br />

quelquefois une odeur si singulière !... »<br />

La porte vitrée de la boutique cria, le confiseur<br />

courut à son comptoir, et il me lança, en me<br />

désignant d’un mouvement de tête le personnage<br />

qui venait d’entrer, un regard significatif. Je le<br />

compris à merveille. Quel pouvait être cet<br />

individu, sinon l’intendant de la mystérieuse<br />

maison ? – Figurez-vous un petit homme sec avec<br />

une face couleur de momie, un nez pointu, des<br />

lèvres pincées, des yeux de chat d’un vert<br />

étincelant, un sourire stéréotypé d’homme en<br />

démence, des cheveux frisés à l’ancienne mode et<br />

abondamment poudrés avec un toupet pyramidal,


des ailes de pigeon ébouriffées et une grande<br />

bourse pendante dite postillon d’amour, un vieil<br />

habit couleur café brûlé, à moitié déteint, mais<br />

bien conservé et bien brossé, des bas gris, et enfin<br />

de grands souliers carrés avec de petites boucles<br />

en faux brillants. Imaginez que cette petite et<br />

sèche figure est pourtant vigoureusement<br />

constituée, surtout à en juger par des poings<br />

monstrueux armés de longs doigts nerveux, et<br />

qu’elle marche vers le comptoir du pas le plus<br />

assuré. Enfin, voyez-la, avec son sourire<br />

invariable, et les yeux fixés sur les bocaux de<br />

cristal pleins de sucreries, demander d’un ton<br />

langoureux et d’une voix grêle et larmoyante :<br />

« Deux oranges confites – deux macarons – deux<br />

marrons glacés », etc., et jugez vous-même s’il y<br />

avait lieu d’éprouver ou non à cette vue de<br />

singuliers pressentiments.<br />

Le confiseur mit ensemble les diverses<br />

friandises réclamées par le vieillard, qui lui dit<br />

avec l’accent le plus lamentable : « Pesez, pesez<br />

cela, monsieur mon estimable voisin ! » Puis il<br />

tira en geignant et avec effort une petite bourse<br />

de cuir de sa poche, et y chercha de l’argent avec


de minutieuses cérémonies. Je remarquai qu’il<br />

paya le confiseur en plusieurs sortes de vieilles<br />

monnaies usées et déjà hors de cours pour la<br />

plupart. Il prit un air très chagrin en comptant les<br />

pièces devant lui, et balbutiait en même temps :<br />

« Des douceurs – des douceurs ! il ne faut plus<br />

que des douceurs à présent, en faveur de moi.<br />

Satan offre un miel pur, savoureux aux lèvres de<br />

sa fiancée ! »<br />

Le confiseur me regarda en riant, et dit ensuite<br />

au vieillard : « Vous ne paraissez pas être bien<br />

portant. Ah ! sans doute, l’âge, l’âge ; les forces<br />

diminuent. » Sans changer de visage, le vieux<br />

s’écria d’une voix sonore : « L’âge, l’âge ? – les<br />

forces diminuent ? faiblesse, épuisement ? Hoho<br />

– hoho, hoho !... » Et à ces mots il frappa des<br />

mains si violemment que les jointures craquèrent,<br />

et il bondit en l’air à une hauteur prodigieuse en<br />

choquant avec la même vigueur ses pieds l’un<br />

contre l’autre, de telle sorte que toute la boutique<br />

en retentit, et que tous les cristaux résonnèrent.<br />

Mais au même moment, des cris affreux vinrent<br />

dominer ce sourd murmure. Le vieillard, en<br />

retombant, avait marché sur la patte d’un chien


noir qui l’accompagnait, et s’était humblement<br />

couché entre ses jambes. « Vilaine bête ! maudit<br />

chien endiablé ! » dit le vieillard en reprenant sa<br />

voix dolente et cassée ; puis il ouvrit son cornet,<br />

et présenta à l’animal un gros macaron. Le chien,<br />

qui pleurait et gémissait, se tut soudain ; il s’assit<br />

sur ses pattes de derrière, et se mit à croquer le<br />

macaron, comme aurait pu le faire un écureuil.<br />

Le vieillard acheva de refermer et d’empocher<br />

son cornet en même temps que le chien son régal.<br />

« Bonne nuit ! monsieur mon digne voisin ! » ditil<br />

alors en tendant sa main au confiseur ; et celuici<br />

sentit la sienne si fortement pressée, qu’il en<br />

cria de douleur : – « L’impotent et débile<br />

vieillard vous souhaite une bonne nuit, monsieur<br />

mon bon voisin ! » Et il sortit de la boutique suivi<br />

de son chien noir, qui promenait sa langue autour<br />

de son museau pour ne perdre aucune miette du<br />

macaron.<br />

Le vieillard semblait ne m’avoir nullement<br />

remarqué, et je restai là immobile et stupéfait.<br />

« Vous voyez, me dit le confiseur, c’est ainsi<br />

qu’en agit le singulier bonhomme, qui vient ici


deux ou trois fois par mois à peu près. Mais, du<br />

reste, on ne peut rien tirer de lui, si ce n’est qu’il<br />

a été autrefois valet de chambre du comte de<br />

S***, et qu’il est maintenant préposé à la garde<br />

de cette maison, où il attend de jour en jour, et<br />

voilà bon nombre d’années que cela dure, la<br />

famille du comte, ce qui ne permet d’y céder à<br />

personne un droit de location. – Mon frère lui a<br />

fait faire une fois des sommations sur le singulier<br />

tapage nocturne dont je vous ai parlé ; mais il<br />

s’est contenté de répondre fort tranquillement :<br />

« Oui ! je sais que c’est le bruit général que ce<br />

logis est fréquenté par les revenants ; mais il faut<br />

n’en rien croire, c’est une histoire faite à plaisir. »<br />

L’heure était venue où il était de bon ton de se<br />

montrer dans cette boutique. La porte s’ouvrit,<br />

une élégante compagnie entra, et je dus faire<br />

trêve à mes interrogations.


II<br />

Il était donc positif que les renseignements du<br />

comte P*** sur les possesseurs et l’emploi de la<br />

maison étaient erronés, que le vieil intendant,<br />

malgré ses dénégations, ne l’habitait pas seul, et<br />

que très certainement ses murs recélaient quelque<br />

fatal mystère. Il s’établit naturellement une<br />

relation intime dans mon esprit entre ce chant<br />

singulier et effrayant dont m’avait parlé le<br />

confiseur, et le joli bras de femme qui m’était<br />

apparu à la fenêtre. Évidemment ce bras<br />

n’appartenait pas, ne pouvait pas appartenir à une<br />

vieille femme comme celle que le confiseur<br />

prétendait avoir reconnue à la voix. En<br />

m’attachant au témoignage de mes propres yeux,<br />

je me persuadai aisément que le confiseur, en<br />

croyant entendre une voix cassée et glapissante,<br />

avait été abusé par une illusion acoustique, ou<br />

même simplement la dupe de ses propres<br />

préventions sur son terrible voisinage.<br />

Je pensai aussi à la fumée, à l’odeur singulière


dont on m’avait parlé, au flacon de cristal de<br />

forme bizarre que j’avais vu, et bientôt je vis<br />

surgir vivante devant moi l’image d’une créature<br />

toute céleste que je supposais victime de<br />

sortilèges infâmes. Le vieillard m’apparut comme<br />

un méchant magicien, un damnable suppôt de la<br />

sorcellerie qui, devenu sans doute tout à fait<br />

indépendant de la famille du comte de S***,<br />

s’adonnait dans son unique intérêt aux plus<br />

odieux maléfices.<br />

Mon imagination s’exalta, et la nuit même je<br />

vis, non pas en rêve, mais plutôt dans cet<br />

égarement d’idées qui précède le sommeil, je vis<br />

distinctement se dessiner à mes yeux la main<br />

parée du magnifique diamant et le bras ceint du<br />

riche bracelet. Peu à peu, du sein d’un léger<br />

nuage gris surgit une tête charmante, dont les<br />

yeux bleus d’azur et suppliants respiraient la<br />

tristesse ; puis je vis apparaître la figure entière<br />

d’une jeune fille merveilleusement belle, dans la<br />

fleur de la jeunesse, et pleine d’une grâce<br />

ravissante. Bientôt je m’aperçus que le nuage<br />

ambiant n’était autre chose que la vapeur subtile<br />

qui s’échappait par ondoyantes bouffées du


flacon de cristal que la figure portait à la main.<br />

« Ô magique et céleste image ! m’écriai-je<br />

dans mon extase, apprends-moi quel est ton sort<br />

et qui te retient captive ! – Oh ! que d’amour et<br />

de tristesse il y a dans ton regard !... Je le sais,<br />

c’est un infâme nécromant qui te traite en<br />

esclave. Tu es au pouvoir d’un pernicieux démon,<br />

lequel rôde avec un habit café brûlé et une<br />

énorme bourse à cheveux dans les boutiques des<br />

confiseurs, où il court risque de tout briser par ses<br />

bonds diaboliques, lequel écrase les pattes de<br />

chiens à Satan, et les régale de macarons quand, à<br />

force de hurlements en la majeur, ils ont<br />

consommé leurs évocations sataniques. – Oh je<br />

sais tout ! charmante et gracieuse créature ! Dis :<br />

ce diamant ne reflète-t-il pas l’intime ardeur de<br />

ton âme ! Ah ! le sang de ton cœur a dû souvent<br />

l’arroser pour qu’il scintille ainsi et éblouisse le<br />

regard de ses mille rayons diaprés, tandis qu’il<br />

s’en émane une enivrante mélodie. Oh ! ne sais-je<br />

pas aussi que ce bracelet magnifique est l’anneau<br />

d’une chaîne prétendue magnétique que tient le<br />

nécromancien couleur café brûlé. – Ne le crois<br />

pas, mon doux ange ! Moi, je vois bien qu’elle


sort d’une retorte d’où s’échappent des flammes<br />

bleuâtres ; mais je la briserai, et tu seras délivrée.<br />

Ne sais-je pas tout, charmante ? est-ce que je ne<br />

sais pas tout ? – Mais par grâce, ange des cieux !<br />

daigne entrouvrir ces lèvres de roses, et dismoi...<br />

»<br />

En cet instant, une main osseuse, avançant<br />

par-dessus mon épaule, saisit le flacon de cristal,<br />

qui se brisa en mille pièces, et toute l’apparition<br />

s’évanouit. La ravissante image parut s’évaporer<br />

et se perdre dans les ténèbres avec un léger et<br />

plaintif murmure.<br />

Ah ! je le vois à votre sourire, je passe encore<br />

à vos yeux pour un rêveur extravagant. Mais je<br />

puis vous certifier que mon rêve, puisque vous<br />

tenez absolument au mot, avait tous les caractères<br />

de la vision. Cependant, dès que vous continuez à<br />

vous railler de moi dans votre incrédulité<br />

prosaïque, je préfère ne plus rien dire pour<br />

essayer de vous convaincre et passer outre.<br />

À peine le jour avait-il paru, que je courus,<br />

plein de désirs et d’inquiétude, dans l’avenue, et<br />

je me postai en face de la maison mystérieuse. De


hautes jalousies servaient, de plus que la veille, à<br />

masquer les croisées. Car la rue était encore<br />

complètement déserte. Je m’approchai très près<br />

des fenêtres murées du rez-de-chaussée, et je<br />

prêtai une oreille attentive. Mais aucun son ne se<br />

fit entendre, tout restait silencieux comme dans le<br />

fond d’un tombeau. Le jour arriva, et le<br />

mouvement de la rue m’obligea de quitter mon<br />

poste.<br />

À quoi bon lasser votre patience en vous<br />

disant comme quoi je rôdai pendant plusieurs<br />

jours autour de la maison sans découvrir la<br />

moindre chose, comme quoi mes informations et<br />

mes recherches restèrent sans résultat, et<br />

comment enfin la charmante image de ma vision<br />

pâlit peu à peu dans mon esprit ?<br />

Enfin, en revenant une fois d’une longue<br />

promenade fort avant dans la soirée, j’aperçus la<br />

porte de la maison déserte à demi ouverte. Je<br />

m’en approchai. L’homme à l’habit café brûlé<br />

avança la tête en-dehors. Je pris soudain mon<br />

parti.<br />

« Le conseiller privé de finances Binder ne


demeure-t-il pas dans cette maison ? » Telle fut la<br />

question que j’adressai au vieillard tout en<br />

l’écartant de la main pour pénétrer sous le<br />

vestibule, qu’une lampe éclairait faiblement. Il<br />

jeta en souriant un regard perçant sur moi, et me<br />

dit d’une voix doucereuse et traînante : « Non, il<br />

ne demeure pas ici, il n’y a jamais demeuré, il n’y<br />

demeurera jamais, il ne demeure pas même dans<br />

aucune maison de cette rue. On vous a parlé de<br />

revenants, n’est-ce pas ? Moi, je vous certifie que<br />

ce sont des mensonges ! Cette jolie maison est la<br />

tranquillité même, et la gracieuse comtesse de<br />

S*** y arrive demain, et... bonne nuit, mon cher<br />

monsieur ! » – À ces mots, le vieillard me<br />

contraignit à sortir du vestibule et me ferma la<br />

porte au nez. Je l’entendis tousser et gémir, je<br />

distinguai le bruit de ses pas traînants, le cliquetis<br />

d’un trousseau de clefs, et puis il me sembla qu’il<br />

descendait un escalier.<br />

J’avais eu le temps de remarquer que le<br />

vestibule était tendu de vieilles tapisseries<br />

peintes, et meublé, à l’instar d’un salon, de<br />

grands fauteuils garnis en damas rouge, ce qui<br />

produisait un effet singulier.


Alors, comme si mon entrée dans la maison<br />

déserte les eût évoqués de nouveau, les<br />

événements mystérieux reprirent leur cours. –<br />

Figurez-vous, ô mes amis ! que le lendemain à<br />

midi, en traversant l’avenue, et en jetant de loin<br />

vers la maison déserte un regard involontaire,<br />

j’aperçois à la première fenêtre du premier étage<br />

scintiller quelque chose. Je m’avance : la jalousie<br />

extérieure est entièrement ouverte et le rideau tiré<br />

à moitié. Je vois étinceler le diamant ! – Ô ciel !<br />

tristement penchée sur son bras, la figure de ma<br />

vision me suit du regard d’un air suppliant...<br />

Mais il n’est pas possible de rester en place au<br />

milieu de cette foule d’allants et venants. Mon<br />

œil s’arrête sur un des bancs de l’avenue placé<br />

justement en face de la maison ; quoiqu’on ne<br />

puisse s’y asseoir qu’en tournant le dos à la<br />

maison, je m’élance promptement pour y prendre<br />

place, et, me penchant sur le dossier, je puis<br />

contempler à mon aise la croisée mystérieuse.<br />

Oui ! c’était elle, la jeune fille gracieuse,<br />

ravissante ! l’image de mon rêve. Seulement, son<br />

regard paraissait égaré. Ce n’était pas vers moi,


comme je l’avais cru d’abord, qu’elle tournait les<br />

yeux, où semblait reposer la fixité de la mort.<br />

Bref, si le bras et la main ne s’étaient pas remués<br />

par moments, j’aurais pu croire que je voyais un<br />

portrait peint avec un merveilleux talent.<br />

Tout entier absorbé dans la contemplation de<br />

cet étrange spectacle, qui me causait une émotion<br />

si profonde, je n’avais pas entendu la voix criarde<br />

du colporteur italien qui m’offrait ses<br />

marchandises peut-être depuis longtemps. Enfin,<br />

il me toucha le bras pour attirer mon attention. Je<br />

me retournai vivement et le chassai avec dureté.<br />

Mais il revint à la charge avec opiniâtreté et mille<br />

supplications. « Je n’ai encore rien gagné<br />

d’aujourd’hui, mon bon monsieur ! achetez-moi<br />

quelque chose : une couple de crayons, un paquet<br />

de cure-dents ! » À la fin, excédé de ses<br />

importunités, et pour me délivrer le plus tôt<br />

possible de sa présence, je tirai ma bourse de ma<br />

poche avec un mouvement d’impatience.<br />

« J’ai encore ici de bien jolies choses ! » dit-il<br />

en ouvrant le tiroir inférieur de sa boîte. Et il prit<br />

parmi d’autres objets un petit miroir de poche


ovale qu’il tint à côté de moi à une certaine<br />

distance, et de telle sorte que je vis s’y réfléchir<br />

la maison déserte, la croisée et l’angélique figure<br />

de ma vision avec les traits les plus distincts. Je<br />

m’empressai d’acheter ce miroir, au moyen<br />

duquel je pouvais tout à mon aise observer la<br />

maison sans provoquer l’attention des passants.<br />

Mais en contemplant de plus en plus fixement<br />

la figure de la fenêtre, une sensation singulière et<br />

indéfinissable, que je ne saurais mieux comparer<br />

qu’à un rêve éveillé, s’empara de moi. Il me<br />

semblait qu’un accès de catalepsie eût paralysé<br />

non pas mes mouvements, mais ma faculté<br />

visuelle, de telle sorte qu’il m’était devenu<br />

impossible de détourner mes yeux du miroir. Je<br />

vous l’avouerai à ma honte, je me rappelai alors<br />

le vieux conte de nourrice au moyen duquel dans<br />

mon enfance ma bonne me faisait bien vite<br />

gagner mon lit, quand par hasard je m’amusais à<br />

me mirer trop longtemps dans le grand miroir de<br />

la chambre de mon père. Elle ne manquait pas de<br />

me dire qu’une laide figure étrangère apparaissait<br />

dans la glace aux enfants qui s’y miraient pendant<br />

la nuit, et rendait leurs yeux à jamais immobiles.


Cela me causait une mortelle frayeur, mais je ne<br />

pouvais pourtant pas m’empêcher de cligner de<br />

l’œil chaque soir vers le miroir, tant j’étais<br />

curieux d’apercevoir la mystérieuse figure. Une<br />

fois, je crus en effet voir scintiller au fond de la<br />

glace deux yeux ardents et terribles ; je poussai<br />

un cri et je tombai sans connaissance ! Cet<br />

accident détermina une longue et douloureuse<br />

maladie. Eh bien, encore à présent il me semble<br />

que j’ai vu réellement les deux yeux étincelants<br />

arrêter sur moi leur effroyable regard !<br />

Bref, toutes ces superstitions de l’enfance me<br />

revinrent à l’esprit, et un frisson glacial parcourut<br />

mes veines. Je voulus jeter le miroir loin de moi :<br />

je ne pus le faire. Alors les yeux divins de la<br />

charmante inconnue se tournèrent vers moi, oui,<br />

je ne pus me tromper sur la direction de ses<br />

tendres regards, et je sentis mon cœur embrasé de<br />

leurs rayons. Le sentiment d’effroi qui m’avait<br />

saisi s’évanouit et fit place à une impression de<br />

langueur voluptueuse et pénible à la fois, pareille<br />

à l’effet d’une secousse électrique.<br />

« Vous avez là un joli miroir ! » dit une voix à


mon oreille. Je me réveillai comme d’un rêve, et<br />

je ne fus pas médiocrement surpris en me voyant<br />

entouré de visages inconnus qui souriaient d’un<br />

air équivoque. Plusieurs personnes étaient venues<br />

s’asseoir sur le même banc, et il était indubitable<br />

que je leur avais donné motif de se récréer à mes<br />

dépens avec mes regards fixement arrêtés sur le<br />

miroir, et peut-être aussi par plus d’une grimace<br />

étrange, résultat de mon exaltation intérieure.<br />

« Vous avez là un fort joli miroir, répéta le<br />

même individu voyant que je ne songeais guère à<br />

lui répondre, et joignant à sa question un regard<br />

significatif ; mais dites-moi, je vous prie, quel est<br />

le sujet de cette assidue contemplation de votre<br />

part, monsieur ? êtes-vous en commerce avec les<br />

esprits ?... »<br />

Il y avait dans le son de voix, dans le regard de<br />

cet homme, déjà passablement âgé et fort<br />

proprement vêtu, un caractère singulier de bonté,<br />

et je ne sais quelle provocation à la confiance. Je<br />

ne fis aucune difficulté de lui dire franchement<br />

que mon extrême préoccupation avait pour objet<br />

une jeune fille d’une beauté ravissante que je


voyais dans mon miroir à la fenêtre de la maison<br />

située derrière nous. J’allai plus loin, je demandai<br />

au vieillard s’il n’avait pas lui-même remarqué<br />

cette merveilleuse apparition.<br />

« Là-bas ? dans cette maison délabrée ? – à la<br />

première croisée ? me demanda le vieillard tout<br />

interdit.<br />

– Oui, oui ! » répondis-je. Alors le vieillard<br />

sourit très expressivement et répartit : « Eh bien,<br />

voilà pourtant une bizarre illusion. Eh bien ! de<br />

mes vieux yeux, monsieur, – Dieu daigne me les<br />

conserver ! – Hélas ! oui, de mes yeux dépourvus<br />

de lunettes, monsieur ! j’ai bien vu le joli visage<br />

dont vous parlez à cette croisée, mais c’était, à ce<br />

que j’ai pu juger, un portrait à l’huile, fort<br />

habilement peint à la vérité. » Je me retournai<br />

aussitôt vers la fenêtre : tout avait disparu ! la<br />

jalousie était baissée.<br />

« Oui, monsieur ! poursuivit le vieillard, à<br />

présent il est trop tard pour s’en convaincre ; car<br />

le domestique qui garde, en qualité d’intendant,<br />

comme je le sais, ce pied à terre de la comtesse<br />

de S***, vient justement de retirer le tableau


après l’avoir épousseté, et il a baissé la jalousie.<br />

– Est-il bien sûr que ce fut un portrait ?<br />

demandai-je d’un air et d’une voix consternés. –<br />

Fiez-vous à mes yeux, répondit le vieillard.<br />

N’ayant vu dans votre miroir que le reflet du<br />

tableau, vous avez été plus facilement abusé par<br />

l’illusion d’optique ; et moi-même, quand j’étais<br />

à votre âge, j’aurais bien pu, grâce au feu de<br />

l’imagination, évoquer aussi à la vie un portrait<br />

de jolie fille !<br />

– Mais la main et le bras remuaient pourtant !<br />

m’écriai-je. – Oui, oui ! ils remuaient ; tout<br />

remuait ! » dit le vieillard en souriant encore et en<br />

me frappant doucement sur l’épaule. Puis il se<br />

leva et me quitta avec un salut plein de politesse,<br />

en disant : « Gardez-vous mieux des miroirs qui<br />

mentent aussi effrontément. Votre très humble<br />

serviteur ! »<br />

Vous devez penser ce que j’éprouvai en me<br />

voyant traité de la sorte comme un visionnaire<br />

aveugle et insensé. Enfin, je me persuadai que le<br />

vieillard avait raison, et que mon esprit frappé<br />

avait seul fait les frais de cette illusion bizarre qui


m’avait si honteusement mystifié.<br />

Plein d’humeur et de dépit, je courus me<br />

renfermer chez moi, avec la ferme résolution de<br />

m’abstenir de toute pensée relative aux mystères<br />

de la maison déserte, et de ne plus fréquenter<br />

l’avenue fatale, au moins durant quelques jours.<br />

III<br />

Je fus fidèle à cet engagement, et comme il<br />

arriva en outre que des affaires pressantes<br />

m’obligèrent de consacrer mes journées à écrire,<br />

tandis que je passais mes soirées dans la société<br />

d’amis joyeux et spirituels, je fus nécessairement<br />

bientôt distrait complètement de mes chimériques<br />

méditations. Seulement il m’arrivait quelquefois<br />

de me réveiller en sursaut comme ébranlé par un<br />

attouchement étranger, et je me convainquais<br />

ensuite que ce n’était qu’un vif souvenir de ma<br />

vision et de la scène de l’avenue qui avait<br />

interrompu mon sommeil. Oui, même durant mon


travail, même au milieu d’un entretien animé<br />

avec mes amis, cette pensée venait soudain<br />

m’assiéger tout à fait à l’improviste, et me faisait<br />

tressaillir comme une commotion électrique.<br />

Pourtant, ces circonstances étaient rares et<br />

passagères, j’avais même consacré à un prosaïque<br />

usage domestique le petit miroir de poche qui<br />

m’avait si fallacieusement abusé. Je m’en servais<br />

pour mettre ma cravate. Un jour, comme il<br />

s’agissait de procéder à cette importante<br />

opération, la glace me parut terne et je soufflai<br />

dessus, comme cela se pratique, pour la rendre<br />

claire en la frottant après. – Tout mon sang se<br />

figea dans mes veines et tout mon être frémit<br />

d’une voluptueuse horreur ! ! Oui, c’est ainsi que<br />

je dois appeler la sensation qui m’accabla lorsque<br />

j’aperçus sur la glace où se jouait mon haleine,<br />

comme dans un brouillard bleuâtre, la céleste<br />

figure qui dirigeait sur moi son regard perçant et<br />

plein d’une amère tristesse...<br />

Vous riez. – C’en est fait, vous ne voyez plus<br />

en moi qu’un visionnaire incurable ; mais riez,<br />

dites, pensez tout ce qu’il vous plaira ! Bref, je


vis mon ange dans le miroir ; mais dès que<br />

l’empreinte de mon haleine disparut, la figure<br />

s’évanouit également. – Je ne veux pas vous<br />

fatiguer en vous énumérant toutes les réflexions<br />

qui se succédèrent dans mon esprit. Qu’il vous<br />

suffise de savoir que je ne me lassai point de<br />

réitérer l’expérience de l’haleine projetée sur le<br />

miroir, et que je réussis souvent à évoquer<br />

l’image bien-aimée, quoique parfois je fisse de<br />

vains efforts pour obtenir ce résultat. Et puis, je<br />

courais comme un fou dans l’avenue, et je me<br />

promenais devant la maison déserte en fixant mes<br />

regards sur les croisées, mais sans y voir paraître<br />

aucun visage humain.<br />

Penser à elle faisait toute ma vie, j’étais mort à<br />

tout le reste ; je négligeais mes amis, mes études.<br />

Si cette vive préoccupation dégénérait<br />

quelquefois en rêverie moins pénible, en molle<br />

langueur, si la vision paraissait perdre sur moi de<br />

son influence énergique, cet état passager était<br />

bientôt compensé par des moments de crise,<br />

d’exaltation, auxquels je ne pense encore<br />

aujourd’hui qu’avec terreur.


Mais puisque je vous parle d’une affection<br />

mentale qui aurait pu me conduire à ma perte,<br />

vous ne devriez point, messieurs les incrédules,<br />

trouver là sujet de rire et de railler. Écoutez-moi,<br />

et comprenez ce que j’ai dû souffrir.<br />

Souvent, ainsi que je vous l’ai dit, lorsque la<br />

vision fatale était sur le point de s’effacer, je me<br />

sentais tout à coup saisi d’un malaise physique<br />

indéfinissable, et la figure reparaissait à ma vue<br />

avec un éclat plus vif, un caractère de réalité plus<br />

tranché que jamais. Mais il me semblait ensuite,<br />

horrible illusion ! que cette figure de femme<br />

n’était autre que moi-même, et je me sentais<br />

enveloppé, comprimé par la vapeur répandue sur<br />

la glace. Une douleur de poitrine fort aiguë, puis<br />

une apathie extrême étaient constamment la suite<br />

de ces accès qui me jetaient dans un épuisement<br />

consomptif. Dans cet état, tous mes essais avec le<br />

miroir étaient infructueux ; mais quand j’avais<br />

recouvré mes forces, si l’image m’apparaissait<br />

encore distinctement, je ne puis nier que sa vue<br />

me faisait éprouver une sorte de jouissance<br />

particulière, et dont je n’avais jamais conçu<br />

l’idée.


