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La Quête épistémologique du Nouveau Roman, les objets - Publibook

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Jalila Hadjji<br />

<strong>La</strong> <strong>Quête</strong> <strong>épistémologique</strong><br />

<strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Roman</strong>, <strong>les</strong> <strong>objets</strong><br />

<strong>Publibook</strong>


Retrouvez notre catalogue sur le site des Éditions <strong>Publibook</strong> :<br />

http://www.publibook.com<br />

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14, rue des Volontaires<br />

75015 PARIS – France<br />

Tél. : +33 (0)1 53 69 65 55<br />

IDDN.FR.010.0113590.000.R.P.2009.030.40000<br />

Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication aux Éditions <strong>Publibook</strong> en 2009


A l’âme de mon père,<br />

reconnaissance aux valeurs suprêmes qu’il incarnait…<br />

A maman, amour sacré, amour profane…<br />

A mon frère, symbole <strong>du</strong> sacrifice fraternel…<br />

A toute ma famille…<br />

A Benoît…<br />

A tous mes amis…<br />

Dédicace particulière à l’âme des deux précurseurs <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Roman</strong> ;<br />

Alain Robbe-Grillet et Naguib Mahfouz…


Préface<br />

« Ecrire, ça doit sûrement servir à quelque chose.<br />

Mais à quoi ? Ces petits signes tarabiscotés qui avancent tous seuls, presque<br />

tout seuls, qui couvrent, qui gravent sur <strong>les</strong> surfaces planes, qui<br />

dessinent l’avancée de la pensée. Ils rognent. Ils ajustent. Ils caricaturent. Je<br />

<strong>les</strong> aime bien, ces armées de bouc<strong>les</strong> et de pointillés. Quelque chose de moi<br />

vit en eux. Même s’ils n’ont pas de perfection, même s’ils ne communiquent<br />

pas vraiment, je <strong>les</strong> sens qui tirent vers moi la force de la réalité. Avec eux,<br />

tout se transforme en histoires, tout avance vers sa fin. Je ne sais pas quand<br />

ils s’arrêteront. Leurs contes sont vrais, ou faux. Ça m’est égal. Ce n’est pas<br />

pour ça que je <strong>les</strong> écoute. Ils me plaisent, et c’est avec plaisir que je me<br />

laisse tromper par le rythme de leur marche, que j’abandonne tout espoir de<br />

<strong>les</strong> comprendre un jour.<br />

Ecrire, si ça sert à quelque chose, ce doit être à ça ; à témoigner. A laisser<br />

ses souvenirs inscrits, à déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe<br />

d’œufs qui fermenteront. Non pas à expliquer, parce qu’il n’y a peut-être<br />

rien à expliquer ; mais à dérouler parallèlement. L’écrivain est un faiseur de<br />

parabo<strong>les</strong>. Son univers ne naît pas de l’illusion de la réalité, mais de la réalité<br />

de la fiction. Il avance ainsi, splendidement aveugle, par à-coups, par<br />

<strong>du</strong>peries, par mensonges, par minuscu<strong>les</strong> complaisances. Ce qu’il crée n’est<br />

pas créé pour toujours. Ça doit avoir la joie et la douleur des choses mortel<strong>les</strong>.<br />

Ça doit avoir la puissance de l’imperfection. Et ça doit être doux à<br />

écouter, doux et émouvant comme une aventure imaginée. S’il pose des<br />

jalons, ce ne sont pas ceux de la vie humaine. Comme une formule<br />

d’algèbre, il ré<strong>du</strong>it le monde à l’expression de figures en relation avec un<br />

quelconque système cohérent. Et le problème qu’il pose est toujours résolu.<br />

L’écriture est la seule forme parfaite <strong>du</strong> temps. Il y avait un signe, il y aura<br />

une signification puérile, délicate, tendre comédie <strong>du</strong> langage. Monde extrait,<br />

dessin accompli. Volonté implacable, éternelle avancée des armées de<br />

petits signes mystérieux qui s’ajoutent et se multiplient sur le papier. Qu’y<br />

a-t-il là ? Qu’est-ce qui est marqué ? Est-ce moi ? Ai-je fait rentrer le monde<br />

enfin dans un ordre ? Ai-je pu le faire tenir sur un seul petit carré de matière<br />

