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Confessez-moi ! - Fnac

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<strong>Confessez</strong>-<strong>moi</strong> !<br />

Mathias LAHIRE<br />

ertiges


Mathias Lahire<br />

<strong>Confessez</strong>-<strong>moi</strong> !<br />

Roman<br />

COLLECTION VERTIGES<br />

TENDANCE ROSE<br />

TABOU ÉDITIONS<br />

FRANCE


© 2013 Tabou Éditions, tous droits réservés<br />

« Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le<br />

consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il<br />

en est de même pour la traduction, l’adaptation ou la transformation,<br />

l’arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque. »<br />

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La diffusion sur Internet, gratuite ou payante, sans le consentement de<br />

l’auteur est de ce fait interdite.<br />

Tabou Éditions et Vertiges sont des marques éditoriales des Éditions de l’Éveil.<br />

Dépôt légal : 2 e trimestre 2013<br />

ISSN 1968-8032 (collection Vertiges)<br />

ISBN papier : 978-2-36326-006-2<br />

ISBN numérique : 978-2-36326-504-3


Qui veut connaître le secret de la jupe plissée se doit<br />

de fréquenter les églises. Ainsi parfois, être un bon<br />

chrétien peut aider à la résolution de certains mystères,<br />

ou du <strong>moi</strong>ns à accumuler des éléments aidant à. Et si je<br />

dis parfois, je le dis en connaissance des mots et en<br />

ayant bien pesé le pour et le goupillon.<br />

Parmi ces mystères, il y a le pourquoi du comment<br />

de la jupe plissée, qui entre nous soit dit, à part<br />

quelques fripons nippons n’excite plus grand monde<br />

de nos jours.<br />

Mais à mystère trop vite balayé par le vent de<br />

l’ignorance, ne ratons-nous pas de savoureuses<br />

découvertes et de goûteuses révélations ? C’est ce que<br />

je souhaite observer ici.<br />

3


Il était une fois,<br />

Annabelle<br />

La jupe plissée, disions-nous donc. Mettons-nous<br />

en situation et observons.<br />

Prenons la sainte église de Sainte-Gudule, sise au<br />

cœur d’une cité bourgeoise de type Annecy, Orléans,<br />

Chartres, ou Amiens, sans plus de précision pour ne<br />

vexer personne.<br />

Puis parmi les ouailles de la paroisse, prenons la<br />

fidèle Annabelle. Je commettrais sans doute péché de<br />

mensonge, si je disais que ce choix est le fruit du<br />

hasard ; mais voyons plus avant, pourquoi.<br />

Elle pourrait être belle, Annabelle, si elle ne cachait<br />

à la vue de son prochain tous ses trésors de féminité<br />

sous ses oripeaux de grenouille, pour les réserver, le<br />

matin, dans l’intimité de sa toilette, à la seule vue du roi<br />

du bénitier, et de ces voyeurs de Villeroy & Bosch, sa<br />

nudité offerte au rutilant pommeau de douche et à<br />

l’immaculée conception de la blanche baignoire.<br />

5


Pour ceux qui ne sont ni Dieu ni vendeurs de<br />

lavabos, Annabelle est femme de taille moyenne, aux<br />

cheveux mi-longs aussi joliment châtains que souples,<br />

qu’ils invitent à la caresse. Nous dirons pudiquement<br />

que sa silhouette est celle d’une femme faite pour<br />

enfanter : pour les impudiques, en la forme de larges<br />

hanches hospitalières, et d’une poitrine non <strong>moi</strong>ns<br />

largement accueillante. Son visage aimable et doux ne<br />

peut néan<strong>moi</strong>ns masquer les marques de fatigue d’une<br />

vie entièrement vouée aux autres. Le regard de ses<br />

yeux clairs révèle une bonne âme à la bienveillance<br />

non-feinte, mais aussi une trop faible flamme d’un<br />

espoir las de tant d’attentes et de désirs depuis trop<br />

longtemps patients.<br />

Pourtant les raisons d’espérer semblent encore<br />

quelques-unes. Annabelle porte ainsi une démarche<br />

légère et flottante lorsqu’elle se déplace, tel un refus de<br />

l’accablement, de la fatigue, ou du renoncement,<br />

comme le choix d’un optimisme intimement protégé,<br />

comme il semble en être autant de son corps<br />

secrètement caché. Autant de trésors qu’Annabelle<br />

semble conserver sacralement pour cet espoir ténu<br />

d’un futur autre.<br />

Annabelle et son uniforme de mère au foyer de sept<br />

têtes blondes, se rend à l’église trois fois par semaine.<br />

Elle aime ainsi dire qu’elle est une pratiquante<br />

modérée, comme libérée d’un joug familial qui<br />

pratique l’exercice quotidiennement.<br />

6


Lundi,<br />

tartan & tétons<br />

Il y a d’abord les vêpres du lundi. C’est une journée<br />

un peu légère pour Annabelle, qui profite ainsi du peu<br />

de loisirs que lui laisse son foyer.<br />

Le dimanche est passé, les courses du samedi<br />

garnissent encore suffisamment le frigo, et ni enfants<br />

ni mari n’ont, dans cette journée bénite du lundi,<br />

d’activités extrascolaires ou extraprofessionnelles.<br />

Ainsi, pour Annabelle, béni soit le lundi. Et à<br />

journée légère, excentricité vestimentaire. À la jupe<br />

plissée marine ou grise qu’elle arbore quotidiennement<br />

et traditionnellement depuis qu’elle est en âge d’en<br />

porter, Annabelle préfère un modèle chamarré en tissu<br />

écossais véritable ramené d’un séjour linguistique à<br />

Édimbourg, alors qu’elle n’était âgée que de dix-sept<br />

ans.<br />

7


Cette jupe, qui l’air de rien raccourcit d’année en<br />

année, à mesure que le temps grignote la maille<br />

comme il le fait de sa beauté et de ses désirs profonds,<br />

est un trésor qui renvoie Annabelle à ce temps où tout<br />

semblait alors possible à la jeune fille en fleur mi-close<br />

qu’elle était encore.<br />

Ce qu’Annabelle garde caché secret au plus profond<br />

de son cœur, c’est l’identité de celui qui lui a alors<br />

offert cette jupe, tandis qu’ils se séparaient sur le quai<br />

de cette gare écossaise balayée par un vent polisson et<br />

joueur sous les jupes du chef de gare et qui confirma à<br />

Annabelle ce qu’elle savait déjà sur l’effet d’un courant<br />

froid sur les attributs du mâle sans culotte.<br />

Vlad, tel était son nom à cet étudiant polonais, tout<br />

comme elle, là pour parfaire sa langue, reste un<br />

souvenir ému le jour et parfois humide la nuit pour<br />

Annabelle. Car Vlad cueillit sa fleur, et lui apprit bien<br />

plus qu’à tourner sept fois sa langue dans sa bouche<br />

avant de prononcer porridge. Annabelle vérifia ainsi<br />

auprès de Vlad le principe d’Archicon, selon lequel un<br />

corps chaud au contact d’une masse d’air (ou d’eau)<br />

froid rétrécit vivement ; puis le principe d’Archisexe<br />

selon lequel le même corps refroidi nécessite un travail<br />

plus long pour pouvoir en faire quelque chose, et que<br />

dans ces conditions la bouche vaut mieux que la main,<br />

surtout si on a des moufles… Mais je m’égare ! Le<br />

tartan donc.<br />

8


Dès lors, le lundi, lorsqu’elle se glisse, toujours aussi<br />

sensible au contact de la laine bariolée sur sa peau,<br />

dans son écrin court et plissé, à ses yeux, ultime de<br />

féminité, est bien la journée qu’Annabelle préfère. Elle<br />

se sent alors pleine d’une charge érotique, si évidente<br />

pour elle que le rose lui monte instamment aux joues<br />

lorsqu’elle s’admire dans le miroir Louis Philippe de la<br />

chambre conjugale.<br />

Annabelle choisit toujours de passer sa jupe avant<br />

tout le reste. Cérémonie sensuelle isolée dans une<br />

semaine terne et néan<strong>moi</strong>ns débordante de tâches en<br />

tous genres, l’habillement du lundi est le dernier carré<br />

de pelouse encore verte dans le jardin secret<br />

d’Annabelle. Enfiler le tartan, et le plaisir luit.<br />

Sortant d’une douche plus longue que les autres<br />

jours de la semaine, Annabelle procède avec lenteur,<br />

douceur, et ce que d’aucun voyeur qualifierait d’éroti -<br />

que candeur. Elle libère ainsi rapidement son corps de<br />

l’affreux peignoir de grand-mère, cadeau d’une antique<br />

fête des mères de la part de Jean-Charles, son si triste<br />

mari, aussi plat qu’une cornemuse sans air.<br />

Le lundi, Annabelle ne se frotte pas pour se sécher.<br />

Dans le relatif frimas de la chambre à coucher qui dresse<br />

chair de poule et met tétons en fête, tandis qu’elle choisit<br />

ses sous-vêtements, Annabelle laisse les dernières<br />

gouttes d’eau perler sur sa peau. Puis elle enfile sa<br />

culotte, et rapidement sa jupe, prunelle de ses yeux.<br />

Annabelle s’admire souvent alors devant la glace,<br />

ainsi sommairement vêtue. Elle s’aime bien Annabelle.<br />

9


Elle aime surtout ses seins. Vlad les chérissait déjà<br />

lorsqu’elle n’avait que dix-sept ans, et les flattait,<br />

gourmand, de sa polonaise langue experte. Annabelle<br />

aime à se dire que Vlad serait fou de cette lourde<br />

poitrine abondante, fortifiée de sept maternités, mais<br />

qu’un miracle, accordé à cette bonne paroissienne, a<br />

fait en sorte de ne pas abîmer par le temps et l’appétit<br />

goulu de ses sept enfants.<br />

Annabelle se souvient alors du temps où Jean-<br />

Charles, lui aussi, succombait à la gourmandise pour y<br />

enfouir tête, mains, et autre au comble de son exci -<br />

tation juvénile. Seulement voilà, depuis la naissance de<br />

Charles-Auguste, leur premier, Jean-Charles jure que<br />

ce serait pécher de passer là où son fils se nourrit.<br />

Annabelle avait cessé d’être une femme pour devenir<br />

une mère. Amen.<br />

Alors Annabelle, le lundi, se souvient.<br />

Jean-Charles quitte bien vite son esprit pour céder<br />

la place au fougueux Vlad.<br />

Vlad qui fut le seul à lui faire véritablement<br />

entrevoir la lumière, lorsqu’il lui faisait répéter au seuil<br />

de la jouissance ultime “bierze mnie na rosyjski… bierze<br />

mnie na rosyjski”, soit “prends-<strong>moi</strong> à la russe… prends<strong>moi</strong><br />