Cette tension nerveuse continuelle influa sur<br />

ma santé de la manière la plus funeste. Je me<br />

traînais pâle comme la mort et exténué ; mes<br />

amis me crurent atteint d’une grave maladie, et<br />

leurs conseils multipliés me déterminèrent enfin à<br />

prendre garde à mon état. – J’ignore si ce fut à<br />

dessein ou par hasard qu’un de mes amis,<br />

étudiant en médecine, oublia un jour chez moi<br />

l’ouvrage de Reil sur les aliénations mentales.<br />

Bref, j’ouvris le volume, et sa lecture me captiva<br />

irrésistiblement. Mais quel fut mon effroi en me<br />

retrouvant dépeint trait pour trait dans le chapitre<br />

qui traite des fous à idée fixe ! La terreur<br />

profonde que je ressentis en me voyant sur le<br />

chemin de l’hôpital des fous m’inspira de<br />

sérieuses réflexions, et une résolution décisive<br />

que je me hâtai d’exécuter.<br />

Je mis dans ma poche le miroir magique, et je<br />

courus chez le docteur K***, célèbre par ses<br />

traitements et ses cures d’aliénés, et que distingue<br />

sa profonde intelligence du principe psychique de<br />

l’homme qui peut bien souvent causer ou même<br />

guérir des maladies corporelles. Je lui racontai<br />

tout sans lui dérober la moindre circonstance, et


je le suppliai d’employer son art à me sauver du<br />

sort affreux dont je me croyais menacé.<br />

Le docteur m’écouta fort tranquillement.<br />

Cependant je remarquai bien dans son regard un<br />

étonnement excessif. Il me dit enfin : « Le danger<br />

n’est pas encore aussi imminent que vous le<br />

croyez, et je puis vous garantir que nous le<br />

préviendrons complètement. Sans aucun doute,<br />

votre esprit est troublé par un dérangement<br />

funeste ; mais votre parfaite connaissance de la<br />

cause directe et positive de cette perturbation<br />

remet entre vos mains les armes propres à la<br />

combattre : laissez-moi votre miroir, appliquezvous<br />

à quelque travail qui tende les forces de<br />

votre esprit, évitez l’avenue, travaillez dès le<br />

matin aussi longtemps que vous le pourrez, et<br />

ensuite, après une bonne promenade, livrez-vous<br />

à la société de vos amis, que vous avez pendant si<br />

longtemps négligée. Mangez des mets<br />

nourrissants, buvez du vin pur et généreux. Vous<br />

voyez que je veux seulement combattre votre<br />

idée fixe, c’est-à-dire l’apparition de cette figure<br />

à la fenêtre de la maison déserte, source de tout le<br />

mal, et qu’il s’agit de diriger votre pensée sur


d’autres objets, tout en fortifiant votre corps.<br />

Secondez-moi donc loyalement dans ce but par<br />

vos propres efforts. »<br />

Il m’en coûtait de me séparer du miroir. Le<br />

docteur, qui déjà s’en était emparé, parut le<br />

remarquer. Il souffla dessus, et me demanda, en<br />

me le mettant sous les yeux, si je voyais quelque<br />

chose. – « Pas la moindre chose », répliquai-je. Et<br />

cela était vrai. – « Soufflez vous-même sur le<br />

miroir », reprit le docteur en me le présentant. Je<br />

le fis, et aussitôt l’image miraculeuse m’apparut<br />

plus distinctement que jamais. « La voilà ! »<br />

m’écriai-je à haute voix. Le docteur jeta un coup<br />

d’œil sur la glace et dit : « Je ne vois absolument<br />

rien ; mais je ne vous cacherai pas qu’au moment<br />

où j’ai regardé j’ai ressenti une impression de<br />

terreur qui s’est pourtant évanouie aussitôt. Vous<br />

voyez que je suis tout à fait sincère, et que cela<br />

même doit me concilier votre confiance. Répétez<br />

encore une fois l’essai. »<br />

J’obéis, tandis que le docteur, m’entourant de<br />

ses bras, appliquait la paume de sa main sur mon<br />

épine dorsale. La figure reparut, le docteur


egardait la glace en même temps que moi. Je le<br />

vis pâlir, il me retira le miroir des mains,<br />

l’examina de nouveau, puis le serra dans son<br />

bureau, et revint vers moi après être resté durant<br />

quelques secondes silencieux et les mains posées<br />

sur son front. « Suivez exactement mes<br />

prescriptions, me dit-il. Quant à ces moments où<br />

vous croyez sentir votre propre moi hors de vous<br />

avec une vive douleur physique, je conviens<br />

qu’une aberration semblable me paraît fort<br />

incompréhensible, mais j’espère pouvoir bientôt<br />

vous en dire là-dessus davantage. »<br />

Malgré la pénible contrainte qu’il fallut<br />

m’imposer, je mis une volonté ferme et invariable<br />

à observer strictement les recommandations du<br />

docteur, et quoique j’éprouvasse efficacement<br />

l’influence salutaire du régime prescrit et de ma<br />

constante application d’esprit à des objets<br />

étrangers, je ne fus pas cependant complètement<br />

délivré de ces terribles accès qui revenaient<br />

ordinairement à midi dans le jour, et à minuit<br />

avec bien plus d’énergie. Même au milieu d’une<br />

société joyeuse, au sein de l’ivresse et du plaisir,<br />

il me semblait souvent que des coups de poignard


acérés et brûlants pénétrassent dans mon cœur, et<br />

toute la puissance de ma volonté était incapable<br />

de m’y soustraire ; j’étais obligé de me retirer et<br />

d’attendre le terme de cette espèce de défaillance.<br />

Un certain soir, je me trouvais dans une<br />

réunion où l’on parla beaucoup de l’action des<br />

essences immatérielles, des phénomènes<br />

psychiques, et des mystérieux effets du<br />

magnétisme. On mit surtout en question la<br />

possibilité de l’influence à distance d’un principe<br />

spirituel ; on cita de nombreux exemples à<br />

l’appui, et un jeune médecin surtout, grand<br />

partisan du magnétisme, prétendit qu’il avait la<br />

faculté, comme plusieurs de ses confrères, ou<br />

plutôt comme tous les puissants magnétiseurs,<br />

d’agir de loin sur ses somnambules, uniquement<br />

par la force de sa volonté puissamment tendue.<br />

Tout ce qu’ont écrit à ce sujet Kluge, Bartels,<br />

Schubert et d’autres auteurs fut successivement<br />

reproduit. L’un des assistants, médecin fort<br />

distingué comme observateur judicieux, prit enfin<br />

la parole et dit :<br />

« Le point le plus important à mes yeux est


que le magnétisme paraît éclaircir en effet maint<br />

phénomène qu’avec notre répugnance habituelle<br />

à admettre aucune intervention mystérieuse dans<br />

les choses de cette vie, nous traitons<br />

indifféremment d’accident trivial et naturel. Au<br />

moins, cela doit-il nous prescrire plus de<br />

circonspection dans nos jugements. Ainsi,<br />

comment donc se fait-il que sans nul motif<br />

apparent soit intérieur soit étranger, et même en<br />

flagrante opposition avec le cours de nos idées, la<br />

fidèle image de certaines personnes ou même<br />

d’événements particuliers surgisse tout à coup<br />

dans notre esprit, sous une forme si vivante, si<br />

précise, et s’identifie tellement avec nous-mêmes,<br />

que nous en sommes frappés de stupéfaction.<br />

Voici un fait bien remarquable. Il arrive<br />

fréquemment qu’au milieu d’un rêve nous nous<br />

réveillons en sursaut, et que les images de notre<br />

rêve s’évanouissent dans l’abîme de l’oubli. Eh<br />

bien ! immédiatement après, un nouveau rêve<br />

vient nous offrir sous un aspect non moins<br />

surprenant de réalité une scène tout à fait<br />

indépendante du premier. Nous sommes<br />

transportés tout d’un coup dans des contrées


éloignées, et nous nous trouvons en rapport avec<br />

des gens que nous avions complètement oubliés<br />

depuis bien des années. Bien plus ! ce sont<br />

quelquefois des personnes absolument étrangères,<br />

et que nous ne devons connaître que longtemps<br />

plus tard, qui s’offrent dans le même cas à notre<br />

rencontre. Cette exclamation familière à chacun :<br />

mon Dieu ! c’est étonnant comme il me semble<br />

déjà connaître cet homme ou cette femme ! je<br />

suis bien sûr d’avoir vu cette personne-là quelque<br />

part ! cette exclamation, dis-je, quand<br />

l’impossibilité de cette prétendue connaissance<br />

antérieure est évidemment démontrée, n’est peutêtre<br />

due qu’aux souvenirs confus d’un des rêves<br />

dont je parle. Mais que diriez-vous s’il était<br />

prouvé qu’un principe intellectuel externe pût<br />

être le mobile de ces irruptions soudaines<br />

d’images inconnues qui se jettent à la traverse de<br />

nos idées d’une manière si brusque et si<br />

saisissante ? Que diriez-vous si une volonté<br />

étrangère avait la puissance, dans certaines<br />

conditions données, de provoquer en nous, même<br />

sans excitation matérielle, le pâtiment<br />

magnétique en absorbant en elle nos propres


facultés agissantes ?<br />

– Mais cela nous conduirait tout droit,<br />

l’interrompit quelqu’un en riant, à la doctrine des<br />

ensorcellements, des talismans, des miroirs<br />

magiques et autres superstitions extravagantes et<br />

grossières d’une époque non moins stupide<br />

qu’elle est vieille.<br />

– Eh ! reprit le médecin, peut-on dire d’une<br />

époque qu’elle est vieille, et surtout la traiter de<br />

stupide ? Il faudrait donc faire le même reproche<br />

à toutes les époques où les hommes se sont<br />

permis de penser, et par conséquent à la nôtre<br />

aussi. C’est une bizarrerie étrange que de nier de<br />

propos délibéré des faits constatés souvent avec<br />

la précision et le sévère contrôle qui président à<br />

une enquête juridique. Pour moi, je suis loin de<br />

partager l’opinion d’après laquelle il n’y aurait<br />

pas même une seule clarté visible dans le sombre<br />

et mystérieux empire où réside notre esprit, qui<br />

nous puisse servir de guide ; mais au moins<br />

m’accordera-t-on que la nature n’a pas donné aux<br />

taupes plus d’instinct et de génie qu’à nous autres<br />

hommes. Eh bien ! tout aveugles que nous


soyons, nous nous efforçons d’avancer en nous<br />

frayant comme elles des routes ténébreuses ; mais<br />

de même que l’aveugle sait reconnaître au<br />

frémissement du feuillage, au bouillonnement de<br />

l’eau qui s’épanche, l’approche de la forêt qui<br />

l’accueille sous ses frais ombrages, le voisinage<br />

du ruisseau qui le désaltère, et trouve ainsi à<br />

satisfaire ses désirs et ses besoins, de même<br />

pouvons-nous pressentir aux souffles mystérieux<br />

des esprits inconnus qui nous effleurent de leurs<br />

ailes, que nous approchons du but de notre<br />

pèlerinage, de la pure source de lumière où nos<br />

yeux devront se dessiller. »<br />

Je ne pus me contenir plus longtemps. « Vous<br />

admettez donc, dis-je en m’adressant directement<br />

au médecin, la prépondérance d’un principe<br />

spirituel étranger capable d’assujettir notre<br />

volonté en dépit d’elle-même ?<br />

– Je regarde cette influence, pour ne pas aller<br />

trop avant, répondit le médecin, non seulement<br />

comme possible, mais même comme entièrement<br />

homogène à d’autres opérations du principe<br />

psychique que l’état magnétique nous permet


clairement d’apprécier.<br />

– D’après cela, répliquai-je, on ne saurait non<br />

plus contester l’existence de démons malfaisants,<br />

exerçant sur nous une domination hostile ?<br />

– Indignes prestiges attribués par la peur aux<br />

esprits déchus ! répartit le médecin en souriant. –<br />

Non ! ce genre de possessions diaboliques n’est<br />

pas à craindre. Et en général, je vous prie de ne<br />

voir dans mes arguments que de simples<br />

observations ; d’ailleurs, mon opinion<br />

personnelle est absolument contraire à<br />

l’admission d’un principe immatériel capable<br />

d’exercer sur un autre un empire irrésistible ; car<br />

je suis fermement convaincu qu’il faut, pour<br />

amener un tel résultat, l’action d’une influence<br />

immédiate de l’esprit dominateur, ou bien défaut<br />

d’énergie et de résistance de la volonté asservie.<br />

– Maintenant, du moins, dit alors un homme<br />

âgé qui n’avait fait jusque-là que prêter une<br />

attention soutenue à la discussion, sans y prendre<br />

part, maintenant, monsieur, j’aurai moins de<br />

peine à entrer dans vos idées singulières sur des<br />

phénomènes dont il serait interdit à l’homme de


pénétrer le mystère. Comme vous paraissez en<br />

convenir, s’il existe des puissances occultes et<br />

pernicieuses aux attaques desquelles nous<br />

soyions exposés, en revanche une anomalie, un<br />

vice quelconque de notre organisme spirituel<br />

peuvent seuls nous ravir le courage et la force de<br />

sortir victorieux de la lutte. En un mot, c’est une<br />

maladie réelle de l’esprit – le péché qui nous rend<br />

sujets à la domination du principe satanique.<br />

N’est-il pas remarquable que depuis les temps les<br />

plus reculés, ce soit celle de nos affections, qui<br />

remue et ébranle notre être dans ses plus intimes<br />

profondeurs, qui ait donné aux esprits infernaux<br />

le plus de prise sur l’âme humaine. Je veux parler<br />

des enchantements amoureux dont toutes les<br />

vieilles chroniques sont remplies. Il n’est aucun<br />

procès de sorcellerie qui ne présente quelque<br />

bizarre incident de ce genre. Encore aujourd’hui<br />

même, dans le code d’un état des mieux policés,<br />

il est question des breuvages d’amour, auxquels<br />

sont attribuées en effet des vertus purement<br />

psychiques, puisqu’ils produisent non pas<br />

seulement une excitation de vagues désirs, mais<br />

encore une séduction irrésistible au profit d’une


personne déterminée. Je me rappelle, à propos du<br />

sujet qui nous occupe, un événement tragique<br />

arrivé il n’y a pas fort longtemps, et dont ma<br />

propre maison fut le théâtre.<br />

» À l’époque où les troupes de Bonaparte<br />

inondaient notre territoire, je fus chargé de loger<br />

un colonel de la garde d’honneur du vice-roi de<br />

Naples. Il était du petit nombre de ces officiers de<br />

la soi-disant grande armée, que distinguait une<br />

conduite sage, noble et modeste. La pâleur<br />

mortelle de son visage, ses yeux pleins de<br />

langueur semblaient dénoncer une grave maladie<br />

ou une affliction profonde. Peu de jours après son<br />

arrivée, se manifesta l’espèce d’infirmité dont il<br />

était atteint. Je me trouvais précisément dans sa<br />

chambre lorsque je le vis tout à coup appuyer sa<br />

main sur sa poitrine, ou plutôt sur la région de<br />

l’estomac, en poussant de pénibles soupirs, et<br />

paraissant souffrir des douleurs aiguës. Bientôt il<br />

lui fut impossible d’articuler une parole, et il fut<br />

obligé de se jeter sur le sofa. Et puis, ce furent ses<br />

yeux qui perdirent la faculté visuelle, et il devint<br />

raide et immobile comme une statue. Enfin, il<br />

tressaillit subitement comme s’il se réveillait au


milieu d’un rêve, mais ses membres affaiblis<br />

étaient incapables du moindre mouvement. Je lui<br />

envoyai mon médecin qui, après avoir essayé en<br />

vain de plusieurs remèdes, employa le traitement<br />

magnétique, et il parut en résulter un certain bienêtre.<br />

Toutefois, il dut renoncer bientôt à cet<br />

expédient ; car il ne pouvait opérer<br />

l’assoupissement de son malade, sans se sentir<br />

accablé lui-même d’un malaise indéfinissable. Il<br />

avait du reste gagné complètement la confiance<br />

de l’officier. Celui-ci lui apprit que dans ces<br />

moments de crise extraordinaire, il voyait surgir<br />

devant soi l’image d’une femme qu’il avait<br />

connue à Pise ; il lui semblait alors que des<br />

regards brûlants pénétraient dans son intérieur, ce<br />

qui lui faisait éprouver d’insupportables<br />

souffrances, auxquelles il n’échappait que pour<br />

tomber dans un complet état de syncope. Il<br />

ressentait constamment, à la suite de ces accès, de<br />

sourdes douleurs de tête et une prostration<br />

générale, comme s’il eût abusé des jouissances<br />

amoureuses. Mais jamais il n’entra dans aucun<br />

détail sur les relations particulières qui avaient pu<br />

exister entre cette femme et lui. – L’ordre fut


donné à son corps de marcher en avant. La<br />

voiture du colonel attendait toute chargée devant<br />

la porte ; il déjeunait, mais au moment où il<br />

portait à ses lèvres un dernier verre de Madère, il<br />

tomba de sa chaise avec un cri étouffé : il était<br />

mort ! Les médecins déclarèrent qu’il avait été<br />

frappé d’une apoplexie nerveuse.<br />

» Quelques semaines après, une lettre à<br />

l’adresse du colonel me fut remise. Je n’eus<br />

aucun scrupule de l’ouvrir, dans l’espoir d’y<br />

trouver peut-être quelque renseignement sur la<br />

famille du colonel, et de pouvoir l’instruire de sa<br />

mort subite. La lettre venait de Pise, et contenait<br />

ce peu de mots sans aucune signature :<br />

“Infortuné ! aujourd’hui sept ......, à midi,<br />

Antonia, en embrassant avec des transports<br />

d’amour ton ombre imaginaire, est tombée<br />

morte !” Je consultai le calendrier où j’avais noté<br />

le jour et l’heure de la mort du colonel, c’était les<br />

mêmes que ceux signalés par le décès<br />

d’Antonia !... »<br />

Je n’entendis plus rien de ce que le narrateur<br />

ajouta encore à son histoire ; car au milieu de


l’effroi qui me saisit en reconnaissant mon état<br />

dans celui du colonel italien, je fus si<br />

douloureusement impressionné par le désir de<br />

revoir l’image de mes rêves, tellement subjugué<br />

par cette idée exclusive, que je me levai malgré<br />

moi, et courus comme un insensé à la maison<br />

déserte.<br />

Il me sembla de loin voir briller des lumières<br />

au travers des jalousies fermées ; mais lorsque<br />

j’approchai, la lueur avait disparu. Dans le<br />

transport d’une passion effrénée, je me précipite<br />

contre la porte, elle cède sous le choc, et je me<br />

trouve dans le vestibule à peine éclairé et plein<br />

d’une vapeur épaisse et étouffante. Mon cœur<br />

battait violemment d’impatience et d’anxiété,<br />

quand soudain un cri perçant et prolongé poussé<br />

par une voix de femme retentit jusqu’à moi, et je<br />

ne sais moi-même comment je me trouvai<br />

presque immédiatement dans un salon<br />

brillamment éclairé par un grand nombre de<br />

bougies, et somptueusement décoré dans le goût<br />

antique de meubles dorés et de superbes vases du<br />

Japon. Des nuages bleuâtres exhalaient autour de<br />

moi une forte odeur aromatique.


« Oh bienvenu ! bienvenu, mon tendre fiancé !<br />

– l’heure approche, la noce se fera bientôt ! » –<br />

Ainsi s’écria hautement la même voix de femme<br />

que j’avais entendue, et de même que j’étais<br />

arrivé dans le salon sans savoir comment,<br />

j’ignore comment il se fit que je vis tout à coup<br />

devant moi une grande et jeune femme richement<br />

vêtue, qui s’avançait à ma rencontre les bras<br />

ouverts, en répétant sur un ton perçant : « Sois le<br />

bienvenu, tendre époux ! » Mais alors je<br />

distinguai une figure jaune et ridée, portant les<br />

affreux stigmates de la décrépitude et de la folie,<br />

qui fixait sur moi des yeux hagards. Je reculai en<br />

chancelant, frappé d’une terreur profonde ; mais<br />

comme si le regard enflammé d’un horrible<br />

serpent à sonnettes m’eût fasciné, je ne pouvais<br />

détourner moi-même les yeux de cette vieille<br />

hideuse à voir, et je restai cloué au parquet.<br />

Elle s’approcha plus près encore de moi, et je<br />

crus alors m’apercevoir que ce visage si laid et si<br />

vieux n’était qu’un masque de crêpe fort mince,<br />

et sous lequel se dessinaient les traits purs et<br />

charmants de la céleste image du miroir. Je<br />

sentais déjà le contact des mains de ce fantôme,


lorsqu’en jetant un cri glapissant elle tomba par<br />

terre à mes pieds, et j’entendis une voix derrière<br />

moi s’écrier : « Hou, hou ! – Le diable vient-il<br />

encore une fois faire son ménage de bouc avec<br />

votre seigneurie ? Au lit, au lit ! ma gracieuse<br />

donzelle ! ou sans cela gare les coups ! gare les<br />

étrivières ! »<br />

Je me retourne avec promptitude, et je<br />

reconnais le vieil intendant en chemise, faisant<br />

voltiger au-dessus de ma tête un fouet de<br />

postillon. Il s’apprêtait à en frapper la vieille, qui<br />

se débattait par terre en gémissant. Je m’élançai<br />

pour arrêter son bras ; mais lui, me repoussant<br />

vigoureusement, s’écria : « Mille tonnerres,<br />

monsieur ! la vieille sorcière vous aurait étranglé<br />

sans mon intervention. – Sortez, sortez, sortez ! »<br />

Je me précipitai hors du salon, et je cherchai,<br />

dans l’épaisseur des ténèbres, à retrouver la porte<br />

extérieure, mais en vain. J’entendis alors siffler<br />

les coups de fouet et les clameurs de désespoir de<br />

la vieille. Je songeais à crier au secours, lorsque<br />

le sol manqua sous mes pieds, et je dégringolai le<br />

long d’un escalier, au bas duquel je me heurtai si


udement contre une porte, qu’elle s’ouvrit, et<br />

que je tombai tout de mon long sur le plancher<br />

d’une petite pièce où brûlait une bougie. Au lit<br />

défait, qu’il semblait qu’on vînt d’abandonner, à<br />

l’habit couleur café brûlé étendu sur une chaise,<br />

je reconnus à l’instant que c’était la chambre de<br />

l’intendant.<br />

Peu d’instants après, on descendit l’escalier<br />

avec précipitation. Le vieil intendant ouvrit la<br />

porte et se jeta à mes pieds. « Au nom de tous les<br />

saints ! me dit-il d’un ton suppliant et les mains<br />

tendues vers moi, qui que vous soyez, de quelque<br />

manière que son excellence la vieille sorcière<br />

endiablée vous ait attiré ici, gardez le silence sur<br />

la scène de cette nuit, je vous en prie : autrement,<br />

je perds ma place et mon pain ! – Sa seigneurie<br />

timbrée a reçu une bonne correction et est<br />

garrottée dans son lit.– Allez donc dormir, mon<br />

très digne monsieur ! allez vous reposer bien<br />

tranquillement et sans bruit. Oui, oui ! faites cela<br />

bien gentiment ! une belle et chaude nuit de<br />

juillet ! point de clair de lune, à la vérité, mais la<br />

lueur propice des étoiles ! – Là ! une bonne et<br />

heureuse nuit ! »


Tout en parlant ainsi, le vieillard s’était relevé,<br />

avait pris un flambeau, m’avait fait remonter<br />

l’escalier, et m’avait poussé jusqu’en dehors de la<br />

maison, dont il verrouilla solidement la porte.<br />

IV<br />

Tout troublé, je courus m’enfermer chez moi,<br />

et vous devez bien penser que cette horrible scène<br />

m’avait trop profondément ému pour que je<br />

pusse, dans les premiers jours, me rendre compte<br />

d’une manière précise ou même approximative<br />

du véritable état des choses. Seulement, il était<br />

positif que le charme pernicieux qui m’avait si<br />

longtemps captivé était alors pleinement anéanti.<br />

L’image enchantée du miroir ne m’inspirait plus<br />

aucun désir, ne me causait plus aucune douleur,<br />

et bientôt je n’envisageai plus mon aventure<br />

nocturne dans la maison déserte que comme une<br />

visite fortuite que j’aurais faite dans une maison<br />

de fous.


Que l’intendant eût été constitué le gardien<br />

rigoureux d’une folle d’un rang distingué, dont<br />

on voulait dérober au monde la triste condition, il<br />

n’y avait pas à en douter. Mais comment le miroir<br />

pourtant... comment tant de circonstances<br />

bizarres et surnaturelles... ? Enfin, poursuivons,<br />

poursuivons !<br />

Plus tard, il arriva que dans une nombreuse<br />

société je rencontrai le comte P***. Il me tira à<br />

l’écart, et me dit en riant : « Savez-vous que les<br />

mystères de la maison déserte commencent à se<br />

dévoiler ? » Je prêtai aussitôt la plus vive<br />

attention ; mais comme le comte allait poursuivre<br />

sa confidence, la porte de la salle à manger<br />

s’ouvrit à deux battants et l’on annonça le dîner.<br />

Tout préoccupé des révélations que le comte<br />

allait me faire, j’avais machinalement offert mon<br />

bras à une jeune personne, et je suivais lentement<br />

la colonne cérémoniale des convives. Je conduis<br />

ma dame à la place inoccupée qui se trouve<br />

devant nous ; en la saluant, je la regarde pour la<br />

première fois, et que vois-je ! mon image du<br />

miroir si ressemblante, si fidèle dans ses


moindres traits, que je ne puis admettre la<br />

moindre possibilité d’illusion.<br />

Vous devez bien penser que je sentis tout mon<br />

corps frissonner, mais je dois vous certifier aussi<br />

que je n’éprouvai pas le plus léger ressentiment<br />

de cette fureur amoureuse insensée et funeste qui<br />

s’emparait de tout mon être, lorsque mon haleine<br />

évoquait sur la glace cette merveilleuse figure de<br />

femme. L’excès de ma surprise ou plutôt de mon<br />

effroi dut se peindre clairement sur mes traits ;<br />

car la jeune fille me regarda toute étonnée, au<br />

point que je crus nécessaire, après m’être remis<br />

de mon mieux, de prétexter qu’un vivant souvenir<br />

ne me permettait nullement de douter que je ne<br />

l’eusse déjà vue quelque part. Mais je ne fus pas<br />

médiocrement interdit quand elle me répondit<br />

brièvement que la chose était peu probable,<br />

attendu qu’elle n’était arrivée à B... que de la<br />

veille et pour la première fois de sa vie.<br />

Je restai muet. Le coup d’œil enchanteur que<br />

me lança un moment après la gracieuse enfant fut<br />

seul capable de me remettre. – Vous savez<br />

comment on doit, en pareille circonstance,


déployer délicatement les antennes de son esprit,<br />

et essayer avec précaution de retrouver la touche<br />

qui résonne à l’unisson du cœur blessé. Je fis<br />

ainsi, et je reconnus bientôt que j’avais auprès de<br />

moi une tendre et angélique créature, mais dont<br />

l’âme, trop violemment surexcitée, souffrait<br />

amèrement. À quelques joyeux propos des<br />

convives, et surtout quand je mêlais à la<br />

conversation, comme en manière d’épices,<br />

certains mots hardis et bizarres, elle riait à la<br />

vérité, mais d’un air de souffrance particulier, et<br />

comme si elle eût été touchée trop rudement.<br />

« Vous n’êtes pas gaie, ma gracieuse<br />

demoiselle ! La visite de ce matin, peut-être... »<br />

Ainsi commença un officier placé non loin de<br />

nous en s’adressant à la jeune personne. Mais au<br />

même moment, son voisin s’empressa de le saisir<br />

par le bras, et lui parla bas à l’oreille, tandis<br />

qu’une femme assise en face de nous, la rougeur<br />

sur les joues et le regard troublé, se mit à<br />

discourir à haute voix sur l’admirable opéra<br />

qu’elle avait vu représenter à Paris, et dont elle<br />

comptait faire la comparaison avec celui qu’on<br />

jouait ce soir-là même.


Les larmes vinrent aux yeux de ma voisine.<br />

« Je suis une folle enfant, n’est-ce pas ? » dit-elle<br />

en se retournant vers moi. Elle s’était déjà plainte<br />

de la migraine. « C’est, lui répondis-je d’un ton<br />

naïf, un effet ordinaire du mal de tête nerveux, et<br />

rien n’est plus efficace en pareil cas que l’esprit<br />

subtil et joyeux qui pétille dans la mousse de ce<br />

poétique breuvage. » En même temps, je versai<br />

dans son verre du Champagne, qu’elle avait<br />

d’abord refusé ; et tout en y goûtant, elle me<br />

remercia d’un coup d’œil de l’interprétation que<br />

je donnais aux pleurs qu’elle ne pouvait<br />

dissimuler.<br />

Je crus voir enfin la sérénité renaître dans son<br />

esprit, et tout se serait bien passé, si, à la fin du<br />

repas, je n’avais par mégarde choqué rudement le<br />

verre anglais placé devant moi, de sorte qu’il<br />

rendit un son aigu et glapissant. Je vis ma voisine<br />

pâlir mortellement, et je fus saisi moi-même<br />

d’une horreur soudaine ; car j’avais cru entendre<br />

la voix perçante de la vieille folle de la maison<br />

déserte !<br />

Pendant qu’on prenait le café, je trouvai


l’occasion de me rapprocher du comte P***. Il<br />

devina bien pourquoi. « Ne savez-vous pas, me<br />

dit-il, que votre voisine était la comtesse Edwine<br />

de S*** ? Et c’est la sœur de sa mère qui, depuis<br />

plusieurs années, est gardée en charte privée<br />

comme une folle incurable dans la maison<br />

déserte. – Ce matin, elles sont allées toutes deux,<br />

la mère et la fille, visiter cette infortunée. Le vieil<br />

intendant, qui a seul le secret de porter remède<br />

aux accès de folie furieuse de la comtesse, et<br />

auquel on avait exclusivement confié le soin de la<br />

surveiller, est tombé dangereusement malade. Il<br />

paraîtrait que la sœur a pris en conséquence le<br />

parti de mettre dans le secret le docteur K***, qui<br />

doit tenter encore des moyens extrêmes, sinon<br />

pour guérir radicalement la malheureuse, au<br />

moins pour la soustraire aux accès de frénésie<br />

dans lesquels elle tombe, dit-on, fréquemment.<br />

Voilà tout ce que je sais jusqu’à présent. »<br />

D’autres personnes s’approchèrent, le comte<br />

se tut. C’était précisément le docteur K*** que<br />

j’étais allé consulter sur mon état énigmatique, et<br />

vous pensez bien qu’aussitôt que cela me fut<br />

possible, je courus chez lui, et lui racontai


fidèlement tout ce qui m’était arrivé depuis notre<br />

dernière entrevue. Je l’engageai à m’apprendre,<br />

dans l’intérêt de mon repos, ce qu’il savait<br />

touchant la vieille folle, et il ne fit aucune<br />

difficulté de me confier ce qui suit, quoiqu’en me<br />

recommandant une sévère discrétion.<br />

Angélique, comtesse de Z***, quoique âgée<br />

de trente ans environ, était encore dans tout<br />

l’éclat de sa beauté merveilleuse, lorsque le<br />

comte de S***, beaucoup plus jeune qu’elle, la<br />

vit à la cour et s’éprit de ses charmes si<br />

passionnément, qu’il l’entoura, à partir de ce jour,<br />

des hommages les plus empressés. Et lorsque la<br />

comtesse quitta B... pour aller passer l’été dans<br />

les propriétés de son père, il se mit lui-même<br />

aussitôt en route dans le but de faire part au vieux<br />

comte de ses vœux auxquels la conduite<br />

d’Angélique paraissait laisser beaucoup de<br />

chances de succès.<br />

Mais à peine le comte de S*** fut-il arrivé au<br />

château, à peine eut-il aperçu la sœur cadette<br />

d’Angélique, nommée Gabrielle, qu’il crut se


éveiller tout à coup d’un rêve. Angélique lui<br />

parut décolorée et flétrie à côté de Gabrielle, dont<br />

la grâce et la fraîcheur le séduisirent<br />

irrésistiblement, si bien que sans plus s’occuper<br />

d’Angélique, ce fut sa sœur qu’il demanda en<br />

mariage au comte Z***, qui y consentit d’autant<br />

plus volontiers, que dès le premier moment<br />

Gabrielle avait manifesté un vif penchant pour le<br />

comte de S***.<br />

Angélique ne témoigna pas le moindre chagrin<br />

de l’infidélité du comte. « Il croit m’avoir<br />

sacrifiée, le jeune fou ! il ne voit pas que c’est<br />

moi au contraire qui me suis jouée de lui et qui<br />

l’ai dédaigné ! » Tel était l’ironique langage que<br />

lui inspirait sa vanité, et en effet toutes ses<br />

manières semblaient constater la réalité de son<br />

mépris pour l’amant parjure. Du reste, depuis la<br />

déclaration des fiançailles de sa sœur avec le<br />

comte, Angélique ne se montrait plus que fort<br />

rarement, elle ne paraissait jamais à table, et<br />

passait son temps, disait-on, à rôder solitairement<br />

dans un petit bois voisin du château, qui servait<br />

depuis longtemps de but favori à ses promenades.