9


lanche ? L’ai-je ciselé ? Non, non, ne pas se tromper là-dessus : je n’ai fait<br />

que raconter des légendes des hommes… »<br />

10<br />

Jean-Marie Gustave Le Clézio<br />

L’Extase Matérielle


Intro<strong>du</strong>ction<br />

Créer pour peindre le réel. Créer pour exposer au peuple <strong>les</strong> maux <strong>du</strong><br />

monde. L’artiste doit servir à quelque chose. Il doit user de son pouvoir exceptionnel<br />

pour le bien de tous ceux qui ne peuvent pas s’exprimer comme<br />

lui. C’est dire que l’homme et <strong>les</strong> valeurs humanistes sont toujours la raison<br />

d’être d’un artiste.<br />

L’art est la plus belle création de l’homme et il doit rester en sa faveur. Et<br />

depuis l’Antiquité, cet art ne cesse de résoudre pour lui <strong>les</strong> questions <strong>les</strong><br />

plus diffici<strong>les</strong> de la vie, mais surtout cel<strong>les</strong> liées directement à son existence<br />

dans le monde. Après l’inquiétude métaphysique et l’étonnement initial face<br />

à un cosmos énigmatique, <strong>les</strong> penseurs et <strong>les</strong> philosophes commencent à<br />

interroger cette vérité stéréotypée déjà reçue. Et donc, il n’y a pas une seule<br />

vérité. Le monde fourmille de vérités mais aucune n’est vraie. Tout est relatif<br />

et l’on doit démontrer cette relativité.<br />

Au XVI e siècle, on assiste à une véritable renaissance de l’homme et on<br />

commence à interpeller cet être qui ne cesse de posséder le monde peu à peu<br />

grâce à ses découvertes intenses et ses inventions surprenantes. Là encore,<br />

une vérité est à admettre : c’est que l’homme est l’être le plus puissant et le<br />

plus intelligent sur ce globe terrestre. D’ailleurs, l’art <strong>du</strong> siècle (peinture,<br />

architecture, littérature…) nous prouve son génie et rassure notre foi en cet<br />

être. En reprenant cette confiance en soi, l’homme reprend son statut d’être<br />

dominant tout en profitant de cette capacité unique : la raison. Deux sièc<strong>les</strong><br />

plus tard, ce cogito et cette illumination d’esprit vont réaliser <strong>les</strong> valeurs<br />

humaines <strong>les</strong> plus inévitab<strong>les</strong> : liberté, égalité et justice. Il faut ainsi rappeler<br />

que c’est l’art, dans ses différentes formes, qui permet de mettre, en partie,<br />

fin au despotisme et à l’absolutisme <strong>du</strong> siècle précédent.<br />

En tant qu’art, la littérature ne cesse de rayonner tout au long de ce parcours<br />

humaniste et atteint son apogée avec le siècle de Balzac. Elle nous<br />

peint vigoureusement cette société où l’indivi<strong>du</strong> représente à la fois le<br />

moyen et la fin de toute recherche. Peindre un réel pour le réaliser ou peindre<br />

le réel pour l’idéaliser, ou encore peindre pour réaliser l’idéal : ces<br />

11


principes n’ont pas négligé le triomphe des formes romanesques et poétiques<br />

qui ont fait de ce siècle, un siècle artistique par excellence.<br />

<strong>La</strong> fin de celui-ci nous révèle cependant d’autres secrets avec des travaux<br />

de recherche qui ont montré que l’homme peut devenir un simple objet<br />

parmi d’autres, car il existe d’autres vérités qui inquiètent plus. Par exemple,<br />

<strong>les</strong> recherches de Sigmund Freud ont montré que l’inconscient, qui<br />

semble une faculté secondaire de l’homme, est en fait à l’origine de tous nos<br />

actes conscients.<br />

Les travaux de Foucault ont négligé cette faculté qui semble toujours la<br />

raison d’être de l’homme, la raison. Et il parle même d’un « cogito b<strong>les</strong>sé ».<br />