à la russe” ; Vlad qui fut le seul à lui apprendre à<br />

boire de la vodka et qui la faisait tant rire lorsqu’il<br />

s’asseyait sur la bouteille et se mettait à danser le<br />

kazatchok en kilt dans des bruits de verre pilé.<br />

Annabelle se souvient. Elle caresse ses seins lourds<br />

et avides de trop manquer d’attention. Ses tétons<br />

10


majestueux semblant d’année en année se grandir<br />

comme pour réclamer un autre sort que celui auquel<br />

ils sont depuis trop longtemps confinés, se bandent,<br />

vibrants et durs, réagissant si vivement au doigté<br />

d’Annabelle, qui bien souvent finit par les pincer entre<br />

ses doigts fébriles et agités ; ce qui lui arrache un petit<br />

cri de plaisir, ce petit cri si rare désormais que Jean-<br />

Charles s’astreint le <strong>moi</strong>ns souvent possible à sa<br />

conjugale besogne avec un égal bonheur qu’il irait se<br />

pendre, et que rien dans son désir éteint et ses bras<br />

mous ne vient réchauffer la couche nuptiale et le corps<br />

en jachère et si froid d’Annabelle, qui elle, voudrait<br />

tant sentir son “corps contre son corps, lourd comme<br />

un cheval mort”.<br />

Alors, le lundi, après le petit cri, Annabelle achève<br />

de se vêtir, comme l’on referme à clé une petite boîte à<br />

trésor. Elle enfile un collant opaque sous cette jupe si<br />

chaude, chausse ses souliers plats et sans artifice, puis,<br />

sur un soutien-gorge si merveilleusement empesé,<br />

referme un chemisier dont les boutons semblent se<br />

débattre tant ils tirent sur leur attache, avant de<br />

bientôt devoir céder sous la tension de l’enveloppe<br />

pudique de coton.<br />

Ainsi exquisément mise en condition pour se livrer<br />

à la prière du soir, dans l’esprit d’Annabelle, le lundi<br />

glisse tel un rêve. Lorsqu’elle rentre le lundi soir de<br />

l’église, Annabelle s’étonne parfois d’en être à préparer<br />

11


le dîner. Où est donc passé le reste de cette journée ? Le<br />

plus souvent dans la douceur ouatée de rêves<br />

inassouvis, enrobés de la tiédeur sucrée du secret et du<br />

suc rare et précieux de l’inavouable. Et lorsqu’il s’agit<br />

enfin de retirer cette jupe fantastique, à l’heure du<br />

coucher, Annabelle prend un temps infini et un soin de<br />

mère aimante à ne pas se réveiller elle-même en<br />

sursaut de ce rêve éveillé que peut être le lundi. Le<br />

tiroir se referme alors sur l’étoffe d’Édimbourg, et<br />

arrache à Annabelle un soupir mélancolique et<br />

gourmand à la fois.<br />

12


Mercredi,<br />

Rondelle & Pincemi<br />

Le deuxième jour de la semaine où Annabelle<br />

fréquente l’église est le mercredi, le fameux jour des<br />

enfants.<br />

Ce jour-là Annabelle fait les courses de la misemaine,<br />

se presse pour préparer le déjeuner pour huit<br />

personnes, puis lance le lave-vaisselle, se prépare à<br />

emmener la cinquième et la sixième à la danse, et le<br />

quatrième au tennis, tandis que la troisième fait ses<br />

devoirs avant qu’Annabelle ne revienne pour<br />

l’emmener à l’équitation, et que les trois autres ont<br />

charge de faire leurs devoirs et de s’occuper du<br />

septième avant que tout le petit monde se retrouve<br />

vers 17 heures, pour se rendre au catéchisme.<br />

Dans une maison appartenant à l’évêché, voisine<br />

de Sainte-Gudule, les cours de catéchisme sont<br />

initiés par l’abbé Cottard, un homonyme qui, à la<br />

13


connaissance de ses paroissiens, n’a encore noyé<br />

personne.<br />

Les enfants d’Annabelle sont séparés entre garçons<br />

et filles. Alors que les garçons ont cours avec l‘abbé<br />

Cottard, les filles suivent made<strong>moi</strong>selle Rondelle, une<br />

sorte de jeune duègne vieille fille. Les garçons<br />

s’ennuient un peu lors des cours de l’abbé, vieux<br />

traditionaliste sans fantaisie ni imagination, qui<br />

ressasse comme la dernière des aventures son seul<br />

périple que fut un pèlerinage à Paray-le-Monial en<br />

1964, et réclame de vendre à la tombola annuelle de la<br />

paroisse des calendriers de rugbymen aux quatrecinquième<br />

nus, au prétexte que ça se vend très bien<br />

auprès du club des veuves, partenaire de la tombola.<br />

De leur côté, il n’est pas rare que les filles ressortent<br />

effrayées par made<strong>moi</strong>selle Rondelle et ses histoires de<br />

Belzébuth à queue fourchue qui tour à tour déflorerait<br />

les vierges qui n’ont pas été sages ; s’emparerait de<br />

l’âme de celles qui joueraient trop souvent à compter<br />

sur leurs doigts, la main dans la culotte ; ou encore<br />

vouerait aux flammes de l’enfer toutes celles déman -<br />

gées avant le mariage par l’acte que made<strong>moi</strong>selle<br />

Rondelle a toujours refusé de nommer, et surtout<br />

jamais réussi à pratiquer.<br />

Dans ce groupe, aux âges divers et à la crédulité<br />

variable, Anne-Sophie, la première fille d’Annabelle et<br />

Jean-Charles, a, depuis des années, trouvé rassurante la<br />

présence de la belle Sacha. Du haut de ses deux ans de<br />

14


plus qu’Anne-Sophie, Sacha moque depuis toujours les<br />

incantations de made<strong>moi</strong>selle Rondelle. Grande brune,<br />

intelligente, rebelle et forte en gueule, Sacha et ses<br />

seize ans sont l’incarnation du mauvais exemple pour<br />

made<strong>moi</strong>selle Rondelle, inconsciemment jalouse de la<br />

remarquable précocité de Sacha en bon nombre de<br />

matières.<br />

Sacha est une source intarissable de réponses à<br />

toutes les questions qu’Anne-Sophie n’ose poser à sa<br />

mère, et qui la taraudent bien souvent quand le<br />

sommeil ne vient pas, que la lune est pleine, que la<br />

coupe est prête à déborder, et que, morbleu, pourquoi<br />

c’est si bon quand on y met les doigts ?<br />

Durant les cours de catéchisme, Annabelle retrouve<br />

quelques mères de famille et discute poliment avec<br />

elles, comme elle l’a toujours appris et toujours fait.<br />

Mais Dieu, que ce ne sont pas des amies ! Du reste, à la<br />

réflexion, Annabelle n’a pas d’amies. Du <strong>moi</strong>ns, pas<br />

dans l’environnement immédiat de Sainte-Gudule ou<br />

de son foyer, mais c’est une autre histoire…<br />

Par ailleurs, les premier et troisième mercredis de<br />

chaque <strong>moi</strong>s, sont aussi le jour que choisit Annabelle<br />

pour aller se confesser, dans le confessionnal ouest de<br />

Sainte-Gudule.<br />

Depuis près de quatre années, Annabelle se confesse<br />

auprès d’un jeune prêtre, l’abbé Pincemi, tout juste<br />

ordonné, et pour lequel les souvenirs du séminaire sont<br />

encore à vif, principalement lorsqu’il s’assoit.<br />

15


L’abbé Cottard l’a pris sous son aile, après l’avoir<br />

pris sur la table du presbytère, et avoir jugé là une<br />

bonne recrue pour Sainte-Gudule. L’abbé Pincemi, qui<br />

n’était plus à une humiliation près, a saisi l’abbé au<br />

bond, et estimant devoir ne pas fléchir aux épreuves de<br />

la foi, se précipita sur l’offre.<br />

Dès son arrivée, l’abbé Pincemi s’est épanoui à<br />

Sainte-Gudule. Les ouailles sont fidèles, ferventes, et<br />

nombreuses. Son aisance et sa jeunesse lui ont garanti<br />

au fil des offices et des cérémonies un succès certain<br />

qui le rassure quant à la succession programmée de<br />

l’abbé Cottard. Seulement voilà, l’abbé Pincemi a un<br />

problème qui le hante et le meurtrit. Annabelle.<br />

L’abbé Pincemi a beau se fouetter avec des orties<br />

chaque semaine, à la nuit tombée, dans la petite<br />

chapelle isolée du cimetière attenant à Sainte-Gudule,<br />

rien n’y fait. Annabelle peuple ses nuits, trempe ses<br />

draps, tend sa soutane, l’aube et la chasuble avec.<br />

L’abbé Pincemi, dans le secret de ses nuits, ne rêve<br />

que d’un enfer brûlant où les flammes lécheraient le<br />

corps ruisselant d’Annabelle offerte en croix au<br />

sommet d’un bûcher si difficile à escalader. Et là,<br />

Pincemi de se réveiller en hurlant et de se lever en<br />

chemise de nuit pour aller planter des orties dans le<br />

jardin du presbytère en récitant l’Ave Maria en latin.<br />

Le choc remonte à la première confession<br />

qu’accorda l’abbé Pincemi en l’église Sainte-Gudule,<br />

quatre ans auparavant. Ce qui devait être une<br />

récompense, une preuve de plus de son installation<br />

16


dans la paroisse, va se révéler bien plus que cela : une<br />

porte, une trappe, un tunnel, une brèche dans son âme<br />

d’ecclésiastique, ouvrant vers une évasion possible,<br />

vertigineusement tentante, absolument infernale, et<br />

irrémédiablement obscène.<br />

Annabelle se présenta dans le confessionnal un de<br />

ces mercredis anonymes, submergée comme elle peut<br />

l’être quotidiennement de chaussettes orphelines, de<br />