Un événement singulier vint troubler la vie<br />

réglée et tranquille qu’on menait au château. Les<br />

chasseurs du comte Z*** étaient enfin parvenus,<br />

avec l’assistance des paysans requis en grand<br />

nombre, à s’emparer d’une bande de bohémiens<br />

qu’on accusait d’être les auteurs de brigandages<br />

et d’incendies multipliés qui depuis peu<br />

désolaient la contrée. On conduisit dans la grande<br />

cour du château tous les hommes attachés à une<br />

longue chaîne, et une voiture chargée des femmes<br />

et des enfants. Mainte figure arrogante promenant<br />

autour de soi des regards farouches et hardis, à<br />

l’instar de tigres enchaînés, semblait caractériser<br />

le brigand et l’assassin décidé ; mais ce qui<br />

frappait surtout l’attention, c’était une femme<br />

vieille, hideuse, longue et décharnée, enveloppée<br />

de la tête aux pieds dans un châle d’un rouge de<br />

sang, et qui se tenait debout dans la voiture, en<br />

criant d’un ton impérieux qu’on la laissât mettre<br />

pied à terre, ce qu’on lui permit.<br />

Le comte Z*** venait de descendre dans la<br />

cour et donnait déjà des ordres pour qu’on<br />

répartit les prisonniers dans les cachots<br />

souterrains du château, quand on vit tout à coup


s’élancer précipitamment la comtesse Angélique,<br />

les cheveux en désordre et portant sur sa figure<br />

les signes d’une frayeur et d’une inquiétude<br />

mortelles. Elle se jette à genoux et s’écrie d’une<br />

voix déchirante : « Rendez la liberté, une pleine<br />

liberté à ces gens ! – ils sont innocents. Mon<br />

père ! ils sont innocents : fais-les mettre en<br />

liberté ! – Si une seule goutte de leur sang vient à<br />

être versée, je me plonge ce couteau dans le<br />

sein ! » Et elle brandissait en même temps un<br />

couteau à large lame, puis elle tomba elle-même<br />

évanouie.<br />

« Eh, ma charmante mignonne, mon bien-aimé<br />

chérubin ! je le savais bien que tu nous<br />

protégerais. » – Ainsi s’écria d’une voix<br />

chevrotante la vieille au châle rouge, et,<br />

s’agenouillant auprès de la comtesse, elle couvrit<br />

sa gorge et son visage de ses baisers dégoûtants,<br />

tout en murmurant sans cesse : « Mon enfant,<br />

mon ange, réveille-toi ! – réveille-toi : voici le<br />

fiancé qui vient... Hi hi ! le joli fiancé ! » À ces<br />

mots, la vieille tira de sa poche une petite fiole<br />

remplie d’une liqueur transparente et limpide,<br />

dans laquelle semblait nager avec agilité un petit


poisson doré. Elle posa cette fiole sur le cœur<br />

d’Angélique, qui reprit aussitôt ses sens ; et à<br />

peine eut-elle aperçu la bohémienne, qu’elle se<br />

leva avec vivacité et l’embrassa d’un mouvement<br />

passionné, puis elle regagna le château d’un pas<br />

rapide en l’emmenant avec elle.<br />

Le comte Z***, ainsi que Gabrielle et son<br />

époux. qui venaient d’arriver sur le lieu de la<br />

scène, restèrent muets d’étonnement et saisis<br />

d’une étrange frayeur. Quant aux bohémiens, ils<br />

paraissaient fort tranquilles et complètement<br />

indifférents à tout cela. On les détacha de la<br />

chaîne commune, et on les enferma, garrottés<br />

séparément, dans la prison du château.<br />

Le lendemain matin, le comte Z*** convoqua<br />

le conseil communal, les bohémiens furent<br />

amenés devant lui, et le comte déclara hautement<br />

qu’ils étaient parfaitement innocents de tous les<br />

brigandages exercés sur les terres du domaine, et<br />

qu’il leur accordait un libre passage à travers ses<br />

propriétés. En conséquence, et à l’étonnement<br />

général, on leur délia les mains et on leur délivra<br />

des passeports en règle. – La femme au châle


ouge n’avait point reparu.<br />

On prétendait que durant la nuit le capitaine<br />

des bohémiens, reconnaissable aux chaînes d’or<br />

qui ornaient son cou et à son chapeau à larges<br />

bords garni d’un plumet rouge, avait eu une<br />

entrevue avec le comte dans la chambre de celuici.<br />

– Quelque temps après, il fut constaté d’une<br />

manière positive que les bohémiens n’avaient en<br />

effet pris aucune part aux vols et aux assassinats<br />

commis dans la contrée.<br />

La noce de Gabrielle approchait. Elle<br />

remarqua un soir avec surprise qu’on chargeait<br />

plusieurs fourgons, dans la cour du château, de<br />

meubles, de caisses de linge, de vaisselle, bref<br />

d’un matériel de maison complet, et vit bientôt<br />

après les voitures s’éloigner. Le lendemain matin,<br />

elle apprit qu’Angélique, accompagnée du valet<br />

de chambre du comte de S*** et d’une femme<br />

déguisée qui ressemblait à la vieille et grande<br />

bohémienne, était partie la nuit même. Le comte<br />

Z*** donna l’explication de cette énigme en<br />

déclarant qu’il s’était vu obligé, par des raisons<br />

majeures, de souscrire aux désirs, singuliers à la


vérité, de sa fille, qui avait sollicité de lui non<br />

seulement le don en toute propriété de la maison<br />

de B... dans l’avenue, mais encore la liberté d’y<br />

vivre isolément et dans la plus parfaite<br />

indépendance, sous la réserve expresse qu’aucun<br />

membre de la famille, sans en excepter lui-même,<br />

n’y mettrait jamais les pieds sans la permission<br />

de la comtesse. Le comte de S*** ajouta que, sur<br />

les vives instances d’Angélique, il avait dû lui<br />

céder son valet de chambre, qui était parti avec<br />

elle pour B...<br />

Après la célébration du mariage, le comte se<br />

rendit à D... avec sa femme, et pendant un an ils<br />

jouirent d’une félicité que rien ne vint troubler.<br />

Mais la santé du comte s’altéra ensuite d’une<br />

manière tout à fait étrange. Une souffrance<br />

intérieure semblait lui ravir tout plaisir et toute<br />

énergie vitale, et les efforts de sa femme, pour lui<br />

arracher le secret qui minait aussi funestement<br />

tout son être, restaient sans succès. Lorsqu’enfin<br />

de fréquentes et profondes défaillances eurent<br />

offert des symptômes qui firent craindre pour ses<br />

jours, il céda aux conseils des médecins, et partit<br />

soi-disant pour Pise : – Gabrielle ne put pas


l’accompagner à cause de son état de grossesse,<br />

et toutefois sa délivrance n’eut lieu que plusieurs<br />

semaines plus tard.<br />

Ici, m’a dit le médecin, les demi-confidences<br />

de la comtesse Gabrielle de S*** deviennent<br />

tellement incohérentes, qu’il faut une grande<br />

pénétration pour en saisir le sens intime et<br />

l’enchaînement réel. Bref, son enfant, une petite<br />

fille, disparut de son berceau d’une manière<br />

inconcevable, et toutes les recherches à son sujet<br />

furent infructueuses. – Sa désolation est au<br />

comble, lorsqu’à la même époque, son père,<br />

comte Z***, lui mande l’affreuse nouvelle qu’il<br />

avait trouvé son gendre, qu’on croyait à Pise,<br />

dans la maison d’Angélique, à B..., où il venait de<br />

mourir sous ses yeux d’une apoplexie nerveuse,<br />

qu’Angélique était tombée depuis ce moment-là<br />

dans une démence épouvantable, et que lui-même<br />

ne survivrait pas longtemps à cet excès de<br />

calamité.<br />

Dès que la jeune comtesse eut recouvré assez<br />

de force, elle se rendit dans les terres de son père.<br />

Au milieu d’une nuit d’insomnie, troublée par le


souvenir et l’image de son époux perdu, de sa<br />

fille perdue, elle croit entendre un faible<br />

gémissement à la porte de sa chambre à coucher.<br />

Elle s’enhardit, se lève, allume un flambeau à sa<br />

lampe de nuit, et sort. – Dieu tout puissant !<br />

accroupie à terre, enveloppée dans son châle<br />

rouge, la vieille bohémienne la regarde fixement,<br />

d’un œil terne et hagard ; mais elle tient dans ses<br />

bras un petit enfant qui pousse de plaintifs<br />

soupirs. La comtesse sent son cœur palpiter avec<br />

violence : c’est son enfant ! sa fille perdue !...<br />

Elle l’arrache des bras de la bohémienne, et celleci<br />

aussitôt roule à terre comme un mannequin,<br />

inanimée. Au cri d’effroi de la comtesse, tout le<br />

monde s’éveille, on accourt ; mais la vieille<br />

femme est morte ! tous les secours de l’art sont<br />

inutiles, et le comte la fait enterrer.<br />

Que reste-t-il à faire, sinon de courir à B...<br />

près de la folle Angélique, pour obtenir d’elle<br />

peut-être quelque éclaircissement relatif à<br />

l’enfant enlevé ? Nouvelle péripétie. La frénésie<br />

sauvage qui s’est emparée de la comtesse a fait<br />

fuir toutes les femmes attachées à son service, et<br />

le vieux valet de chambre est resté seul auprès


d’elle. – Angélique paraît soudainement rendue à<br />

la tranquillité, à la raison. Mais au récit que lui<br />

fait son père de l’histoire de l’enfant retrouvé,<br />

elle frappe dans ses mains avec des transports de<br />

joie, et s’écrie en riant aux éclats : « La petite<br />

poupée est donc arrivée ? bien arrivée ?...<br />

enterrée, enterrée ! Oh voyez ! de quel air<br />

majestueux le faisan doré agite ses ailes ! Ne<br />

savez-vous rien du lion vert aux yeux de feu ?... »<br />

Tandis qu’Angélique parlait, son visage<br />

paraissait par moments prendre l’aspect et la<br />

ressemblance de la vieille bohémienne. Le comte<br />

s’aperçut que la folie la dominait de nouveau, et<br />

il se détermina à l’emmener dans ses terres ; mais<br />

le valet de chambre chercha à l’en dissuader.<br />

Angélique, en effet, entra dans des transports de<br />

fureur dès qu’il fut question de lui faire quitter sa<br />

retraite. Dans un intervalle lucide, elle supplia<br />

son père, en versant des torrents de larmes, de la<br />

laisser mourir dans cette maison, ce qu’il lui<br />

accorda avec une douloureuse émotion.<br />

Il n’attribua pourtant qu’à un nouvel écart de<br />

démence l’aveu qui, à cette occasion, échappa de


ses lèvres. Elle prétendit que le comte de S***<br />

était revenu dans ses bras, et que l’enfant porté<br />

par la bohémienne dans le château de Z... était le<br />

fruit de leur tendre union.<br />

On croit dans la Résidence que le comte Z***<br />

a emmené avec lui l’infortunée dans ses terres,<br />

tandis qu’elle reste ici profondément cachée dans<br />

la maison déserte, sous la surveillance du vieux<br />

valet de chambre. – Le comte Z*** est mort il y a<br />

quelque temps et la comtesse Gabrielle de S***<br />

est venue à B... avec Edwine pour arranger des<br />

affaires de famille.<br />

Elle ne pouvait pas se dispenser de visiter sa<br />

malheureuse sœur, et cette entrevue a dû être<br />

signalée par d’étranges circonstances ; mais la<br />

comtesse ne s’est pas expliquée à ce sujet. Elle<br />

m’a dit seulement brièvement qu’il était devenu<br />

nécessaire de soustraire la pauvre folle à la<br />

tyrannie du vieux valet de chambre. On a su qu’il<br />

avait usé à son égard, pour réprimer ses accès, de<br />

traitements durs et cruels, et en outre, qu’abusé<br />

par la prétention extravagante d’Angélique de<br />

savoir faire de l’or, il s’était laissé induire à


entreprendre avec elle toutes sortes d’opérations<br />

mystérieuses, et à lui procurer ce qu’elle<br />

réclamait à cet effet.<br />

Il serait tout à fait superflu (telle fut la<br />

conclusion du médecin) de provoquer plus<br />

directement votre attention, à vous surtout, sur<br />

l’enchaînement secret de tous ces événements<br />

bizarres. Je ne doute pas que votre présence dans<br />

la maison déserte n’ait occasionné une crise<br />

décisive qui doit amener la guérison de la vieille<br />

Angélique, ou causer promptement sa mort. Du<br />

reste, je ne veux pas vous cacher que j’ai ressenti<br />

une excessive frayeur, lorsqu’après m’être mis en<br />

rapport magnétique avec vous, je vis ainsi que<br />

vous dans le miroir l’image prestigieuse. Nous<br />

savons maintenant tous les deux que cette image<br />

était celle d’Edwine.<br />

De même que le médecin crut ne devoir rien<br />

ajouter pour moi à son récit, je regarde aussi<br />

comme absolument inutile d’entrer dans de plus<br />

grands détails sur les rapports intimes et<br />

mystérieux qui m’associaient au sort d’Edwine,<br />

d’Angélique, et du vieux valet de chambre, et sur


l’intervention entre nous tous d’influences<br />

mystiques et diaboliques. J’ajouterai seulement<br />

qu’à la suite de ces événements singuliers, un<br />

sentiment pénible d’oppression et de noire<br />

mélancolie me força à quitter la Résidence,<br />

jusqu’à ce que j’en fus délivré subitement<br />

quelque temps après ; je crois que ce fut du jour<br />

où la comtesse Angélique mourut qu’un bien-être<br />

inattendu vint rendre à mes facultés une nouvelle<br />

énergie et raviver tout mon être.


Les dernières aventures<br />

du chien Berganza


Notice sur les<br />

Dernières aventures du chien Berganza 1<br />

Pareil à un esprit d’Ossian sortant d’un épais<br />

brouillard, je quittai cette salle pleine de fumée<br />

de tabac, pour respirer le grand air. La lune<br />

brillait dans un ciel sans nuages, pour mon<br />

1 L’auteur de Don Quichotte a fourni à Hoffmann l’idée et<br />

l’acteur principal de ce conte. Cervantes a composé un dialogue<br />

satirique et fort original dont les deux chiens Scipion et<br />

Berganza sont les interlocuteurs. L’analyse détaillée en serait<br />

superflue pour l’intelligence de la production d’Hoffmann qui a<br />

un tout autre mérite que les allusions qu’on y trouve aux<br />

premières aventures du chien lettré. Il est vrai qu’en Allemagne<br />

la popularité de Cervantes, comme celle de tous les génies<br />

littéraires, quelles que soient leur origine et leur patrie, etc., est<br />

un fait, tandis qu’on connaît à peine en France l’existence des<br />

contes dont celui de Scipion et Berganza fait partie. Je<br />

m’occupe en ce moment de la publication prochaine de ces<br />

deux volumes de nouvelles (Novelas ejemplares) ; le public<br />

jugera de ces nouveaux titres à la renommée de l’homme<br />

illustre qui a bien attendu jusqu’en 1836 qu’un traducteur exact<br />

songeât à nous restituer son chef-d’œuvre.


onheur, car, tandis que j’étais resté livré à mille<br />

pensées diverses, à mille projets chimériques qui<br />

me berçaient d’une secrète harmonie, dont les<br />

propos confus des assistants formaient pour ainsi<br />

dire l’accompagnement, je m’étais attardé,<br />

n’ayant pas fait attention à la marche de<br />

l’horloge, et j’avais à courir un quart d’heure à<br />

travers le parc pour pouvoir rentrer dans la ville<br />

avant la clôture des portes. On sait qu’à N..., tout<br />

à côté de l’auberge, on passe le fleuve dans un<br />

bac, et que le parc conduit ensuite jusqu’à la<br />

ville. Le batelier me recommanda de ne pas<br />

dévier de la grande route, si je ne voulais pas<br />

m’égarer, et je me mis à courir précipitamment<br />

au clair de lune.<br />

J’avais déjà dépassé la statue isolée de saint<br />

Népomucène, lorsque j’entendis soupirer à<br />

plusieurs reprises d’une manière plaintive et<br />

douloureuse. Je m’arrêtai involontairement, et il<br />

me vint aussitôt le pressentiment qu’il allait peutêtre<br />

m’arriver quelque aventure extraordinaire, ce<br />

que je n’éprouve jamais sans un certain plaisir :<br />

car je suis constamment à l’affût et dans<br />

l’expectative de ce qui peut trancher sur le cours


de cette vie triviale et bourgeoise ; je résolus<br />

donc de savoir d’où partaient ces gémissements.<br />

Guidé par le bruit, je pénétrai dans le taillis, et<br />

j’arrivai derrière la statue de saint Népomucène,<br />

jusqu’à un tertre de gazon. Tout à coup je<br />

n’entendis plus rien, et je croyais m’être trompé,<br />

lorsque tout près derrière moi une voix sourde et<br />

entrecoupée articula les mots suivants avec de<br />

pénibles efforts :<br />

« Sort cruel ! maudite Cannizares ! ta fureur<br />

n’est donc pas assouvie et brave la mort ellemême...<br />

N’as-tu pas retrouvé dans l’enfer ton<br />

infâme Montiela avec son bâtard de Satan !...<br />

Oh !... oh !... oh !... »<br />

Je ne voyais personne : la voix semblait partir<br />

d’en bas, et soudain un dogue noir qui était<br />

étendu près du banc de gazon se leva devant moi,<br />

mais il retomba aussitôt par terre avec des<br />

mouvements convulsifs, et parut prêt à expirer. –<br />

Indubitablement c’était lui qui avait soupiré et<br />

prononcé ces paroles, et je ne laissai pas que<br />

d’être un peu décontenancé, car jamais jusque-là<br />

je n’avais encore entendu de chien parler aussi


distinctement.<br />

Je me remis pourtant, et je me crus dans<br />

l’obligation de secourir de tout mon pouvoir le<br />

pauvre animal, à qui l’approche de la mort déliait<br />

la langue sans doute pour la première fois, à<br />

l’ombre de la statue miraculeuse de saint<br />

Népomucène. J’allai donc chercher à la rivière,<br />

dans mon chapeau, de l’eau dont je l’aspergeai,<br />

ce qui lui fit ouvrir de grands yeux flamboyants,<br />

et montrer en grognant deux rangées de dents qui<br />

auraient pu faire honneur au ténor le plus<br />

difficile. Cela ne me rassura pas précisément ;<br />

mais, pensai-je en moi-même, avec un chien<br />

raisonnable qui parle, et qui par conséquent doit<br />

comprendre également ce qu’on lui dit, je me<br />

tirerai toujours bien d’affaire en y mettant de la<br />

civilité.<br />

« Monsieur ! lui dis-je le premier, vous<br />

éprouvâtes tout à l’heure une légère indisposition,<br />

vous étiez bien près de passer un méchant quart<br />

d’heure, et peut-être alliez-vous, comme dit le<br />

proverbe, crever comme un chien, vous même<br />

qui semblez prendre plaisir à vouloir vous faire


passer pour tel. Sur ma parole ! si vos yeux<br />

projettent encore de si vifs éclairs, si vous avez<br />

encore la force de grogner, je veux dire de<br />

murmurer un peu, vous le devez à l’eau fraîche<br />

que je suis allé puiser au fleuve voisin, dans mon<br />

chapeau tout neuf, au risque imminent de<br />

mouiller mes bottes ! »<br />

Le chien se redressa avec peine, et après s’être<br />

couché commodément sur le flanc, les pattes de<br />

devant étendues, il me regarda longtemps en face,<br />

mais d’un œil plus doux qu’auparavant ; il<br />

paraissait réfléchir s’il devait ou non prendre la<br />

parole. Enfin il dit :<br />

« Tu m’as secouru ! – En vérité, si tu t’étais<br />

exprimé avec moins de prétention, je pourrais<br />

douter que tu sois réellement un homme ! – Mais<br />

tu m’avais peut-être entendu parler, car j’ai la<br />

mauvaise habitude de discourir avec moi-même,<br />

lorsque le ciel permet que j’use de votre langage,<br />

et ce n’est alors que la curiosité qui t’a inspiré de<br />

me venir en aide. Un sincère mouvement de<br />

compassion pour un chien, cela n’est pas dans le<br />

naturel de l’homme. »


Persistant à user d’une politesse systématique,<br />

je cherchai à persuader mon interlocuteur de<br />

l’affection que m’avait toujours inspirée sa race,<br />

et en particulier l’espèce à laquelle il appartenait ;<br />

je fis sonner bien haut, par exemple, mon mépris<br />

pour les bichons et les carlins, que je traitai<br />

d’obscurs parasites dépourvus de tout mérite et<br />

de tout génie, et ainsi des autres chiens. Quelle<br />

oreille ici-bas reste absolument sourde aux doux<br />

accents de la flatterie ? Celle de mon discours<br />

produisit son effet sur ce Timon à quatre pattes,<br />

et un frétillement de sa queue, à peine sensible,<br />

mais infiniment gracieux, me prouva que je<br />

commençais à capter sa bienveillance.<br />

« Il me semble, me dit-il d’une voix sourde et<br />

à peine intelligible, que le ciel t’ait suscité tout<br />

exprès pour être mon consolateur, car tu<br />

m’inspires une confiance telle que depuis bien<br />

longtemps je n’en ai ressentie pour personne. –<br />

Oui, l’eau même que tu m’as apportée, comme si<br />

elle renfermait en elle une vertu particulière, m’a<br />

merveilleusement rafraîchi et restauré ! –<br />

Lorsqu’il m’est permis d’user de la parole à votre<br />

manière, je me complais à jaser et à babiller à


propos de toutes mes joies et de mes douleurs,<br />

parce que votre langage paraît vraiment approprié<br />

à cela, tant il offre de mots pour rendre<br />

clairement mille objets, de nuances applicables<br />

aux accidents variés de la vie. Mais, je dois<br />

l’avouer, pour ce qui a trait aux sentiments<br />

intimes de l’âme et à une foule de rapports<br />

intellectuels, je ne crois pas que mon aboiement<br />

et mes grognements, diversifiés à l’infini et<br />

modulés sur tous les tons possibles, soient plus<br />

insuffisants que la parole pour les exprimer, si<br />

même ils ne sont pas préférables, et j’ai souvent<br />

imaginé, en voyant mon langage de chien si peu<br />

compris, qu’au lieu de s’en prendre à moi de ce<br />

que je ne m’énonçais pas convenablement, c’était<br />

à vous qu’il fallait reprocher de ne faire aucun<br />

effort pour me comprendre.<br />

– Mon digne et honorable ami, l’interrompisje,<br />

tu viens d’émettre sur notre idiome une pensée<br />

très profonde, et je vois bien que tu n’as pas<br />

moins d’intelligence que d’âme, ce qui arrive fort<br />

rarement. Ne te méprends pas du reste sur cette<br />

dernière expression, et sois persuadé que pour<br />

moi ce n’est pas un vain mot, comme pour tant de


gens qui ont toujours l’âme à la bouche,<br />

quoiqu’ils en soient totalement dépourvus. –<br />

Mais je t’ai interrompu ?<br />

– Conviens d’une chose, reprit le chien,<br />

l’appréhension de quelque phénomène, mes<br />

paroles sourdes, l’aspect de ma figure, qui, à la<br />

pâle clarté de la lune, ne doit pas précisément<br />

provoquer la confiance, voilà seulement ce qui t’a<br />

rendu d’abord si souple et si poli. Maintenant tu<br />

ne te méfies plus de moi, tu me tutoies : et j’en<br />

suis bien aise. – Si tu veux, passons la nuit à<br />

jaser. Peut-être seras-tu mieux disposé à la<br />

causerie aujourd’hui qu’hier, après avoir trébuché<br />

dans l’escalier en sortant, plein de mauvaise<br />

humeur, du cercle scientifique...<br />

– Comment ! tu m’aurais vu hier ?...<br />

– Oui ! je te reconnais en effet maintenant<br />

pour celui qui a failli me renverser en s’élançant<br />

précipitamment dans cette maison. Comment je<br />

m’y trouvais moi-même, nous parlerons de cela<br />

plus tard. Je veux d’abord te faire savoir, sans<br />

condition ni réserve, comme à un fidèle ami, avec<br />

qui tu t’entretiens.


– Tu vois quelle est mon attente.<br />

– Apprends donc que je suis ce même chien<br />

Berganza qui, il y a plus de cent ans, à<br />

Valladolid, à l’hôpital de la Résurrection... »<br />

Je ne pus contenir plus longtemps l’émotion<br />

qui s’était emparée de moi au nom de Berganza.<br />

« Excellent homme ! m’écriai-je dans le transport<br />

de ma joie. Quoi ! vous seriez vous-même le<br />

noble, sage, bon et digne Berganza, qui ne pûtes<br />

triompher de l’incrédulité obstinée du licencié<br />

Peralta, mais dont l’enseigne Campuzano<br />

recueillit si religieusement les merveilleux<br />

entretiens ? Mon dieu ! que je suis aise de<br />

pouvoir ainsi causer tête à tête avec ce cher<br />

Berganza !<br />

– Assez ! assez ! s’écria Berganza. Et moi<br />

aussi, j’éprouve un grand plaisir à retrouver ici,<br />

justement dans un moment où je jouis de la<br />

faculté de parler, une de mes vieilles<br />

connaissances, l’homme habitué depuis plusieurs<br />

semaines, depuis plusieurs mois déjà, à venir<br />

perdre son temps au milieu de ce bois, l’homme à<br />

qui il vient quelquefois une idée bouffonne, plus


arement une idée poétique, qui a toujours le<br />

gousset vide, mais d’autant plus souvent un verre<br />

de vin de trop dans la tête, qui fait de méchants<br />

vers et de bonne musique, que la plupart des gens<br />

ont pris en grippe à cause de ses singularités,<br />

que...<br />

– Chut ! chut ! Berganza ! je vois que tu ne me<br />

connais que trop bien, et je dépose avec toi toute<br />

cérémonie. – Mais avant de me raconter (comme<br />

j’espère que tu le feras) par quel miracle tu<br />

existes encore, et comment tu es venu de<br />

Valladolid jusqu’ici, dis-moi, je te prie, ce qui<br />

paraît évidemment te choquer dans ma manière<br />

d’être.<br />

– Il ne s’agit pas de cela maintenant, dit<br />

Berganza, j’ai la plus grande estime pour tes<br />

efforts littéraires et ton sentiment poétique. – Je<br />

suis sûr, par exemple, que tu feras imprimer notre<br />

dialogue d’aujourd’hui : c’est pourquoi je veux<br />

m’appliquer à me montrer du beau côté, et à<br />

m’exprimer le plus élégamment qu’il me sera<br />

possible. Mais, mon ami ! crois-moi, c’est un<br />

chien mûri par l’expérience qui te le dit : ton sang


coule avec trop d’impétuosité dans tes veines.<br />

Ton ardente imagination t’emporte souvent sur<br />

ses ailes au-delà des limites du fantastique, et<br />

t’abandonne désarmé dans une région inconnue,<br />

dont les hôtes mystérieux pourraient un jour te<br />

faire sentir leur pernicieux pouvoir. Si cela te<br />

touche un peu, modère-toi donc sur la boisson, et<br />

pour te réconcilier avec les nombreux individus<br />

que blessent tes façons d’agir excentriques, écris<br />

sur ton bureau, sur la porte de ta chambre, partout<br />

enfin où cela est praticable, la règle d’or du<br />

révérend père franciscain, à savoir : qu’il faut<br />

laisser aller le monde comme il va, et ne rien dire<br />

que du bien du père prieur. – Mais, dis-moi, mon<br />

ami ! n’as-tu rien sur toi qui puisse me servir à<br />

amortir un peu la faim qui vient de se réveiller en<br />

moi. »<br />

Je me souvins que j’avais emporté pour ma<br />

promenade solitaire du matin, un petit pain au<br />

beurre que je n’avais pas consommé, et je le<br />

trouvai encore enveloppé dans ma poche.<br />

« Une saucisse ou un morceau de viande<br />

quelconque m’aurait satisfait davantage, dit


Berganza, mais nécessité n’est point<br />

scrupuleuse. » Et il mangea avec un contentement<br />

manifeste le pain au beurre que je lui présentais<br />

par morceaux. Quand il eut fini, il essaya<br />

quelques cabrioles dont il s’acquitta un peu<br />

lourdement encore, tout en reniflant et en<br />

éternuant avec force, presque à l’instar d’un<br />

homme, puis il se coucha dans la position du<br />

sphinx, en face du banc de gazon où j’étais assis,<br />

et fixant sur moi ses yeux clairs et étincelants, il<br />

commença en ces termes :<br />

« Vingt jours et vingt nuits ne me suffiraient<br />

pas, mon cher ami, pour te raconter tous les<br />

événements extraordinaires, les aventures<br />

diverses et les épreuves successives qui ont<br />

rempli mon existence depuis l’époque où je<br />

quittai l’hôpital de la Résurrection à Valladolid.<br />

Mais tu n’as besoin que de connaître de quelle<br />

manière je suis sorti du service de Mahudes, et<br />

mes plus récentes aventures ; encore, ce récit sera<br />

si long, que je dois te prier de ne pas souvent<br />

m’interrompre. Je ne te permets que peu de<br />

mots : seulement une réflexion de temps en<br />

temps, pourvu qu’elle soit sensée ; sinon, garde-


la pour toi, et ne me dérange pas inutilement, car<br />

j’ai une bonne poitrine, et je puis, en parlant,<br />

fournir une longue traite sans reprendre haleine. »<br />

Je le lui promis, en lui tendant ma main droite,<br />

dans laquelle il mit sa vigoureuse patte droite de<br />

devant, que je serrai et secouai le plus<br />

cordialement du monde, à la bonne manière<br />

allemande. L’un des plus beaux pactes d’amitié<br />

que jamais la lune ait éclairés, conclu de la sorte,<br />

Berganza poursuivit ainsi :<br />

BERGANZA<br />

Tu sais que lorsque le don de la parole me fut<br />

accordé pour la première fois, à moi et à mon<br />

défunt ami Scipion (fasse le ciel qu’il repose en<br />

paix !), l’enseigne Campuzano, qui gisait sur un<br />

matelas de l’hôpital, en proie aux souffrances les<br />

plus aiguës, et incapable de proférer un mot,<br />

épiait notre entretien, et comme l’excellent Don<br />

Miguel de Cervantes Saavedra a divulgué au<br />

public les fruits de l’indiscrétion de Campuzano,<br />

je puis te supposer parfaitement instruit de<br />

l’histoire antérieure de ma vie, dont je faisais part


à mon cher et inoubliable ami Scipion. Tu sais<br />

donc qu’il entrait dans mon emploi de porter la<br />

lanterne devant les frères quêteurs, qui allaient<br />

recueillir les aumônes au profit de l’hôpital. Or, il<br />

arriva un soir que, dans une des rues les plus<br />

éloignées du couvent, où logeait une vieille dame<br />

qui nous distribuait chaque fois de riches<br />

aubaines, je me trouvai retenu plus longtemps<br />

qu’à l’ordinaire avec mon falot, attendu que la<br />

main bienfaisante ne jugeait pas à propos de se<br />

montrer à la fenêtre. – Mahudes voulait me faire<br />

quitter la place ; ô que n’ai-je cédé à son<br />

injonction !...<br />

Mais ma mauvaise étoile l’emporta, et les<br />

puissances infernales avaient juré ma perte.<br />

Scipion hurla pour me prévenir ; Mahudes me<br />

conjurait d’une voix touchante de m’éloigner :<br />

j’allais suivre son conseil, quand la fenêtre<br />

s’ouvrit, et un petit paquet tomba par terre. Au<br />

moment où je m’en approchais, je me sentis tout<br />

à coup enlacé dans des bras osseux, comme par<br />

les replis d’un serpent ; un long cou de cigogne<br />

s’appliqua sur mon dos, un nez de vautour aigu et<br />

glacial se mit en contact avec mon museau, et des


lèvres bleuâtres et desséchées m’effleurèrent de<br />

leur haleine pestilentielle. Un violent coup de<br />

poing brisa ma lanterne, qui s’échappa d’entre<br />

mes dents.<br />

– Je te rattrape enfin, – fils de catin ! vilain –<br />

bien-aimé Montiel ! – je ne te quitte plus, ô mon<br />

cher Montiel ! mon gracieux fils ! tu ne<br />

m’échapperas pas. –<br />

Ainsi me criait dans les oreilles la voix<br />

ronflante de ce monstre. – Ah ! quelle horrible<br />

angoisse ! – La créature diabolique accroupie sur<br />

mon dos, et qui me tenait ainsi enlacé, c’était<br />

elle ! l’odieuse, la maudite Cagnizares ! Tout<br />

mon sang se figea dans mes veines. Bien repu et<br />

robuste comme j’étais, j’aurais défié le plus hardi<br />

sergent d’archers et toute son escouade. Mais en<br />

cette conjoncture mon courage m’abandonna. – Ô<br />

pourquoi Belzébuth ne l’a-t-il pas mille fois<br />

noyée dans sa mare de soufre ! – Je sentais le<br />

hideux squelette harper mes côtes de ses ongles<br />

crochus, et ses flasques mamelles, pareilles à<br />

deux bourses de cuir, ballotter sur mon cou,<br />

tandis que ses longues jambes écharnées


traînaient par terre, et que les pans déchirés de sa<br />

robe s’entortillaient autour de mes pattes. Ô<br />

l’affreux ! l’horrible souvenir !...<br />

MOI<br />

Eh quoi, Berganza ! ta voix expire. – Je vois<br />

des larmes dans tes yeux ? As-tu donc aussi la<br />

faculté de pleurer ? as-tu appris cela de l’homme,<br />

ou bien cette expression de la douleur t’est-elle<br />

naturelle ?<br />

BERGANZA<br />

Je te remercie ; tu m’as interrompu à propos.<br />

L’impression de cette horrible scène s’est<br />

adoucie, et avant de continuer mon récit, je<br />

t’apprendrai, touchant l’organisation de mes<br />

semblables, une chose dont je voudrais te voir<br />

bien pénétré. – N’as-tu donc jamais vu de chien<br />

pleurer ? Oui, sans doute, la nature, dans sa<br />

tendance ironique, nous a réduits à chercher,<br />

comme vous autres hommes, dans cet élément<br />

fluide, l’interprétation de nos souffrances et de<br />

nos émotions pénibles, tandis qu’elle nous a au<br />

contraire refusé toute aptitude à l’ébranlement


nerveux du diaphragme, duquel résultent les sons<br />

bizarres que vous appelez rire. Cela prouve que le<br />

rire est plus exclusivement que les pleurs une<br />

faculté propre à l’homme. Mais c’est une<br />

privation dont nous sommes bien dédommagés<br />

par l’organisme tout particulier d’un membre du<br />

corps dont vous êtes absolument dépourvus, ou<br />

dont la nature peut-être a fini par vous priver,<br />

ainsi que plusieurs physiologistes le prétendent,<br />

parce que, méconnaissant et dédaignant son<br />

élégance, vous l’avez constamment répudié vousmêmes.<br />

Je n’entends pas parler d’autre chose que du<br />

mouvement saccadé de notre queue, modifié de<br />

mille façons, par lequel nous savons exprimer<br />

toutes les nuances de notre satisfaction, depuis la<br />

plus légère motion de plaisir jusqu’aux transports<br />

de la joie la plus délirante, et que vous désignez<br />

assez mal par votre locution : frétiller de la<br />

queue. La noblesse d’âme, la fermeté de<br />

caractère, la force et la grâce du corps<br />

s’apprécient chez nous par le port de la queue, et,<br />

par une relation aussi naturelle qu’admirable,<br />

c’est elle encore qui révèle, par son agitation,


notre satisfaction intérieure, comme l’action de la<br />

serrer, de la dérober aux regards, pour ainsi dire,<br />

est l’indice le plus expressif de notre terreur ou<br />

d’une amère tristesse. – Mais revenons à mon<br />

affreuse aventure.<br />

MOI<br />

Tes réflexions sur toi et sur ta race, mon cher<br />

Berganza, témoignent de ton esprit<br />

philosophique, et je ne suis pas fâché que tu<br />

mêles à ton récit des observations de ce genre.<br />

BERGANZA<br />

J’espère bien te convaincre de plus en plus de<br />

l’excellence de l’espèce canine. Le mouvement<br />

de la queue particulier aux chats, par exemple,<br />

n’a-t-il pas toujours excité en toi une certaine<br />

inquiétude et même un agacement<br />

insupportable ? Ne retrouve-t-on pas dans ces<br />

tournoiements indécis, dans ces spirales<br />

compliquées, l’expression de leur astucieuse<br />

malice, de leur dissimulation et d’une haine<br />

sournoise ? Mais nous au contraire ! avec quelle<br />

loyauté, quelle franchise de bonne humeur nous


frétillons de la queue ! – Songe à cela, mon cher,<br />

et estime les chiens !<br />

MOI<br />

Et comment pourrais-je m’en dispenser ? mon<br />

cher Berganza ! tu m’inspires pour toi et pour tes<br />

pareils une affection qui ne finira qu’avec ma vie,<br />

mais poursuis maintenant ton lamentable récit.<br />

BERGANZA<br />

Je me mis à mordre comme un furieux, à<br />

droite et à gauche, mais sans pouvoir atteindre le<br />

monstre. Enfin, en cherchant à me serrer contre la<br />

muraille, je tiraillai avec mes pattes le vêtement<br />

qui s’était entortillé autour d’elle, et je parvins<br />

ainsi à me débarrasser de la coquine. Alors je<br />

happai son bras avec mes dents ; elle poussa un<br />

cri affreux, et la laissant gémir derrière moi, je<br />

pris mon élan d’un bond hardi et vigoureux.<br />

MOI<br />

Dieu soit loué ! te voilà délivré.


BERGANZA<br />

Oh ! écoute la suite. – Dans l’égarement de la<br />

colère, je courus bien loin en avant, et je dépassai<br />

la porte de l’hôpital. J’allais toujours d’une<br />

course rapide à travers les ténèbres. J’apercevais<br />

par intervalle briller la lueur d’un foyer. Je suivis<br />

cette direction, et j’arrivai bientôt à un carrefour,<br />

au centre duquel brûlait en effet un feu ardent<br />

sous un vaste trépied, qui supportait une<br />

chaudière de forme bizarre. Une monstrueuse<br />

tortue horriblement bigarrée de couleurs<br />

disparates, se tenait debout auprès de la<br />

chaudière, et avec une énorme spatule remuait le<br />

contenu, dont l’écume bouillonnante débordait en<br />

sifflant et en pétillant sur les flammes, d’où<br />

surgissaient mille étincelles d’un rouge sanguin<br />

qui retombaient à terre sous les formes les plus<br />

hideuses. Des lézards à face humaine ricanaient<br />

d’un rire stupide ; des putois lisses et luisants, des<br />

rats à têtes de corbeaux, et je ne sais combien<br />

d’autres bêtes immondes et surnaturelles,<br />

couraient confusément et impétueusement dans<br />

tous les sens, formant des cercles de plus en plus<br />

rétrécis, tandis qu’un gros chat noir aux yeux


étincelants les poursuivait avec rage, et dévorait<br />

incessamment une nouvelle proie, en faisant<br />

entendre un grognement lugubre. Je demeurai<br />

comme pétrifié par un sortilège : un froid glacial<br />

courut dans mes veines, et je sentis tout mon poil<br />

se hérisser sur mon corps. La tortue, avec son air<br />

impassible et son tournoiement continuel dans la<br />

chaudière, était horrible à voir, car sa larve<br />

semblait offrir, sous un certain aspect, une<br />

odieuse parodie de la nature humaine.<br />

– Mais c’était surtout le chat, qui provoquait<br />

en moi des accès de fureur ! Ce drôle noir,<br />

pensais-je, est de cette race grognante, ronflante,<br />

serpentant de la queue, hypocrite et traître qui est<br />

ton ennemie naturelle ? et à cette idée, je me<br />

sentis le courage de combattre le diable lui-même<br />

s’il se présentait à moi sous une forme semblable.<br />

Un coup de patte, un coup de dent, et tout le<br />

maléfice est détruit ! – Déjà je guettais le moment<br />

favorable où le chat s’avancerait assez près de<br />

moi pour l’attaquer avec avantage et énergie,<br />

lorsqu’une voix glapissante fit retentir les airs des<br />

cris : Montiel !... Montiel !...


MOI<br />

Ah ! Berganza, j’entrevois de nouveaux<br />

malheurs ; mais achève !<br />

BERGANZA<br />

Tu vois comme m’émeut ce récit. À présent<br />

encore, l’apparition de cette nuit fatale est aussi<br />

présente à mes yeux que le premier jour. Mon<br />

existence... Mais je ne veux pas anticiper.<br />

Continue donc.<br />

MOI<br />

BERGANZA<br />

Mon ami ! il est bien commode d’écouter,<br />

tandis que le narrateur se consume et s’épuise à<br />

formuler convenablement et à arrondir en belles<br />

périodes les pensées tumultueuses de son âme. –<br />

Je me sens très faible, et ne désire rien tant<br />

qu’une saucisse bien accommodée, mon régal de<br />

prédilection ; mais, puisqu’il est impossible de se<br />

la procurer ici, il faut bien que je poursuive ma<br />

narration en restant sur mon appétit.