Et <strong>les</strong> phénoménologues, pour qui le monde est déjà là, continuent à définir<br />

<strong>les</strong> essences de perception et de conscience à partir de ce dehors pour<br />

essayer de comprendre ce monde.<br />

En effet, tout autour de l’homme, une conscience surgit, celle de ce dehors<br />

inquiétant et perturbant. Un dehors qui nous possède autant que nous le<br />

possédons. Une autre existence remplit l’espace et domine l’homme. Ce<br />

dernier ressent la lourdeur de ce dehors. Il regarde <strong>les</strong> choses et <strong>les</strong> choses<br />

ne lui rendent pas son regard. Pourquoi est-il cependant emporté par ce désir<br />

de posséder tout ce qui l’entoure ?<br />

Dans <strong>les</strong> œuvres qu’il côtoie, il n’y a aucune trace de cette nouvelle inquiétude.<br />

Bien au contraire, Le Colonel Chabert lui lance un regard vide,<br />

dénué de toute vie. Il se demande donc si cette littérature qu’il a toujours<br />

aimée peut lui apporter des réponses à ses angoisses « d’ici et de maintenant<br />

».<br />

Le silence et l’incommunicabilité règnent et raniment <strong>les</strong> sentiments de<br />

haine et de vengeance chez l’homme, et lui coûtent la guerre la plus atroce<br />

de toute l’histoire.<br />

Les choses et <strong>les</strong> <strong>objets</strong> remplissent le monde et l’homme se sent possédé<br />

et accablé par cette présence plastique. L’ego cède à l’absurde et la puissance<br />

se transforme en un recul, ou même en un effacement partiel puis<br />

total. <strong>La</strong> matière est en pleine « extase » et le dehors mène la nouvelle enquête.<br />

Ainsi, la vérité <strong>du</strong> monde pourrait-elle se cacher dans cette existence<br />

plastique ?<br />

12


Pourquoi, au-delà <strong>du</strong> temps, l’objet trouve-t-il son triomphe au XX e siècle<br />

?<br />

Quel avenir pour une littérature qui croit encore que le destin <strong>du</strong> monde<br />

s’identifie à l’ascension ou à la chute de quelques hommes ?<br />

L’homme résiste-t-il au charme matériel, ou assiste-t-il plutôt à sa propre<br />

mort ?<br />

Pendant ce siècle, de nombreux écrivains commencent à croire que la littérature<br />

classique, en dépit de sa monarchie, ne peut rendre compte, ou au<br />

moins refléter l’angoisse de l’homme moderne. Certains sombrent même<br />

dans l’absurde avec des êtres et un langage qui atteignent le tragique,<br />

comme avec Samuel Beckett par exemple. Le théâtre d’avant-garde nous<br />

révèle un monde <strong>du</strong> déguisement et <strong>du</strong> simulacre, voué au mal ou à la mort.<br />

Les existentialistes comme Sartre et Camus ont cherché à dépasser l’absurde<br />

et évoluer vers un humanisme positif car, pour eux, la vie humaine est sacrée<br />

et nul ne peut s’arroger la liberté d’y attenter.<br />

Avec Francis Ponge, on assiste à la poésie des choses à travers un travail<br />

minutieux sur le langage, avec lequel le poète tente d’exprimer le mystère<br />

de l’objet en proposant la description de ceux <strong>les</strong> plus quotidiens.<br />

<strong>La</strong> véritable nouveauté romanesque est marquée par Marcel Proust où il<br />

s’agit de remonter le temps à travers <strong>les</strong> souvenirs, et où le passé ressuscite<br />

miraculeusement dans toute son intégrité, grâce à la mémoire involontaire ;<br />

la phrase complexe suit <strong>les</strong> méandres de la pensée, mais la structure romanesque<br />

est plus ou moins respectée.<br />

Et enfin, vint le <strong>Nouveau</strong> <strong>Roman</strong>, une écriture qui se démarque des précédentes.<br />