Nutella sur chemisette, d’équation à deux inconnues,<br />

ou de lames de rasoirs inadaptées car trop irritantes.<br />

Annabelle, en pénitente traditionnelle se mit à genoux<br />

dans le compartiment du confessionnal ouest de<br />

Sainte-Gudule. De l’autre côté, l’abbé Pincemi fit<br />

glisser le volet pour découvrir le grillage le séparant de<br />

sa paroissienne. Dogmatiquement droit, sans aucun<br />

regard pour sa pénitente, il découvrit à la douce voix<br />

d’Annabelle, qu’il s’agit de confesser une femme, ces<br />

êtres dont il se méfie pour trop mal en connaître les<br />

contours.<br />

Annabelle commença le détail de ses péchés auprès<br />

du zélé et attentif Pincemi, légèrement noué par<br />

l’émotion de cette première confession depuis son<br />

accession à la prêtrise. Annabelle commença par une<br />

énumération de quelques gros mots qui lui avaient<br />

échappé depuis deux semaines, dont trois d’entre eux<br />

furent malencontreusement prononcés en présence de<br />

trois de ses enfants.<br />

Lorsque l’abbé Pincemi lui glissa de continuer son<br />

récit, Annabelle s’interrompit un instant. Légèrement<br />

17


déstabilisée, elle remarqua qu’il ne s’agissait pas de<br />

l’abbé Cottard, et fit part de sa surprise à son<br />

confesseur. L’abbé Pincemi se présenta brièvement,<br />

puis Annabelle poursuivit en abordant le récit de sa<br />

journée du lundi qui précédait.<br />

Comme à chaque fois, persuadée de prendre un<br />

plaisir coupable à s’habiller le lundi, Annabelle abreuva<br />

l’abbé Pincemi de détails. Elle assaillit le jeune abbé de<br />

questions sur le bien ou le mal à s’aimer, sur le<br />

narcissique désir de s’admirer ainsi régulièrement,<br />

jusqu’à la question de se donner du plaisir par ellemême<br />

en se caressant seulement les seins, territoire<br />

jachère de l’amour conjugal et ce désir hebdomadaire<br />

auquel elle succombait de ses doigts hésitants mais<br />

non <strong>moi</strong>ns avides…<br />

C’en était trop pour le jeune abbé Pincemi qui dans<br />

un « pardon » étranglé claqua le volet sur la grille qui<br />

le séparait de sa pénitente, afin de reprendre un souffle<br />

devenu trop court, étouffé de tant d’excitation<br />

inattendue.<br />

Annabelle fut surprise d’être ainsi interrompue. Ne<br />

sachant que faire, elle resta à genoux dans son<br />

compartiment.<br />

Elle en appela doucement au père de l’autre côté<br />

afin de savoir si tout allait bien.<br />

— Je vous demande de m’excuser, mon père… y at-il<br />

un problème ? Ai-je dit quelque chose de mal ?<br />

L’abbé restait silencieux.<br />

18


— Aidez-<strong>moi</strong> mon père à savoir où est ma faute ?<br />

Après quelques instants de silence, le volet se<br />

rouvrit.<br />

L’abbé Pincemi, plus raide que jamais, présenta ses<br />

excuses à Annabelle, et lui confia que l’émotion l’avait<br />

submergé à l’heure de sa première confession en<br />

qualité de confesseur, et qu’il avait préféré prendre un<br />

instant pour s’isoler dans la réflexion et pouvoir<br />

achever l’exercice de sa confession du mieux qu’il le<br />

pouvait.<br />

Tant de franchise mit Annabelle dans une<br />

confiance définitive envers le jeune abbé. Elle se jura<br />

qu’il serait désormais son seul et unique confesseur, et<br />

se félicita de ne plus avoir à faire à l’abbé Cottard qui<br />

avait la fâcheuse habitude de ronfler dès lors qu’une<br />

femme venait se confesser.<br />

La confession s’acheva sans autre incident. L’abbé<br />

Pincemi absout Annabelle de façon si rapide et<br />

clémente qu’Annabelle crut avoir à faire à un<br />

progressiste ; ce qui la rassura sur la gravité de ses<br />

péchés. En réalité Pincemi en avait seulement une à<br />

faire péter le caleçon et les cloisons du confessionnal.<br />

Les orties devaient ne pas attendre la nuit.<br />

19


Dimanche,<br />

de pelle à gâteaux en psalmodies<br />

Le dernier jour de la semaine qui voit Annabelle se<br />

rendre à Sainte-Gudule est le dimanche, jour du<br />

Seigneur et de la famille.<br />

Annabelle, Jean-Charles, Charles-Auguste, Anne-<br />

Sophie, Marie-Cécile, François-Baptiste, Diane-Astrid,<br />

Jeanne-Béatrice, Marc-Antoine, se rendent tous les<br />

neuf, en famille, à l’office de dix heures, après le petitdéjeuner.<br />

La famille revêt pour l’occasion les vêtements du<br />

dimanche, portés à cette occasion seulement. Le père<br />

et ses fils portent des ensembles plus ou <strong>moi</strong>ns marine<br />

et gris, tandis que la jupe plissée se décline de mère en<br />

filles.<br />

Pour la messe dominicale, c’est habituellement<br />

l’abbé Cottard qui monte en chaire pour célébrer la<br />

résurrection du Christ. Annabelle et les siens occupent<br />

traditionnellement un banc ni trop en avant, pour ne<br />

21


pas être arrosés de postillons, fussent-ils bénis, ni trop<br />

en arrière afin de pouvoir suivre quelque chose au<br />

prêche chevrotant de l’abbé Cottard.<br />

Cela fait quatre ans maintenant, que l’abbé Cottard<br />

est assisté de l’abbé Pincemi pour l’Eucharistie et la<br />

Communion principalement.<br />

C’est l’abbé Pincemi qui s’est porté volontaire pour<br />

l’assister, dés que l’abbé Cottard lui avait signalé que<br />

cela devenait de plus en plus fatigant pour lui. Pour<br />

Pincemi, c’est la seule occasion de pouvoir admirer<br />

Annabelle, sans qu’un grillage de confessionnal ne<br />

vienne parasiter sa vision, Jésus-Marie-Joseph-mèrede-Dieu,<br />

quelle femme… Et “nom d’une pipe en bois<br />

que la mienne c’est pas du liège”, quelle poitrine,<br />

lorsqu’Annabelle prend son inspiration, un genou à<br />

terre, avant d’engloutir l’hostie tremblotante délivrée<br />

par l’abbé Cottard. Et je ne vous parle même pas du<br />

printemps ou de l’été, les saisons où le supplice est,<br />

pour Pincemi, à la hauteur du plaisir de voir venir<br />

Annabelle communier.<br />

N’allez pas croire qu’Annabelle profite de ces<br />

saisons pour se laisser aller à des tenues légères.<br />

Seulement, pour Pincemi, un bras à <strong>moi</strong>tié dénudé, ou<br />

une cheville sans collant opaque, sont un comble de<br />

l’allumage de mèche érotique, un sommet de la<br />

suggestion lubrique, une outrageuse locomotive à la<br />

compression des corps caverneux, ah Dieu me tripote,<br />

que c’est bon ! Ainsi posé l’effet d’Annabelle sur<br />

Pincemi, comprenez maintenant ce qu’ont pu être<br />

22


jusque-là ces quatre printemps et quatre étés déjà subis<br />

par le jeune abbé.<br />

Chacun se souvient encore du tintamarre fait un<br />

dimanche de juin par la chute de la coupelle à hosties<br />

en argent sur le sol de l’église, échappée de la main<br />

<strong>moi</strong>te de l’abbé Pincemi. Madame Cussec, une des plus<br />

vieilles paroissiennes de Sainte-Gudule, est depuis<br />

prête à parier son sonotone que l’abbé Pincemi éternua<br />

alors un “mmm… Dieu, branle-<strong>moi</strong>” !<br />

L’abbé Cottard, se voulant rassurant, mais à <strong>moi</strong>tié<br />

sourd, soutient depuis à madame Cussec, que jamais<br />

l’abbé Pincemi n’a pu prononcer une telle chose et que<br />

ses mots furent “oh, Dieu, pardonne-<strong>moi</strong>”.<br />

Mais au Club des Tilleuls Fanés, à l’heure<br />

traditionnelle du thé, chaque jeudi, au milieu de la<br />

traditionnelle partie de scrabble, madame Cussec<br />

estime qu’il manquait alors une syllabe à la phrase de<br />

l’abbé Pincemi, avant de poser son non-<strong>moi</strong>ns<br />

traditionnel “incontinence” sur le mot-compte-triple<br />

en bas à gauche du plateau de jeu.<br />

La vie coulait ainsi pour Annabelle. Une vie faite de<br />

rituels, de rendez-vous, de souvenirs déjà nombreux,<br />

d’espoirs encore en petit nombre, de joies simples, et<br />

de plaisirs menus ; peu de mouvement, surtout pas de<br />

remous, et des jalons bien installés, guidant ainsi sa vie.<br />

23


Le clou du Christ, genou sans hibou<br />

Un lundi comme un autre, flottante dans ce parfum<br />

délicieux de souvenirs et de plaisirs intimes, Annabelle<br />

allait basculer dans une dimension nouvelle, et plus rien<br />

ne serait alors comme avant.<br />

À l’issue des vêpres chantées, Annabelle s’attarda un<br />

moment dans la prière, agenouillée sur un prie-dieu du<br />

premier rang, face à l’abside.<br />

Nous étions en octobre, Annabelle portait déjà un<br />

collant opaque marine sous sa jupe écossaise, synonyme<br />

de relatif répit pour l’abbé Pincemi, qui lorsqu’il la<br />

découvrait parfois priant ainsi à l’issue des vêpres, ne<br />

voyait que ses mollets habillés de tissu bleu ou marron.<br />

La suggestion existait certes, mais con trainte et dissi -<br />

mulée, elle était bien plus supportable et bien <strong>moi</strong>ns sale<br />

