Lebensraum - Journal César
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14 GRAND TEMOIN | THEATRE<br />
<strong>César</strong> • N°310 Octobre 2012<br />
[Exclusif]<br />
Alain Badiou, le théâtre<br />
et le régime contemporain de la liberté<br />
Alain Badiou, philosophe majeur, pense le théâtre comme « un événement de la pensée ». Il a fait cet été, dans le cadre du Théâtre des<br />
idées du festival d’Avignon, un « éloge du théâtre ». Entre spectacle, performance, théâtre post-dramatique… tentative de définition de<br />
ce qui fait le génie et l’originalité de cet art menacé et pourtant « supérieur ».<br />
Diriez-vous, à l’instar de Karl Valentin (1) ,<br />
que « le citoyen devra aller, que le théâtre<br />
lui fasse horreur ou non, 365 fois par an<br />
au théâtre » ?<br />
Je ne serais peut-être pas aussi radical ! Dans<br />
ma Rhapsodie pour le théâtre, je reprenais<br />
cette idée en disant que ce serait assez bien<br />
que le théâtre soit obligatoire, sous une forme<br />
ou sous une autre. J’ai toujours trouvé que<br />
tout le monde méritait le théâtre. Et que par<br />
conséquent, le théâtre méritait aussi tout le<br />
monde.<br />
Comment le théâtre peut éclairer le<br />
citoyen ?<br />
La force du théâtre c’est de montrer que les<br />
choix, les décisions, sont toujours prises à<br />
l’intérieur de situations concrètes, particulières,<br />
et dans une relation complexe aux<br />
autres. Tout théâtre est largement un théâtre<br />
de la décision. Le théâtre enseigne que<br />
d’un côté, les circonstances et les situations<br />
comptent beaucoup, qu’elles pèsent lourd, il<br />
exprime les nécessités, les grandes pulsions,<br />
les contraintes, mais il enseigne aussi qu’en<br />
définitive, aucune décision, aucun choix ne<br />
se réduit strictement à ces contraintes. Le<br />
théâtre le montre concrètement, avec des<br />
corps et des voix. Le théâtre, c’est le grand<br />
jeu de la nécessité et de la liberté. Il n’ y a<br />
pas d’enseignement plus fondamental.<br />
Quels sont les sujets qu’il est urgent<br />
d’aborder selon vous ?<br />
Il faudrait présenter sans aucun doute, à la<br />
fois de façon critique et aussi de façon dramatique,<br />
ce que j’appellerais l’état actuel de<br />
la démocratie. C’est-à-dire, qu’en est-il du<br />
régime contemporain de la liberté, qu’est-ce<br />
que nous sommes en état de décider vraiment,<br />
quelles sont les forces qui nous interdisent<br />
de décider, comment fonctionne le<br />
semblant, quelles sont les formes d’artifices,<br />
de fausseté, d’hypocrisie, qui infestent notre<br />
vie collective. Par ailleurs, il faudrait que le<br />
théâtre esquisse - ce n’est pas à lui seul de<br />
le faire - mais il faudrait qu’il se fasse l’écho<br />
de la possibilité d’une proposition différente.<br />
Qu’il soit aussi un théâtre de reconstruction,<br />
de l’espoir. Le théâtre devrait avoir comme<br />
fonction, à la fois d’examiner les raisons d’une<br />
espèce de nihilisme contemporain, du peu de<br />
foi dans des avenirs transformés, mais aussi<br />
d’indiquer comment, dans certaines circonstances,<br />
tel personnage peut se guider vers<br />
autre chose que ce nihilisme.<br />
Pensez-vous à certaines pièces<br />
contemporaines ?<br />
Je ne veux pas faire une distribution des prix.<br />
Mais il me semble que la pente la plus générale<br />
du grand théâtre contemporain - je parle<br />
du théâtre qui a une force, une densité, a<br />
basculé de façon un peu unilatérale, du côté<br />
de la dimension critique. Celle qui exhibe les<br />
excès parodiques, souvent cyniques ou tragiques<br />
du monde contemporain. Qui nous<br />
donne des images souvent impressionnantes<br />
de tout cela, mais, sur le versant qui consisterait<br />
à donner une éclaircie, il n’y a rien de<br />
vraiment saisissant. Comme si le théâtre était<br />
un peu, aujourd’hui, un théâtre de l’aliénation<br />
générale, de la souffrance et du crime,<br />
tout en restant une simple copie du monde<br />
tel qu’il est. Il nous faudra bien revenir à une<br />
dialectique rénovée, nouvelle, mais à une dialectique<br />
du texte et de l’image, sans écraser<br />
le texte sous la prévalence de l’imagerie. C’est<br />
en fait un problème plus général, qui est que<br />
nous sommes dans une phase assez démunie<br />
Alain Badiou © DR<br />
du point de vue des grandes idées… pour<br />
parler mon langage…<br />
Est-que le théâtre du passé peut éclairer le<br />
citoyen d’aujourd’hui ?<br />
Il y a une éternité du théâtre. Sans vouloir<br />
transformer le théâtre en musée, je pense<br />
que la réanimation de la grande théâtralité<br />
de tous les temps fait absolument partie de<br />
l’histoire du théâtre. En particulier depuis<br />
l’invention de la mise en scène. À la fin du<br />
XIX e siècle, au début du XX e , on voit comment<br />
à chaque époque, la réinterprétation<br />
des grands texte théâtraux du passé fait<br />
absolument partie de la vie du théâtre. Je me<br />
souviens parfaitement comment dans ma jeunesse,<br />
Vilar, avec Antigone ou avec les pièces<br />
d’Aristophane, parlait de la guerre d’Algérie.<br />
