Ebook complet en PDF - TRAVERSES, Livre voyageur
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Traverses, livre <strong>voyageur</strong><br />
il garde pour lui de nombreuses iles, des marais, il<br />
fait de nombreux bras dans la terre que ses eaux<br />
r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t verte. Nous surpr<strong>en</strong>ons ce spectacle parce<br />
qu’il ne va pas durer. Les eaux mont<strong>en</strong>t, elles vont<br />
<strong>en</strong>gloutir cette vallée <strong>en</strong> noyant les derniers vestiges<br />
des premiers villages. C’est pour cela que l’on nous a<br />
appelés. En aval, des travaux gigantesques construis<strong>en</strong>t<br />
petit à petit un énorme barrage ; lorsqu’il sera<br />
terminé et mis <strong>en</strong> eau, cette région où nous arrivons<br />
sera transformée <strong>en</strong> un imm<strong>en</strong>se lac de réserve qui<br />
montera jusqu’aux falaises. Nous nous installons à<br />
mi-p<strong>en</strong>te, dans un village kurde. Nous voyons déjà,<br />
plus bas, les maisons se dissoudre dans l’eau calme<br />
et montante comme des morceaux de sucre au fond<br />
d’un verre de thé. Sur les plateaux stériles, au-dessus<br />
de nous, on construit de nouvelles habitations pour<br />
les familles délogées par cette douce catastrophe.<br />
Des maisons <strong>en</strong> parpaing, grises et anguleuses, trop<br />
chaudes pour la région.<br />
Cette fois je ne fouille plus : je trie. Des sacs <strong>en</strong>tiers<br />
d’os d’animaux, trouvés sur le site, un peu plus loin,<br />
sous les rives futures du nouvel Euphrate. On nous<br />
<strong>en</strong> emmène des sacs <strong>en</strong>tiers <strong>en</strong> début d’après-midi,<br />
lorsque les fouilleurs revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t au village. Des sacs<br />
de plastique épais pleins de poussière volatile – la<br />
poussière du sol d’ici, fait d’une terre fine et pulvéru-<br />
Les trois jours du Coran<br />
l<strong>en</strong>te, et la poussière des vieux os fragiles frottés les<br />
uns contre les autres.<br />
Le l<strong>en</strong>demain matin, avec H., mon professeur, nous<br />
r<strong>en</strong>versons sur nos tables de travail ces vieux restes de<br />
repas, <strong>en</strong>terrés dans leurs poubelles voici des milliers<br />
d’années. La poussière des sacs nous colle à la peau,<br />
les mouches nous tourn<strong>en</strong>t autour pour boire notre<br />
sueur. Petit à petit l’humeur bougonne des matins fait<br />
place à un savoir tranquille, des anecdotes, des détails ;<br />
l’air étouffant s’allège et pourtant la chaleur grimpe.<br />
Bi<strong>en</strong>tôt nous serons assommés et nous recoucherons,<br />
mais pour l’instant la pièce bourdonne de ce travail<br />
paisible et répétitif, du savoir qui doucem<strong>en</strong>t coule<br />
de H. vers moi <strong>en</strong> allégeant ces instants ingrats d’une<br />
complicité brillante comme le ciel d’ici. Un flux léger<br />
qui traverse la moiteur croissante (dehors la chaleur<br />
est sèche et saine ; dans la vieille bergerie où nous<br />
travaillons, elle est sale et poisseuse) pour se nicher<br />
dans un coin de ma mémoire. J’appr<strong>en</strong>ds vite, dans le<br />
bruit des mouches insupportables, de la porte qui bat<br />
au v<strong>en</strong>t. C’est simple et agréable comme une amitié,<br />
c’est trop simple pour se mériter, pour être un métier.<br />
J’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds un chi<strong>en</strong> maigre aboyer au-dehors ; il aboie<br />
<strong>en</strong> arabe, je ne compr<strong>en</strong>ds pas ce qu’il dit. Je ne peux<br />
pas compr<strong>en</strong>dre ce pays. Je ne peux pas compr<strong>en</strong>dre<br />
son histoire ; je ne peux compr<strong>en</strong>dre aucune histoire.<br />
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