à l’esprit de l’abbé.<br />

Ce soir-là, Annabelle, absorbée par sa prière, ne sen -<br />

tit pas son genou se poser tout contre un clou saillant de<br />

l’assise du prie-dieu.<br />

25


Au moment où elle se releva, Annabelle poussa un<br />

petit cri, en tout point semblable à celui qu’elle pousse<br />

seule devant son miroir, le lundi matin.<br />

Annabelle fut tout autant surprise de son cri que de<br />

découvrir ce qui l’avait provoqué. Son collant était<br />

légèrement déchiré au niveau du genou, et un peu de<br />

sang coulait du peu de chair qui apparut alors sous la<br />

déchirure. Annabelle, légèrement honteuse de son cri,<br />

se retourna pour observer aux quatre coins de l’église<br />

qui avait pu l’entendre. Elle ne vit sur le côté qu’une<br />

vieille femme rabougrie sur une chaise, qui ne<br />

semblait pas avoir fait attention à elle et qui resta aussi<br />

immo bile que la flamme des cierges qui lui faisaient<br />

face.<br />

Mais l’abbé Pincemi, alerté par le petit cri d’Anna -<br />

belle, accourut en sa direction. Lorsqu’il arriva face à<br />

Annabelle, celle-ci se tenait penchée sur son genou,<br />

l’index gauche dans la bouche. L’abbé eut un temps<br />

d’arrêt, comme frappé de stupeur, plongé en pleine<br />

quatrième dimension mystique.<br />

Annabelle était là, face à lui, dans ce halo de divine<br />

lumière, pénitente écorchée et ce clou que lui désignait<br />

la main de Dieu apparut en un étrange panneau cligno -<br />

tant. L’abbé tomba à genoux aux pieds d’Annabelle, et<br />

caressa le clou assassin.<br />

— Les clous du Christ, souffla l’abbé Pincemi de<br />

ma nière quasi imperceptible pour tout être ici-bas.<br />

26


Annabelle sortit son doigt ainsi humecté de la bouche<br />

et le posa sur son genou meurtri. Elle s’accroupit et<br />

découvrit l’abbé Pincemi, livide.<br />

— Tout va bien mon Père… Je… Je me suis juste un<br />

peu blessée avec un clou du prie-dieu… Je vous prie de<br />

m’excuser pour le bruit.<br />

L’abbé, comme rappelé à l’ordre, se releva mais<br />

sembla rester interdit.<br />

— Je… Je… vous… Ne vous excusez pas… Je suis<br />

navré de ce qui vous arrive. Avez-vous… besoin…<br />

besoin de quelque chose ?<br />

Annabelle se releva à son tour.<br />

Sa proximité avec l’abbé Pincemi, tandis qu’elle se<br />

relevait, lui permit de sentir cette odeur boisée et<br />

automnale du corps de l’homme qui a renoncé à<br />

vouloir séduire, cette odeur qui bientôt l’entêtera, sans<br />

qu’elle n’en sache alors rien, bien que de manière<br />

inexpliquée, Annabelle se pinçait la lèvre inférieure de<br />

ses dents qui dans sa bouche semblaient alors déjà<br />

savoir quel monde s’ouvrait à elle.<br />

— Non, je vous remercie… J’ai là un petit kleenex<br />

qui fera tout à fait l’affaire. Ce n’est qu’une égratignure,<br />

glissa Annabelle, soudain confuse et empressée.<br />

— Avec tout mon respect, madame, je peux jeter un<br />

œil si vous le souhaitez. J’étais aumonier-infirmier lors<br />

de mon service militaire, “doigts de fée” était mon<br />

surnom.<br />

27


— Je vous remercie mon Père. Mais je vais rentrer.<br />

Je n’ai déjà que trop tardé… Au revoir.<br />

Prestement Annabelle quitta l’église de sa<br />

démarche aérienne, sous le regard en détresse comme<br />

jamais de l’abbé Pincemi.<br />

Pour Annabelle, le problème n’était pas dans ce<br />

qu’elle ignorait de la flamme de l’abbé à son endroit,<br />

mais dans ce qu’elle ne voulait pas encore savoir du<br />

pourquoi de ce petit cri et du trouble qui s’en suivit. Le<br />

refus de cet aveu semblait une fuite impossible loin du<br />

gouffre inéluctable auquel Annabelle se savait sans<br />

doute déjà vouée, empesée qu’elle était de tant<br />

d’années d’envies refoulées et de désirs enfouis sous le<br />

terreau désormais si meuble de sa foi ébranlée.<br />

Ce collant déchiré et ce genou meurtri, dont le sang<br />

coagulait déjà dans le frais vespéral de ce lundi d’octo -<br />

bre, sous le coup de la marche affolée d’Annabelle pour<br />

rentrer chez elle, seraient-ils la boîte de Pandore que le<br />

destin ouvrirait à la face de cette femme aux espoirs si<br />

ténus ?<br />

De Pandore, l’abbé Pincemi avait trouvé la sienne.<br />

Annabelle était pour lui La Femme, la première,<br />

l’unique. La vision de ce genou mi-écorché, mi-dénudé<br />

lui avait laissé une impression rétinienne si forte, que<br />

l’abbé Pincemi prétexta un torticolis et se promena<br />

ainsi toute la fin de journée, la tête légèrement en<br />

arrière, les yeux au ciel, sûr qu’il était de pouvoir éviter<br />

28


ainsi de croiser quelque genou que ce soit, jusqu’à ce<br />

que l’impression s’estompe. Mais son plan fit long feu.<br />

Las, en fin de journée, à l’heure où si loin les fauves<br />

vont boire, et où si proche les lycéens se bécotent avant<br />

de rentrer au bercail, l’habile plan de l’abbé vint<br />

fracasser sa fragile structure sur les brisants de la<br />

bienséance et les pierres de taille du mur d’enceinte du<br />

presbytère que l’abbé était en train de rejoindre. Ainsi,<br />

le nez en miettes, les vœux en pièces, Annabelle le<br />

hanta toute la nuit suivante, peuplant ses rêves,<br />

mouillant sa couche, et semblant ruiner définitivement<br />

sa destinée sacerdotale. Alors Pincemi rêva, Pincemi<br />

lutta, Pincemi se débattit, mais Pincemi céda, et à la<br />

raison dut se rendre : les orties, désormais, n’y suffiront<br />

plus. Il lui faudra trouver de nouveaux moyens de<br />

coercition à son déraillement galopant, ou se résigner<br />

à se vautrer dans la foule de ses fantasmes jusqu’à<br />

ensevelissement total de sa vocation.<br />

Si pour Pincemi tout était aussi dur que clair, il n’en<br />

allait pas de même pour sa si chère paroissienne. Quel<br />

était donc ce trouble qui envahissait Annabelle ?<br />

Ce soir-là, Annabelle s’enfonça un peu plus vers ce<br />

chemin aux contours encore mal définis qu’elle venait<br />

de découvrir aux confins de son plaisir. En effet, au<br />

cours de sa toilette précédant le coucher, Annabelle,<br />

sans trop savoir pourquoi, retira violemment le<br />

pansement qu’elle avait collé à la hâte sur son genou<br />

blessé au retour de l’église. De nouveau, ce petit cri la<br />

saisit autant qu’il la surprit. Annabelle contempla le<br />

29


petit filet de sang nouveau qui se mit à suinter au<br />

centre de la petite croûte en formation autour de la<br />

cicatrice avortée. Annabelle torturait quelque peu sa<br />

blessure pour faire abonder le sang neuf lorsque Jean-<br />

Charles l’interrompit de la chambre à coucher.<br />

— Tout va bien ma chérie ? s’enquit Jean-Charles,<br />

déjà confortablement installé dans le lit matrimonial,<br />

le dernier numéro de Valeurs Actuelles entre les mains,<br />

absorbé par le visiblement passionnant dossier spécial<br />

sur “l’effet positif de la colonisation sur la valeur<br />

marchande des antiquités des arts primitifs”.<br />

— Euh… oui, oui… mon amour… ce n’est rien…<br />