MOI<br />

Je suis bien curieux d’apprendre le<br />

dénouement de ton aventure, quoique je ne puisse<br />

me défendre d’une frayeur secrète. Je ne trouve<br />

plus rien d’extraordinaire à t’entendre parler,<br />

mais je regarde à chaque instant malgré moi sur<br />

les arbres pour voir si quelque lézard à face<br />

humaine n’est pas là à nous épier avec son rire<br />

diabolique.<br />

BERGANZA<br />

Au cri de Montiel ! Montiel ! qui retentissait<br />

dans l’espace, j’entendis tout près de moi des<br />

voix glapissantes répondre Montiel ! Montiel ! Et<br />

tout d’un coup je me vis entouré de sept vieilles<br />

femmes maigres et gigantesques. Sept fois mes<br />

yeux crurent reconnaître la maudite Cagnizares,<br />

et pourtant ce n’était aucune de ces mégères ; car<br />

telle était pour ainsi dire l’identité multiple de<br />

toutes ces figures ridées et édentées, avec leurs<br />

yeux verts étincelants et leurs nez crochus de<br />

hiboux, que les traits les plus connus en<br />

recevaient un aspect étranger, et les plus


étrangers une apparence connue. Elles<br />

commencèrent à chanter d’une voix aigre et<br />

perçante en faisant de hideuses grimaces, et en<br />

tournant avec frénésie autour de la chaudière, de<br />

sorte que leurs chevelures noires comme le<br />

charbon flottaient en serpentant dans les airs, et<br />

que leurs robes en haillons laissaient voir leur<br />

dégoûtante et jaune nudité. Le gros chat noir<br />

dominait cette musique infernale de ses<br />

miaulements aigus, et projetait autour de lui mille<br />

étincelles, en éternuant et en soufflant à la<br />

manière de ces animaux. Il sautait au cou tantôt<br />

de l’une, tantôt d’une autre de ces harpies, et<br />

alors chacune d’elles le tenant embrassé<br />

étroitement, dansait avec lui en tournant comme<br />

un tourbillon, tandis que les autres restaient<br />

immobiles. – Cependant la tortue gonflait à vue<br />

d’œil, et enfin elle se précipita dans la chaudière<br />

fumante, d’où le liquide, débordant avec fracas,<br />

inonda le foyer qui sifflait et pétillait, et puis de<br />

cette collision flamboyante, surgirent mille<br />

fantômes abominables qui s’accouplaient et se<br />

transformaient à l’infini, de manière à confondre<br />

tous les sens. Là, c’étaient des bêtes <strong>fantastiques</strong>


offrant de hideuses parodies du visage de<br />

l’homme ; ici, c’étaient des êtres humains se<br />

déballant, avec d’horribles convulsions, pour se<br />

soustraire à l’envahissement des formes de la<br />

brute, lesquelles se croisaient ensemble, se<br />

mélangeaient et s’absorbaient mutuellement dans<br />

leur lutte acharnée. – Et les sorcières tournaient<br />

toujours en dansant avec plus d’impétuosité au<br />

milieu de l’épaisse vapeur de soufre vomie par la<br />

chaudière bouillonnante !...<br />

MOI<br />

Berganza ! – Arrête ! c’en est trop : jusque sur<br />

ta physionomie... je t’en conjure ! cesse du moins<br />

de rouler ainsi les yeux, d’ailleurs fort spirituels.<br />

BERGANZA<br />

Actuellement, point d’interruption, mon ami !<br />

écoute plutôt l’horrible et mystérieuse chanson<br />

des sept sorcières, qui est restée fidèlement<br />

gravée dans ma mémoire :<br />

Mère aux hiboux ! mère aux hiboux !


Nous entends-tu ? viens à nous !<br />

Le jeune homme a trompé le fils :<br />

Le fils à la généreuse âme<br />

Rachète la mère du fils.<br />

Le sang a jailli de la flamme !<br />

Mère aux hiboux ! mère aux hiboux !<br />

Nous entends-tu ? viens à nous !<br />

Si le coq rouge en a menti,<br />

Que du chat la dent vengeresse<br />

Égorge le coq perverti !<br />

La mère a rempli sa promesse.<br />

Mère aux hiboux ! mère aux hiboux !<br />

Nous entends-tu ? viens à nous !<br />

Les sept en cinq marchent d’accord :<br />

Les salamandres sont vaincues,


Le roi des farfadets est mort,<br />

Son ombre sillonne les nues !<br />

Mère aux hiboux ! mère aux hiboux !<br />

Telles étaient les paroles de la chanson que<br />

hurlaient ensemble les sept épouvantables furies.<br />

Au dernier refrain, ces mots retentirent du haut<br />

des airs : « Ô mon fils Montiel ! brave le danger,<br />

brave le jeune homme ! » Soudain le chat noir<br />

s’élança vers moi en soufflant avec rage, et<br />

lançant des étincelles : mais moi je rassemblai<br />

mes forces, et comme je possède une adresse et<br />

une énergie extrêmes dans mes pattes de devant<br />

(patte me plaît beaucoup plus que votre mou et<br />

efféminé main : je voudrais seulement pouvoir<br />

dire le et non pas la patte, mais cela m’est interdit<br />

par vos rigides vocabulaires patentés !) Je disais<br />

donc : comme je possède une adresse et une<br />

énergie toutes particulières dans mes pattes de<br />

devant, je terrassai mon antagoniste, et je le saisis<br />

fortement entre mes dents incisives, sans


m’embarrasser du misérable feu d’artifice qui<br />

jaillissait à la fois de ses yeux, de son nez, de sa<br />

gueule et de ses oreilles. Les sorcières se mirent<br />

alors à pousser des hurlements lamentables, et à<br />

se rouler par terre en lacérant jusqu’au sang, de<br />

leurs ongles crochus, de leurs doigts osseux, leurs<br />

mamelles pendantes. Mais je ne lâchais pas ma<br />

proie. – Un bruissement d’ailes agite tout à coup<br />

les airs, et voilà qu’une vieille petite mère toute<br />

grise, à cheval sur un hibou, descend auprès de<br />

moi. Elle ne ressemble en rien aux autres<br />

sorcières. Son œil vitreux semble me sourire, et<br />

me pénètre d’une façon prestigieuse.<br />

« Montiela ! » s’écrièrent les sept femmes de<br />

leurs voix glapissantes. Une crispation soudaine<br />

ébranle convulsivement tous mes nerfs... Je lâche<br />

mon ennemi, qui s’enfuit, en gémissant et en<br />

criant, sur un rayon de feu d’un rouge sanguin. –<br />

Une épaisse vapeur m’environne... l’haleine me<br />

manque... je perds connaissance... je tombe ! –<br />

MOI<br />

Arrête, cher Berganza ! tes récits sont<br />

vraiment empreints d’un coloris si énergique !...


je vois la Montiela, et les battements d’ailes de<br />

son hibou me causent un étrange frisson. Je ne<br />

cache pas que j’attends impatiemment le moment<br />

de ta complète délivrance.<br />

BERGANZA<br />

Lorsque je repris connaissance, j’étais couché<br />

à terre, sans pouvoir remuer une seule patte. Les<br />

sept sorcières étaient accroupies autour de moi,<br />

me palpant et me frottant de leurs mains<br />

décharnées. Il dégouttait de mes poils une liqueur<br />

huileuse et fétide dont elles m’avaient oint, et<br />

j’éprouvais intérieurement une sensation bien<br />

extraordinaire. Il me semblait sentir une<br />

individualité personnelle distincte de mon propre<br />

corps. Ainsi je me voyais gisant là comme un<br />

Berganza étranger, et pourtant c’était bien moi,<br />

quoique je fusse aussi positivement l’autre<br />

Berganza libre témoin de mon infortune. Celui-ci<br />

grognait et aboyait à celui qui était entre les<br />

mains des sept fantômes, et le provoquait à jouer<br />

vigoureusement de la mâchoire pour se soustraire<br />

à ses ennemis, tandis que l’autre moi... Mais !<br />

pourquoi te fatiguer de la description de cet état


incompréhensible produit par des artifices<br />

infernaux, et qui me partageait en deux êtres<br />

absolument indépendants l’un de l’autre ?<br />

MOI<br />

Autant que je peux le conjecturer d’après ton<br />

histoire, d’après les paroles de la Cagnizares et<br />

les circonstances du congrès des sorcières, il ne<br />

s’agissait de rien moins que d’opérer ta<br />

transformation. Elles te prenaient décidément<br />

pour le fils Montiel, et c’était dans l’espérance de<br />

te voir apparaître sous la forme d’un beau jeune<br />

homme, qu’elles t’avaient oint de cette huile<br />

magique bien connue, qui a la vertu de produire<br />

de pareilles transmutations.<br />

BERGANZA<br />

Tu as parfaitement deviné ; car les sorcières,<br />

pendant qu’elles me frottaient et me maniaient<br />

dans tous les sens, répétaient de leurs voix<br />

sépulcrales cette espèce de chanson qui faisait<br />

allusion à ma métamorphose :


Cher poupon, prends Ouhou 1 pour guide :<br />

Ne crains rien du matou perfide.<br />

La mère apporte un beau présent,<br />

Cher poupon, voici le moment.<br />

Que la peau du chien t’abandonne.<br />

Transforme-toi : Ouhou l’ordonne !<br />

Magique horreur ! fatal moment !<br />

Cher poupon, change promptement !<br />

Et à chaque refrain, la vieille montée sur le<br />

hibou faisait claquer fortement ses mains<br />

desséchées l’une contre l’autre, et remplissait<br />

l’air de hurlements sauvages et lamentables. Mon<br />

tourment augmentait de minute en minute : tout à<br />

coup le coq chanta dans le village voisin ; une<br />

lueur rouge parut à l’orient, et aussitôt toute cette<br />

racaille ensorcelée s’envola avec bruit de côté et<br />

d’autre, et le maléfice fut ainsi dissipé, de sorte<br />

1 Nom tiré du cri du hibou.


que je restai seul gisant sur la grande route dans<br />

un état de faiblesse extrême.<br />

MOI<br />

En vérité, Berganza, tu m’as profondément<br />

ému ; et ce qui excite surtout ma surprise, c’est<br />

que tu aies retenu aussi fidèlement les chansons<br />

des sorcières au milieu des angoisses que tu<br />

éprouvais.<br />

BERGANZA<br />

Outre que les harpies répétèrent ces vers cent<br />

fois à mon oreille, ce fut précisément l’énergique<br />

impression que me causa cette fantasmagorie<br />

diabolique qui vint au secours de ma mémoire,<br />

d’ailleurs trop fidèle, et dut y graver tout aussi<br />

profondément. La véritable mémoire, considérée<br />

sous un point de vue philosophique, ne consiste,<br />

je pense, que dans une imagination très vive,<br />

facile à émouvoir, et par conséquent susceptible<br />

d’évoquer à l’appui de chaque sensation les<br />

scènes du passé, en les douant, comme par<br />

enchantement, de la vie et du caractère propres à<br />

chacune d’elles ; du moins j’ai entendu soutenir


cette thèse par l’un de mes anciens maîtres, qui<br />

avait une mémoire prodigieuse, quoiqu’il ne pût<br />

retenir ni une date ni un nom propre.<br />

MOI<br />

Ton maître avait raison, et il en est sans doute<br />

autrement des paroles et des discours qui ont<br />

pénétré profondément dans l’âme, et dont on a pu<br />

saisir le sens intime et mystérieux, que des mots<br />

appris par cœur. – Mais quelle fut la suite de cette<br />

aventure, ô Berganza ?<br />

BERGANZA<br />

Je me traînai péniblement, faible et débile<br />

comme je l’étais, de la grande route sous des<br />

arbres voisins, et je m’endormis. À mon réveil, le<br />

soleil était déjà bien haut sur l’horizon, et je<br />

sentais l’huile des sorcières s’échauffer sur mon<br />

dos velu. J’allai me plonger dans le ruisseau qui<br />

gazouillait à travers les buissons, pour me<br />

rafraîchir et me débarrasser du maudit onguent, et<br />

je me mis ensuite à courir en avant avec une<br />

nouvelle vigueur, car je ne me souciais pas de<br />

retourner à Valladolid, craignant de retomber


peut-être encore dans les mains de la maudite<br />

Cagnizares. Mais à présent, mon ami, prête une<br />

oreille attentive : car, de même que la morale<br />

vient après la fable, ce qui va suivre t’expliquera<br />

suffisamment enfin comment j’existe encore.<br />

MOI<br />

Cela pique en effet bien vivement ma<br />

curiosité, car plus je te regarde, et quand je<br />

réfléchis que depuis plusieurs centaines<br />

d’années...<br />

BERGANZA<br />

N’achève pas ! – J’espère bien que tu te<br />

montreras digne de la confiance que j’ai mise en<br />

toi, à moins que tu ne sois du nombre de ces gens<br />

qui ne trouvent rien d’étonnant à ce que les<br />

cerises fleurissent, et peu à peu se transforment<br />

en fruits mûrs, parce qu’alors ils peuvent les<br />

manger, mais qui traitent d’absurde tout ce dont<br />

ne les a pas convaincus le témoignage charnel de<br />

leurs sens. Ô licencié Péralta ! licencié Péralta !


MOI<br />

Ne t’emporte pas, mon cher Berganza ! c’est,<br />

comme on dit, une fragilité de la nature humaine ;<br />

garde-toi d’attribuer à un autre motif le doute qui<br />

s’élève malgré moi dans mon esprit pour le<br />

miraculeux.<br />

BERGANZA<br />

Tu me mets sur la voie de la question spéciale<br />

que je traiterai moi-même tout à l’heure. – Bref,<br />

je traversai donc en courant les champs et les<br />

prairies, et je ne te dirai pas comment je profitai<br />

du bon accueil que je recevais tantôt chez l’un,<br />

tantôt chez l’autre, comme cela m’était arrivé<br />

déjà antérieurement. Mais hélas ! d’année en<br />

année j’éprouvais, d’une manière toujours plus<br />

sensible, au retour de l’époque fatale, les effets<br />

pernicieux du maudit enchantement opéré sur<br />

moi par les infâmes sorcières. – Si tu me promets<br />

de ne pas te formaliser de ce que je pourrais dire<br />

de choquant pour tes semblables, et si tu veux<br />

t’abstenir de me chercher chicane sur les<br />

expressions impropres ou défectueuses que


j’emploierai peut-être, j’essaierai de le peindre...<br />

MOI<br />

Berganza, reconnais en moi un véritable<br />

sentiment de cosmopolitanisme : et j’emploie ce<br />

mot dans une acception plus large que celle en<br />

usage ; c’est-à-dire que je n’ai point la manie de<br />

circonscrire et de renfermer dans une étroite<br />

classification les phénomènes de la nature. Ainsi,<br />

en t’entendant parler, et surtout avec autant de<br />

bon sens, je ne songe nullement à faire la critique<br />

des détails subordonnés à cette merveille. Parle<br />

donc, mon cher, comme à un véritable ami, et<br />

dis-moi quel effet produisait encore sur toi, après<br />

un si long intervalle, cette huile magique des<br />

sorcières.<br />

Ici Berganza se leva, se secoua, et courbé sur<br />

lui-même, gratta le derrière de son oreille gauche<br />

avec sa patte gauche de derrière ; puis il éternua<br />

deux ou trois fois fortement, ce qui me donna<br />

l’occasion de prendre une prise en lui disant Dieu<br />

vous bénisse ! Enfin, il sauta sur le banc, et


s’appuyant contre moi, de sorte que son museau<br />

touchait presque ma figure, il reprit l’entretien en<br />

ces termes :<br />

BERGANZA<br />

La nuit est fraîche, profite donc un peu de ma<br />

chaleur corporelle, qui parfois s’échappe en<br />

étincelles pétillantes de mes poils noirs ;<br />

d’ailleurs, je veux dire tout bas ce que je vais te<br />

confier à présent. – Lorsque le jour maudit est<br />

revenu, et que l’heure du sabbat approche, je<br />

ressens d’abord des appétits tout particuliers et<br />

absolument contraires à mes habitudes. Ainsi, au<br />

lieu d’eau naturelle, je voudrais boire du bon vin,<br />

j’ai envie de manger de la salade aux anchois. En<br />

outre, je ne puis m’abstenir de frétiller<br />

amicalement de la queue à certaines personnes<br />

qui me déplaisent souverainement, et qui<br />

n’excitent d’ordinaire que mes grognements. Ce<br />

n’est pas tout encore : si je rencontre alors des<br />

chiens plus forts et plus vigoureux que moi, mais<br />

que je n’hésite pourtant pas à combattre quand ils<br />

me provoquent, je les évite avec le plus grand<br />

soin, tandis qu’à la vue de petits bichons ou de


oquets avec lesquels je joue volontiers dans mon<br />

état naturel, il me vient l’idée de leur donner par<br />

derrière un bon coup de patte, dans la persuasion<br />

où je suis que cela leur fera du mal, sans qu’ils<br />

puissent en tirer vengeance. Bref, tout change et<br />

s’embrouille dans le plus profond de mon âme,<br />

tous les objets flottent indécis et décolorés devant<br />

mes yeux ; des sentiments étrangers, et que je ne<br />

saurais définir, m’agitent et m’oppressent. Le<br />

bois ombreux, sous le feuillage duquel j’ai tant de<br />

plaisir ordinairement à m’étendre, et que je crois<br />

entendre converser avec moi, quand le vent,<br />

agitant ses branches, leur fait rendre un murmure<br />

doux et varié, ne m’inspire plus que du dégoût :<br />

je trouve insupportable la clarté de la lune, cette<br />

reine de la nuit qui voit les nuages, en passant<br />

devant elle, se parer d’or et d’opale ; mais<br />

j’éprouve une envie irrésistible de m’introduire<br />

dans les salons brillamment illuminés. Là, je<br />

voudrais marcher sur deux pieds, cacher ma<br />

queue, me parfumer, parler français et manger<br />

des glaces : je voudrais que chacun vint me serrer<br />

la patte en m’appelant mon cher baron ! ou mon<br />

petit comte ! et me soustraire enfin complètement


à la nature canine. Oui, j’envisage en ces<br />

moments-là l’état de chien avec horreur ; et plus<br />

mon imagination exaltée me rapproche de la<br />

qualité d’homme, plus ce prétendu<br />

développement organique cause dans tout mon<br />

être une perturbation funeste. – J’ai honte d’avoir<br />

sauté et gambadé dans la prairie, et de m’être<br />

gaiement roulé dans l’herbe par une chaude<br />

journée de printemps. Mon caractère devient de<br />

plus en plus sérieux et réfléchi. À la fin de cette<br />

lutte déplorable, je me sens homme, et propre à<br />

dominer la nature qui fait croître les arbres, pour<br />

qu’on en puisse faire des tables et des chaises, et<br />

fleurir les fleurs, pour qu’on les mette en<br />

bouquets à sa boutonnière. Mais tandis que je<br />

m’approprie ainsi les plus éminentes facultés de<br />

votre nature, mes sens et mon esprit sont frappés<br />

d’une stupidité qui m’alanguit et m’oppresse<br />

horriblement, jusqu’à me jeter dans un<br />

évanouissement complet.<br />

MOI<br />

Ah ! – ah ! mon cher Berganza ! Je l’ai bien<br />

dit ; elles prétendaient douer d’une figure


humaine ce Montiel, que leur compère Satan a<br />

réservé sans doute à quelqu’autre emploi ; mais<br />

leurs conjurations magiques échouèrent devant<br />

cette énergie ironique qui dispersa les animaux et<br />

les instruments du sortilège, comme fit<br />

Méphistophélès dans le bouge de la sorcière, en<br />

culbutant les ustensiles fracassés, et faisant<br />

craquer la charpente du taudis. Et voilà comment<br />

tu fus soumis à cette onction funeste qui te fait<br />

endurer à chaque anniversaire de si cruels<br />

tourments.<br />

BERGANZA<br />

Cette lutte intérieure semble pourtant devoir<br />

m’assurer une vie éternelle et une vigueur sans<br />

déclin, car je me réveille chaque fois de mon<br />

profond évanouissement réconforté et rajeuni<br />

d’une manière miraculeuse. La constellation<br />

particulière qui présida à ma naissance, et qui me<br />

dota de la faculté non seulement de comprendre<br />

votre langage mais encore de m’en servir, est<br />

entrée en conflit avec cet enchantement<br />

diabolique, de telle sorte qu’à présent je cours le<br />

monde comme le juif errant, à l’épreuve des


coups de bâton, du fusil et du poignard, et sans<br />

devoir trouver nulle part le repos de la tombe.<br />

Mon sort est vraiment digne de compassion ; et<br />

au moment où tu m’as rencontré, je venais de me<br />

sauver de chez un maître bourru, je n’avais rien<br />

mangé depuis le matin, et j’étais plongé dans les<br />

plus tristes réflexions sur ma bizarre destinée.<br />

MOI<br />

Pauvre Berganza ! Plus je te considère de près<br />

à la clarté de la lune, plus je découvre dans ton<br />

visage, un peu noirâtre à la vérité, les traits d’une<br />

cordiale loyauté et d’une heureuse nature. Tes<br />

facultés oratoires mêmes, toutes surprenantes<br />

qu’elles soient, ne m’inspirent plus aucune<br />

suspicion. Tu es, je puis le dire, un chien<br />

poétique ; et comme, de mon côté (tu me connais<br />

assez pour le savoir déjà), je suis enthousiaste de<br />

poésie, qu’en dis-tu, si nous formions une liaison<br />

intime ? si tu venais avec moi ?...<br />

BERGANZA<br />

On pourrait en causer, mais...


MOI<br />

Jamais de coups de pied, encore moins de<br />

coups de bâton. – Tous les jours, outre<br />

l’ordinaire, pour dessert une saucisse bien<br />

accommodée. – Bien souvent aussi, un bon rôti<br />

de veau charmera ton odorat de son agréable<br />

fumet, et tu n’attendras pas en vain ta part du<br />

susdit.<br />

BERGANZA<br />

Tu vois que ta gracieuse proposition produit<br />

son effet, puisque je renifle déjà de plaisir,<br />

comme si je sentais le rôti à la broche. Mais tu as<br />

laissé échapper un aveu qui, s’il ne me rebute pas<br />

tout à fait, me rend pourtant fort indécis.<br />

MOI<br />

Qu’est-ce donc, Berganza ?<br />

BERGANZA<br />

Tu as parlé d’esprit poétique, de caractère<br />

enthousiaste...


Et cela te rebuterait ?<br />

MOI<br />

BERGANZA<br />

Ah ! mon ami, permets-moi d’être sincère ! je<br />

suis un chien à la vérité, mais c’est un avantage<br />

moins précieux de marcher debout, de porter des<br />

culottes et de bavarder incessamment suivant sa<br />

fantaisie, que de nourrir en soi, dans un<br />

recueillement silencieux, un pieux sentiment de<br />

la nature qui pénètre dans sa sainte profondeur, et<br />

constitue la véritable poésie. À une époque<br />

illustre et reculée, sous le ciel du midi qui<br />

échauffe toutes les créatures de son ardeur<br />

féconde, et provoque les êtres animés à un<br />

perpétuel concert d’allégresse, malgré ma<br />

condition infinie, j’ai entendu les chants des<br />

hommes décorés alors du nom de poètes ! Le<br />

secret de leur art était de chercher avec un zèle<br />

passionné à reproduire ces merveilleux accords<br />

variés à l’infini, d’où résulte l’harmonie<br />

universelle de la nature. Ils dévouaient, ils<br />

consacraient leur vie à la poésie, et la regardaient


comme la plus sainte mission que l’homme pût<br />

recevoir de la nature, de Dieu !<br />

MOI<br />

J’admire, Berganza, la couleur poétique de tes<br />

expressions.<br />

BERGANZA<br />

Je te l’ai déjà dit, mon ami, dans mon bon<br />

temps, je fréquentais volontiers beaucoup de<br />

poètes. Je préférais les croûtes de pain que me<br />

donnait tel pauvre étudiant, qui n’avait guère<br />

d’autre nourriture, à un morceau de rôti que me<br />

jetait d’un air méprisant un valet mercenaire. –<br />

Alors la noble ardeur de peindre en un mélodieux<br />

langage les plus mystérieux sentiments de l’âme<br />

enflammait encore dans toute sa pureté l’esprit<br />

des élus, et ceux mêmes qui ne pouvaient<br />

revendiquer un pareil titre avaient de la passion et<br />

de la foi ; ils honoraient les poètes comme des<br />

prophètes qui nous révèlent les secrets<br />

merveilleux d’un monde inconnu, plein de<br />

séductions et de magnificences, et ils n’avaient<br />

point la ridicule prétention de devenir, eux aussi,


les prêtres du divin sanctuaire dont la poésie leur<br />

entrouvrait la riche perspective. – Mais à présent<br />

tout a bien changé. Qu’il advienne à un riche<br />

citadin, à monsieur le professeur patenté, ou à<br />

monsieur le major une nichée d’enfants, vite on<br />

mettra Frédéric, Pierre et le petit Jeannot à<br />

chanter, à composer, à peindre, à déclamer des<br />

vers, sans s’embarrasser le moins du monde s’ils<br />

ont pour tout cela le plus petit grain de vocation<br />

et d’aptitude. Cela fait partie de votre prétendue<br />

bonne éducation. Et puis, chacun croit pouvoir<br />

disserter, bavarder sur l’art, apprécier, pénétrer le<br />

poète, l’artiste dans le plus intime de son être, et<br />

le mesurer à sa toise. Or, quel affront plus cruel<br />

pour un artiste que de voir le vulgaire le rabaisser<br />

à son niveau ? Et c’est pourtant ce qui arrive tous<br />

les jours. Que de fois n’ai-je pas éprouvé un<br />

mortel dégoût à entendre de ces sortes de gens<br />

obtus déraisonner sur les arts, citer Goethe et se<br />

battre les flancs pour paraître inspirés par cette<br />

poésie dont un seul rayon les eût éblouis et<br />

paralysés, les chétifs eunuques !<br />

Mais surtout, ne prends pas cela en mauvaise<br />

part, mon ami ! si tu avais par hasard une femme


ou une maîtresse de cette nature, – ce sont surtout<br />

les femmes éduquées, artistiques, poétiques qui<br />

me déplaisent souverainement. Car si j’aime à me<br />

laisser caresser par une main déliée de jeune fille,<br />

et à reposer ma tête sur un élégant tablier,<br />

souvent en revanche, quand j’entends quelqu’une<br />

de ces précieuses, dépourvues de goût et de bon<br />

sens, bavarder à tort et à travers sur une foule de<br />

niaiseries littéraires qu’elles ont apprises par<br />

cœur, il me prend l’envie de lui imprimer avec<br />

mes dents tranchantes, dans quelque endroit<br />

sensible de son corps, une bonne remontrance !<br />

MOI<br />

Fi ! Berganza ! n’es-tu pas honteux ! c’est la<br />

vengeance qui t’inspire un pareil langage : la<br />

Cagnizares, qui fut la cause de tous tes malheurs,<br />

était une femme !<br />

BERGANZA<br />

Tu commets une grande erreur, car tu regardes<br />

comme dépendantes l’une de l’autre deux choses<br />

qui n’ont et n’auront jamais aucune liaison.<br />

Crois-moi, il en est d’une apparition surnaturelle


et terrible, comme d’une violente secousse<br />

électrique, laquelle anéantit les êtres trop débiles<br />

pour y résister, mais communique une vigueur<br />

nouvelle à ceux qui peuvent la supporter ; du<br />

moins mon expérience m’en fait juger ainsi.<br />

Quand le souvenir de la Cagnizares vient<br />

m’assaillir, mon sang bouillonne dans mes<br />

veines, tous mes muscles et mes fibres se<br />

contractent, et une oppression pénible m’affaisse<br />

momentanément, mais je me relève bientôt plus<br />

vaillant, plus agile, et la crise agit d’une manière<br />

fortifiante, tant sur mon corps que sur mon esprit.<br />

– Quant à la femme savante et poétique avec ses<br />

prétentions ridicules, et ses démonstrations<br />

exagérées d’enthousiasme pour l’art, l’idéal, que<br />

sais-je encore !... Ah ! – Ah !...<br />

MOI<br />

Berganza ! Eh bien ; tu t’interromps ! tu<br />

appuies la tête sur ta patte ?<br />

BERGANZA<br />

Ah, mon ami, rien que d’en parler, j’éprouve<br />

déjà l’atonie funeste, l’inexprimable dégoût qui


s’emparait de moi lorsque j’entendais les<br />

bavardages sur l’art des femmes de cette espèce,<br />

ce qui m’affectait au point que je laissais souvent<br />

durant des semaines entières, intact et dédaigné,<br />

le meilleur morceau de rôti.<br />

MOI<br />

Mais Berganza, mon ami, ne pouvais-tu pas<br />

couper court à ces propos insipides par certains<br />

grognements ou aboiements expressifs ? car<br />

quand même cela t’aurait fait mettre à la porte, tu<br />

aurais du moins été délivré de ce verbiage.<br />

BERGANZA<br />

Mets la main sur ta conscience, mon ami ! et<br />

dis-moi franchement s’il ne t’est pas souvent<br />

arrivé de te laisser ennuyer et tourmenter sans<br />

nécessité, par de puérils motifs. Tu te trouvais<br />

dans une société stupide, tu pouvais prendre ton<br />

chapeau et t’en aller : tu ne le faisais point. Telle<br />

ou telle considération que tu n’avouerais pas sans<br />

en rougir te retenait, la crainte d’offenser celui-ci,<br />

celui-là, dont les bonnes grâces cependant ne<br />

valent point un zeste pour toi. Peut-être une


personne..., une silencieuse jeune fille seulement<br />

occupée à boire du thé et à manger des gâteaux<br />

auprès du poêle était devenue intéressante à tes<br />

yeux ; et tu ne voulais pas partir sans t’attirer<br />

encore une fois adroitement ses regards en<br />

t’écriant tout bas : « Céleste créature ! Que<br />

signifient tous ces mots ampoulés, ce chant<br />

prétentieux, ces fades déclamations ? Un seul<br />

regard de cet œil angélique a cent fois plus de<br />

prix et de valeur que tout Goethe, dernière<br />

édition. »<br />

MOI<br />

Berganza ! – tu deviens piquant !<br />

BERGANZA<br />

Eh bien, mon ami ! si cela arrive à vous autres<br />

hommes, pourquoi un pauvre chien n’avouerait-il<br />

pas franchement que souvent il s’est réjoui dans<br />

son amour-propre dépravé de ce que, malgré sa<br />

stature un peu forte pour être admis dans des<br />

cercles distingués où d’habitude les carlins et les<br />

roquets ont seuls le droit de venir japper et<br />

tortiller de la queue, on tolérait pourtant


volontiers sa présence, et on le laissait se<br />

coucher, paré d’un joli collier, sous le sofa de la<br />

maîtresse de maison, sur un élégant parquet ? –<br />

Bref, à quoi bon tant de cérémonies pour te<br />

convaincre du peu de valeur de vos femmes<br />

littéraires ? Laisse-moi te raconter la catastrophe<br />

qui m’a conduit ici, et tu sauras pourquoi je suis<br />

irrité à ce point de la fadeur et de la futilité de ces<br />

prétendus bureaux d’esprit et cercles à la mode. –<br />

Mais d’abord que j’essaie de me restaurer un<br />

peu !<br />

Berganza sauta vivement à bas du banc de<br />

gazon, et courut, avec un peu de lourdeur encore,<br />

à travers le taillis. Je l’entendis lamper avec<br />

avidité, dans un fossé voisin, de l’eau qui s’y était<br />

amassée. Il revint bientôt près de moi, après<br />

s’être bien secoué ; il reprit sa place, accroupi sur<br />

ses pattes de derrière, et la tête détournée du côté<br />

de la statue de saint Népomucène, il commença,<br />

d’une voix dolente et sourde, de la manière<br />

suivante :


BERGANZA<br />

Je le vois encore devant moi, le bon,<br />

l’excellent homme, avec ses joues pâles et<br />

creuses, son regard triste et la mobilité de son<br />

muscle frontal. Celui-là était animé d’un véritable<br />

sentiment poétique : et c’est à lui que je dois,<br />

outre maint souvenir touchant d’une amitié<br />

précieuse, mes connaissances musicales.<br />

MOI<br />

Comment, Berganza ? – Toi ! des<br />

connaissances musicales ? – Tu me fais rire !<br />

BERGANZA<br />

Voilà comme vous êtes ! toujours des<br />

jugements téméraires. Parce que vous avez la<br />

manie de nous tourmenter de racleries, de<br />

sifflements et de criailleries abominables, qui<br />

nous font hurler d’impatience et d’angoisse, vous<br />

nous refusez tout sentiment musical, et je<br />

soutiens pourtant que notre espèce jouit, à cet<br />

égard, des dispositions les plus heureuses, bien<br />

que je sois peut-être obligé de reconnaître la


supériorité de ces odieux animaux, que la nature<br />

a privilégiés en effet sous le rapport de l’aptitude<br />

musicale, puisque, ainsi que le remarquait<br />

souvent mon noble maître et ami, ils savent<br />

exécuter en duo leurs chansons favorites, par<br />

tierces basses et hautes, suivant les lois de la<br />

gamme chromatique.<br />

Bref, ce fut durant mon séjour dans la célèbre<br />

Résidence voisine, chez le maître de chapelle<br />

Jean Kreisler, que je m’instruisis profondément<br />

dans l’art musical. Lorsqu’il improvisait sur son<br />

magnifique piano, et qu’aux accords ravissants<br />

d’une pure harmonie, il initiait l’âme aux<br />

mystères merveilleux du sanctuaire de l’art, je<br />

m’étendais à ses pieds, et, l’œil arrêté fixement<br />

sur lui, je prêtais jusqu’à la fin une oreille<br />

attentive. Et quand alors il se renversait dans son<br />

fauteuil, grand comme je suis, je sautais à lui en<br />

posant mes pattes sur ses épaules, témoignant<br />

avec vivacité de mon plaisir et de mon<br />

approbation, de la manière expressive dont nous<br />

parlions tout à l’heure. Alors, il m’embrassait<br />

avec tendresse, et s’écriait : « Ah, Benfatto ! (il<br />

m’appelait ainsi en mémoire de notre première


encontre) tu m’as compris ! chien sensible et<br />

judicieux ! ne devrais-je pas renoncer à jouer<br />

devant d’autres que toi ! – Tu ne me quitteras<br />

jamais. »<br />

MOI<br />

Il t’appelait donc Benfatto !<br />

BERGANZA<br />

Je le rencontrai pour la première fois dans le<br />

beau parc qui touche à la porte N... ; il paraissait<br />

occupé à composer, car il était assis sous un<br />

berceau, tenant à la main une feuille de papier à<br />

musique et un crayon. Au moment où il se levait<br />

impétueusement en s’écriant, dans un ardent<br />

enthousiasme : « Ah ! Ben fatto 1 ! » je me<br />

trouvais à ses côtés, et je me serrai contre lui de<br />

la même manière affectueuse qu’a déjà<br />

mentionnée l’enseigne Campuzano. – Hélas !<br />

pourquoi n’ai-je pu rester le compagnon du cher<br />

maître de chapelle ! je menais une vie si<br />

1 Ben fatto, bien fait, bien réussi.


heureuse ! Mais...<br />

MOI<br />

Arrête, Berganza ! je me rappelle avoir<br />

entendu parler de Jean Kreisler. On disait, ne<br />

prends pas cela en mauvaise part, que de tout<br />

temps il avait été sujet à de fréquents accès de<br />

folie, jusqu’à ce qu’enfin il tomba dans une<br />

démence complète. On voulut alors le transporter<br />

à l’hôpital de fous bien connu qui est situé près<br />

d’ici ; mais il était, ajoutait-on, parvenu à<br />

s’échapper.<br />

BERGANZA<br />

Il s’est sauvé ? que le ciel le protège ! – Oui,<br />

mon ami ! ils ont voulu tuer et enterrer Jean, et<br />

quand, s’abandonnant au sentiment intime de la<br />

supériorité que lui a départie la Providence, il<br />

croyait pouvoir agir et se mouvoir librement, ils<br />

le tenaient pour insensé !<br />

MOI<br />

Et ne l’était-il donc pas réellement ?


