Les sens de la peau - Observatoire Nivea
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autrement dit, le sentiment <strong>de</strong> nudité n’est réel qu’en présence d’un<br />
autre qui regar<strong>de</strong>, dussions-nous l’inventer. De là viendrait <strong>la</strong> pu<strong>de</strong>ur 3 .<br />
Une <strong>la</strong>rge part <strong>de</strong> <strong>la</strong> capacité <strong>de</strong> vivre en société est fondée sur l’habileté<br />
à assumer et à bien vivre ces innombrables regards portés sur nous.<br />
Le développement d’une intimité avec un partenaire se jalonne d’un<br />
progressif apprivoisement <strong>de</strong> cette pu<strong>de</strong>ur. Ainsi, pour certains, le regard<br />
porté par le partenaire sur leurs parties intimes est fondateur. Il se vit parfois<br />
comme un véritable rite <strong>de</strong> passage aussi important que <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion<br />
sexuelle elle-même.<br />
L’enjeu est <strong>de</strong> se montrer nu, d’offrir ses parties intimes comme le reste<br />
<strong>de</strong> son corps au regard <strong>de</strong> l’autre, d’abaisser ses <strong>de</strong>rnières cartes. La<br />
gêne, voire l’angoisse que peut causer un tel dévoilement tient à <strong>la</strong><br />
crainte que ces <strong>de</strong>rniers morceaux du puzzle viennent briser l’image<br />
qu’avait le partenaire. Ces parties intimes sont surdéterminées, elles<br />
con<strong>de</strong>nsent en elles à <strong>la</strong> fois un lieu visuel conquis aux idéaux esthétiques<br />
– formes <strong>de</strong>s seins, du sexe, etc. – et le point d’aboutissement <strong>de</strong> l’érotisme :<br />
leurs formes secrètes viennent compléter l’image du partenaire, tandis que<br />
le vertige <strong>de</strong> leur sexualité marque un point important dans le processus<br />
<strong>de</strong> séduction. À l’espoir que <strong>la</strong> nudité trouble, <strong>la</strong> crainte qu’elle ne tarisse<br />
<strong>la</strong> magie <strong>de</strong> <strong>la</strong> séduction…<br />
Dans <strong>la</strong> série <strong>de</strong> photographies <strong>de</strong> Siobhan à Provincetown, <strong>de</strong>ux photographies<br />
semblent fonctionner <strong>de</strong> pair, toutes <strong>de</strong>ux prises alors que<br />
Siobhan est assise au bord du même lit : l’une <strong>la</strong> montre habillée d’une<br />
chemise bleue, l’autre, les seins dénudés. On imagine ces <strong>de</strong>ux images<br />
comme <strong>de</strong>ux moments participant du même processus, celui d’une saisie<br />
photographique où <strong>la</strong> nudité <strong>de</strong> Siobhan s’offre au regard et à <strong>la</strong> caméra<br />
<strong>de</strong> Nan Goldin comme un pan à inclure dans l’image que l’artiste se fait<br />
<strong>de</strong> son amante. La pose entre les <strong>de</strong>ux photographies est aussi quelque<br />
peu différente : sur <strong>la</strong> photographie « habillée », Siobhan semble s’avancer<br />
vers <strong>la</strong> photographe avec assurance, tandis que sur <strong>la</strong> version nue, elle<br />
se tient droite, s’offrant au regard, le visage interrogateur. Au creux <strong>de</strong> ce<br />
désir d’exister comme corps aux yeux <strong>de</strong> l’autre œuvre un autre enjeu :<br />
celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> séduction. Le regard du sujet nu plonge dans les yeux <strong>de</strong> l’autre<br />
à <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> l’éc<strong>la</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> séduction, <strong>de</strong> ce trouble au coin <strong>de</strong> l’œil<br />
qui trahit et initie le geste.<br />
La <strong>peau</strong>, tropisme du regard<br />
Il faut en convenir : nous ne pouvons <strong>de</strong>meurer neutres <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> <strong>peau</strong><br />
nue <strong>de</strong> l’autre. Organe du toucher, <strong>la</strong> <strong>peau</strong> appelle <strong>la</strong> <strong>peau</strong>, elle suscite<br />
le contact. Si ce n’est qu’au fruit d’une longue civilisation <strong>de</strong>s mœurs<br />
qu’on a su apprivoiser –c’est-à-dire civiliser– ce pan <strong>de</strong> proximité, les émotions<br />
les plus violentes éprouvées ramènent à <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong> l’autre, que ce<br />
soit le désir ou le dégoût. Comme si sa <strong>peau</strong>, pour le meilleur et pour le<br />
pire, savait nous toucher au plus profond.<br />
Le pouvoir <strong>de</strong> fascination <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> provient <strong>de</strong> ce qu’elle se soutient<br />
<strong>de</strong> l’irréalité et <strong>de</strong> l’animalité <strong>de</strong>s formes (Bataille 1957). Si le désir cherche<br />
toujours à retrouver son origine, il semble qu’il a partie liée avec ce qui<br />
affleure sous le diaphane <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong>. Celle-ci se pose comme limite,<br />
entre le visible et l’informe <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair, entre le social et l’abject, et c’est<br />
précisément cette situation qui en fait un lieu <strong>de</strong> vertige pour le désir. Le<br />
regard se berce <strong>de</strong>s limites et <strong>de</strong> ce qui les suggère : ce tatouage qui s’enfonce<br />
sous les vêtements, ces formes qui ne peuvent que se <strong>de</strong>viner, ce<br />
flirt avec le socialement acceptable.<br />
3. Notons d’ailleurs que si Adam et Ève pouvaient vivre sans pu<strong>de</strong>ur avant <strong>la</strong> chute, c’est bien parce qu’ils évoluaient<br />
dans un mon<strong>de</strong> sans altérité, que ce soit celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> sexualité ou celle du jugement <strong>de</strong> Dieu.<br />
Maxime Coulombe<br />
L’œil, <strong>la</strong> <strong>peau</strong>, le piège