répondit dans un premier temps Annabelle, encore<br />

frémissante de la pourtant décharge de plaisir qu’elle<br />

venait de subir.<br />

Subir était le mot, tant son inconscient semblait<br />

désormais guider ses gestes vers des attitudes encore si<br />

étrangères.<br />

— Je me suis seulement, euh… cogné le petit orteil<br />

contre le coin du… tabouret, poursuivit-elle, en quête<br />

désespérée d’une excuse.<br />

— Enfin m’amour, tu sais bien que maladroite<br />

comme tu es, tu devrais porter tes mules, lança Jean-<br />

Charles avant de s’humecter l’index et de tourner la<br />

page de son dossier spécial si absorbant.<br />

Annabelle, soudain tirée de sa félicité extatique par<br />

ce rappel à l’ordre de considérations si bassement<br />

frigides, soupira. Elle se leva de son tabouret, renoua<br />

30


assez sèchement la ceinture de sa robe de chambre, et<br />

s’en vint rejoindre son époux sous l’édredon brodé à<br />

leurs initiales.<br />

Mais cette nuit-là, Annabelle eut un sommeil<br />

habité. Dans ses songes, des formes se dessinaient.<br />

D’abord indistinctes, elles disparaissaient tour à tour,<br />

laissant place à d’autres : plus précises, plus<br />

envoûtantes, plus… charnelles. Annabelle commença à<br />

remuer. D’esquisses en tableaux, les pensées qui<br />

peuplaient son esprit commencèrent à posséder son<br />

corps. Elle s’entortilla autour de l’édredon, semblant<br />

vouloir l’étouffer entre des cuisses soudain dénudées<br />

sous sa chemise de nuit relevée par cette agitation<br />

d’une presque pleine lune, offrant à la pâle lumière de<br />

l’astre, échappée des volets, la chair glabre et tendre de<br />

trop peu de pétrissage. Alors ses mains lâchèrent le<br />

froissement du drap désormais si chaud. Ses doigts<br />

vinrent sur cette peau depuis si longtemps orpheline<br />

d’un amant rugueux, et ses ongles s’enfoncèrent tels<br />

qu’ils voudraient la transpercer, pour finalement<br />

courir du genou à l’entrejambe, laissant derrière eux la<br />

trace de leur forfait passionné en une dizaine de<br />

griffures parallèles, arrachant à la belle endormie un cri<br />

étouffé dans l’oreiller qui ne vint pas même<br />

interrompre la métronomie de son sonneur de mari, ni<br />

même l’horloge de grand’tata Astrid, dont le timbre<br />

venait de conclure sa double paire de coups des quatre<br />

heures du matin.<br />

31


Stigmate m’était conté<br />

Le lendemain, après que la maison eut recouvré son<br />

calme, une fois débarrassée de l’époux et de la<br />

progéniture, Annabelle s’apprêtait à faire sa toilette.<br />

Elle découvrit, une fois nue, ses jambes griffées.<br />

Annabelle n’avait qu’un souvenir parcellaire et<br />

cotonneux de sa nuit.<br />

— Ce ne peut-être l’œuvre de Jean-Charles, tant il<br />

se ronge les ongles, se dit-elle.<br />

Quoiqu’interloquée, Annabelle, ne s’inquiéta pas<br />

tellement de cette découverte. Cela tendait même à<br />

l’amuser de s’imaginer rêver si fort. Elle en vint à se<br />

dire que sa vie nocturne devait finalement être plus<br />

exaltante que sa vie réelle. Annabelle a toujours eu une<br />

“imagination fertile”, comme aimait à le répéter sa<br />

mère, lorsqu’elle la trouvait jouant à la nonne<br />

prisonnière et suppliciée sur le bûcher, ligotée avec du<br />

fil de fer, sur la table du salon, alors qu’elle n’était âgée<br />

que de treize ans.<br />

33


Aussi, au sortir d’une douche sans accrocs,<br />

Annabelle décida, sans autre espèce de questions, de<br />

s’oindre les jambes de crème hydratante afin<br />

d’accélérer la cicatrisation autant que d’atténuer les<br />

brûlures. Là, le phénomène de la veille se reproduisit.<br />

L’hypersensibilité de sa chair à vif, au contact froid du<br />

fluide apaisant déclencha chez Annabelle un court<br />

feulement mourant dans un petit cri. Un frisson<br />

parcourut son corps nu et vulnérable. Un plaisir divin<br />

se mêlait à la douleur de la blessure ainsi palpée.<br />

Annabelle dut s’asseoir au sol, en une glissade le long<br />

d’un mur carrelé qui n’en demandait pas tant. Son<br />

corps tressaillit au contact du carrelage froid qui<br />

jamais n’avait été à pareille fête. Annabelle sentit sa<br />

volonté mourir, étranglée par le délice que la douleur<br />

faisait naître.<br />

Alors la déraison la poussa à s’acharner sur son<br />

corps meurtri, de ses doigts, de ses ongles, à prolonger<br />

cette douleur par tous les moyens que ses mains<br />

pouvaient lui permettre.<br />

Une lumière naquit alors dans le reflet de la faïence<br />

du bidet, dont Annabelle ne pouvait plus voir que le<br />

pied, désormais allongée de tout son long sur le sol<br />

froid qui restait de marbre, la tête poissée d’un résidu<br />

de sortie de bain, en l’espèce quelques épaisses gouttes<br />

d’eau savonneuse sur le sol. La lumière devint alors<br />

aveuglante. Dieu peut-être ?<br />

Annabelle sentit son corps lui échapper. De<br />

mouvements incontrôlés en secousses involontaires,<br />

34


Annabelle crut voir la mort, l’enfer, et enfin des anges,<br />

le paradis… Son corps s’enfuit alors totalement en une<br />

succession de convulsions. Annabelle cria comme elle<br />

ne crut jamais crier de sa vie. Ses yeux la brûlèrent de<br />

la lumière si blanche, son sexe lui sembla s’enflammer.<br />

Sa tête vint frapper violemment le bidet. Annabelle<br />

perdit connaissance.<br />

Lorsqu’elle revint à elle, la journée était déjà bien<br />

entamée, et l’on s’approchait à grands pas de sexte,<br />

sans que cela ne soit un mauvais jeu de mots du destin.<br />

Totalement perturbée par les événements, ne se<br />

reconnaissant plus en rien, Annabelle se releva avec<br />

précipitation, et prit à peine le temps de constater une<br />

importante bosse sur l’arrière de son crâne, les cheveux<br />

encore poissés d’eau et d’un travail sudoripare<br />

conséquent de ce qui aura finalement été un orgasme<br />

cataclysmiquement divin.<br />

Annabelle enfila rapidement sa robe de chambre,<br />

avant de se ruer sur son bréviaire dans le tiroir de sa<br />

table de chevet afin de tenter d’y trouver réconfort, au<br />

détour d’une prière. Dans cet état curieux qui était le<br />

sien, Annabelle se sentit en effet soudainement<br />

poussée à la prière, à cette petite heure monastique de<br />

sexte, à laquelle sa vie de pratiquante n’avait plus goûté<br />

depuis ses désormais lointaines heures de catéchisme<br />

juvénile. Comme si cette frontière repoussée et inédite<br />

du plaisir la rapprochait du sacré.<br />

Après une courte prière qui sembla l’apaiser,<br />

Annabelle décida de jeûner, ayant pris du retard sur<br />

35


son programme du jour de mère et femme dévouée,<br />

dont la vie dédiée à celle des siens devait immua -<br />

blement être le quotidien. Cependant, elle se dit que<br />

ces étranges manifestations de plaisir, coupables sans<br />

nul doute puisque sanctionnées d’un assommant<br />

évanouissement, et ce rapprochement lumineux au<br />