Tout le monde comprenait. Et après tout,<br />
c’était quand même des textes solides. Ça<br />
avait cet avantage !<br />
Est-ce que la catégorie « théâtre politique »<br />
est pertinente selon vous ?<br />
Je ne suis pas sûr que théâtre politique soit<br />
un bon mot d’ordre. Dans ma propre discipline,<br />
la philosophie, j’ai toujours trouvé que<br />
le partage entre philosophie politique, philosophie<br />
des sciences, de l’art, esthétique etc.<br />
était déplorable, académique. Va-t-on dire<br />
que le théâtre de Corneille est un théâtre<br />
politique ? En un certain sens il ne parle que<br />
des affaires de l’État mais fondamentalement<br />
ses pièces sont des tragédies, dont le milieu,<br />
l’élément, peut être la décision politique.<br />
Je crains que faire du « théâtre politique »<br />
donne des tentatives un peu dogmatisées,<br />
ou un peu scolaires. Nous manquons d’un<br />
théâtre d’aujourd’hui, politique ou pas, qui<br />
reconstituerait, dans l’élément de la technologie<br />
moderne et du spectacle moderne, une<br />
nouvelle relation entre le texte et le corps,<br />
ou entre le texte et l’image. À travers cela,<br />
« Le théâtre, c’est le grand jeu de la nécessité et<br />
de la liberté. Il n’ y a pas d’enseignement plus<br />
fondamental.»<br />
on verrait apparaître, inévitablement, le souci<br />
politique. En vérité, le théâtre n’a jamais parlé<br />
que de deux choses : la politique et l’amour.<br />
C’est encore vrai aujourd’hui. Simplement, la<br />
politique est malade et l’amour l’est aussi à<br />
certains égards, trop immédiatement associé<br />
à la sexualité, de même que la politique est<br />
immédiatement identifiée à la vie aliénée,<br />
la vie perdue. Il nous faudrait une politique<br />
plus politique et un amour plus amoureux si<br />
je puis dire… et une recombinaison de tout<br />
cela, dans une théâtralité forte. C’est plutôt<br />
dans cette voie que je m’avancerais plutôt<br />
que de parler de théâtre politique comme<br />
une spécialité.<br />
Comment expliquez-vous que, à quelques<br />
expériences près, le théâtre n’intéresse<br />
qu’une infime partie de la population ?<br />
C’est véritablement le point le plus alarmant.<br />
Mais il n’y a pas que le théâtre qui est<br />
concerné. Depuis le tournant du XIX e siècle,<br />
progressivement, la généralité de la sphère<br />
et de la création artistique s’est trouvée petit<br />
à petit contractée dans des publics de plus<br />
en plus restreints et spécialisés. Je ne pense<br />
pas que ce soit la faute de l’activité artistique<br />
elle-même. La raison en est ce que l’on<br />
a appelé « la crise des idéologies ». Pour que<br />
les gens aillent massivement au théâtre, il faut<br />
que le théâtre unifie quelque chose qui est<br />
commun à tous. Et qu’il sache s’adresser à ce<br />
qui est commun à tout le monde. C’est pour<br />
cela que les pièces du passé ont une grande<br />
importance, parce que nous savons qu’à<br />
l’époque grecque, à l’époque des farces du<br />
XVII e siècle, du théâtre romantique, le public<br />
de théâtre était très large. Pour reconstituer<br />
un public de théâtre, il faut naturellement<br />
un travail d’investissement, d’éducation (le<br />
théâtre obligatoire !), mais il faut voir qu’aujourd’hui,<br />
ce que les gens ont en partage en<br />
termes d’idées, de représentation du monde,<br />
d’espoir propre, est très limité.<br />
Cela ne dépasse-t-il pas la simple question<br />
de l’histoire du théâtre ?<br />
L’idée même que les idées sont importantes<br />
est peu présente dans nos sociétés. Le monde<br />
est tellement matraqué par la pulsion marchande,<br />
l’idée de l’acquisition, de la circulation<br />
des biens, l’idée des nouveaux objets mis<br />
en circulation, l’idée des salaires, des finances,<br />
de la pauvreté menaçante... Cette circulation<br />
générale des objets est un véritable obstacle<br />
à la stabilisation des entreprises artistiques.<br />
Et politiques aussi du reste. L’art demande<br />
une espèce d’attention désintéressée d’un<br />
type différent. On ne peut aller au théâtre<br />
dans une optique strictement consommatrice.<br />
Si on veut maintenir le théâtre dans sa<br />
force, y compris éducative, il faut bien que la<br />
demande du public puisse être cette demande<br />
désintéressée d’être éclairé sur la situation<br />
afin d’entrer en contact avec des problèmes<br />
décisifs de l’humanité, des questions d’orientations<br />
de l’existence et de la pensée. Or c’est<br />
un fait que le monde tel qu’il est, le monde<br />
du capitalisme mondialisé ne travaille pas<br />
dans cette direction. Prenez l’époque où la<br />
religion - Dieu sait que je ne suis pas nostalgique<br />
de la religion - était omniprésente,<br />
c’est-à-dire habitait tous les esprits et n’avait<br />
pas de rapport immédiat avec la vie matérielle,<br />
d’ailleurs très difficile des gens : vous<br />
pouviez avoir des représentations théâtrales<br />
des grands textes de la Passion, avec un<br />
public gigantesque. De même, dans la Cité<br />
grecque, lorsque Eschyle représente la défaite<br />
des Perses à Salamine, tout le monde était