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« arène de cirque » avec des clowns à la place des clochards, et qui n’a pas cessé<br />
d’influencer les mises en scène suivantes ou qui a fa<strong>it</strong> dire à Anouilh que c’étaient les<br />
Pensées de Pascal jouées par les Fratellini. Sa tonal<strong>it</strong>é pathétique et sardonique a<br />
suggéré ainsi une proxim<strong>it</strong>é du clownesque et du tragique, de grav<strong>it</strong>é et légèreté<br />
vaudevillesque. Dans cette œuvre décharnée à la lenteur surjouée, les personnages<br />
outrepassent le naturalisme, mais ils sortent de la plus matérielle des réal<strong>it</strong>és. « Si on a<br />
souvent comparé ses duettistes à des clowns, c’est justement que déjà au cirque on ne se<br />
soucie pas de s<strong>it</strong>uations (...) mais d’un inventaire immédiat, fortement physique, des<br />
figures extrêmes de la dual<strong>it</strong>é » 24<br />
L’autre marque du corps et du visage dans EAG est le devenir-animal : lorsque Vladimir<br />
et Estragon inspectent Lucky, ils s’arrêtent d’abord au visage et remarquent qu’il n’est<br />
pas mal, même si un peu efféminé et aux yeux saillants, qu’il bave et qu'il écume<br />
comme un animal ; il a une corde serrée autour du cou en sorte de laisse, comme les<br />
bêtes de somme ou comme les pantins dont les ficelles sont tirées par Pozzo. Il est le<br />
premier hybride homme-animal de Beckett, son devenir-cheval ouvre à la<br />
déshumanisation, à un espace entre l’humain et le non humain au même t<strong>it</strong>re que le<br />
devenir-chien de Clov en Fin de Partie, sa deuxième pièce. Il s’ag<strong>it</strong> d’une sorte de<br />
désorganisation du visage, les tra<strong>it</strong>s de visagé<strong>it</strong>é commencent à se libérer et deviennent<br />
aussi bien des tra<strong>it</strong>s d’animal<strong>it</strong>é de la tête.<br />
En 1957 Fin de partie est montée à Londres puis à Paris toujours par R.Blin. Dans les<br />
didascalies, on retrouve presque tous les personnages coiffés d’un chapeau et leur<br />
visage est couvert so<strong>it</strong> par un vieux drap so<strong>it</strong> par un mouchoir : les poubelles que Nagg<br />
et Nell hab<strong>it</strong>ent et d’où sortent seulement leurs mains et leurs têtes sont au début de la<br />
pièce recouvertes aussi d’un vieux drap. C’est à partir d’ici que Beckett commence à<br />
donner des indications plus détaillées : Nagg par exemple porte un bonnet de nu<strong>it</strong>, son<br />
visage est d’un teint très blanc, Nell est coiffé d’un bonnet de dentelle et lui aussi a un<br />
teint très blanc. Ils sont presque sourds et aveugles, sûrement très myopes : même s'ils<br />
sont l’un à coté de l’autre ils se voient à peine. Ils pourrissent, enfermés dans les<br />
poubelles, culs-de-jatte après un accident de tandem, seul l’usage des bras leur est resté,<br />
enterrés vivants dans ces deux trous ils sont pétrifiés dans l’immobil<strong>it</strong>é. Ils restent en<br />
24 A. Badiou, Beckett : l’increvable désir, Hachette, 1995, p. 73.<br />
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