BERGANZA<br />

Oh ! je t’en prie, apprends-moi quel est donc<br />

l’homme privilégié, l’homme prototype fait pour<br />

être l’arbitre souverain des intelligences, et qui<br />

puisse préciser exactement à quel degré de<br />

l’échelle rationnelle se trouve le cerveau du<br />

patient comparé au sien propre, et si les<br />

dissemblances constatent une infirmité ou une<br />

supériorité. – Sous un certain rapport, chaque<br />

esprit quelque peu original est prévenu de folie,<br />

et plus il manifeste ses penchants excentriques en<br />

cherchant à colorer sa pâle existence matérielle<br />

du reflet de ses visions intérieures, plus il s’attire<br />

de soupçons défavorables. Tout homme qui<br />

sacrifie à une idée élevée et exceptionnelle, qu’a<br />

pu seule engendrer une inspiration sublime et<br />

surhumaine, son repos, son bien-être, et même sa<br />

vie, sera inévitablement taxé de démence par<br />

ceux dont toutes les prétentions, toute<br />

l’intelligence et la moralité se bornent à<br />

perfectionner l’art de manger, de boire, et à<br />

n’avoir point de dettes. Mais cette démarcation<br />

complète entre deux natures distinctes, dont<br />

l’homme sage et raisonnable par excellence


prétend s’attribuer le bénéfice, n’est-elle pas un<br />

hommage plutôt qu’une insulte pour son<br />

antagoniste ? – Ainsi parlait souvent mon maître<br />

et ami Jean Kreisler.<br />

Ah ! j’avais compris au changement total de<br />

ses manières qu’il devait avoir reçu quelque<br />

funeste nouvelle. Son courroux intérieur éclatait<br />

par intervalles en violents transports, et je me<br />

souviens qu’il voulut même une fois me jeter un<br />

bâton à la tête ; mais il s’en repentit aussitôt, et<br />

m’en demanda pardon les larmes aux yeux. – Je<br />

ne sais pas quel avait été le motif de cette<br />

perturbation morale, car je ne l’accompagnais<br />

que dans ses promenades du soir ou pendant la<br />

nuit, tandis que le jour je gardais son petit<br />

ménage et ses trésors musicaux. Mais bientôt<br />

après il vint chez lui une troupe de gens qui<br />

débitèrent à l’envi l’un de l’autre mille<br />

absurdités, parlant sans cesse de remontrances<br />

sensées, de guérison intellectuelle. Jean put<br />

apprécier en cette occasion ma force et mon<br />

courage ; car, exaspéré comme je l’étais déjà<br />

contre ces malotrus, Dieu sait avec quelle ardeur,<br />

sur le premier signe de sa main, je m’élançai


contre leur cohorte ! J’entamai ainsi le combat<br />

que mon maître acheva glorieusement, en les<br />

jetant l’un après l’autre à la porte. – Le jour<br />

suivant, il se leva faible et épuisé. « Je vois, mon<br />

cher Benfatto, me dit-il, que je ne dois pas songer<br />

à rester longtemps ici ; et nous aussi, il faudra<br />

nous séparer, mon bon chien !... Ne m’ont-ils pas<br />

déjà traité de fou parce que je te jouais du piano,<br />

et que je m’entretenais avec toi de maintes choses<br />

raisonnables ! Toi aussi, si tu restais plus<br />

longtemps avec moi, tu pourrais bien encourir<br />

l’accusation de folie ; et de même que je suis<br />

menacé d’une ignominieuse réclusion, à laquelle<br />

pourtant j’espère bien me soustraire, tu pourrais<br />

être condamné à périr de la main du bourreau, et<br />

tu n’échapperais pas à cette déplorable<br />

catastrophe. Adieu, mon fidèle Benfatto ! » Il<br />

ouvrit devant moi la porte en sanglotant, je<br />

descendis les quatre étages les oreilles pendantes,<br />

et je me trouvai dans la rue.<br />

MOI<br />

Mais, mon cher Berganza ! le récit de<br />

l’aventure qui t’a conduit ici, tu l’as tout à fait


oublié.<br />

BERGANZA<br />

Tout ce que je t’ai raconté jusqu’ici en est<br />

l’introduction. – Tandis que, livré aux réflexions<br />

les plus tristes, je descendais la rue en courant,<br />

une troupe d’hommes vint à moi, et plusieurs<br />

criaient : « Saisissez ce chien noir ! saisissez-le !<br />

il est fou, il est enragé ! c’est un fait certain. » Je<br />

crus reconnaître les persécuteurs de mon ami<br />

Jean ; et comme il était aisé de prévoir que,<br />

malgré mon courage et mon adresse, j’aurais dû<br />

succomber au nombre, je tournai lestement un<br />

coin de rue, et m’élançai dans un vaste hôtel dont<br />

la porte se trouvait ouverte pour mon bonheur.<br />

Tout y annonçait l’opulence et le bon goût ;<br />

devant moi se déployait un bel escalier bien clair,<br />

bien frotté. J’y montai en effleurant à peine les<br />

marches de mes pattes crottées, en trois sauts<br />

j’atteignis le palier supérieur, et je m’accroupis<br />

étroitement dans l’encoignure d’un poêle.<br />

Peu d’instants après, j’entendis dans le<br />

vestibule de joyeux cris d’enfants, et la


charmante voix d’une jeune fille déjà nubile qui<br />

disait : « Lisette ! n’oublie pas de donner à<br />

manger aux oiseaux ; quant à mon lapin chéri, je<br />

lui porterai moi-même quelque chose. » – Il me<br />

sembla en ce moment qu’une puissance<br />

mystérieuse et irrésistible me sollicitait à sortir de<br />

ma cachette. J’avance donc doucement en<br />

remuant la queue et en faisant des courbettes de<br />

la façon la plus humble qui soit à mes ordres, et<br />

je vois... une jeune fille admirable, âgée de seize<br />

ans tout au plus, qui traversait le vestibule en<br />

tenant par la main un gentil enfant aux boucles<br />

dorées. Malgré mon humble posture, je causai,<br />

comme je le craignais, une assez vive frayeur. La<br />

jeune fille s’écria à haute voix : « Oh le vilain<br />

chien ! comment ce gros chien se trouve-t-il<br />

ici ? » Et serrant l’enfant contre elle, elle se<br />

disposait à s’enfuir. Mais je rampai jusqu’à ses<br />

pieds, et couché devant elle de l’air le plus<br />

soumis, je me mis à gémir tout bas tristement.<br />

« Pauvre chien ! qu’as-tu ? » me dit alors la<br />

charmante jeune fille, et elle se baissa pour me<br />

caresser avec sa petite main blanche. Petit à petit<br />

je donnai carrière à ma joie, et j’en vins bientôt à


me livrer à mes bonds les plus gracieux. La jeune<br />

fille riait, l’enfant sautait et criait de plaisir.<br />

Bientôt il manifesta le désir commun à tous les<br />

enfants de monter sur moi. La jeune fille le lui<br />

défendit, mais je m’accroupis aussitôt par terre, et<br />

l’invitai moi-même à satisfaire son envie par<br />

toutes sortes de grognements et d’éternuements<br />

joyeux. Enfin, sa sœur le laissa libre d’agir.<br />

Quand je le sentis sur mon dos, je me levai<br />

doucement, et tandis que la jeune fille le<br />

maintenait d’une main avec la grâce la plus<br />

parfaite, je commençai à parcourir le vestibule<br />

dans tous les sens, d’abord au pas, puis en faisant<br />

des petites courbettes. L’enfant criait et jubilait<br />

de plaisir, et sa sœur riait de plus en plus<br />

cordialement. Une autre petite fille survint. À<br />

l’aspect de la cavalcade, elle joignit ses petites<br />

mains en signe de surprise, puis elle accourut, et<br />

voulut soutenir l’enfant par l’autre bras. Alors je<br />

pus essayer des bonds plus hardis ; nous<br />

avançâmes alors au petit galop, et chaque fois<br />

que je reniflais en secouant la tête, à l’instar du<br />

plus bel étalon arabe, les enfants poussaient des<br />

cris de jubilation. On vit les domestiques, les


servantes, accourir du haut et du bas de<br />

l’escalier ; la porte de la cuisine voisine s’ouvrit,<br />

et la cuisinière, laissant échapper de ses mains<br />

une casserole qui résonna sur la dalle du seuil, se<br />

mit à rire à gorge déployée de ce spectacle, en se<br />

pressant les côtes de ses grosses mains rouges. Le<br />

nombre et la joie bruyante des assistants<br />

augmentaient de minute en minute ; les murs<br />

boisés, le plafond, retentissaient de fous éclats de<br />

rire à chaque gambade grotesque que j’exécutais<br />

comme un véritable paillasse. – Tout à coup je<br />

m’arrêtai, on crut que c’était de fatigue ; mais<br />

lorsque l’enfant fut mis à terre, je fis un grand<br />

bond, et puis je me couchai d’un air câlin aux<br />

pieds de la jeune fille aux boucles brunes.<br />

« En vérité, mademoiselle Cécile ! dit en riant<br />

la grosse cuisinière, le chien a l’air de vouloir<br />

vous obliger à le monter. » Là-dessus, tous les<br />

domestiques, les bonnes, les femmes de chambre,<br />

de s’écrier en chœur : « Oui, oui ! ah le chien<br />

intelligent ! – le chien spirituel ! » – Une légère<br />

rougeur parcourut les joues de Cécile. Au fond de<br />

son œil d’azur pétillait l’envie de se passer ce<br />

plaisir d’enfant. – Faut-il ?... ne faut-il pas ?...


semblait-elle se demander tout bas, en me<br />

regardant amicalement, le doigt appuyé sur sa<br />

bouche. Bientôt après elle était assise sur mon<br />

dos : alors je m’avançai, fier de mon charmant<br />

fardeau, au pas de la haquenée conduisant au<br />

tournoi sa royale maîtresse, et la troupe pressée<br />

des spectateurs se rangeant avec précipitation sur<br />

mon passage, je fis le tour du vestibule, comme<br />

au milieu d’un cortège triomphal. Tout à coup<br />

une grande et belle femme, d’un âge mûr, ouvrit<br />

la porte de l’antichambre, et arrêtant un regard<br />

fixe sur ma belle cavalière : « Voyez quel<br />

enfantillage ! » dit-elle. – Cécile quitta mon dos,<br />

et elle supplia si instamment en ma faveur, elle<br />

sut présenter si adroitement le récit de ma<br />

rencontre imprévue, en faisant valoir mon bon<br />

caractère et l’aimable bouffonnerie de mes<br />

manières, que sa mère dit enfin au valet de cour :<br />

« Donnez à manger à ce chien, et s’il s’habitue à<br />

la maison, il pourra rester ici, et il fera la garde<br />

durant la nuit. »<br />

MOI<br />

Dieu soit loué ! te voilà avec un asile assuré !


BERGANZA<br />

Ah, mon ami ! la décision de la chère dame<br />

me frappa comme un coup de tonnerre, et si je<br />

n’avais pas compté alors sur la ressource de mes<br />

petits talents de courtisan, je me serais levé et<br />

enfui à toutes jambes. Je ne ferais que te fatiguer<br />

en te racontant en détail tous les expédients,<br />

toutes les finesses de flatterie grâce auxquels je<br />

parvins à me glisser d’abord de la cour dans<br />

l’antichambre, et petit à petit dans les<br />

appartements privés de la dame. Qu’il te suffise<br />

d’un mot : les cavalcades du petit garçon, qui<br />

paraissait être le favori de la mère, me sauvèrent<br />

de l’écurie, et ce fut à la protection de sa<br />

charmante sœur, à qui je m’étais dévoué de toute<br />

mon âme du premier moment où je la vis, que je<br />

dus enfin l’entrée des appartements intérieurs.<br />

Cette jeune fille chantait si parfaitement, que je<br />

ne doutai point que ce ne fût d’elle seule que<br />

parlait le maître de chapelle Jean Kreisler, quand<br />

il dépeignait l’effet magique et mystérieux du<br />

chant de la jeune virtuose qui seule donnait à sa<br />

musique l’inspiration et la vie. Suivant la<br />

méthode des habiles cantatrices d’Italie, elle avait


l’habitude de solfier pendant une bonne heure<br />

tous les matins. Je saisissais alors l’occasion<br />

favorable pour me glisser dans le salon auprès<br />

d’elle, et couché sous le piano je l’écoutais<br />

attentivement. Lorsqu’elle avait fini, je lui<br />

témoignais mon contentement par mille bonds<br />

joyeux, et elle me récompensait par un bon<br />

déjeuner, que je croquais de la manière la plus<br />

décente sans salir le parquet. Bref, on finit par ne<br />

plus tarir dans toute la maison sur mon amabilité<br />

et mon penchant décidé pour la musique. Cécile<br />

vantait surtout en moi, outre ces belles qualités,<br />

ma galanterie envers son cher petit lapin, par<br />

lequel je me laissais tirer impunément les oreilles,<br />

la queue, etc. La dame de la maison déclara que<br />

j’étais un chien charmant ; et après que j’eus<br />

assisté avec une décence exemplaire et toute la<br />

dignité convenable à un thé littéraire et à un<br />

concert, après que le cercle intime auquel on fit<br />

part de mon arrivée romanesque dans l’hôtel,<br />

m’eut également honoré d’un suffrage unanime,<br />

je fus enfin promu à la dignité de chien de corps<br />

de Cécile, ce qui mit le comble à mes vœux les<br />

plus chers.


MOI<br />

Oui ! te voilà dans une maison distinguée,<br />

favori en titre d’une jeune fille ravissante, à en<br />

juger par tes paroles. Mais tu voulais m’entretenir<br />

de la tendance superficielle, de la vulgarité des<br />

caractères soi-disant poétiques, et tu devais avant<br />

tout me raconter par quelle catastrophe...<br />

BERGANZA<br />

Doucement ! doucement, mon ami ! – Laissemoi<br />

raconter suivant l’ordre de mes souvenirs.<br />

D’ailleurs, ne dois-je pas trouver du plaisir à<br />

m’arrêter sur quelques moments heureux de ma<br />

vie passée ? Et puis tout ce que je t’ai narré sur<br />

mon séjour dans cette maison que je voue à<br />

présent aux malédictions de l’enfer, se rattache<br />

précisément à cette fatale catastrophe, et bientôt il<br />

me suffira de deux mots pour te mettre<br />

entièrement au fait. Laisse-moi donc avec ma<br />

maudite manie de vouloir tout dépeindre en<br />

discours prolixes sous des couleurs aussi vives,<br />

aussi pittoresques que les choses se présentent à<br />

mon esprit, revenir sur un sujet qu’il me


épugnait d’aborder.<br />

MOI<br />

Allons, mon cher Berganza, continue de<br />

raconter à ta manière.<br />

BERGANZA<br />

La Cagnizares pouvait bien au bout du compte<br />

avoir raison.<br />

MOI<br />

Où veux-tu en venir maintenant ?<br />

BERGANZA<br />

Comme on dit : Le diable seul peut deviner<br />

cela. Cependant, il y a bien des choses qu’il ne<br />

devine pas. C’est apparemment pour cela qu’on<br />

dit encore : C’est un pauvre diable ! – Il y a<br />

toujours eu en moi et dans mon ami Scipion<br />

quelque chose de bien étrange ! Décidément, je<br />

suis en effet le personnage Montiel banni de<br />

l’espèce humaine, et à qui le masque de chien,<br />

qui lui fut imposé comme punition, sert à présent


de récréation et de divertissement.<br />

MOI<br />

Berganza ! je ne te comprends pas.<br />

BERGANZA<br />

Aurais-je donc pu, moi, si loyal, si porté au<br />

bien, si ami de la vérité, et plein d’un mépris si<br />

profond pour ces caractères faux et dégénérés<br />

dont font parade les hommes d’aujourd’hui,<br />

devenus pour la plupart insensibles à tout ce qui<br />

est grand et saint, comment, dis-je, aurais-je pu<br />

recueillir tant d’observations précieuses, dont<br />

l’ensemble forme ce trésor qu’on appelle la<br />

philosophie de l’expérience, s’il avait fallu me<br />

produire partout sous l’aspect d’une créature<br />

humaine ? – Merci, Satan ! qui as laissé l’huile<br />

des sorcières me griller le dos en pure perte ! Je<br />

puis du moins, en ma qualité de chien, me<br />

coucher auprès du poêle sans qu’on y prenne<br />

garde, et tous les secrets de votre naturel perverti<br />

que vous mettez à nu devant moi sans défiance,<br />

viennent fournir amplement matière à l’ironie et à<br />

la pitié que provoque la ridicule et nauséabonde


fatuité qui vous distingue.<br />

MOI<br />

Les hommes ne t’ont-ils donc jamais fait<br />

aucun bien, que tu invectives si amèrement toute<br />

l’espèce ?...<br />

BERGANZA<br />

Mon cher ami, durant ma vie, déjà<br />

passablement longue, j’ai reçu maint et maint<br />

bienfait, dont j’étais indigne peut-être, et je garde<br />

un souvenir reconnaissant de chaque plaisir ou de<br />

chaque bonne aubaine que m’ont procurés sans<br />

intention celui-ci ou celui-là ; remarque bien : j’ai<br />

dit sans intention ! Il y a selon moi beaucoup à<br />

dire sur ce que vous appelez faire du bien. Celui<br />

qui me gratte le dos ou me chatouille<br />

délicatement les oreilles, ce qui me fait toujours<br />

éprouver un bien-être indéfinissable, ou bien<br />

celui qui me gratifie d’un bon morceau de rôti<br />

pour s’amuser à me faire rapporter sa canne<br />

lancée loin de lui, et quelquefois en pleine eau,<br />

ou pour m’engager à faire le beau en m’asseyant<br />

sur mes pattes de derrière (manœuvre que je hais


mortellement), penses-tu que l’un ou l’autre<br />

passe à mes yeux pour m’avoir fait du bien ?<br />

C’est un prêté-rendu, un échange, un contrat où il<br />

ne peut être question ni de bienfait ni de<br />

gratitude. Mais le crasse égoïsme des hommes<br />

fait que chacun se borne à proclamer avec<br />

vanterie ce qu’il donne, et rougit de mentionner<br />

ce qu’il reçoit, de sorte qu’on voit souvent deux<br />

individus s’accuser réciproquement d’ingratitude<br />

au sujet de la même transaction. – Mon ami<br />

Scipion, qui n’avait pas non plus toujours bonne<br />

chance, était dans le temps au service d’un riche<br />

paysan, homme inculte et brutal, qui le laissait<br />

fort souvent à jeun, mais ne lui épargnait pas les<br />

coups de bâton. Un jour Scipion, dont le défaut<br />

capital n’était certes pas la gourmandise,<br />

uniquement poussé par la faim, avait vidé une<br />

terrine de lait à sa portée, et le paysan qui le<br />

surprit commença par le battre jusqu’au sang.<br />

Scipion s’enfuit précipitamment pour échapper à<br />

une mort certaine, car le rustre vindicatif s’était<br />

emparé déjà d’une fourche de fer, et il traversa le<br />

village à la course. Mais en passant devant<br />

l’étang du moulin, il vit tomber dans les flots le


fils du paysan, un enfant de trois ans qui<br />

s’amusait à jouer au bord de l’eau. Scipion, d’un<br />

bond rapide, s’élance dans l’étang, saisit avec ses<br />

dents l’enfant par ses vêtements, et le rapporte<br />

sain et sauf sur l’herbe du rivage, où bientôt il<br />

reprit ses sens en souriant à son libérateur et le<br />

caressant. Alors Scipion reprit bien vite son élan<br />

pour s’éloigner à jamais du village. Vois-tu, mon<br />

ami, c’est là ce qui s’appelle un service rendu par<br />

pure amitié. Pardonne-moi de ne pas m’être<br />

rappelé tout d’abord un trait semblable chez un<br />

homme.<br />

MOI<br />

En dépit de ton antipathie pour ces pauvres<br />

hommes qui sont bien mal dans tes papiers, je<br />

sens pourtant mon affection pour toi s’accroître<br />

de plus en plus, mon brave Berganza ! Permetsmoi<br />

de t’en donner, tout à fait sans intention, un<br />

témoignage qui ne peut, je le sais, que t’être<br />

infiniment agréable.<br />

Berganza s’approcha de moi en reniflant


légèrement, et je lui grattai doucement le dos en<br />

promenant ma main plusieurs fois de sa tête à sa<br />

queue ; il balançait la tête de droite et de gauche<br />

en murmurant de plaisir, et se prêtant au contact<br />

de la main bienfaisante. Enfin, quand elle cessa<br />

d’agir, nous reprîmes notre entretien.<br />

BERGANZA<br />

Chaque sensation corporelle agréable me<br />

rappelle toujours à l’esprit les souvenirs les plus<br />

gracieux, et au moment où je parle je viens de<br />

voir m’apparaître l’image de la charmante Cécile,<br />

telle que je la vis un jour, avec sa simple robe<br />

blanche et ses cheveux bruns noués élégamment<br />

en tresses brillantes, comme elle sortait du salon,<br />

les yeux en pleurs, et se dirigeant vers sa<br />

chambre. J’allai au-devant d’elle, et je me<br />

couchai en rampant à ses pieds, suivant mon<br />

habitude. Elle me prit alors avec ses deux petites<br />

mains par la tête, et me contemplant avec ses<br />

beaux yeux, qu’une larme humectait encore, elle<br />

s’écria : « Hélas !... hélas ! ils ne me<br />

comprennent pas ! personne ! ma mère non plus...<br />

– Si je pouvais m’expliquer devant toi, toi, ô mon


chien fidèle ! si je pouvais t’ouvrir le fond de<br />

mon cœur ?... mais comment m’y résoudre ? et<br />

quand je le pourrais, tu ne me répondrais pas...<br />

Ah ! du moins tu ne m’affligerais pas non plus,<br />

toi ! »<br />

MOI<br />

Cette jeune fille, la Cécile, m’intéresse de plus<br />

en plus.<br />

BERGANZA<br />

Dieu, notre maître à tous, et à qui je<br />

recommande mon âme, car le démon ne doit<br />

avoir aucun droit sur elle, bien que je lui sois sans<br />

doute redevable de ce domino à la vénitienne<br />

sous lequel j’ai été lancé dans la grande<br />

mascarade terrestre, – oui ! le Dieu souverain a<br />

créé les hommes avec des modifications bien<br />

variées. La diversité infinie des dogues, des<br />

bassets, des carlins, des bichons et des caniches<br />

n’est rien en vérité comparativement à la<br />

multiplicité des contrastes entre les nez pointus,<br />

camards, recourbés, retroussés, etc., et aux<br />

différences innombrables qu’offrent les yeux, les


mentons, les muscles frontaux dans l’espèce<br />

humaine. Bref, est-il seulement possible<br />

d’imaginer, même avec les facultés intellectuelles<br />

les plus rares et les plus vastes, le nombre illimité<br />

des caractères dissemblables ?...<br />

MOI<br />

Mais où veux-tu en venir, Berganza ?<br />

BERGANZA<br />

Prends-le pour une réflexion sommaire ou<br />

même vulgaire, si tu veux.<br />

MOI<br />

Tu t’écartes encore tout à fait de ta<br />

catastrophe.<br />

BERGANZA<br />

Je voulais seulement te dire que ma maîtresse,<br />

la mère de Cécile, avait su attirer chez elle tout ce<br />

qu’il y avait dans la Résidence d’artistes et de<br />

savants de quelque réputation ; et grâce à ses<br />

relations intimes avec les familles les mieux


pourvues en talents de toute espèce, elle avait<br />

fondé dans son hôtel un cercle scientifique,<br />

esthétique et littéraire, dont elle s’était faite la<br />

directrice. Sa maison était en quelque sorte une<br />

bourse poétique, artistique, où se traitaient une<br />

multitude d’affaires avec force jugements sur<br />

l’art, et dont maints ouvrages, ou même parfois<br />

les noms d’artistes véritables étaient l’objet. –<br />

Les musiciens, il faut en convenir, sont des gens<br />

bien bizarres !<br />

MOI<br />

Comment cela, Berganza ?<br />

BERGANZA<br />

N’as-tu pas remarqué que les peintres sont<br />

pour la plupart d’humeur chagrine et si<br />

maussades qu’aucun des plaisirs de la vie ne peut<br />

triompher de leur mélancolie ; et quant aux<br />

poètes, que leurs ouvrages seuls sont capables de<br />

leur procurer une satisfaction réelle !... Mais les<br />

musiciens planent d’un pied léger par-dessus<br />

tout : bons vivants, gourmets et buveurs surtout,<br />

un bon plat, ou mieux encore des vins assortis de


première qualité, leur ouvrent le paradis ; et<br />

oubliant tout le reste sans nul effort, ils se<br />

réconcilient avec la société, qui parfois les pique<br />

au vif, et pardonnent généreusement à l’âne de<br />

méconnaître dans ses hihan ! la loi de l’accord<br />

parfait, parce qu’au bout du compte il ne peut<br />

braire autrement en sa qualité d’âne. – Bref, les<br />

musiciens ne sentent pas le malin esprit, marchâtil<br />

même sur leurs talons.<br />

MOI<br />

Mais, Berganza, pourquoi donc encore cette<br />

digression à l’improviste ?<br />

BERGANZA<br />

C’est pour dire que ma dame était précisément<br />

en grande vénération auprès de tous les<br />

musiciens, et lorsqu’au bout de six semaines<br />

d’exercice continu, elle massacrait, sans respect<br />

pour la mesure et l’expression, une sonate ou un<br />

quintetto, ils ne manquaient pas de la combler des<br />

éloges les plus exagérés ; car les vins de sa cave,<br />

qu’elle recevait de première main, étaient exquis,<br />

et il était impossible de manger de meilleurs


iftecks dans toute la ville que chez elle.<br />

MOI<br />

Fi ! Jean Kreisler n’aurait pas fait cela.<br />

BERGANZA<br />

Pourtant il le faisait. – Il n’y a là ni fausseté ni<br />

lâche et basse flatterie : non, c’est l’action d’un<br />

esprit bienveillant souffrant le mal patiemment,<br />

ou plutôt une complaisante résignation à prêter<br />

l’oreille à des sons confus qui aspirent en vain à<br />

passer pour de la musique ; et cette bienveillance,<br />

cette résignation, ne proviennent que d’un certain<br />

sentiment de bien-être intérieur, qui lui-même est<br />

le résultat immanquable des copieuses libations<br />

d’un vin généreux pendant et après un succulent<br />

dîner. – J’avoue que tout cela me prévient en<br />

faveur des musiciens, dont le royaume du reste<br />

n’est pas de ce monde, de sorte qu’ils font l’effet<br />

d’étrangers venus d’une contrée inconnue et<br />

lointaine, étonnant par la singularité de leur<br />

extérieur, de leurs façons d’agir, et je dirai même<br />

se rendant ridicules, car il suffit que Pierre tienne<br />

sa fourchette de la main gauche, pour que Jean,


qui a tenu toute sa vie la sienne de la main droite,<br />

se moque de lui.<br />

MOI<br />

Mais pourquoi les gens ordinaires se moquentils<br />

ainsi de tout ce qui sort de leurs habitudes ?<br />

BERGANZA<br />

Parce que les choses auxquelles ils sont<br />

accoutumés leur sont devenues si commodes,<br />

qu’ils regardent celui qui agit d’autre manière<br />

comme un fou, en s’imaginant qu’il se tourmente<br />

beaucoup pour faire ainsi, dans l’ignorance de<br />

leur manière traditionnelle ; alors ils se félicitent<br />

et se réjouissent de voir l’étranger si bête, tandis<br />

qu’ils s’estiment si ingénieux, et ils en rient du<br />

meilleur de leur cœur ; ce que je leur permets de<br />

tout le mien aussi.<br />

MOI<br />

Je voudrais que tu revinsses maintenant à la<br />

dame.


BERGANZA<br />

M’y voici justement. Ma dame avait la manie<br />

décidée de vouloir pratiquer elle-même tous les<br />

arts. Elle touchait du piano, comme je viens de le<br />

dire, elle composait même, elle peignait, elle<br />

brodait, elle modelait en plâtre et en argile, elle<br />

faisait des vers, elle déclamait ; et il fallait que la<br />

société subit ses cantates soporifiques, et se<br />

pâmât d’aise à la vue de ses caricatures peintes,<br />

brodées ou moulées. Peu de temps avant mon<br />

arrivée dans la maison, elle avait fait la<br />

connaissance d’un artiste mimique bien connu<br />

que tu as eu sans doute l’occasion de voir bien<br />

souvent ; et de là le révoltant abus qu’elle<br />

introduisit dans le cercle avec ses rhapsodies<br />

scéniques. La dame n’était pas mal faite, mais<br />

l’approche de la vieillesse avait déjà marqué son<br />

empreinte sur tous les traits de son visage,<br />

fortement prononcés par eux-mêmes, et en outre<br />

les formes de son corps avaient pris un<br />

développement luxuriant et même excessif. Cela<br />

ne l’empêchait pourtant pas de représenter devant<br />

le cercle Psyché, la Vierge Marie, et je ne sais<br />

plus quels autres saintes ou divinités de


l’Olympe. – Que le diable emporte les sphinx et<br />

le professeur de philosophie !<br />

MOI<br />

Quel professeur de philosophie ?<br />

BERGANZA<br />

Dans le cercle en question, se trouvaient<br />

presque toujours inévitablement d’abord le maître<br />

de musique de Cécile, ensuite un professeur de<br />

philosophie, et un caractère indécis.<br />

MOI<br />

Qu’entends-tu par ton caractère indécis ?<br />

BERGANZA<br />

C’est un homme que je ne saurais désigner<br />

autrement, car je n’ai jamais pu savoir réellement<br />

quel était le fond de sa pensée. Mais en songeant<br />

à ces trois personnages, je ne puis m’empêcher de<br />

te faire part d’une conversation que je surpris un<br />

jour entre eux. Le musicien ne voyait que son art<br />

dans le monde entier. Du reste, il pouvait passer


pour un esprit assez borné, car il prenait pour<br />

argent comptant les suffrages les plus futiles et<br />

les moins consciencieux, et croyait naïvement<br />

que l’art et les artistes jouissaient partout d’une<br />

haute considération. Le philosophe, sur la figure<br />

jésuitique et satirique duquel se reflétait une<br />

profonde ironie pour toutes les vulgarités de la<br />

vie, n’avait foi en personne au contraire, et il<br />

regardait la sottise et le défaut de goût comme un<br />

second péché originel. Un soir, il se trouvait à la<br />

fenêtre avec le caractère indécis, lorsque le<br />

musicien, toujours en extase dans les régions<br />

idéales, s’approcha d’eux, en s’écriant :<br />

« Ha !... » Mais laisse-moi, pour éviter la<br />

répétition fastidieuse des dit-il, répondit-il, te<br />

répéter tout simplement leurs discours alternatifs.<br />

Seulement, si tu fais imprimer notre conversation<br />

actuelle, il faudra que ce nouveau dialogue soit<br />

habilement distingué du nôtre.<br />

MOI<br />

Je vois, mon cher Berganza, que ta pénétration<br />

et ta sagacité s’appliquent à tout. Tes confidences<br />

sont trop curieuses pour que je ne les publie pas,


à l’instar de l’enseigne Campuzano. Raconte<br />

comme tu voudras ton entretien dans l’entretien ;<br />

car je pressens qu’un éditeur attentif mettra, au<br />

pied de la lettre, la puce à l’oreille au<br />

compositeur pour qu’il arrange le tout pour le<br />

mieux, de manière à ce que cela ressorte aux<br />

yeux du lecteur non moins commodément<br />

qu’agréablement.<br />

M’y voici donc.<br />

BERGANZA<br />

LE MUSICIEN. – C’est pourtant une femme<br />

admirable, avec sa profonde intelligence de l’art<br />

et son instruction encyclopédique !<br />

LE CARACTÈRE INDÉCIS. – Oui, il faut en<br />

convenir, Madame est en effet portée aux<br />

sciences d’une manière !...<br />

LE PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE. – Ha ?...<br />

ha ?... c’est donc là réellement votre avis ? Eh<br />

bien moi, je prétends et soutiens le contraire !<br />

LE CARACTÈRE INDÉCIS. – Au fait, oui, quant à


l’enthousiasme, comme l’entend notre ami le<br />

virtuose ici présent, il se pourrait bien que...<br />

LE PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE. – Je vous dis<br />

que le chien noir que voici là, sous le poêle, et<br />

qui nous regarde d’un air si intelligent, comme<br />

s’il prêtait la plus vive attention à nos paroles,<br />

aime et comprend l’art mieux que cette femme, à<br />

qui le ciel veuille pardonner de ce qu’elle<br />

s’attribue ainsi sans vergogne la chose du monde<br />

à laquelle elle a le moins de droits. Son cœur<br />

froid comme la glace ne s’échauffe jamais, et<br />

quand l’âme d’autres individus, devant le<br />

spectacle imposant de la nature et l’immensité de<br />

la création, déborde d’un saint ravissement, elle<br />

s’informe combien il y a de degrés de chaleur<br />

d’après Réaumur, ou s’il menace de pleuvoir. Et<br />

l’art, ce médiateur entre nous et l’être toutpuissant,<br />

et qui seul nous le fait clairement<br />

pressentir, l’art non plus n’allumera jamais en<br />

elle une pensée élevée. Oui ! avec tous ses<br />

exercices académiques, avec ses mines et ses<br />

phrases, elle ne respire que le trivial ; – elle est<br />

prosaïque, – prosaïque ! – honteusement<br />

prosaïque ! !


