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Télécharger le Filou - Théâtre Massalia

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En général, lorsque je sors d’une représentation, d’un spectac<strong>le</strong>, que<br />

j’en sois <strong>le</strong> programmateur, <strong>le</strong> coproducteur ou un visiteur ordinaire,<br />

je chasse mes hésitations si je trouve des mots que je n’ai pas ail<strong>le</strong>urs.<br />

Pas des mots hors du dictionnaire, pas des mots inconnus.<br />

Ce ne sont pas <strong>le</strong>s mots, ce n’est pas <strong>le</strong> texte du spectac<strong>le</strong> non plus.<br />

Non, mes mots, des mots adéquats. Adéquats au moment que je viens<br />

de vivre avec ce spectac<strong>le</strong>, où je viens de saisir de l’inattendu, du<br />

savoir qui était encore informulé, en un mot, que je découvre du sens<br />

et que je puisse découvrir <strong>le</strong>s mots qui me paraissent dire la cohérence<br />

et la précision de ce que j’éprouve.<br />

Beaucoup plus que <strong>le</strong> fait d’aimer ou pas, ce que je dois reconnaître<br />

ne plus vraiment éprouver, <strong>le</strong> sentiment d’entrer dans une pensée<br />

vive en y mettant <strong>le</strong>s formes signifiantes précises, m’est généra<strong>le</strong>ment<br />

une délicieuse sensation de bien être intel<strong>le</strong>ctuel.<br />

Comme tel<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> n’a pas besoin d’explication, mais el<strong>le</strong> pourra<br />

se mémoriser grâce à ces moments <strong>le</strong> plus souvent ordinaires et<br />

pourtant si justes.<br />

S’entamera alors une deuxième phase, cel<strong>le</strong> de l’élucidation du sens,<br />

non de ces mots, mais de <strong>le</strong>urs rapports au spectac<strong>le</strong>, à ce qu’il raconte,<br />

à ce qu’il me dit. Comme une manière de prendre ma part de sujet de<br />

cette alchimie toujours aléatoire de la représentation.<br />

CONTEMPLATION dEVORATION<br />

…je découvrais dans ma tête convaincue d’intel<strong>le</strong>ctuel gourmand<br />

que dou<strong>le</strong>ur et douceur ne changeait qu’une seu<strong>le</strong> <strong>le</strong>ttre.<br />

par philippe foulquié<br />

Ainsi, par exemp<strong>le</strong>, de ce spectac<strong>le</strong> Pessoa de Philippe Eustachon et<br />

Yvette Rotscheid où je découvrais dans ma tête convaincue d’intel<strong>le</strong>ctuel<br />

gourmand que dou<strong>le</strong>ur et douceur ne changeait qu’une seu<strong>le</strong> <strong>le</strong>ttre.<br />

Ainsi aussi du spectac<strong>le</strong> La fabu<strong>le</strong>use histoire d’Amour et Psyché<br />

des Piccoli Principi. Il m’a fallu d’abord comprendre comment cette<br />

histoire pouvait être fabu<strong>le</strong>use au théâtre. Et c’était quoi, sinon cette<br />

stylistique assez malicieuse pour se déguiser en provocations<br />

apparentes, en jeux d’effets soulignés, en oppositions complices<br />

d’actrices différentes.<br />

Et puis, est venu dans <strong>le</strong> regard convaincu de choses et d’êtres<br />

beaux, <strong>le</strong> plaisir de ces mots, qui sonnaient juste dans ma tête, qui<br />

disaient comme tout seul ce que je pensais, un peu comme si <strong>le</strong>s<br />

formes de cette pensée la précédaient. Les deux mots qui m’ont ainsi<br />

comblé étaient contemplation et dévoration.<br />

La beauté suppose bien sûr sa contemplation, <strong>le</strong> regard déposé avec<br />

calme sur son objet et déclinant ses codes ou au moins ceux qui y sont<br />

réunis. Mais <strong>le</strong> théâtre c’est forcément autre chose et dire la beauté au<br />

théâtre, cet art du spectac<strong>le</strong> que l’on dit vivant, suppose qu’existe<br />

cette vie justement.<br />

C’est alors que l’idée de dévoration s’impose, comme l’apparition<br />

nécessaire, ne serait-ce que pour la contrô<strong>le</strong>r, d’une animalité qui<br />

donne aux sensations quelques-unes de <strong>le</strong>urs réalités qui ne soient pas<br />

qu’intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s.<br />

La comp<strong>le</strong>xité de l’émotion théâtra<strong>le</strong> suppose à la fois que soient<br />

