Mise en page 1 - Théâtre Massalia
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RENCONTRES PROFESSIONNELLES ARTISTIQUES<br />
Les nouvelles écritures<br />
du spectacle vivant<br />
musique, danse, théâtre<br />
TOULON, DU LUNDI 5 AU VENDREDI 16 NOVEMBRE 2007<br />
Les actes<br />
1
Ces r<strong>en</strong>contres professionnelles artistiques sur le thème des “nouvelles écritures du spectacle<br />
vivant - musique, danse, théâtre” ont été organisées par le Conseil Général du Var, dans le cadre<br />
des actions de préfiguration du C<strong>en</strong>tre Départem<strong>en</strong>tal d’Echanges et de Transmission Artistiques<br />
de l’Abbaye de La Celle.<br />
Elles se sont t<strong>en</strong>ues à l’Espace Comédia, 10 rue Orves à Toulon, du lundi 5 au v<strong>en</strong>dredi 16<br />
novembre 2007.<br />
En collaboration avec :<br />
L’ADIAM 83 http://www.adiam83.com<br />
La compagnie Rialto- Fabrik Nomade http://www.cie-rialto.com<br />
L’Institut d’Etudes Théâtrales Paris 3 Sorbonne Nouvelle http://www.univ-paris3.fr<br />
L’Espace Comédia http://www.theatremediterranée.fr<br />
La Compagnie Hors Champ http://www.ciehorschamp.fr<br />
La Compagnie Le Bruit des Hommes http://www.lebruitdeshommes.com<br />
La Bibliothèque de théâtre Armand Gatti http://www.orpheon-theatre.org<br />
Le C<strong>en</strong>tre National de la Danse http://www.cnd.fr<br />
Karwan http://www.karwan.info<br />
La p<strong>en</strong>sée de midi http://www.lap<strong>en</strong>seedemidi.org<br />
L’arcade http://www.arcade-paca.com<br />
Le Pôle Jeune Public du Revest les Eaux http://www.polejeunepublic.over-blog.com<br />
Le Théâtre <strong>Massalia</strong> - C<strong>en</strong>tre Ressources Jeune Public http://www.theatremassalia.com<br />
Des spectacles étai<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>tés lors de ces r<strong>en</strong>contres. Il s’agit de :<br />
Le parti pris des choses, théâtre de corps et de cirque par le Collectif Petit Travers<br />
proposé par Karwan, Pôle de développem<strong>en</strong>t et de diffusion des arts de la rue et des arts du cirque<br />
<strong>en</strong> région PACA. Auteurs, mise <strong>en</strong> scène, interprétation : Nicolas Mathis, Céline Lapeyre et François<br />
Lebas.<br />
D’après J.C., d’Herman Diephuis - danse proposé par l’Adiam 83. Avec : Juli<strong>en</strong> Gallée-Ferré et Claire<br />
Ha<strong>en</strong>ni.<br />
Être le loup, théâtre jeune public proposé par le Pôle Jeune Public à la Maison des Comoni au Revest<br />
les Eaux. Texte de Bettina Weg<strong>en</strong>ast, mise <strong>en</strong> scène Christian Duchange, avec Nathalie Raphaël,<br />
Jacques Ville.<br />
Salam Leila, danse proposé par la Cie Rialto Fabrik Nomade. Chorégraphie et Interprétation : William<br />
Petit. Chant : Hassounia.<br />
La solitude du créateur, concert proposé par la P<strong>en</strong>sée de Midi. Musique contemporaine, lecture et<br />
danse. Avec Kaoli Isshiki, soprano, Joël Versavaud, saxophone, Frédéric Daumas (<strong>en</strong>semble<br />
Symblema) percussions, Ziya Azazi danse, R<strong>en</strong>aud Ego lecture.<br />
Œuvres de Zad Moultaka, Iannis X<strong>en</strong>akis, François-Bernard Mâche, R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Tradition, transgressions, danse et musique proposé par la P<strong>en</strong>sée de Midi. Avec Ziya Azazi, danse,<br />
Yalda Younes danse, DJ Click, Zad Moultaka, musique.<br />
Auteurs et compagnies, événem<strong>en</strong>t proposé et animé par la compagnie Hors Champ, <strong>en</strong> part<strong>en</strong>ariat<br />
avec les compagnies théâtrales du Var. Les compagnies professionnelles du Var ont prés<strong>en</strong>té dans<br />
une forme brève, au grand public et aux diffuseurs, leurs spectacles <strong>en</strong> cours de création ou de<br />
diffusion…<br />
Organisation des r<strong>en</strong>contres :<br />
Direction des Affaires Culturelles du Conseil Général du Var<br />
Tél : 04 94 18 66 12 Françoise Longeard-Sanyas<br />
Coordination des Actes :<br />
Graziella Végis, Théâtre <strong>Massalia</strong> : 04 95 04 95 70 - La Friche la Belle de Mai - Marseille<br />
Retranscription : Aline Maclet<br />
Un numéro spécial de la revue Le Filou éditée par le Théâtre <strong>Massalia</strong>, synthèse des r<strong>en</strong>contres, est<br />
disponible ; r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t au 04 95 04 95 70.<br />
Réalisation : rouge - Caroline Brusset.<br />
Impression : CCI<br />
2
ommaire<br />
MARDI 6 NOVEMBRE<br />
Discours d’inauguration, par le Docteur Arthur Paecht p 5<br />
Discours d’inauguration, par Monsieur Claude Bonnet p 6<br />
MERCREDI 7 NOVEMBRE<br />
Prés<strong>en</strong>tation de la bibliothèque de théatre d’Armand Gatti, par Georges Perpès p 7<br />
Prélude à un abécédaire des nouvelles écritures théâtrales, par Daniel Lemahieu p 13<br />
JEUDI 8 NOVEMBRE<br />
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco ; par Jean-Pierre Ryngaert p 27<br />
VENDREDI 9 NOVEMBRE<br />
Ecriture et notation musicales : l’écriture et l’espace ; par Nicolas Frize p 39<br />
Confér<strong>en</strong>ce-concert, de Nicolas Frize p 65<br />
LUNDI 12 NOVEMBRE<br />
Danse contemporaine, l’écriture à l’œuvre ; proposé par l’Adiam 83 p 75<br />
L’œuvre d’Anne Teresa Keersmaker, par Philippe Guisguand p 77<br />
“Déroutes” de Mathilde Monnier, par Gérard May<strong>en</strong> p 95<br />
MARDI 13 NOVEMBRE<br />
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou<br />
nouveau rapport au public ? proposé par le théâtre <strong>Massalia</strong><br />
première partie p 113<br />
deuxième partie p 151<br />
JEUDI 15 NOVEMBRE<br />
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi p 169<br />
VENDREDI 16 NOVEMBRE<br />
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi,<br />
avec Zad Moultaka, R<strong>en</strong>aud Ego, Dj Click, Thierry Fabre, Catherine Peillon p 183<br />
Les interv<strong>en</strong>ants p 195<br />
3
MARDI 6<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
Discours d’inauguration<br />
Docteur Arthur Paecht, vice présid<strong>en</strong>t du Conseil Général du Var<br />
<strong>en</strong>dant plus de dix jours, vont se dérouler, à l’Espace Comédia de Toulon, les<br />
R<strong>en</strong>contres Professionnelles Artistiques du Spectacle Vivant, organisées par le Conseil<br />
Général du Var :<br />
Plus d’une c<strong>en</strong>taine d’artistes, de responsables d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t artistique, de responsables<br />
culturels vont échanger et se r<strong>en</strong>contrer autour de part<strong>en</strong>aires d’audi<strong>en</strong>ce nationale<br />
ou régionale tels que l’Institut Théâtral de l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, le<br />
C<strong>en</strong>tre National de la Danse, la revue littéraire « La p<strong>en</strong>sée de Midi », l’association<br />
Karwan, pôle de développem<strong>en</strong>t et de diffusion des arts du Cirque et de la Rue, l’association<br />
<strong>Massalia</strong>, c<strong>en</strong>tre de ressource régional Jeunes Publics, l’Arcade, ag<strong>en</strong>ce régionale<br />
des Arts du Spectacle… avec l’implication forte de part<strong>en</strong>aires départem<strong>en</strong>taux tels que<br />
17 compagnies professionnelles de théâtre, 4 compagnies professionnelles de Danse,<br />
l’ADIAM83, le Pôle Jeunes Publics du Revest les Eaux, de nombreux professeurs et élèves<br />
du CNR de TPM…<br />
Où <strong>en</strong> est, aujourd’hui, l’écriture du Théâtre ?<br />
Où <strong>en</strong> sont, aujourd’hui, l’écriture de la Danse, celle de la Musique ?<br />
Comm<strong>en</strong>t Cirque et Théâtre, Théâtre et Danse, Danse et Musique se r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t-ils<br />
au sein de propositions artistiques communes ?<br />
Quels sont les chemins qu’explore l’écriture de spectacle spécifiquem<strong>en</strong>t destiné<br />
aux jeunes publics ?<br />
Comm<strong>en</strong>t Tradition et Modernité s’<strong>en</strong>trelac<strong>en</strong>t-elles dans les propositions contemporaines<br />
du Spectacle Vivant ?...<br />
Voilà quelques unes des questions qui seront abordées par les professionnels du Var lors<br />
de ces r<strong>en</strong>contres. Voilà aussi celles qui seront proposées aux spectateurs eux-mêmes<br />
lors de nombreux r<strong>en</strong>dez-vous ouverts au plus large public : spectacles, confér<strong>en</strong>ces-lectures,<br />
confér<strong>en</strong>ces-spectacles, r<strong>en</strong>contres-débats, par la qualité de leur cont<strong>en</strong>u et l’originalité<br />
de leur forme, contribueront, <strong>en</strong> nous réjouissant, à nous éclairer sur les pistes<br />
suivies par les créateurs d’aujourd’hui.<br />
Ces premières R<strong>en</strong>contres Professionnelles Artistiques sont la preuve que, dans le<br />
domaine du spectacle vivant comme dans d’autres domaines, le pot<strong>en</strong>tiel de notre<br />
départem<strong>en</strong>t existe bel et bi<strong>en</strong> mais qu’il est urg<strong>en</strong>t de le sout<strong>en</strong>ir, de le valoriser, de l’accompagner<br />
dans son effort de développem<strong>en</strong>t : c’est cette volonté qu’a affirmé le Conseil<br />
Général du Var <strong>en</strong> adoptant, <strong>en</strong> décembre 2006, un schéma départem<strong>en</strong>tal des <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts<br />
de la Musique, de la Danse et du Théâtre qui prévoit, non seulem<strong>en</strong>t l’aide à la<br />
structuration, sur l’<strong>en</strong>semble du territoire, des établissem<strong>en</strong>ts d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t spécialisé,<br />
mais aussi, l’ouverture, <strong>en</strong> 2009, d’un C<strong>en</strong>tre Départem<strong>en</strong>tal d’Echanges et de<br />
Transmission Artistiques à l’Abbaye de La Celle.<br />
Ce C<strong>en</strong>tre, proposera, dans tous les domaines du secteur artistique, des temps de formation<br />
professionnelle continue, des temps d’échanges et d’expérim<strong>en</strong>tation, contribuant,<br />
par là, à la qualité des propositions varoises <strong>en</strong> matière de création, à la pertin<strong>en</strong>ce des<br />
pratiques <strong>en</strong> matière d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t et de transmission artistiques.<br />
Les R<strong>en</strong>contres Artistiques que nous ouvrons ce soir sont la préfiguration de ce projet<br />
unique <strong>en</strong> France et affirm<strong>en</strong>t la très grande att<strong>en</strong>tion que porte le Conseil Général du<br />
Var à son développem<strong>en</strong>t culturel, à ses artistes et à tous les publics auxquels ils<br />
s’adress<strong>en</strong>t…<br />
5
Discours d’inauguration<br />
Monsieur Claude Bonnet, Adjoint à la culture de la ville de Toulon<br />
MARDI 6<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
e départem<strong>en</strong>t du Var est riche d’énergies culturelles et artistiques. Dans le domaine<br />
du Spectacle Vivant tout particulièrem<strong>en</strong>t, certaines équipes artistiques professionnelles<br />
relèv<strong>en</strong>t aujourd’hui le défi d’une reconnaissance régionale, nationale ou même, pour<br />
certaines, internationale tout <strong>en</strong> continuant à s’investir efficacem<strong>en</strong>t sur leur territoire<br />
d’origine.<br />
Et c’est grâce à la prés<strong>en</strong>ce et au travail de ces artistes novateurs et <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>ants, que<br />
le Var et particulièrem<strong>en</strong>t sa capitale, la ville de Toulon, peuv<strong>en</strong>t espérer aujourd’hui proposer<br />
à leurs habitants et à ceux qui les visit<strong>en</strong>t, une offre culturelle attractive et de qualité.<br />
Chaque année, plus de 7 000 personnes vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t vivre et travailler à Toulon : à ces<br />
nouveaux habitants, aux toulonnais de plus longue date, la Ville de Toulon doit pouvoir<br />
proposer des opportunités culturelles diversifiées et pertin<strong>en</strong>tes.<br />
Dans le domaine du Spectacle Vivant, celui du Théâtre, de la Musique, de la Danse, des<br />
Arts du Cirque et de la Rue, contrairem<strong>en</strong>t à certaines idées reçues, le public et les spectateurs<br />
ont gardé intact leur appétit ; grâce aux efforts de la communauté d’agglomération<br />
T.P.M, de la Ville de Toulon et du Conseil Général, cet appétit peut se satisfaire et se<br />
développer dans des lieux tels que l’Opéra, le Pôle Jeunes Publics du Revest, le C<strong>en</strong>tre<br />
National de Création et de Diffusion Culturelle de Châteauvallon… bi<strong>en</strong>tôt des lieux<br />
comme le Théâtre de la Liberté <strong>en</strong> c<strong>en</strong>tre ville…<br />
L’Espace Comédia lui-même, où nous sommes ce soir, travaille depuis de nombreuses<br />
années à proposer aux publics une programmation dont l’originalité est de faire une<br />
place non négligeable aux créateurs varois ou toulonnais…<br />
Car les lieux ne suffis<strong>en</strong>t pas, il<br />
faut des artistes qui y résid<strong>en</strong>t,<br />
des artistes qui li<strong>en</strong>t des relations<br />
originales et privilégiées avec les<br />
publics et les populations ; des<br />
artistes qui partag<strong>en</strong>t leur savoir<br />
être et leur savoir-faire, des artistes<br />
qui écout<strong>en</strong>t nos savoir être et<br />
nos savoir-faire : car, si le spectacle<br />
se veut vivant, il doit aussi<br />
dépasser ses propres frontières ;<br />
s’il veut parler du monde, il doit<br />
aussi <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre les bruits du<br />
Si le spectacle se veut vivant,<br />
il doit aussi dépasser<br />
ses propres frontières ;<br />
s’il veut parler du monde,<br />
il doit aussi<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre les bruits du monde…<br />
monde… Si le spectacle se veut vivant, ses artistes eux-mêmes doiv<strong>en</strong>t, quelle que soit<br />
leur expéri<strong>en</strong>ce, s’interroger sans cesse et nous interroger sur le cont<strong>en</strong>u, les formes, les<br />
s<strong>en</strong>s de leurs démarches et de leurs créations…<br />
Ce que propose le Conseil Général du Var, par l’organisation de ces r<strong>en</strong>contres, ce n’est<br />
pas d’ouvrir, p<strong>en</strong>dant dix jours, le temple d’une soi disant vérité esthétique… C’est de<br />
proposer p<strong>en</strong>dant dix jours, un laboratoire ouvert et convivial où artistes confront<strong>en</strong>t<br />
librem<strong>en</strong>t leurs expéri<strong>en</strong>ces artistiques et leur recherche, un terrain d’av<strong>en</strong>tures où spectateurs<br />
et artistes goûteront <strong>en</strong>semble les joies de l’inatt<strong>en</strong>du. La Ville de Toulon est<br />
heureuse d’accueillir cette expéri<strong>en</strong>ce<br />
6
MERCREDI 7<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
PRÉSENTATION DE LA BIBLIOTHÈQUE DE THÉÂTRE ARMANT GATTI<br />
par Georges Perpès<br />
PRÉLUDE À UN ABÉCÉDAIRE DES NOUVELLES ÉCRITURES THÉÂTRALES<br />
par Daniel Lemahieu<br />
Prés<strong>en</strong>tation de la<br />
Bibliothèque de Théâtre Armand Gatti<br />
Georges Perpès<br />
n préliminaire de cette soirée sur les écritures contemporaines, et à l’abécédaire, organisé<br />
par Daniel Lemahieu, on nous a demandé de faire une petite prés<strong>en</strong>tation de la<br />
Bibliothèque de Théâtre Armand Gatti.<br />
Pour ceux qui ne connaiss<strong>en</strong>t pas, donc c’est une bibliothèque de théâtre qui s’appelle<br />
Armand Gatti, qui a été crée et inaugurée par Armand Gatti <strong>en</strong> octobre 2000.<br />
lors pourquoi une bibliothèque de théâtre ? Et pourquoi Armand Gatti ?<br />
Une bibliothèque de théâtre parce que dans les années 98/99, le livre de théâtre, dans le<br />
Var était dev<strong>en</strong>u quasim<strong>en</strong>t invisible, à la fois dans les librairies, dans les médiathèques<br />
publiques, dans les bibliothèques universitaires ou les CDI des collèges ou des écoles.<br />
L’<strong>en</strong>quête qu’on a faite <strong>en</strong> 98/99 corroborait ce que Michel Vinaver avait fait dans son rapport<br />
sur le livre de théâtre, parce qu’il constatait que tous les maillons de la chaîne, qui<br />
va de l’auteur au lecteur, (<strong>en</strong> passant par l’éditeur, le libraire, jusqu’au lecteur), que ce<br />
soit dans les bibliothèques ou dans les librairies, peu à peu, avai<strong>en</strong>t été cassés.<br />
Donc, il y avait la nécessité, d’une manière un peu volontariste, de réaffirmer qu’il y avait<br />
des auteurs de théâtre, vivants, qui écrivai<strong>en</strong>t, qui étai<strong>en</strong>t édités, et de donner physiquem<strong>en</strong>t,<br />
matériellem<strong>en</strong>t un lieu où on pourrait constater de visu ce qu’on ne pouvait pas<br />
voir, puisque c’était dev<strong>en</strong>u invisible.<br />
C’est pour ça qu’on a, d’une manière un peu étonnante, ouvert une bibliothèque de théâtre.<br />
Par<strong>en</strong>thèse, c’est une initiative d’une compagnie de théâtre : Orphéon Théâtre Intérieur<br />
qui ne joue jamais dans les théâtres !<br />
euxième chose : pourquoi Armand Gatti ?<br />
Le nom d’Armand Gatti est v<strong>en</strong>u très rapidem<strong>en</strong>t parce que c’est un auteur vivant. Même<br />
s’il est né <strong>en</strong> 1926 à Monaco dans un bidonville, ce monsieur là est toujours vivant, il traverse<br />
le siècle.<br />
Il a été successivem<strong>en</strong>t immigré, fils d’immigré itali<strong>en</strong>, fils d’éboueur, de femme de<br />
ménage, résistant, déporté, il a le Prix Albert Londres, ses premières pièces sont créées<br />
par Jean Vilar et j’<strong>en</strong> passe…<br />
C’est quelqu’un d’une fidélité absolue qui traverse le siècle. C’est quelqu’un qui est à la<br />
fois fidèle dans ses <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts, dans sa vision de la vie, et <strong>en</strong> même temps un homme<br />
de théâtre. C’est aussi un homme de cinéma, parce que plusieurs films ont été réalisés<br />
par lui, il est aussi un grand poète. Et le poème, la poésie ont toujours été très liés au<br />
théâtre. Il est v<strong>en</strong>u inaugurer cette bibliothèque, qui pour lui est, comme on dit, l’un des<br />
derniers refuges de l’utopie.<br />
On l’a installée dans un théâtre, un petit théâtre dans une petite commune à 20 kilomètres<br />
d’ici. C’est à la fois une bibliothèque et à côté une salle de spectacle qui reçoit régulièrem<strong>en</strong>t<br />
des auteurs. Elle est ouverte le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, de15 heures<br />
à 19 heures. L’adhésion est de 16 euros par an. Vous pouvez emprunter 3 livres tous<br />
7
Prés<strong>en</strong>tation de la bibliothèque de Théâtre Armant Gatti par Georges Perpès<br />
les 15 jours, ou 6 livres par mois. C’est une bibliothèque de prêt, de consultation, et j’y<br />
revi<strong>en</strong>drais, de conservation. C’est une bibliothèque qui compte 8500 ouvrages à peu<br />
près, classée avec une partie théorique et à la fois une partie de pièces de théâtre.<br />
Le fond couvre largem<strong>en</strong>t toute la période de la seconde partie du 20ème siècle, mais ça<br />
mord sur le début du 20ème siècle, il y a une partie de la fin du 19ème aussi et l’ouvrage<br />
le plus vieux date de 1780.<br />
C’est un fond dont la moitié vi<strong>en</strong>t d’acquisitions, grâce au fonds du Conseil Général, du<br />
Conseil Régional, de la DRAC, d’un <strong>en</strong>semble de part<strong>en</strong>aires, et <strong>en</strong> même temps, la moitié<br />
est due à des donateurs. Merci aux donateurs, dont nous gardons les noms dans nos<br />
archives.<br />
Cette bibliothèque est à 20 kilomètres de Toulon, à 20 km de Hyères, à 20 kilomètres de<br />
Brignoles. Elle est située dans une agglomération de 450 000 habitants, où se conc<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t<br />
la plupart des compagnies professionnelles et amateurs du Var. C’est la première<br />
bibliothèque de théâtre <strong>en</strong> région PACA, jusqu’à la frontière itali<strong>en</strong>ne, à avoir tout son<br />
catalogue sur internet. C’est à dire que ce soir, si vous avez Internet, vous r<strong>en</strong>trez chez<br />
vous, vous faites www.orpheon-théâtre.org, et vous pouvez consulter le catalogue.<br />
Cette bibliothèque a comme particularités, outre le fait que son catalogue est <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t<br />
sur Internet, d’avoir une base de données qui vous permet des recherches assez<br />
pointues. En même temps, elle développe des fonds spécifiques : il y a un fonds spécifique<br />
pour la jeunesse, à peu près 800 ouvrages, et surtout deux fonds qui sont <strong>en</strong> développem<strong>en</strong>t,<br />
consacrés au théâtre itali<strong>en</strong> et au théâtre espagnol.<br />
Régulièrem<strong>en</strong>t, la bibliothèque met <strong>en</strong> ligne des bibliographies thématiques du théâtre<br />
europé<strong>en</strong>. Si vous allez <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t sur le site, vous pouvez télécharger une bibliographie<br />
du théâtre allemand, d’une tr<strong>en</strong>taine de <strong>page</strong>s. Pareil pour le théâtre itali<strong>en</strong> et pareil<br />
pour le théâtre hispanique. Dans le théâtre hispanique c’est le théâtre espagnol, le théâtre<br />
espagnol d’Amérique Latine, et aussi le théâtre catalan.<br />
Ces livres, on a décidé de les faire voyager aussi à l’extérieur. A travers différ<strong>en</strong>ts types<br />
d’opérations qui sont hors les murs de la bibliothèque. Ce sont donc, <strong>en</strong> ciblant des communes<br />
rurales (moins de 5000 habitants), des communes s<strong>en</strong>sibles, des zones s<strong>en</strong>sibles<br />
dans certaines communes, où le théâtre et les livres de théâtre ne vont jamais qui sont<br />
concernées.<br />
Ceci sous la forme d’une opération qu’on appelle « Boulangerie Bibliothèque », qui<br />
consiste à mettre un livre de théâtre contemporain soit dans une boulangerie, soit dans<br />
une poste, soit dans un bar tabac, de manière à ce que les g<strong>en</strong>s puiss<strong>en</strong>t librem<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>dre<br />
le livre, le ram<strong>en</strong>er ou ne pas le ram<strong>en</strong>er. Ça<br />
c’est une chose qu’on fait. Et la seconde chose<br />
qu’on fait, c’est une expéri<strong>en</strong>ce avec l’Education<br />
Nationale : c’est des dépôts de livres p<strong>en</strong>dant<br />
un mois pour une classe, que ce soit du CM1, du<br />
CM2 ou de la sixième, pour arriver à casser une<br />
idée que le théâtre est une chose compliquée…<br />
C’est vrai que c’est compliqué, ça peut l’être<br />
mais <strong>en</strong> tout cas, le théâtre peut se lire, très tôt,<br />
et on peut faire lire du théâtre très intéressant,<br />
très bi<strong>en</strong> écrit par de très bons auteurs dès le<br />
CM2, même parfois le CM1, parfois même le<br />
CE2.<br />
Après la chose importante,<br />
c’est de se dire aussi qu’il y a<br />
des livres mais que les livres<br />
n’exist<strong>en</strong>t pas sans les hommes.<br />
Un livre ne voyage<br />
que s’il est porté.<br />
Après la chose importante, c’est de se dire aussi qu’il y a des livres mais que les livres<br />
n’exist<strong>en</strong>t pas sans les hommes. Un livre ne voyage que s’il est porté.<br />
Donc à côté de tout ce travail sur le livre, il y a un travail qui s’appelle « Vie Littéraire »,<br />
qui fait que toute l’année, dans le lieu, dans la bibliothèque et autour, il y a des r<strong>en</strong>contres<br />
avec des auteurs de théâtre, des lectures de pièces, des expositions thématiques,<br />
des projections de films et des stages d’écriture théâtrale. Et depuis cette année, le lieu<br />
est dev<strong>en</strong>u un lieu de résid<strong>en</strong>ce d’écriture, destiné aux auteurs de théâtre et plus particulièrem<strong>en</strong>t<br />
destiné à ceux qui écriv<strong>en</strong>t pour la rue. En décembre nous accueillerons<br />
Sonia Chiambretto qui est allée à la Chartreuse et puis après à Montevidéo, et qui vi<strong>en</strong>t<br />
chez nous passer un mois et demie pour écrire une pièce. En même temps on accueillera<br />
une compagnie « arts de la rue », Les Chercheurs d’Or qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t du Jura. Ils vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
travailler sur un projet d’écriture pour l’espace public, dans un jardin.<br />
8
Prés<strong>en</strong>tation de la bibliothèque de Théâtre Armant Gatti par Georges Perpès<br />
Cette « Vie Littéraire » est orchestrée sur 4 temps forts :<br />
■ Une fête du livre de théâtre qui a lieu maint<strong>en</strong>ant depuis 2000, chaque année le troisième<br />
week-<strong>en</strong>d d’octobre, qui correspond à « Lire <strong>en</strong> Fête » où là, tous les g<strong>en</strong>s qui sont<br />
les protagonistes de la chaîne du livre sont prés<strong>en</strong>ts. Il y a l’Education nationale, il y a<br />
des auteurs, des libraires, cette année par exemple, il y avait Sonia Chiambretto, Philippe<br />
Malone, Jean Cagnard, Ricardo Mansera, Victor Haïm, Gérard Levoyer, la FNCTA… Des<br />
g<strong>en</strong>s qui abord<strong>en</strong>t le théâtre tous de manière différ<strong>en</strong>te, sous des angles différ<strong>en</strong>ts. Il est<br />
important que cette variété puisse continuer et que ces g<strong>en</strong>s se r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t.<br />
■ Ensuite, il y a une chose qu’on a inv<strong>en</strong>tée, qui est un portrait d’éditeur. C’est à dire<br />
faire découvrir des éditeurs de théâtre. L’année dernière c’était l’Amandier, un éditeur à<br />
Paris, qui avait fait découvrir, <strong>en</strong> trois volets, à la fois un travail théorique sur le théâtre<br />
espagnol justem<strong>en</strong>t, une autre partie qui portait sur un travail de publication lié à la<br />
Revue Cassandre, et un troisième travail portant sur jeune auteur qui s’appelle<br />
Emmanuelle Destremeau qui écrit une pièce pour le jeune public. Ces pièces pour le<br />
jeune public ne sont pas des pièces « gnangnan ». Ce sont des pièces où l’on peut parler<br />
de la sexualité d’une <strong>en</strong>fant par exemple, chose qui est taboue.<br />
■ Troisième r<strong>en</strong>dez-vous : c’est le mois d’avril avec Le prix Tartuffe. Il a été créé <strong>en</strong> 2004<br />
et il est décerné par un « observatoire de la c<strong>en</strong>sure », qui réunit des artistes, des écrivains,<br />
des éditeurs, des programmateurs des spectacles, des bibliothécaires, et des journalistes.<br />
C’est un lieu de réflexion et d’information sur la c<strong>en</strong>sure ou l’autoc<strong>en</strong>sure.<br />
Chaque année ce Prix Tartuffe est décerné à un écrivain, ou a un artiste victime de la c<strong>en</strong>sure,<br />
ou un livre qui déf<strong>en</strong>d la liberté d’expression.<br />
En 2006, cette année, il a été attribué à Christian Salmon qui, avec Salman Rushdie avait<br />
fondé le Parlem<strong>en</strong>t International des Ecrivains et le réseau des Villes-Refuges et la revue<br />
Autodafé, et qui a sorti un livre fabuleux, qui s’appelle « Verbicide ». L’année précéd<strong>en</strong>te,<br />
<strong>en</strong> 2005, le prix avait été donné à une dramaturge anglaise Gurpreet Kaur Bhatti<br />
puisqu’<strong>en</strong> 2004, 400 Sikhs étai<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>trés dans le théâtre où une de ses pièces se jouait,<br />
« Déshonneur » et avai<strong>en</strong>t absolum<strong>en</strong>t tout cassé. Les représ<strong>en</strong>tations avai<strong>en</strong>t été stoppées,<br />
l’auteur avait été forcée de se cacher, puisqu’elle était victime de m<strong>en</strong>aces de mort.<br />
Le texte a été édité finalem<strong>en</strong>t chez Les Solitaires Intempestifs, pièce jugée blasphématoire.<br />
■ Et après, il y a le Prix de la pièce contemporaine pour le jeune public. C’est un travail<br />
qu’on fait depuis 4 ans avec l’Education Nationale. C’est un comité de lecture qui lit p<strong>en</strong>dant<br />
une année toutes les pièces qui peuv<strong>en</strong>t intéresser des <strong>en</strong>fants et des adolesc<strong>en</strong>ts,<br />
<strong>en</strong> partant de 7,8 ans, jusqu’à 16, 17 ans. Cette année, il y avait 60 pièces éditées par 28<br />
éditeurs, et parmi ces 60 pièces et 28 éditeurs, on a choisi 5 pièces pour les CM2, 6 ème et<br />
5 pièces pour les 3 èmes et 2 nde , parce que ce sont des mom<strong>en</strong>ts charnière, au niveau de leur<br />
parcours. Et c’est important de faire lire du théâtre contemporain avec des pièces éditées<br />
récemm<strong>en</strong>t dans le service public et l’Education Nationale.<br />
Ce qui est très important aussi, c’est de se dire que l’Education Nationale achète des<br />
livres. Pour que les livres soi<strong>en</strong>t édités, il faut que les éditeurs s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t qu’il y a des g<strong>en</strong>s<br />
les achèt<strong>en</strong>t,. L’un des buts de la bibliothèque, c’est d’être une vitrine, et <strong>en</strong> même temps<br />
aussi de vous donner <strong>en</strong>vie de lire, d’avoir ce livre <strong>en</strong> main que vous pouvez v<strong>en</strong>ir choisir,<br />
regarder etc… C’est bi<strong>en</strong> aussi de se constituer une bibliothèque personnelle, et c’est<br />
bi<strong>en</strong> qu’il y ait de plus <strong>en</strong> plus de bibliothèques un peu partout, chez vous, dans les<br />
CDI… parce qu’on trouve des manga dans les CDI, on trouve pas de pièces de théâtre<br />
éditées. C’est étonnant !<br />
Donc simplem<strong>en</strong>t pour vous rappeler que les premiers prix, la première année c’était<br />
Nathalie Papin pour « Camino » et Jean Gabriel Nordmann pour « Bakou et les adultes ».<br />
La seconde année, c’était Jean-Claude Grumberg pour « Pinok et Barbie » et Sylvain Levé<br />
pour « Ouasmok ».<br />
La troisième année, c’était Wadji Mouawad avec « Pacamanbo » et ex-aequo avec Fabrice<br />
Melquiot pour « Albatros » et Suzanne Lebeau pour « L’Ogrelet ».<br />
L’année dernière ce sont deux auteurs, deux garçons Stéphane Jauberti pour<br />
« Yaël Tautavel », qui maint<strong>en</strong>ant est chez Théâtrales et Abdelkader Djemal pour « Une<br />
étoile pour noël ».<br />
L’important c’est de dire qu’il y a des collections jeunesse, mais on se r<strong>en</strong>d compte qu’il<br />
y a des textes qui peuv<strong>en</strong>t intéresser de <strong>en</strong>fants et adolesc<strong>en</strong>ts qui ne sont pas forcém<strong>en</strong>t<br />
dans les collections jeunesse. Cette année il y a dix auteurs très intéressants chez des<br />
9
Prés<strong>en</strong>tation de la bibliothèque de Théâtre Armant Gatti par Georges Perpès<br />
éditeurs qui ne sont pas forcém<strong>en</strong>t des éditeurs jeunesse. On a choisi par exemple<br />
« Pourquoi mes frères et moi on est partis ? », de Hédi Tillette de Clermond Tonnerre chez<br />
Les Solitaires Intempestifs.<br />