sacré et à la prière, méritaient certainement conseils<br />

auprès de l’abbé Pincemi.<br />

Escamotant donc le déjeuner, Annabelle eut tout le<br />

temps de se préparer et de mettre en ordre son foyer,<br />

avant de rejoindre Sainte-Gudule pour none, soit<br />

quinze heures environ, pour les mécréants séculiers<br />

qui tentent de suivre.<br />

Il faisait beau en cet après-midi d’octobre, bien que<br />

l’été indien soit traditionnellement rare et court dans<br />

cette ville plus souvent habituée à un temps bien<br />

pourri, très tôt dans la saison. Dès lors, la satisfaction<br />

de ses habitants n’était pas feinte lorsqu’il s’agissait de<br />

pouvoir prolonger les plaisirs de la jambe nue et du<br />

bras de chemise.<br />

Annabelle, dans la fébrilité qui l’habitait depuis la<br />

veille, ne voyait même pas la joliesse du temps qui<br />

l’enveloppait alors qu’elle cinglait d’un pas soutenu,<br />

en direction de sa paroisse, les cheveux ne chevelant<br />

pas, le serre-tête serrant, les joues rosissant, et le<br />

souffle raccourcissant. Ses doigts serrés se<br />

balançaient au bout de ses bras marquant la cadence.<br />

Sa jupe assez strictement grise offrait ses plissements<br />

chastes à un vent seulement tiède de ne pouvoir être<br />

36


fripon. Sa poitrine se balançait, insidieusement<br />

rebelle et excitante sous un pull ajusté bien qu’hors<br />

d’âge. Quelle n’était pas sa hâte de pouvoir se confier<br />

à la seule personne à laquelle elle pensait pouvoir le<br />

faire, ignorant que c’était la dernière personne à<br />

laquelle elle devait le faire.<br />

L’abbé Pincemi, en Sainte-Gudule, semblait jusquelà<br />

serein, heureux sans doute du répit qu’il pensait être<br />

le sien en ce mardi, où il ne souffrait jusqu’alors pas du<br />

plaisir de voir Annabelle en son église. Le sourire franc,<br />

il saluait les quelques ouailles égarées dans les travées<br />

de Sainte-Gudule que ni le beau temps miraculeux, ni<br />

une vie remplie n’appelaient à l’extérieur.<br />

Soudain, ses yeux, de part et d’autre de son nez<br />

cabossé, bleui et pansé, s’écarquillèrent. Sa silhouette<br />

se figea, sa gorge s’assécha.<br />

Là, débouchant sur le seuil de la grande porte, se<br />

signant d’un geste hâtif, traversant l’antéglise,<br />

déboulant du déambulatoire, Annabelle se précipitait<br />

vers lui. Pincemi ne bougea pas.<br />

Annabelle, hors d’haleine, la gorge chaude,<br />

quelques cheveux collés par la sueur sur les tempes,<br />

s’arrêta face à l’abbé.<br />

— Mon père, loué soit Dieu, avez-vous quelques<br />

instants à m’accorder ?<br />

Durant un instant, l’abbé Pincemi songea à la<br />

douleur qui devait être celle d’Annabelle lorsqu’il<br />

s’agissait, l’hiver venu, de fermer son duffle-coat sur<br />

37


cette poitrine qui, en ce moment même, sous la<br />

respiration accélérée d’Annabelle, donnait la pleine<br />

mesure de sa générosité.<br />

— Bien sûr ma chère. Que se passe-t-il ?<br />

— Je n’en sais rien justement. Mais je dois vous<br />

confesser différents événements survenus depuis ma<br />

venue, hier.<br />

— Rien de grave j’espère ?<br />

— Ce sera à vous de me le dire mon père… Je… Je<br />

crains d’être envoûtée, ou du <strong>moi</strong>ns mise à l’épreuve<br />

par notre Seigneur.<br />

Perplexe, l’abbé Pincemi invita Annabelle à le suivre<br />

vers le confessionnal où traditionnellement Annabelle<br />

se confesse le mercredi, le confessionnal ouest.<br />

Tandis que tous les deux s’avançaient, à l’orée du<br />

transept, Annabelle aperçut le pansement barrant le<br />

nez contusionné de l’abbé.<br />

— Mon père, vous a-t-on agressé ?<br />

— Oh, mon nez… Non, non… absorbé dans mes<br />

pensées, hier après-midi, je me suis… comment diraisje…<br />

égaré du droit chemin… et hmm… heurté à la dure<br />

réalité… en fait un pilier… à la croisée du transept, de<br />

l’autre côté.<br />

— Oh. Que ce doit être douloureux.<br />

— En effet, ça l’est. Mais la douleur est une<br />

nécessité parfois.<br />

38


Tout à la réflexion sur cette dernière phrase,<br />

Annabelle prit place dans le confessionnal. Néan<strong>moi</strong>ns,<br />

pressée d’avoir l’avis de l’abbé sur les événements des<br />

dernières heures, Annabelle entreprit instamment son<br />

récit.<br />

Avec force application et précision, elle raconta<br />

chaque instant et n’épargna à l’abbé aucuns détails,<br />

sur ses gestes, sensations, décrivant son corps, les<br />

circonstances, les tenants et les aboutissants de<br />

l’effroyable plaisir. Dans sa naïveté sublime de vouloir<br />

aider au mieux l’abbé à lui trouver les solutions à son<br />

trouble et à ses craintes, Annabelle ne voyait aucune<br />

malice à narrer ainsi les plus menues vétilles de son<br />

intimité.<br />

De l’autre côté du confessionnal, l’abbé Pincemi se<br />

crispa de minute en minute sur son petit banc<br />

inconfortable et lustré par tant d’années de péchés<br />

écoutés. Des craquements de bois commencèrent à se<br />

faire entendre. L’abbé Pincemi avait désormais les yeux<br />

fermés, refusant de voir plus longtemps Annabelle, à<br />

genoux, offerte au pardon, sa bouche contant sans fin,<br />

dans une si impudique candeur, les affolantes tur -<br />

pitudes de ses dernières heures. Il se cala l’occiput sur<br />

la cloison de chêne centenaire de ce qui ressemblait de<br />

plus en plus à une chambre de torture. Il tenta de<br />

respirer de plus en plus amplement. Mais tout à coup,<br />

de la main gauche, l’abbé agrippa la petite grille de bois<br />

le séparant de la pécheresse. Annabelle, surprise et<br />

fébrile, s’arrêta.<br />

39


Pincemi lui souffla de continuer, tandis que son<br />

bas-ventre était depuis un moment déjà soumis à une<br />

pression immémoriale dans ce caleçon long qu’il avait<br />

pris l’habitude de revêtir six <strong>moi</strong>s de l’année durant,<br />

tant Sainte-Gudule n’était pas chaude. Annabelle<br />

poursuivit, loin de penser au supplice récurrent auquel<br />

elle soumettait l’abbé, aujourd’hui et depuis tant<br />

d’années déjà ; elle si heureuse de se délivrer de ses<br />

doutes, et de ce poids qui oppressait depuis quelques<br />

heures seulement la foi de la fervente catholique<br />

qu’elle était.<br />

Cependant, Annabelle ne voyait pas l’abbé Pincemi<br />

en perdition de l’autre côté.<br />

Depuis quelques minutes déjà, après s’être arraché<br />

quelques poignées de cheveux qu’il avait pourtant ras,<br />

l’abbé avait cédé de sa main droite à un onanisme<br />

virulent.<br />

Annabelle conclut alors son récit par une question.<br />

— Pensez-vous, mon père, que je sois sous l’emprise<br />

d’un envoûtement ?<br />

Seul un silence et un fort soupir, suivi d’un<br />

raclement de gorge vinrent en réponse du côté de<br />

l’abbé.<br />

Annabelle, en confiance et libérée, mais en proie à<br />

toutes sortes de questions, poursuivit.<br />

— Ou serait-ce peut-être alors une crise de foi<br />

mystique ?<br />