Ces derniers mots, le professeur les avait criés<br />

si haut, en gesticulant avec véhémence, que toute<br />

la société réunie dans le salon voisin fut aussitôt<br />

en émoi pour se défendre, d’un commun effort,<br />

contre le prosaïsme qui paraissait s’être glissé<br />

perfidement et silencieusement dans le cercle,<br />

comme un insidieux ennemi dont le cri de guerre<br />

du professeur venait de trahir la présence. Le<br />

musicien était resté tout étourdi, mais le caractère<br />

indécis le prit à part, et lui dit à demi voix à<br />

l’oreille en souriant d’un air gracieux :<br />

« Cher ami, que pensez-vous des paroles du<br />

professeur ? – Savez-vous pourquoi il tonne si<br />

effroyablement et déclame ainsi de froideur<br />

glaciale, de prosaïsme ? – Vous convenez, n’estce<br />

pas, que Madame est encore passablement<br />

fraîche et jeune pour son âge. – Eh bien... riez,<br />

riez ! – Eh bien le professeur a voulu à toutes<br />

forces lui développer entre quatre yeux certaines<br />

propositions philosophiques qui lui parurent trop<br />

hardies. Elle dédaigna absolument les leçons


particulières de philosophie que voulait lui<br />

donner messire le professeur, et il a pris cela en<br />

très mauvaise part : de là ses invectives, ses<br />

malédictions !<br />

» – Voyez-vous, le malin singe ! À présent,<br />

me voilà raffermi tout à fait dans mon opinion »,<br />

dit le musicien ; et tous deux rejoignirent la<br />

société.<br />

Mais, je le répète encore : que le diable<br />

emporte le sphinx et le professeur de<br />

philosophie !<br />

Pourquoi cela ?<br />

MOI<br />

BERGANZA<br />

C’est à eux que je dois la privation du<br />

spectacle des jeux mimiques de Madame, et peu<br />

s’en est fallu que je ne fusse chassé de l’hôtel<br />

ignominieusement.<br />

MOI<br />

Ce sphinx est sans doute un emblème


allégorique par lequel tu désignes quelque nouvel<br />

original de ton cercle ?<br />

BERGANZA<br />

Point du tout ! je veux parler du véritable<br />

sphinx avec sa coiffure égyptienne et le regard<br />

fixe de ses yeux ouverts eu forme d’œufs.<br />

Eh bien, raconte.<br />

MOI<br />

BERGANZA<br />

Que ce fût en effet par vengeance à cause du<br />

cours particulier de philosophie manqué, comme<br />

le soutenait le caractère indécis, ou bien<br />

seulement par dégoût et par aversion pour les<br />

ridicules prétentions artistiques de la dame, bref,<br />

le professeur devenu son ichneumon 1 , la<br />

1 L’ichneumon est une espèce de rat du Nil que son instinct<br />

pousse à rechercher constamment dans le sable les œufs de<br />

crocodile pour les casser et peut-être en faire sa pâture. Aussi<br />

les anciens Égyptiens l’avaient-ils divinisé par reconnaissance.<br />

On trouve son effigie sur plusieurs de leurs monuments.


poursuivait sans relâche, et se plaisait à fouiller<br />

dans le plus intime de son être, au moment où<br />

elle s’y attendait le moins. Il avait le talent de<br />

l’entortiller et de l’enlacer, dans ses propres<br />

phrases à bévues et dans ses sentences<br />

philosophico-esthétiques sur l’art, d’une façon<br />

toute particulière et si adroite, qu’elle s’enfonçait<br />

profondément dans le labyrinthe prosaïque et<br />

hérissé d’ivraie du non-sens, en faisant de vains<br />

efforts pour en trouver l’issue. Il poussait la<br />

malignité si loin, qu’il débitait devant elle,<br />

comme autant de théorèmes de philosophie<br />

transcendante, des phrases absolument dénuées<br />

de sens, ou aboutissant à de niaises trivialités,<br />

qu’elle retenait, grâce à sa prodigieuse mémoire<br />

des mots, et lançait ensuite à tout propos avec une<br />

affectation emphatique. Plus ces propositions<br />

étaient baroques et inintelligibles, plus elles lui<br />

plaisaient, car alors l’admiration des cerveaux<br />

étroits, ou plutôt leur fanatisme pour cet esprit<br />

supérieur, pour cette sublimité féminine,<br />

s’exaltait d’autant plus. – Mais venons au fait ! –<br />

Le professeur m’avait pris en très grande amitié :<br />

il saisissait toutes les occasions de me caresser et


de me donner de bons morceaux. Je répondais à<br />

cette bienveillance par une affection des plus<br />

cordiales, et je le suivis d’autant plus volontiers<br />

un soir qu’il m’attira dans une chambre écartée,<br />

tandis que la société passait dans une grande salle<br />

tendue de noir, où Madame allait exécuter ses<br />

scènes de mimique.<br />

Il m’avait réservé comme de coutume un bon<br />

morceau de gâteau. Pendant que je le mangeais, il<br />

commença à me gratter doucement sur la tête, et<br />

puis il ceignit mon front d’un mouchoir qu’il<br />

noua et drapa avec beaucoup de soin autour de<br />

mes oreilles. Durant cette opération, il riait en me<br />

regardant, et me dit plusieurs fois : « Chien<br />

intelligent, habile chien ! montre aujourd’hui ton<br />

esprit, et ne gâte pas la plaisanterie ! » – Habitué<br />

de vieille date, depuis mon métier dramatique, à<br />

ce qu’on me fit la toilette, je le laissai m’arranger<br />

comme il le voulut, et je le suivis ensuite<br />

machinalement, et à petits pas, dans le salon où<br />

Madame avait déjà commencé ses exhibitions. Le<br />

professeur sut si adroitement me soustraire aux<br />

regards des spectateurs que personne ne me<br />

remarqua.


Après avoir représenté des saintes Vierges et<br />

des Cariatides, des Cariatides et des saintes<br />

Vierges, Madame s’avança avec une coiffure fort<br />

singulière, ressemblant à la mienne à s’y<br />

méprendre. Elle se mit à genoux, et allongea les<br />

bras sur un tabouret placé devant elle, en<br />

contraignant ses yeux naturellement vifs et<br />

spirituels, à un regard fixe, funèbre et<br />

fantasmatique. Alors le professeur me poussa tout<br />

doucement en avant, et moi, sans soupçonner la<br />

plaisanterie, je m’avançai gravement jusqu’au<br />

milieu du cercle, et je m’accroupis par terre vis-àvis<br />

de la dame, les pattes de devant étendues dans<br />

ma position habituelle. Excessivement surpris de<br />

la voir dans cette posture, qui présentait l’aspect<br />

le plus singulier, surtout à cause de la partie sur<br />

laquelle on a coutume de s’asseoir, et que la<br />

nature avait douée chez elle d’une ampleur<br />

prodigieuse, je ne me lassais point de la<br />

considérer avec ce regard immuable et sérieux<br />

qui m’est propre.<br />

Tout à coup, au morne silence qui régnait dans<br />

la salle, succéda un éclat de rire universel et<br />

immodéré. Ce fut alors seulement que la dame,


plongée dans la contemplation intérieure de l’art,<br />

m’aperçut. Elle se relève en fureur et s’écrie<br />

comme Macbeth, avec une affreuse grimace :<br />

« Qui m’a fait cela ! » Mais personne ne l’entend,<br />

car tous les assistants, comme électrisés par cet<br />

aspect véritablement trop comique, éclatent et<br />

crient confusément : « Deux sphinx. – Deux<br />

sphinx en conflit ! »<br />

– « Qu’on chasse ce chien loin d’ici, qu’on<br />

l’ôte de ma vue, hors du logis le maudit chien ! »<br />

Ainsi tonnait la dame, et déjà les domestiques me<br />

pourchassaient, lorsque ma protectrice, la<br />

charmante Cécile s’élança vers moi, me délivra<br />

de ma coiffure égyptienne, et m’emmena dans sa<br />

chambre. – J’obtins, il est vrai, la permission de<br />

rester dans la maison, mais l’entrée de la salle des<br />

représentations mimiques me fut de ce jour à<br />

jamais interdite.<br />

MOI<br />

Et au fond tu n’as guère dû y perdre, car, j’en<br />

sais bon gré au joyeux professeur ! tu avais été<br />

témoin de la plus superbe scène de ces


ouffonneries artistiques ; le reste t’aurait paru<br />

fade et l’eût été à coup sûr, puisqu’on aurait<br />

naturellement prévenu toute coopération<br />

ultérieure de ta part.<br />

BERGANZA<br />

Le lendemain il était partout question du<br />

double sphinx, et même il circula à ce sujet un<br />

sonnet que je me rappelle très bien, et dont<br />

probablement le professeur de philosophie était<br />

l’auteur.<br />

Les deux sphinx<br />

Sonnet<br />

Quelle est cette figure étrange, aux yeux<br />

hagards,<br />

D’un linceul affublée, et prosternée à terre ?<br />

Parle, nouvel Œdipe, et brave les hasards<br />

Réservés à celui qui sonde un tel mystère !


Vois là-bas du Sphinx noir les flamboyants<br />

regards ;<br />

Le mannequin pâlit ; d’un trouble involontaire<br />

Cet aspect l’a saisi ! l’on rit de toutes parts,<br />

Voici la comédie introduite au parterre.<br />

Ils se lèvent tous deux : elle, femme, lui,<br />

chien !...<br />

La passion de l’art est leur commun lien :<br />

Quelle union jamais eut plus noble origine ?<br />

Ils rivalisent donc de gloire et de talent,<br />

Et chacun dans son rôle offre un type<br />

excellent :<br />

Le chien noir est Paillasse, elle... c’est<br />

Colombine !<br />

MOI<br />

Bravo, Berganza ! le sonnet satirique n’est pas


mal pour une pièce de circonstance, et tu l’as<br />

récité avec l’expression et la dignité convenables.<br />

En général, il y a déjà pour moi, rien que dans la<br />

forme du sonnet, un charme tout particulier, un<br />

charme musical, pour ainsi dire.<br />

BERGANZA<br />

Que le sonnet a certainement aussi pour toute<br />

oreille tant soit peu délicate, et qu’il conservera<br />

éternellement.<br />

MOI<br />

Et cependant la forme particulière d’une<br />

composition en vers, le mètre en un mot, m’a<br />

toujours paru être quelque chose d’accessoire, de<br />

subordonné, à quoi l’on n’a attribué, selon moi,<br />

que trop de valeur dans ces derniers temps.<br />

BERGANZA<br />

Grâces soient rendues aux efforts de vos<br />

derniers poètes, parmi lesquels il y en a<br />

d’excellents, de ce qu’ils ont rétabli dans ses<br />

droits bien légitimes l’art métrique pratiqué par


nos grands maîtres d’autrefois, avec amour et<br />

sollicitude. La forme, le mètre, dans la<br />

composition en vers, c’est la couleur exprès<br />

choisie par le peintre pour les vêtements de ses<br />

personnages ; c’est le ton dans lequel le<br />

compositeur écrit son morceau. Or, tous deux<br />

n’apportent-ils pas à ce choix du ton, de la<br />

couleur, la réflexion la plus mûre et le soin le<br />

plus minutieux, pour qu’ils s’allient<br />

convenablement, soit à la gravité, à la noblesse,<br />

soit à la grâce, à la frivolité du personnage, soit<br />

au caractère tendre ou gai du morceau ? Et une<br />

grande partie de l’effet qu’ils se proposent de<br />

produire ne dépendra-t-elle pas de la justesse de<br />

ce choix ? Un vêtement d’une couleur brillante<br />

relève souvent un personnage commun, ainsi que<br />

la richesse du ton fait valoir un thème médiocre ;<br />

et de là vient que souvent des vers dépourvus, il<br />

est vrai, d’un sens profond et frappant, et<br />

effleurant à peine la pensée, captivent néanmoins<br />

l’esprit, comme le ferait une apparition vaporeuse<br />

et fantastique par la grâce de la forme, par<br />

l’élégant entrelacement des rimes, et exercent<br />

ainsi, abstraction faite de ce que la raison pourrait


y chercher, une séduction mystérieuse à laquelle<br />

une organisation sensible voudrait en vain<br />

résister.<br />

MOI<br />

Oui, mais l’abus qu’ont fait de ce système tant<br />

de brocanteurs de forme poétique !<br />

BERGANZA<br />

Cet abus prétendu pourrait bien trouver son<br />

remède dans son application même. Mon avis est<br />

que cette rigoureuse observation de la métrique,<br />

tellement en crédit aujourd’hui, est la<br />

conséquence des tendances plus sérieuses, plus<br />

profondes, qui distinguent dans toutes les<br />

branches de l’art et de la littérature notre époque<br />

critique et rénovatrice. Naguère, en effet, lorsque<br />

chaque poète ou soi-disant tel, se créait luimême,<br />

pour chacune de ses chansonnettes, un<br />

mètre boiteux, baroque, lorsqu’il parodiait et<br />

défigurait à plaisir vos doux huitains, rime ottave,<br />

la seule forme méridionale qui semble avoir été<br />

connue à cette époque, alors les peintres aussi<br />

dédaignaient d’apprendre à dessiner, et les


compositeurs auraient rougi d’étudier le<br />

contrepoint. Bref, il s’était introduit dans l’art un<br />

mépris pour toute école, pour toute convention<br />

qui devait amener naturellement les plus<br />

monstrueux avortements. Même chez les poètes<br />

médiocres, l’étude des divers modes réguliers les<br />

habitue à une certaine harmonie toujours<br />

préférable aux misérables divagations d’un<br />

cerveau vide. Aussi, je le répète encore, c’est un<br />

travail méritoire et avantageux que de s’appliquer<br />

religieusement à la forme, au mètre poétique.<br />

MOI<br />

Tu es un peu tranchant dans tes opinions, mon<br />

cher Berganza ; cependant je ne saurais te donner<br />

tort. En vérité, j’étais loin de penser que les<br />

miennes dussent être modifiées par les réflexions<br />

d’un chien d’esprit.<br />

BERGANZA<br />

Dans le cercle féminin en question, se trouvait<br />

un jeune homme qu’on honorait du titre de poète,<br />

et qui, absolument dévoué au système de l’école<br />

moderne, ne rêvait et ne respirait que sonnets,


madrigaux, etc. Son génie poétique n’avait rien<br />

de transcendant, mais ses productions dans le<br />

genre des canzoni ne manquaient pas d’une<br />

certaine harmonie, d’une certaine grâce<br />

d’expression qui fascinaient l’esprit et l’oreille. Il<br />

était, comme presque tous les poètes, et<br />

conformément en quelque sorte à une loi du<br />

métier, de nature amoureuse, et il professait pour<br />

Cécile une adoration platonique pleine de respect<br />

et d’ardeur. À son exemple, le musicien,<br />

d’ailleurs beaucoup plus âgé, se plaisait à faire la<br />

cour à la jeune fille d’une manière tout à fait<br />

sentimentale, et tous deux donnaient souvent le<br />

spectacle d’une lutte d’émulation fort comique,<br />

par les mille petites galanteries dont ils se<br />

piquaient, à l’envi l’un de l’autre. Doués d’une<br />

instruction réelle et d’un esprit fin, ils ne<br />

supportaient les parades musicales, déclamatoires<br />

et mimiques de la dame que par amour pour<br />

Cécile, qui les distinguait sensiblement d’entre<br />

tous les jeunes fats, dont l’essaim voltigeait<br />

autour d’elle ; aussi elle récompensait leur<br />

empressement chevaleresque par une franchise<br />

gaie et naïve qui mettait le comble à leur


enthousiasme et à leur passion. Souvent une<br />

parole amicale, un regard affectueux qu’elle<br />

accordait à l’un, suscitait chez l’autre une jalousie<br />

comique, et rien n’était plus divertissant que de<br />

les voir, comme les troubadours du Moyen-Âge,<br />

se porter des défis à qui célébrerait le mieux dans<br />

ses odes et ses chansons les grâces et les attraits<br />

de Cécile.<br />

MOI<br />

C’est un tableau intéressant, et ces relations<br />

tendres et naïves d’un cœur innocent avec<br />

l’artiste, sont toujours à l’avantage du dernier. Je<br />

ne doute pas que ce conflit entre le poète et le<br />

musicien n’ait produit d’excellents ouvrages.<br />

BERGANZA<br />

N’as-tu pas remarqué, mon cher ami, que tous<br />

ces individus qui, avec une âme sèche et stérile,<br />

ont tant de prétentions au caractère poétique,<br />

regardent tout ce qui leur arrive comme<br />

éminemment singulier, et voient du merveilleux<br />

jusque dans leurs personnes ?


MOI<br />

En effet, et tandis qu’ils considèrent comme<br />

tenant du prodige tout ce qui se passe entre les<br />

parois resserrées de leur pauvre coquille, dans<br />

l’idée que rien d’ordinaire ne saurait advenir à<br />

des personnages de leur nature, leur âme reste<br />

fermée et insensible aux merveilles divines de<br />

l’univers.<br />

BERGANZA<br />

C’est ainsi que ma Dame avait la folie de voir<br />

dans les moindres circonstances de sa vie quelque<br />

chose de prestigieux et d’extraordinaire. Ses<br />

enfants eux-mêmes étaient nés sous des<br />

influences particulières, avec des présages<br />

surnaturels, et elle donnait assez clairement à<br />

entendre comme quoi des éléments opposés et<br />

d’étranges contrastes devaient se trouver<br />

combinés d’une manière fantastique dans leurs<br />

esprits. Elle avait encore trois garçons plus âgés<br />

que Cécile, tous trois frappés au même coin,<br />

ternes et obtus comme de viles pièces de billon,<br />

et une fille plus jeune qui ne faisait preuve en rien


ni d’intelligence ni de sensibilité. Cécile était<br />

donc la seule qui fût réellement douée par la<br />

nature, non seulement d’un profond sentiment de<br />

l’art, mais même de facultés créatrices, indices du<br />

génie. Avec un caractère moins naïf et moins<br />

ingénu que le sien, l’air solennel avec lequel la<br />

traitait sa mère, qui ne se lassait pas de répéter en<br />

sa présence qu’il y avait dans sa fille l’étoffe<br />

d’une artiste incomparable et sans modèle,<br />

n’aurait que trop facilement exalté son esprit, et<br />

l’aurait sans doute engagée dans une fausse route,<br />

d’où il est bien rare qu’une femme sache revenir !<br />

MOI<br />

Berganza ! tu crois donc aussi à<br />

l’incorrigibilité des femmes ?<br />

BERGANZA<br />

De toute mon âme ! – Toutes les femmes<br />

jetées une fois dans un moule, que leur esprit soit<br />

resté engourdi, ou qu’on ait faussé leur<br />

entendement, appartiennent sans rémission, dès


qu’elles ont atteint l’âge de vingt-cinq ans, à<br />

l’ospedale degl’ incurabili 1 et il n’y a plus rien à<br />

faire d’elles. La véritable vie des femmes est<br />

l’époque de la puberté, qui, embrasant leur<br />

double nature, rend leur âme avide de sensations<br />

et d’idées. La jeunesse embellit tous les êtres de<br />

sa pourpre éclatante, et l’ivresse du plaisir les<br />

couronne d’une auréole sacrée, de même que<br />

l’immuable retour d’un printemps éternel orne les<br />

buissons d’épines eux-mêmes de fleurs<br />

odoriférantes. – Ce n’est point une beauté<br />

exceptionnelle, ce n’est point un phénomène dans<br />

l’ordre intellectuel, non ! c’est uniquement ce<br />

moment de floraison, un certain je ne sais quoi,<br />

un rien, soit dans son extérieur, soit dans le son<br />

de sa voix, et qui ne peut commander qu’une<br />

attention passagère, mais qui suffit pour assurer<br />

partout à la jeune fille les hommages même des<br />

hommes les plus éminents, de sorte qu’au milieu<br />

des personnes de son sexe d’un âge plus mûr, elle<br />

se présente pour ainsi dire en triomphe, et comme<br />

la reine de la fête ! Mais hélas ! après le déclin de<br />

1 C’est-à-dire : l’hospice des incurables.


ce fatal période solsticial, les couleurs éclatantes<br />

disparaissent, et cette féconde vivacité de l’esprit<br />

se fane et s’éclipse sous une certaine froideur<br />

incompatible avec le sentiment poétique<br />

d’aucune jouissance.<br />

MOI<br />

Il est bien heureux, Berganza, que tu ne sois<br />

pas entendu par des femmes ayant passé le point<br />

solsticial, elles te feraient un mauvais parti.<br />

BERGANZA<br />

Ne crois pas cela, mon ami ! Au fond du cœur<br />

les femmes le sentent elles-mêmes, que toute leur<br />

vie est pour ainsi dire concentrée dans cette<br />

saison printanière de l’âge, car ce n’est que par là<br />

que peut s’expliquer cette manie qu’on leur<br />

reproche avec raison, de renier le leur. Aucune ne<br />

veut avoir passé la limite fatale, elles se raidissent<br />

de toutes leurs forces contre cette nécessité, et se<br />

débattent avec acharnement pour conserver la<br />

plus petite place en deçà de la barrière sacrée qui,<br />

une fois franchie, leur ferme à jamais le pays<br />

enchanté des plaisirs et des beaux rêves. Mais


voici venir en foule leurs jeunes et fraîches<br />

remplaçantes, et quand chacune d’elles, riant sous<br />

les roses, demande : « Quelle est cette femme<br />

triste et sans parure ? que vient-elle faire parmi<br />

nous ? » alors il faut s’enfuir la honte sur le front,<br />

et se réfugier dans le petit jardin d’où l’on peut<br />

encore du moins embrasser du regard les trésors<br />

d’un printemps écoulé, et à la sortie duquel est<br />

écrit le chiffre TRENTE, plus effrayant pour elles<br />

que ne le serait l’ange vengeur avec son épée<br />

flamboyante !<br />

MOI<br />

Tout cela est fort pittoresque ; mais n’est-ce<br />

pas aussi plus pittoresque que vrai ? car j’ai<br />

connu plus d’une femme qui, même au-delà de<br />

cet âge, faisait totalement oublier, par son<br />

amabilité, ce que la jeunesse absente avait pu lui<br />

ravir.<br />

BERGANZA<br />

Non seulement je ne conteste pas un cas<br />

pareil, mais j’avouerai même qu’il se présente<br />

assez fréquemment. Toutefois, je maintiens


irrévocablement ma proposition. – Oui, une<br />

femme raisonnable, qui aura été bien élevée,<br />

exempte de préjugés, et dont l’esprit aura profité,<br />

dans l’âge adulte, d’une culture éclairée, t’offrira<br />

toujours un entretien agréable, pourvu que tu<br />

consentes à ne pas sortir d’une certaine sphère, et<br />

que tu n’abordes pas les idées d’un ordre<br />

supérieur. Si elle est spirituelle, elle ne manquera<br />

pas d’aperçus et de mots plaisants ; mais au lieu<br />

d’un caractère d’enjouement naturel et de la pure<br />

conception du comique absolu, ce seront plutôt<br />

de brillantes saillies dues à une humeur secrète, et<br />

dont l’éclat d’emprunt ne saurait t’abuser et te<br />

divertir que momentanément. Est-elle jolie ? elle<br />

ne cessera jamais d’être coquette, et ton intérêt<br />

pour elle se transformera alors en une passion<br />

luxurieuse assez triviale, pour ne pas me servir<br />

d’un terme plus caractéristique, telle qu’une<br />

jeune fille dans son âge de floraison n’en inspire<br />

jamais à un homme qui n’est point totalement<br />

corrompu.<br />

MOI<br />

Paroles dorées ! – Paroles dorées ! – Mais


cette immutabilité du caractère féminin, cette<br />

persistance invétérée, après la transition fatale<br />

dont tu parles, dans les errements antérieurs, saistu,<br />

Berganza, que cela est triste !<br />

BERGANZA<br />

Cela n’est pas moins vrai ! Nos auteurs<br />

comiques l’ont fort bien senti ; aussi, naguère<br />

notre scène ne désemplissait-elle pas de ces<br />

vieilles filles langoureuses et ridiculement<br />

sentimentales, étalant les déplorables prétentions<br />

qui survivaient en elles à leur âge de floraison.<br />

Mais c’est un type aujourd’hui complètement<br />

usé, et il serait temps d’y substituer les modernes<br />

Corinne.<br />

MOI<br />

Tu n’entends pas sans doute parler de<br />

l’admirable Corinne le poète, couronnée<br />

solennellement au Vatican, ce myrthe prodigieux<br />

qui, implanté dans le sol italique, a projeté<br />

jusqu’ici ses verts rameaux, de sorte qu’assis à<br />

leur ombre, nous respirons les parfums enivrants<br />

de sa sève méridionale ?


BERGANZA<br />

Fort bien dit et fort poétique, quoique l’image<br />

soit passablement gigantesque ; car le myrthe qui<br />

s’étend d’Italie jusqu’en Allemagne, est<br />

véritablement du style le plus grandiose ! – Du<br />

reste, c’est bien à la même Corinne que j’ai fait<br />

allusion, car telle qu’elle est représentée,<br />

précisément au déclin de cette époque de<br />

floraison, son apparition a été une consolation<br />

soudaine, un baume véritable pour toutes les<br />

femmes sur le retour, qui ont vu dès lors s’ouvrir<br />

à deux battants devant elles la porte du temple<br />

consacré aux arts, à la littérature, à la poésie,<br />

quoiqu’elles eussent à réfléchir que, d’après mon<br />

juste principe, elles doivent être déjà tout à l’âge<br />

adulte, et ne peuvent plus rien devenir<br />

postérieurement. – Corinne ne t’a-t-elle jamais<br />

paru insupportable ?<br />

MOI<br />

Comment supposer cela possible ! – Il est vrai<br />

qu’à l’idée de la voir s’approcher de moi animée<br />

d’une vie véritable, je me sentais comme


oppressé par une sensation pénible et incapable<br />

de conserver auprès d’elle ma sérénité et ma<br />

liberté d’esprit.<br />

BERGANZA<br />

Ta sensation était tout à fait naturelle. Quelque<br />

beaux que pussent être son bras et sa main,<br />

jamais je n’aurais pu supporter ses caresses sans<br />

une certaine répugnance, un certain frémissement<br />

intérieur qui m’ôte ordinairement l’appétit. – Je<br />

ne parle ici qu’en ma qualité de chien ! – Au<br />

fond, l’exemple même de Corinne sert à faire<br />

triompher ma doctrine, car tout son éclat pâlit et<br />

s’éclipse devant la pure et brillante clarté de la<br />

jeunesse, et comment comparer à l’enthousiaste<br />

dévouement de la femme pour l’homme aimé, ses<br />

penchants si peu féminins, ou plutôt son<br />

affectation d’une sensibilité dont elle est<br />

dépourvue ? – Ma Dame se plaisait intimement à<br />

jouer le personnage de Corinne.<br />

MOI<br />

Quelle folie, si elle ne sentait pas en elle la<br />

véritable inspiration de l’art !


BERGANZA<br />

Bien au contraire, mon ami ! tu peux m’en<br />

croire. Mais ma Dame s’en tenait sans façon à la<br />

superficie, et elle savait en dissimuler assez<br />

habilement le peu de profondeur sous un certain<br />

vernis dont l’éclat trompeur éblouissait les yeux.<br />

Ainsi, elle se croyait déjà la rivale de Corinne, à<br />

cause de ses bras et de ses mains fort<br />

remarquables en effet, et depuis qu’elle avait lu<br />

ce livre, elle se découvrait la gorge et les épaules<br />

comme cela ne convenait guère à une femme de<br />

son âge, et se surchargeait de chaînes précieuses,<br />

de camées et de bagues antiques, de même<br />

qu’elle passait aussi plusieurs heures par jour à se<br />

faire oindre les cheveux d’huiles parfumées et à<br />

les faire tresser en nattes pour représenter telle ou<br />

telle coiffure pittoresque d’impératrice romaine.<br />

Le mesquin farfouillage des collections<br />

d’antiques de Boettiger était vraiment son affaire.<br />

– Mais les représentations scéniques de ma Dame<br />

eurent une fin imprévue.


MOI<br />

Et comment cela, Berganza ?<br />

BERGANZA<br />

Tu t’imagines bien que mon étrange apparition<br />

en sphinx leur avait déjà porté une assez rude<br />

atteinte. Toutefois, après une interruption<br />

passagère, elles avaient repris leur cours, mais<br />

j’en étais rigoureusement exclu. Il arrivait aussi<br />

qu’on représentait quelquefois, comme cela se<br />

pratique, des groupes entiers, et jamais Cécile<br />

n’avait voulu consentir à y prendre un rôle. À la<br />

fin pourtant, sur les pressantes instances de sa<br />

mère, appuyées des sollicitations du poète et du<br />

musicien, elle se laissa persuader, et promit de<br />

figurer dans la première académie mimique (nom<br />

distingué que ma Dame donnait à ses exercices)<br />

le personnage de la sainte sa patronne, dont le<br />

nom s’alliait si merveilleusement à son talent<br />

musical. À peine eut-elle engagé sa parole, que<br />

les deux amis s’empressèrent, avec une activité<br />

extraordinaire, de se procurer et d’arranger tout<br />

ce qui pouvait contribuer à la dignité et à l’effet


de la représentation où leur charmante bien-aimée<br />

devait jouer le principal rôle. Le poète parvint à<br />

se procurer une fort bonne copie de la sainte<br />

Cécile de Carlo Dolce, qui est comme on sait à la<br />

galerie de Dresde ; et comme il était assez habile<br />

en fait de dessin, il exécuta lui-même des<br />

modèles de chaque partie des vêtements avec tant<br />

de précision, que le tailleur du théâtre de la ville<br />

put façonner à merveille en étoffes convenables<br />

les draperies du costume. Le musicien, de son<br />

côté, faisait le mystérieux, et laissait beaucoup à<br />

penser sur certaine surprise de son invention. En<br />

voyant ses amis tellement empressés pour lui<br />

plaire et rivalisant plus que jamais de<br />

compliments et d’attentions envers elle, Cécile<br />

prit un intérêt de plus en plus vif à ce rôle qu’elle<br />

avait d’abord obstinément refusé, et elle brûlait<br />

d’impatience de se voir au jour de la<br />

représentation qui arriva enfin.<br />

MOI<br />

Je suis curieux, Berganza ! quoique je prévoie<br />

encore quelque malheur diabolique !


