Textes seuls - Université du Maine
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PLC2/CAPES 2013 – cours de thème – X. Lachazette, <strong>Université</strong> <strong>du</strong> <strong>Maine</strong> – septembre / novembre 2012<br />
Thème : extraits à tra<strong>du</strong>ire<br />
Note : les parties encadrées sont à rendre sur feuille<br />
(devoirs à la maison ne comptant pas dans votre future moyenne)<br />
Texte 1 : Honoré DE BALZAC, Le Père Goriot (1835)<br />
Madame Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris<br />
une pension bourgeoise établie rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg<br />
Saint-Marceau. Cette pension, connue sous le nom de la Maison-Vauquer, admet également des<br />
hommes et des femmes, des jeunes gens et des vieillards, sans que jamais la médisance ait attaqué<br />
les mœurs de ce respectable établissement. Mais aussi depuis trente ans ne s'y était-il jamais vu de<br />
jeune personne, et pour qu'un jeune homme y demeure, sa famille doit-elle lui faire une bien<br />
maigre pension. Néanmoins, en 1819, époque à laquelle ce drame commence, il s'y trouvait une<br />
pauvre jeune fille. En quelque discrédit que soit tombé le mot drame par la manière abusive et<br />
tortionnaire dont il a été prodigué dans ces temps de douloureuse littérature, il est nécessaire de<br />
l'employer ici : non que cette histoire soit dramatique dans le sens vrai <strong>du</strong> mot ; mais, l'œuvre<br />
accomplie, peut-être aura-t-on versé quelques larmes intra muros et extra. Sera-t-elle comprise audelà<br />
de Paris ? le doute est permis. Les particularités de cette scène pleine d'observations et de<br />
couleurs locales ne peuvent être appréciées qu'entre les buttes de Montmartre et les hauteurs de<br />
Montrouge, dans cette illustre vallée de plâtras incessamment près de tomber et de ruisseaux noirs<br />
de boue ; vallée remplie de souffrances réelles, de joies souvent fausses, et si terriblement agitée<br />
qu'il faut je ne sais quoi d'exorbitant pour y pro<strong>du</strong>ire une sensation de quelque <strong>du</strong>rée. Cependant il<br />
s'y rencontre çà et là des douleurs que l'agglomération des vices et des vertus rend grandes et<br />
solennelles : à leur aspect, les égoïsmes, les intérêts, s'arrêtent et s'apitoient ; mais l'impression<br />
qu'ils en reçoivent est comme un fruit savoureux promptement dévoré. Le char de la civilisation,<br />
semblable à celui de l'idole de Jaggernat, à peine retardé par un cœur moins facile à broyer que les<br />
autres et qui enraie sa roue, l'a brisé bientôt et continue sa marche glorieuse. Ainsi ferez-vous, vous<br />
qui tenez ce livre d'une main blanche, vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous<br />
disant : Peut-être ceci va-t-il m'amuser. Après avoir lu les secrètes infortunes <strong>du</strong> père Goriot, vous<br />
dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de l'auteur, en le taxant<br />
d'exagération, en l'accusant de poésie. Ah ! sachez-le : ce drame n'est ni une fiction, ni un roman.<br />
All is true, il est si véritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur<br />
peut-être.<br />
[DM1] La maison où s'exploite la pension bourgeoise appartient à madame Vauquer. Elle est<br />
située dans le bas de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, à l'endroit où le terrain s'abaisse vers la rue de<br />
l'Arbalète par une pente si brusque et si rude que les chevaux la montent ou la descendent<br />
rarement. Cette circonstance est favorable au silence qui règne dans ces rues serrées entre le dôme<br />
<strong>du</strong> Val-de-Grâce et le dôme <strong>du</strong> Panthéon, deux monuments qui changent les conditions de<br />
l'atmosphère en y jetant des tons jaunes, en y assombrissant tout par les teintes sévères que<br />
projettent leurs coupoles. Là, les pavés sont secs, les ruisseaux n'ont ni boue ni eau, l'herbe croit le<br />
long des murs. L'homme le plus insouciant s'y attriste comme tous les passants, le bruit d'une<br />
voiture y devient un événement, les maisons y sont mornes, les murailles y sentent la prison. Un<br />
Parisien égaré ne verrait là que des pensions bourgeoises ou des institutions, de la misère ou de<br />
l'ennui, de la vieillesse qui meurt, de la joyeuse jeunesse contrainte à travailler. Nul quartier de<br />
Paris n'est plus horrible, ni, disons-le, plus inconnu. La rue Neuve-Sainte-Geneviève surtout est<br />
comme un cadre de bronze, le seul qui convienne à ce récit, auquel on ne saurait trop préparer<br />
l'intelligence par des couleurs brunes, par des idées graves ; ainsi que, de marche en marche, le jour<br />
diminue et le chant <strong>du</strong> con<strong>du</strong>cteur se creuse, alors que le voyageur descend aux Catacombes.<br />