Grincement du banc de bois lustré.<br />

40


— Mon père ?<br />

— Oui, Annabelle… Je suis là.<br />

La voix de l’abbé était un peu étouffée, et<br />

étrangement grave.<br />

— Ta foi semble mise à l’épreuve… Dieu, dans sa<br />

grande sagesse, a peut-être reconnu en toi une<br />

chrétienne apte à la béatitude.<br />

— Mais puis-je être assez bonne pour mériter pareil<br />

signe ?<br />

— Ça, pour être bonne !!! éructa d’un coup l’abbé.<br />

Annabelle sursauta, surprise par cet éclat.<br />

L’abbé se reprit, mais semblait toujours affairé sous<br />

l’habit.<br />

— Annabelle, Dieu ne se trompe jamais…<br />

Seulement, à toi de ne pas le décevoir.<br />

Annabelle joignit les mains et ferma ses beaux yeux<br />

si pleins d’interrogations.<br />

— Mais comment ? glissa-t-elle.<br />

— La béatitude est au bout du chemin que tu viens<br />

d’entreprendre de suivre. À toi de poursuivre la route<br />

de la foi mystique, dans la prière, mais pas que, et<br />

quand je dis que… je… je dis… aaahh.<br />

41


Annabelle ne vit alors pas le volatile sans aile, chétif<br />

et blanchâtre qui vint brusquement se poser sur son<br />

serre-tête, échappé de la cage consacrée, de l’autre côté<br />

de la grille, où le vit trop plein de vie de Pincemi<br />

échappa à son preste maître de prêtre.<br />

— Mon père ? Tout va bien.<br />

— Bien ou mal, là n’est pas la question quand on voit<br />

“ce qu’on pressent quand on pressent l’entre voyure...”<br />

— Je ne suis pas certaine de comprendre, mon père.<br />

— Ce n’est rien. Va, tendre Annabelle. Va, poursuis<br />

au-delà de ta destinée et surtout ne change rien dans<br />

“le poivre feu des gerçures”. Dieu t’a choisie, Dieu<br />

t’accompagne. Il te mettra à l’épreuve autant qu’il m’y<br />

met. Et reviens me voir autant que besoin sur ce long<br />

chemin qu’il te désigne. Va, “toi fille verte, mon<br />

spleen…”<br />

— Euh… Merci mon père.<br />

Annabelle sortit du confessionnal sans être certaine<br />

d’avoir obtenu toutes les réponses espérées mais<br />

heureuse de la révélation faite et soulagée de<br />

l’absolution reçue, quand bien même elle ne lui parut<br />

guère fidèle au dogme.<br />

Quelques minutes plus tard, Pincemi s’extirpa du<br />

confessionnal devenu cimetière de ses dernières<br />

résistances, et partit se retirer au presbytère, chan -<br />

celant et poisseux, psalmodiant de poétiques paroles<br />

mais profanes autant qu’explicites.<br />

42


— “…Dans le désordre de ton cul, poissé dans des<br />

draps d’aube fine, je voyais un vitrail de plus”.<br />

43


Absous, tabou dissous<br />

De retour à la maison, Annabelle ne s’imaginait pas<br />

autant blanchie qu’elle allait bientôt le découvrir.<br />

Alors qu’il s’agissait de préparer le retour de l’école,<br />

collège, lycée, des enfants, Annabelle se mira un<br />

instant dans le miroir du vestibule de l’entrée.<br />

Réajustant son serre-tête, ses doigts rencontrèrent la<br />

texture étrange d’une matière singulière, qu’Annabelle<br />

n’eut qu’en de lointaines circonstances, l’occasion de<br />

voir de près et de toucher.<br />

Croyant de prime abord avoir à faire, la mine<br />

dégoûtée, au fruit de l’aisance mal venue d’un pigeon<br />

qui l’aurait survolée lors de son retour de Sainte-<br />

Gudule, Annabelle eut la surprise de s’apercevoir qu’il<br />

devait s’agir de tout autre chose. De l’index et du<br />

pouce, elle identifia l’insolite substance, en se remé -<br />

morant les belles heures vécues avec Vlad.<br />

L’incorrigible polonais avait prétendu en son temps<br />

45


que si le retrait est le meilleur des contraceptifs, la<br />

femme trouverait en la semence une crème de jour des<br />

plus efficaces. Ainsi la nostalgie de ses années de<br />

batifolage linguistique, permit à Annabelle de certifier<br />

après un examen minutieux entre ses doigts, qu’il<br />

s’agissait bien de ce précieux liquide à vocation<br />

reproductrice.<br />

Mais de qui ? Instantanément, telle est la question<br />

qui tourmente Annabelle.<br />

Brusquement, la voix et le soupir de l’abbé Pincemi<br />

dans le confessionnal résonnent aux oreilles d’Anna -<br />

belle, soudain interdite, devant son miroir, les doigts<br />

collants.<br />

Tel le bourdon de la cathédrale de Chartres,<br />

Annabelle est subitement sonnée. Son récit aurait-il<br />

ainsi provoqué la mâle et incontrôlée (il ne pouvait en<br />

être autrement de la part de l’homme d’église) réaction<br />

de son confesseur ?<br />

Est-elle à ce point le jouet du plaisir charnel, que son<br />

simple rapport oral de sa vie accule l’ecclésias tique?<br />

Peut-être même, est-elle provocante à son corps<br />

défendant, ce corps depuis trop longtemps tu ?<br />

Semblable à la réplique d’un séisme, Annabelle<br />

ressent alors le même trouble que la veille juste après<br />

s’être blessée, lorsque l’abbé Pincemi fut si près d’elle.<br />

46


À ses narines, revient le parfum de l’homme que<br />

l’habit trop faible du prêtre ne parvient pas à taire, ce<br />

parfum qui l’avait subrepticement “envournée” la<br />

veille, au pied de ce prie-dieu, là où tout a finalement<br />

commencé.<br />

Annabelle vacille, chavire, et s’assied. Elle a chaud,<br />

froid. Des gouttes perlent sur son front. Son monde<br />

semble s’affaisser. Bien que ses pieds touchent terre,<br />

elle cherche le sol de ses chaussures plates, noires, si<br />

bourgeoises et néan<strong>moi</strong>ns exquises de féminité. Elle<br />

doit dégrafer son chemisier. Elle étouffe. Sa poitrine<br />

gonfle. Un bouton éclate. Elle tombe de chaise.<br />

Annabelle geint, mais ne sait si elle souffre.<br />

Ce n’est pas une douleur, seulement l’inconnu qu’elle<br />

vient de prendre de plein fouet. Son monde c’était des<br />

cadres, des lignes, des arrêtes, du blanc, du noir, du fixe<br />

et de l’étalonné. Là, dans son regard abasourdi, l’iris<br />

avide, se bousculent courbes, couleurs, ensembles<br />

indistincts et pointillés, du flou, du gris, du brouil -<br />

lardeux, mais surtout de l’éblouissant en mouvement.<br />

Annabelle rampe sur le sol. Elle se traîne dans le<br />

salon. Les plis de sa jupe sont contrariés, écrasés qu’ils<br />

sont sur le sol.<br />

S’approchant, l’on peut apercevoir les fibres de laine<br />

rompre les unes après les autres, condamnant à un<br />

passé sans retour l’alignement parfait des plis en les<br />

conjuguant à un présent de maelström textile, un<br />

carnage en règle de l’uniforme instantanément fripé et<br />

mué en une jupe irrémédiablement impie.<br />

47


Son collant, bien qu’épais, file au contact de<br />

quelques nervures proéminentes du bois du parquet.<br />

Des échardes viennent s’accrocher au collant et<br />

certaines se glissent sous sa peau avant qu’Annabelle<br />

n’atteigne le grand tapis au pied de la bibliothèque.<br />

Annabelle parvient à se hisser en tirant de ses bras sur<br />

les rayons de la bibliothèque. Tremblante, elle se saisit<br />

d’une Bible, puis en se retournant, elle arrache le<br />