Une nouvelle forme romanesque qui essaie d’exprimer ou de créer<br />

de nouvel<strong>les</strong> relations entre l’homme et le monde. Des écrivains qui sont<br />

décidés à inventer le roman, c’est-à-dire à inventer l’homme hic et nunc.<br />

Dans cette écriture, l’objet, cette nouvelle référence épistémique, est le<br />

dénominateur commun entre tous <strong>les</strong> nouveaux romanciers.<br />

Pour Alain Robbe-Grillet, le précurseur <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Roman</strong>, il s’agit<br />

d’une fascination pour l’objet qui se transforme peu à peu en une obsession.<br />

Pour Nathalie Sarraute, pionnière elle aussi, l’objet permet une compensation<br />

de l’autre qui devient inaccessible.<br />

13


Ce dehors plastique est lourdement ressenti par <strong>les</strong> personnages de<br />

Claude Simon.<br />

Mais il va permettre aux personnages de Michel Butor de restituer le<br />

monde.<br />

Pour Naguib Mahfouz, figure qui a marqué le renouvellement de la littérature<br />

arabe, cet objet va nous révéler le sous-enten<strong>du</strong> <strong>du</strong> réel et dénuder une<br />

réalité. Le réel atteint alors parfois le pathétique. Comme <strong>les</strong> œuvres de<br />

Robbe-Grillet, <strong>les</strong> siennes représentent une source incontournable pour le<br />

septième art.<br />

Qu’est-ce qui fait <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Roman</strong> le roman de l’objet, si l’on considère<br />

déjà sa présence dans d’autres œuvres comme cel<strong>les</strong> de Proust, Ponge<br />

ou Sartre ?<br />

Pourquoi sa présence est-elle également despotique dans le <strong>Nouveau</strong><br />

<strong>Roman</strong> ?<br />

Enfin, si on admet l’approche sociologique suivie par Lucien Goldmann,<br />

quel serait l’avenir de l’homme d’aujourd’hui face à cette présence plastique<br />

?<br />

14


I. Le siècle de l’objet<br />

« Les <strong>objets</strong> montrent leur autre face, qu’ils me cachaient jusque-là, je<br />

découvre en eux un monde absolument neuf existant comme pour soi et en<br />

toute innocence. Quant à moi, si je m’y ajoute, j’ai la surprise de me découvrir<br />

en objet, pur de toute contamination… » Alain Robbe-Grillet.<br />

En plein cœur <strong>du</strong> XX e siècle, le 6 août 1945, la première bombe atomique<br />

explose sur Hiroshima : 130 000 morts en quelques secondes. Une<br />

tragédie à la mesure de notre siècle, où le savoir et le pouvoir humains se<br />

découvrent sans limites, pour le meilleur et le pire. Mais, alors que ne cesse<br />

de s’élargir le champ de la connaissance, l’indivi<strong>du</strong> éprouve cruellement son<br />

impuissance à adhérer au monde et à y trouver sa place. Ce monde, à<br />

l’assaut <strong>du</strong>quel se lançait le héros balzacien, et que <strong>les</strong> personnages de Flaubert<br />

croyaient encore vibrant de virtualités idéa<strong>les</strong>, a volé en éclats.<br />

<strong>La</strong> réalité n’est plus une fresque cohérente et ne répond plus à l’image<br />

d’un cosmos ordonné, mais à celle d’une poussière d’<strong>objets</strong> qui, isolés <strong>les</strong><br />

uns des autres, acquièrent un étrange pouvoir de fascination. L’homme <strong>du</strong><br />

XX e siècle est semblable au héros de Malraux qui, suspen<strong>du</strong> dans une attente<br />

indéfinie, ne perçoit de l’univers extérieur que des fragments<br />

violemment éclairés, des « gros plans » auxquels il s’efforce de donner un<br />

sens 1 .<br />

Tout devient signe. Pour la conscience aux aguets, chaque détail est révélateur.<br />

Marcel Proust édifiait ainsi son monument à partir de quelques<br />

miettes d’un gâteau 2 : « Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût,<br />

c’était celui <strong>du</strong> petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray<br />