Comparaison vraie ! Qui décidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des coeurs desséchés, ou des<br />
crânes vides ?<br />
La façade de la pension donne sur un jardinet, en sorte que la maison tombe à angle droit sur la<br />
rue Neuve-Sainte-Geneviève, où vous la voyez coupée dans sa profondeur. Le long de cette façade,
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entre la maison et le jardinet, règne un cailloutis en cuvette, large d'une toise, devant lequel est une<br />
allée sablée, bordée de géraniums, de lauriers-roses et de grenadiers plantés dans de grands vases<br />
en faïence bleue et blanche. On entre dans cette allée par une porte bâtarde, surmontée d'un écriteau<br />
sur lequel est écrit : MAISON-VAUQUER, et dessous : Pension bourgeoise des deux sexes et<br />
autres. Pendant le jour, une porte à claire-voie, armée d'une sonnette criarde, laisse apercevoir au<br />
bout <strong>du</strong> petit pavé, sur le mur opposé à la rue, une arcade peinte en marbre vert par un artiste <strong>du</strong><br />
quartier. Sous le renfoncement que simule cette peinture, s'élève une statue représentant l'Amour.<br />
A voir le vernis écaillé qui la couvre, les amateurs de symboles y découvriraient peut-être un mythe<br />
de l'amour parisien qu'on guérit à quelques pas de là. Sous le socle, cette inscription à demi effacée<br />
rappelle le temps auquel remonte cet ornement par l'enthousiasme dont il témoigne pour Voltaire,<br />
rentré dans Paris en 1777 :<br />
Qui que tu sois, voici ton maître :<br />
Il l'est, le fut, ou le doit être.<br />
Texte 2 : Alexandre DUMAS et Auguste MAQUET, Le Comte de Monte-Cristo (1844-1846)<br />
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[DM2] L'île était familière à l'équipage de la Jeune-Amélie : c'était une de ses stations<br />
ordinaires. Quant à Dantès, il l'avait reconnue à chacun de ses voyages dans le Levant, mais jamais<br />
il n'y était descen<strong>du</strong>.<br />
Il interrogea Jacopo.<br />
« Où allons-nous passer la nuit ? demanda-t-il.<br />
— Mais à bord de la tartane, répondit le marin.<br />
— Ne serions-nous pas mieux dans les grottes ?<br />
— Dans quelles grottes ?<br />
— Mais dans les grottes de l'île.<br />
— Je ne connais pas de grottes », dit Jacopo.<br />
Une sueur froide passa sur le front de Dantès.<br />
« Il n'y a pas de grottes à Monte-Cristo ? demanda-t-il.<br />
— Non. »<br />
Dantès demeura un instant étourdi ; puis il songea que ces grottes pouvaient avoir été comblées<br />
depuis par un accident quelconque, ou même bouchées, pour plus grandes précautions, par le<br />
cardinal Spada. Le tout, dans ce cas, était donc de retrouver cette ouverture per<strong>du</strong>e. Il était inutile<br />
de la chercher pendant la nuit. Dantès remit donc l'investigation au lendemain. D'ailleurs, un signal<br />
arboré à une demi-lieue en mer, et auquel la Jeune-Amélie répondit aussitôt par un signal pareil,<br />
indiqua que le moment était venu de se mettre à la besogne. Le bâtiment retardataire, rassuré par le<br />
signal qui devait faire connaître au dernier arrivé qu'il y avait toute sécurité à s'aboucher, apparut<br />
bientôt blanc et silencieux comme un fantôme, et vint jeter l'ancre à une encablure <strong>du</strong> rivage.<br />
Aussitôt le transport commença.<br />
Dantès songeait, tout en travaillant, au hourra de joie que d'un seul mot il pourrait provoquer<br />
parmi tous ces hommes s'il disait tout haut l'incessante pensée qui bourdonnait tout bas à son<br />
oreille et à son cœur. Mais, tout au contraire de révéler le magnifique secret, il craignait d'en avoir<br />
déjà trop dit et d'avoir, par ses allées et venues, ses demandes répétées, ses observations<br />
minutieuses et sa préoccupation continuelle, éveillé les soupçons. Heureusement, pour cette<br />
circonstance <strong>du</strong> moins, que chez lui un passé bien douloureux reflétait sur son visage une tristesse<br />
indélébile, et que les lueurs de gaieté entrevues sous ce nuage n'étaient réellement que des éclairs.<br />
Personne ne se doutait donc de rien, et lorsque le lendemain, en prenant un fusil, <strong>du</strong> plomb et de<br />
la poudre, Dantès manifesta le désir d'aller tuer quelqu'une de ces nombreuses chèvres sauvages<br />
que l'on voyait sauter de rocher en rocher, on n'attribua cette excursion de Dantès qu'à l'amour de la<br />
chasse ou au désir de la solitude. Il n'y eut que Jacopo qui insista pour le suivre. Dantès ne voulut<br />
pas s'y opposer, craignant par cette répugnance à être accompagné d'inspirer quelques soupçons.<br />
Mais à peine eut-il fait un quart de lieue, qu'ayant trouvé l'occasion de tirer et de tuer un chevreau,