crucifix accroché au mur perpendiculaire à la large et<br />

robuste bibliothèque Henry II.<br />

Annabelle comme conquise, tombe à genoux au<br />

milieu du salon, Bible et crucifix en main. Elle éclate en<br />

sanglots, murmurant une prière, dans l’effroi qui est le<br />

sien d’être parvenue à la frontière d’un nouveau<br />

monde. Elle lève la tête vers le ciel. Des larmes tombent<br />

à ses genoux.<br />

Étrangement, Annabelle sourit.<br />

La secousse a manifestement été ressentie jusqu’à<br />

Sainte-Gudule, où l’abbé Pincemi est l’autre victime de<br />

l’embrasant désastre. L’immaculée conception de sa foi<br />

en a pris un sacré coup. Dans le secret de sa robe<br />

souillée, l’abbé revoit le film de la glissade fatale que fut<br />

le récit d’Annabelle à ses oreilles par trop de fois déjà<br />

violentées. Comme un boomerang revenant à son<br />

esprit, il repense à la phrase dite à Annabelle en préam -<br />

bule de sa confession : “la douleur est une nécessité<br />

parfois”. Pincemi sait désormais que seule la douleur<br />

lui permettra d’expier ses pensées impures et ses actes<br />

immoraux.<br />

48


Sa croyance n’est pas en jeu. Dieu le voit, mais Dieu<br />

a vu tout autant ce que, lui, Pincemi a subi de la part de<br />

Cottard et des autres. Donc la colère de Dieu, en s’y<br />

prenant pas trop comme un manche, il devrait pouvoir<br />

éviter qu’elle lui soit fatale, se dit Pincemi, reprenant<br />

progressivement son calme. Se considérant passé du<br />

côté obscur, l’abbé décide d’employer les grands<br />

moyens. “Fini les orties et les petites douleurs<br />

gentillettes de sacristain, passons aux bonnes grosses<br />

punitions qui font mal”, se motive-t-il, étonnamment<br />

remonté comme le coucou du presbytère. Avec un joli<br />

brin de perversion, l’abbé se dit que plus il se fera mal,<br />

plus il pourra continuer à s’adonner au si doux calvaire<br />

de voir Annabelle. Ainsi réussira-t-il sans doute à<br />

canaliser ses fantasmes, non pas en les refoulant, mais<br />

en les encadrant et en les châtiant. Assez satisfait de sa<br />

réflexion, l’abbé Pincemi souffle de soulagement, et se<br />

change.<br />

La nuit tombe sur cette relative accalmie à l’heure<br />

du souper, tandis que l’abbé, “faisant chabrot”, conclut<br />

en son for intérieur, que son chemin de croix sera<br />

forcément plus supportable, si dans ses rêves abritée,<br />

Annabelle, douce et charnelle dans sa jupe en tartan, se<br />

trouve au bord dudit chemin.<br />

49


Table des matières<br />

Il était une fois, Annabelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5<br />

Lundi, tartan & tétons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7<br />

Mercredi, Rondelle & Pincemi . . . . . . . . . . . . . . . . . 13<br />

Dimanche, de pelle à gâteaux en psalmodies . . . . 21<br />

Le clou du Christ, genou sans hibou . . . . . . . . . . . . 25<br />

Stigmate m’était conté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33<br />

Absous, tabou dissous . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45<br />

Jésus crie, Annabelle aime, et Leroy merline . . . . . 51<br />

Confession, reddition, érection . . . . . . . . . . . . . . . . 57<br />

Dépravée n’attend pas le nombre des années . . . . 71<br />

Dimanche plus raide que la justice . . . . . . . . . . . . . 81<br />

Prière de seins à J.-C. en pyjama . . . . . . . . . . . . . . . 85<br />

La gégène de l’abbé Fouré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93<br />

Le tartan avance ses pions de plis en complies . . . 97<br />

Aimer Annabelle et ses seins . . . . . . . . . . . . . . . . . 107<br />

Pendant ce temps à Vera Cruz . . . . . . . . . . . . . . . 115<br />

Gloubi y Boulga vaya con Dios . . . . . . . . . . . . . . . 121<br />

Et la lumière fut au fond d’un c… . . . . . . . . . . . . . 127<br />

Ah le beau cadeau du fléau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133<br />

Épistolaire et pis c’est tout . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141<br />

Dans resurrectum, il y a… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151<br />

Le tirelipimpon sur la cornemuse . . . . . . . . . . . . . 159<br />

Plaid…oirie, ouaf, ouaf !. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167<br />

Annexe : le tartan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171<br />

173


Dans la même collection<br />

TENDANCE ROSE<br />

Un amour sans merci<br />

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Les Filles du déluge<br />

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L’Alphabet du S/M<br />

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Delirium Eroticum<br />

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L’emprise des femmes<br />

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Contes pour petites filles libertines<br />

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Nuits retroussées à Venise<br />

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Les souliers de Satan<br />

Nadine Monfils<br />

Le Boycott du bonheur<br />

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Se torcher aux plumes des anges<br />

S. Korr<br />

1 000 serpents sur l’Éden<br />

S. Korr<br />

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TENDANCE ROUGE<br />

Six Cadavres dans un cercle<br />

Patrice Herr Sang<br />

Les Griffes de sang<br />

Patrice Herr Sang<br />

Snuff Movie<br />

Jean-Michel Jarvis<br />

Doloris Causa<br />

Carolyn Cardway


ACHEVÉ D’IMPRIMER SUR LES PRESSES<br />

DE L’IMPRIMERIE SEPEC<br />

01960 PÉRONNAS, FRANCE,<br />

EN MARS 2013.<br />

N° D’IMPRESSION : 05643130335<br />

DÉPÔT LÉGAL : 2e TRIMESTRE 2013


<strong>Confessez</strong>-<strong>moi</strong> !<br />

Mathias LAHIRE<br />

Annabelle joue à la perfection ses rôles de mère,<br />

d’épouse et de paroissienne. Sa vie est réglée comme<br />

un missel. Mais, l’ennui est fécond… Alors, histoire<br />

d’égayer ses jours et de rompre avec sa routine bien<br />

trop sage, Annabelle va se livrer à des jeux de <strong>moi</strong>ns<br />

en <strong>moi</strong>ns innocents. Et c’est dans un lieu saint que la<br />

débauche prendra son envol. Car, de part et d’autre<br />

du confessionnal, Annabelle et l’abbé Pincemi vont<br />

découvrir de nouveaux é<strong>moi</strong>s qui vont les mener<br />

loin, mais alors, vraiment très loin, des chemins de<br />

la vertu…<br />

Mathias LAHIRE a suivi des études qui le destinaient<br />

au métier de journaliste. Passionné par le voyage, il vit<br />

aujourd’hui entre Los Angeles, où il travaille, et Rome,<br />

où il vit et écrit.<br />

À trente-cinq ans, sa comédie érotique, “<strong>Confessez</strong>-<strong>moi</strong>!”,<br />

est son premier roman.<br />

Photo de couverture : Christian Peter (www.christianpeter.biz)<br />

www.tabou-editions.com<br />

éditeur sans interdit<br />

édition papier<br />

ISBN 978-2-36326-006-2<br />

édition numérique<br />

ISBN 978-2-36326-504-3

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