Ou chez l’Arche une pièce de Daniel Danis, pour les <strong>en</strong>fants de CM2, 6 ème . Il y a vraim<strong>en</strong>t<br />
une grande diversité d’écritures d’approches…. Il y a une pièce d’une jeune femme qui<br />
s’appelle Nathalie Akoun qui est éditée à l’Avant/Scène, une pièce de Joseph Danan,<br />
« Jojo, le Récidiviste », qui est uniquem<strong>en</strong>t constituée de didascalies. Proposer différ<strong>en</strong>tes<br />
écritures, différ<strong>en</strong>tes manières dès le très jeune âge, c’est un de nos travaux.<br />
Cette année <strong>en</strong> 2008, on va lancer un autre procédé, processus, dispositif, qui ti<strong>en</strong>t<br />
compte du fait que nous sommes une bibliothèque de prêt, de consultation et de<br />
conservation.<br />
Ce qui se passe, c’est que, vous savez que à partir de 40 ans, les livres chang<strong>en</strong>t de statut,<br />
ils gliss<strong>en</strong>t d’étagère, ils vont dans une réserve et ils devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>en</strong> quelque sorte un patrimoine.<br />
Dans certaines bibliothèques, les livres sont pilonnés. Nous on ne pilonne pas,<br />
on ne détruit ri<strong>en</strong>, on conserve. Même si ils sont <strong>en</strong> mauvais état, si ils sont un peu tâchés,<br />
pour nous, c’est important. Ce qui se passe, c’est qu’au bout de 40 ans, si vous v<strong>en</strong>ez à la<br />
bibliothèque, vous verrez que « Ah, non, ti<strong>en</strong>s, c’est bizarre, ils ont pas ce livre », mais sur<br />
le catalogue vous allez le trouver. Donc on ne prête que les ouvrages qui ont moins de 40<br />
ans. Pour permettre de valoriser ce patrimoine, de le transmettre et de le faire connaître,<br />
on a décidé de faire chaque année, d’essayer ça, de faire une espèce de retour <strong>en</strong> arrière,<br />
40 ans avant. Qu’est-ce qui s’est passé il y a 40 ans ?<br />
Donc l’année prochaine sera consacrée à l’année 1968, qui est une année théâtrale particulière.<br />
On va faire une exposition de livres, <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t consacrés à 68, on <strong>en</strong> a à peu<br />
près une c<strong>en</strong>taine, pour qu’on voie précisém<strong>en</strong>t ce qui était édité à cette époque là, quelle<br />
collection, ce qui était à la <strong>page</strong>. Qui connaît la thèse de Jack Lang publiée <strong>en</strong> 68 ? Qui<br />
connaît le texte de Monsieur Lebel qui s’appelle « Avignon, supermarché de la Culture » ?<br />
Il y a des choses très intéressantes à revisiter et surtout plein de pièces à questionner.<br />
Que ce soit « L’aurore rouge et noire », pièce qui a été écrite par Arrabal à cette occasion,<br />
que ce soit une pièce de Copi, que ce soit la première pièce de Grumberg, la première<br />
pièce de Jean-Claude Carrière… Il y a des tas d’auteurs qui sont édités à ce mom<strong>en</strong>t là,<br />
des pièces jouées. Est-ce que ça nous parle toujours ? Pour se questionner à la fois sur<br />
les textes, savoir ce qui se passe… Est-ce que c’est toujours lisible cette littérature-à ?<br />
Donc on va faire ça, et on va l’accompagner avec des spécialistes qui vi<strong>en</strong>dront p<strong>en</strong>dant<br />
l’année, parler à la fois du Living Theater. Vous savez que le Living Theater est v<strong>en</strong>u à<br />
Chateauvallon le 1er août 1968. Nous avons les photos, on les montrera. Vous savez<br />
aussi peut-être que Grotowski est v<strong>en</strong>u a Aix <strong>en</strong> Prov<strong>en</strong>ce, <strong>en</strong> 68, on a les photos, on vous<br />
les montrera. Il y a plein de choses comme ça qui sont liées à la fois à l’actualité régionale,<br />
et <strong>en</strong> même temps, c’est rev<strong>en</strong>ir sur une histoire du théâtre et des lieux de théâtre.<br />
En 68, ce lieu, le Théâtre Comédia, n’existait pas. On peut se poser la question aussi :<br />
qu’est-ce qu’il y avait comme lieux de théâtre où se jouai<strong>en</strong>t les pièces. On se r<strong>en</strong>d<br />
compte qu’il y a plein de lieux qui n’existai<strong>en</strong>t pas, plein de lieux qui ont disparu. Le lieu<br />
où a été créée la pièce d’Arrabal, « Le Cimetière des voitures », le Théâtre des Arts a été<br />
détruit. L’<strong>en</strong>droit, « L’Epée de Bois » où Grotowski a joué « Acropolis » à Paris a été<br />
détruit.<br />
Cette bibliothèque est la maison<br />
des auteurs de théâtre,<br />
des compagnies des théâtre,<br />
professionnelles et amateurs.<br />
Vous êtes tous les bi<strong>en</strong>v<strong>en</strong>us.<br />
Ce sont des choses comme ça qu’on va<br />
essayer de voir, parce que je p<strong>en</strong>se que l’histoire<br />
du théâtre, on s’<strong>en</strong>richit à la connaître<br />
et que avant de s’attaquer à une relecture, à<br />
remonter par exemple « Le Cimetière des<br />
Voitures », c’est bi<strong>en</strong> de voir comm<strong>en</strong>t les<br />
mises <strong>en</strong> scène étai<strong>en</strong>t faites et dans quel<br />
contexte, et c’est modestem<strong>en</strong>t ce qu’on va<br />
essayer de donner comme outils.<br />
Voilà un peu le travail de la bibliothèque. Il<br />
y a une phrase écrite par le Conseil Général<br />
que je trouve merveilleuse, qui dit : « Cette bibliothèque est un lieu de travail et de<br />
recherche pour les professionnels, un lieu pédagogique pour les <strong>en</strong>seignants et les élèves,<br />
un lieu de découverte pour les amateurs ». Je crois que c’est bi<strong>en</strong>. Cette bibliothèque<br />
est la maison des auteurs de théâtre, des compagnies des théâtre, professionnelles<br />
et amateurs. Vous êtes tous les bi<strong>en</strong>v<strong>en</strong>us.<br />
10
Prés<strong>en</strong>tation de la bibliothèque de Théâtre Armant Gatti par Georges Perpès<br />
Pour les deux mois qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, vous r<strong>en</strong>contrez Alexandre Férociandé qui est là tous<br />
les matins et qui, l’après-midi généralem<strong>en</strong>t est à la bibliothèque et qui vous accueillera<br />
et vous conseillera.<br />
Quelques petits r<strong>en</strong>dez-vous :<br />
Il y a un portrait d’éditeur qui est <strong>en</strong> cours, lié aux Editions Théâtrales. Jean-Pierre<br />
Engelbach qui <strong>en</strong> est le directeur vi<strong>en</strong>dra passer une soirée avec nous pour parler de la<br />
naissance d’une maison d’édition, parce que cette maison fête 25 ans d’exist<strong>en</strong>ce, et 25<br />
ans c’est important.<br />
Pourquoi 68, c’est parce que 68 c’est le début du retrait des auteurs dans les théâtres, la<br />
prise de pouvoir des metteurs <strong>en</strong> scènes, des dramaturges, c’est aussi le retrait de la critique.<br />
C’est aussi l’abandon de l’édition de théâtre par les grands éditeurs et après ce<br />
mom<strong>en</strong>t-là comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t à apparaître de nouveaux éditeurs, qui vont pr<strong>en</strong>dre des risques,<br />
qui vont se mettre à éditer des g<strong>en</strong>s de théâtre. Donc Théâtrales fait partie de cette<br />
av<strong>en</strong>ture là. Ils fêt<strong>en</strong>t 25 ans. Il va parler à la fois de la naissance d’une maison d’édition,<br />
mais <strong>en</strong> même temps de l’économie, c’est important de parler de l’économie du livre.<br />
Comm<strong>en</strong>t les manuscrits arriv<strong>en</strong>t, comm<strong>en</strong>t on les édite, quels sont les pourc<strong>en</strong>tages,<br />
combi<strong>en</strong> ça coûte tout ça ? Parce qu’un livre de théâtre, c’est cher finalem<strong>en</strong>t. Nous ça<br />
nous revi<strong>en</strong>t à douze euros <strong>en</strong> moy<strong>en</strong>ne. On a plus de réductions pour les bibliothèques.<br />
Et la vie continue à augm<strong>en</strong>ter. C’est cher, c’est cher…<br />
Et le même soir, il y a aura Michel Corvin qui vi<strong>en</strong>dra prés<strong>en</strong>ter la première anthologie<br />
critique des auteurs de théâtre europé<strong>en</strong>. C’est important de se dire qu’après l’anthologie<br />
de Michel Azama <strong>en</strong> trois volumes sur le théâtre <strong>en</strong> France et plutôt le théâtre francophone,<br />
parce que dedans il y a aussi des Suisses, des Belges. Il y a cette anthologie qui<br />
est sortie, dans laquelle on ne trouve aucun francophone, pas de belges, pas de Suisses.<br />
Mais on trouve des Wallons. C’est une Europe un peu élargie parce que ça va jusqu’à<br />
l’Oural. Il y a des auteurs Russes, et ça <strong>en</strong>globe même la Turquie. C’est 45 ans de théâtre<br />
<strong>en</strong> Europe, avec des extraits.<br />
Ensuite, le troisième volet de « Portrait d’éditeurs » qu’on consacre à Théâtrales sera<br />
consacré à Noëlle R<strong>en</strong>aude, qui est quelqu’un qui n’est jamais v<strong>en</strong>ue dans le Var, qui est<br />
quelqu’un de fabuleux. Elle n’a jamais été jouée dans le Var, mais peut-être que je me<br />
trompe. Ah, elle va l’être bi<strong>en</strong>tôt, c’est une bonne chose. C’est une femme fantastique,<br />
qui continue à écrire et qui a une écriture très surpr<strong>en</strong>ante. C’est bi<strong>en</strong> de la recevoir. En<br />
plus, c’est une femme qui écrit, c’est génial.<br />
Pour finir, les part<strong>en</strong>aires sont la Ville de Cuers, où nous sommes installés : il y a le<br />
Conseil Général du Var, la DRAC PACA, le Conseil Régional, et le C<strong>en</strong>tre National du<br />
Livre, la DMDTS. Le problème c’est que le livre c’est pas quelque chose de r<strong>en</strong>table. On<br />
ne v<strong>en</strong>d ri<strong>en</strong> du tout. Par contre, le gros du problème du livre, et d’une bibliothèque, c’est<br />
le fonctionnem<strong>en</strong>t. Ce n’est pas d’acheter des livres, c’est le travail autour qui se fait et<br />
qui nécessite des personnes compét<strong>en</strong>tes et diplômées.<br />
Françoise Trompette : Je ti<strong>en</strong>s à préciser aussi que la bibliothèque a été fermée un an.<br />
Parce que, une bibliothèque qui n’est pas municipale, qui est associative n’a pas les ressources<br />
qui permett<strong>en</strong>t d’assurer son fonctionnem<strong>en</strong>t. Donc, pour trouver les moy<strong>en</strong>s de<br />
financer un poste, c’était très difficile. Il a fallu att<strong>en</strong>dre un an pour que ce débloqu<strong>en</strong>t<br />
des solutions, avec notamm<strong>en</strong>t un poste Adac et les part<strong>en</strong>aires qui ont complété le<br />
poste. Mais la situation d’une bibliothèque comme celle là est toujours fragile. J’insiste<br />
sur le souti<strong>en</strong> de ceux qui sont les part<strong>en</strong>aires de cette av<strong>en</strong>ture que sont les compagnies,<br />
les amateurs de théâtre. Sout<strong>en</strong>ir le travail de la bibliothèque c’est permettre à<br />
cette chose là de continuer.<br />
Georges Perpès : D’autant plus que, ça me fait p<strong>en</strong>ser que j’ai oublié de vous dire ça : nous sommes<br />
la seule bibliothèque jusqu’à la frontière itali<strong>en</strong>ne. Il y <strong>en</strong> a une autre qui est à Marseille, qui est dans le<br />
Théâtre de la Minoterie. Actuellem<strong>en</strong>t il a de gros problèmes. Il est m<strong>en</strong>acé d’expulsion. On ne sait pas ce<br />
que va dev<strong>en</strong>ir à la fois la compagnie qui dirige le lieu, qui accueille toute l’année plein de monde et <strong>en</strong><br />
même temps, ce que va dev<strong>en</strong>ir ce lieu.<br />
Paradoxalem<strong>en</strong>t, il y a un second problème sur Marseille, la bibliothèque du CIPM, qui est le C<strong>en</strong>tre<br />
International de la Poésie, qui est installé dans la Vieille Charité, qui connaît un gros problème aussi. Il<br />
y a des problèmes <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t avec les bibliothèques.<br />
11
Prés<strong>en</strong>tation de la bibliothèque de Théâtre Armant Gatti par Georges Perpès<br />
Françoise Trompette : Je p<strong>en</strong>se que quand il y a des lieux de la p<strong>en</strong>sée, il est absolum<strong>en</strong>t important<br />
d’avoir une attitude de souti<strong>en</strong>, parce que les lieux de la p<strong>en</strong>sée disparaiss<strong>en</strong>t les uns après les autres. On<br />
se r<strong>en</strong>d compte qu’ils ne sont plus là au mom<strong>en</strong>t où ils ne sont plus là.<br />
12
MERCREDI 7<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
Prélude à un abécédaire des nouvelles<br />
écritures théâtrales<br />
Daniel Lemahieu<br />
écrivain de théâtre<br />
rés<strong>en</strong>tation<br />
Daniel Lemahieu a travaillé trois jours dans ce théâtre sur l’écriture de Samuel Beckett,<br />
avec un certain nombre de professionnels ou de responsables d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t du théâtre<br />
dans le Départem<strong>en</strong>t. Ils étai<strong>en</strong>t une quarantaine <strong>en</strong> tout. Le dernier soir, certains<br />
d’<strong>en</strong>tre eux se sont associés à lui pour illustrer son « prélude à un abécédaire des nouvelles<br />
écritures théâtrales », <strong>en</strong> lisant quelques extraits de textes.<br />
Daniel Lemahieu<br />
Pour comm<strong>en</strong>cer, une mise <strong>en</strong> bouche, un texte de Peter Handke, Gaspard.<br />
Gaspardde Peter Handke<br />
Chaque phrase<br />
compte pour du beurre<br />
chaque phrase compte pour<br />
du beurre<br />
chaque phrase compte pour du beurre<br />
Il s’arrête.<br />
Il recomm<strong>en</strong>ce à parler.<br />
Un projecteur est braqué sur lui.<br />
’ai été fier du premier pas que j’ai fait, mais j’ai eu honte du deuxième ; de même j’ai<br />
été fier de la première main que je me suis découverte. Mais j’ai eu honte de la deuxième<br />
main ; j’ai eu honte de tout ce qui se répétait. Pourtant j’ai déjà eu honte de la PREMIERE<br />
phrase que j’ai prononcée, alors que je n’avais déjà plus honte de la DEUXIEME et que<br />
je me suis vite habitué aux suivantes. J’ai été fier de la deuxième phrase.<br />
Dans mon histoire, avec la première phrase, je voulais seulem<strong>en</strong>t créer du bruit, alors<br />
qu’avec la phrase suivante, je voulais déjà me manifester, alors qu’avec la phrase suivante,<br />
je voulais déjà PARLER, alors qu’avec la phrase suivante, je voulais déjà M’EN-<br />
TENDRE PARLER, alors qu’avec la phrase suivante, je voulais déjà que d’AUTRES m’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t<br />
parler, alors qu’avec la phrase suivante, je voulais déjà que les autres <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t<br />
CE QUE je disais, alors qu’avec la phrase suivante, je voulais déjà que d’autres, qui<br />
disai<strong>en</strong>t AUSSI une phrase, ne soi<strong>en</strong>t plus <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dus, alors que ce n’est que l’avant dernière<br />
phrase de l’histoire que j’utilisais pour QUESTIONNER et que ce n’est qu’avec la<br />
dernière phrase de l’histoire que je comm<strong>en</strong>çais à demander ce que les AUTRES, qui<br />
n’avai<strong>en</strong>t pas été <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dus, avai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> pu dire p<strong>en</strong>dant que je disais ma phrase.<br />
(…)<br />
L’écriture contemporaine est liée au déséquilibre, à la fracture, aux fêlures, à la schize.<br />
Sur quoi est fondé ce déséquilibre ? Sur la bifurcation son/s<strong>en</strong>s. D’abord le son pour<br />
produire le s<strong>en</strong>s, le signifiant pour ouvrir au signifié, la matière pour <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer la<br />
signification.<br />
Le déséquilibre des écritures contemporaines fonctionne aussi sur la variation : thème<br />
et variation. Voyez Novarina. Voyez Vinaver. Ce déséquilibre est lié à l’hétérogénéité.<br />
L’aspect hétéroclite contre l’homogénéité de la langue du répertoire telle qu’elle est<br />
aujourd’hui <strong>en</strong>t<strong>en</strong>due ou la langue de la communication. L’écriture proposée aujourd’hui<br />
13
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
n’est pas une écriture de communication mais une écriture liée ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t à une<br />
écriture personnelle où chacun <strong>en</strong>voie sa voix. « Voie » ou « voix ».<br />
Le déséquilibre est égalem<strong>en</strong>t fondé sur le phrasé de la langue des textes. Il est <strong>en</strong>fin lié<br />
au ressassem<strong>en</strong>t et aux perpétuels méandres, reptations, retours <strong>en</strong> arrière, etc… Nous<br />
allons lire un extrait de Manque de Sarah Kane. Quatre personnages <strong>en</strong> scène : c’est un<br />
quatuor.<br />
Manque de Sarah Kane<br />
A Elle l’a repris.<br />
C Je crois aux anniversaires. Et qu’on peut retrouver l’émotion d’avant, même si<br />
la cause <strong>en</strong> est triviale ou oubliée. Ce qui là n’est pas le cas.<br />
M Et je vais vieillir et je vais, et ça va, je ne sais quoi.<br />
B Je fume à m’<strong>en</strong> r<strong>en</strong>dre malade.<br />
A Noir blanc bleu.<br />
C Quand je me réveille, je me dis que c’est le début de mes règles ou plus<br />
exactem<strong>en</strong>t qu’elles se prolong<strong>en</strong>t puisqu’il n’y a pas trois jours qu’elles<br />
vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de se terminer.<br />
M De moi part la chaleur.<br />
C Et moi je pars du cœur.<br />
B Je ne s<strong>en</strong>s ri<strong>en</strong>, ri<strong>en</strong>.<br />
Je ne s<strong>en</strong>s ri<strong>en</strong>.<br />
M Mais, est-ce possible ?<br />
B Pardon ?<br />
A Je ne suis pas un violeur.<br />
B David ?<br />
(Un temps)<br />
B Ouais.<br />
A Je suis un pédophile.<br />
M Tu te souvi<strong>en</strong>s de moi ?<br />
(Un temps)<br />
B Ouais.<br />
C Tout de l’Allemand côté physique.<br />
A Tout de l’Espagnol coté débit.<br />
C Tout du Serbe coté clopes.<br />
M Tu as oublié.<br />
C Tout à tous.<br />
B Je ne crois pas<br />
M Si.<br />
C Je n’ai pas pu oublier.<br />
M Je t’ai cherché. Dans toute la ville.<br />
B Non vraim<strong>en</strong>t je<br />
M Si, si.<br />
A Ah Vraim<strong>en</strong>t.<br />
M Oui.<br />
C S’il vous plaît, vous arrêtez.<br />
M Et maint<strong>en</strong>ant je t’ai trouvé.<br />
C Quelqu’un qui est mort sans l’être.<br />
A Et maint<strong>en</strong>ant, nous sommes amis.<br />
C Ce n’est pas ma faute jamais ça n’a été ma faute.<br />
M Tout ce qui arrive est c<strong>en</strong>sé arriver.<br />
B T’étais où ?<br />
M Ici et là.<br />
C Pars.<br />
B Où ?<br />
C Maint<strong>en</strong>ant.<br />
uatuor vocal, difficile à jouer parce qu’il exprime des couleurs musicales. Comme les<br />
quatuors de Bartok. Un vrai quatuor. J’ai aussi découvert que Sarah Kane travaillait à<br />
partir de T. S Eliot, comme Michel Vinaver.<br />
14
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
Vinaver c’est La Demande d’Emploi, à nouveau un quatuor, à quatre voix. Les deux<br />
affirm<strong>en</strong>t qu’ils ont été traversés par le modèle de la musique poétique d’Eliot, <strong>en</strong> particulier<br />
son poème La Terre vague, The waste land . Dans son sillage, ils insist<strong>en</strong>t sur la<br />
primauté du rythme poussant le s<strong>en</strong>s, le traitem<strong>en</strong>t contrapunctique de thèmes autonomes,<br />
l’am<strong>en</strong>uisem<strong>en</strong>t de l’intrigue, l’« antériorité de la parole, les personnages se constituant<br />
à partir de l’éruption du tout v<strong>en</strong>ant des mots » (Vinaver), la pratique du<br />
montage/collage, etc. Illustration :<br />
La Demande d’Emploi de Michel Vinaver<br />
FAGE. On peut dire que j’ai <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t façonné cette équipe dans les premiers six mois<br />
j’ai viré tous les vieux bonshommes qui traînai<strong>en</strong>t là-dedans j’ai embauché de jeunes<br />
loups des types aux d<strong>en</strong>ts longues qui cherchai<strong>en</strong>t à mordre.<br />
NATHALIE . Je l’ai r<strong>en</strong>contré aux Presses Universitaires de France boulevard Saint- Michel<br />
au rayon mythologie.<br />
FAGE. En deux ans j’ai complètem<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>versé la situation parce que vous savez<br />
Monsieur Bergognan<br />
NATHALIE. Il m’a prise pour une v<strong>en</strong>deuse<br />
LOUISE. Tu me fais un peu peur <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t mon chéri<br />
FAGE. C’est un homme qui a un don artistique incontestable il dessine lui-même tous<br />
ses modèles mais allez lui parler d’organisation de gestion<br />
NATHALIE. Il m’a demandé si nous avions Le Cru et le Cuit de Lévi-Strauss.<br />
WALLACE. Avez-vous des sautes d’humeur ?<br />
LOUISE. Je sais que ça fait quatre mois que ça dure on peut t<strong>en</strong>ir six mois si on veut<br />
WALLACE. Etes-vous susceptible ?<br />
NATHALIE. Je lui ai dit que je n’appart<strong>en</strong>ais pas à la librairie<br />
ous assistez à un partage des voix, un théâtre vocal débouchant sur une disharmonie<br />
dramatique (« atonale ? ») qui raconte cep<strong>en</strong>dant des mini histoires inscrites dans la<br />
micro histoire. On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d des fragm<strong>en</strong>ts de paroles quotidi<strong>en</strong>nes, on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<br />
Lévi-Strauss, le cru, le cuit… Évidemm<strong>en</strong>t, quelques référ<strong>en</strong>ts sont parfois nécessaires.<br />
Le tout v<strong>en</strong>ant, le conting<strong>en</strong>t est tissé, <strong>en</strong>trelacé.<br />
Ces écrivains (Kane, Vinaver) travaill<strong>en</strong>t sur les lapsus, les rictus, les divagations, les liaisons<br />
étirées, les précipités, les ral<strong>en</strong>tissem<strong>en</strong>ts brutaux, les jeux de mots, de sonorités et<br />
de référ<strong>en</strong>ces, que l’on connaît ou pas. Étoffes moirées.<br />
Autour des années 1880, comme référ<strong>en</strong>ce lointaine mais néanmoins pertin<strong>en</strong>te, on peut<br />
citer Strindberg. Il opère une fracture à l’intérieur de l’écriture dramatique. Il nous donne<br />
des indications dans la préface de Mademoiselle Julie (1888) sur ce trio de personnages<br />
(Mademoiselle Julie ; Jean, maître d’hôtel ; Christine, cuisinière) qui est presque un quatuor<br />
si l’on p<strong>en</strong>se au retour du père de Julie, à la fin de la pièce, père dont on sait la prés<strong>en</strong>ce<br />
mais qui restera invisible : « L’âme de mes personnages, (leur caractère) est un<br />
conglomérat de civilisations passées et actuelles, de bouts de livres et de journaux, des<br />
morceaux d’hommes, des lambeaux de vêtem<strong>en</strong>ts de dimanche dev<strong>en</strong>us haillons, tout<br />
comme l’âme elle-même est un assemblage de pièces de toute sorte ».<br />
Ainsi compos<strong>en</strong>t les auteurs dramatiques touchés par tout ce qui passe et se passe. Ils<br />
font théâtre de tout.<br />
Alors à quoi conduit cette opération de déséquilibre de la langue et des sons avant<br />
même de produire du s<strong>en</strong>s ? Cela conduit à essayer de faire que sa langue maternelle soit<br />
une langue étrangère. Cela conduit à faire crier, à faire hurler, à faire bégayer, à faire balbutier<br />
la langue.<br />
Et quand on parle de balbutiem<strong>en</strong>ts de la langue, on p<strong>en</strong>se à Gilles Deleuze, Critique et<br />
Clinique, chapitre 13, « Bégaya-t-il ? » , puisque la langue est un perpétuel bégaiem<strong>en</strong>t<br />
de sons et de s<strong>en</strong>s : « On dit que les mauvais romanciers éprouv<strong>en</strong>t le besoin de varier<br />
leurs indicatifs de dialogues <strong>en</strong> substituant à “ dit-il ”, des expressions comme “ murmura-t-il<br />
”, “ balbutia-t-il ”, “ sanglota-t-il ”, “ ricana-t-il ”, “ bégaya-t-il ” qui marqu<strong>en</strong>t<br />
les intonations. Et, à vrai dire, il semble que l’écrivain par rapport à ces intonations n’ait<br />
que deux possibilités. Ou bi<strong>en</strong> le faire, (ainsi Balzac faisait effectivem<strong>en</strong>t bégayer le Père<br />
Grandet, quand celui-ci traitait une affaire, ou faisait parler Nucig<strong>en</strong> dans un patois<br />
déformant, et l’on s<strong>en</strong>t chaque fois le plaisir de Balzac) ». Autre option : le dire sans le<br />
15
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
faire. Se cont<strong>en</strong>ter d’une simple indication, qu’on laisse au lecteur le soin d’effectuer.<br />
Ainsi les héros de Masoch ne cess<strong>en</strong>t de murmurer, leur voix doit être « un murmure à<br />
peine audible ». Par exemple, Beckett peut demander de « proférer dans un murmure ».<br />
À peine audible.<br />
Si on se trouve devant mille personnes, comm<strong>en</strong>t procéder ? Il faut qu’elles <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t.<br />
Non ! Il écrit : « Un murmure à peine audible », donc on émet le murmure à peine audible.<br />
« Isabelle, de Melville a une voix qui ne doit pas excéder le murmure. Et l’angélique Billy<br />
Budd ne s’émeut pas qu’on doive lui restituer son bégaiem<strong>en</strong>t ou même pire ». Grégoire,<br />
chez Kafka, dans La Métamorphose, piaule plus qu’il ne parle, mais c’est d’après le<br />
témoignage des tiers. Il suffit de lire le début de La Métamorphose de Kafka et vous<br />
constaterez cela.<br />
Il semble pourtant qu’il y ait une troisième possibilité : quand dire, c’est faire. Sur ce<br />
point existe un très beau livre, Quand dire, c’est faire, de l’Anglais Austin . Exemple :<br />
quand on conclut un mariage. À un mom<strong>en</strong>t donné, quelqu’un dit « Oui ». L’homme puis<br />
la femme. Ou l’inverse. À quoi s’<strong>en</strong>gag<strong>en</strong>t-ils quand ils dis<strong>en</strong>t « Oui » ? Vous le savez<br />
tous. Vous êtes la plupart passés par là. Qu’est-ce que veut dire ce « Oui » dans toutes<br />
ses conséqu<strong>en</strong>ces imprévisibles où chacun et chacune s’<strong>en</strong>gag<strong>en</strong>t ? Une seule solution :<br />
le faire au fur et à mesure pour le savoir. Dire, c’est faire.<br />
« C’est ce qui arrive quand le bégaiem<strong>en</strong>t ne porte plus sur les mots préexistants, mais<br />
introduit lui-même les mots qu’il affecte ; ceux-ci n’exist<strong>en</strong>t plus indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t du<br />
bégaiem<strong>en</strong>t qui les sélectionne et les relie par lui-même. Ce n’est plus le personnage qui<br />
est bègue de parole, c’est l’écrivain qui devi<strong>en</strong>t bègue de la langue. Il fait bégayer la langue<br />
<strong>en</strong> tant que telle. » Et Deleuze explicite « comm<strong>en</strong>t on fait bégayer la langue ».<br />
Dès lors, la langue bégaie d’elle-même <strong>en</strong> elle-même. Quand on lit une partition contemporaine,<br />
ça peut être Beckett, ça peut être Novarina, la langue y bégaie d’elle-même <strong>en</strong><br />
elle-même. Même projet du côté de Guyotat : Prostitution ; Ed<strong>en</strong>, Ed<strong>en</strong>, Ed<strong>en</strong>, livre interdit<br />
à l’exposition dans les librairies, les bibliothèques dans les années 70. Quand, <strong>en</strong><br />
1981, Antoine Vitez a monté Tombeau pour 500 000 soldats au Théâtre national Chaillot,<br />
on a perdu des quantités d’abonnés.<br />
Ce bégaiem<strong>en</strong>t conduit à quoi ? Il conduit à ce que l’auteur, l’écrivain (écrivain / écrivaine)<br />
se considère comme un étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa<br />
langue maternelle. On utilise sa langue propre pour construire, avec cette langue propre,<br />
une langue sale. Francis Ponge expliquait que lorsqu’on essaie de traiter des choses avec<br />
des mots, on parle du parti pris des choses compte t<strong>en</strong>u de mots : PPC / Parti pris des<br />
Choses / CTM / Compte t<strong>en</strong>u des Mots. Et ces mots sont sales. Ils sont utilisés par tout<br />
le monde, à la différ<strong>en</strong>ce de la gouache immaculée sortie des tubes du peintre avant qu’il<br />
ne la triture, la brosse, la malaxe, la frappe, la glisse sur la toile. On écrit avec les mots<br />
du boucher, du boulanger, du pasteur, du policier, du maçon, du fossoyeur.<br />
L’écriture s’inscrit dans cette dialectique langue propre / langue sale, et écrire <strong>en</strong> Français<br />
revi<strong>en</strong>t à écrire comme si le Français était une langue étrangère.<br />
Quand Beckett s’exprime et s’imprime, d’une certaine manière il écrit dans une langue<br />
étrangère et inv<strong>en</strong>te un Français. Jusque-là, il écrivait <strong>en</strong> Anglais. Ou <strong>en</strong> Irlandais, si vous<br />
voulez. Et tous les mots français de cette langue, qui n’est pas la si<strong>en</strong>ne, lui permett<strong>en</strong>t<br />
de parler de sa langue propre. À lui. Il manipule des mots sales, des mots qu’il ne connaît<br />
pas pleinem<strong>en</strong>t, maternellem<strong>en</strong>t et, dans cette traversée, il comm<strong>en</strong>ce à bâtir son univers.<br />
Il pratique ainsi le Français comme on pratique une langue étrangère.<br />
Pour Novarina, cela revi<strong>en</strong>t à pratiquer le “Franquon” ». Quand on pratique le “Franquon”,<br />
on <strong>en</strong>tre vraim<strong>en</strong>t dans l’étranger par sa langue et on appr<strong>en</strong>d, par l’étranger, sa propre<br />
langue. Lorsqu’on traduit une langue étrangère, ce n’est pas la langue étrangère qu’on<br />
traduit, c’est sa propre langue qu’on appr<strong>en</strong>d au fond pour traduire l’Anglais, le Russe<br />
etc.<br />
Ces écrivains t<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t l’écoute et la profération d’une langue inouïe, une langue que personne<br />
n’a <strong>en</strong>core jamais parlée. Ils fabriqu<strong>en</strong>t des « drames de bouche ». Les Allemands<br />
appell<strong>en</strong>t ça « Maulwerke », drames de gueule. « Maul » : « gueuler » et « Werke » :<br />
travaux. Ce langage jamais <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, cette langue mineure que personne n’a jamais prononcée,<br />
ni articulée, devi<strong>en</strong>dra un jour langue majeure.<br />
16
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
À ce propos, Beckett, <strong>en</strong> 1953, fait jouer En att<strong>en</strong>dant Godot, mise <strong>en</strong> scène de Roger<br />
Blin. Quelques spectateurs écout<strong>en</strong>t cette profération étrange. Maint<strong>en</strong>ant, et depuis<br />
vingt ans au moins, il est au programme de l’agrégation. Et quand on crée Godot, on est<br />
étonné de la manière dont les personnages nous appr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t la langue qu’on devrait parler,<br />
tout au moins au théâtre. Parce qu’il existe deux langues opposées : la langue de la<br />
communication et la langue de l’écriture.<br />
La langue de l’écriture, c’est la voix que chacun possède, mais que l’école, l’université…<br />
interdis<strong>en</strong>t de parler. On ne parle jamais sa langue parce qu’elle est insolite, mal dite,<br />
mal <strong>en</strong>t<strong>en</strong>due, tellem<strong>en</strong>t à l’<strong>en</strong>vers…<br />
Un exemple parmi d’autres : Herbert Achternbusch, natif de Munich. Avec sa pièce Ella , il<br />