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il envoya Jacopo le porter à ses compagnons, les invitant à le faire cuire et à lui donner lorsqu'il<br />
serait cuit, le signal d'en manger sa part en tirant un coup de fusil ; quelques fruits secs et un fiasco<br />
de vin de Monte-Pulciano devaient compléter l'ordonnance <strong>du</strong> repas.<br />
[DM3] Dantès continua son chemin en se retournant de temps en temps. Arrivé au sommet<br />
d'une roche, il vit à mille pieds au-dessous de lui ses compagnons que venait de rejoindre Jacopo et<br />
qui s'occupaient déjà activement des apprêts <strong>du</strong> déjeuner, augmenté, grâce à l'adresse d'Edmond,<br />
d'une pièce capitale.<br />
Edmond les regarda un instant avec ce sourire doux et triste de l'homme supérieur.<br />
« Dans deux heures, dit-il, ces gens-là repartiront, riches de cinquante piastres, pour aller, en<br />
risquant leur vie, essayer d'en gagner cinquante autres ; puis reviendront, riches de six cents livres,<br />
dilapider ce trésor dans une ville quelconque, avec la fierté des sultans et la confiance des nababs.<br />
Aujourd'hui, l'espérance fait que je méprise leur richesse, qui me paraît la plus profonde misère ;<br />
demain, la déception fera peut-être que je serai forcé de regarder cette profonde misère comme le<br />
suprême bonheur.... Oh ! non, s'écria Edmond, cela ne sera pas ; le savant, l'infaillible Faria ne se<br />
serait pas trompé sur cette seule chose. D'ailleurs autant vaudrait mourir que de continuer de mener<br />
cette vie misérable et inférieure. »<br />
Ainsi Dantès, qui, il y a trois mois, n'aspirait qu'à la liberté, n'avait déjà plus assez de la liberté<br />
et aspirait à la richesse ; la faute n'en était pas à Dantès, mais à Dieu, qui, en bornant la puissance<br />
de l'homme, lui a fait des désirs infinis ! Cependant par une route per<strong>du</strong>e entre deux murailles de<br />
roches, suivant un sentier creusé par le torrent et que, selon toute probabilité, jamais pied humain<br />
n'avait foulé, Dantès s'était approché de l'endroit où il supposait que les grottes avaient dû exister.<br />
Tout en suivant le rivage de la mer et en examinant les moindres objets avec une attention sérieuse,<br />
il crut remarquer sur certains rochers des entailles creusées par la main de l'homme.<br />
Le temps, qui jette sur toute chose physique son manteau de mousse, comme sur les choses<br />
morales son manteau d'oubli, semblait avoir respecté ces signes tracés avec une certaine régularité,<br />
et dans le but probablement d'indiquer une trace ; de temps en temps cependant, ces signes<br />
disparaissaient sous des touffes de myrtes, qui s'épanouissaient en gros bouquets chargés de fleurs,<br />
ou sous des lichens parasites. Il fallait alors qu'Edmond écartât les branches ou soulevât les<br />
mousses pour retrouver les signes indicateurs qui le con<strong>du</strong>isaient dans cet autre labyrinthe. Ces<br />
signes avaient, au reste, donné bon espoir à Edmond. Pourquoi ne serait-ce pas le cardinal qui les<br />
aurait tracés pour qu'ils pussent, en cas d'une catastrophe qu'il n'avait pas pu prévoir si complète,<br />
servir de guide à son neveu ? Ce lieu solitaire était bien celui qui convenait à un homme qui voulait<br />
enfouir un trésor. Seulement, ces signes infidèles n'avaient-ils pas attiré d'autres yeux que ceux<br />
pour lesquels ils étaient tracés, et l'île aux sombres merveilles avait-elle fidèlement gardé son<br />
magnifique secret ?<br />
Cependant, à soixante pas <strong>du</strong> port à peu près, il sembla à Edmond, toujours caché à ses<br />
compagnons par les accidents <strong>du</strong> terrain, que les entailles s'arrêtaient ; seulement, elles<br />
n'aboutissaient à aucune grotte. Un gros rocher rond posé sur une base solide était le seul but<br />
auquel elles semblassent con<strong>du</strong>ire. Edmond pensa qu'au lieu d'être arrivé à la fin, il n'était peutêtre,<br />
tout au contraire, qu'au commencement ; il prit en conséquence le contre-pied et retourna sur<br />
ses pas.<br />
Pendant ce temps, ses compagnons préparaient le déjeuner, allaient puiser de l'eau, à la source,<br />
transportaient le pain et les fruits à terre et faisaient cuire le chevreau. Juste au moment où ils le<br />
tiraient de sa broche improvisée, ils aperçurent Edmond qui, léger et hardi comme un chamois,<br />
sautait de rocher en rocher : ils tirèrent un coup de fusil pour lui donner le signal. Le chasseur<br />
changea aussitôt de direction, et revint tout courant à eux. Mais au moment où tous le suivaient des<br />
yeux dans l'espèce de vol qu'il exécutait, taxant son adresse de témérité, comme pour donner raison<br />
à leurs craintes, le pied manqua à Edmond ; on le vit chanceler à la cime d'un rocher, pousser un cri<br />
