Télécharger le Filou - Théâtre Massalia
Télécharger le Filou - Théâtre Massalia
Télécharger le Filou - Théâtre Massalia
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
26<br />
En général, lorsque je sors d’une représentation, d’un spectac<strong>le</strong>, que<br />
j’en sois <strong>le</strong> programmateur, <strong>le</strong> coproducteur ou un visiteur ordinaire,<br />
je chasse mes hésitations si je trouve des mots que je n’ai pas ail<strong>le</strong>urs.<br />
Pas des mots hors du dictionnaire, pas des mots inconnus.<br />
Ce ne sont pas <strong>le</strong>s mots, ce n’est pas <strong>le</strong> texte du spectac<strong>le</strong> non plus.<br />
Non, mes mots, des mots adéquats. Adéquats au moment que je viens<br />
de vivre avec ce spectac<strong>le</strong>, où je viens de saisir de l’inattendu, du<br />
savoir qui était encore informulé, en un mot, que je découvre du sens<br />
et que je puisse découvrir <strong>le</strong>s mots qui me paraissent dire la cohérence<br />
et la précision de ce que j’éprouve.<br />
Beaucoup plus que <strong>le</strong> fait d’aimer ou pas, ce que je dois reconnaître<br />
ne plus vraiment éprouver, <strong>le</strong> sentiment d’entrer dans une pensée<br />
vive en y mettant <strong>le</strong>s formes signifiantes précises, m’est généra<strong>le</strong>ment<br />
une délicieuse sensation de bien être intel<strong>le</strong>ctuel.<br />
Comme tel<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> n’a pas besoin d’explication, mais el<strong>le</strong> pourra<br />
se mémoriser grâce à ces moments <strong>le</strong> plus souvent ordinaires et<br />
pourtant si justes.<br />
S’entamera alors une deuxième phase, cel<strong>le</strong> de l’élucidation du sens,<br />
non de ces mots, mais de <strong>le</strong>urs rapports au spectac<strong>le</strong>, à ce qu’il raconte,<br />
à ce qu’il me dit. Comme une manière de prendre ma part de sujet de<br />
cette alchimie toujours aléatoire de la représentation.<br />
CONTEMPLATION dEVORATION<br />
…je découvrais dans ma tête convaincue d’intel<strong>le</strong>ctuel gourmand<br />
que dou<strong>le</strong>ur et douceur ne changeait qu’une seu<strong>le</strong> <strong>le</strong>ttre.<br />
par philippe foulquié<br />
Ainsi, par exemp<strong>le</strong>, de ce spectac<strong>le</strong> Pessoa de Philippe Eustachon et<br />
Yvette Rotscheid où je découvrais dans ma tête convaincue d’intel<strong>le</strong>ctuel<br />
gourmand que dou<strong>le</strong>ur et douceur ne changeait qu’une seu<strong>le</strong> <strong>le</strong>ttre.<br />
Ainsi aussi du spectac<strong>le</strong> La fabu<strong>le</strong>use histoire d’Amour et Psyché<br />
des Piccoli Principi. Il m’a fallu d’abord comprendre comment cette<br />
histoire pouvait être fabu<strong>le</strong>use au théâtre. Et c’était quoi, sinon cette<br />
stylistique assez malicieuse pour se déguiser en provocations<br />
apparentes, en jeux d’effets soulignés, en oppositions complices<br />
d’actrices différentes.<br />
Et puis, est venu dans <strong>le</strong> regard convaincu de choses et d’êtres<br />
beaux, <strong>le</strong> plaisir de ces mots, qui sonnaient juste dans ma tête, qui<br />
disaient comme tout seul ce que je pensais, un peu comme si <strong>le</strong>s<br />
formes de cette pensée la précédaient. Les deux mots qui m’ont ainsi<br />
comblé étaient contemplation et dévoration.<br />
La beauté suppose bien sûr sa contemplation, <strong>le</strong> regard déposé avec<br />
calme sur son objet et déclinant ses codes ou au moins ceux qui y sont<br />
réunis. Mais <strong>le</strong> théâtre c’est forcément autre chose et dire la beauté au<br />
théâtre, cet art du spectac<strong>le</strong> que l’on dit vivant, suppose qu’existe<br />
cette vie justement.<br />
C’est alors que l’idée de dévoration s’impose, comme l’apparition<br />
nécessaire, ne serait-ce que pour la contrô<strong>le</strong>r, d’une animalité qui<br />
donne aux sensations quelques-unes de <strong>le</strong>urs réalités qui ne soient pas<br />