exhibe une écriture fautive à la ponctuation perturbée épousant le flux intérieur de la voix.<br />
Ella d’Herbert Achternbusch<br />
Il y avait comme ça un il y avait des religieuses là-dedans et tout et mon Dieu et toujours<br />
prier je n’avais pas non plus <strong>en</strong>vie et après je me suis dit : « Maint<strong>en</strong>ant, tu passes une<br />
fois outre et tu vas une fois à Dachau ». À Dachau j’y suis allée <strong>en</strong> train depuis Röhrmoos<br />
à Dachau au ciné. Et ça le prélat l’a, c’était comme ça un directeur là, un prélat m’a il a<br />
appris ça, que j’avais été au ciné, c’était pour lui un péché un grand péché, après il a dit :<br />
« Une chose pareille on n’<strong>en</strong> a que faire » je devais de nouveau. « C’est une maison<br />
pieuse, une maison conv<strong>en</strong>able ». Une fois à Shönnbrunn il y <strong>en</strong> a une qui a filé, elles<br />
l’ont aussi rattrapée des relig… mais celle-là elles l’ont à tel point… Le café <strong>en</strong> grains où<br />
est-ce que je l’ai seulem<strong>en</strong>t mis ?<br />
arole erratique, prés<strong>en</strong>tant différ<strong>en</strong>tes manières de pr<strong>en</strong>dre le son comme il vi<strong>en</strong>t,<br />
passé et prés<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tremêlés…<br />
Il existe aussi des écritures mariant les variations / répétitions, créant un effet « jazzy ».<br />
Exemple : Bernard-Marie Koltès. Au début de Combat de nègre et de chi<strong>en</strong>s , il met <strong>en</strong><br />
place une facture « jazzy », un jeu sur thèmes et variations avec nombre de répétitions /<br />
variations. On retrouve cette frappe dans Dans la solitude des champs de coton , ou dans<br />
Roberto Zucco .<br />
Combat de nègre et de chi<strong>en</strong>s de Bernard-Marie Koltès<br />
Derrière les bougainvillées, au crépuscule.<br />
HORN. – J’avais bi<strong>en</strong> vu, de loin, quelqu’un derrière l’arbre.<br />
ALBOURY. – Je suis Alboury, monsieur ; je vi<strong>en</strong>s chercher le corps ; sa mère était partie<br />
sur le chantier poser les branches sur le corps, monsieur, et ri<strong>en</strong>, elle n’a ri<strong>en</strong> trouvé ; et<br />
sa mère tournera toute la nuit dans le village, à pousser des cris, si on ne lui donne pas<br />
le corps. Une terrible nuit, monsieur, personne ne pourra dormir à cause des cris de la<br />
vieille ; c’est pour cela que je suis là.<br />
HORN. - C’est la police, monsieur, ou le village qui vous <strong>en</strong>voie ?<br />
ALBOURY. - Je suis Alboury, v<strong>en</strong>u chercher le corps de mon frère, monsieur.<br />
HORN. - Une terrible affaire, oui : une malheureuse chute, un malheureux camion qui<br />
roulait à toute allure ; le conducteur sera puni. Les ouvriers sont imprud<strong>en</strong>ts, malgré les<br />
consignes strictes qui leur sont données. Demain, vous aurez le corps ; on a dû l’emm<strong>en</strong>er<br />
à l’infirmerie, l’arranger un peu, pour une prés<strong>en</strong>tation plus correcte à la famille.<br />
Faites part de mon regret à la famille. Quelle malheureuse histoire !<br />
ALBOURY. - Malheureuse, oui, malheureuse non. S’il n’avait pas été ouvrier, monsieur, la<br />
famille aurait <strong>en</strong>terré la calebasse dans la terre et dit : une bouche de moins à nourrir.<br />
C’est quand même une bouche de moins à nourrir, puisque le chantier va fermer et que,<br />
dans peu de temps, il n’aurait plus été ouvrier, monsieur ; donc ç’aurait été bi<strong>en</strong>tôt une<br />
bouche de plus à nourrir, donc c’est un malheur pour peu de temps, monsieur.<br />
« […] malheur… malheureux… malheureuse […]», Koltès repr<strong>en</strong>d ces sons et jongle<br />
avec ces sonorités comme le ferait un jazzman improvisant à partir d’un standard. On<br />
repère exactem<strong>en</strong>t tous ces aspects. On est conduit par son texte. Les acteurs n’ont pas<br />
17
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
grand-chose à réaliser si ce n’est épouser le texte. Évidemm<strong>en</strong>t, il faut construire les images,<br />
les mettre <strong>en</strong> scène, les interpréter. Mais cette texture fonctionne très bi<strong>en</strong>. Quand<br />
Patrice Chéreau crée l’œuvre au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, il dirige des acteurs<br />
qui connaiss<strong>en</strong>t cette musique scripturale : Michel Piccoli, Philippe Léotard et autres. Et<br />
le résultat étonne.<br />
Combat de nègre et de chi<strong>en</strong>s de Bernard-Marie Koltès<br />
HORN. – Vous, je ne vous avais jamais vu par ici. V<strong>en</strong>ez boire un whisky, ne restez pas<br />
derrière cet arbre, je vous vois à peine. V<strong>en</strong>ez vous asseoir à la table, monsieur. Ici, au<br />
chantier, nous <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ons d’excell<strong>en</strong>ts rapports avec la police et les autorités locales ;<br />
je m’<strong>en</strong> félicite.<br />
ALBOURY. – Depuis que le chantier a comm<strong>en</strong>cé, le village parle beaucoup de vous. Alors<br />
j’ai dit : voilà l’occasion de voir le Blanc de près. J’ai <strong>en</strong>core, monsieur, beaucoup de choses<br />
à appr<strong>en</strong>dre et j’ai dit à mon âme : cours jusqu’à mes oreilles et écoute, cours jusqu’à<br />
mes yeux et ne perds ri<strong>en</strong> de ce que tu verras.<br />
HORN. – En tous les cas, vous vous exprimez admirablem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> français ; <strong>en</strong> plus de l’anglais<br />
et d’autres langues, sans doute ; vous avez tous un don admirable pour les langues,<br />
ici. Etes-vous fonctionnaire ? Vous avez la classe d’un fonctionnaire. Et puis, vous savez<br />
plus de choses que vous ne le dites. Et puis à la fin, tout cela fait beaucoup de complim<strong>en</strong>ts.<br />
ALBOURY. – C’est une chose utile, au début.<br />
HORN. – C’est étrange. D’habitude, le village nous <strong>en</strong>voie une délégation et les choses<br />
s’arrang<strong>en</strong>t vite. D’habitude, les choses se pass<strong>en</strong>t plus pompeusem<strong>en</strong>t mais rapidem<strong>en</strong>t<br />
: huit ou dix personnes, huit ou dix frères du mort ; j’ai l’habitude des transactions rapides.<br />
Triste histoire pour votre frère ; vous vous appelez tous « frères » ici. La famille veut<br />
un dédommagem<strong>en</strong>t ; nous le donnerons, bi<strong>en</strong> sûr, à qui de droit, s’ils n’exagèr<strong>en</strong>t pas.<br />
Mais vous, pourtant, je suis sûr de ne vous avoir <strong>en</strong>core jamais vu.<br />
ALBOURY. – Moi, je suis seulem<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>u pour le corps, monsieur, et je repartirai dès que<br />
je l’aurai.<br />
HORN. – Le corps, oui oui oui ! Vous l’aurez demain. Excusez ma nervosité ; j’ai de grands<br />
soucis. Ma femme vi<strong>en</strong>t d’arriver ; depuis des heures elle range ses paquets, je n’arrive<br />
pas à savoir ses impressions. Une femme ici, c’est un grand bouleversem<strong>en</strong>t ; je ne suis<br />
pas habitué.<br />
ci, la profération du mot corps fonctionne comme une stichomythie. Stichomythie :<br />
succession de courtes répliques de même longueur ou de longueur voisine qui permet<br />
un échange verbal rapide, voire une confrontation, un combat, <strong>en</strong>tre deux personnages.<br />
On récupère le son que l’un donne et on le relance. « Je suis seulem<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>u pour le<br />
corps, Monsieur, et je repartirai dès que je l’aurai. » L’autre répond : « Le corps, oui oui<br />
oui ! »<br />
Et maint<strong>en</strong>ant, l’abécédaire, à tout le moins le prélude.<br />
A / « Allegro »<br />
« Allegro vivace » : la parole qui va vite. Elle fuse. « Vite fait mal fait », comme dirait Paul<br />
Claudel. Point de vue de Valère Novarina : « Il faut tout jouer allegro, pas de temps,<br />
jamais. Le théâtre classique devait être joué comme ça. Molière ou Shakespeare, ça va à<br />
toute allure. Toscanini qui est musici<strong>en</strong> et chef d’orchestre pareil. Ce sont les metteurs<br />
<strong>en</strong> scène qui s’ét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t, qui ral<strong>en</strong>tiss<strong>en</strong>t. L’acteur va vite, l’écriture va toujours à toute<br />
allure. Tartuffe. Héraclius. Coriolan . À la création, ça ne traînait sûrem<strong>en</strong>t pas. Parce que<br />
le langage surpr<strong>en</strong>d. Il est saisi dans sa marche. Parce que le langage ne se compr<strong>en</strong>d<br />
qu’<strong>en</strong> allant. Le s<strong>en</strong>s n’apparaît que dans l’av<strong>en</strong>ture déséquilibrée de la marche. Je<br />
demandais aux acteurs de toujours chasser les temps. Jamais aucun sil<strong>en</strong>ce ou presque.<br />
Parce que dans les temps s’<strong>en</strong>gouffr<strong>en</strong>t l’émotion toute faite, la psychologie. C’est<br />
l’homme qu’il faut maint<strong>en</strong>ant chasser du théâtre. Son insupportable perpétuel p<strong>en</strong>chant<br />
à l’autoportrait. Au théâtre, il faut être des animaux. » Interpeller <strong>en</strong> l’écartelant<br />
dans l’espace, non notre humanité, mais notre « pantinitude ». Parce qu’on est des pantins.<br />
« Par la parole, sortir <strong>en</strong> volutes des bouches de voix et s’<strong>en</strong> étonner. S’étonner de<br />
ce ruban matériel qu’on souffle ».<br />
18
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
C / « Choralité »<br />
Aujourd’hui on inv<strong>en</strong>te des dramaturgies de la voix. Des partitions vocales. Des choralités.<br />
Difficile d’assigner un acte de naissance de la choralité dans l’histoire des formes dramatiques.<br />
Il s’agirait plutôt d’une t<strong>en</strong>dance, de plus <strong>en</strong> plus appuyée historiquem<strong>en</strong>t, à faire<br />
varier le dialogue <strong>en</strong> toutes sortes de figures qui s’appar<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t : à l’étoilem<strong>en</strong>t, (au texte<br />
étoilé, un des thèmes chers à Roland Barthes. Exemple : Maeterlinck, Les Aveugles) ; à<br />
la dispersion aléatoire (Minyana, Les Guerriers) ; à la sérialisation (Novarina) ; à un étagem<strong>en</strong>t<br />
des paroles, (Vinaver). Pouvant faire office de principe unique de composition, la<br />
choralité dramatique est particulièrem<strong>en</strong>t opérante pour l’analyse d’un théâtre visant<br />
moins à raconter qu’à exposer les limites de l’être <strong>en</strong>semble <strong>en</strong> proposant de faire acte<br />
de mémoire à partir des blessures de l’Histoire et des effondrem<strong>en</strong>ts du li<strong>en</strong> social. À<br />
tissu social <strong>en</strong> délitesc<strong>en</strong>ce, voix instables, dispersées, éclatées, clivées, désagrégées. Le<br />
théâtre contemporain fait chœur et non pas chorus comme au jazz. Quand on joue<br />
chorus au jazz, on produit un solo.<br />
Exemple : Peter Weiss, L’Instruction, transcription litanique et scrupuleuse de procèsverbaux<br />
du tribunal de Francfort devant lequel comparur<strong>en</strong>t un certain nombre de responsables<br />
—subalternes— du camp d’extermination d’Auschwitz. Juges, accusation,<br />
déf<strong>en</strong>se, accusés, témoins compos<strong>en</strong>t, comme dans un oratorio, un registre de voix (ou<br />
groupes de voix) qui altern<strong>en</strong>t dans une suite de discours, de répliques, de récitatifs.<br />
Autres exemples : Vinaver, 11 septembre 2001 touchant l’explosion des « Tours » à New-<br />
York ; Groupov, Rwanda 94, exposant le génocide perpétré dans ce pays, fondé sur des<br />
témoignages parfois explicités <strong>en</strong> public par les témoins des atrocités commises.<br />
Les trois œuvres chorales ici signalées prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t toutes un li<strong>en</strong> étroit avec la musique.<br />
Elles s’inscriv<strong>en</strong>t dans l’idée que l’écriture contemporaine s’élabore <strong>en</strong> corrélation avec la<br />
musique. De la même façon, Beckett était inscrit dans la musique. Vous voyez Oh les Beaux<br />
Jours, et <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez la dernière réplique : « oh le beau jour <strong>en</strong>core que ça aura été. (Un<br />
temps.) Encore un. (Un temps.) Après tout. (Fin de l’expression heureuse.) Jusqu’ici. »<br />
L’actrice, à la fin, s’essaie à chantonner Heure exquise.<br />
On se souvi<strong>en</strong>t de Madeleine R<strong>en</strong>aud, <strong>en</strong>goncée dans son mamelon de sable, qui s’y<br />
<strong>en</strong>fonce petit à petit. On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d plus que les voix, les voix qui parl<strong>en</strong>t : celle de<br />
Madeleine (Winnie) et celle de Jean-Louis Barrault (Willie).<br />
C / « Collage / montage »<br />
Les auteurs aujourd’hui pratiqu<strong>en</strong>t le collage / montage. Depuis l’avènem<strong>en</strong>t du cinéma,<br />
depuis Eis<strong>en</strong>stein et la juxtaposition des plans, des images : 1+1=3. Un plan plus un plan,<br />
c’est trois. Certains ont vraim<strong>en</strong>t intégré ça : l’adjonction d’une réplique à une réplique<br />
exacerbe l’<strong>en</strong>tre-deux. Le spectateur crée la réplique manquante dans sa tête. En quoi<br />
consiste le collage / montage ? L’écrivain choisit, découpe, mélange, assemble, organise<br />
des matériaux disparates prov<strong>en</strong>ant de la vie quotidi<strong>en</strong>ne, de la lecture des journaux et<br />
des livres, des paroles <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dues dans la rue, des bribes de mots ou de sonorités, des<br />
lieux communs, de la phraséologie caractéristique de certains milieux afin de pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong><br />
compte la totalité et la complexité du monde et créer des déflagrations de s<strong>en</strong>s par le<br />
côtoiem<strong>en</strong>t incongru de ces fragm<strong>en</strong>ts extraits d’univers a priori incompatibles.<br />
La signification de l’<strong>en</strong>semble est obt<strong>en</strong>ue par le geste de l’écrivain, qui vise à dégager<br />
une t<strong>en</strong>sion, un drame microscopique à l’échelle de quelques répliques formées à partir<br />
de l’imbrication et de l’emboîtem<strong>en</strong>t d’élém<strong>en</strong>ts réfractaires les uns aux autres. Dans<br />
l’assemblage dramatique de l’œuvre, le style composite des séqu<strong>en</strong>ces assure aux fragm<strong>en</strong>ts<br />
collés une grande autonomie par rapport à la forme globale de l’œuvre.<br />
Par exemple, Les Huissiers (1957) de Michel Vinaver joue sur un travail d’<strong>en</strong>tomologiste<br />
de collage / montage des langues. Cette œuvre a pour sujet la Guerre d’Algérie, interprétée<br />
sous l’angle des cabinets et des couloirs ministériels, sous la IVe République. Elle a<br />
pour structure de référ<strong>en</strong>ce ?dipe à Colone, de Sophocle. Elle pr<strong>en</strong>d appui sur des cahiers<br />
de collages, réalisés par Vinaver, d’articles et de photographies de journaux d’époque<br />
d’origines diverses .<br />
Dans les brouillons de composition de Vinaver, des traits de crayon soulign<strong>en</strong>t, isol<strong>en</strong>t,<br />
racont<strong>en</strong>t d’autres histoires à partir de coupures de presse. En même temps qu’il écrit la<br />
pièce, il fait éclater par des jeux d’ellipses, de contractions d’espace, l’<strong>en</strong>semble de ces<br />
informations hétéroclites. Ces gestes de montage / collage devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les matériaux premiers<br />
de la production d’une écriture, d’une structure neuve, d’<strong>en</strong>trechoquem<strong>en</strong>ts de<br />
sons et de s<strong>en</strong>s à découvrir. Ces techniques habit<strong>en</strong>t aussi les œuvres de Vitrac, de<br />
Brecht, de Piscator, de Ionesco, et la liste est longue.<br />
19
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
Un autre auteur use égalem<strong>en</strong>t de cette facture : Heiner Müller, HM. Dans Hamlet<br />
Machine, on reconnaît HM, les initiales de Heiner Müller. Il s’agit de la machine Müller<br />
alim<strong>en</strong>tée par Hamlet de Shakespeare. Comme il détestait, <strong>en</strong>fin, il adorait Hamlet, mais<br />
il n’avait jamais réussi à composer un texte aussi exemplaire, il s’est décidé à le coller, le<br />
décoller, le monter, le démonter… Il a voulu lui faire un sort. Et voilà ce que ça donne.<br />
Il faut imaginer qu’il habite Berlin-Est, le mur n’est pas <strong>en</strong>core tombé. Et de quoi parlet-il<br />
? Des ruines de l’Europe.<br />
Hamlet Machine de Heiner Muller.<br />
1/ Album de famille<br />
J’étais Hamlet. Je me t<strong>en</strong>ais sur le rivage et je parlais avec le ressac BLA BLA, dans le dos, les ruines de<br />
l’Europe. Les cloches annonçai<strong>en</strong>t les funérailles nationales, assassin et veuve un couple, au pas de l’Oie,<br />
derrière le cercueil de l’émin<strong>en</strong>t cadavre les conseillers se lam<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t <strong>en</strong> deuil mal rétribué QUEL EST CE<br />
CADAVRE DANS CE CORBILLARD / POUR QUI CES PLEURS ET TOUT CE TINTAMARRE /<br />
Ici, il s’appuie sur Shakespeare, Richard III.<br />
LE CADAVRE EST CELUI D’UN HOMME / GRAND DONATEUR D’AUMÔNES <strong>en</strong>tre les haies<br />
de la population, œuvre de son art du gouvernem<strong>en</strong>t C’ÉTAIT UN HOMME QUI NE PRENAIT<br />
TOUT QU’À TOUS. J’arrêtai le cortège funèbre, défonçai le cercueil avec mon épée, la lame se brisa. J’y<br />
parvins avec le tronçon restant et distribuai le géniteur mort VIANDE QUI RESSEMBLE S’ASSEM-<br />
BLE aux misérables tout autour. Le deuil se changea <strong>en</strong> allégresse. L’allégresse <strong>en</strong> gloutonnerie, sur le<br />
cercueil vide, l’assassin saillait la veuve.<br />
Ça, c’est <strong>en</strong>core Richard III.<br />
VEUX-TU QUE JE T’AIDE A GRIMPER ONCLE OUVRE LES CUISSES MAMAN.<br />
Ça, c’est Hamlet.<br />
Je me couchai par terre et j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dis le monde tourner aux pas cad<strong>en</strong>cés de la putréfaction.<br />
Et <strong>en</strong>suite évidemm<strong>en</strong>t, comme Heiner Müller monte et colle, <strong>en</strong>suite, il cite et détourne<br />
l’Anglais de Shakespeare :<br />
I’AM GOOD HAMLET GI’ME A CAUSE FOR GRIEF<br />
AH THE WHOLE GLOBE FOR A REAL SORROW<br />
RICHARD THE THIRD I THE PRINCEKILLING KING<br />
OH MY PEOPLE WHAT HAVE I DONE UNTO THEE<br />
COMME UNE BOSSE JE TRAÎNE MA LOURDE CERVELLE<br />
DEUXIÈME CLOWN DANS LE PRINTEMPS COMMUNISTE<br />
SOMETYHING IS ROTTEN IN THIS AGE OF HOPE<br />
LETS DELVE IN EARTH AND BLOW HER AT THE MOON<br />
n a affaire à un auteur qui croise et mélange, jusqu’à inclure les histoires liées à sa propre<br />
exist<strong>en</strong>ce. En général, au théâtre, on raconte des histoires. Le sujet qui écrit ne se<br />
met pas <strong>en</strong> scène. Heiner Müller installe au contraire le sujet au c<strong>en</strong>tre de sa proposition.<br />
Il se « colle », se « monte » sur la scène de l’Écrire. Quand Ophélie survi<strong>en</strong>t, il s’agit<br />
de la femme de l’écrivain. Elle s’appelle Inge Müller : « La femme avec la tête dans la cuisinière<br />
à gaz ». C’est comme ça qu’elle se suicide. À Berlin. La femme de Heiner Müller<br />
était suicidaire. Un jour elle ne s’est pas ratée, et il inscrit brutalem<strong>en</strong>t cette catastrophe<br />
dans sa pièce.<br />
Heiner Müller et Inge Müller ont tissé <strong>en</strong>semble une jolie pièce : La comédie des femmes,<br />
éditée aux éditions Théâtrales (1984). Elle est peu connue. Ce sont des hommes qui<br />
mim<strong>en</strong>t les femmes. On est dans les pays de l’Est. Les personnes qui exerc<strong>en</strong>t des<br />
métiers et des travaux manuels pénibles sont des femmes. Et ce sont des hommes qui<br />
les jou<strong>en</strong>t. Cela r<strong>en</strong>d davantage insupportable l’exploitation de toute personne par une<br />
autre.<br />
20
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
C / « Crise » (du personnage)<br />
Je vais laisser de côté cet aspect souv<strong>en</strong>t analysé. Je vous signale la thèse de Robert<br />
Abirached publiée <strong>en</strong> 1978 : La crise du personnage dans le théâtre moderne .<br />
D / « Didascalie »<br />
La didascalie, le drame gestuel (cf. Beckett, Acte sans paroles I ; Souffle, intermède), le<br />
drame corporel, l’écriture didascalique. À l’époque classique, peu de didascalies. Plus on<br />
avance dans le temps, plus on r<strong>en</strong>contre de didascalies. Exemple, Beckett : dans Acte<br />
sans paroles I n’existe aucune parole. Théâtre muet <strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ce au cinéma muet. On baigne<br />
dans une écriture didascalique. Je vous passe toute l’histoire du pourquoi presque<br />
pas ou peu de didascalies. Chez Molière, il <strong>en</strong> existe très peu, avec Shakespeare, très peu<br />
ou pas du tout. En tout cas, dans les éditions premières. L’écrivain ne dit pas ce qu’il faut<br />
faire. Seul le texte fait loi.<br />
Ensuite les indications scéniques se sont accrues : Hugo, Labiche ; Feydeau, lui, propose<br />
parfois une ou deux <strong>page</strong>s. Une sorte de « romanisation » du théâtre. Beckett aussi n’arrête<br />
pas d’<strong>en</strong> produire. Si vous lisez Fin de Partie, au début est énoncée, déclinée d’abord<br />
la partition de l’escabeau, de la f<strong>en</strong>être, du drap, de la poubelle, et ta ta ta, ta ta ta…<br />
apparaît un rythme.<br />
Fin de partie de Samuel Beckett<br />
Au c<strong>en</strong>tre, recouvert d’un vieux drap, assis dans un fauteuil à roulettes, Hamm.<br />
Immobile à côté du fauteuil, Clov le regarde. Teint très rouge.<br />
Il va se mettre sous la f<strong>en</strong>être à gauche. Démarche raide et vacillante. Il regarde la f<strong>en</strong>être<br />
à gauche, la tête rejetée <strong>en</strong> arrière. Il tourne la tête, regarde la f<strong>en</strong>être à droite. Il va<br />
se mettre sous la f<strong>en</strong>être à droite. Il regarde la f<strong>en</strong>être à droite, la tête rejetée <strong>en</strong> arrière.<br />
Il tourne la tête, regarde la f<strong>en</strong>être à gauche. Il sort, revi<strong>en</strong>t avec un escabeau, l’installe<br />
sous la f<strong>en</strong>être à gauche, monte dessus, tire le rideau. Il desc<strong>en</strong>d de l’escabeau, fait six<br />
pas vers la f<strong>en</strong>être à droite, retourne pr<strong>en</strong>dre l’escabeau, l’installe sous la f<strong>en</strong>être à<br />
droite, monte dessus, tire le rideau. Il desc<strong>en</strong>d de l’escabeau, fait trois pas vers la f<strong>en</strong>être<br />
à gauche, retourne pr<strong>en</strong>dre l’escabeau, l’installe sous la f<strong>en</strong>être à gauche, monte dessus,<br />
regarde par la f<strong>en</strong>être. Rire bref. Il desc<strong>en</strong>d de l’escabeau, fait un pas vers la f<strong>en</strong>être<br />
à droite, retourne pr<strong>en</strong>dre l’escabeau, l’installe sous la f<strong>en</strong>être à droite, monte dessus,<br />
regarde par la f<strong>en</strong>être. Rire bref. Il desc<strong>en</strong>d de l’escabeau, va vers les poubelles, retourne<br />
pr<strong>en</strong>dre l’escabeau, le pr<strong>en</strong>d, se ravise, le lâche, va aux poubelles, <strong>en</strong>lève le drap qui les<br />
recouvre, le plie soigneusem<strong>en</strong>t et le met sur le bras. Il soulève un couvercle, se p<strong>en</strong>che<br />
et regarde dans la poubelle. Rire bref. Il rabat le couvercle. Même jeu avec l’autre poubelle.<br />
Il va vers Hamm, <strong>en</strong>lève le drap qui le recouvre, le plie soigneusem<strong>en</strong>t et le met sur<br />
le bras.<br />
’autres exemples : Peter Handke, Le pupille veut être tuteur ; L’heure où nous ne<br />
savions ri<strong>en</strong> l’un de l’autre. Philippe Minyana propose pareillem<strong>en</strong>t des drames didascaliques<br />
brefs : Drames brefs (1) et (2) .<br />
Écoutons Le Pupille veut être tuteur, proposition gestuelle pour deux personnages : le<br />
pupille et le tuteur.<br />
Anecdote : quand je travaillais au Théâtre national de Belgique, avec Philippe Von Kessel,<br />
ce texte a réussi à réunir les Flamands et les Wallons parce qu’on a produit et créé ce<br />
spectacle muet. En outre, les personnages y sont masqués, ainsi personne ne sait qui<br />
parle, Wallon ou Flamand. De ce fait, les publics des deux communautés sont parv<strong>en</strong>us<br />
à se tolérer, voire à s’écouter et à se parler.<br />
Le Pupille veut être Tuteur de Peter Handke<br />
Le tuteur : p<strong>en</strong>che soudain la tête d’un côté, comme un piège.<br />
Le pupille : est saisi du regard du tuteur et cesse de prom<strong>en</strong>er son regard.<br />
Ils se fix<strong>en</strong>t l’un l’autre, ils se dévisag<strong>en</strong>t l’un l’autre, ils se perc<strong>en</strong>t l’un l’autre, ils se quitt<strong>en</strong>t<br />
l’un l’autre du regard. Ils se regard<strong>en</strong>t l’oreille.<br />
Le pupille : pose d’un seul coup les pieds sur le plancher ; nous l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dons.<br />
Le tuteur : regarde l’oreille du pupille.<br />
21
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
Le pupille : se lève avec précaution, doucem<strong>en</strong>t.<br />
Le tuteur : le suit, le regard fixé sur l’oreille.<br />
Le pupille : va vers la porte, n’étant consci<strong>en</strong>t que de lui-même, le bruit des pas augm<strong>en</strong>te<br />
; les pas, d’une prud<strong>en</strong>ce extrême au début, se font de plus <strong>en</strong> plus insouciants.<br />
Le tuteur : le suit du regard.<br />
Le pupille : se baisse vers la f<strong>en</strong>te de la porte et <strong>en</strong> retire le journal. (…)<br />
e rapport maître-esclave fonctionne. Avec les regards… On est vraim<strong>en</strong>t dans cet univers<br />
de théâtre didascalique, muet, assez ral<strong>en</strong>ti avec support musical. Peter Handke<br />
n’indique ni le temps, ni la durée…<br />
D / « Dramaticule »<br />
Autre élém<strong>en</strong>t : les formes remarquables du « dramaticule » (Beckett), du « dramuscule »<br />
(Thomas Bernhard), de la « virgule dramatique » (Beckett). Encore plus court ! Tr<strong>en</strong>te<br />
secondes.<br />
1 Noir<br />
2 Faible éclairage<br />
3 Cri faible<br />
4 Bruit d’expiration<br />
5 Noir<br />
oilà, c’est fini. Et Beckett indique les durées : 10 secondes, 5 secondes, 10 secondes…<br />
Ceci m’évoque les r<strong>en</strong>contres <strong>en</strong>tre Charles Juliet et Samuel Beckett : R<strong>en</strong>contres avec<br />
Beckett, éditées chez Fata Morgana (1986). Beckett lui lit un passage. Il ne voulait pas<br />
qu’il pr<strong>en</strong>ne de notes. Charles Juliet écoutait, quand Beckett voulait bi<strong>en</strong>, car il pouvait<br />
s’arrêter p<strong>en</strong>dant une heure, deux heures, trois heures, ne ri<strong>en</strong> dire…Le sil<strong>en</strong>ce était très<br />
important. De temps à autre, il lisait un extrait. À un mom<strong>en</strong>t de ces <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s, Beckett<br />
dit : « Je rêve de faire une pièce de théâtre où il n’y aurait plus d’acteurs ». Là, il nous<br />
embête un peu, parce que les acteurs c’est quand même pas mal ! Donc quelque chose<br />
sans acteurs : une virgule dramatique.<br />
À ce propos, j’ai p<strong>en</strong>sé à un texte intitulée Pièce de Cœur de Heiner Müller. Onze répliques.<br />
Deux personnages. Dramuscule ! Virgule dramatique ! Breath ! Souffle, comme dit<br />
Beckett.<br />
Pièce de cœur de Heiner Müller<br />
1 - Puis-je déposer mon cœur à vos pieds ?<br />
2 - Si vous ne salissez pas le plancher.<br />
1 - Mon cœur est propre.<br />
2 - C’est ce que nous verrons.<br />
1 - Je n’arrive pas à le sortir.<br />
2 - Voulez-vous que je vous aide ?<br />
1 - Si ça ne vous <strong>en</strong>nuie pas.<br />
2 - C’est un plaisir pour moi.<br />
Moi non plus je n’arrive pas à le sortir.<br />
1 - pleurniche<br />
2 - Je vais procéder à l’extraction.<br />
Sinon, pourquoi aurais-je un canif ?<br />
Il n’y <strong>en</strong> a pas pour longtemps.<br />
Travailler et ne pas désespérer.<br />
Bon, eh bi<strong>en</strong> le voilà. Mais<br />
C’est une brique. Votre cœur<br />
C’est une brique.<br />
1 – Oui, mais il ne bat que pour vous.<br />
n raccourci du dialogue amoureux, façon « amour vache ». Ce n’est même plus les<br />
Fragm<strong>en</strong>ts d’un discours amoureux de Roland Barthes, petits épisodes qu’on peut jouer,<br />
ou déjouer. Ce texte déploie un alphabet des relations amoureuses. Je vous conseille de<br />
lire Les Lunettes Noires. Quand on est blessé et qu’on veut simuler avoir beaucoup<br />
22
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
pleuré, on cache / montre sa douleur derrière des lunettes noires. Le semblant, plus efficace<br />
que le vrai.<br />
Associés aux « dramuscules » et aux « dramaticules », se développ<strong>en</strong>t des formes brèves.<br />
Chaque séqu<strong>en</strong>ce d’une pièce peut valoir pour elle-même.<br />
Un exemple : Noce chez les petits bourgeois de Heiner Müller.<br />
Noce chez les petits bourgeois, une des formes brèves de La Bataille de Heiner Müller<br />
Mari, femme, fille, portrait de Hitler.<br />
MARI : Mes très chères, il est grand temps<br />
Que je vous fasse quitter la vie<br />
Selon l’exemple que le Führer a donné<br />
Car demain l’<strong>en</strong>nemi sera dans notre ville<br />
Et qui voudrait vivre dans la honte<br />
FILLE : Moi.<br />
MARI : Retire cela ou je te répudie.<br />
Une jeune fille allemande. À peine croyable.<br />
FILLE : Répudie-moi, papa.<br />
MARI : ça t’arrangerait.<br />
Elle n’est pas ma fille, je le sais.<br />
Avec qui m’as-tu trompé, femme.<br />
FEMME : Que je meure sur-le-champ<br />
MARI : C’est ce qui va t’arriver.<br />
À sa fille : À toi maint<strong>en</strong>ant :<br />
As-tu quelque chose à me dire.<br />
FILLE : Oui.<br />
FILLE : Je peux aller aux toilettes, papa ?<br />
MARI : Il faut savoir se maîtriser. L’homme n’est pas un animal.<br />
Permission refusée. Pas chez moi.<br />
Que dirai<strong>en</strong>t nos valeureux soldats.<br />
Eux qui se pass<strong>en</strong>t de choses bi<strong>en</strong> plus importantes.<br />
C’est la bête <strong>en</strong> toi qui aboie.<br />
Il faut t<strong>en</strong>ir bon.<br />
Femme, va chercher la corde à linge – je vais<br />
T’attacher à la chaise.<br />
Fille hurle.<br />
Tu la fermes et tu t’assieds.<br />
FILLE : Mais, papa, puisque j’ai <strong>en</strong>vie.<br />
MARI : Nous verrons.<br />
À la femme :<br />
Nous allons devoir lui mettre un bâillon.<br />
La serviette. — Et maint<strong>en</strong>ant allons-y.<br />
Le Führer est mort, vivre c’est de la haute trahison.<br />
Applique le canon de son revolver sur la tempe de sa fille,<br />
Appuie sur la dét<strong>en</strong>te. Le coup ne part pas.<br />
Bon sang, j’ai oublié de le charger.<br />
Le charge et abat sa fille.<br />
Bon débarras.<br />
FEMME crie : Non.<br />
