Free PDF Download - Montaigne Studies - University of Chicago

102 Yvonne Bellenger
Je me deffens de la temperance comme j'ay faict autresfois de la
volupté. Elle me tire trop arriere, et jusques à la stupidité. Or je
veus estre maistre de moy, à tous sens. La sagesse a ses excés, et
n'a pas moins besoin de moderation que la folie (III, 5, 84).
Au demeurant, je hay cet accidental repentir que l'aage apporte.
Celuy qui disoit anciennement estre obligé aux années dequoy elles
l'avoyent deffaict de la volupté, avoit autre opinion que la mienne:
je ne sçauray jamais bon gré à l'impuissance de bien qu'elle me face
(III,2,815).
Vieillesse de Montaigne, vieillesse des autres. Jamais, à aucun
moment de sa vie, il n'a été pétrifié par le respect que l'expérience, le
grand âge ou même la compassion auraient pu lui inspirer. Dans la
confrontation entre le jeune homme et l'ancêtre, c'est toujours le
second qui a tout à prendre et rien à perdre parce qu'il n'a rien à
donner. Témoin cette anecdote:
Simon Thomas estoit un grand medecin de son temps. Il me
souvient que, me rencontrant un jour chez un riche vieillard
pulmonique, et traittant avec luy des moyens de sa guarison, il luy
dist que c'en estoit l'un de me donner occasion de me plaire en sa
compagnie, et que, fichant ses yeux sur la frescheur de mon visage,
et sa pensée sur cette allegresse et vigueur qui regorgeoit de mon
adolescence, et remplissant tous ses sens de cet estat florissant, en
quoy j'estoy, son habitude s'en pourroit amender. Mais il oublioit à
dire que la mienne s'en pourroit empirer aussi (I, 21, 98).
Cruelle histoire.
Pourtant, il ne s'agit pas de gémir. Au contraire. Le vieillard doit
s'obliger à la lucidité:
Que l'enfance regarde devant elle, la vieillesse derriere: estoit-ce pas
ce que signifioit le double visage de Janus? Les ans m'entraînent
s'ils veulent, mais à reculons! Autant que mes yeux peuvent
reconnoistre cette belle saison expirée, je les y destourne à
secousses. Si elle eschappe à mon sang et de mes veines, au moins
n'en veus-je desraciner l'image de la memoire (III, 5, 841-842).
Ne pas s'aveugler et même, au bout du compte, ne pas se désoler:
«Cette faute de ne se sçavoir reconnoistre de bonne heure, et ne sentir
l'impuissance et extreme alteration que l'aage apporte naturellement et
au corps et à l'ame, qui, à mon opinion, est egale (si l'ame n'en a plus