BERGANZA<br />

Pour le coup, je m’étais bien promis de<br />

pénétrer dans le salon, coûte que coûte. Je<br />

m’attachai toute la soirée au professeur, et celuici,<br />

par pure gratitude de ce que j’avais si bien<br />

secondé son espièglerie, choisit un moment<br />

propice pour m’ouvrir la porte en cachette ; de<br />

sorte que je pus me faufiler derrière le monde et<br />

me tapir dans un lieu convenable sans être<br />

remarqué.<br />

Cette fois, on avait tendu un rideau dans toute<br />

la largeur du salon, et le foyer de lumière, disposé<br />

près du plafond, au lieu d’éclairer également tous<br />

les objets d’alentour, ne projetait ses rayons que<br />

d’un seul côté de la pièce. – Lorsqu’on tira le<br />

rideau, on vit sainte Cécile dans son costume<br />

pittoresque, exactement comme celle du tableau<br />

de Carlo Dolce, assise devant de petites orgues<br />

antiques, la tête penchée, et regardant les touches<br />

du clavier d’un air pensif, comme si elle eût<br />

cherché la traduction matérielle des sons qui<br />

paraissaient flotter dans le vague autour d’elle.<br />

C’était la reproduction vivante du tableau de


Carlo Dolce. Soudain retentit un accord lointain,<br />

prolongé et qui se perdit à travers l’espace. Cécile<br />

leva doucement la tête. On entendit alors, comme<br />

partant d’une très grande distance, un choral de<br />

voix de femmes. C’était un ouvrage du musicien.<br />

L’harmonie de cette musique, que semblaient<br />

chanter dans le ciel les chérubins et les séraphins,<br />

simple, et pourtant empreinte d’un caractère<br />

vraiment idéal, me rappela vivement maintes<br />

compositions sacrées que j’avais entendues deux<br />

cents ans plus tôt en Espagne et en Italie, et je me<br />

sentis agité comme alors d’un pieux<br />

frémissement. Les yeux de Cécile, tournés vers le<br />

ciel, rayonnaient d’une extase divine, si bien que<br />

le professeur de philosophie tomba à genoux<br />

malgré lui en s’écriant, les mains jointes : Sancta<br />

Cæcilia, ora pro nobis 1 . Beaucoup de spectateurs<br />

suivirent son exemple avec un véritable<br />

enthousiasme, et quand le rideau se referma avec<br />

un sourd frôlement, tous restèrent, jusqu’aux<br />

jeunes demoiselles, plongés dans une dévotion<br />

silencieuse, jusqu’à ce qu’un transport universel<br />

1 C’est-à-dire : sainte Cécile, prie pour nous.


et bruyant d’admiration vint soulager les cœurs<br />

oppressés.<br />

Le poète et le musicien s’agitaient et<br />

grimaçaient comme des fous, et s’embrassaient<br />

tous deux en versant d’abondantes larmes. – On<br />

avait prié Cécile de garder pour tout le reste de la<br />

soirée son costume fantastique ; mais avec un<br />

sens exquis, elle s’y était refusée ; et quand elle<br />

reparut enfin dans le salon avec sa mise ordinaire<br />

et gracieuse, tout le monde se pressa autour d’elle<br />

en la comblant des plus vifs éloges, tandis<br />

qu’elle, dans sa candeur naïve, ne pouvant<br />

concevoir pourquoi on la louait si fort, attribuait<br />

l’effet saisissant de cette scène aux habiles<br />

dispositions du poète et du musicien. Madame<br />

seule était mécontente, car elle sentait bien<br />

qu’avec toutes ses poses copiées d’après des<br />

dessins ou des tableaux, et mille fois étudiées<br />

devant son miroir, elle n’avait jamais pu produire<br />

même une ombre passagère de l’impression<br />

causée dès la première fois par Cécile. Elle<br />

développa très savamment tout ce qui manquait<br />

encore à sa fille pour être une artiste mimique ;<br />

sur quoi le professeur de philosophie remarqua


malicieusement à demi voix que Cécile ne<br />

gagnerait rien à coup sûr comme artiste mimique<br />

à ce que sa mère lui cédât ce qu’elle avait de trop<br />

en cette qualité. Madame conclut en disant que<br />

des occupations spéciales et l’étude de la<br />

philosophie naturelle, qui la réclamaient,<br />

nécessitaient la suspension momentanée des<br />

représentations mimiques. Cette déclaration<br />

positive, fruit de sa mauvaise humeur, et puis la<br />

mort d’un parent de la famille, changèrent toutes<br />

les habitudes de la maison. – Ce vieillard était<br />

bien l’un des originaux les plus plaisants que j’aie<br />

rencontrés.<br />

Comment cela ?<br />

MOI<br />

BERGANZA<br />

Il était homme de condition ; et parce qu’il<br />

savait un peu griffonner avec le crayon et racler<br />

un peu sur le violon, ses nobles parents lui<br />

avaient persuadé dès sa jeunesse qu’il était plein<br />

d’aptitude pour les beaux-arts. Il avait fini par le<br />

croire, et à force de l’entendre lui-même


développer hardiment ses prétentions à ce sujet,<br />

le plus grand nombre en était venu à lui<br />

reconnaître en matière de goût une certaine<br />

omnipotence qu’il avait jugé à propos de<br />

s’arroger. Cela n’avait pas pu durer longtemps ;<br />

car son impuissance d’esprit ne fut que trop tôt<br />

publiquement connue. Néanmoins, il rapportait<br />

audacieusement à cette époque signalée par<br />

l’apogée de sa renommée imaginaire, la courte<br />

période de l’âge d’or de l’art, et il décriait d’une<br />

façon passablement grossière tout ce qui s’était<br />

fait depuis sans sa coopération, au mépris des<br />

rudiments scholastiques qui lui avaient été<br />

inculqués en nourrice. Cet homme était aussi<br />

médiocre que l’école de sa génération, et<br />

ennuyeux dans le commerce de la vie. Mais ses<br />

essais artistiques, auxquels il n’avait pu encore<br />

renoncer, et qui aboutissaient naturellement fort<br />

mal, n’étaient pas moins divertissants que son<br />

emportement passionné contre tout ce qui sortait<br />

des limites de son petit horizon in-douze.<br />

Enfin, cet homme, dont les opinions<br />

biscornues et l’influence encore très grande<br />

auraient pu avoir de fâcheux résultats, se trouvait,


lorsqu’il mourut, précisément dans le sixième<br />

âge.<br />

MOI<br />

Ah oui : « Le sixième âge nous représente<br />

messire Pantalon maigre et étriqué, les lunettes<br />

sur le nez, la bourse à la ceinture, avec une<br />

culotte soigneusement conservée du temps de sa<br />

jeunesse et cent fois trop large pour ses reins<br />

décharnés : la voix mâle et creuse changée en une<br />

voix d’enfant flûtée et glapissante ! »<br />

BERGANZA<br />

Tu possèdes à merveille ton Shakespeare ! –<br />

Bref, le ridicule vieillard, qui prodiguait une<br />

admiration outrée à toutes les parades de ma<br />

Dame, était donc mort, et les réunions du cercle<br />

furent interrompues pendant un certain temps,<br />

jusqu’à l’arrivée du fils d’un ami de la maison<br />

qui venait d’obtenir un emploi au sortir de<br />

l’université ; alors la maison redevint plus<br />

animée.


MOI<br />

Comment cela arriva-t-il ?<br />

BERGANZA<br />

En un mot, Cécile fut mariée à monsieur<br />

Georges (c’est ainsi que le nommait son cerveau<br />

fêlé de père, dont le portrait peint à l’eau délayée<br />

dans de l’eau serait encore, je crois, trop<br />

vigoureux) ; et la nuit des noces amena la<br />

malheureuse catastrophe qui m’a conduit ici.<br />

MOI<br />

Quoi ! Cécile mariée ? – Et le dénouement des<br />

galanteries du poète et du musicien ?<br />

BERGANZA<br />

Si des chansons pouvaient tuer, Georges ne<br />

serait pas sans doute resté en vie. Madame avait<br />

annoncé sa venue avec beaucoup de pompe, et la<br />

précaution n’était pas de trop pour le préserver de<br />

la risée générale qu’auraient excitée sans cela la<br />

gaucherie de ses manières et ses narrations<br />

insignifiantes répétées jusqu’à faire naître le


dégoût.<br />

Il avait évidemment été atteint de bonne heure<br />

du mal qui avait conduit à l’hôpital de la<br />

Résurrection le pauvre Campuzano, et cela, joint<br />

sans doute à d’autres péchés de jeunesse, avait<br />

altéré son intelligence. Toute son imagination<br />

roulait sur les événements de sa vie d’étudiant, et<br />

quand il se trouvait entre hommes, il entrait dans<br />

le détail de mille basses obscénités, comme j’en<br />

ai à peine entendu débiter de pareilles dans les<br />

corps de garde et les plus vils cabarets, et se<br />

complaisait évidemment dans ces ignominies.<br />

S’il y avait des dames dans la société, il prenait à<br />

part avec affectation tantôt celui-ci, tantôt celuilà,<br />

et ne manquait pas de faire sentir à la fin de<br />

son récit, par un retentissant éclat de rire, qu’il<br />

s’agissait encore d’une fameuse farce. Tu dois<br />

bien concevoir, mon cher ami, quelle répugnance<br />

et quel dégoût cet immonde personnage devait<br />

inspirer aux gens doués de sentiments un peu<br />

délicats.


MOI<br />

Mais Cécile, la pure et candide Cécile,<br />

comment put-elle pour un être aussi abject...<br />

BERGANZA<br />

Ô mon ami ! il est bien difficile d’échapper<br />

aux filets artificieux du diable qui ne perd aucune<br />

occasion de manifester, dans les contrastes les<br />

plus odieux, son amère ironie pour la nature<br />

humaine.– Georges noua ses relations avec<br />

Cécile de connivence avec sa mère. Il sut<br />

provoquer les sens de la jeune fille par des<br />

caresses en apparence insignifiantes, mais<br />

calculées avec tout le raffinement d’un libertin<br />

consommé ; il sut, par maints propos lascifs<br />

légèrement déguisés, guider sa curiosité sur<br />

certains mystères qui la captivèrent alors avec<br />

une puissance magique, et une fois enlacée dans<br />

le labyrinthe funeste, cette âme neuve et<br />

enfantine en absorba avidement les vapeurs<br />

empoisonnées qui l’étourdirent et la mirent à la<br />

merci du séducteur, innocente victime des plus<br />

odieuses convenances !


Des convenances ?<br />

MOI<br />

BERGANZA<br />

Pas autre chose. – Les affaires dérangées de<br />

ma Dame rendaient désirable cette alliance avec<br />

une riche famille, et devant cette considération,<br />

toutes les belles prévisions, tous les brillants<br />

horoscopes artistiques dont on avait fait tant de<br />

bruit dans tant de phrases et de sottes<br />

déclamations s’en allèrent au diable !<br />

MOI<br />

Mais je ne puis encore comprendre comment<br />

Cécile...<br />

BERGANZA<br />

Cécile ne savait pas ce que c’était que<br />

l’amour, elle prit alors sa sensualité excitée pour<br />

ce noble sentiment lui-même. Encore ce<br />

bouillonnement du sang ne put-il éteindre<br />

l’étincelle divine qui brûlait avant dans son sein ;<br />

mais ce n’était plus qu’une pâle lueur et non la


flamme éclatante d’un fanal intérieur. Bref ! le<br />

mariage fut accompli.<br />

MOI<br />

Mais ta catastrophe, cher Berganza.<br />

BERGANZA<br />

Maintenant que le plus important est dit, tu<br />

seras bientôt au courant en peu de mots. Tu peux<br />

t’imaginer combien je haïssais ce monsieur<br />

Georges. Il ne pouvait en ma présence pousser<br />

aussi loin qu’il l’aurait voulu ses dégoûtantes<br />

caresses, je troublais par un violent grognement<br />

certaines manifestations de tendresse qui lui<br />

étaient tout à fait particulières, et une fois qu’il<br />

voulut réprimer mon humeur en me donnant un<br />

soufflet, je me vengeai par une vigoureuse<br />

morsure à la place du mollet, et j’aurais arraché le<br />

morceau, s’il y avait eu prise autre part que sur<br />

l’os. Le fat poussa un cri lamentable qu’on<br />

entendit du bas de la maison, et de ce moment il<br />

jura ma mort. Cécile me conserva pourtant son<br />

amitié, et elle intercéda en ma faveur. Mais quant<br />

à me garder avec elle comme c’était son


intention, il n’y fallait plus penser. Tout le monde<br />

blâmait une résolution pareille depuis que j’avais<br />

happé la jambe du futur, bien que le Caractère<br />

indécis, qui venait encore de temps en temps au<br />

logis, soutint opiniâtrement que le mollet de<br />

Georges était une négation, un non Ens, que par<br />

conséquent l’attentat contre le susdit mollet était<br />

inadmissible, qu’on ne pouvait pas mordre dans<br />

rien, et ainsi de suite. Je fus donc condamné à<br />

rester chez ma Dame. Quel triste sort !<br />

Le jour de la noce, quand il fit nuit, je sortis à<br />

la dérobée ; mais en passant devant la maison des<br />

nouveaux époux splendidement illuminée, et en<br />

voyant la porte toute grande ouverte, je ne pus<br />

résister, quoiqu’il dût m’en coûter, à l’envie de<br />

prendre une dernière fois congé de Cécile, telle<br />

encore que je l’avais connue. Je montai donc<br />

l’escalier en me faufilant parmi les conviés qui<br />

arrivaient en foule, et mon heureuse étoile me fit<br />

rencontrer l’aimable Lisette, la femme de<br />

chambre de Cécile, qui me fit entrer dans sa<br />

petite chambre, où bientôt un délicieux morceau<br />

de rôti vint flatter mon odorat de son fumet<br />

appétissant. Dans ma colère et ma rage, et pour


me lester l’estomac avant le long voyage qu’il me<br />

faudrait sans doute entreprendre, j’avalai tout ce<br />

qu’elle m’avait donné, et je m’aventurai ensuite<br />

dans les corridors éclairés.<br />

Dans la confusion générale des curieux, des<br />

domestiques allant et venant, je passai sans qu’on<br />

fit attention à moi, flairant et quêtant avec<br />

circonspection. La finesse de mon nez me révéla<br />

enfin le voisinage de Cécile ; une porte<br />

entrouverte me livra passage, et je vis au même<br />

moment Cécile, dans sa magnifique parure de<br />

mariée, sortir avec deux de ses amies d’une<br />

chambre voisine. Il aurait été imprudent de me<br />

montrer alors, je me blottis donc dans un coin et<br />

je les laissai passer. Resté seul, je me sentis attiré<br />

par un doux parfum qui s’exhalait d’une pièce<br />

voisine. J’y pénétrai, et je me vis dans la chambre<br />

nuptiale, odorante et splendide. Une lampe<br />

d’albâtre projetait une douce lumière sur tous les<br />

objets : j’aperçus l’élégante toilette de nuit de<br />

Cécile garnie de riches dentelles, dépliée sur le<br />

sofa. Je ne pus m’empêcher de la flairer avec<br />

plaisir ; mais tout à coup j’entends des pas<br />

précipités dans la pièce voisine, et je m’empresse


de me cacher auprès du lit. Cécile entra l’air<br />

agité, Lisette la suivait, et en peu d’instants sa<br />

brillante toilette avait fait place aux simples<br />

vêtements de nuit. – Qu’elle était belle ! – Je<br />

m’avançai en rampant et en gémissant<br />

doucement. « Quoi ! toi ici, mon fidèle chien ? »<br />

s’écria-t-elle. Et mon apparition subite à cette<br />

heure parut lui causer une émotion toute<br />

particulière et surnaturelle : une pâleur soudaine<br />

couvrit son visage, et, étendant la main vers moi,<br />

elle sembla vouloir se convaincre si j’étais<br />

véritablement là, ou si ce n’était qu’un fantôme,<br />

une illusion. D’étranges pressentiments devaient<br />

l’agiter, car des larmes jaillirent de ses yeux, et<br />

elle dit : « Va ! va ! mon bon chien ! il me faut<br />

quitter à présent tout ce qui jusqu’ici m’a été<br />

cher, parce que je le possède, lui. Ah ! ils me<br />

disent qu’il me tiendra lieu de tout... En effet, il<br />

est avec moi bien bon, et il cherche à me plaire,<br />

quoique parfois... mais je n’y entends rien ! – Là,<br />

va ! va ! » – Lisette m’ouvrit la porte ; mais moi<br />

je me glissai sous le lit : Lisette ne dit rien, et<br />

Cécile ne l’avait pas remarqué.<br />

Elle demeura seule, et dut bientôt ouvrir la


porte à l’impatient époux qui paraissait être ivre,<br />

car il se répandit en propos grossiers et obscènes,<br />

et rudoya avec ses lourdes caresses la délicate<br />

fiancée. En le voyant, avec la frénésie insatiable<br />

d’un libertin énervé, dévoiler effrontément les<br />

charmes les plus secrets de la jeune fille pudique,<br />

et celle-ci, comme un agneau offert en sacrifice,<br />

supporter en pleurant et en silence les affronts de<br />

ces mains brutales, j’étais déjà plein de fureur, et<br />

je grondais involontairement entre mes dents,<br />

mais je ne fus pas entendu. – Enfin il prit Cécile<br />

dans ses bras et voulut la porter dans le lit, mais<br />

l’ivresse agissait toujours davantage, il chancela<br />

avec elle, et Cécile ayant heurté de la tête contre<br />

le bois du lit, elle jeta un cri. Puis elle s’arracha<br />

de ses bras et s’élança promptement dans le lit. –<br />

« Chérie ! suis-je donc saoul ?... Ne te fâche pas,<br />

chérie ! » balbutia-t-il d’une voix mal assurée en<br />

arrachant sa robe de chambre pour la suivre. Mais<br />

saisie d’un effroi subit à l’idée du traitement<br />

honteux que lui réservait cet indigne débauché,<br />

qui dans l’épouse chaste et pure comme les anges<br />

ne voyait qu’une vénale fille de joie, elle s’écria<br />

avec l’accent déchirant du désespoir :


« Malheureuse que je suis ! qui me défendra<br />

contre cet homme ? » À ces mots, je m’élance<br />

avec fureur de dessous le lit, j’entame d’un<br />

vigoureux coup de dents la cuisse décharnée du<br />

misérable, je le traîne sur le parquet jusqu’à la<br />

porte de la chambre, que je fais sauter en m’y<br />

appuyant avec force, et de là dans le vestibule.<br />

Dans sa douleur et sa rage, et tout sanglant sous<br />

mes blessures, il poussait des cris épouvantables<br />

qui jetèrent l’alarme dans toute la maison. Il<br />

s’élève un tumulte général, des valets, des<br />

servantes descendent précipitamment les<br />

escaliers, armés de râbles, de pelles, de gourdins,<br />

mais à notre vue ils restent glacés d’horreur et<br />

immobiles. Personne n’osait m’approcher, car on<br />

me croyait enragé, et chacun redoutait une<br />

morsure fatale. Cependant l’infâme Georges<br />

haletait et gémissait à demi évanoui sous mes<br />

morsures et mes coups de pattes, sans que je<br />

pusse me résoudre à le quitter. Des bâtons, des<br />

pots me furent lancés ; plus d’une vitre vola en<br />

éclats, et des verres, des porcelaines, restés sur la<br />

table de la veille, furent brisés en mille pièces ;<br />

mais aucun coup visé juste ne m’atteignit.


L’excès de ma rage comprimée me rendit<br />

sanguinaire, et j’étais sur le point de donner à<br />

mon ennemi le coup de grâce en l’empoignant à<br />

la gorge, lorsque quelqu’un sortit d’une chambre<br />

avec un fusil qu’il déchargea aussitôt sur moi : la<br />

balle siffla tout près de mes oreilles. Je laissai<br />

alors le roué maudit gisant sans connaissance, et<br />

je m’élançai précipitamment vers l’escalier.<br />

Comme des soldats acharnés, ils se mirent tous à<br />

ma poursuite ; le courage leur revint en me<br />

voyant fuir. Des balais, des briques, des outils<br />

volèrent autour de moi, et je reçus quelques rudes<br />

atteintes. Il était temps de gagner le large : je me<br />

ruai contre une porte de derrière qui par bonheur<br />

se trouvait entrebâillée, et qui donnait sur le vaste<br />

jardin. La troupe ennemie me suivait de près avec<br />

un grand fracas ; le coup de feu avait réveillé les<br />

voisins ; les mots de chien enragé, un chien<br />

enragé ! retentissaient de toutes parts, et<br />

j’entendais siffler dans l’air les projectiles de<br />

toute sorte. Enfin, je pris de l’avance, et après<br />

trois bonds infructueux, je parvins à franchir le<br />

mur d’enceinte. Alors je courus sans m’arrêter à<br />

travers champs, et je ne pris un peu de repos


qu’après être arrivé sain et sauf dans cette<br />

résidence, où d’étranges circonstances m’ont<br />

procuré une condition au théâtre.<br />

MOI<br />

Comment, Berganza ! toi au théâtre ?<br />

BERGANZA<br />

Tu sais bien que c’est chez moi un vieux<br />

penchant.<br />

MOI<br />

Oui, je me souviens du récit que tu as déjà fait<br />

à ton ami Scipion de tes exploits héroïques sur la<br />

scène : tu les a donc renouvelés ici ?<br />

BERGANZA<br />

Nullement. Ainsi que nos héros de théâtre, je<br />

suis devenu maintenant tout à fait apprivoisé, je<br />

pourrais dire social. Au lieu, comme autrefois, de<br />

terrasser un méchant ennemi ou de saisir au flanc<br />

un noir dragon, en brave chien de chevalier, je<br />

danse maintenant au son de la flûte de Tamino, et


je fais peur à Papageno 1 . Ah ! mon ami, c’est une<br />

rude tâche pour un honnête chien que de se<br />

trémousser ainsi pour vivre ! Mais, dis-moi,<br />

comment trouves-tu mon histoire de la nuit des<br />

noces ?<br />

MOI<br />

Franchement, cher Berganza, il me semble que<br />

tu as vu la chose trop en noir. Cécile pouvait bien<br />

être douée par la nature de rares facultés pour<br />

devenir une artiste, je l’accorde…<br />

BERGANZA<br />

Douée de rares facultés pour devenir artiste ?<br />

– Ah, mon ami ! si tu avais seulement entendu<br />

trois notes de son chant, tu dirais que la nature a<br />

mis en elle le charme le plus touchant, le plus<br />

mystérieux de cette harmonie divine qui ravit les<br />

êtres ! – Ô Jean ! Jean ! c’est ce que tu répétas<br />

bien souvent. – Mais poursuis ton objection, mon<br />

poétique ami !<br />

1 Personnages de La flûte enchantée.


MOI<br />

Ne te formalise pas, Berganza. – Je dis donc<br />

qu’il est possible que Georges fût en effet une<br />

bête brute (pardonne-moi cette locution), mais le<br />

naturel de Cécile n’aurait-il pas pu humaniser,<br />

ennoblir cette brutalité, et ne pouvait-il pas<br />

devenir, à l’instar de maint jeune libertin, un mari<br />

tout à fait rangé et fort honorable, ainsi qu’elle<br />

une honnête mère de famille ? cela aurait été<br />

assurément un bon résultat.<br />

BERGANZA<br />

C’est cela. Néanmoins, écoute bien<br />

attentivement ce que je vais te dire. – Quelqu’un<br />

possède un champ que la nature s’est plu à<br />

féconder avec une rare prédilection. La terre y<br />

couve dans son sein toutes sortes de couches aux<br />

teintes merveilleuses et d’essences métalliques ;<br />

le soleil lui prodigue ses rayons les plus<br />

chaleureux et de précieux parfums ; si bien que<br />

les plus belles fleurs lèvent leurs têtes diaprées<br />

sur ce sol privilégié, et que de suaves émanations<br />

s’en exhalent vers les cieux comme un chœur de


louange adressé à la bienfaisante Providence. Le<br />

maître de ce parterre veut le vendre, et il ne<br />

manquerait pas de gens tout disposés à aimer les<br />

charmantes fleurs, et à les cultiver avec soin.<br />

Mais lui-même a réfléchi que les fleurs ne sont<br />

qu’un ornement, et que leur parfum est stérile ; et<br />

puis la pièce de terre pourrait bien échoir à<br />

quelqu’un qui arracherait les fleurs et planterait à<br />

la place de bons légumes, des pommes de terre et<br />

des navets, ce qui offrirait une utilité positive<br />

puisque l’homme s’en rassasie, mais alors adieu<br />

pour jamais les belles et odorantes fleurs ! – Eh<br />

bien ! que dirais-tu de ce propriétaire, ou de ce<br />

planteur de légumes ?<br />

MOI<br />

Oh ! que le diable étrangle de ses griffes le<br />

maudit jardinier potager !<br />

BERGANZA<br />

Bien, mon ami ! nous voilà d’accord ; et il y a<br />

là, je pense, de quoi justifier suffisamment mon<br />

exaspération pendant cette affreuse nuit de noces,<br />

dont je garderai à jamais un ineffaçable


souvenir !<br />

MOI<br />

Écoute, cher Berganza ! tu as touché tout à<br />

l’heure à une matière qui ne m’intéresse que de<br />

trop près... le théâtre.<br />

BERGANZA<br />

Le théâtre ? ordinairement rien que d’en parler<br />

suffit pour me donner des nausées insupportables.<br />

C’est un sujet bien rebattu depuis que les<br />

nouvelles de théâtre fournissent matière à mille<br />

articles insérés dans tous les écrits périodiques<br />

possibles, et depuis que chaque individu qui peut<br />

y fourrer le nez, tout dépourvu qu’il soit d’un<br />

coup d’oeil exercé et des connaissances<br />

préliminaires indispensables, s’arroge le droit<br />

d’en bavarder à tort et à travers.<br />

MOI<br />

Mais toi, Berganza, qui fais preuve d’un esprit<br />

poétique si éclairé, toi qui t’exprimes en outre<br />

avec tant d’élégance, que je souhaiterais d’être


toujours ton secrétaire, afin de recueillir tes<br />

discours chaque fois que le ciel t’accorde la<br />

parole, car je doute que tu puisses jamais te servir<br />

de ta patte pour les écrire toi-même ; dis-moi : ne<br />

devons-nous pas savoir gré aux poètes<br />

contemporains de leurs tentatives pour régénérer<br />

notre théâtre avili ? – Combien d’ouvrages<br />

dramatiques encore récents ont provoqué notre<br />

admiration et...<br />

BERGANZA<br />

Arrête, cher ami ! ces nobles efforts pour<br />

retirer enfin notre scène de l’ornière du commun,<br />

et lui rendre le grand caractère poétique qui est<br />

dans sa destination, méritent d’être applaudis et<br />

encouragés par tous ceux qu’anime un vrai<br />

sentiment de l’art ; mais ne vois-tu pas que cette<br />

tendance restera stérile devant la résistance d’une<br />

masse entière d’individus qui a pour elle la foule<br />

ignorante, ou qui plutôt constitue elle-même cette<br />

foule ignorante ; car, qu’elle siège dans les loges<br />

ou à l’amphithéâtre, c’est tout un ? Et, en outre,<br />

l’impuissance et la trivialité de nos acteurs et de<br />

nos actrices augmentent chaque jour davantage,


de sorte que bientôt il sera impossible de mettre à<br />

leur disposition n’importe quel chef-d’œuvre,<br />

sans le voir souillé et indignement lacéré par<br />

leurs poings grossiers.<br />

MOI<br />

Tu juges rigoureusement nos héros de la<br />

scène !<br />

BERGANZA<br />

Je dis vrai ! – Pour bien connaître ces gens à<br />

fond, il faut avoir vécu longtemps avec eux et les<br />

avoir, comme moi, souvent observés en silence<br />

dans leur foyer privé. – C’est pourtant quelque<br />

chose de bien beau que de ressusciter sur la scène<br />

un personnage illustre de l’antiquité ou des temps<br />

modernes que l’auteur a su peindre avec énergie<br />

et vérité, en lui prêtant un langage digne de son<br />

caractère héroïque, de manière à rendre le<br />

spectateur témoin, pour ainsi dire, des plus beaux<br />

faits de la vie du grand homme, en provoquant<br />

son admiration par l’éclat de sa gloire, ou sa pitié<br />

par le spectacle de sa chute. Il semblerait que<br />

l’acteur dût se pénétrer malgré lui des nobles


inspirations dont il est l’interprète, qu’il dût<br />

devenir momentanément le héros lui-même, dont<br />

les actions, les paroles caractéristiques font naître<br />

dans l’auditoire la sympathie, l’effroi ou la<br />

stupeur. – Mais écoutez-le derrière les coulisses,<br />

le héros, comme il déclame contre son rôle quand<br />

les mains sont restées oisives, comme il se<br />

complait à débiter, au foyer, les plaisanteries les<br />

plus triviales quand il a secoué enfin la gêne de la<br />

grandeur ; et comme il prend à cœur, plus son<br />

rôle est poétique, et par conséquent au dessus de<br />

sa portée, de le traiter avec mépris, affectant des<br />

airs de supériorité et de dédain pour les prétendus<br />

connaisseurs que des niaiseries aussi ridicules<br />

peuvent intéresser et émouvoir ! – Quant aux<br />

dames, c’est tout à fait la même chose, seulement<br />

il est encore plus difficile de les décider à se<br />

charger de quelque rôle qui n’a pas été jeté dans<br />

le moule ordinaire, car elles stipulent avant tout,<br />

comme des conditions indispensables, qu’elles<br />

auront un costume avantageux, à leur goût bien<br />

entendu, et, suivant leur expression, au moins une<br />

brillante sortie.


MOI<br />

Berganza, Berganza ! encore un coup de patte<br />

contre les femmes !<br />

BERGANZA<br />

N’ai-je donc pas raison ? – Écoute ce fait<br />

arrivé à l’un de vos plus nouveaux auteurs<br />

dramatiques qui réellement a produit d’excellents<br />

ouvrages, et dont le succès n’a pas été plus grand,<br />

parce que vos misérables tréteaux étaient trop<br />

faibles pour son génie, car un héros antique et<br />

armé de fer a une toute autre allure qu’un<br />

conseiller aulique en habit brodé de cérémonie.<br />

Or, ce poète, quand il s’agissait de monter ses<br />

pièces, se préoccupait à l’excès de voir les décors<br />

et les costumes exécutés conformément à ses<br />

idées. Lorsqu’il fit jouer, sur un théâtre de<br />

premier ordre, son dernier ouvrage, dont il avait<br />

confié le rôle le plus important à une actrice<br />

célèbre et partout vantée pour sa profonde<br />

intelligence de l’art, il alla chez elle, et s’efforça<br />

de lui démontrer, par les raisons les plus savantes<br />

et les plus sensées, qu’elle devait nécessairement


paraître vêtue d’une longue tunique égyptienne à<br />

plis nombreux et de couleur brune, car il comptait<br />

beaucoup sur l’effet de ce vêtement original.<br />

Quand il eut discouru très éloquemment pendant<br />

plus de deux heures sur les habillements<br />

significatifs des Égyptiens, et sur les passages de<br />

la pièce qui avaient trait audit costume, quand il<br />

se fut drapé lui-même de différentes manières<br />

avec un châle qui se trouva sous sa main, pour<br />

joindre l’exemple au précepte, la dame, qui<br />

l’avait écouté fort patiemment, lui fit cette brève<br />

réponse : « J’essaierai : si cela me va, c’est bon ;<br />

si cela ne me va pas, tant pis ! je m’habillerai à<br />

mon goût. »<br />

MOI<br />

Il est clair, cher Berganza, que tu connais à<br />

merveille les faiblesses et les ridicules de nos rois<br />

et reines de la scène. Du reste, je partage<br />

entièrement ton avis sur ce qu’aucun acteur au<br />

monde ne saurait suppléer par des avantages<br />

extérieurs au défaut d’un sentiment artistique<br />

intime qui lui inculque profondément le caractère<br />

de son rôle et l’aide à s’identifier avec lui. Peut-


être il pourra momentanément éblouir le<br />

spectateur, mais comme il manquera toujours de<br />

naturel, il courra risque à chaque instant de se<br />

voir honteusement dépouillé de sa fausse parure.<br />

Pourtant il y a des exceptions.<br />

Excessivement rares !<br />

BERGANZA<br />

MOI<br />

Mais il y en a ! – et là justement quelquefois<br />

où l’on s’y attend le moins. C’est ainsi que je vis<br />

naguères dans un théâtre obscur un acteur<br />

représenter Hamlet avec une vérité frappante. Sa<br />

sombre mélancolie, son profond mépris de<br />

l’humanité, et cette idée constante de l’horrible<br />

forfait que l’apparition de l’ombre paternelle le<br />

provoque à venger, et sa feinte démence, tout se<br />

manifestait en lui de la manière la plus énergique<br />

et paraissait le fruit d’une inspiration idéale.<br />

C’était bien celui « à qui le sort a imposé une<br />

charge qu’il ne peut supporter ».


BERGANZA<br />

Je devine, tu parles de cet acteur qui va sans<br />

cesse d’un endroit à un autre, cherchant en vain la<br />

scène rêvée par son imagination et à peine digne<br />

des prétentions théâtrales non moins justes que<br />

hardies de l’acteur instruit et pensant. – Ne<br />

trouves-tu pas, par parenthèse, que cette seule<br />

formule d’éloge, employée comme par exception,<br />

« c’est un acteur qui pense ! » caractérise de la<br />

manière la plus bouffonne la pitoyable condition<br />

de nos acteurs ordinaires ? Ainsi donc, penser<br />

réellement quand on a reçu de Dieu une âme<br />

intelligente, ou plutôt ne pas craindre de penser,<br />

est déjà une chose extraordinaire ?<br />

MOI<br />

Tu as raison, Berganza ! voilà comme souvent<br />

un mot passé en usage peut donner l’exacte<br />

mesure d’une chose en question.<br />

BERGANZA<br />

Du reste, l’acteur dont nous parlons est<br />

véritablement un artiste des plus rares. Il n’est


généralement méconnu du public qu’à cause de<br />

son humeur capricieuse ; mais ce qui a allumé la<br />

haine de ses camarades, c’est qu’il ne s’abaisse<br />

jamais à leurs caquetages mesquins, à leurs plates<br />

et grossières plaisanteries, et que sais-je encore ?<br />

Bref ! il a trop de mérite pour votre scène<br />

actuelle 1 .<br />

1 L’acteur Leo (note de l’éditeur allemand). – La dernière<br />

partie de ce dialogue aurait pu fournir le sujet de notes<br />

nombreuses relatives aux auteurs que cite successivement<br />

Hoffmann ou auxquels il fait allusion comme Iffland, acteur et<br />

écrivain ; Tieck, l’auteur du Chat botté ; Lamotte-Fouqué et<br />

l’exalté Werner ; mais, outre que j’aurais craint d’encourir le<br />

reproche d’un peu de pédantisme, je crois que la critique<br />

d’Hoffmann renferme assez de généralités, partout applicables,<br />

pour soutenir l’intérêt même des lecteurs frivoles, auxquels la<br />

première moitié de ce conte offre d’ailleurs une si riche<br />

compensation. Sous tous les rapports, Berganza est le digne<br />

pendant du Chat Murr. J’ai le regret de ne pouvoir pas<br />

promettre aux souscripteurs cette délicieuse composition et<br />

d’autres non moins piquantes, du moins avant que j’aie trouvé<br />

de nouveaux éditeurs pour compléter cette publication.<br />

Toutefois ces quatre volumes n’en formeront pas moins un<br />

ensemble distinct offrant la réunion des œuvres d’Hoffmann le<br />

plus faites pour justifier et pour accroître la popularité de son<br />

nom.