P<strong>en</strong>se au Führer : plutôt mort que rouge.<br />
Le plus beau dans la vie c’est de mourir <strong>en</strong> héros.<br />
Tu vas y passer maint<strong>en</strong>ant. Et je te suis.<br />
ans cet extrait, on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d que Heiner Müller façonne et déplace le s<strong>en</strong>s de certains<br />
proverbes. Et pas mal de répliques comport<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t un aphorisme ou un proverbe.<br />
M / « Monologue »<br />
L’écriture théâtrale contemporaine utilise abondamm<strong>en</strong>t le monologue, la forme monologuée.<br />
Exemple : Philippe Minyana, Inv<strong>en</strong>taires , suite de monologues, de textes à une voix. Il<br />
23
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
appelle ça des « sacs à mots ». Pour l’écriture de Les Guerriers , il est allé dans des hospices,<br />
des maisons de repos. Il a écouté les derniers des « Mohicans » de la guerre de 14-<br />
18. Il les a <strong>en</strong>registrés et <strong>en</strong>suite il a composé. Son œuvre s’est transformée <strong>en</strong> une suite<br />
de dépôts de textes sculptés, ouvragés, ciselés. Quand Koltès écrit Dans la Solitude des<br />
Champs de Coton , le texte se prés<strong>en</strong>te comme une suite de répliques monologuées<br />
ajointées, aboutées les unes aux autres.<br />
Autre exemple : Eugène Durif, Croisem<strong>en</strong>ts, Divagations : les protagonistes, à de multiples<br />
reprises, se répond<strong>en</strong>t sans se parler et se parl<strong>en</strong>t sans se répondre. Je vous propose<br />
un extrait. À l’époque du répondeur, les g<strong>en</strong>s n’arriv<strong>en</strong>t plus à se parler, donc on parle au<br />
répondeur, et voilà ce que ça donne, un homme seul proférant la bande son de la voix<br />
d’une femme.<br />
Croisem<strong>en</strong>ts, divagations de Eugène Durif<br />
L’homme sort de sa poche un bipper. Il le colle contre le téléphone, on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d le bruit d’une bande qui se<br />
rembobine, puis une voix (qui pourrait être celle de la passante) <strong>en</strong>trecoupée des bouts caractéristiques du<br />
répondeur.<br />
L’HOMME. On a été coupé. Là, j’ai cru que c’était toi, j’ai décroché, mais… Il faut que je te parle, il<br />
faut qu’on se parle, cette fois, c’est différ<strong>en</strong>t, je reste ici à guetter, cette sonnerie me r<strong>en</strong>d folle, je décroche<br />
et ce n’est pas toi, att<strong>en</strong>dre, att<strong>en</strong>dre, mais tu as donc tout oublié ? ça tu l’as bi<strong>en</strong> dit, tu te souvi<strong>en</strong>s ou<br />
tu as perdu complètem<strong>en</strong>t la mémoire ? Moi aussi, je voudrais mettre un point final, mais avant il faut<br />
que l’on se parle, il faut que l’on se voie dans les yeux, je t’ai écrit des dizaines de lettres, je n’arrive pas à<br />
te les <strong>en</strong>voyer, je me dis sans cesse que tu es peut-être là caché derrière ce répondeur de merde. Si tu es là,<br />
décroche, tu m’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds ? DÉCROCHE ! C’est la dernière fois que je te le demande, tu veux que je me<br />
mette à g<strong>en</strong>oux pour te le demander <strong>en</strong>core. Il y a des bruits de balles de t<strong>en</strong>nis à toutes les f<strong>en</strong>êtres. Je ne<br />
supporte pas les dimanches, tu es là ? Tu m’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds ? Je pourrais mourir, hein, je pourrais crever, ça ne<br />
te ferait ni chaud ni froid, tu n’as plus ri<strong>en</strong> dans le v<strong>en</strong>tre, tu es l’archétype du salaud, le salaud parfait,<br />
je suis sûre que tu es là, et tu es peut-être <strong>en</strong> train de ricaner ou de sourire derrière ce répondeur.<br />
J’ai écrit, ces mots, c’est un désert, mais je ne pourrais pas le traverser, et puis j’ai pleuré toutes les larmes<br />
de mon corps. Pourquoi est-ce que tu r<strong>en</strong>ds idiote ? Je t’appelle partout, je répète ton nom pour ri<strong>en</strong>, je te<br />
cherche dans l’appartem<strong>en</strong>t, je ne cesse de te parler comme si tu étais là. Réponds !<br />
ntrusion des machines ajoutées aux machineries théâtrales. Quelqu’un parle à personne.<br />
Ça tourne. Nouvelle forme de drame.<br />
N’ayant pas eu le temps de prés<strong>en</strong>ter Jean-luc Lagarce, la navette mythique, la polyphonie,<br />
je terminerai sur une note toute personnelle.<br />
Je vais vous lire un dialogue, une stichomythie. Une forme de dialogue un peu à l’image<br />
de Combat de nègre et de chi<strong>en</strong>s de Koltès, autrem<strong>en</strong>t dit une bataille. Une partition où<br />
on s’empare du son de l’autre pour rebondir sur ce son et le retourner à l’<strong>en</strong>voyeur. Un<br />
jeu proche du t<strong>en</strong>nis ou du ping-pong. Si l’autre <strong>en</strong>gage une balle molle, vous pourrez<br />
toujours essayer, vous ne la r<strong>en</strong>verrez jamais.<br />
« Stichomytie », donc. « Sticho » qui veut dire court, et « mythie », mythe, muthos, histoire<br />
; technique permettant de raconter des histoires de manière brève, réplique après<br />
réplique.<br />
La passion n’a pas d’âge de Daniel Lemahieu.<br />
F - Pis je le sais que ça t’écœure.<br />
H - P<strong>en</strong>ses-tu que j’ai le goût d’y aller, moi ?<br />
F - Si t’as pas ton goût non plus, on ira pas.<br />
H - Cinquante ans que chus sans goût quand je te vois.<br />
F - Non mais dis-le une fois au lieu de laisser passer toujours l’eau sous les ponts parce que ce tu dis que<br />
t’es sans goût, c’est faux.<br />
H -Tu m’a pris la main quand tu m’as vu, c’est pas croyable, mais c’est tout. Tu t’es arrêtée là.<br />
F - J’ai pas eu le temps de fermer ma main sur toi, voilà, parce que tu m’as pas laissée faire jusqu’au bout,<br />
t’es parti. T’es tout froid.<br />
H - Tu te crois <strong>en</strong>core plus intellig<strong>en</strong>te que moi, hein ? Comme d’habitude, hein ?<br />
F - J’ai pas le temps d’être intellig<strong>en</strong>te avec toi, parce que ce que je devrais te dire aujourd’hui<br />
24
Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu<br />
c’est bi<strong>en</strong> bête, tu vois !<br />
H - T’aimes ça te faire plaindre. Pis t’att<strong>en</strong>ds que je te récupère. Pis quand je te récupère, c’est pire. Tu<br />
pleures. Dis-moi une fois pourquoi tu pleures quand je t’approche ?<br />
F - Parce que c’est trop dur de dire ça pourquoi quand je te vois.<br />
H - De toute façon tu m’énerves quand tu comm<strong>en</strong>ces à dire des affaires, pis que t’<strong>en</strong> finis pas, parce que<br />
c’est pas ça que je veux <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre de toi.<br />
F - Ça fait combi<strong>en</strong> de temps que je te dis de ne pas me voir ?<br />
H - Alors ri<strong>en</strong> ? Ri<strong>en</strong> ? Pour une fois ? Pour <strong>en</strong>core une fois aujourd’hui, ri<strong>en</strong> ?<br />
F - J’ai le droit de ri<strong>en</strong> dire, non ?<br />
H - Oui, mais moi, je vais le dire ce qui t’afflige. Tu le s<strong>en</strong>s que je vais le dire cette fois ?<br />
F - C’est pas un homme que j’ai à côté de moi, c’est un espion. Toujours le nez fourré où qu’y faudrait<br />
pas dire.<br />
H - Fais pas semblant que t’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds pas depuis tout ce temps parce que tu le s<strong>en</strong>s ça, aujourd’hui.<br />
F - Ça je le s<strong>en</strong>s ? Quoi que je s<strong>en</strong>s ? Dis, t’<strong>en</strong> as si <strong>en</strong>vie !<br />
H - Oui, j’<strong>en</strong> ai <strong>en</strong>vie, depuis cinquante ans de dire ça, oui, j’<strong>en</strong> ai <strong>en</strong>vie que t’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds ça, oui, pour une<br />
fois…<br />
F - Et c’est quoi qui est si urg<strong>en</strong>t depuis cinquante ans que tu le dis pas ?<br />
H - Mon amour, pour toi, mon amour que ça fait depuis que je suis sorti de ma mère que je dois te dire<br />
que je t’aime. À une femme. À une seule. Toi. Je t’aime, voilà. Je l’avais jamais dit ça avant, jamais, ça.<br />
F - B<strong>en</strong> j’aimais mieux que tu le dises pas, p<strong>en</strong>dant cinquante ans, parce que maint<strong>en</strong>ant que tu l’as dit<br />
que tu m’aimes, je dois le dire aussi, moi, cette chose que je t’aime, mais ça fait mal, ça fait trop mal que<br />
je t’aime, mais maint<strong>en</strong>ant qu’on se pr<strong>en</strong>d, qu’on s’est pris, je sais même pas pourquoi…<br />
H - Et comm<strong>en</strong>t qu’on s’est pris maint<strong>en</strong>ant que tu sais pas pourquoi ?<br />
F - Pieds et poings, mon vieux, on s’est pris.<br />
H - Cinquante ans à att<strong>en</strong>dre ça, que je t’aime… qu’on s’est pris… ?<br />
F - Cinquante ans à att<strong>en</strong>dre ça, que je t’aime… qu’on s’est pris… ?<br />
H - Alors qu’est-ce qu’on fait maint<strong>en</strong>ant qu’on s’est pris ?…<br />
F - B<strong>en</strong>, on s’aime…<br />
H - Comm<strong>en</strong>t on s’aime ? On s’est pris ?<br />
F - On s’est pris. On s’aime.<br />
H - Mais comm<strong>en</strong>t qu’on s’aime, qu’on s’est pris, si vieux, si mal ?<br />
F - On s’est pris, on s’aime.<br />
H - Mais comm<strong>en</strong>t ?<br />
F - T’as qu’à p<strong>en</strong>ser que la passion n’a pas d’âge.<br />
25
JEUDI 8<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
DU FAIT DIVERS À LA FICTION, LE CAS ROBERTO ZUCCO<br />
par Jean-Pierre Ryngaert<br />
proposé et animé par la compagnie Le Bruit des Hommes<br />
Pouvoir d’un spectre<br />
Roberto Zucco de Bernard Marie Koltès<br />
I.L’EVASION<br />
Le chemin de ronde d’une prison, au ras des toits.<br />
Les toits de la prison, jusqu’à leur sommet.<br />
A l’heure où les gardi<strong>en</strong>s, à force de sil<strong>en</strong>ce et fatigués de fixer l’obscurité, sont parfois victimes d’hallucinations.<br />
PREMIER GARDIEN. - Tu as <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du quelque chose ?<br />
DEUXIEME GARDIEN. - Non, ri<strong>en</strong> du tout.<br />
PREMIER GARDIEN. - Tu n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds jamais ri<strong>en</strong>.<br />
DEUXIEME GARDIEN. - Tu as <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du quelque chose, toi ?<br />
PREMIER GARDIEN. - Non, mais j’ai l’impression d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre quelque chose.<br />
DEUXIEME GARDIEN. - Tu as <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du ou tu n’as pas <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du ?<br />
PREMIER GARDIEN. - Je n’ai pas <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du par les oreilles. Mais j’ai eu l’idée d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre quelque chose.<br />
DEUXIEME GARDIEN. - L’idée ? Sans les oreilles ?<br />
PREMIER GARDIEN. - Toi, tu n’as jamais d’idée, c’est pour cela que tu n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds jamais ri<strong>en</strong> et que<br />
tu ne vois ri<strong>en</strong>.<br />
DEUXIEME GARDIEN. - Je n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds ri<strong>en</strong> parce qu’il n’y a ri<strong>en</strong> à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre et je ne vois ri<strong>en</strong> parce qu’il<br />
n’y a ri<strong>en</strong> à voir. Notre prés<strong>en</strong>ce ici est inutile. C’est pour cela qu’on finit toujours par s’<strong>en</strong>gueuler. Inutile,<br />
complètem<strong>en</strong>t ; les fusils, les sirènes muettes, nos yeux ouverts, alors qu’à cette heure, tout le monde a les<br />
yeux fermés. Je trouve inutile d’avoir les yeux ouverts à ne fixer ri<strong>en</strong> et les oreilles t<strong>en</strong>dues à ne guetter ri<strong>en</strong>,<br />
alors qu’à cette heure, nos oreilles devrai<strong>en</strong>t écouter le bruit de notre univers intérieur, et nos yeux contempler<br />
nos paysages intérieurs. Est-ce que tu crois à l’univers intérieur ?<br />
PREMIER GARDIEN. - Je crois qu’il n’est pas inutile qu’on soit là, pour empêcher les évasions.<br />
DEUXIEME GARDIEN. - Mais il n’y a pas d’évasions ici, c’est impossible. La prison est trop moderne.<br />
Même un tout petit prisonnier ne pourrait pas s’évader. Même un prisonnier petit comme un rat. (…)<br />
PREMIER GARDIEN. - Tu vois pas quelque chose ?<br />
Apparaît Zucco, marchant sur le faîte du toit.<br />
DEUXIEME GARDIEN. – Non, ri<strong>en</strong> du tout.<br />
PREMIER GARDIEN. - Moi non plus, mais j’ai l’idée de voir quelque chose.<br />
DEUXIEME GARDIEN. - Je vois un type marchant sur le toit. Ce doit être un effet de notre manque de<br />
sommeil.<br />
PREMIER GARDIEN. - Qu’est-ce qu’un type ferait sur le toit ? Tu as raison, on devrait de temps <strong>en</strong><br />
temps refermer les yeux sur notre univers intérieur.<br />
DEUXIEME GARDIEN. - Je dirais même qu’on dirait Roberto Zucco. Celui qui a été mis sous écrou cet<br />
après midi pour le meurtre de son père. Une bête furieuse. Une bête sauvage.<br />
PREMIER GARDIEN. - Roberto Zucco. Jamais <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du parler.<br />
DEUXIEME GARDIEN. - Mais tu vois quelque chose, là, ou je suis seul à voir ?<br />
Zucco avance toujours, tranquillem<strong>en</strong>t, sur le toit.<br />
PREMIER GARDIEN. - J’ai l’idée que je vois quelque chose mais qu’est-ce que c’est ?<br />
Zucco comm<strong>en</strong>ce à apparaître derrière une cheminée.<br />
DEUXIEME GARDIEN. - C’est un prisonnier qui s’évade.<br />
Zucco a disparu.<br />
PREMIER GARDIEN.- Putain, tu as raison : c’est une évasion.<br />
Coups de feux, projecteurs, sirènes.<br />
27
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert<br />
e ne serais pas rev<strong>en</strong>u sur le « Roberto Zucco » de Bernard Marie Koltès si cette année,<br />
au cours du travail qu’on faisait dans ce théâtre au mois de mai, on n’avait pas abordé<br />
indirectem<strong>en</strong>t la question du fait divers, rappelant que c’était bi<strong>en</strong> ici qu’avait eu lieu le<br />
meurtre de l’inspecteur et qu’il était ici question d’un vrai Succo. Donc l’idée m’est v<strong>en</strong>ue<br />
de travailler le fait divers ce soir. Avec deux pièces, celle de Koltès, déjà très célèbre. Et<br />
puis celle de Joseph Danan « R. S/Z ».<br />
Je me suis appuyé égalem<strong>en</strong>t sur le livre d’une journaliste, Pascale From<strong>en</strong>t, qui s’intitule<br />
« Je te tue, histoire vraie de Roberto Succo, assassin sans raison », publié chez<br />
Gallimard <strong>en</strong> 1991.<br />
Le projet est d’essayer de voir comm<strong>en</strong>t la question du fait divers travaille les écritures<br />
dramatiques et comm<strong>en</strong>t elle les travaille différemm<strong>en</strong>t. En effet, chez Koltès, il y a une<br />
forme de distance avec l’histoire, comme si Koltès la racontait et la r<strong>en</strong>dait immédiatem<strong>en</strong>t<br />
mythique, alors que Danan met <strong>en</strong> place un personnage d’écrivain double, un écrivain,<br />
et un « auteur à la hache », qui mène l’<strong>en</strong>quête autour de l’histoire du tueur.<br />
Je rappelle brièvem<strong>en</strong>t les faits. L’Itali<strong>en</strong> Roberto Succo avait tué son père et sa mère <strong>en</strong><br />
1981 à Mestre près de V<strong>en</strong>ise. Il est interné dans un hôpital psychiatrique. Il s’<strong>en</strong> évade<br />
<strong>en</strong> 86 puis se cache <strong>en</strong> France, où il commet de nombreux crimes et délits, viols et cambriolages<br />
sur la Côte d’Azur et <strong>en</strong> Savoie, avec un détour par la Suisse, sans jamais se<br />
faire pr<strong>en</strong>dre. Il est aussi assassin d’un inspecteur de Police à Toulon, <strong>en</strong> janvier 88. Il<br />
meurt <strong>en</strong> mai 88, à 26 ans, après qu’on l’aie vu une dernière fois sur les toits de sa prison,<br />
à Vinc<strong>en</strong>za, <strong>en</strong> Italie.<br />
Bernard Marie Koltès achève d’écrire « Roberto Zucco » à l’automne 88, donc très peu de<br />
temps après la mort du vrai Succo. L’auteur lui, meurt du Sida <strong>en</strong> avril 89. La pièce est<br />
créée d’abord <strong>en</strong> Allemagne, à Berlin <strong>en</strong> avril 90, et des représ<strong>en</strong>tations de la création<br />
française doiv<strong>en</strong>t être jouées à Chambéry <strong>en</strong> avril 92, dans une mise <strong>en</strong> scène de Bruno<br />
Bœglin. Elles sont déprogrammées, à la suite de l’interv<strong>en</strong>tion<br />
du Maire de Chambéry, je cite, qui avait eu « à connaître la<br />
douleur et les difficultés de la famille du brigadier de police<br />
tué <strong>en</strong> avril 87 par Succo ». Le Maire s’était déclaré hostile à la<br />
représ<strong>en</strong>tation dans sa ville, je cite à partir du journal Le<br />
Monde, « d’une sinistre chevauchée sanguinaire », fut-elle distanciée.<br />
Ça faisait longtemps au fond que le théâtre n’avait<br />
pas fait autant de vagues, et on peut s’<strong>en</strong> réjouir ou s’<strong>en</strong> étonner,<br />
mais <strong>en</strong> tout cas, on voit bi<strong>en</strong> ici comm<strong>en</strong>t la relation<br />
<strong>en</strong>tre le réel et la fiction est particulièrem<strong>en</strong>t complexe.<br />
la relation <strong>en</strong>tre le<br />
réel et la fiction est<br />
particulièrem<strong>en</strong>t<br />
complexe.<br />
Par exemple, il semble acquis pour beaucoup que Succo est mort <strong>en</strong> tombant du toit de<br />
sa prison, alors qu’il s’est officiellem<strong>en</strong>t suicidé, je cite « à l’aide d’une bouteille de gaz<br />
et d’un sac de plastique ». Mais son séjour sur le toit de la prison fut l’occasion d’un véritable<br />
spectacle télévisé <strong>en</strong> direct, sa t<strong>en</strong>tative de fuite ayant rameuté les caméras.<br />
Plus anecdotique, ça ne vous étonnera pas de la part d’un parisi<strong>en</strong>, j’ai cru longtemps<br />
que « Le Petit Chicago », où Succo, où Zucco pardon, de Koltès, tue un inspecteur avant<br />
d’être finalem<strong>en</strong>t arrêté, était une référ<strong>en</strong>ce de Koltès à l’univers des mauvais garçons de<br />
Brecht. Alors qu’il s’agit, je l’ai appris depuis par de longs séjours à Toulon, d’une dénomination<br />
d’un quartier de la basse-ville.<br />
Plus anecdotique <strong>en</strong>core, j’ai fait un atelier à l’Université <strong>en</strong> Lic<strong>en</strong>ce sur cette pièce il y a<br />
huit ou neuf ans. On travaillait la scène du commissariat, et une discussion très viol<strong>en</strong>te<br />
opposa des étudiants qui jouai<strong>en</strong>t le Commissaire et l’Inspecteur, avec l’un de leurs camarades<br />
qui sout<strong>en</strong>ait qu’un commissariat, je le cite : « ça n’était sûrem<strong>en</strong>t pas comme ça ».<br />
IX.DALILA<br />
Un commissariat de police. Un inspecteur ; un commissaire. Entre la gamine<br />
La gamine s’avance vers le portrait de Zucco et le désigne du doigt. (…)<br />
L’INSPECTEUR. - Que sais-tu de lui ?<br />
LA GAMINE. - Tout.<br />
L’INSPECTEUR. - Français, étranger ?<br />
LA GAMINE. - Il avait un très petit, très joli acc<strong>en</strong>t étranger.<br />
LE COMMISSAIRE. - Germanique ?<br />
LA GAMINE. - Je ne sais pas ce que veut dire germanique.<br />
28
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert<br />
L’INSPECTEUR. - Ainsi donc, il t’a dit qu’il était ag<strong>en</strong>t secret. C’est étrange. En principe, un ag<strong>en</strong>t<br />
secret doit rester secret.<br />
LA GAMINE. - Je lui ai dit que je garderai ce secret quoi qu’il arrive.<br />
LE COMMISSAIRE. - Bravo. Si tous les secrets étai<strong>en</strong>t gardés comme cela, notre travail serait facile.<br />
LA GAMINE. - Il m’a dit qu’il allait faire des missions <strong>en</strong> Afrique, dans les montagnes, là où il y a de<br />
la neige tout le temps.<br />
L’INSPECTEUR. - Un ag<strong>en</strong>t allemand au K<strong>en</strong>ya.<br />
LE COMMISSAIRE. - Les suppositions de la police n’étai<strong>en</strong>t pas si fausses, après tout.<br />
L’INSPECTEUR. - Elles étai<strong>en</strong>t exactes, commissaire. Son nom maint<strong>en</strong>ant ? Tu le sais ? Tu dois le<br />
savoir puisque c’était ton ami.<br />
LA GAMINE. - Oui, je le sais.<br />
LE COMMISSAIRE. - Dis-le.<br />
LA GAMINE. - Je le sais, très bi<strong>en</strong>.<br />
LE COMMISSAIRE. - Tu te moques de nous, gamine. Est-ce que tu veux des gifles ?<br />
LA GAMINE. - Je ne veux pas de gifles. Je le sais mais je n’arrive pas à le dire.<br />
L’INSPECTEUR .- Comm<strong>en</strong>t ça tu n’arrives pas à le dire ?<br />
LA GAMINE. - Je l’ai là, au bout de la langue.<br />
LE COMMISSAIRE. - Au bout de la langue, au bout de la langue. Tu veux des gifles et des coups de<br />
poings, et qu’on te tire les cheveux ? On a des salles équipées tout exprès, si tu veux.<br />
LA GAMINE. - Non, je l’ai là ; il va v<strong>en</strong>ir.<br />
L’INSPECTEUR. - Son prénom au moins. Tu dois bi<strong>en</strong> t’<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>ir, tu as bi<strong>en</strong> dû lui lécher cela dans<br />
l’oreille.<br />
LE COMMISSAIRE .- Un prénom, un prénom. N’importe lequel où je te traîne dans la salle de torture.<br />
LA GAMINE. - Andréas.<br />
L’INSPECTEUR. - Notez : Andréas. Tu es sûre ?<br />
LA GAMINE. - Non.<br />
LE COMMISSAIRE. - Je vais la tuer.<br />
L’INSPECTEUR. - Accouche de cette saloperie de nom, ou je t’<strong>en</strong> mets une dans la gueule. Dépêche-toi<br />
ou tu t’<strong>en</strong> souvi<strong>en</strong>dras.<br />
LA GAMINE. - Angelo<br />
L’INSPECTEUR. - Un Espagnol.<br />
LE COMMISSAIRE. - Ou un Itali<strong>en</strong>. Ou un Brésili<strong>en</strong>, un Portugais, un Mexicain : j’ai même connu<br />
un Berlinois qui s’appelait Julio.<br />
L’INSPECTEUR. - Vous <strong>en</strong> savez des choses commissaire. Je m’énerve.<br />
LA GAMINE. - Je le s<strong>en</strong>s, au bord des lèvres.<br />
LE COMMISSAIRE. - Tu veux une tape sur les lèvres, pour le faire v<strong>en</strong>ir ?<br />
LA GAMINE. - Angelo, Angelo Dolce ou quelque chose comme cela.<br />
L’INSPECTEUR. - Dolce ? Comme doux ?<br />
LA GAMINE. - Doux, oui. Il m’a dit que son nom ressemblait à un nom étranger qui voulait dire doux,<br />
ou sucré. Il était si doux, si g<strong>en</strong>til.<br />
L’INSPECTEUR. - Il y a beaucoup de mots pour dire sucré, je suppose.<br />
LE COMMISSAIRE. - Azucarado, zuccherato, sweet<strong>en</strong>ed, gezuckert, et ocukrzony.<br />
L’INSPECTEUR. - Je sais tout cela, commissaire.<br />
LA GAMINE. - Zucco. Zucco. Roberto Zucco.<br />
L’INSPECTEUR. - Tu <strong>en</strong> es sûre?<br />
LA GAMINE. - Sûre. J’<strong>en</strong> suis sûre.<br />
LE COMMISSAIRE. - Zucco. Avec un Z ?<br />
LA GAMINE. - Oui, avec un Z. Oui. Roberto avec un Z.<br />
L’INSPECTEUR. - Conduisez-la faire sa déposition.<br />
LA GAMINE. - Et mon frère ?<br />
LE COMMISSAIRE. - Ton frère, quel frère ? Mais qu’as-tu besoin d’un frère ? Nous sommes là.<br />
Ils sort<strong>en</strong>t<br />
e revi<strong>en</strong>s à mes étudiants qui donc avai<strong>en</strong>t travaillé cette scène et <strong>en</strong> bavardant avec<br />
eux, j’ai découvert le pot aux roses de la grosse bagarre. L’un des étudiants était le fils<br />
d’une policière et d’un commissaire de police, et ça le r<strong>en</strong>dait totalem<strong>en</strong>t sourd à toute<br />
considération pour ses cours d’esthétique théâtrale, ou même pour une év<strong>en</strong>tuelle référ<strong>en</strong>ce<br />
à des films de série B largem<strong>en</strong>t cités par Koltès dans cette scène.<br />
Pour lui, le réel c’était le réel. Et c’est bi<strong>en</strong> notre question ce soir. Alors, j’aborde la question<br />
de Roberto Zucco et le fait divers. Je ne vais pas rester longtemps sur l’analyse formelle<br />
de la pièce, qui est souv<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>tée, pour n’<strong>en</strong> souligner que quelques traits.<br />
29
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert<br />
Ce qui frappe d’abord dans le travail de Koltès, c’est une très grande fidélité aux faits. Je<br />
dois dire que je connaissais bi<strong>en</strong> la pièce, mais que je n’avais jamais lu le livre de la journaliste,<br />
et quand on se réfère à la cavale interminable de Succo, c’est assez incroyable, y<br />
compris dans les détails. Koltès connaissait tous les détails. Et pourtant, il arrive à<br />
construire une forme théâtrale exemplaire et très id<strong>en</strong>tifiée, qu’on appelle une « pièce à<br />
stations ».<br />
Cette structure caractéristique du théâtre expressionniste <strong>en</strong>traîne un peu plus le personnage<br />
vers sa chute, à chaque arrêt vers son destin, d’emblée programmé, et qui peut<br />
suggérer, on l’a dit, le Calvaire du Christ. Les quinze séqu<strong>en</strong>ces ou tableaux de la pièce<br />
sont numérotés, et soigneusem<strong>en</strong>t titrés, et <strong>en</strong>traîn<strong>en</strong>t Zucco de la prison à la prison, de<br />
« L’évasion », le premier tableau, à « Zucco au Soleil », le dernier. Mais la vie de Succo,<br />
du vrai Succo, <strong>en</strong> tout cas sa cavale, fut égalem<strong>en</strong>t une vie à stations. Par étapes. Ce qui<br />
est fascinant c’est la compression des évènem<strong>en</strong>ts par Koltès puisque les sept années<br />
meurtrières, dont deux années de cavale, sont évoquées <strong>en</strong> une durée proche, dans la<br />
pièce, de la journée, chère aux classiques.<br />
Comme dans les romans noirs, d’autre part, la mort est annoncée. Elle est due à la trahison<br />
d’une femme, <strong>en</strong> l’occurr<strong>en</strong>ce la Gamine, que Zucco r<strong>en</strong>contre et viole au tableau<br />
3 et qu’il ne reverra pas avant qu’elle se précipite vers lui pour l’embrasser au tableau 14,<br />
le désignant ainsi aux yeux de la police par un geste qui rappelle celui de Judas dans les<br />
Evangiles.<br />
XIV. L’ARRESTATION<br />
Le quartier du Petit Chicago.<br />
Deux policiers. Des putes et, parmi elles, la gamine.<br />
(…)<br />
PREMIER POLICIER. - Je s<strong>en</strong>s qu’il me pousse des racines et de feuilles sur les bras et les jambes. Je<br />
s<strong>en</strong>s que je m’<strong>en</strong>fonce dans le béton. Filons boire un coup chez la patronne. Tout est calme. Tout le monde<br />
se promène tranquillem<strong>en</strong>t. Tu vois quelqu’un qui a l’air d’un tueur, toi ?<br />
DEUXIEME POLICIER. - Un tueur n’a jamais l’air d’un tueur. Un tueur part se prom<strong>en</strong>er au milieu<br />
de tous les autres comme toi et moi.<br />
PREMIER POLICIER. - Il faudrait qu’il soit fou.<br />
DEUXIEME POLICIER. - Un tueur est fou par définition.<br />
PREMIER POLICIER. - Pas sûr, pas sûr. Il y a des fois où j’ai presque <strong>en</strong>vie de tuer, moi aussi.<br />
DEUXIEME POLICIER. - Eh bi<strong>en</strong>, il y a des fois, où tu dois être presque fou.<br />
PREMIER POLICIER. - Peut-être bi<strong>en</strong>, peut-être bi<strong>en</strong>.<br />
DEUXIEME POLICIER. - J’<strong>en</strong> suis sûr.<br />
Entre Zucco<br />
PREMIER POLICIER. - Mais jamais - même si j’étais fou, même si j’étais un tueur, jamais je ne me<br />
promènerais tranquillem<strong>en</strong>t sur les lieux de mon crime.<br />
DEUXIEME POLICIER.- Regarde ce type.<br />
PREMIER POLICIER. - Lequel ?<br />
DEUXIEME POLICIER.- Celui qui se promène tranquillem<strong>en</strong>t, là.<br />
PREMIER POLICIER. - Tout le monde se promène tranquillem<strong>en</strong>t, ici. Le Petit Chicago est dev<strong>en</strong>u un<br />
petit jardin public où même les <strong>en</strong>fants pourrai<strong>en</strong>t jouer à la balle.<br />
DEUXIEME POLICIER. - Celui qui est habillé avec un treillis militaire,<br />
PREMIER POLICIER. - Ouais, je le vois.<br />
DEUXIEME POLICIER. - Il ne te rappelle personne ?<br />
PREMIER POLICIER. - Peut-être bi<strong>en</strong>, peut-être bi<strong>en</strong>.<br />
DEUXIEME POLICIER. - On dirait que c’est lui.<br />
PREMIER POLICIER. - Impossible.<br />
LA GAMINE.- Roberto. (elle se précipite sur lui et l’embrasse) (…) Je t’ai cherché Roberto, je t’ai cherché,<br />
je t’ai trahi, j’ai pleuré, pleuré au point que je suis dev<strong>en</strong>ue une toute petite île au milieu de la mer et<br />
les dernières vagues sont <strong>en</strong>train de me noyer. J’ai souffert, tellem<strong>en</strong>t que ma souffrance pourrait remplir<br />
les gouffres de la terre et déborder des volcans. Je veux rester avec toi Roberto ; je veux surveiller chaque<br />
battem<strong>en</strong>t de ton cœur, chaque souffle de ta poitrine ; l’oreille collée contre toi, j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>drai les rouages de<br />
ton corps, je surveillerai ton corps comme un mécanici<strong>en</strong> surveille sa machine. Je garderai tous tes secrets,<br />
je serai ta valise à secrets ; je serai le sac où tu rangeras tes mystères. Je veillerai sur tes armes, je les protègerai<br />
de la rouille. Tu seras mon ag<strong>en</strong>t et mon secret et moi, dans tes voyages, je serais ton bagage, ton<br />
porteur et ton amour. (…)<br />
30
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert<br />
DEUXIEME POLICIER. - C’est lui.<br />
PREMIER POLICIER. - Cela ne fait plus aucun doute. (…)<br />
PREMIER POLICIER. - Qui êtes vous ?<br />
ZUCCO. - Je suis le meurtrier de mon père, de ma mère, d’un inspecteur de police, et d’un <strong>en</strong>fant, je suis<br />
un tueur.<br />
Les policiers l’embarqu<strong>en</strong>t.<br />
eut-être à cause de cette construction, les comm<strong>en</strong>tateurs sont généralem<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>sibles<br />
à la construction du mythe, à la tragédie moderne annoncée, à l’implacable malédiction<br />
maternelle qui a construit un destin. Je cite à nouveau cette phrase : « Tu es fou<br />
Roberto, on aurait dû compr<strong>en</strong>dre cela quand tu étais au berceau, et te foutre à la poubelle<br />
». Cette forme de malédiction familiale ne manque pas d’avoir les conséqu<strong>en</strong>ces<br />
que l’on peut deviner et que l’on sait.<br />
II.MEURTRE DE LA MERE<br />
La mère de Zucco, <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ue de nuit devant la porte fermée.(…) Zucco cogne contre la porte.<br />
LA MERE. - Comm<strong>en</strong>t t’es-tu échappé ? Quelle espèce de prison est-ce là ?<br />
ZUCCO. - On ne me gardera jamais plus de quelques heures <strong>en</strong> prison, jamais. Ouvre donc. Tu ferais<br />
faire perdre pati<strong>en</strong>ce à une limace. Ouvre ou je défonce la porte.<br />
LA MERE. - Qu’es-tu v<strong>en</strong>u faire ici ? D’où te vi<strong>en</strong>t ce besoin de rev<strong>en</strong>ir ? Moi je ne veux plus te voir, je<br />
ne veux plus te voir. Tu n’es plus mon fils, c’est fini. Tu ne comptes pas d’avantage, pour moi, qu’une mouche<br />
à merde.<br />
Zucco défonce la porte.<br />
LA MERE. - Roberto n’approche pas de moi.<br />
ZUCCO. - Je suis v<strong>en</strong>u chercher mon treillis.<br />
LA MERE. - Ton quoi ?<br />
ZUCCO. - Mon treillis. Ma chemise kaki et mon pantalon de combat.<br />