et disparaître.<br />
Tous bondirent d'un seul élan, car tous aimaient Edmond, malgré sa supériorité ; cependant, ce<br />
fut Jacopo qui arriva le premier.
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Texte 3 : Marcel PROUST, Du côté de chez Swann (1913)<br />
[DM4] Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes<br />
yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : “ Je m'endors. ” Et, une demiheure<br />
après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le<br />
volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en<br />
dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour<br />
un peu particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un<br />
quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques<br />
secondes à mon réveil, elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux<br />
et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à<br />
me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure ; le<br />
sujet <strong>du</strong> livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue<br />
et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux,<br />
mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause,<br />
incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait<br />
être ; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau<br />
dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'éten<strong>du</strong>e de la campagne déserte où le voyageur<br />
se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par<br />
l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux<br />
adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur<br />
prochaine <strong>du</strong> retour.<br />
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont<br />
comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt<br />
minuit. C'est l'instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un<br />
hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel<br />
bonheur, c'est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on<br />
viendra lui porter secours. L'espérance d'être soulagé lui donne <strong>du</strong> courage pour souffrir. Justement<br />
il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s'éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa<br />
porte a disparu.<br />
C'est minuit ; on vient d'éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute<br />
la nuit à souffrir sans remède.<br />
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils d'un instant, le temps<br />
d'entendre les craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de<br />
l'obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés<br />
les meubles, la chambre, le tout dont je n'étais qu'une petite partie et à l'insensibilité <strong>du</strong>quel je<br />
retournais vite m'unir.<br />
Ou bien en dormant j'avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive,<br />
retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes<br />
boucles et qu'avait dissipée le jour - date pour moi d'une ère nouvelle - où on les avait coupées.<br />
J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le souvenir aussitôt que j'avais<br />
réussi à m'éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution<br />
j'entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.<br />
[DM5] Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant mon<br />
sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Formée <strong>du</strong> plaisir que j'étais sur le point de goûter, je<br />
m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur<br />
voulait s'y rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien lointain<br />
auprès de cette femme que j'avais quittée il y avait quelques moments à peine ; ma joue était<br />
chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait<br />
quelquefois, elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout<br />
entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité<br />
désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une réalité le charme <strong>du</strong> songe. Peu à peu son
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souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve.<br />
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des<br />
mondes. Il les consulte d'instinct en s'éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu'il<br />
occupe, le temps qui s'est écoulé jusqu'à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre.<br />
Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture<br />
trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire<br />
reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l'heure, il estimera qu'il vient<br />