éprouvées des émotions intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s fina<strong>le</strong>ment assez évidentes<br />

et des profondeurs moins élucidées. Je pensais d’abord animalité.<br />

Parce que c’est sans doute moins compromettant que cannibalisme ou<br />

désir.<br />

Et cette comp<strong>le</strong>xité qui n’a pas besoin de se nommer pour être éprouvée,<br />

ne court pas <strong>le</strong> risque d’être contenue ou convenue avec l’imaginaire ou<br />

l’inconscient des enfants.<br />

C’est alors que ça va commencer à faire mal, d’autant qu’il s’agît de<br />

spectac<strong>le</strong> pour enfant où des adultes sont amenés à porter des jugements,<br />

des adultes qui traînent toujours quelques soucis moraux<br />

avoués ou plus timides. Le scanda<strong>le</strong> pourrait être alors de par<strong>le</strong>r de<br />

la beauté en interrogeant ses dimensions “vivantes”, douées<br />

d’animalité. D’autant que <strong>le</strong> jeu de Véronique Nah, confronté à celui<br />

de l’autre actrice, a rarement trouvé autant de justesse et de pertinence.<br />

Ce doub<strong>le</strong> élan de contemplation et de dévoration est sans cesse<br />

proposé comme une carte aux deux faces où la comédienne, dans<br />

l’espace-jeu qu’el<strong>le</strong> a fabriqué, choisit dans un al<strong>le</strong>r et retour capricieux<br />

<strong>le</strong>s alternatives que la cohérence du spectac<strong>le</strong> peut proposer.<br />

Imaginons un peu qu’on propose en spectac<strong>le</strong>, une promenade dans<br />

une toi<strong>le</strong> d’un peintre non nommé, qui se révè<strong>le</strong>rait ensuite être<br />

Jérôme Bosch. Si on ne sait pas que c’est de lui qu’il s’agit, que <strong>le</strong><br />

tab<strong>le</strong>au n’est pas protégé par sa notoriété, si en plus <strong>le</strong>s animalités sont<br />

représentées, j’imagine <strong>le</strong>s phénomènes de rejets bien pensants.<br />

La promenade dans <strong>le</strong>s détails du Jardin des Délices de Jérôme Bosch,<br />

tel<strong>le</strong> que proposée par Christiane Véricel dans Adio mama est certes<br />

protégée par la dimension vidéo et ça ne doit plus vraiment être un<br />

crime. Essayons de voir cela en incarnant ces images dans <strong>le</strong>s corps<br />

bien vivants d’actrices bel<strong>le</strong>s, où <strong>le</strong> charme se met à avoir du ta<strong>le</strong>nt.<br />

Dans <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de Piccoli Principi, <strong>le</strong> “décor”, semb<strong>le</strong> métaphoriser la<br />

chair d’actrices, <strong>le</strong>s formes arrondies ou dépressives. Les actrices<br />

jouent comme à <strong>le</strong>urs tours la soup<strong>le</strong>sse et la tendresse de <strong>le</strong>ur chair,<br />

de tout ce qui dit <strong>le</strong>urs êtres vivants d’âmes et de corps, de voix et de<br />

mouvements, soup<strong>le</strong>s aux pensées comme aux sensations.<br />

La chair surtout fraîche serait-el<strong>le</strong> dangereuse sur <strong>le</strong>s scènes Jeune<br />

Public, dans notre Europe de pédophilie banalisée par <strong>le</strong>s nécessités<br />

du tout commerce ?<br />

C’est sans doute question d’époque en effet, et de contingences<br />

temporel<strong>le</strong>s : Umberto Eco racontait comment son éditeur voulait<br />

publier peu d’exemplaires de son “Nom de la Rose” avant que soit<br />

reconnu <strong>le</strong> succès mondial. Les éditeurs, comme <strong>le</strong>s producteurs,<br />

comme <strong>le</strong>s programmateurs doivent quand même faire attention à<br />

ne pas négliger l’Histoire et son temps.<br />

Au risque d’oublier <strong>le</strong>ur propre époque.<br />

Philippe Foulquié<br />

Directeur du <strong>Théâtre</strong> <strong>Massalia</strong><br />

et de la Friche la Bel<strong>le</strong> de Mai à Marseil<strong>le</strong><br />

décembre 2003<br />

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