LA MERE. - Cette saloperie d’habit militaire ? Qu’est-ce que tu as besoin de cette saloperie d’habit<br />
militaire ? Tu es fou, Roberto. On aurait du compr<strong>en</strong>dre cela quand tu étais au berceau et te foutre à la<br />
poubelle.<br />
ZUCCO. - Je le laverais moi-même. J’irai à la laverie automatique. (…)<br />
LA MERE. - Tu dérailles mon pauvre vieux. Tu es complètem<strong>en</strong>t dingue.<br />
ZUCCO. - C’est l’<strong>en</strong>droit du monde que je préfère, c’est calme, c’est tranquille et il y a des femmes. (…)<br />
Donne-moi mon treillis, ma chemise kaki et mon pantalon de combat ; même sales, même froissés, donneles-moi.<br />
Et puis je partirais je te le jure.<br />
LA MERE. - Est-ce moi Roberto, est-ce moi qui t’ai accouché ? Est-ce de moi que tu es sorti ? Si je n’avais<br />
pas accouché de toi ici, si je ne t’avais pas vu sortir, et suivi des yeux jusqu’à ce que l’on te pose dans le<br />
berceau ; si je n’avais pas posé depuis le berceau mon regard sur toi sans te lâcher, et surveiller chaque<br />
changem<strong>en</strong>t de ton corps au point que je n’ai pas vu les changem<strong>en</strong>ts se faire et que je te vois, pareil à celui<br />
qui est sorti de moi dans ce lit, je croirais que ce n’est pas mon fils que j’ai devant moi. Pourtant je te<br />
reconnais Roberto. Je reconnais la forme de ton corps, ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tes<br />
yeux, la forme de tes mains. Ces grandes mains fortes qui n’ont jamais servi qu’à caresser le cou de ta<br />
mère, qu’à serrer celui de ton père, que tu as tué. Pourquoi cet <strong>en</strong>fant si sage p<strong>en</strong>dant vingt-quatre ans<br />
est-il dev<strong>en</strong>u fou brusquem<strong>en</strong>t ? Comm<strong>en</strong>t as tu quitté les rails, Roberto ? Qui a posé un tronc d’arbre<br />
sur ce chemin si droit pour te faire tomber dans l’abîme ? Roberto, Roberto. Une voiture qui s’est écrasée<br />
au fond d’un ravin, on ne la répare pas. Un train qui a déraillé, on n’essaie pas de le remettre sur ses<br />
rails, on l’abandonne, on l’oublie. Je t’oublie Roberto, je t’ai oublié.<br />
ZUCCO. - Avant de m’oublier, dis-moi où est mon treillis.<br />
LA MERE. - Il est là dans le panier. Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis) Et maint<strong>en</strong>ant vat’<strong>en</strong>,<br />
tu me l’as juré.<br />
ZUCCO. - Oui, je l’ai juré.<br />
Il s’approche, la caresse, l’embrasse, la serre ; elle gémit. Il la lâche et elle tombe, étranglée. Zucco se déshabille,<br />
<strong>en</strong>file son treillis et sort.<br />
n peut avancer que pratiquem<strong>en</strong>t tout ce qui arrive dans la pièce relève du vrai parcours<br />
de Succo, même si plusieurs figures du fait divers particip<strong>en</strong>t par des effets de compression,<br />
à la construction d’un seul personnage.<br />
Par exemple, au long de ses années de cavale, Succo a une spécialité, c’est de s’emparer<br />
d’une femme, de préfér<strong>en</strong>ce si elle a une voiture, et de profiter d’elle par tous les moy<strong>en</strong>s.<br />
31
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert<br />
On retrouve tous ses personnages féminins qui sont <strong>en</strong> grand nombre dans la véritable<br />
histoire de Succo dans un seul personnage, celui de la dame élégante.<br />
XII.LA GARE<br />
ZUCCO. - Roberto Zucco.<br />
LA DAME. - Pourquoi répétez-vous tout le temps ce nom ?<br />
ZUCCO. - Parce que j’ai peur de l’oublier.<br />
LA DAME. - On n'oublie pas son nom. Ça doit être la dernière chose que l’on oublie.<br />
ZUCCO. - Non, non, moi je l’oublie. Je le vois écrit dans mon cerveau et de moins <strong>en</strong> moins bi<strong>en</strong>, de moins<br />
<strong>en</strong> moins bi<strong>en</strong> clairem<strong>en</strong>t, comme s’il s’effaçait. Il faut que je regarde de plus <strong>en</strong> plus près pour arriver à<br />
le lire. J’ai peur de me retrouver sans savoir mon nom.<br />
LA DAME. - Je ne l’oublierai pas. Je serai votre mémoire.<br />
ZUCCO. - J’aime les femmes. J’aime trop les femmes.<br />
LA DAME. - On ne les aime jamais trop.<br />
ZUCCO. - Je les aime. Je les aime toutes. Il n’y a pas assez de femmes.<br />
LA DAME. - Alors vous m’aimez ?<br />
ZUCCO. - Oui, bi<strong>en</strong> sûr puisque vous êtes une femme.<br />
LA DAME. - Pourquoi m’avez vous am<strong>en</strong>ée ici avec vous ?<br />
ZUCCO. - Parce que je vais pr<strong>en</strong>dre le train.<br />
LA DAME. - Et la Porsche ? Pourquoi ne partez-vous pas <strong>en</strong> Porsche ?<br />
ZUCCO. - Je ne veux pas qu’on me remarque. Dans un train personne ne voit personne.<br />
LA DAME. - Suis-je c<strong>en</strong>sée le pr<strong>en</strong>dre avec vous ?<br />
ZUCCO. - Non. (…)<br />
ratiquem<strong>en</strong>t donc, tout est vrai et pourtant tout est faux, transfiguré, moins du point de<br />
vue de la fable que de la couleur radicale de l’écriture, qui est source d’humour et d’une<br />
sorte de distance inimitable. Outre la tragédie, déjà m<strong>en</strong>tionnée, on note la prés<strong>en</strong>ce, discrète<br />
ou pas, de diverses formes narratives modélisantes, comme le mélodrame, le roman<br />
noir, ou le cinéma de série B, qui contribue à<br />
Pratiquem<strong>en</strong>t donc, tout est vrai<br />
et pourtant tout est faux,<br />
transfiguré, moins du point de<br />
vue de la fable que de la couleur<br />
radicale de l’écriture, qui est<br />
source d’humour et d’une sorte<br />
de distance inimitable.<br />
creuser l’écart. A ce titre, la boite de nuit de<br />
Toulon, quartier de prostitution et de drogue<br />
du Petit Chicago et les jeunes barmaids que<br />
Zucco y r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t sont autant de pans de<br />
la réalité mis au service de la fiction.<br />
L’œuvre achevé de Koltès est bi<strong>en</strong> loin du<br />
fait divers, et pourtant, il mainti<strong>en</strong>t la thématique<br />
du voyage, du voyage rêvé. Comme<br />
pour repr<strong>en</strong>dre les errances perpétuelles du<br />
vrai Succo, qui avai<strong>en</strong>t contribué à compliquer<br />
les <strong>en</strong>quêtes policières, relevant de différ<strong>en</strong>tes<br />
juridictions locales ou internationales.<br />
D’autre part, Koltès fait le choix d’un<br />
personnel dramatique inhabituellem<strong>en</strong>t<br />
abondant pour 1988. En effet, vous savez<br />
que quelque fois les auteurs hésit<strong>en</strong>t à mettre trop de personnages, parce qu’économiquem<strong>en</strong>t,<br />
ce sont des productions très coûteuses. Or ici, il surinvestit particulièrem<strong>en</strong>t le<br />
champ familial : il y a un père, deux mères, un frère, une sœur. Seul le vieux monsieur du<br />
métro fait exception, dans la série de personnages hauts <strong>en</strong> couleurs et saisis comme des<br />
figures, des stéréotypes plutôt que comme des personnages réalistes. L’ange noir, porteur<br />
de mort, comme on l’a appelé, se caractérise, dans le fait divers comme dans la fiction,<br />
dans les mêmes traits dominants : la mythomanie, la capacité à se transformer, c’est<br />
un vrai caméléon, le beau gosse qui plait aux femmes. Les plus âgées ont <strong>en</strong>vie de le protéger,<br />
les plus jeunes, comme Sandra, qui sert de modèle à la Gamine, de l’admirer, lui<br />
l’inv<strong>en</strong>teur de cachettes. Sandra est une lycé<strong>en</strong>ne qu’il a fréqu<strong>en</strong>tée p<strong>en</strong>dant très longtemps.<br />
Le diseur de poèmes et le manieur d’armes à feux.<br />
Koltès pose donc un personnage <strong>en</strong> creux, qui tue sans savoir pourquoi, et qui laisse<br />
place à toutes les conjectures. On dirait pourtant que ce personnage est comme haussé.<br />
Il y a un phénomène de mythification. Ou pour parler comme les formalistes russes, de<br />
défamiliarisation. C’est à dire que le serial killer ne nous est pas familier dans le traitem<strong>en</strong>t<br />
que lui réserve la dramaturgie, son mystère me semble participer d’une tradition<br />
32
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert<br />
contemporaine d’un personnage non psychologique, a-psychologique, qui parle peu, qui<br />
agit sans prév<strong>en</strong>ir et qui ne comm<strong>en</strong>te jamais ce qu’il a accompli. L’assassin sans raison,<br />
comme l’appelle Pascale From<strong>en</strong>t, est un personnage plus intéressant pour nos mythologies<br />
contemporaines qui le préfèr<strong>en</strong>t donc auréolé de son mystère que passé à la moulinette<br />
des mobiles d’une <strong>en</strong>quête policière classique, ou des fêlures repérées dans l’<strong>en</strong>fance,<br />
analysées par des experts psychiatres.<br />
La déréalisation participe du travail de Koltès qui place Zucco à l’écart. Un peu macho,<br />
un peu étranger, un peu étrange, un peu étudiant, un peu bizarre, mais pas trop. Le vrai<br />
Succo trouvait son bonheur à s’<strong>en</strong>fuir <strong>en</strong> voiture avec une femme qui lui servait d’otage,<br />
de réconfort, de proie sexuelle, <strong>en</strong> échappant à toutes les polices. Mais même la part du<br />
sexe s’est fait discrète dans « Roberto Zucco », où, avec la Gamine, il s’agit autant d’une<br />
histoire d’amour que d’une perte de pucelage, avec cet « autre » très romanesque dont<br />
le nom ne sera plus jamais oublié.<br />
Koltès a fait le choix du mystère, ce qui probablem<strong>en</strong>t fait de la bonne dramaturgie. Il a<br />
surtout créé une fascination adolesc<strong>en</strong>te pour le personnage indéterminé, non achevé<br />
peut-être. Et <strong>en</strong> tout cas, non conforme.<br />
C’est ce qui a intéressé Joseph Danan, qui a eu le culot d’écrire « R.S/Z », sous-titré :<br />
« Impromptu/Spectre ». Joseph Danan pr<strong>en</strong>d au départ le point de vue inverse : c’est à dire<br />
qu’il ne va pas <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ir le mystère, il va m<strong>en</strong>er l’<strong>en</strong>quête. Il se demande ce qui a fait la<br />
fortune de la réception de ce personnage de tueur. Le pourquoi de la viol<strong>en</strong>ce, des meurtres<br />
et des viols et son point de départ. Je le cite : « Pourquoi avoir fait de ce tueur, violeur,<br />
parricide, un héros contemporain qu’on comm<strong>en</strong>te dans les écoles ? ».<br />
A propos de cela, vous savez évidemm<strong>en</strong>t que, quand il a été question de choisir dans les<br />
écoles un texte de Koltès, pour les lycées, ça a fait débat, et ça n’était pas forcém<strong>en</strong>t<br />
« Roberto Zucco » qui v<strong>en</strong>ait <strong>en</strong> tête.<br />
Donc Danan, sans avoir de préoccupation morale, met <strong>en</strong> place un remontage et un<br />
démontage de scènes assez complexes, et, à l’intérieur de certaines d’<strong>en</strong>tre elles, il fait des<br />
rapprochem<strong>en</strong>ts inédits et montés serrés. Il y a un certain nombre de personnages de la<br />
pièce initiale, mais il y <strong>en</strong> a d’autres, qu’il crée, et surtout, il y a un personnage double et<br />
assez particulier, qui crée un effet de théâtre dans le théâtre, mais un peu plus que ça : le<br />
personnage de l’Ecrivain et le personnage de l’Auteur à la hache, qui mèn<strong>en</strong>t l’<strong>en</strong>quête.<br />
On va t<strong>en</strong>ter, avec les acteurs, un inv<strong>en</strong>taire de quelques types d’écriture de scènes, cette<br />
fois-ci chez Joseph Danan, <strong>en</strong> comm<strong>en</strong>çant par des scènes qui sont très inspirées par les<br />
évènem<strong>en</strong>ts réels, telles qu’ils ont été diffusés par les articles de journaux. Danan fait<br />
pour cela le choix d’une écriture, le mot n’est pas très juste, mais <strong>en</strong>fin, d’une écriture<br />
assez neutre, brève et elliptique où si c’était possible de le dire comme cela, l’auteur<br />
serait très peu prés<strong>en</strong>t. Par exemple celle-ci.<br />
Roberto danse avec Béatrice et Carole les regarde.<br />
ROBERTO. - Pas trop près.<br />
BEATRICE. - Pourquoi ? C’est ma sœur.<br />
ROBERTO. - Je sais. Il est pas là le marin ?<br />
BEATRICE. - Pas vu.<br />
ROBERTO. - Qu’il s’avise pas de vous toucher.<br />
BEATRICE. - Toutes les deux ? Qu’est-ce que tu lui fais ?<br />
ROBERTO. - Je le bute.<br />
BEATRICE. - Comm<strong>en</strong>t ?<br />
ROBERTO. - Une balle <strong>en</strong>tre leurs deux yeux.<br />
BEATRICE. - T’as une arme ? Montre.<br />
ROBERTO. - Pas ici.<br />
BEATRICE. - Elle est où ?<br />
ROBERTO. - Touche pas. Je l’ai pas sur moi. Touche pas. Tu t’<strong>en</strong>nuies pas ?<br />
BEATRICE. - Je sais pas.<br />
ROBERTO. - Tu danses pas ?<br />
BEATRICE. - Je sais pas non plus.<br />
ROBERTO. - Hier tu dansais.<br />
BEATRICE. - Je suis <strong>en</strong> deuil<br />
ROBERTO. - De qui ?<br />
BEATRICE. - De toi.<br />
33
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert<br />
ais toutes les scènes ne sont pas du tout comme ça. Voilà un autre exemple d’une<br />
scène cette fois–ci totalem<strong>en</strong>t inv<strong>en</strong>tée, intitulée : « Il est <strong>en</strong>tré dans une église ». Or, il<br />
semble bi<strong>en</strong> que Succo n’ait jamais fait ça. Dans cette scène, il interrompt un mariage,<br />
avec l’int<strong>en</strong>tion de violer la jeune mariée, fraîchem<strong>en</strong>t bénie. Danan r<strong>en</strong>oue, faisant cela,<br />
avec une tradition qui est celle de Don Juan, mais d’avantage <strong>en</strong>core, celle de Casanova.<br />
LE PRETRE. - Nous allons procéder à l’échange des cons<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>ts. Jean Daniel veux-tu pr<strong>en</strong>dre pour<br />
épouse Jeanne, ta fiancée.<br />
JEAN-DANIEL. ¬- Oui, et pour toujours.<br />
LE PRETRE. - Et toi Jeanne, veux-tu pr<strong>en</strong>dre pour époux Jean Daniel, ton fiancé.<br />
JEANNE. - Oui, et à jamais.<br />
LE PRETRE. - Je vous déclare unis par les li<strong>en</strong>s du mariage.<br />
Musique. Les jeunes mariés sort<strong>en</strong>t de l’église. Vin d’honneur. Roberto s’approche de la jeune mariée.<br />
ROBERTO. - Je peux vous parler ?<br />
JEANNE. - Bi<strong>en</strong> sûr.<br />
ROBERTO. - Un peu à l‘écart<br />
JEANNE. - Vous faites du mystère. Vous êtes un ami de Jean-Daniel ?<br />
ROBERTO. - Oui. Et à jamais. J’ai <strong>en</strong>vie de vous.<br />
JEANNE. - Vous êtes fou ?<br />
ROBERTO. - Pourquoi ? Qu’est-ce que ça a de fou. Vous êtes là, dans une foule, vous vous exhibez dans<br />
une robe décolletée jusqu’à l’indéc<strong>en</strong>ce, vous êtes belle comme une gifle. Je ne vous demande pas de m’aimer.<br />
Je vous demande juste de céder à ce qui se dresse au milieu de moi et monte vers ce ciel que vous v<strong>en</strong>ez<br />
d’attester de votre union. Ce n’est pas grand chose. Bi<strong>en</strong> peu au regard du ciel qui ne le verra même pas.<br />
Non, restez là, restez, (il sort un revolver) ou je tire.<br />
JEANNE. - Je vous <strong>en</strong> prie c’est le jour de mon mariage.<br />
ROBERTO. - Il est difficile de l’ignorer.<br />
JEANNE. - C’est une mauvaise farce.<br />
ROBERTO. - Je vous laisserais je vous le promets, mais auparavant, il faut céder. Ça ira vite, je le crains,<br />
mais vous aurez votre nuit de noce, et toute la vie <strong>en</strong>suite tandis que moi, je serais retourné à ma solitude<br />
et à la nuit glacée. Allez, vous n’êtes pas vierge, répondez moi ?<br />
JEANNE. - Ça ne vous regarde pas.<br />
ROBERTO. - Si, il faut que je sache.<br />
JEANNE. - C’est le plus beau jour de ma vie. C’était. Pourquoi faites-vous ça ?<br />
ROBERTO. - Mais si vous n’êtes même plus vierge, pourquoi tout ce cirque ? Pourquoi n’êtes vous pas<br />
restée dans votre coin à tirer vos coups sans témoins ?<br />
JEANNE. - Vous salissez. Vous me salissez.<br />
ROBERTO. - Si vous aviez dit oui, ce serait déjà fini. Et peut-être même moins sale. Oui quelques minutes.<br />
Ensuite j’aurais disparu. Et vous auriez des souv<strong>en</strong>irs pour vos vieux jours.<br />
JEANNE. - Mais je vais hurler.<br />
ROBERTO. - Je ne vous le conseille pas.<br />
JEANNE. - Je peux vous prés<strong>en</strong>ter quelques amies, il y <strong>en</strong> a deux ou trois ici et qui sont très mignonnes.<br />
ROBERTO. - Ce ne serait pas un cadeau à leur faire. Croyez moi.<br />
JEANNE. - On va s’inquiéter de ma disparition.<br />
ROBERTO. - Je ne te plais pas ? D’habitude, les filles ne se font pas prier.<br />
Apparaît le jeune marié.<br />
JEAN-DANIEL. ¬- Tu étais là ?<br />
Roberto s’est brusquem<strong>en</strong>t reculé. Il fait feu sur elle qui s’écroule.<br />
ais Danan qui est suffisamm<strong>en</strong>t pervers inv<strong>en</strong>te l’opposé de<br />
cette scène. Un peu plus loin, le Chœur vi<strong>en</strong>t reprocher à l’auteur<br />
d’avoir inv<strong>en</strong>té purem<strong>en</strong>t et simplem<strong>en</strong>t un événem<strong>en</strong>t<br />
qui n’existait pas dans le fait divers.<br />
LE CHŒUR. - Pourquoi faites-vous ça/ Impossible/ là-dedans/ de démêler<br />
le fait réel des autres/ sans parler de l’ordre que vous chamboulez pour<br />
l’arranger à votre guise. Pr<strong>en</strong>ez le mariage <strong>en</strong>sanglanté par exemple, ça<br />
n’est pas avéré. C’est de l’inconsci<strong>en</strong>t pur et simple.<br />
L’AUTEUR. - Oui. C’est une fiction.<br />
L’aveu est fait et<br />
cette question de<br />
la fiction du réel,<br />
va continuer à<br />
travailler le texte.<br />
’aveu est fait et cette question de la fiction du réel, va continuer à travailler le texte.<br />
34
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert<br />
Troisième référ<strong>en</strong>ce à des exemples : on a des prises de parole directes d’un personnage<br />
qui est désigné comme l’Auteur à la hache sous forme de monologue ouvrant et fermant<br />
la pièce, et écrites par des élém<strong>en</strong>ts courts et séparées par des slashes. Il arrive égalem<strong>en</strong>t<br />
que ce personnage s’adresse à une autre série de personnages, <strong>en</strong> particulier à<br />
Succo, sans que la prés<strong>en</strong>ce de celui-ci <strong>en</strong> scène soit précisém<strong>en</strong>t avérée.<br />
Quatrième série d’exemples : on a des scènes <strong>en</strong>tre l’écrivain qui mène son <strong>en</strong>quête sur le<br />
serial killer et une serveuse du restaurant. Dans la liste des personnages, j’insiste, l’Auteur<br />
à la hache et l’Ecrivain ne font qu’un mais ils se distingu<strong>en</strong>t dans le cours du texte par la<br />
nature de leurs interv<strong>en</strong>tions. L’Ecrivain semble plus ordinaire, <strong>en</strong> tout cas, plus inoff<strong>en</strong>sif.<br />
Voilà une scène <strong>en</strong>tre l’Ecrivain et la Serveuse à l’Auberge du Lac.<br />
L’ECRIVAIN. - Plus personne. Vous n’att<strong>en</strong>dez plus que moi pour fermer on dirait.<br />
LA SERVEUSE. - Je ne suis pas pressée. Le patron peut-être un peu. Les g<strong>en</strong>s se couch<strong>en</strong>t comme des<br />
poules ici. Ce sont des familles surtout.<br />
L’ECRIVAIN. - C’est toujours aussi apaisant de dîner au-dessus du lac.<br />
LA SERVEUSE. - Vous étiez déjà v<strong>en</strong>u ?<br />
L’ECRIVAIN. - Oui souv<strong>en</strong>t. Mais vous par contre, vous êtes nouvelle. Il fait déjà presque nuit.<br />
LA SERVEUSE. - Vous habitez Annecy ?<br />
L’ECRIVAIN. - Non, non. Je suis à l’hôtel un peu plus haut. Et vous, vous êtes d’ici ?<br />
LA SERVEUSE. - Non, de Gr<strong>en</strong>oble, je suis ici pour l’été.<br />
L’ECRIVAIN. - Je vi<strong>en</strong>s de temps <strong>en</strong> temps voir ma mère, à Annecy.<br />
LA SERVEUSE. - Ah bon, et vous desc<strong>en</strong>dez à l’hôtel ? Excusez-moi, je suis indiscrète.<br />
L’ECRIVAIN. - Je préfère être un peu à l’écart. Rapport à la ville. Je suis plus tranquille pour travailler.<br />
J’ai le lac sous ma f<strong>en</strong>être.<br />
LA SERVEUSE. - Vous n’êtes pas <strong>en</strong> vacances ?<br />
L’ECRIVAIN. - Si aussi. J’écris.<br />
LA SERVEUSE. - Qu’est-ce que vous écrivez ? Euh, vous pouvez m’<strong>en</strong>voyer prom<strong>en</strong>er, hein !<br />
L’ECRIVAIN. - Non non, pas du tout, j’écris une pièce sur un serial killer.<br />
LA SERVEUSE. - Ah la la…<br />
L’ECRIVAIN. - Qui a semé la mort il y a plus de dix ans.<br />
LA SERVEUSE. - Et vous, vous êtes v<strong>en</strong>u <strong>en</strong>quêter sur place ?<br />
L’ECRIVAIN. - Non, même pas. C’est une coïncid<strong>en</strong>ce. Je suis v<strong>en</strong>u voir ma mère. L’<strong>en</strong>quête a déjà été<br />
faite, il y a un livre.<br />
LA SERVEUSE. - Et vous vous écrivez une pièce sur ce type ?<br />
L’ECRIVAIN. - C’est ça.<br />
LA SERVEUSE. - Pourquoi ?<br />
’est toute la question. Pourquoi diable Danan revi<strong>en</strong>t-il sur cette affaire ? Pourquoi<br />
mène-t’il une <strong>en</strong>quête aussi minutieuse, avec un Ecrivain qui est assez inoff<strong>en</strong>sif ?<br />
L’Auteur à la hache lui, peut tout à fait manifester de la colère, du ress<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t, des émotions,<br />
qui sont notamm<strong>en</strong>t dirigées contre Succo. Mais dans une autre scène de<br />
l’Ecrivain, intitulée « Quelque part dans le midi de la France », l’Ecrivain est seul <strong>en</strong><br />
scène mais il semble qu’il s’adresse à une forme de personnage abs<strong>en</strong>t, qui ne figure pas<br />
dans la liste, et qui pourrait être sa mère.<br />
Là, je m’arrête un instant parce que ça va faire partie des séries de parallélismes qui vont<br />
apparaître. Succo et Zucco avai<strong>en</strong>t un rapport très particulier à leur mère, qui a été<br />
jusqu’au meurtre. Ici, on a affaire à l’Ecrivain qui a aussi un rapport peut-être un peu particulier,<br />
peut-être banal, je n’<strong>en</strong> sais ri<strong>en</strong>, à sa mère. Donc le texte est fortem<strong>en</strong>t adressé,<br />
mais il est construit autour de « blancs », qui pourrai<strong>en</strong>t correspondre aux répliques de<br />
celle que l’on n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d pas. La mère, on ne l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dra jamais.<br />
L’ECRIVAIN. - La mer est belle. Comme tout est simple. La mer, le ciel, cette terrasse au soleil, sur les<br />
rochers, c’est autre chose que le lac d’Annecy. Et oui, il a son charme aussi, qui n’est pas moins simple.<br />
C’est un peu clos, c’est un lac. C’est <strong>en</strong> face que nous sommes. J’ai toujours rêvé de v<strong>en</strong>ir vivre dans le sud.<br />
C’est un non-retour. Moi aussi je disparaîtrai un jour. Je sais. Pas de café ? Bon on va y aller. C’était<br />
bi<strong>en</strong>, hein ? Et pas très cher. Je regarde, je regarde la mer. Je revi<strong>en</strong>drai bi<strong>en</strong>tôt mais l’été sera fini. Ce ne<br />
sera plus cette lumière du plein midi. On y va ? Tu vas être bi<strong>en</strong> ici, tu verras, c’est tranquille.<br />
La mort pour la mère de Zucco, la maison de retraite pour la mère de l’Ecrivain.<br />
Cinquième exemple : une scène où le dialogue est <strong>en</strong>train de s’écrire. Ou plutôt la scène<br />
35
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert<br />
est <strong>en</strong> train de se dérouler, sous les regards conjugués de l’Ecrivain et de la Serveuse.<br />
L’Ecrivain fait une sorte de démonstration de son pouvoir, mais aussi des limites de son<br />
autorité sur les faits, et peut-être aussi de la jouissance et la toute-puissance que peut<br />
donner l’écriture, et l’asc<strong>en</strong>dant qu’elle lui confère sur la serveuse. Là <strong>en</strong>core, il y a rivalité,<br />
l’écrivain se sert de l’écriture pour approcher une femme. Ce qui n’est pas le cas de<br />
Succo, ni de Zucco. On a dans cette scène : Roberto, Cécile, l’Ecrivain et la Serveuse.<br />
LA SERVEUSE. - C’est lui.<br />
L’ECRIVAIN. - Oui.<br />
LA SERVEUSE. - Il est beau.<br />
ROBERTO. - Emmène-moi, il faut que je parte très vite. Je suis un terroriste. Je suis très dangereux.<br />
L’ECRIVAIN. - Maint<strong>en</strong>ant, ils sont dans sa voiture.<br />
LA SERVEUSE. - Ah bon ?<br />
L’ECRIVAIN. - On est pas au cinéma<br />
LA SERVEUSE. - Je vois. Et alors ?<br />
L’ECRIVAIN. - Et alors ri<strong>en</strong> je n’ai pas <strong>en</strong>vie d’écrire.<br />
LA SERVEUSE. - Raconte-moi.<br />
L’ECRIVAIN. - Ils ont roulé jusqu’à un petit bois, et là, il l’a forcée à se déshabiller.<br />
LA SERVEUSE. - Complètem<strong>en</strong>t ?<br />
L’ECRIVAIN. - Elle a <strong>en</strong>levé son pull.<br />
LA SERVEUSE. - Elle n’avait ri<strong>en</strong> dessous ?<br />
L’ECRIVAIN. - Si un t-shirt.<br />
LA SERVEUSE. - Et alors ?<br />
L’ECRIVAIN. - Il a essayé de l’embrasser, et il l’a caressée.<br />
LA SERVEUSE. - Avec son arme toujours ?<br />
L’ECRIVAIN. - Oui.<br />
LA SERVEUSE. - Et alors ?<br />
L’ECRIVAIN. - Elle ne l’a pas laissé faire. Elle lui a expliqué qu’elle était amoureuse de l’homme chez qui<br />
il l’avait surprise.<br />
LA SERVEUSE. - Il a compris.<br />
L’ECRIVAIN. - Apparemm<strong>en</strong>t.<br />
LA SERVEUSE. - Non, parce que ça, beaucoup d’hommes ne compr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas justem<strong>en</strong>t. Et <strong>en</strong>suite ?<br />
L’ECRIVAIN. - Elle a remis son pull-over et il l’a laissée filer.<br />
LA SERVEUSE. - Dans le petit bois ?<br />
L’ECRIVAIN. - Non, il lui a demandé de le laisser <strong>en</strong> ville. Elle l’a laissé devant chez elle. Il lui a fait la<br />
bise, avant de desc<strong>en</strong>dre de sa voiture et il est parti dans la nuit. Il a juste dit avant de claquer la portière :<br />
Coup de hache !<br />
l arrive aussi que l’écriture ne soit absolum<strong>en</strong>t pas dramatisée, et on assiste alors à<br />
des effets de collage, à quelques rares insertions d’extraits de journaux, comme ceux-ci.<br />
J’ai s<strong>en</strong>ti une prés<strong>en</strong>ce derrière moi, je me suis retourné. J’ai compris qu’il était là. J’ai compris instantaném<strong>en</strong>t<br />
qu’il allait tirer. J’ai voulu le ceinturer, et j’ai s<strong>en</strong>ti deux balles qui m’<strong>en</strong>trai<strong>en</strong>t dans le v<strong>en</strong>tre.<br />
Libération 1er mars 1988, d’après le témoignage du collègue de l’Inspecteur Morandin,<br />
grièvem<strong>en</strong>t blessé au thorax et à l’abdom<strong>en</strong>.<br />
Le même procédé est repris quelque fois dans le texte. Par exemple avec une citation du<br />
journal France Soir par le Chœur. Joseph Danan fait donc référ<strong>en</strong>ce à des formes d’écriture<br />
extrêmem<strong>en</strong>t diverses.<br />
Septième série d’exemples : le Chœur peut pr<strong>en</strong>dre la parole plus longuem<strong>en</strong>t, sur le<br />
mode semi-lyrique de l’écriture segm<strong>en</strong>tée pour interv<strong>en</strong>ir dans la conduite du récit, ou<br />
bi<strong>en</strong> pour comm<strong>en</strong>ter plus longuem<strong>en</strong>t le comportem<strong>en</strong>t du meurtrier.<br />
LE CHŒUR. – « Ce sont les 4 visages d’André », titre du Midi Libre <strong>en</strong> première <strong>page</strong> le 7 février 1988,<br />
<strong>en</strong>cadré par ces quatre photos. On l’appelait <strong>en</strong>core, faute de mieux, André. Avant d’<strong>en</strong> avoir découvert<br />
son id<strong>en</strong>tité. J’aimerais bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> connaître les dates. Elle sont, selon toute appar<strong>en</strong>ce, dans l’ordre chronologique.<br />
Dans les deux premières, on pourrait le dire angélique, et sur la troisième, son air m<strong>en</strong>açant l’est<br />
juste un tout petit peu trop. Comme s’il avait quelque chose de joué, pour la photo. Il a <strong>en</strong>core ce visage<br />
juvénile. Oui. Le regard… Tout de même, on s’y perd. L’innoc<strong>en</strong>ce sans fard a laissé place au mystère<br />
désormais visible. C’est un visage qui exhibe sa propre énigme. Et sur la quatrième, il n’a plus ri<strong>en</strong> d’un<br />
36
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert<br />
ange. La métamorphose est accomplie. Si le doute sur première était permis, comme s’il était dans l’hésitation<br />
du meurtre, dans sa possibilité, même ignorée de lui, là, il a déjà tué. Et il est au delà de l’acte et<br />
de la m<strong>en</strong>ace, au mieux, de sa propre dureté. En tant que meurtrier, il s’est accompli. C’est l’homme qui<br />
dira aux policiers qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t l’arrêter : « Je suis un tueur, mon métier est de tuer alors je tue ».<br />
Huitièmem<strong>en</strong>t, dans des effets de montage inatt<strong>en</strong>dus, des interv<strong>en</strong>tions verbales de<br />
l’écrivain et les actions physiques de Roberto se relai<strong>en</strong>t à une telle vitesse, que leurs<br />
images finiss<strong>en</strong>t par se superposer, et que, je l’ai déjà signalé à plusieurs reprises, il y a<br />
une sorte de rivalité qui devi<strong>en</strong>t palpable, <strong>en</strong>tre Roberto et l’auteur, écrivain à la hache.<br />
Ils ont <strong>en</strong> commun une mère, un certain goût pour les femmes, l’un les séduit ou les<br />
viole, l’autre pas ; l’un tue sa mère et l’autre pas, il l’installe dans une maison de retraite.<br />
Mais la question des désirs de l’écrivain finit par se poser. A chacun ses armes. Comme<br />
si l’écrivain avait eu tort de se servir d’une hache, qui sert aussi à couper les séqu<strong>en</strong>ces<br />
et que Roberto, plus tard, finira par lui <strong>en</strong>lever. Donc insistons un petit peu sur les risques<br />
de l’<strong>en</strong>quête : ces modes d’écriture un peu hétérogènes s’<strong>en</strong>chaîn<strong>en</strong>t rapidem<strong>en</strong>t,<br />
parfois au milieu d’une phrase, comme si l’auteur, Danan, travaillait effectivem<strong>en</strong>t avec<br />
brutalité, à la hache.<br />
La fable qui est d’abord traitée à la manière d’un drame ordinaire, se creuse de la prés<strong>en</strong>ce<br />
de plus <strong>en</strong> plus forte de l’Ecrivain, qui est cep<strong>en</strong>dant dans la totale incapacité d’interv<strong>en</strong>ir<br />
sur le cours des choses. En tant qu’écrivain, il ne peut que raconter, rev<strong>en</strong>ir sur<br />
les faits, parfois on a vu, de manière ambiguë, <strong>en</strong> utilisant des exemples croustillants. Et<br />
il dispose d’un nombre de collaborateurs auxiliaires : le Chœur, la Serveuse.<br />
Face à la personnalité c<strong>en</strong>trale de Roberto, la silhouette de l’Ecrivain pr<strong>en</strong>d de l’importance.<br />
Comme si la collection des av<strong>en</strong>tures du serial killer r<strong>en</strong>voyait l’auteur à ses fantasmes.<br />
Le drame fait place à des formes épiques, puis à nouveau au drame, par des séqu<strong>en</strong>ces<br />
de plus <strong>en</strong> plus courtes, qui évoqu<strong>en</strong>t le cinéma. On pourrait dire que Danan essaie de<br />
faire passer un spectre <strong>en</strong>tre le S de Succo et le Z de Zucco. Ou plutôt, il explore l’espace<br />
qui sépare l’un de l’autre, il sonde les parois et revi<strong>en</strong>t sur les traces du meurtrier.<br />
Koltès lui, fait mine de ne pas être prés<strong>en</strong>t dans l’œuvre, de mettre à distance une épure<br />