[…], quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie<br />

m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul… » Ce<br />

goût de madeleine est capable de réveiller des souvenirs longtemps abandonnés<br />

aux marges de la mémoire. Cette expérience hasardeuse va mettre le<br />

1 Malraux, <strong>La</strong> Tentation de l’Occident, 1926.<br />

2 Proust Marcel, Du côté de chez Swann.<br />

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narrateur sur la piste <strong>du</strong> passé, d’où le retour des souvenirs d’enfance qui<br />

seront <strong>les</strong> premiers maillons d’A <strong>La</strong> recherche <strong>du</strong> temps per<strong>du</strong>.<br />

Une racine d’arbre est, pour le narrateur de <strong>La</strong> Nausée de Sartre, le détonateur<br />

d’une « illumination » :<br />

« Donc j’étais tout à l’heure au jardin public. <strong>La</strong> racine de marronnier<br />

s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais<br />

plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification<br />

des choses, leurs modes d’emploi, <strong>les</strong> faib<strong>les</strong> repères que <strong>les</strong><br />

hommes ont tracé à leur surface. J’étais assis, un peu voûté, ma tête basse,<br />

seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me<br />

faisait peur. Et puis j’ai eu cette illumination… »<br />

C’est à travers <strong>les</strong> plus bana<strong>les</strong> anecdotes et scènes de la vie quotidienne<br />

que Roquentin s’interroge sur le sens de l’existence, tout en étant saisi de<br />

« nausée » devant l’inconsistance tragique de la vie qu’il mène, qu’elle soit<br />

euphorique, comme chez Proust, ou chargée de menaces, comme chez Sartre<br />

ou Giono, où le sang des bêtes b<strong>les</strong>sées trace sur la neige « <strong>les</strong> lettres<br />

d’un langage barbare, inconnu » 3 , ces traces jouant la double fonction de<br />

révéler le meurtre et de procurer un certain plaisir esthétique. <strong>La</strong> révélation<br />

se confond donc avec le déchiffrement des données <strong>les</strong> plus immédiates de<br />

la réalité sensible. Aucune vérité immuable ne suffit désormais à unir<br />

l’homme et le monde dans une harmonie préétablie. A chacun de recomposer<br />

le puzzle dispersé, en fonction de sa propre expérience ; à chacun<br />

d’inventer sa vérité pour tenter de restaurer l’unité suspen<strong>du</strong>e.<br />

Avec cette nouvelle conception, l’art <strong>du</strong> siècle va sans doute nous révéler<br />

son nouveau secret.<br />

3 Giono, Un roi sans divertissement.<br />

16


II. <strong>La</strong> présence de l’objet dans l’art <strong>du</strong> XX e siècle<br />

1. Pour une nouvelle peinture<br />

L’objet traverse la tradition picturale occidentale depuis l’Antiquité, mais<br />

c’est au XVI e siècle que la représentation de l’objet inanimé devient autonome<br />

et constitue un genre à part entière, celui de la nature morte, où <strong>les</strong><br />

<strong>objets</strong> posent comme suspen<strong>du</strong>s dans le temps et agencés par la main de<br />

l’artiste.<br />

Crânes, instruments de musique, miroirs, corbeil<strong>les</strong> de fleurs et de fruits<br />

semblent enfermer le spectateur dans le monde muet des choses. Les XVI e<br />

et XVII e sièc<strong>les</strong> hollandais seront riches en tab<strong>les</strong> servies de verres transparents<br />

et de fruits épluchés, tandis que <strong>les</strong> vanités s’affirment en France où,<br />

un siècle plus tard, brillera le génie incontesté de ce genre avec Chardin.<br />

Cézanne fera de la nature morte le champ de prédilection de sa création<br />

picturale. Les cubistes y verront le genre le mieux adapté pour rendre la représentation<br />

de l’espace.<br />

Déjà, en 1912, avec sa révolutionnaire Nature morte à la chaise cannée,<br />

Picasso intro<strong>du</strong>isait dans le tableau un bout de toile cirée pour le cannage et<br />

une corde pour matérialiser l’ovale <strong>du</strong> cadre. Des éléments prélevés au réel<br />

remplacent donc, par endroits, la représentation et dialoguent avec <strong>les</strong> parties<br />

peintes. L’objet ou plutôt des fragments d’<strong>objets</strong> réels envahissent la<br />

représentation.<br />

Mais c’est à Duchamp que revient le geste radical qui transforme, par la<br />

seule déclaration de l’artiste, l’objet quotidien manufacturé en œuvre d’art.<br />