à peine de se coucher. Que s'il s'assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par<br />
exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes<br />
désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l'espace, et au<br />
moment d'ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée.<br />
Texte 4 : COLETTE, Chéri (1920)<br />
Mme Peloux avait dû parler beaucoup et longtemps, avant l'entrée de Léa. Le feu de ses<br />
pommettes ajoutait à l'éclat de ses grands yeux qui n'exprimaient jamais que le guet, l'attention<br />
indiscrète et impénétrable. Elle portait ce dimanche-là une robe d'après-midi noire à jupe très<br />
étroite, et personne ne pouvait ignorer que ses pieds étaient très petits ni qu'elle avait le ventre<br />
remonté dans l'estomac. Elle s'arrêta de parler, but une gorgée dans le calice mince qui tiédissait<br />
dans sa paume et pencha la tête vers Léa avec une langueur heureuse.<br />
« Crois-tu qu'il fait beau ? Ce temps ! ce temps ! Dirait-on qu'on est en octobre ?<br />
— Ah ! non ?… Pour sûr que non ! » répondirent deux voix serviles.<br />
Un fleuve de sauges rouges tournait mollement le long de l'allée, entre des rives d'asters d'un<br />
mauve presque gris. Des papillons souci volaient comme en été, mais l'odeur des chrysanthèmes<br />
chauffés au soleil entrait dans le hall ouvert. Un bouleau jaune tremblait au vent, au-dessus d'une<br />
roseraie de bengale qui retenait les dernières abeilles.<br />
« Et qu'est-ce que c'est, clama Mme Peloux soudain lyrique, qu'est-ce que c'est que ce temps, à<br />
côté de celui qu'ILS doivent avoir en Italie !<br />
— Le fait est…. Vous pensez !… » répondirent les voix serviles.<br />
Léa tourna la tête vers les voix en fronçant les sourcils :<br />
« Si au moins elles ne parlaient pas », murmura-t-elle.<br />
[DM6] Assises à une table de jeu, la baronne de la Berche et Mme Aldonza jouaient au piquet.<br />
Mme Aldonza, une très vieille danseuse, aux jambes emmaillotées, souffrait de rhumatisme<br />
déformant, et portait de travers sa perruque d'un noir laqué. En face d'elle et la dominant d'une tête<br />
et demie, la baronne de la Berche carrait d'inflexibles épaules de curé paysan, un grand visage que<br />
la vieillesse virilisait à faire peur. Elle n'était que poils dans les oreilles, buissons dans le nez et sur<br />
la lèvre, phalanges velues….<br />
« Baronne, vous ne coupez pas à mon quatre-vingt-dix, chevrota Mme<br />
Aldonza.<br />
— Marquez, marquez, ma bonne amie. Ce que je veux, moi, c'est que tout le monde soit<br />
content. »<br />
Elle bénissait sans trêve et cachait une cruauté sauvage. Léa la considéra comme pour la<br />
première fois, avec dégoût, et ramena son regard vers Mme Peloux.<br />
« Au moins, Charlotte a une apparence humaine, elle…. »<br />
« Qu'est-ce que tu as, ma Léa ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette ? » interrogea tendrement Mme<br />
Peloux.<br />
Léa cambra sa belle taille et répondit : « Mais si, ma Lolotte…. Il fait si bon chez toi que je me<br />
laisse vivre… » tout en songeant : « Attention… la férocité est là aussi… » et elle mit sur son<br />
visage une impression de bien-être complaisant, de rêverie repue, qu'elle souligna en soupirant :<br />
« J'ai trop mangé… je veux maigrir, là ! Demain, je commence un régime. »<br />
Mme Peloux battit l'air et minauda :<br />
« Le chagrin ne te suffit donc pas ?<br />
— Ah ! Ah ! Ah ! s'esclaffèrent Mme Aldonza et la baronne de la Berche. Ah ! Ah ! Ah ! »
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Léa se leva, grande dans sa robe d'automne d'un vert sourd, belle sous son chapeau de satin<br />
bordé de loutre, jeune parmi ces décombres qu'elle parcourut d'un œil doux :<br />
« Ah ! là là, mes enfants… donnez-m'en douze, de ces chagrins-là, que je perde un kilo !<br />
— T'es épatante, Léa, lui jeta la baronne dans une bouffée de fumée.<br />
— Madame Léa, après vous ce chapeau-là, quand vous le jetterez ? mendia la vieille Aldonza.<br />
Madame Charlotte, vous vous souvenez, votre bleu ? Il m'a fait deux ans. Baronne, quand vous<br />
aurez fini de faire de l'œil à Madame Léa, vous me donnerez des cartes ?<br />
— Voilà, ma mignonne, en vous les souhaitant heureuses ! »<br />
Léa se tint un moment sur le seuil <strong>du</strong> hall, puis descendit dans le jardin. Elle cueillit une rose de<br />
Bengale qui s'effeuilla, écouta le vent dans le bouleau, les tramways de l'avenue, le sifflet d'un train<br />
de Ceinture. Le banc où elle s'assit était tiède et elle ferma les yeux, laissant le soleil lui chauffer<br />
les épaules. Quand elle rouvrit les yeux, elle tourna la tête précipitamment vers la maison, avec la<br />
certitude qu'elle allait voir Chéri debout sur le seuil <strong>du</strong> hall, appuyé de l'épaule à la porte….