parfaitem<strong>en</strong>t construite, on l’a vu, et au déroulem<strong>en</strong>t exemplaire. Et, de faire un usage<br />
homéopathique du fait divers. Danan installe un auteur, certes fictif, au cœur du fait<br />
divers, et le fait se heurter, dans une grande proximité, à quelques figures de ce fait divers<br />
et directem<strong>en</strong>t au meurtrier.<br />
J’avancerais que ce faisant, et je le lui ai dit, il subit une certaine contamination, traitée<br />
certes avec humour et comme une sorte de rêve, mais dont il ne sort pas indemne. Le<br />
meurtrier a tué son père et sa mère. Le père de l’Ecrivain est déjà mort, et il se débarrasse<br />
sur la pointe des pieds et avec discrétion de sa mère, qu’il « abandonne » dans un<br />
lieu : une maison de retraite. Comme si c’était une condition pour emm<strong>en</strong>er la serveuse<br />
à Paris, et plus généralem<strong>en</strong>t, pour accéder librem<strong>en</strong>t aux femmes. Il ne se situe plus,<br />
comme on aurait pu le croire, <strong>en</strong> sociologue, <strong>en</strong> analyste, ou <strong>en</strong> juge d’un événem<strong>en</strong>t de<br />
société, qui a empli les colonnes des journaux p<strong>en</strong>dant quelques temps, il pr<strong>en</strong>d des risques.<br />
Il sort, il s’arme d’une hache, et de son outillage d’écrivain, pour aller voir de plus<br />
près ce que cette histoire nous fait. Puisque tel est son projet de départ. Or, au lieu d’<strong>en</strong><br />
rester à ce que cette histoire nous fait, il se confronte finalem<strong>en</strong>t à ce que cette histoire<br />
lui fait personnellem<strong>en</strong>t. Mais il n’avance pas vraim<strong>en</strong>t, ou il n’obti<strong>en</strong>t pas de réponse<br />
décisive, du moins du point de vue de l’action. Prisonnier de la fiction, il se retrouve seul<br />
à Paris dans un appartem<strong>en</strong>t désert, et <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce d’une fille qu’il avait r<strong>en</strong>contrée dans<br />
un pressing et, je cite : « Et, donc/ ri<strong>en</strong> n’aura eu lieu ».<br />
Les biographes de Koltès ont épilogué sur cette œuvre testam<strong>en</strong>taire, qui traite d’un<br />
homme <strong>en</strong> fuite, et qui sème la mort, faisant une large place cep<strong>en</strong>dant à l’histoire familiale,<br />
à celle de Zucco aussi bi<strong>en</strong> qu’à celle de la gamine ; à sa fascination pour l’individu<br />
agissant sans raison et tuant parfois comme si il ne s’<strong>en</strong> apercevait pas.<br />
Je ne jouerais pas au biographe imaginaire inv<strong>en</strong>té par Danan, pas davantage au biographe<br />
de l’écrivain réel. On peut cep<strong>en</strong>dant noter que les rapprochem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong>tre Koltès,<br />
auteur mythique et romanesque et Succo, l’ange noir, non moins romanesque n’ont pas<br />
manqué. Danan construit la contre-épreuve. Celle d’un écrivain qui est tout sauf romanesque,<br />
qui est confronté à la matière brute de l’écriture et aux <strong>en</strong>vies soudaines de<br />
s’échapper. Ce serait un écrivain qui vivrait chez sa mère, qui vomirait, par exemple au<br />
37
Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert<br />
souv<strong>en</strong>ir des meurtres, ou d’un mauvais repas au restaurant au bord du lac, un écrivain<br />
qui est fasciné par la séduction et ses effets, mais qui résiste timidem<strong>en</strong>t aux avances de<br />
la serveuse pour des raisons bonnes ou mauvaises. Le fait divers est donc revisité et<br />
séparé du mythe. Il s’agit d’une dérive de l’<strong>en</strong>quête. De l’objet de la quête, on passe à<br />
une certaine par<strong>en</strong>té possible de l’auteur avec Roberto, comme si la fréqu<strong>en</strong>tation,<br />
même fictive, du meurtrier, créait des li<strong>en</strong>s. C’est tout à fait troublant dans la pièce, on<br />
perçoit une familiarité, et <strong>en</strong> définitive, une interrogation sur son propre parcours, celui<br />
de l’auteur, et par ricochet, celui du lecteur. La fin arrive à temps pour que la séparation<br />
ait lieu et la hache trouve à ce mom<strong>en</strong>t un nouvel usage.<br />
L’AUTEUR A LA HACHE. - J’<strong>en</strong> ai assez de toi, Roberto. Trop de temps passé <strong>en</strong> ta compagnie. Trop<br />
de nuits à affronter le taureau, <strong>en</strong> sueur, dans le petit espace de ma chambre, <strong>en</strong>tre le bureau et le lit. Et<br />
maint<strong>en</strong>ant te voici pour de bon avec ta prés<strong>en</strong>ce réelle. Avec ta masse de chair et de muscles. Je peux<br />
approcher ma main de ton souffle. Pourquoi restes-tu dans l’ombre ? Je veux voir ton visage. Tu es<br />
effrayant Roberto, vu de près. Tu n’as ri<strong>en</strong> du g<strong>en</strong>til garçon qu’on a pu dire, ni du poète aux yeux clairs,<br />
réincarné. Tu vis là où tout est mort <strong>en</strong> nous, désertifié. C’est là que je me suis av<strong>en</strong>turé. Et j’approche<br />
cette nuit ta face écumante, ton mufle gigantesque, plus près <strong>en</strong>core de ce que je ne l’avais fait. Montremoi<br />
ton visage, je le vois mal, je cherche ton regard dans la puissance de l’ombre. Ton regard d’avant le<br />
meurtre. Il faut que je me défasse de toi définitivem<strong>en</strong>t, et que tu retournes dans ta tombe là où tu ne seras<br />
plus qu’un nom d’homme, sur une dalle de marbre où des jeunes filles iront déposer des fleurs. J’ai peutêtre<br />
trouvé une réponse. Une réponse possible, un élém<strong>en</strong>t, peut-être dans ce livre.<br />
Il ne s’agit plus du tout d’une <strong>en</strong>quête tranquille m<strong>en</strong>ée par un auteur qui se protège. Ça<br />
va finir par une sorte de duel <strong>en</strong>tre Zucco et l’auteur, chacun avec ses armes, et <strong>en</strong> dépit<br />
de cette hache bizarre, que Succo finit par <strong>en</strong>lever à l’auteur, peut-être pour le tuer.<br />
L’AUTEUR A LA HACHE. - Qu’est-ce que tu <strong>en</strong> dis, Roberto ? Qu’est-ce que tu as à me dire ?<br />
ROBERTO. - Je veux te montrer comm<strong>en</strong>t on se sert de ça.<br />
Il lui pr<strong>en</strong>d la hache des mains. Noir. Coup de hache dans le noir.<br />
ette av<strong>en</strong>ture d’écriture n’est donc pas exempte de dangers. Il la redesc<strong>en</strong>d dans le fait<br />
divers, dans le fait d’<strong>en</strong> faire, et éclaire différemm<strong>en</strong>t les évènem<strong>en</strong>ts. C’est d’ailleurs<br />
bi<strong>en</strong> la fonction d’un spectre que de balayer de sa lumière le champ de l’expéri<strong>en</strong>ce. On<br />
pr<strong>en</strong>dra garde cep<strong>en</strong>dant de lire un point de<br />
vue moral, ou de verser je ne sais quel tribut au<br />
compte du réel. Le Zucco évoqué est toujours<br />
multiple. Il <strong>en</strong>traîne l’auteur dans des directions<br />
différ<strong>en</strong>tes, y compris dans un bref délire<br />
de toute-puissance dont l’inspiration ne doit<br />
ri<strong>en</strong> au vrai meurtrier. Apparaître armé sur les<br />
lieux d’un mariage, <strong>en</strong>visager d’<strong>en</strong>lever la<br />
mariée pour la violer et finalem<strong>en</strong>t la tuer, posséder<br />
précisém<strong>en</strong>t donc la femme d’un autre au<br />
mom<strong>en</strong>t précis où je cite, « Les tourtereaux<br />
<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t dans l’église ».<br />
L’étrange fonction de l’écrivain<br />
de théâtre, de cinéma,<br />
qui choisit de se placer au plus<br />
près du réel et qui se trouve<br />
pourtant saisi,<br />
ou poussé à la dérive.<br />
En éclairant le fait divers, Danan nous éclaire, et sans doute s’éclaire t-il à nouveau sur<br />
l‘étrange fonction de l’écrivain de théâtre, de cinéma, qui choisit de se placer au plus près<br />
du réel et qui se trouve pourtant saisi, ou poussé à la dérive ; t<strong>en</strong>té par la description d’un<br />
monde où les serveuses de restaurant vous ferai<strong>en</strong>t d’aimables et légères propositions<br />
amoureuses, où il serait simple, si simple de se débarrasser d’une mère qu’on aime, mais<br />
qui est dev<strong>en</strong>ue un tout petit peu <strong>en</strong>combrante ; où il suffirait d’un flingue pour détourner<br />
à son profit n’importe quelle jolie mariée de sa nuit de noces ; et où les meurtriers<br />
serai<strong>en</strong>t des anges desc<strong>en</strong>dus des toits pour nous proposer des chemins de traverse.<br />
Bref, au mom<strong>en</strong>t où il croyait se battre au plus près du réel via le fait divers, Danan tombe<br />
sur un spectre qui lui rappelle, à toutes fins utiles, la puissance de l’imaginaire et des<br />
fantasmes, et que le combat avec les ombres laisse forcém<strong>en</strong>t des traces, ou même, qu’il<br />
pourrait être mortel.<br />
38
VENDREDI 9<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
ECRITURE ET NOTATION MUSICALES : L’ÉCRITURE ET L’ESPACE<br />
par Nicolas Frize<br />
proposé par l’Adiam 83<br />
Ecriture et notation musicales :<br />
L’écriture et l’espace<br />
Atelier de Nicolas Frize<br />
onjour à tous. Merci d’être v<strong>en</strong>us nombreux pour cette confér<strong>en</strong>ce de Nicolas Frize.<br />
Il a travaillé il y a maint<strong>en</strong>ant deux ans à Marseille, à l’invitation de Radio Gr<strong>en</strong>ouille sur<br />
un projet avec les personnes de la Poste de Marseille. Et l’an dernier, il est rev<strong>en</strong>u dans<br />
le secteur pour travailler <strong>en</strong> résid<strong>en</strong>ce tout l’année dans le village de Signe, avec Alain<br />
Maillet qui est ici. Nous avons le plaisir de l’accueillir pour cette journée dans le cadre<br />
des r<strong>en</strong>contres organisées par le Conseil Général du Var. La séance de cet après midi s’arrêtera<br />
vers 17h30. Ce soir, il continuera par une séance tout public. Bon après-midi.<br />
Nicolas Frize<br />
C’est un peu bête que je reste là, mais je vais manipuler des petites choses. Je vais faire<br />
un parcours hétérogène <strong>en</strong>tre plusieurs créations, <strong>en</strong>tre plusieurs dispositifs, pour t<strong>en</strong>ter<br />
de répondre à cette question qui m’est posée : quel rapport à l’espace ?<br />
Je ne vais pas forcém<strong>en</strong>t développer un discours organisé, incantatoire, volontariste, car<br />
ce n’est pas ma position. Je vais rester fluide et assez libre et je vous <strong>en</strong>courage à m’interrompre<br />
si vous avez des questions, si vous avez <strong>en</strong>vie qu’on s’arrête sur un point, si<br />
vous voulez <strong>en</strong> savoir plus sur quelque chose. Sinon, je vais partir tout seul ! Si vous êtes<br />
là, autant que je le sache !<br />
En fait, mon intérêt pour les lieux, pour les espaces, pour les volumes, les territoires est<br />
parti depuis le début quand j’étais… J’ai comm<strong>en</strong>cé la musique de façon un peu traditionnelle,<br />
par le piano à l’âge de 5 ans. Après, je me suis r<strong>en</strong>du au Conservatoire de Paris <strong>en</strong><br />
classe de composition <strong>en</strong>tre autre avec Pierre Schaeffer. J’ai comm<strong>en</strong>cé la composition par<br />
la musique électro-acoustique que j’ai quittée <strong>en</strong>suite. Je continue d’<strong>en</strong> faire un peu, <strong>en</strong><br />
tout cas je fais souv<strong>en</strong>t des pièces mixtes, pour instrum<strong>en</strong>ts, voix et bandes. J’ajoute des<br />
bandes magnétiques dans mon travail mais je ne fais plus de travail pour bandes magnétiques<br />
seules. Sauf les musiques appliquées, qui sont par ess<strong>en</strong>ce des musiques sur support,<br />
des musiques pour la danse, le théâtre, le cinéma. Mais maint<strong>en</strong>ant, je ne fais plus<br />
de pièces sur bandes. C’est vrai que ces débuts sur bandes magnétiques inscrivai<strong>en</strong>t presque<br />
immédiatem<strong>en</strong>t l’espace dans la diffusion. Par ess<strong>en</strong>ce, quand vous n’avez pas de<br />
scène, quand vous n’avez plus d’instrum<strong>en</strong>tistes, quand vous n’avez plus de musique<br />
vivante, et que vous êtes réduits à écouter de la musique à travers des hauts-parleurs, évidemm<strong>en</strong>t,<br />
vous vous posez tout de suite la question de l’<strong>en</strong>droit où vous les mettez.<br />
Cette musique, depuis qu’elle est née, depuis 1948, 1950, s’est tout de suite posée la question<br />
de sa diffusion. C’est arrivé doucem<strong>en</strong>t, mais, assez rapidem<strong>en</strong>t on a comm<strong>en</strong>cé à parler<br />
de spatialisation. On a comm<strong>en</strong>cé à faire un série d’expéri<strong>en</strong>ces. Enfin, je dis, « on », c ‘est<br />
« ils », parce que moi, <strong>en</strong> 1950, je naissais !<br />
Assez rapidem<strong>en</strong>t, j’ai comm<strong>en</strong>cé à m’intéresser à cela. Très vite, j’ai fait partie de ceux<br />
39
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
qui mettai<strong>en</strong>t des hauts-parleurs partout.<br />
J’ai comm<strong>en</strong>cé à travailler sur la question du<br />
volume intérieur, et à réfléchir à ces questions<br />
de rapport à l’espace, sur le plan<br />
acoustique, sur le plan architectural, sur le<br />
plan thématique, sur le plan géographique<br />
et sur le plan social. Ce sont tous les élém<strong>en</strong>ts<br />
qui constitu<strong>en</strong>t la raison d’être d’un<br />
son dans un espace.<br />
Et puis, il a fallu se docum<strong>en</strong>ter <strong>en</strong> acoustique,<br />
travailler avec des acoustici<strong>en</strong>s. On <strong>en</strong><br />
peut pas arriver quelque part et mettre ses<br />
hauts-parleurs simplem<strong>en</strong>t à l’<strong>en</strong>droit où on<br />
<strong>en</strong> a <strong>en</strong>vie. On ne maîtrise pas tout. Je me<br />
suis évidemm<strong>en</strong>t fortem<strong>en</strong>t intéressé à l’architecture.<br />
Comme j’étais militant, et que<br />
j’avais déjà <strong>en</strong>vie de rep<strong>en</strong>ser mon métier et<br />
de ne pas me conformer à la trajectoire que le Conservatoire me destinait, à savoir, écrire<br />
des œuvres et att<strong>en</strong>dre qu’elles soi<strong>en</strong>t jouées ; ce qui est un peu la façon de faire de la<br />
pédagogie traditionnelle, <strong>en</strong> tout cas au Conservatoire de Paris, où l’on met l’acc<strong>en</strong>t sur<br />
l’écriture. On dit que la musique existe parce qu’elle est écrite. Moi, je partais du principe<br />
que la musique existait parce qu’elle est <strong>en</strong>t<strong>en</strong>due. Et si personne n’est là pour dire<br />
qu’il l’a <strong>en</strong>t<strong>en</strong>due, je postulais qu’elle n’existait pas. C’est parce qu’on l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d qu’elle<br />
existe.<br />
Comm<strong>en</strong>t l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d-on ? Où l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d-on ? Pourquoi l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d-on ? Ces quelques questions<br />
m’ont donné une direction de travail, une direction militante, pour essayer de travailler<br />
sur plusieurs aspects de la musique, à savoir les sources, les g<strong>en</strong>s, et les espaces.<br />
Pour les sources, je souhaitais continuer à travailler pour l’orchestre et la voix, mais aborder<br />
un répertoire d’objets sonores, qui évidemm<strong>en</strong>t était une<br />
p<strong>en</strong>te naturelle de l’électro-acoustique, c’est à dire emm<strong>en</strong>er<br />
l’électro-acoustique <strong>en</strong> dehors du studio et l’am<strong>en</strong>er dans la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne. Un peu comme le fait Cagle, comme le fait Cage,<br />
ou certains d’<strong>en</strong>tre nous. Et puis travailler avec les g<strong>en</strong>s, m’intéresser<br />
à la pratique amateur. Enfin, pas vraim<strong>en</strong>t à la pratique<br />
amateur, mais à la prés<strong>en</strong>ce de non-musici<strong>en</strong>s dans l’exercice<br />
de la musique professionnelle.<br />
C’était plutôt ça mon idée. Que je n’ai d’ailleurs pas quittée.<br />
Qu’est-ce que quelqu’un qui n’est pas musici<strong>en</strong> peut apporter à<br />
la musique professionnelle ? Comm<strong>en</strong>t est-ce que le travail des<br />
auteurs <strong>en</strong>semble donne une dynamique à la musique, même si<br />
Ces questions de rapport à<br />
l’espace, sur le plan acoustique,<br />
sur le plan architectural, sur le<br />
plan thématique, sur le plan<br />
géographique et sur le plan<br />
social. Ce sont tous les élém<strong>en</strong>ts<br />
qui constitu<strong>en</strong>t la raison d’être<br />
d’un son dans un espace.<br />
Moi, je partais du<br />
principe que la<br />
musique existait<br />
parce qu’elle est<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>due.<br />
elle donne une dynamique aux interprètes, ce qui n’est pas mon objectif principal. C’était<br />
d’abord une façon d’apporter à la musique une dim<strong>en</strong>sion particulière, que je trouvais<br />
dans l’interprétation, grâce à l’arrivée de g<strong>en</strong>s singuliers. Ou de g<strong>en</strong>s non formés, ou non<br />
virtuoses.<br />
Le troisième élém<strong>en</strong>t, c’était la notion d’espace, c’est à dire, puisque je peux faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre<br />
ma musique partout, car j’ai moins de contraintes qu’avec un orchestre ou un <strong>en</strong>semble<br />
vocal, car je dispose d’outils d’amplification, de répartition etc.. quel est l’intérêt d’aller<br />
faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ça dans une église, dans une place publique, dans un piscine, dans un<br />
gymnase, sous la mer, sous l’eau, sur la neige, dans une gare, dans une école ?<br />
L’intérêt, <strong>en</strong>core fallait-il le trouver. Encore fallait-il avoir des raisons de le faire. Tout cela<br />
est parti de l’électro-acoustique. On va trouver des tas d’exemples dans la musique<br />
savante d’avant 1950 où la musique avait des raisons d’être jouées dans des <strong>en</strong>droits un<br />
peu alternatifs, qui n’étai<strong>en</strong>t pas des lieux d’auditorium, des lieux de concerts ou des<br />
salons. Mais c’est sûr que depuis 1950, ça c’est généralisé, et ça a même été un lieu de<br />
recherche très expérim<strong>en</strong>té par beaucoup de monde.<br />
Actuellem<strong>en</strong>t, pour rester sur le domaine de l’électro-acoustique, tous les studios d’électro-acoustique<br />
ont développé (même ceux qui sont à Marseille et à Nice), chacun pour<br />
eux-mêmes, sans s’occuper de ce que faisai<strong>en</strong>t les autres, des logiciels de spatialisation<br />
sophistiqués qui permett<strong>en</strong>t d’automatiser les déplacem<strong>en</strong>ts des sons dans l’espace.<br />
Ceci de manière sophistiquée, <strong>en</strong> comp<strong>en</strong>sant les phases, <strong>en</strong> simulant des espaces et<br />
des volumes, avec parfois des traitem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> temps réel qui permett<strong>en</strong>t d’accompagner<br />
40
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
la notion de déplacem<strong>en</strong>t des sons. Toute chose qu’on ne peut pas faire avec des instrum<strong>en</strong>tistes.<br />
Enfin, moi je l’ai beaucoup fait. J’ai demandé à des instrum<strong>en</strong>tistes de se<br />
déplacer au milieu d’un concert, de r<strong>en</strong>trer au milieu des g<strong>en</strong>s, de desc<strong>en</strong>dre dans la<br />
salle, d’<strong>en</strong>trer, de partir, ou de jouer sur le toit. N’empêche qu’effectivem<strong>en</strong>t, avec des<br />
sons <strong>en</strong>registrés et des <strong>en</strong>ceintes, ça paraît beaucoup plus évid<strong>en</strong>t. Mais ça ne donne pas<br />
du tout le même résultat. Parce que c’est pas l’interprétation qui se déplace, c’est seulem<strong>en</strong>t<br />
la source, ce qui change pas mal de choses. Lorsqu’une source se déplace, elle<br />
reste égale à elle-même. Lorsque l’interprète se déplace, l’interprétation se déplace avec<br />
lui. L’interprète ne peut pas jouer de la même façon <strong>en</strong> se déplaçant. Il déplace donc<br />
quelque chose <strong>en</strong> même temps qu’il se déplace. Donc il déplace la musique. Il est forcém<strong>en</strong>t<br />
soumis à des stimuli divers, ne serait-ce qu’à sa difficulté de se déplacer. Mais aussi<br />
à des stimuli qui sont liés à la nature du lieu, qu’il connaît ou ne connaît pas, aux référ<strong>en</strong>ces<br />
culturelles dans lesquelles il est emporté à ce mom<strong>en</strong>t là, et la musique s’<strong>en</strong><br />
modifie. Ce que ne peut pas faire un son sur support.<br />
Autant la spatialisation sur support est un espèce de mom<strong>en</strong>t un peu artificiel, un travail<br />
purem<strong>en</strong>t formel, où les sons, sans se soucier de quoi que ce soit, n’ont que faire de l’espace,<br />
mais se déplac<strong>en</strong>t à l’<strong>en</strong>droit où l’on veut parce que c’est nous qui le décidons,<br />
autant lorsqu’on demande à des interprètes de se déplacer, là, ils ont beaucoup à faire<br />
de l’espace. Parce qu’il y a un rapprochem<strong>en</strong>t, un éloignem<strong>en</strong>t par rapport à l’auditeur. Il<br />
y a des élém<strong>en</strong>ts acoustiques qui font qu’il ne s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d plus ou il s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d beaucoup. Il<br />
y a sa connaissance des lieux… Toute une série de facteurs dont un interprète pourrait<br />
mieux parler que moi.<br />
Quand je me suis remis à l’écriture, quand j’ai quitté le monde de l’électro-acoustique,<br />
je me suis remis à l’orchestre, à la voix, à l’instrum<strong>en</strong>t, aux objets sonores <strong>en</strong> direct,<br />
concrets, j’ai naturellem<strong>en</strong>t continué d’expérim<strong>en</strong>ter ces questions acoustiques, ces<br />
questions architecturales, de géographie. D’autant plus que l’électro-acoustique m’avait<br />
appris qu’il y avait des effets collatéraux militants intéressants à travailler sur l’espace :<br />
d’une part on faisait <strong>en</strong>trer la musique dans des espaces qui n’étai<strong>en</strong>t pas faits pour ça,<br />
donc on détournait des espaces, on les contraignait, on les transgressait ; ça avait un<br />
intérêt militant, même si ça n’était pas l’objectif premier ; d’autre part, ça ré-interrogeait<br />
l’usage de la musique.<br />
Pour le public, ça les mettait <strong>en</strong> situation de se dire : « Qu’est-ce que cette musique fait<br />
là ? Et pourquoi je vais dans cet <strong>en</strong>droit pour aller au concert alors que je n’ai aucune<br />
raison d’aller écouter une musique à cet <strong>en</strong>droit là ? Qu’est-ce qu’on veut me dire ?<br />
Pourquoi on m’amène là-bas ? ».<br />
Il y a eu comme ça toute une série de questionnem<strong>en</strong>ts qui se sont ajoutés à l’exercice<br />
de la musique dans ces lieux. On va se prom<strong>en</strong>er, après cette introduction générale, dans<br />
des espaces que j’ai expérim<strong>en</strong>tés, <strong>en</strong> essayant de compr<strong>en</strong>dre pourquoi j’y suis allé,<br />
quand je le sais. J’espère le plus possible.<br />
Le lieu est destinataire.<br />
J’ai imaginé trois situations. La situation où le lieu est<br />
destinataire, c’est à dire que j’ai une commande. Par<br />
exemple, un village qui fait une commande à un compositeur. Le lieu est imposé. Le village<br />
dit qu’il voudrait une musique pour le village, dans le village. Il y a un lieu destinataire.<br />
Ça m’est arrivé de nombreuses fois. Moi-même, je me suis mis dans des situations<br />
où je m’imposais des lieux, au point même qu’après 30 ans de travail, il m’est arrivé<br />
d’avoir des difficultés à écrire sans lieu. C’est à dire que je m’étais tellem<strong>en</strong>t formaté à<br />
écrire pour des espaces, que j’avais développé des principes d’écriture liés à l’espace, et<br />
que j’avais du mal à écrire des musiques qui étai<strong>en</strong>t destinées à ri<strong>en</strong>, à aucune temporalité,<br />
aucune r<strong>en</strong>contre, aucune circonstance, aucun espace, aucune commande, aucun<br />
lieu, aucune époque. Des musiques qui serai<strong>en</strong>t comme ça, susp<strong>en</strong>dues au dessus de la<br />
terre et qui att<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t de desc<strong>en</strong>dre, si un jour quelqu’un voulait bi<strong>en</strong> les faire atterrir.<br />
Je me suis posé cette question il y quelques années, parce<br />
que je me suis dit, ça c’est drôle, finalem<strong>en</strong>t, je ne sais<br />
pas le faire. J’ai écrit des pièces qui n’ont aucune raison<br />
d’être. Mais je n’<strong>en</strong> ai pas écrit beaucoup. J’ai beaucoup plus écrit des pièces qui avai<strong>en</strong>t<br />
des raisons d’être, qui d’ailleurs, sont mortes, parce qu’elles étai<strong>en</strong>t faites pour naître.<br />
Leur vie était liée à leur naissance. Donc, il y a ces lieux destinataires, avec ces approches<br />
soit thématiques, soit géographiques, soit architecturales, soit sociales.<br />
Des lieux scénographiés.<br />
Après, il y a eu des lieux scénographiés. C’est un lieu, un espace lambda, qui m’est pro-<br />
41
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
posé, ou que je choisis, mais qui <strong>en</strong> lui-même n’est pas porteur de commande, et que du<br />
coup, je scénographie. Je le mets <strong>en</strong> scène et je lui impose de dev<strong>en</strong>ir un lieu. Au départ,<br />
c’est un espace. Je p<strong>en</strong>se par exemple à des usines dont l’histoire ne m’intéressait pas.<br />
Par exemple à la Friche la Belle de Mai à Marseille, où j’ai fait une création l’année dernière.<br />
En tant que tel, je n’ai pas voulu travailler sur l’histoire de la Friche, sur la Seita,<br />
sur cet <strong>en</strong>droit. On m’a donné un volume. Disons que dans le cadre de ce travail, son histoire<br />
ne m’intéressait pas, son architecture était intéressante, <strong>en</strong>fin, je l’ai modifiée, et<br />
puis par contre, je l’ai fortem<strong>en</strong>t scénographié, parce que je voulais lui faire dire quelque<br />
chose qu’il ne disait pas. Je voulais le transformer <strong>en</strong> un certain espace. J’ai écrit la musique<br />
<strong>en</strong> fonction de la transformation que j’avais anticipée de l’espace. Donc ça, c’est la<br />
deuxième rubrique. Les lieux à scénographier. Je ne suis toujours pas dans une musique<br />
qui s’écoute, mais qui se joue, là, dans une salle.<br />
Les non-lieux.<br />
Après, il y a les non-lieux. C’est à dire que ce sont les<br />
musiques que l’on peut écouter dans une salle, on se<br />
fiche complètem<strong>en</strong>t de là où on est. On se met dans le noir, on paie, un peu comme dans<br />
une psychanalyse, on se projette, et puis on att<strong>en</strong>d. C’est l’auditeur qui fait tout le travail.<br />
De territorialisation interne.<br />
En fait, avant de faire trop de théorie, on va parcourir quelques uns des espaces. Un peu<br />
dans le désordre.<br />
Je me suis amusé à faire des paysages pour la vue. Vous voyez la Rue Lafayette, qui croise<br />
la Rue du Château Landon. Il y a un feu rouge. Au bout, on voit le métro qui passe, à<br />
Stalingrad. Je me suis amusé à faire des tas de paysages. Ce ne sont pas des partitions<br />
de musique, ça n’est pas jouable. C’est pour vous montrer que j’ai <strong>en</strong>vie de faire coller<br />
les sons et les images.<br />
Ça, c’est une création que j’ai donnée dans le cadre du Festival d’Ile de France, qui s’appelle<br />
Auguste s’<strong>en</strong>vole. C’était une anci<strong>en</strong>ne usine de chaudières Babcok à la Courneuve. J’ai<br />
voulu utiliser les trois volumes et que le public déambule <strong>en</strong>tre les espaces, mais de<br />
façon non libre. Il y avait des parties. Le public était simultaném<strong>en</strong>t dans les trois parties.<br />
C’est quelque chose qu’on va retrouver plusieurs fois. Il y avait un imm<strong>en</strong>se hangar dans<br />
lequel il y avait deux scènes. Le public est assis. Des objets sonores vont circuler p<strong>en</strong>dant<br />
que les musici<strong>en</strong>s jou<strong>en</strong>t. On a une pièce pour Ténor et Violoncelle.<br />
Dans le volume suivant, sur une des deux scènes, sur des tourets électriques, on a un<br />
<strong>en</strong>semble de cuivres et de bois, qui sont plantés là. Dans cette même salle, il y avait 8 instrum<strong>en</strong>tistes<br />
qui étai<strong>en</strong>t collés au plafond, et deux lecteurs. Le public déambulait dans<br />
l’espace. Chaque fois, ce sont des pièces de 20 minutes. Le public s’arrête, écoute ça.<br />
Le troisième espace était un imm<strong>en</strong>se gradin. Il me servait de scène pour une première<br />
partie. Les instrum<strong>en</strong>tistes sont dessus et se déplac<strong>en</strong>t dans l’espace. Un peu comme du<br />
théâtre musical. Sauf qu’il n’y a ri<strong>en</strong> de parlé. Il n’y a pas de texte. C’est une pièce pour<br />
contrebasse, violon, clavecin et voix. Ce gradin va se r<strong>en</strong>verser. C’est quelque chose que<br />
j’aime beaucoup faire. Le public est à la place des interprètes, et il va se reverser pour le<br />
final, alors que les interprètes se retrouv<strong>en</strong>t sur une scène.<br />
On est vraim<strong>en</strong>t sur une option de lieu scénographié, parce que je propose un rapport à<br />
l’écoute. Ce qui m’intéresse c’est de travailler la verticalité, avec les instrum<strong>en</strong>tistes <strong>en</strong><br />
l’air, que le public aille lui-même chercher les sons, puisse se déplacer et trouver sa<br />
place. Souv<strong>en</strong>t les g<strong>en</strong>s se déplac<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>dant une dizaine de minutes, apprivois<strong>en</strong>t l’espace,<br />
s’arrêt<strong>en</strong>t, et <strong>en</strong> général s’assoi<strong>en</strong>t. Alors que dans d’autres <strong>en</strong>droits, ils sont assis,<br />
et écout<strong>en</strong>t un dispositif avant/arrière pour la première des salles. C’était un travail sur<br />
la neurologie que j’ai fait avec des neurologues, sur les g<strong>en</strong>s qui ont subi des opérations<br />
du cerveau et qui finiss<strong>en</strong>t par avoir des troubles cognitifs importants. Ils finiss<strong>en</strong>t par<br />
dire des choses qui n’ont pas de s<strong>en</strong>s. Un peu comme dans le livre « L’homme qui pr<strong>en</strong>ait<br />
sa femme pour un chapeau ». Ce sont des associations de langage qui cré<strong>en</strong>t des<br />
effets de s<strong>en</strong>s incroyables. J’avais recueilli auprès de ce neurologue toute une série de<br />
textes de g<strong>en</strong>s qui avai<strong>en</strong>t des troubles neurologiques. C’étai<strong>en</strong>t des très beaux textes<br />
d’associations d’idées très hétérogènes, un peu hors du s<strong>en</strong>s. J’ai voulu que le public soit<br />