Les premiers ready-made datent de 1913. Depuis, l’objet sort <strong>du</strong> cadre de la<br />

peinture et envahit le monde réel, se présentant en tant que tel dans la scène<br />

de l’art. Il se prêtera aux détournements et aux assemblages <strong>les</strong> plus surprenants<br />

des surréalistes, aux accumulations, aux compressions, aux différents<br />

pièges des nouveaux réalistes, aux mises en scène de la nouvelle sculpture<br />

objective contemporaine, jusqu’à l’adhésion enthousiaste et critique <strong>du</strong> pop<br />

art américain qui fait de la société de consommation et de ses <strong>objets</strong> <strong>les</strong> su-<br />

17


jets principaux de son travail. L’objet interpelle l’art au XX e siècle, celui-ci<br />

repoussant de plus en plus loin son statut et ses limites.<br />

Pour <strong>les</strong> cubistes, il s’agit de représenter l’objet dans ses mil<strong>les</strong> facettes,<br />

en une diffraction de plans qui le développent dans l’espace. <strong>La</strong> vision monoculaire<br />

de la perspective classique vole en éclats de par la multiplication<br />

des plans qui se rabattent à la surface de la toile. Violons et bouteil<strong>les</strong>, guitares<br />

et guéridons, journaux et verres peuplent <strong>les</strong> natures mortes cubistes.<br />

Dénué de toute action, ce genre pictural sert à merveille <strong>les</strong> recherches plastiques<br />

de Braque et de Picasso entre 1910 et 1914.<br />

Le verre, avec la bouteille, est un des <strong>objets</strong> de prédilection <strong>du</strong> cubisme.<br />

Il in<strong>du</strong>it la transparence, la diffraction optique, permettant un élargissement<br />

de la forme. Contrairement à l’objet insolite des surréalistes, il s’agit d’un<br />

objet d’atelier, un objet familier. L’originalité de cette œuvre réside dans le<br />

curieux assemblage entre le verre modelé par la main de l’artiste (un verre<br />

représenté donc), une cuillère réelle en argent et l’imitation en fac-similé<br />

d’un morceau de sucre. On a donc trois niveaux de référence : le côté sablé<br />

de l’extérieur <strong>du</strong> verre rappelle la rugosité <strong>du</strong> sucre qui contraste avec<br />

l’aspect lisse de la cuillère perforée.<br />

L’objet réel et l’objet de l’art coexistent dans une tension qui dynamise<br />

l’œuvre et son efficacité. <strong>La</strong> cuillère en argent accentue l’illusion, à savoir<br />

l’effet de réel de la représentation et, comme le souligne Werner Spies, on<br />

est ici au cœur <strong>du</strong> verre d’absinthe et de sa fonction liée à l’alcool mythique.<br />

Tout est prêt à recueillir l’eau qui, mêlée à la liqueur et tombant sur le sucre,<br />

commence le rituel magique.<br />

Quant aux surréalistes, leur objet, fidèle au principe de leur esthétique –<br />

illustrée par la phrase de <strong>La</strong>utréamont : « beau comme la rencontre fortuite<br />

d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection » –, est<br />

le fruit <strong>du</strong> collage d’<strong>objets</strong> <strong>les</strong> plus inatten<strong>du</strong>s, issus de la rencontre de deux<br />

réalités différentes sur un plan qui ne leur convient pas. L’effet cherché est<br />

toujours la surprise, l’étonnement, le dépaysement, comme ceux provoqués<br />

par l’irruption <strong>du</strong> rêve dans la réalité.<br />

L’association d’<strong>objets</strong> se fait au nom de la libre association de mots ou<br />

d’idées qui, selon Freud, domine l’activité inconsciente et en particulier<br />

l’activité onirique. Les œuvres de Man Ray et Max Ernst en sont <strong>les</strong> meilleurs<br />

exemp<strong>les</strong>.<br />

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