qu’intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s.<br />
La comp<strong>le</strong>xité de l’émotion théâtra<strong>le</strong> suppose à la fois que soient<br />
éprouvées des émotions intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s fina<strong>le</strong>ment assez évidentes<br />
et des profondeurs moins élucidées. Je pensais d’abord animalité.<br />
Parce que c’est sans doute moins compromettant que cannibalisme ou<br />
désir.<br />
Et cette comp<strong>le</strong>xité qui n’a pas besoin de se nommer pour être éprouvée,<br />
ne court pas <strong>le</strong> risque d’être contenue ou convenue avec l’imaginaire ou<br />
l’inconscient des enfants.<br />
C’est alors que ça va commencer à faire mal, d’autant qu’il s’agît de<br />
spectac<strong>le</strong> pour enfant où des adultes sont amenés à porter des jugements,<br />
des adultes qui traînent toujours quelques soucis moraux<br />
avoués ou plus timides. Le scanda<strong>le</strong> pourrait être alors de par<strong>le</strong>r de<br />
la beauté en interrogeant ses dimensions “vivantes”, douées<br />
d’animalité. D’autant que <strong>le</strong> jeu de Véronique Nah, confronté à celui<br />
de l’autre actrice, a rarement trouvé autant de justesse et de pertinence.<br />
Ce doub<strong>le</strong> élan de contemplation et de dévoration est sans cesse<br />
proposé comme une carte aux deux faces où la comédienne, dans<br />
l’espace-jeu qu’el<strong>le</strong> a fabriqué, choisit dans un al<strong>le</strong>r et retour capricieux<br />
<strong>le</strong>s alternatives que la cohérence du spectac<strong>le</strong> peut proposer.<br />
Imaginons un peu qu’on propose en spectac<strong>le</strong>, une promenade dans<br />
une toi<strong>le</strong> d’un peintre non nommé, qui se révè<strong>le</strong>rait ensuite être<br />
Jérôme Bosch. Si on ne sait pas que c’est de lui qu’il s’agit, que <strong>le</strong><br />
tab<strong>le</strong>au n’est pas protégé par sa notoriété, si en plus <strong>le</strong>s animalités sont<br />
représentées, j’imagine <strong>le</strong>s phénomènes de rejets bien pensants.<br />
La promenade dans <strong>le</strong>s détails du Jardin des Délices de Jérôme Bosch,<br />
tel<strong>le</strong> que proposée par Christiane Véricel dans Adio mama est certes<br />
protégée par la dimension vidéo et ça ne doit plus vraiment être un<br />
crime. Essayons de voir cela en incarnant ces images dans <strong>le</strong>s corps<br />
bien vivants d’actrices bel<strong>le</strong>s, où <strong>le</strong> charme se met à avoir du ta<strong>le</strong>nt.<br />
Dans <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de Piccoli Principi, <strong>le</strong> “décor”, semb<strong>le</strong> métaphoriser la<br />
chair d’actrices, <strong>le</strong>s formes arrondies ou dépressives. Les actrices<br />
jouent comme à <strong>le</strong>urs tours la soup<strong>le</strong>sse et la tendresse de <strong>le</strong>ur chair,<br />
de tout ce qui dit <strong>le</strong>urs êtres vivants d’âmes et de corps, de voix et de<br />
mouvements, soup<strong>le</strong>s aux pensées comme aux sensations.<br />
La chair surtout fraîche serait-el<strong>le</strong> dangereuse sur <strong>le</strong>s scènes Jeune<br />
Public, dans notre Europe de pédophilie banalisée par <strong>le</strong>s nécessités<br />
du tout commerce ?<br />
C’est sans doute question d’époque en effet, et de contingences<br />
temporel<strong>le</strong>s : Umberto Eco racontait comment son éditeur voulait<br />
publier peu d’exemplaires de son “Nom de la Rose” avant que soit<br />
reconnu <strong>le</strong> succès mondial. Les éditeurs, comme <strong>le</strong>s producteurs,<br />
comme <strong>le</strong>s programmateurs doivent quand même faire attention à<br />
ne pas négliger l’Histoire et son temps.<br />
Au risque d’oublier <strong>le</strong>ur propre époque.<br />
Philippe Foulquié<br />
Directeur du <strong>Théâtre</strong> <strong>Massalia</strong><br />
et de la Friche la Bel<strong>le</strong> de Mai à Marseil<strong>le</strong><br />
décembre 2003<br />
27