emporté comme ça dans cet imaginaire de langage, avec des dispositifs où les g<strong>en</strong>s vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
derrière, mont<strong>en</strong>t, de déplac<strong>en</strong>t, redesc<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t. Une chose qui chavire tout le temps.<br />
Quand on passe d’une salle à l’autre, on est mis dans un rapport d’écoute complètem<strong>en</strong>t<br />
transgressif. Le tout dans le noir avec peu d’éclairage, laissant l’espace assez neutre, de<br />
manière à gommer l’usine, qui <strong>en</strong> elle-même m’intéressait peu, sauf qu’elle m’offrait des<br />
42
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
volumes acoustiques très intéressants. Il y avait d’imm<strong>en</strong>ses hauteurs de plafonds, des<br />
lignes de fuite très grandes. En éclairant très peu, on ne savait pas où étai<strong>en</strong>t les murs,<br />
c’était à perte de vue. C’est vraim<strong>en</strong>t le cas des textes que j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais, qui sont des textes<br />
à perte de vue. On a l’impression que ça se prolonge sans cesse, que ça ne peut<br />
jamais s’arrêter, et que tout est possible. Au contraire de ce qu’on peut croire, il n’y a pas<br />
de murs. Ce sont des textes sans murs. Je ne dis pas que quand on est intellig<strong>en</strong>t, on a<br />
des murs, mais <strong>en</strong> tout cas, quand on perd la cohér<strong>en</strong>ce sémantique, il y a une sorte de<br />
vertige, d’espace sans fin, d’infini. J’avais cherché cette usine, et je l’avais travaillée <strong>en</strong><br />
éclairage pour qu’il n’y ait plus de limites.<br />
Là on arrive sur une deuxième création, qui est une chronique sur la voix des g<strong>en</strong>s. J’ai<br />
<strong>en</strong>registré 200 personnes, il y a quelques années, avec l’<strong>en</strong>vie de créer une mémoire de<br />
la voix, et <strong>en</strong> postulant que les voix ont changé <strong>en</strong> 50 ans, <strong>en</strong> 100<br />
Chronique sur<br />
la voix des g<strong>en</strong>s.<br />
ans, <strong>en</strong> 300 ans.<br />
Mais on ne peut pas le mesurer parce qu’on a pas d’<strong>en</strong>registrem<strong>en</strong>t.<br />
Et on voit bi<strong>en</strong> que dans les premiers films sonores, les g<strong>en</strong>s ne parlai<strong>en</strong>t<br />
pas pareil que nous. Mais on n’est pas très sûrs, c’est évidemm<strong>en</strong>t<br />
dû aux micros, les voix étai<strong>en</strong>t un peu plus aiguës, comme celle d’Arletty, un peu<br />
plus pointues. Est-ce que c’est le cinéma, les micros… ? On a du mal à mesurer ça.<br />
Donc j’ai <strong>en</strong>registré 200 personnes, <strong>en</strong> leur faisant faire un même corpus. C’était un peu<br />
sci<strong>en</strong>tifique. Ils dis<strong>en</strong>t une même série de textes. Par exemple, ils dis<strong>en</strong>t « La Déclaration<br />
des Droits de l’Homme », un extrait de « Lucky Luke », et « Les Trois Petits Cochons ». Ce<br />
qui est très intéressant, si je vous le fais lire par chacun de vous, vous allez dire : (Il pr<strong>en</strong>d<br />
un ton de récit d’une histoire, d’un conte) « Alors, le troisième petit cochon… », et vous<br />
le racontez comme si vous le disiez à un <strong>en</strong>fant. Tout le monde le fait spontaném<strong>en</strong>t. Et<br />
quand vous lisez « Lucky Luke », (il pr<strong>en</strong>d un ton « western »), « Les Daltons… », vous<br />
mettez la voix <strong>en</strong> arrière, et vous parlez d’une voix un peu gutturale. Quand vous lisez<br />
« La Déclaration des Droits de l’Homme », vous pr<strong>en</strong>ez un ton neutre, inexpressif, vous<br />
respirez un grand coup et vous dites « Les hommes naiss<strong>en</strong>t et meur<strong>en</strong>t libres et égaux<br />
<strong>en</strong> droits… ».<br />
J’étais amusé de voir qu’il y avait des référ<strong>en</strong>ces culturelles comme ça très intéressantes<br />
sur le timbre, sur le son, sur le sil<strong>en</strong>ce, sur la position de la voix, sur le souffle, qui nous<br />
sont communes et qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t du fait qu’on vit <strong>en</strong>semble, qu’on écoute les mêmes<br />
radios, et que l’on se parle.<br />
J’ai imaginé que dans 50 ans, les choses pourrai<strong>en</strong>t ne pas se passer de la même façon.<br />
Peut-être qu’on fera des phrases moins longues, peut-être qu’on chantera <strong>en</strong>core beaucoup<br />
plus que maint<strong>en</strong>ant. Ou peut-être qu’au contraire, on devi<strong>en</strong>dra très neutre, collectivem<strong>en</strong>t.<br />
Donc j’ai fait ce gros travail. Après, j’ai fait toute une série de pièces qui voulai<strong>en</strong>t montrer<br />
la voix dans tous ses états. Ça a donc donné des scénographies.<br />
(Il désigne une photo). Ici, il y a des g<strong>en</strong>s qui sont sur des banquettes, allongés, d’autres<br />
sur des chaises, d’autres sur des tabourets, d’autres <strong>en</strong>core assis sur<br />
La voix dans<br />
tous ses états.<br />
des bancs d’écoles. Il y a 4 parties dans le concert, <strong>en</strong>tre chaque partie<br />
dans le concert, c’est comme si on tape avec le bâton, et on dit<br />
de changer de cavalière. Comme un jeu de chaises musicales. Les<br />
g<strong>en</strong>s se mett<strong>en</strong>t dans d’autres dispositions. C’est une expéri<strong>en</strong>ce de<br />
stature de l’auditeur, et <strong>en</strong> même temps, c’est une expéri<strong>en</strong>ce de positionnem<strong>en</strong>t dans la<br />
salle. Car évidemm<strong>en</strong>t, l’acoustique n’est pas du tout la pareille d’un point à un autre.<br />
Les interprètes sont sur les scènes qui sont ici, et se déplac<strong>en</strong>t aussi tout le temps. On a<br />
derrière soi une clarinette, ou un petit <strong>en</strong>semble vocal, un trombone, ou un saxophone.<br />
La régie est <strong>en</strong> plein milieu. Sans arrêt, on est soumis à… ça c’est une chose à laquelle<br />
je crois beaucoup : Vous avez tous eu l’expéri<strong>en</strong>ce d’arriver <strong>en</strong> retard au théâtre, et donc,<br />
vous ne pouvez pas rejoindre la place sublime que vous avez payée la peau des fesses au<br />
milieu devant, parce que c’est trop tard, et vous êtes à l’arrière.<br />
A l’<strong>en</strong>tracte, vous comptez bi<strong>en</strong> la retrouver. Mais vous vous r<strong>en</strong>dez compte que vous<br />
voyez deux pièces différ<strong>en</strong>tes. Dans la première, vous vous r<strong>en</strong>dez compte que d’abord<br />
vous voyez tout le théâtre, et la scène est le théâtre, donc vous vous focalisez sur le cadre,<br />
vous voyez les personnages, leurs déplacem<strong>en</strong>ts, vous voyez les décors. Le texte s’inscrit<br />
dans un espèce de tout, dans un espace qui est distancié. Quand vous rejoignez votre<br />
place à l’<strong>en</strong>tracte, vous vous r<strong>en</strong>dez-compte qu’il y a des personnes, avec des visages, que<br />
vous ne voyiez pas bi<strong>en</strong> jusque là. Vous êtes obligé de faire un travail c<strong>en</strong>tripète alors<br />
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Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
qu’avant, vous étiez sur une sorte de réception c<strong>en</strong>trifuge. C’est à dire que les choses<br />
vous arrivai<strong>en</strong>t, mais ce que vous alliez chercher ne pouvait pas être tellem<strong>en</strong>t détaillé.<br />
Alors que lorsque vous êtes devant, elles vous arriv<strong>en</strong>t beaucoup plus, mais d’une certaine<br />
façon, elles ne vous arriv<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong>semble. Il faut que vous les reconstituiez.<br />
Cette expéri<strong>en</strong>ce d’arriver <strong>en</strong> retard au théâtre est pour moi<br />
une expéri<strong>en</strong>ce déterminante dans le rapport à la musique. Je<br />
p<strong>en</strong>se que, comme dans la vie quotidi<strong>en</strong>ne, on n’écoute que ce<br />
qu’on veut. Ça n’est certainem<strong>en</strong>t pas le compositeur qui dit ce<br />
qu’il veut, il y a autant de musiques à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre que de g<strong>en</strong>s qui<br />
l’écout<strong>en</strong>t. C’est l’auditeur qui crée la musique, qui la construit. C’est lui qui dit ce qui<br />
est à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. Evidemm<strong>en</strong>t, chacun <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d ce qu’il a <strong>en</strong>vie. Du coup, ça vaut la peine<br />
d’inciter l’auditeur à se déplacer. C’est à dire, à faire l’expéri<strong>en</strong>ce d’arriver <strong>en</strong> retard, <strong>en</strong>fin,<br />
d’écouter une fois ici et une fois là. Parce qu’il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dra des choses différ<strong>en</strong>tes, pour des<br />
raisons qui sont ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t acoustiques, mais qui sont évidemm<strong>en</strong>t beaucoup plus<br />
qu’acoustiques parce qu’on écoute toujours <strong>en</strong>semble. Vous avez vécu dix fois d’écouter<br />
quelqu’un qui est très t<strong>en</strong>du, nerveux, qui n’<strong>en</strong> peut plus, qui <strong>en</strong> a marre, ou qui n’aime<br />
pas ce qu’on écoute, ou un <strong>en</strong>fant qui s’<strong>en</strong>dort, ou des g<strong>en</strong>s qui s’<strong>en</strong>dorm<strong>en</strong>t autour de<br />
vous, ou des g<strong>en</strong>s qui font du bruit, ou des g<strong>en</strong>s qui sont très att<strong>en</strong>tifs ; vous êtes emportés<br />
dans cette écoute.<br />
De même que pour ceux qui ont des <strong>en</strong>fants, quand vous allez à un spectacle avec un<br />
<strong>en</strong>fant, vous ne pouvez pas faire autrem<strong>en</strong>t que d’écouter le spectacle à travers son<br />
oreille. C’est à dire que vous s<strong>en</strong>tez ce qu’il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d et ce qu’il n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d pas, quand il<br />
accroche… C’est un bonheur quand on a des <strong>en</strong>fants d’aller au spectacle sans eux ! Car<br />
<strong>en</strong>fin, notre écoute nous apparti<strong>en</strong>t, seul avec soi même. On n’est pas obligé d’écouter à<br />
travers les autres.<br />
Voilà un autre exemple de scénographie. On est donc dans un espace neutre, et dans ce<br />
même espace, j’avais fait une expéri<strong>en</strong>ce de concert verticaux. J’<strong>en</strong> ai fait un certain nombre,<br />
ce qui est, selon les acoustici<strong>en</strong>s, une hérésie. On nous explique que nous avons nos<br />
deux oreilles horizontales, et c’est fait pour percevoir la stéréophonie, c’est à dire la<br />
profondeur de champ. Grâce à l’écartem<strong>en</strong>t des deux oreilles, si un son est à deux mètres<br />
ou dix mètres, on perçoit les variations, <strong>en</strong> particulier du champ différé, le champ direct<br />
étant ce que je reçois <strong>en</strong> direct de vous, mais le champ différé, c’est ce que l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t<br />
me r<strong>en</strong>voie, ou le champ diffus, ce que l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t me r<strong>en</strong>voie du message par<br />
des réflexions diverses.<br />
On dit que l’oreille ne perçoit pas la verticalité, ce qui est théoriquem<strong>en</strong>t exact, mais pratiquem<strong>en</strong>t<br />
faux. Donc j’ai fait des expéri<strong>en</strong>ces de concert verticaux, avec des interprètes<br />
qui sont les uns sur les autres. C’est intéressant de les<br />
empiler quand on a pas beaucoup de place ! Imaginez un<br />
orchestre <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t vertical ! Là je p<strong>en</strong>se que ce serait<br />
un aberration, mais il y a parfois des choses intéressantes<br />
à faire avec cette verticalité.<br />
On écoute que ce<br />
qu’on veut.<br />
Quand on fait chanter<br />
des adolesc<strong>en</strong>ts,<br />
on a précisém<strong>en</strong>t, et ça<br />
r<strong>en</strong>voie à ce que je<br />
disais sur les amateurs,<br />
des voix qui sont<br />
extrêmem<strong>en</strong>t<br />
intéressantes et qui<br />
parl<strong>en</strong>t de nous,<br />
qui parl<strong>en</strong>t du monde.<br />
Un autre exemple d’une scénographie liée à l’écriture :<br />
dans mon expéri<strong>en</strong>ce sur la voix, je r<strong>en</strong>contre des adolesc<strong>en</strong>ts.<br />
Evidemm<strong>en</strong>t, je r<strong>en</strong>contre des personnes de tous les<br />
âges. Et je m’aperçois qu’il y a quelque chose de très particulier<br />
qui se passe à l’adolesc<strong>en</strong>ce, qui est vraim<strong>en</strong>t très<br />
typique de cet âge, c’est que la voix est id<strong>en</strong>tifiée très rapidem<strong>en</strong>t<br />
comme un organe annexe de la sexualité. La voix<br />
et la sexualité sont deux choses intimem<strong>en</strong>t liées. Jusqu’à<br />
l’adolesc<strong>en</strong>ce, jusqu’à ce que les poils pouss<strong>en</strong>t, on ne le<br />
sait pas. Quand on voit que l’on comm<strong>en</strong>ce à se transformer<br />
<strong>en</strong> un individu sexué, <strong>en</strong>fin, on est déjà sexué mais…<br />
tout d’un coup, la voix devi<strong>en</strong>t un problème. Il y a une mue.<br />
Déjà, il va falloir passer d‘un sexe à un autre. Pour les<br />
petits garçons qui avai<strong>en</strong>t des voix de petites filles, ils vont<br />
devoir dev<strong>en</strong>ir des garçons. Pour les jeunes filles, il y a<br />
aussi une mue, qui est moins visible, moins évid<strong>en</strong>te, mais<br />
qui existe tout à fait. Surtout, il y a le fait qu’on est interpellés dans son id<strong>en</strong>tité. Pr<strong>en</strong>dre<br />
la parole, c’est particulièrem<strong>en</strong>t compliqué parce que ça demande de savoir qui on est,<br />
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Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
et comme c’est un mom<strong>en</strong>t où, précisém<strong>en</strong>t, on change d’id<strong>en</strong>tité, on se dit que justem<strong>en</strong>t,<br />
ce n’est pas le mom<strong>en</strong>t où l’on sait qui on est. Donc pr<strong>en</strong>dre la parole à cet âge là<br />
est un acte compliqué, et j’ai voulu parler de cette fragilité.<br />
Quand on fait chanter des adolesc<strong>en</strong>ts, on a précisém<strong>en</strong>t, et ça r<strong>en</strong>voie à ce que je disais<br />
sur les amateurs, des voix qui sont extrêmem<strong>en</strong>t intéressantes et qui parl<strong>en</strong>t de nous, qui<br />
parl<strong>en</strong>t du monde. La musique a besoin de ces voix. Si la musique continuait de survivre<br />
sans que l’on ait écrit pour des adolesc<strong>en</strong>ts, pour cette voix d’un garçon de 15 ans ou une<br />
fille de 12 ans, on serait fous. On ne peut pas se passer de ça. Quand un adolesc<strong>en</strong>t<br />
chante ou parle, il nous dit bi<strong>en</strong> autre chose que ce qu’il veut dire. Et sa voix traduit quelque<br />
chose qui est de l’ordre de l’ambiguïté, de la fragilité, de la mue, à tous les s<strong>en</strong>s du<br />
terme, de la métamorphose. C’est quelque chose qui nous apparti<strong>en</strong>t à vie, qu’on a vécu<br />
à l’adolesc<strong>en</strong>ce, mais qui nous reste, qu’on revit dans l’inhibition, qu’on revit dans la difficulté<br />
d’id<strong>en</strong>tité, et qu’on va aussi revivre dans des mom<strong>en</strong>ts de fragilité, des mom<strong>en</strong>ts<br />
forts, des mom<strong>en</strong>ts émotionnels, des mom<strong>en</strong>ts amoureux, des mom<strong>en</strong>ts où on vit tout<br />
avec int<strong>en</strong>sité, des mom<strong>en</strong>ts où on vit tout dans l’excès parce que l’on ne met pas de<br />
mots sur les choses.<br />
Donc je suis allé dans une friche industrielle à la Plaine Saint-D<strong>en</strong>is, qui était déserte. J’ai<br />
fait sortir deux tours du sol, que j’ai <strong>en</strong>tourées de sable. J’y ai mis des projecteurs. J’ai<br />
campé ces deux ados là-haut, avec un micro. Le public n’est pas invité à cet <strong>en</strong>droit là.<br />
Des g<strong>en</strong>s sont v<strong>en</strong>us voir, mais pour moi c’était un peu conceptuel, comme une œuvre<br />
qu’on ne voit pas. Je fais allusion à une œuvre de Walter De Maria, qui s’appelle « Earth<br />
Kilometre », qui est un tube d’un kilomètre de bronze, qui est coulé dans la terre. Ils ont<br />
foré à un kilomètre de profondeur, et il y a un mètre qui sort. Vous voyez le mètre qui sort,<br />
c’est l’œuvre, mais vous savez qu’il y a 999 mètres qui sont sous terre. C’est la définition<br />
pour moi absolue de l’art conceptuel. Donc, là, c’est un peu ça. La disposition de ces<br />
deux adolesc<strong>en</strong>ts est un peu anecdotique. Pour moi, elle est <strong>en</strong>tre deux rails, elle est<br />
dans une Friche, dans un <strong>en</strong>droit de métamorphose, un <strong>en</strong>droit abandonné. Ça pourrait<br />
se reconstruire mais on ne sait pas <strong>en</strong>core comm<strong>en</strong>t. Avec des choses qui sort<strong>en</strong>t de terre<br />
et qui sont, <strong>en</strong> même temps, <strong>en</strong>tre des voies désertes.<br />
Leur micro est sonorisé dans la Plaine Saint-D<strong>en</strong>is, à travers des <strong>en</strong>ceintes que je dispose<br />
sur les toits des immeubles, pour reproduire des muezzins, comme dans les villes<br />
arabes. J’ai été très frappé à Marrakech, ou à Alger, où j’ai pu faire des concerts, de la<br />
puissance évocatrice de ces muezzins, leur beauté évocatrice quand ils se mett<strong>en</strong>t tous<br />
<strong>en</strong> marche. Et quand on habite à côté d’un minaret, et qu’on comm<strong>en</strong>ce à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre les<br />
voix qui sont très proches, et tout d’un coup, on <strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d un qui est à 600 mètres, un<br />
autre à 1 kilomètre, un autre <strong>en</strong>core plus loin… Tout se mélange, il y a une profondeur<br />
de champ. C’est d’une beauté inimaginable. Indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t du cont<strong>en</strong>u religieux ou<br />
de l’autoritarisme territorial que ça suppose, et qui peut poser problème. En tout cas sur<br />
un plan totalem<strong>en</strong>t acoustique, je trouve que c’est une expéri<strong>en</strong>ce musicale d’une beauté<br />
assez rare. J’ai eu <strong>en</strong>vie de reproduire ça. Avec différ<strong>en</strong>tes autorisations nécessaires, j’ai<br />
fait <strong>en</strong> sorte, sur 6 kilomètres carrés, c’est à dire toute la Plaine Saint-D<strong>en</strong>is, de la Porte<br />
de Paris à la Porte de la Chapelle et <strong>en</strong>tre Aubervilliers et Saint-Ou<strong>en</strong>, qu’on puisse<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ces deux voix d’adolesc<strong>en</strong>ts très fort. Enfin, qu’on puisse les <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre parfaitem<strong>en</strong>t<br />
dans l’<strong>en</strong>semble de l’espace public. Six mois avant, j’ai distribué la partition dans<br />
les Postes, dans les pharmacies, dans les boulangeries, pour que tout le monde puisse<br />
l’avoir et la suivre, et écouter depuis chez soi ces voix fragiles qui n’os<strong>en</strong>t pas parler et<br />
qui cette fois ci, s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t de partout.<br />
Un dispositif spatial qui<br />
est lié à un cont<strong>en</strong>u.<br />
Là, on est vraim<strong>en</strong>t sur un dispositif spatial qui est lié à<br />
un cont<strong>en</strong>u. Il y a des g<strong>en</strong>s qui ont laissé tomber la partition,<br />
et qui se sont prom<strong>en</strong>és <strong>en</strong> vélo dans la ville pour<br />
écouter le concert <strong>en</strong> se déplaçant, <strong>en</strong> essayant de voir<br />
comm<strong>en</strong>t, quand ils quitt<strong>en</strong>t un <strong>en</strong>droit sonorisé, ils arriv<strong>en</strong>t dans un <strong>en</strong>droit où c’est<br />
beaucoup plus faible, et ils trouv<strong>en</strong>t un immeuble un peu plus loin.<br />
Là on est au fond d’un stade nautique que j’ai vidé. Le public est autour. C’est une pièce<br />
pour un grand <strong>en</strong>semble vocal, avec une partition géante au fond. On est toujours dans<br />
le travail sur la voix. La voix immergée.<br />
Je ne vais pas faire trop de discours sur chaque scénographie. Pour l’instant, on parcourt<br />
des rapports à l’espace. Ici on voit des musici<strong>en</strong>s qui sont partout dans l’espace. La dame<br />
par exemple qui est là, c’est une dame du public. Une dame très forte, qui a peur d’avoir<br />
des difficultés à se relever, donc elle s’assoit sur le bord d’un plateau sur lequel il y a des<br />
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Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
interprètes. Les autres g<strong>en</strong>s sont assis autour.<br />
Sur cette photo, on ne voit pas très bi<strong>en</strong>. On voit même l’inverse de ce que je cherchais.<br />
C’est François Leroux, le baryton. Le plateau était <strong>en</strong> p<strong>en</strong>te. Il montait, et il faisait corps<br />
avec le fond, qui était un cyclo bleu. Tout était bleu. Je voulais que l’interprète soit susp<strong>en</strong>du<br />
<strong>en</strong> l’air, et qu’on ne le voie pas. Mais sur cette photo, on voit que l’interprète et<br />
son pupitre sont posés <strong>en</strong>tre le sol et le fond. C’est un travail sur la susp<strong>en</strong>sion de la voix.<br />
Il y avait des interprètes qui étai<strong>en</strong>t cachés dans les gradins, et qui faisai<strong>en</strong>t des sons <strong>en</strong><br />
plus, sans voir le baryton. C’était une pièce pour baryton et ney, une flûte turque, et avec<br />
des interprètes cachés sous les gradins et qui font des sons.<br />
Maint<strong>en</strong>ant on est passé à une autre pièce. On va écouter des choses. Et je vais vous parler<br />
de scénographie sans images.<br />
Ça, c’est ce que j’appelle une musique appliquée. C’est une pièce que j’ai faite pour un<br />
spectacle qui a été donné à la Cité des Sci<strong>en</strong>ces. On a fait un spectacle avec un metteur<br />
<strong>en</strong> scène et Hubert Reeves sur la naissance de l’univers, depuis le Big Bang jusqu’à la<br />
naissance de la Terre. Il y avait quatre espaces visuels et musicaux.<br />
Le premier c’était devant la Cité des Sci<strong>en</strong>ces, devant la Géode. J’avais <strong>en</strong>vie d’une douche.<br />
J’avais <strong>en</strong>vie qu’ils se rinc<strong>en</strong>t l’oreille. Qu’ils oubli<strong>en</strong>t la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Qu’ils<br />
oubli<strong>en</strong>t l’échelle de la Terre, dans le s<strong>en</strong>s qu’on puisse plus tard aborder à l’intérieur du<br />
spectacle les années lumières, donc il fallait oublier la durée de vie sur terre. Surtout<br />
celle de l’homme. Donc j’imaginais une pièce qui serait une pièce nocturne. Vous savez<br />
quand vous mettez du papier noir devant une lampe et que vous la trouez avec une<br />
aiguille, vous obt<strong>en</strong>ez la nuit, avec des étoiles. J’ai fait la même chose <strong>en</strong> son. J’avais<br />
commandé à l’IRCAM un logiciel. Sur l‘écran de mon ordinateur j’ai un mur <strong>en</strong> plomb.<br />
Derrière ce mur, il y a tous les sons de la terre. Toutes les fréqu<strong>en</strong>ces. Quand, avec ma<br />
souris, je clique à un <strong>en</strong>droit, je fais sortir d’un trou, et il y a une fréqu<strong>en</strong>ce pure qui sort.<br />
J’ai attribué à 8 <strong>en</strong>ceintes, 8 pistes. Tout le travail consistait <strong>en</strong> fait à faire sortir des sons<br />
purs, et à les reboucher. Je faisais donc des trous avec le logiciel, que je rebouchais après.<br />
Puis j’ai placé mes huit <strong>en</strong>ceintes sur toute la façade de la Cité de Sci<strong>en</strong>ces, pour que les<br />
g<strong>en</strong>s <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t une façade d’un immeuble <strong>en</strong>tier qui diffuse des sons purs, de façon<br />
horizontale, comme des fils de laser. Ils étai<strong>en</strong>t diffusés très faibles.<br />
Les g<strong>en</strong>s att<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t 20 minutes dehors, l’objectif était qu’ils s’imprègn<strong>en</strong>t de ce bâtim<strong>en</strong>t,<br />
dans lequel on allait <strong>en</strong>trer pour parler d’une autre temporalité, et qu’ils se rinc<strong>en</strong>t<br />
les oreilles. Qu’ils n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t plus le périphérique, la vie quotidi<strong>en</strong>ne, eux-mêmes, <strong>en</strong><br />
faisant sil<strong>en</strong>ce et qu’ils <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t ces sons purs qui partai<strong>en</strong>t horizontalem<strong>en</strong>t de la Cité<br />
des Sci<strong>en</strong>ces et qui étai<strong>en</strong>t fortem<strong>en</strong>t spatialisés, parce quand on se déplaçait, on les<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait parfaitem<strong>en</strong>t. Là vous <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez une stéréophonie, ce qui est absurde, parce<br />
qu’<strong>en</strong> fait, il aurait fallu que je diffuse les sons dans tout l’espace.<br />
[Diffusion du son]<br />
Musique spectrale<br />
Voici ce qu’on appelle une musique spectrale. C’est une<br />
musique qui travaille uniquem<strong>en</strong>t sur le spectre. Il n’y a<br />
plus de formes. Chaque son a une temporalité qui lui est propre, et tellem<strong>en</strong>t induite<br />
dans celle des autres, qu’elle nous échappe. On n’a pas la consci<strong>en</strong>ce de la durée des<br />
sons, tellem<strong>en</strong>t l’apport de nouveaux sons nous fait oublier l’extinction des sons précéd<strong>en</strong>ts.<br />
C’est une pièce que j’ai commandée. Je suis parti de l’idée que ce bâtim<strong>en</strong>t<br />
respire, avec une notion d’infini, de non-temporalité, d’intemporalité. J’ai conçu le dispositif,<br />
j’ai conçu l’idée, et j’ai commandé le programme et fait de la musique avec.<br />
Toute l’idée de l’espace et de la préparation de l’audition a conditionné complètem<strong>en</strong>t<br />
l’écriture. C’est comme ça que je suis arrivé à faire une pièce électronique, ce que je fais<br />
rarem<strong>en</strong>t. Et puis après, on <strong>en</strong>tre dans la Cité des Sci<strong>en</strong>ces, dans la grande cuve du bas,<br />
où on parlait de l’infinim<strong>en</strong>t petit. On comm<strong>en</strong>çait par un travail sur la matière, l’univers,<br />
le cosmos étant d’abord fait de matière, qui passe de moins 256 degrés au plus froid à<br />
plusieurs c<strong>en</strong>taines de milliers de degrés au plus chaud, à l’<strong>en</strong>droit où l’hydrogène se<br />
consume, au c<strong>en</strong>tre du soleil <strong>en</strong>tre autre.<br />
On est vraim<strong>en</strong>t sur des effets de matières. J’ai donc créé une deuxième pièce. Mon<br />
objectif était de t<strong>en</strong>ter des déplacem<strong>en</strong>ts de la très grande vitesse dans l’espace. Donc là<br />
<strong>en</strong>core, nouveau logiciel pour arriver à la faire. C’est à dire que j’avais une table graphique,<br />
et j’avais mis une quarantaine d’<strong>en</strong>ceintes. J’ai dessiné pour chaque son, leur déplacem<strong>en</strong>t<br />
dans l’espace. Chaque son, individuellem<strong>en</strong>t était dessiné dans l’espace. Ils<br />
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Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
étai<strong>en</strong>t remixés. Enfin, la composition musicale est faite, mais après ça, elle est décomposée,<br />
et chaque son a sa propre histoire dans l’espace. Ça se combine. Ici on n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<br />
ri<strong>en</strong> du tout parce qu’il y a deux <strong>en</strong>ceintes, mais ça vous donne simplem<strong>en</strong>t l’idée de la<br />
matière.<br />
[Diffusion du son]<br />
Il faut vous dire que chaque élém<strong>en</strong>t sonore est séparé des autres et a sa propre histoire<br />
dans l’espace. Comme une espèce de précipitation. Une tornade. C’est un travail très<br />
organique. Il a été p<strong>en</strong>sé effectivem<strong>en</strong>t à cause du travail de spatialisation.<br />
Et puis on arrive à une troisième partie où les g<strong>en</strong>s montai<strong>en</strong>t, ils étai<strong>en</strong>t à moitié couchés<br />
pour regarder des images de Hubble qui avai<strong>en</strong>t été animées <strong>en</strong> vidéo, pour raconter<br />
cette naissance du système solaire, visibles sur des écrans qui avai<strong>en</strong>t été recomposés<br />
<strong>en</strong> iris sur la toiture de la Cité des Sci<strong>en</strong>ces. Là, on est sur une version instrum<strong>en</strong>tale<br />
et vocale. Je vous fais <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre un passage pour un <strong>en</strong>semble instrum<strong>en</strong>tal et vocal. C’est<br />
le passage des galaxies. Ce qui est propre à ce qui se passe dans le ciel, c’est qu’il y a<br />
plusieurs forces qui s’exerc<strong>en</strong>t, dont une, qui n’est pas la principale, qui est la gravitation.<br />
Deux corps s’attir<strong>en</strong>t toujours, mais ils ne s’attir<strong>en</strong>t jamais linéairem<strong>en</strong>t. Quand ils<br />
s’attir<strong>en</strong>t, ils part<strong>en</strong>t <strong>en</strong> rotation, pour diverses raisons qu’on ne va pas expliquer ici. Les<br />
choses tourn<strong>en</strong>t tout le temps. Les images qu’on a des galaxies sont des images circulaires,<br />
d’ellipses, comme nous nous tournons autour de nous-mêmes sans cesse. J’ai<br />
essayé d’écrire une pièce qui tourne. A la fois dans les hauts-parleurs sur le toit, mais <strong>en</strong><br />
même temps, qui tournait à l’intérieur de l’écriture musicale. Il faut imaginer, quand vous<br />
l’écoutez, que vous regardez des galaxies. Ils avai<strong>en</strong>t animé des images d’Hubble, de<br />
façon à ce que les étoiles circul<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre elles.<br />
[Diffusion du son]<br />
La desc<strong>en</strong>te finale c’est un zoom avant. La musique est écrite <strong>en</strong> fonction des images.<br />
Dans ce passage, c’est un duo <strong>en</strong>tre un baryton et une basse. C’est un mom<strong>en</strong>t où la terre<br />
s’énerve, et où il s’est mis à pleuvoir p<strong>en</strong>dant des siècles. Il y a eu un gros orage. Tout<br />
s’est couvert et il a plu p<strong>en</strong>dant très longtemps.<br />
[Diffusion du duo]<br />
Il va pleuvoir p<strong>en</strong>dant 10 minutes là ! Evidemm<strong>en</strong>t, c’est un peu anecdotique, mais la<br />
spatialisation était importante, la notion de volume. On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d bi<strong>en</strong> un orgue. Tout est<br />
fait <strong>en</strong> une seule prise. Il y a des instrum<strong>en</strong>ts qui sont placés dans l’espace, on a <strong>en</strong>registré<br />
<strong>en</strong> multipistes, c’est ça qui est intéressant. Ce qui est rapporté après sur bandes<br />