MOI<br />

Ne reste-t-il donc aucun espoir d’amélioration<br />

pour notre théâtre ?<br />

BERGANZA<br />

Fort peu ! – Je déchargerai même les acteurs<br />

d’une partie de la faute pour la rejeter sur la<br />

confrérie ignorantissime des directeurs et<br />

régisseurs de théâtres. Ceux-ci ne reconnaissent<br />

qu’un principe : une bonne pièce est celle qui<br />

remplit la caisse et où les acteurs sont<br />

fréquemment applaudis : or, tel a été le cas pour<br />

tel et tel ouvrage ; donc, plus une nouvelle pièce<br />

se rapproche de ceux-ci par la forme, le plan et le<br />

style, meilleure elle est ; plus elle en diffère,<br />

moins elle doit valoir. – Il n’en faut pas moins<br />

donner au public des nouveautés ; et comme il est<br />

encore des voix de poètes qui se font entendre et<br />

qui captivent même bien des oreilles, il faut donc<br />

aussi admettre quelques productions scéniques<br />

qui sortent de la routine vulgaire ; mais dans ce<br />

cas, pour préserver l’infortuné poète d’une chute<br />

complète, pour le mettre en quelque sorte sous la


sauvegarde de certaines garanties regardées<br />

comme indispensables sur les planches, monsieur<br />

le régisseur a l’extrême bonté de s’intéresser à<br />

lui, et de faire à la pièce les coupures<br />

convenables, ce qui signifie qu’il retranche ou<br />

transpose des discours, ou même des scènes<br />

entières, de telle sorte qu’avec l’unité de<br />

l’ensemble chacun des effets préparés par<br />

l’auteur avec réflexion et préméditation, est<br />

complètement détruit, et que le spectateur, à qui<br />

l’on ne montre plus que les coups de pinceau les<br />

plus grossiers, sans l’adoucissement des demiteintes,<br />

sans l’illusion de la perspective, ne peut<br />

plus reconnaître les traits de la composition. –<br />

Mais monsieur le régisseur ne se sent pas d’aise<br />

si les entrées et les sorties des personnages, ainsi<br />

que les changements de décorations, se succèdent<br />

dans l’ordre normal, bien entendu d’après sa<br />

façon de penser.<br />

MOI<br />

Ah, Berganza ! combien tout cela est vrai.<br />

Mais n’est-ce pas un acte inconcevable de vanité<br />

dont la stupidité la plus stupide peut seule être


capable, qu’un drôle de cette espèce se permette<br />

de châtrer ainsi l’œuvre du poète quand celui-ci<br />

l’a si longtemps portée, couvée dans son sein, et<br />

en a profondément médité et mûri chaque scène<br />

avant de la jeter dans le moule du style ? Mais<br />

c’est précisément dans les ouvrages des plus<br />

grands poètes qu’il faut le plus d’intelligence de<br />

l’art, et le sentiment poétique le plus fin, le mieux<br />

exercé pour saisir le secret enchaînement des<br />

diverses parties, le fil ingénieux qui rattache à<br />

l’ensemble et coordonne les circonstances en<br />

apparence les plus futiles. Dois-je répéter encore<br />

une fois que Shakespeare exige cette expérience<br />

dans son lecteur plus souvent peut-être que tout<br />

autre auteur ?<br />

BERGANZA<br />

J’ajoute : et mon Calderon, dont les drames<br />

transportaient dans mon bon temps le public<br />

espagnol !<br />

MOI<br />

Tu as raison, ce sont en effet deux génies<br />

intimement appariés, et dont l’analogie se


manifeste même souvent par l’identité des<br />

images.<br />

BERGANZA<br />

C’est que la vérité est une. – Mais que dis-tu<br />

de cette espèce de marchandise médiocre qui<br />

n’abonde que trop sur vos marchés dramatiques ?<br />

Ce n’est pas qu’on puisse l’appeler précisément<br />

mauvaise : il n’y manque ni de l’invention, ni des<br />

pensées heureuses ; mais il faut les pêcher<br />

péniblement dans l’eau comme le poisson doré, et<br />

l’ennui de cette opération rend l’esprit<br />

complètement insensible à l’apparition<br />

momentanée de quelque éclair poétique qu’on<br />

entrevoit à peine quand il ne rayonne déjà plus.<br />

MOI<br />

Oh ! pour cette vile denrée (et je dois<br />

malheureusement convenir qu’on en trouve ici<br />

plus qu’on n’en veut), je l’abandonne sans<br />

scrupule à la discrétion de messieurs les<br />

régisseurs qui peuvent exercer à son sujet leurs<br />

crayons noirs et rouges. Car d’ordinaire les<br />

ouvrages de cette nature ressemblent aux livres


sibyllins, qui en dépit des lacunes dont ils<br />

seraient l’objet n’en offriraient pas moins<br />

toujours un sens plausible, sans qu’on pût<br />

s’apercevoir des suppressions. On trouve en<br />

général dans ces pièces une verbeuse abondance,<br />

une certaine faconde en vertu de laquelle chaque<br />

strophe isolée semble devoir en engendrer une<br />

douzaine d’autres et ainsi de suite. Et il est à<br />

regretter qu’un grand poète défunt ait propagé ce<br />

système de redondance par l’exemple de ses<br />

premiers ouvrages. – Oui, oui ! que d’aussi<br />

méchantes productions soient impitoyablement<br />

mutilées.<br />

BERGANZA<br />

Ou plutôt supprimées ! Elles sont indignes de<br />

paraître sur la scène, je suis entièrement de ton<br />

avis ; mais s’il fallait se résoudre à les y tolérer<br />

par égard pour les goûts changeants du public qui<br />

réclame sans cesse et forcément des nouveautés<br />

dans la disette des bons ouvrages, dans ce cas-là<br />

même, je trouve encore le mode de correction en<br />

usage fort dangereux, sinon tout à fait<br />

inadmissible. Car l’auteur le plus médiocre a


aussi ses intentions et des scènes de<br />

développement qui peuvent aisément passer aux<br />

yeux des gens incapables pour un remplissage<br />

inutile. En un mot, cher ami, rien que pour<br />

émonder un ouvrage de cette sorte d’une manière<br />

convenable et pour savoir mettre en relief le filon<br />

d’or qu’il renferme en le dégageant de toute<br />

scorie impure, je prétends qu’il faut déjà être soimême<br />

un excellent poète, et avoir conquis par<br />

une longue pratique, par un goût éprouvé, le droit<br />

d’exercer les privilèges de cette maîtrise<br />

littéraire.<br />

MOI<br />

Assurément, nos directeurs et régisseurs de<br />

théâtres ne songent guère à offrir pareille<br />

justification de leur compétence. – Cependant, il<br />

arrive parfois à tel médiocre auteur d’enfanter<br />

une œuvre dramatique qui par son allure<br />

énergique et franche ne peut manquer son effet<br />

sur la foule. Directeur et régisseur ont examiné<br />

l’ouvrage, ils ont vérifié et contrôlé ses<br />

dimensions de longueur, de largeur, d’épaisseur :<br />

mais quant au fond, ils l’ont déclaré d’un


commun accord absurde et pitoyable.<br />

Néanmoins, comme d’habiles connaisseurs<br />

sollicitaient vivement la représentation, le drame<br />

est mis à l’étude, et mes gens de se frotter les<br />

mains à l’avance dans l’expectative des sifflets<br />

qui doivent l’accueillir suivant toute probabilité.<br />

Car le susdit régisseur avec une malicieuse<br />

perfidie a refusé au poète frappé de réprobation<br />

son aide providentielle, et le laisse braver les<br />

chances du sort dans son état de nudité primitive,<br />

dans le dénuement le plus complet de toutes les<br />

ressources de l’illusion théâtrale ; aussi rien<br />

qu’en songeant au lever du rideau, il ne peut<br />

réprimer un sourire plein de jactance et de pitié<br />

où se reflète l’orgueilleuse idée de sa supériorité<br />

et de son importance personnelle. – Eh bien<br />

pourtant (qui s’y serait attendu ?), la vérité et la<br />

passion que respire le drame, captivent,<br />

électrisent la foule, dont le recueillement<br />

silencieux n’est troublé que par les transports,<br />

l’émotion expansive qu’excite la puissance<br />

irrésistible du génie poétique ! – C’est alors<br />

qu’une scène comique se passe entre le directeur<br />

et le régisseur, qui tant soit peu interdits tous les


deux désavouent à l’envi leur critique aveugle et<br />

naguères si hardie de la pièce méconnue. Et l’on<br />

voit aussi les acteurs, s’ils ont recueilli beaucoup<br />

d’applaudissements, se ranger du côté de<br />

l’auteur ; mais ils se moquent tous in petto de la<br />

niaiserie du public qui, à les entendre, s’est laissé<br />

éblouir par la perfection de leurs talents<br />

personnels, au point de trouver du mérite dans un<br />

ouvrage aussi nul et aussi incompréhensible.<br />

BERGANZA<br />

Il n’y a pas très longtemps que j’ai été témoin<br />

d’un exemple analogue. – C’était la pièce la plus<br />

profonde et en même temps la plus dramatique de<br />

l’illustre Calderon de La Barca, la Dévotion à la<br />

croix, que sur les instances réitérées de beaucoup<br />

de gens de goût, on a mis enfin à la scène, fort<br />

bien traduite en votre langue, et qui produisit<br />

dans l’auditoire ainsi que derrière les coulisses<br />

tous les effets divertissants que tu viens de<br />

décrire.<br />

MOI<br />

Moi aussi j’ai vu jouer la Dévotion à la croix,


et son effet sur la foule ne pouvait être méconnu ;<br />

mais plusieurs personnes éminemment instruites<br />

critiquèrent l’ouvrage comme étant immoral.<br />

BERGANZA<br />

C’est dans cette critique même que se<br />

manifeste votre esprit faux actuel, j’oserai même<br />

dire sa corruption. À vrai dire, la décadence de<br />

votre théâtre date du jour où l’on allégua<br />

l’amélioration morale des hommes comme le but<br />

le plus élevé, et même comme l’unique but de<br />

l’art dramatique qu’on a voulu transformer ainsi<br />

en une école de correction. Dès lors les choses les<br />

plus gaies ne pouvaient plus réjouir personne ;<br />

car derrière chaque plaisanterie se montrait le<br />

bout de la férule du pédagogue, qui n’est jamais<br />

plus disposé à infliger une punition aux enfants<br />

que lorsqu’ils se livrent au plaisir avec tout<br />

l’abandon de leur âge.<br />

MOI<br />

Oui, et sous les coups de la verge maudite le<br />

rire inconvenant se change bien vite en pleurs<br />

convenables.


BERGANZA<br />

Vous autres Allemands, vous ressemblez tous<br />

à ce mathématicien qui, après avoir entendu<br />

l’Iphigénie en Tauride de Gluck, frappa<br />

doucement sur l’épaule de son voisin en extase,<br />

et lui demanda d’un air fin : « Mais qu’est-ce que<br />

cela prouve ? » – Avec vous, il ne suffit pas<br />

qu’une chose soit, vous exigez encore qu’elle ait<br />

une signification abstraite, indépendante d’elle ;<br />

tout doit conduire à une idée absolue qui puisse<br />

se dégager aussitôt à vos regards : la joie ellemême<br />

doit devenir autre chose que de la joie et<br />

concourir la production d’une utilité morale ou<br />

matérielle, pour que, d’après le vieux précepte<br />

digne du code culinaire, l’utile soit toujours uni à<br />

l’agréable.<br />

MOI<br />

Mais ce but d’une simple réjouissance<br />

passagère est si mesquin, que tu en accorderas<br />

sans doute un plus élevé à l’art dramatique ?


BERGANZA<br />

Je ne connais pas de but plus élevé pour l’art<br />

que de susciter chez les hommes cette flamme du<br />

plaisir qui, délivrant notre être de toute<br />

oppression terrestre et de tous les tourments de<br />

cette vie prosaïque, comme de scories impures,<br />

permet à l’âme de planer libre et fière dans les<br />

régions célestes, presque en contact avec la<br />

divine essence qui commande son respect et son<br />

admiration ! La production de cette joie, cette<br />

exaltation de l’esprit au plus haut point de vue<br />

poétique, d’où l’on accepte volontiers les plus<br />

rares merveilles du pur idéal comme des<br />

impressions familières, et d’où la vie ordinaire<br />

elle-même, avec tous ses phénomènes variés et<br />

contrastés, apparaît peuplée d’enchantements,<br />

ennoblie et sanctifiée par une splendide poésie :<br />

voilà seulement, à mon avis, le véritable but du<br />

théâtre ! Sans le don d’envisager les apparitions<br />

de la vie, non comme des abstractions isolées et<br />

confondues au hasard par une nature capricieuse,<br />

mais comme autant d’anneaux d’une chaîne<br />

magique, autant de rouages importants d’un<br />

mécanisme admirable et mystérieux, sans la


faculté de se les approprier spirituellement et de<br />

les reproduire avec de vivantes couleurs, il n’y a<br />

point d’auteur dramatique : sans cela la lutte est<br />

vaine pour tenir le miroir devant la nature, pour<br />

montrer à la vertu sa propre image, au vice ses<br />

traits hideux, au siècle et à l’époque l’empreinte<br />

fidèle de leur physionomie.<br />

MOI<br />

Ce qui doit aussi modifier, il me semble, le<br />

travail d’observation que l’on exige de l’auteur<br />

comique.<br />

BERGANZA<br />

Sans aucun doute. D’une observation<br />

minutieuse et de la faculté de saisir les traits<br />

individuels de quelques personnages isolés, peut<br />

tout au plus résulter un portrait amusant, qui n’est<br />

susceptible d’intéresser que si l’on connaît<br />

l’original et si l’on peut juger par comparaison du<br />

plus ou moins d’habileté du peintre. Mais comme<br />

caractère scénique, un tel portrait servile, ou<br />

barbouillé à l’aide des traits saillants de divers<br />

personnages, manquera toujours de cette vérité


profonde et poétique qu’on n’obtient que par une<br />

étude réfléchie et transcendante de la nature<br />

humaine. Bref, le poète dramatique ne doit pas<br />

tant connaître les hommes que l’homme. – Le<br />

regard du véritable artiste plonge et pénètre dans<br />

la plus intime profondeur de la nature, et c’est en<br />

absorbant dans son esprit comme dans un prisme<br />

ses réfractions les plus variées qu’il parvient à<br />

maîtriser son modèle.<br />

MOI<br />

Tes vues sur l’art et le théâtre, mon cher<br />

Berganza ! pourraient bien rencontrer plus d’un<br />

contradicteur, et cependant ce que tu viens de<br />

dire de la connaissance de l’homme et des<br />

hommes me satisfait singulièrement. Grâce à<br />

cette théorie, je m’explique pourquoi les drames<br />

et les comédies d’un certain auteur, qui exerçait<br />

en même temps l’art du comédien, ont eu<br />

momentanément tant de succès et sont tombées<br />

sitôt dans l’oubli. Cette indifférence complète<br />

dont son genre devint l’objet, même durant sa<br />

vie, avait même tellement paralysé ses ailes, qu’il<br />

fut bientôt tout à fait incapable de tenter un


nouvel essor.<br />

BERGANZA<br />

Le poète dont tu parles est aussi responsable<br />

en grande partie du système déplorable qui<br />

détermina bientôt après lui, comme c’était<br />

inévitable, la chute de votre théâtre. C’était l’un<br />

des coryphées de cette école ennuyeuse,<br />

larmoyante, moralisante, qui tendait à éteindre la<br />

moindre étincelle du foyer poétique sous leur<br />

déluge de pleurs. Son talent nous séduisit par<br />

l’appât flatteur des pommes défendues, dont la<br />

jouissance illicite nous a coûté le paradis !<br />

MOI<br />

Assurément on ne peut lui contester une<br />

certaine richesse, une certaine vigueur de<br />

composition...<br />

BERGANZA<br />

Qui s’altère en grande partie d’elle-même et<br />

disparaît dans son dialogue prétentieux. L’on<br />

dirait qu’il s’applique à reproduire certains traits


caractéristiques d’individus isolés, comme s’il<br />

faisait l’essai d’un vêtement étranger auquel il<br />

ferait des coupures ou bien ajusterait des<br />

enjolivements, jusqu’à ce qu’il fût à sa taille ; tu<br />

peux juger ce que deviennent, avec un pareil<br />

procédé pour créer des caractères, l’illusion et la<br />

vérité poétiques.<br />

MOI<br />

Quoi qu’il en soit, ses intentions étaient<br />

généralement bonnes.<br />

BERGANZA<br />

J’espère que tu ne prends pas ici le mot<br />

intention dans le sens élevé de la langue des arts,<br />

mais que tu veux seulement parler du but moral,<br />

du moins en apparence, des pièces de cet auteur.<br />

Et dans ce cas, je dois l’avouer que ces pièces,<br />

abstraction faite de tout système et de toute<br />

analyse poétique, me paraissent, quant à leur<br />

moralité, à leur tendance philosophique, dignes<br />

de marcher de pair avec ces édifiants sermons des<br />

prédicateurs de carême, menaçant les impies des<br />

tortures de l’enfer, et promettant aux justes la


éatitude des cieux. Seulement le poète a<br />

l’avantage, comme dispensateur et exécuteur de<br />

la justice poétique, de pouvoir lui-même lancer à<br />

tort et à travers, comme il le trouve bon, ses arrêts<br />

de vengeance ou de rémunération. Bourses<br />

pleines et titres de conseillers, l’opprobre civil et<br />

la prison, tout est prêt dès que la toile se lève<br />

pour le cinquième acte.<br />

MOI<br />

Je suis étonné qu’on puisse encore mettre de la<br />

variété dans tout cela.<br />

BERGANZA<br />

Pourquoi pas ? – N’eût-ce pas été, par<br />

exemple, pour nos dramaturges une idée aussi<br />

admirable que fructueuse que de développer,<br />

dans une série régulière d’œuvres théâtrales, les<br />

dix commandements ? Il y en a déjà deux : Tu ne<br />

voleras pas, et tu ne seras point adultère, qui ont<br />

été déjà fort gentiment traités à la scène, et il ne<br />

s’agirait plus que de composer des cadres<br />

convenables pour le reste : Faux témoignage ne<br />

diras, et ainsi de suite.


MOI<br />

Il y a quelque temps, l’idée aurait paru moins<br />

ironique qu’aujourd’hui. Mais comment se fait-il<br />

que cette secte de pédants pleurards si<br />

ridiculement lourds et fastidieux n’ait point<br />

succombé sous une révolution subite, sous un<br />

tollé général, au lieu de s’éteindre lentement par<br />

l’effet de la désuétude.<br />

BERGANZA<br />

Oh ! je ne crois pas que vous autres<br />

Allemands soyez susceptibles, même sous<br />

l’oppression la plus accablante, d’être excités au<br />

soulèvement par une commotion instantanée.<br />

Quoi qu’il en soit, il est certain que la réforme se<br />

serait déclarée plus tôt et avec plus d’énergie, si<br />

un poète admirable, dont maintes fois encore les<br />

productions doivent charmer la génération<br />

actuelle, eût alors surmonté son juste dégoût pour<br />

ces misérables planches, et nous eût raconté, de<br />

dessus la scène, un conte tel que celui des Trois<br />

oranges dramatisé par Gozzi. – Et pour preuve<br />

que cela ne tenait qu’à lui de transporter dans


cette pitoyable maison de cartes l’animation du<br />

vigoureux génie poétique qui est à ses ordres, il<br />

suffit d’envisager la révolution fondamentale<br />

produite dans tous les esprits éclairés et amateurs<br />

du théâtre, par le conte polémique en manière de<br />

drame qu’on lui doit, et qui, malgré une foule<br />

d’allusions critiques devenues à présent<br />

inapplicables, n’en sera pas moins lu<br />

constamment avec un plaisir extrême, comme un<br />

des ouvrages les plus spirituels et les plus<br />

divertissants.<br />

MOI<br />

Tu parles, je le vois bien, du Chat botté, un<br />

livre qui me causa en effet la joie la plus pure,<br />

alors même que j’étais encore sous la fâcheuse<br />

influence de cette période prosaïque... – Pourquoi<br />

sautes-tu ainsi, Berganza ?<br />

BERGANZA<br />

Ah ! c’est pour m’égayer. – Je veux bannir de<br />

mon esprit tous ces maudits souvenirs de théâtre,<br />

et faire le vœu de ne plus jamais en parler ! – Ce<br />

qui me comblerait de joie surtout, ce serait de


etourner auprès de mon cher maître de chapelle !<br />

MOI<br />

Tu n’acceptes donc pas l’offre de rester chez<br />

moi ?<br />

BERGANZA<br />

Non, par la seule raison que je t’ai parlé. Il<br />

n’est pas prudent en général de faire la<br />

confidence de tous les talents qu’on possède,<br />

parce que celui qui l’a reçue croit ensuite avoir le<br />

droit bien acquis de les mettre en réquisition<br />

quand il lui plaît. Toi aussi, tu pourrais exiger de<br />

moi que je m’entretinsse souvent avec toi...<br />

MOI<br />

Mais ne sais-je pas qu’il ne dépend pas de toi<br />

de parler quand tu veux ?<br />

BERGANZA<br />

Il n’importe ! – Tu pourrais souvent croire que<br />

ce serait par entêtement que je garderais le<br />

silence dans certains moments où il me serait


effectivement interdit de m’exprimer à votre<br />

manière. N’exige-t-on pas maintes fois du<br />

musicien qu’il se fasse entendre, du poète qu’il<br />

versifie, quand même le temps et les<br />

circonstances y prêtent si peu qu’il leur est<br />

impossible de satisfaire à ces sollicitations, et<br />

pourtant on n’hésite pas à taxer leur refus<br />

d’obstination déplacée. – Bref, je me suis fait<br />

connaître trop intimement à toi, sans déguisement<br />

ni réserve, pour que nous puissions gagner à voir<br />

se prolonger nos relations mutuelles. Et<br />

d’ailleurs, j’ai trouvé déjà comme je te l’ai dit, un<br />

asile : ainsi, brisons là-dessus.<br />

MOI<br />

Je suis fâché que tu aies si peu de confiance en<br />

moi.<br />

BERGANZA<br />

Tu es donc aussi, outre que tu alignes des<br />

notes, poète, homme de lettres ?...


Je me flatte parfois...<br />

MOI<br />

BERGANZA<br />

Assez. – Vous ne valez pas grand-chose, tous<br />

tant que vous êtes, car il est rare de trouver parmi<br />

vous un caractère pur et d’une seule couleur.<br />

MOI<br />

Que veux-tu dire par là ?<br />

BERGANZA<br />

Outre ces gens qui n’ont pour eux que les faux<br />

brillants d’une superficialité littéraire, outre vos<br />

hommelets compassés et vos femmes savantes<br />

sans âme et sans cœur, il y a encore ceux qui<br />

sont, pour ainsi dire, mouchetés en dedans<br />

comme en dehors, multifaces, chatoyants, et<br />

pouvant même changer de couleur à volonté<br />

comme le caméléon.<br />

MOI<br />

Je ne te comprends pas encore.


BERGANZA<br />

Ce sont souvent des hommes de tête et de<br />

cœur. Mais ce n’est que pour les élus que la fleur<br />

bleue épanouit involontairement son calice<br />

d’azur !<br />

MOI<br />

Que veux-tu dire par cette fleur bleue ?<br />

BERGANZA<br />

C’est un souvenir d’un poète défunt, l’un des<br />

plus purs qui jamais aient mérité ce titre. Comme<br />

le disait Jean Kreisler : les plus saintes<br />

émanations de la poésie remplissaient son âme<br />

naïve, et sa vie entière fut un hymne pieux qu’il<br />

chantait avec de sublimes accents en l’honneur<br />

du Très Haut et des merveilles sacrées de la<br />

nature ; son nom était NOVALIS !<br />

MOI<br />

Il a constamment passé auprès de bien des<br />

gens pour un rêveur et un cerveau détraqué.


BERGANZA<br />

Oui, plus d’un ennemi le persécuta, parce<br />

qu’en poésie, ainsi que dans la vie réelle, il<br />

n’avait en vue que l’idéal, le sublime, et surtout<br />

parce qu’il méprisait du fond du cœur maint de<br />

ses prétendus collègues à double visage, quoique<br />

sa belle âme fût incapable d’une haine véritable.<br />

Je n’ignore pas non plus qu’on lui reprochait<br />

d’être obscur et emphatique, quoiqu’il ne s’agit<br />

pour le comprendre que de consentir à sonder<br />

avec lui les plus secrètes profondeurs du monde<br />

visible, pour en rapporter des trésors comme<br />

d’une mine éternellement inépuisable, et la clef<br />

des merveilleuses combinaisons qui servent à<br />

enchaîner tous les phénomènes de la nature ; mais<br />

l’énergie et le courage ont manqué à la plupart<br />

pour accomplir cette obligation.<br />

MOI<br />

Il est un autre poète de ces derniers temps qui,<br />

selon moi, du moins sous le rapport de la candeur<br />

d’âme et du véritable sentiment poétique, mérite<br />

de lui être comparé.


BERGANZA<br />

Veux-tu parler de celui-là qui fît résonner avec<br />

une rare puissance de talent la harpe oubliée des<br />

géants du Nord, qui, plein d’un chaleureux<br />

enthousiasme, doua d’une vie nouvelle le sublime<br />

héros Sigurd, et jeta un tel éclat dans le monde<br />

littéraire que toutes les pâles étoiles d’alors en<br />

furent éclipsées, et qu’on vit tomber<br />

honteusement et sonnant le vide ces cuirasses de<br />

mannequins qu’on avait prises jusque-là pour les<br />

héros eux-mêmes ? – Si c’est de celui-là que tu<br />

veux parler, je me range pleinement de ton avis.<br />

Il règne en maître absolu dans l’empire du<br />

merveilleux, dont les étranges apparitions<br />

obéissent fidèlement à la puissante évocation de<br />

sa baguette magique, et... Mais à ce propos, par<br />

une singulière association d’idées, je me souviens<br />

d’un tableau, ou plutôt d’une gravure, dont une<br />

interprétation, plus idéale que le sujet qu’elle<br />

représente, me semble bien exprimer le vrai<br />

caractère intellectuel de ces poètes dont nous<br />

parlons.


MOI<br />

Parle, cher Berganza, quel est ce dessin ?<br />

BERGANZA<br />

Ma Dame (tu sais que je veux parler de<br />

l’artiste mimique, poète, etc.) avait une fort jolie<br />

chambre ornée de bonnes épreuves de la galerie<br />

dite de Shakespeare. La première planche, en<br />

guise de prologue, représentait la naissance de<br />

Shakespeare. L’enfant, au front grave et élevé, est<br />

couché dans le milieu, regardant devant lui avec<br />

des yeux clairs et sereins. À ses côtés sont les<br />

passions : l’effroi, le désespoir, la stupeur, la<br />

pitié, dans d’affreuses attitudes, s’empressent<br />

docilement autour de l’enfant, et paraissent<br />

attendre avec anxiété son premier vagissement.<br />

MOI<br />

Eh bien, l’allusion à nos poètes ?<br />

BERGANZA<br />

Ne peut-on pas interpréter ainsi sans trop de<br />

subtilité cette composition : voyez comme la


nature dans ses manifestations les plus intimes est<br />

soumise à cette intelligence enfantine, jusqu’au<br />

génie de l’horreur qui s’assujettit lui-même à sa<br />

volonté ; et ce n’est qu’à ces âmes naïves qu’est<br />

accordé un si magique pouvoir.<br />

MOI<br />

Jamais je n’avais considéré de la sorte ce<br />

tableau qui m’est bien connu ; mais je dois<br />

avouer que ton interprétation me semble fort<br />

judicieuse, outre qu’elle est infiniment<br />

pittoresque. – En général, tu parais doué d’une<br />

grande vivacité d’imagination. Mais, tu me dois<br />

encore l’explication de ce que tu nommes des<br />

caractères bigarrés.<br />

BERGANZA<br />

L’expression ne vaut pas grand-chose pour<br />

designer ce que je veux proprement dire.<br />

Toutefois, elle m’a été suggérée par l’aversion<br />

que m’inspirent toutes les créatures de mon<br />

espèce mouchetées de diverses couleurs. Plus<br />

d’un chien a senti mes dents s’imprimer sur ses<br />

oreilles, uniquement parce qu’avec sa robe


mélangée de brun et de blanc il me faisait l’effet<br />

d’un méprisable fou au costume mi-partie. Or,<br />

cher ami, il y a parmi vous tant de gens appelés<br />

poètes, et dont l’on ne peut contester ni l’esprit,<br />

ni les moyens, ni même la sensibilité, mais que<br />

l’on voit, au sein des habitudes triviales de tous<br />

les jours, comme si la poésie n’était pas la vie<br />

elle-même du poète, s’abandonner servilement<br />

aux soucis les plus vulgaires et distinguer avec la<br />

plus stricte exactitude les heures du travail de<br />

bureau du reste de leurs affaires ! Ce sont des<br />

gens avares, égoïstes, mauvais époux, mauvais<br />

pères, amis inconstants, et cela ne les empêche<br />

pas de remplir la nouvelle feuille qu’ils rédigent<br />

pour l’imprimeur des maximes les plus saintes,<br />

parées d’un langage harmonieux et divin.<br />

MOI<br />

Qu’importe la vie privée, si le poète est<br />

toujours et exclusivement poète ! – À te parler<br />

franchement, je suis de l’avis du Neveu de<br />

Rameau 1 , qui préfère l’auteur d’Athalie au bon<br />

1 C’est le titre d’un ouvrage de Diderot qui parut en


père de famille.<br />

BERGANZA<br />

Pour moi, je trouve absurde qu’on mette<br />

toujours à part chez le poète sa vie privée, comme<br />

s’il s’agissait d’un personnage officiel ou<br />

seulement d’un homme d’affaires en général. Et<br />

de quelle autre vie veut-on donc la séparer ?<br />

Jamais je ne serai convaincu que celui dont la<br />

poésie n’élève pas la vie entière au-dessus du<br />

commun, au-dessus des mesquines misères du<br />

monde conventionnel, celui qui ne joint pas dans<br />

toutes ses actions la noblesse à la bienveillance,<br />

soit un véritable poète, poussé par une vocation<br />

intime, obéissant à une inspiration intérieure et<br />

profonde. Je suis toujours tenté de chercher dans<br />

quelle circonstance particulière, par quelle<br />

connexion les sentiments qu’il exprime sont<br />

passés du dehors en lui, comme une semence que<br />

les facultés de l’esprit et la chaleur de l’âme<br />

fécondent et transforment en fleurs et en fruits. –<br />

Aussi, la plupart du temps, un vice quelconque,<br />

Allemagne longtemps avant sa publication en France.


ne serait-ce qu’un manque de goût résultant de la<br />

gêne imposée par une parure d’emprunt, vientelle<br />

trahir l’absence de la vraie nature poétique.<br />

MOI<br />

C’est donc là ton caractère bigarré ?<br />

BERGANZA<br />

Oui vraiment ! – Vous avez... eu... un poète,<br />

suis-je presque tenté de dire, dont les ouvrages<br />

respirent souvent une piété qui émeut le cœur et<br />

l’âme, lequel peut passer sans contredit pour<br />

l’original du sombre portrait que je viens<br />

d’ébaucher du caractère bigarré. C’est un homme<br />

égoïste, intéressé, perfide pour les amis qui lui<br />

étaient le plus sincèrement dévoués, et je n’hésite<br />

pas à affirmer que sa seule prétention opiniâtre,<br />

son idée fixe d’atteindre un but auquel ne<br />

l’appelait pas une vocation positive, l’a engagé<br />

dans cette voie pernicieuse sans qu’il puisse<br />

désormais revenir sur ses pas. – Mais peut-être<br />

que le génie poétique finira par sanctifier sa vie.


MOI<br />

Ceci est une énigme pour moi.<br />

BERGANZA<br />

Je souhaite que le mot ne t’en soit jamais<br />

révélé ! – Tu ne vois pas sur mon corps un seul<br />

poil blanc, je suis entièrement noir n’est-ce pas ?<br />

eh bien c’est à cela que j’attribue ma haine<br />

profonde contre tout ce qui sent l’arlequinage. –<br />

C’est pourtant une chose bien bizarre qu’une<br />

femme se croie réellement la vierge Marie.<br />

MOI<br />

Te voilà tout à coup changeant encore du<br />

propos ?<br />

BERGANZA<br />

Au contraire : je reste sur la même question.<br />

J’entendis un jour Jean Kreisler raconter à l’un de<br />

ses amis comment la folie de la mère avait par<br />

une pieuse exaltation jeté le fils dans la poésie.<br />

Cette femme s’imaginait qu’elle était la vierge<br />

Marie et son fils le Christ, qui, méconnu du genre


humain, parcourait le monde en buvant du café et<br />

jouant au billard, mais elle ne doutait pas qu’un<br />

jour viendrait enfin où il réunirait ses disciples<br />

pour les ravir avec lui dans le ciel. Or<br />

l’imagination excitée du jeune homme trouva<br />

dans ces rêveries extravagantes le présage de sa<br />

sublime vocation. Il se considéra comme un élu<br />

de Dieu destiné à proclamer les mystères d’une<br />

religion nouvelle et purifiée. Avec assez<br />

d’énergie morale pour sacrifier sa vie à la<br />

consécration d’une mission pareille, il eût pu<br />

devenir un nouveau prophète, ou que sais-je ?<br />

Mais avec la faiblesse innée en nous,<br />

vulgairement asservi à toutes les misères<br />

quotidiennes de la vie ordinaire, il trouva plus<br />

commode de ne manifester que par des vers sa<br />

haute vocation, qu’il désavoua même à la fin,<br />

lorsqu’il crut sa tranquillité civile compromise. –<br />

Ah, mon ami ! ah !...<br />

MOI<br />

Qu’est-ce donc, cher Berganza !


BERGANZA<br />

Pense un peu à la destinée d’un pauvre chien<br />

condamné à divulguer, comme on dit, les secrets<br />

de l’école pour une fois que le ciel lui accorde la<br />

faculté de parler. – Mais je vois avec plaisir que<br />

ma colère, mon mépris pour vos faux prophètes<br />

(c’est ainsi que je veux appeler tous ceux qui,<br />

parjures à la vraie poésie, ne respirent que<br />

l’imposture et la vanité), aient été par toi si bien<br />

accueillis ou plutôt jugés naturels. Je te le répète,<br />

mon ami : méfie-toi des gens bigarrés ! –<br />

En ce moment un vent frais du matin agita la<br />

cime des arbres, et les oiseaux réveillés de leur<br />

sommeil se mirent à planer dans la vapeur<br />

pourprée qui semblait surgir de derrière les<br />

collines.<br />

Berganza faisait des grimaces et des bonds<br />

étranges, ses yeux étincelants ressemblaient à des<br />

charbons embrasés : je me levai et je me sentis<br />

saisi d’une terreur dont j’avais triomphé pourtant<br />

durant la nuit.


« Traou ! – haou ! – haou ! – Aou aou ! » –<br />

Hélas ! Berganza voulut parler, mais les mots<br />

qu’il essaya d’articuler expirèrent dans les<br />

aboiements ordinaires du chien.<br />

Il prit sa course aussitôt avec la rapidité de<br />

l’éclair ; bientôt je le perdis de vue, mais à une<br />

grande distance j’entendis retentir encore :<br />

Haou aou ! – Haou ! – Haou ! – Haou aou !<br />

Et je sus ce qu’il fallait en penser.


Table<br />

Le cœur de pierre .................................................4<br />

Le vieux comédien.............................................65<br />

Deux originaux...................................................77<br />

La vision.............................................................84<br />

Les aventures de la nuit de Saint-Sylvestre .......98<br />

La maison déserte ............................................177<br />

Les dernières aventures du chien Berganza.....250


Cet ouvrage est le 362 e publié<br />

dans la collection À tous les vents<br />

par la Bibliothèque électronique du Québec.<br />

La Bibliothèque électronique du Québec<br />

est la propriété exclusive de<br />

Jean-Yves Dupuis.

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