magnétiques, c’est la partie d’orage et la pluie. Mais tout le reste, tout ce qui est percussion,<br />
<strong>en</strong> particulier l’orgue qui fait des effets de basse, est <strong>en</strong>registré <strong>en</strong> direct.<br />
Ça me permet d’introduire la question de la prise de son dans ce g<strong>en</strong>re de projet, qui est<br />
absolum<strong>en</strong>t c<strong>en</strong>trale. Aujourd’hui dans le cinéma, avec cette mode du cinéma multipistes<br />
<strong>en</strong> 5.1, vous avez des <strong>en</strong>ceintes qui sont dans les salles, et vos sons se déplac<strong>en</strong>t<br />
d’une <strong>en</strong>ceinte à l’autre. En v<strong>en</strong>ant ici, j’ai eu <strong>en</strong>vie de mettre deux <strong>en</strong>ceintes au c<strong>en</strong>tre,<br />
pour que vous ayez un minimum d’espace c<strong>en</strong>tral. Le gros défaut des musiques spatialisées,<br />
c’est qu’elles part<strong>en</strong>t de sons qui sont souv<strong>en</strong>t des sons mono, des sons uniques,<br />
qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t d’une prise de son ponctuelle. Après, ces sons sont mis dans l’espace. Mais<br />
ils ne sont pas mis dans l’espace, ils sont mis dans des points. Vous <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez ces points.<br />
Vous n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez pas d’espace. Vous n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez pas de volume. La plupart du temps, il<br />
ne se passe ri<strong>en</strong> à l’<strong>en</strong>droit où vous êtes. Ça se passe là-bas dans les <strong>en</strong>ceintes. Et vous<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez qu’un son se déplace d’une <strong>en</strong>ceinte à l’autre. C’est <strong>en</strong> général très faible. Sur<br />
le plan musical, ça n’a aucun intérêt. Alors que lorsque vous vous mettez par exemple à<br />
l’intérieur d’un orchestre symphonique, ou d’un <strong>en</strong>semble vocal, vous êtes vraim<strong>en</strong>t au<br />
c<strong>en</strong>tre du son. Les sons ne sont pas à l’extérieur, ils sont parmi vous. Ils sont là.<br />
Pour arriver à faire ça, il faut, soit imaginer des concerts où le public est au cœur des<br />
interprètes, et il y a alors un son partagé, soit, si ce sont des choses <strong>en</strong>registrées, il faut<br />
faire des prises de son <strong>en</strong> multipistes, c’est à dire avoir une position c<strong>en</strong>trale où on met<br />
les micros, et puis on répartit les sons dans l’espace. Après ça, pour chaque micro<br />
correspondra une <strong>en</strong>ceinte et on se retrouvera avec une virtualité de la restitution.<br />
Pour être un peu plus clair, <strong>en</strong> général, je mets 8 micros au c<strong>en</strong>tre espacés d’un mètre.<br />
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Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
Ce sont des micros assez directionnels. On place les interprètes <strong>en</strong> face de ces micros.<br />
Ils jou<strong>en</strong>t. Après, on met huit <strong>en</strong>ceintes dans la salle et on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d ce que les micros, qui<br />
étai<strong>en</strong>t au c<strong>en</strong>tre <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t de leur point de vue, de l’espace où ils étai<strong>en</strong>t. Du coup,<br />
vous avez un espace c<strong>en</strong>tral. Vous avez une spatialisation. Vous <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez vraim<strong>en</strong>t les<br />
sons là où ils sont, mais vous êtes bi<strong>en</strong> à l’<strong>en</strong>droit où il faut pour les <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. Ils ne sont<br />
pas « là-bas », là où ils arriv<strong>en</strong>t. C’est ici que vous les <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez, vous ne les <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez pas<br />
là-bas.<br />
C’est une chose qu’on ne fait pas assez, que personne ne fait, <strong>en</strong> tout cas, que le cinéma<br />
ne fait pas, et il nous pr<strong>en</strong>d pour des imbéciles. Je trouve ça très regrettable que le<br />
cinéma se soit mis à faire du 5.1, a mis des <strong>en</strong>ceintes partout pour ne pas les utiliser, ou<br />
pour les utiliser de façon imbécile. En nous faisant croire qu’ils cré<strong>en</strong>t des espaces, alors<br />
qu’ils les déconstruis<strong>en</strong>t, qu’ils les vid<strong>en</strong>t.<br />
Je continue avec mes photos. C’est une pièce que j’ai donnée à la Havane, puis <strong>en</strong> Seine<br />
Saint-D<strong>en</strong>is. Je me suis amusé à faire un film où je laisse la continuité de la musique,<br />
mais à chaque fois, je montre des images de villes différ<strong>en</strong>tes. Comme le concert a été<br />
donné 4 fois dans 4 villes différ<strong>en</strong>tes, dans la musique, je passe d’une ville à l’autre, et je<br />
re-synchronise. Là, on est dans un Conseil Municipal. Le public est assis à gauche. Les<br />
chanteurs, là c’est l’Ensemble Soli-tutti dirigé par D<strong>en</strong>is Gautheyrie, à Paris VIII, qui est<br />
<strong>en</strong>train de monter une partition. Ils sont assis à la place du Conseil Municipal. C’est une<br />
œuvre pour 16 chanteurs. Le chef est debout, il n’est pas à l’<strong>en</strong>droit du Maire. Ça a été<br />
donné dans chaque ville dans des lieux différ<strong>en</strong>ts. Ici, on est dans une Bourse du Travail,<br />
à la Havane. Les interprètes sont à tous les étages. Au deuxième, au premier. Des percussionnistes<br />
sont de tous les cotés. Le public est <strong>en</strong> bas et ne les voit pas. Il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d les percussions<br />
à trois étages successifs qui font <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> résonance le puits architectural, mais<br />
il ne les voit pas. Les interprètes se voi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre eux. Ils ont un chef parmi eux. La musique<br />
vi<strong>en</strong>t de l’intérieur du bâtim<strong>en</strong>t. (Il désigne une autre photo) Ça, ça se passe dans un<br />
cloître. Je suis au c<strong>en</strong>tre, et je dirige une partition qui est à 360 degrés. J’avais plusieurs<br />
pupitres, pour pouvoir me tourner et avoir toujours une partition devant moi. J’ai le<br />
public partout autour sur le cloître, avec une première rangée de choristes qui sont au<br />
premier étage, et au deuxième étage, il y a les cuivres. Le public lève la tête, suit <strong>en</strong> regardant<br />
ce qui se passe.<br />
Question dans le public :<br />
Par rapport à ce que vous avez dit concernant le cinéma et la musique de cinéma. Je me posais la question<br />
suivante, d’après ce que je sais là-dessus, la musique de cinéma ou au cinéma a un statut différ<strong>en</strong>t.<br />
Elle n’a pas le même statut, pour l’auditeur, que l’auditeur qui va écouter un concert ou qui va se retrouver<br />
plongé au sein d’un orchestre symphonique par exemple. Donc, je me disais qu’<strong>en</strong> fait, je ne sais pas<br />
si j’ai raison, mais d’après les travaux de Michel Chion <strong>en</strong>tre autres, qui est spécialisé là-dessus, j’ai l’impression<br />
que la musique au cinéma n’est pas là pour… elle est là de temps <strong>en</strong> temps pour am<strong>en</strong>er des<br />
effets, mais elle n’est pas considérée <strong>en</strong> tant que telle, avec un statut aussi reconnu que celui de l’image. Il<br />
y a forcém<strong>en</strong>t soit l’image, soit le son qui est privilégié. Et je p<strong>en</strong>se qu’au cinéma, il s’agit de l’image. Mais<br />
c’est une question.<br />
Ce débat est très vaste. On ne va pas le généraliser parce qu’il y a des tas de films qui<br />
sont différ<strong>en</strong>ts. Là, je fais allusion au cinéma, pourquoi, parce qu’on est dans un lieu qui<br />
a depuis une dizaine d’année, généralisé l’<strong>en</strong>vie de créer un espace cinématographique.<br />
C’est à dire de sortir de l’écran. Jusqu’à maint<strong>en</strong>ant, le son était placé derrière l’écran,<br />
avec deux <strong>en</strong>ceintes et avec des écrans percés de petits trous pour que le son puisse passer<br />
correctem<strong>en</strong>t. Aujourd’hui, les salles s’équip<strong>en</strong>t avec de hauts-parleurs partout. On<br />
est <strong>en</strong>train de faire sortir le cinéma de l’écran, parce qu’on voudrait lui donner du réalisme,<br />
on voudrait transporter les g<strong>en</strong>s dans l’espace où le film se passe. Et donc déplacer<br />
les sons dans l’espace pour virtualiser les espace sonores. Il s’agit peut-être plus de<br />
la bande sonore que de la musique. Mais la musique fait aussi partie de ces bandes<br />
sonores. Je faisais donc allusion à ces virtualités désastreuses plutôt qu’à une spatialisation<br />
de la musique. Le cinéma est <strong>en</strong>train de se préoccuper d’espaces, parce qu’on veut<br />
<strong>en</strong> rajouter. On veut que les g<strong>en</strong>s s’y croi<strong>en</strong>t. On veut aller au bout de la psychanalyse !<br />
Question dans le public :<br />
On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d la pierre, grâce au son surround dont tu parles, on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d la pierre que le garçon jette au fond.<br />
48
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
Mais <strong>en</strong> fait, c’est mal fait. On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d le ricochet derrière.<br />
En général, si vous écoutez bi<strong>en</strong> les sons surround, dans les films <strong>en</strong> 5.1, c’est très mal<br />
fait. C’est très anecdotique. Il y a une voiture qui part à droite, alors l’ingénieur du son a<br />
essayé de la faire partir à droite, donc elle part ici alors qu’elle devrait partir là-bas…<br />
C’est complètem<strong>en</strong>t anecdotique. Alors qu’on pourrait très bi<strong>en</strong> faire un vrai travail de<br />
volume. Mais ça oblige à faire des prises des sons… On pourra <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre des travaux que<br />
j’ai faits avec des prises de sons multipistes, pour que vous voyez la différ<strong>en</strong>ce. Encore<br />
que là, on les écoute <strong>en</strong> stéréo. C’est sûr que ça aurait été bi<strong>en</strong> pour notre après-midi que<br />
j’installe 8 <strong>en</strong>ceintes et que vous voyez ce qui se passe. Ce qui se passe dans la vie. Dès<br />
qu’on sort, il se passe ce que je dis.<br />
[Il montre des photographies ou des séqu<strong>en</strong>ces de films.]<br />
Ça c’est un travail que j’ai fait sur le vide. J’ai eu <strong>en</strong>vie de travailler avec un groupe de<br />
Saint-D<strong>en</strong>is, sur la question du vide. On est allés voir des physici<strong>en</strong>s qui nous ont expliqué<br />
ce qu’est le vide dans l’espace. Evidemm<strong>en</strong>t, il n’y <strong>en</strong> a pas. Entre la terre et la lune,<br />
il y a ce qu’on appelle l’éther. D’ailleurs, il y a quand même<br />
une quantité de matière. Dans le monde du son, il n’y a<br />
jamais de vide. Le sil<strong>en</strong>ce n’existe pas, puisqu’il y a toujours<br />
des choses qui sont audibles. Mais on s’est quand même amusés à travailler sur la<br />
notion de sil<strong>en</strong>ce, avec ce physici<strong>en</strong>, un philosophe, des musici<strong>en</strong>s. Jusqu’à faire la chose<br />
la plus bête que j’ai jamais faite dans ma vie, c’est à dire aller <strong>en</strong>registrer la chambre<br />
sourde à l’IRCAM. Parce que ça, c’est bête. Il ne se passe ri<strong>en</strong>. Mettre des micros dedans.<br />
Fermer la porte. Etre impati<strong>en</strong>t d’écouter après. Et puis, ri<strong>en</strong> du tout. Quand on fait une<br />
recherche, il faut être cohér<strong>en</strong>t avec soi-même, et ne pas préjuger des résultats. Mais à<br />
ce point là, c’est fort !<br />
On a travaillé sur le vide, et le vide ce n’est pas seulem<strong>en</strong>t quand il ne se passe ri<strong>en</strong>. C’est<br />
aussi quand on est très haut, comme ces <strong>en</strong>fants au dessus de la balustrade <strong>en</strong> haut de<br />
la Basilique, et qui voi<strong>en</strong>t le vide <strong>en</strong>-dessous. C’est un vide qui n’est pas du tout sil<strong>en</strong>cieux.<br />
Il évoque quelque chose qui a à voir avec le vertige du sil<strong>en</strong>ce. C’est à dire, ce qui<br />
va se passer si on saute.<br />
Et puis, nous sommes allés sous le Stade de France. C’était à l’époque de sa construction.<br />
On a découvert une imm<strong>en</strong>se cuve, qui est le plus grand bassin de rét<strong>en</strong>tion<br />
d’Europe. Il est c<strong>en</strong>sé ret<strong>en</strong>ir les eaux de tout le départem<strong>en</strong>t de Seine Saint-D<strong>en</strong>is. Il y a<br />
des systèmes très sophistiqués dans nos villes, qui font que quand il pleut, on ne se pose<br />
même pas la question de savoir où va l’eau. Mais c’est <strong>en</strong> fait très élaboré. Il y a des petits<br />
caniveaux, des petites grilles et après, on ne veut pas le savoir. Mais <strong>en</strong> fait, il y a des milliards<br />
et des milliards de mètres cubes d’eau qui sont évacués. On le voit quand il y a des<br />
inondations. Par exemple, Marseille est <strong>en</strong> p<strong>en</strong>te, donc on imagine que c’est plus facile,<br />
mais dans la banlieue parisi<strong>en</strong>ne, faire la collecte de ces eaux paraît invraisemblable. On<br />
se dit, où est-ce que ça part ? En fait, ça part dans ces trucs là. Il y a soit des bassins de<br />
rét<strong>en</strong>tion qui sont naturels qui sont des bassins faits pour recueillir l’eau, et qui la plupart<br />
du temps, parce que par ess<strong>en</strong>ce, ils sont faits pour att<strong>en</strong>dre la catastrophe, ou<br />
sinon il y a des espaces comme ça.<br />
Pour un musici<strong>en</strong>, ce sont des espaces formidables. Des <strong>en</strong>droits où on va, et on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<br />
vraim<strong>en</strong>t plus ri<strong>en</strong>. Sauf que comme c’est un volume fermé, il a une fréqu<strong>en</strong>ce de résonance.<br />
Ça veut dire que dès qu’on bouge à l’intérieur, on fait <strong>en</strong>trer le bâtim<strong>en</strong>t <strong>en</strong> résonance.<br />
On a fait tout un travail autour de ça, pour proposer à un public de desc<strong>en</strong>dre. On<br />
avait fait un travail de lumière qui permettait de localiser les <strong>en</strong>droits d’où on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait<br />
quoi. Evidemm<strong>en</strong>t, on avait id<strong>en</strong>tifié avec la lumière des points d’écoute spéciaux. On<br />
avait laissé les g<strong>en</strong>s, qui v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t s’allonger à passer du temps à écouter presque ri<strong>en</strong>.<br />
Ça me fait p<strong>en</strong>ser à une pièce de Luc Ferrari qui s’appelle « Presque ri<strong>en</strong> », dans laquelle<br />
il y a pas mal de choses… Je vous y r<strong>en</strong>voie. Mais là, il se passait <strong>en</strong>core moins de choses.<br />
La seule chose qui se passait c’est ce qu’on pouvait <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre de ce que les g<strong>en</strong>s, le<br />
public produisait lui-même, <strong>en</strong> écoutant ce qui ne se passe pas.<br />
Quelque part, on est forcém<strong>en</strong>t porteur de sons. Et là c’est une expéri<strong>en</strong>ce sur l’écoute<br />
du volume et de l’espace. Soi-même étant l’excitateur du volume. Là, on n’est pas sur de<br />
la musique, mais sur une expéri<strong>en</strong>ce d’écoute.<br />
J’avais poussé le bouchon un peu loin, puisqu’on a fait tout ça avec le Musée<br />
d’Archéologie de Saint-D<strong>en</strong>is, qui est une ville archéologique, à cause, <strong>en</strong>tre autre des<br />
Sur la question du vide.<br />
49
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
sous-sols médiévaux qui dat<strong>en</strong>t de très loin. Je m’amusais à faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ce qu’on<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d à l’intérieur des pots. Des pots qui ont des c<strong>en</strong>taines de milliers d’années. On<br />
était allés <strong>en</strong>registrer dans la crypte, dans les cercueils des Rois de France. Il y <strong>en</strong> a certains<br />
qui sont un peu ouverts, donc on peut y glisser des micros. C’est un peu blasphématoire,<br />
mais c’est pas grave. Pour écouter, non pas ce qu’ils <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t, parce qu’ils ne<br />
sont plus là, mais pour réfléchir à ces notions de fréqu<strong>en</strong>ce de résonances.<br />
On faisait <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre au public ce qu’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d dans un espace. C’est une sorte de métaphore<br />
de ce qu’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d dans les espaces. Sauf que là, les espaces sont tellem<strong>en</strong>t petits<br />
qu’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d une fréqu<strong>en</strong>ce particulière. J’ai oublié de vous apporter ces sons. C’est très<br />
intéressant d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre chaque sil<strong>en</strong>ce. On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d ça (sons de souffle). Un peu comme la<br />
fuite de gaz que je vais vous faire ! Je ne vous conseille pas de l’avoir chez vous. C’est<br />
pourtant ce qu’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d dans les pots. Cette expéri<strong>en</strong>ce d’écoute, <strong>en</strong> l’occurr<strong>en</strong>ce, là, ce<br />
n’est pas la fréqu<strong>en</strong>ce de résonance que l’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d, parce qu’elle est <strong>en</strong> général beaucoup<br />
plus timbrée. C’est une expéri<strong>en</strong>ce d’écoute des volumes, <strong>en</strong> se disant que ce qui<br />
se passe <strong>en</strong> petit se passe aussi <strong>en</strong> grand.<br />
A propos de concerts verticaux, j’ai fait des pièces qui s’appelai<strong>en</strong>t « Les Maisons<br />
Chant<strong>en</strong>t », et les musici<strong>en</strong>s étai<strong>en</strong>t aux f<strong>en</strong>êtres. On a fait ça sur des places, comme des<br />
cours itali<strong>en</strong>nes. J’ai fait ça sur deux places à Paris, et une à la Rochelle. Le grand intérêt<br />
de ce g<strong>en</strong>re de dispositifs spatiaux, c’est que c’est intéressant <strong>en</strong> terme d’accessibilité de<br />
la musique contemporaine. Si j’écris une pièce pour 30 solistes, là, ils étai<strong>en</strong>t 26, et je les<br />
mets tous sur une scène, et ce sont vraim<strong>en</strong>t des solistes, ce n’est pas un chœur, ils ont<br />
chacun des choses différ<strong>en</strong>tes à chanter, pour le public non averti, ou pas forcém<strong>en</strong>t intéressé<br />
à travailler, c’est à dire à aller écouter l’imbrication de ces élém<strong>en</strong>ts distincts, la<br />
notion de paysage qu’ils form<strong>en</strong>t, ou l’accumulation des contre-champs les uns avec les<br />
autres, c’est difficile à écouter. Souv<strong>en</strong>t les g<strong>en</strong>s dis<strong>en</strong>t que la musique contemporaine,<br />
c’est intellectuel. C’est difficile parce qu’il leur semble que les choses s’imbriqu<strong>en</strong>t de<br />
façon pas évid<strong>en</strong>te, et cela demande un décodage… Ils ont du mal à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre la notion<br />
de paysage, c’est à dire être décontractés, ne pas vouloir compr<strong>en</strong>dre à tout prix les relations<br />
qu’il y a <strong>en</strong>tre les choses, mais les laisser se faire <strong>en</strong> nous, soit aller voir comm<strong>en</strong>t<br />
ils se décrypt<strong>en</strong>t, ou comm<strong>en</strong>t ils se crypt<strong>en</strong>t, mais ça, c’est beaucoup plus compliqué ;<br />
surtout, si les choristes sont rassemblés sur une scène, comme la plupart des <strong>en</strong>sembles<br />
de musique contemporaine font, ce qui est évidemm<strong>en</strong>t fatal à l’écoute.<br />
Je m’étais dit : « Ti<strong>en</strong>s, si on pouvait déployer la partition. Si on pouvait faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre<br />
aux g<strong>en</strong>s l’<strong>en</strong>semble comme ça, l’<strong>en</strong>semble déployé. Est-ce qu’il n’y aurait pas d’un coup<br />
une lisibilité qui vi<strong>en</strong>drait à la musique ? ». Donc j’ai proposé à ces solistes de se mettre<br />
chacun dans des appartem<strong>en</strong>ts. On est allés voir tous les g<strong>en</strong>s d’une place, la Place<br />
Sainte Opportune, la Place Sainte Catherine à Paris. On a demandé aux g<strong>en</strong>s d’arrêter de<br />
vivre dans leur maison le temps d’un concert, de nous prêter les clés, de sortir de chez<br />
eux, de desc<strong>en</strong>dre sur la place, et de nous prêter la chambre du petit, les WC, la cuisine,<br />
pour que les solistes s’install<strong>en</strong>t partout. On a mis les solistes à ces <strong>en</strong>droits là. Chacun<br />
avait un micro, un haut-parleur qui était diffusé sur place. Moi, je suis sur une tour au<br />
c<strong>en</strong>tre, et je dirige <strong>en</strong>core à 360 degrés. On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d très nettem<strong>en</strong>t que la soliste du<br />
deuxième étage est <strong>en</strong>train de chanter un air ou une chose qui répond parfaitem<strong>en</strong>t au<br />
baryton du premier étage. Ça devi<strong>en</strong>t distinct, mais on les <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d <strong>en</strong>semble, donc on<br />
compr<strong>en</strong>d qu’il y a une relation <strong>en</strong>tre les deux, parce que on les distingue dans l’espace.<br />
Même si les autres se mett<strong>en</strong>t à chanter. On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d que tout le 6ème étage fait une pulsation,<br />
qui est assez cohér<strong>en</strong>te, ou au contraire <strong>en</strong> contradiction avec ce qui se passe au<br />
deuxième etc…<br />
Tout au long de la partition, c’est comme si on pr<strong>en</strong>ait toutes les portées d’une partition<br />
que tout le monde sait lire, et qu’on la mettait comme ça, et tout d’un coup, on tourne<br />
la tête, et on se met à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre l’imbrication et à <strong>en</strong> compr<strong>en</strong>dre les modalités.<br />
Et puis surtout on a une notion de paysage, du coup, on<br />
Se donner à<br />
une écoute errante.<br />
peut aussi abandonner l’écoute analytique, l’écoute réduite,<br />
et se donner à une écoute errante, qui est l’écoute musicale<br />
fréqu<strong>en</strong>te, qui consiste à laisser les choses v<strong>en</strong>ir à soi dans<br />
leur mélange, et écouter la musicalité plutôt que la musique,<br />
l’architecture, la structure musicale, le geste. Et pas seulem<strong>en</strong>t ses composantes.<br />
J’ai remarqué que dans ce g<strong>en</strong>re de dispositif, les g<strong>en</strong>s sont capables d’écouter des choses<br />
d’une complexité incroyable, qui sont réellem<strong>en</strong>t très hétérogènes et sédim<strong>en</strong>tées,<br />
là où dans une salle et sur scène, ils ne resterai<strong>en</strong>t pas 5 minutes parce que ça serait trop<br />
50
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
compact, trop compliqué. Ce sont des dispositifs qui permett<strong>en</strong>t une lecture intéressante<br />
de la musique.<br />
Autre dispositif, un magasine me demande de faire un hommage aux Bruitistes. C’est un<br />
courant qui s’est accompagné d’un courant futuriste dans la littérature avec Marinetti,<br />
dans les arts plastiques avec Russolo. Le mot d’ordre au niveau du son, c’était de donner<br />
de la place à la vie, de se rapprocher des ouvriers, du monde industriel. C’était le<br />
début du monde industriel, au début du siècle, et il fallait lutter contre l’art bourgeois,<br />
contre la musique de salon, et donner toute leur place aux bruits et imaginer que les<br />
bruits étai<strong>en</strong>t rebelles. Ils faisai<strong>en</strong>t des concerts de moteurs, avec des bruits. Mais pas<br />
des bruits au s<strong>en</strong>s Schaefferi<strong>en</strong>, ou Cagi<strong>en</strong> du terme. Au s<strong>en</strong>s brutal. Je rep<strong>en</strong>se à un<br />
concert d’un compositeur russe, qui était sur le toit d’une usine, et qui faisait passer des<br />
avions, des trains… C’était à une grande échelle. C’était un concert bruitiste.<br />
On m’a proposé de faire un hommage à ça, et j’ai arrêté la Gare de Lyon p<strong>en</strong>dant trois<br />
jours, pour des répétitions. J’ai sollicité tous les sons de la gare, par exemple un Chef de<br />
Gare avec un espèce de pilon. C’est avec ça qu’on teste les traverses. Des maillets serv<strong>en</strong>t<br />
à surveiller l’homogénéité métallique des roues. J’ai utilisé tous les sons de la gare.<br />
J’avais un musici<strong>en</strong> qui écrivait des choses sur la partition, qui avait une caméra, qui me<br />
voyait, qui écrivait des choses qu’on avait prévues d’écrire, qui donnai<strong>en</strong>t le rythme qu’on<br />
voulait. On avait fait <strong>en</strong> sorte d’avoir les tempo qu’on voulait. On a travaillé avec des<br />
locomotives, une douzaine. Il y avait un pianiste. Un chanteur sur la locomotive à vapeur,<br />
une micheline, le train de banlieue, un diesel, un TGV, une Yaya. Je suis très fort maint<strong>en</strong>ant<br />
<strong>en</strong> locomotive ! Et puis, il y avait un wagon plateau sur lequel il y avait des choristes.<br />
On a fait un travail avec les chauffeurs. Dans chaque locomotive il y avait un chauffeur<br />
et un musici<strong>en</strong> avec sa partition, de façon à pouvoir lancer quand on voulait, les<br />
essuie-glaces, les pantographes, les ouvertures de portes, les Pchhh… tous les sons du<br />
train qui étai<strong>en</strong>t sonorisés. Ça donne à la fin un truc dans toute la gare. Le début du<br />
concert est une <strong>en</strong>trée tonitruante des 12 locomotives <strong>en</strong> même temps, elles sont<br />
effrayantes !<br />
Là, c’est vraim<strong>en</strong>t un lieu destinataire et la commande d’un lieu. Et d’un style. J’avais<br />
aussi un wagon de train de nuit, parce que pour ceux qui sont de ma génération, on se<br />
rappelle du son du contrôleur sur la vitre, on se rappelle du cliquet du dessus du c<strong>en</strong>drier<br />
métallique, on se rappelle des rideaux. Ce sont des sons qui font partie de la<br />
mémoire sonore des g<strong>en</strong>s qui ont voyagé la nuit dans des trains de nuit. Paris/Briançon,<br />
Paris/Marseille la nuit, il y a toute une série de sons qu’on a adoré, pour ceux qui ont<br />
beaucoup voyagé. Ils étai<strong>en</strong>t tous là !<br />
Il était question de les faire sonner dans la gare. Il y avait un travail de spatialisation,<br />
mais ce qui était important pour moi, c’est que ce concert ait lieu dans la gare, qu’on<br />
puisse <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre la gare réagir et avoir son volume propre et laisser les sons se r<strong>en</strong>contrer<br />
dans l’espace <strong>en</strong> leur laissant leur origine.<br />
Ça c’est un concert que j’ai donné dans une station de ski, avec des hauts-parleurs partout<br />
dans la montagne. Je vous montre quand même parce que c’est incongru. L’idée<br />
c’était d’exploiter l’écho de la montagne. On avait calculé avec des revolvers. On émet un<br />
son ponctuel, et on regarde quelle est la réman<strong>en</strong>ce du son et surtout où sont les échos.<br />
On avait id<strong>en</strong>tifié tous les espaces qui pouvai<strong>en</strong>t être intéressants soit parce qu’ils maîtrisai<strong>en</strong>t<br />
les échos, soit parce qu’il les décl<strong>en</strong>chai<strong>en</strong>t. On avait placé des <strong>en</strong>ceintes à ces<br />
<strong>en</strong>droits là. J’avais diffusé une musique <strong>en</strong> multipistes sur l’<strong>en</strong>semble de la montagne.<br />
C’est un travail que j’ai fait sur la mémoire sonore dans le monde du travail. J’ai <strong>en</strong>registré<br />
toute l’usine R<strong>en</strong>ault de Billancourt p<strong>en</strong>dant 6 mois. Ça c’est la cataphorèse. C’était les<br />
4L à l’époque. Ça, ce sont les toits. Ça, c’est la c<strong>en</strong>trale, où l’on fabrique l’électricité pour<br />
l’<strong>en</strong>semble de l’usine. Et puis voilà un travail de répétition avec les ouvriers, dans un<br />
camion studio qui se prom<strong>en</strong>ait dans l’usine p<strong>en</strong>dant 3 mois où je faisais ré<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre aux<br />
ouvriers les sons avec lesquels on avait travaillé. On réfléchissait sur l’acoustique, sur la<br />
propagation des sons, sur leur savoir faire auditif, sur l’acuité auditive au travail.<br />
Ça a donné lieu à un concert qui a eu lieu dans une salle qu’on avait vidée de toutes ses<br />
machines. J’avais installé les ouvriers sur un camion plateau et sur des palettes. On avait<br />
reconstitué tout un atelier virtuel avec des hauts-parleurs partout. On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait dans chaque<br />
haut-parleur des choses extrêmem<strong>en</strong>t distinctes qui ne se déplaçai<strong>en</strong>t pas. On était<br />
dans une usine virtuelle, très musicalisée. Le public étant debout, je le laissais se dépla-<br />
51
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
cer et puis des choristes étai<strong>en</strong>t placés à des <strong>en</strong>droits précis. Une sorte de reconstitution<br />
d’une usine qui s’est transformée <strong>en</strong> usine musicale. Avec des lieux appropriés à des types<br />
de sources. Sans mouvem<strong>en</strong>ts de sons mais une localisation comme dans une usine.<br />
Voilà pour cette prés<strong>en</strong>tation de scénographies différ<strong>en</strong>tes. Après on peut r<strong>en</strong>trer dans<br />
des choses plus <strong>en</strong> détail. Je peux vous passer un film qui vous montre plusieurs installations<br />
et où on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d la musique <strong>en</strong> même temps.<br />
Question dans le public :<br />
Je voulais vous demander si la spatialisation va aider à l’écoute de la musique contemporaine, et si ça n’agit<br />
pas aussi sur le regard du spectateur ? Parce qu’<strong>en</strong> fait <strong>en</strong> spatialisant, on fait <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre des<br />
choses distinctes, mais il y a aussi le fait de voir des g<strong>en</strong>s à des <strong>en</strong>droits différ<strong>en</strong>ts ?<br />
Vous touchez du doigt une polémique dans le milieu de la musique contemporaine. C’est<br />
rev<strong>en</strong>u parce qu’il y a eu toute une époque du théâtre musical, <strong>en</strong> particulier à Avignon,<br />
avec une série de confrères qui ont fait beaucoup de choses dans le théâtre musical, je<br />
p<strong>en</strong>se à Aperghis, mais aussi à beaucoup d’autres. Ils p<strong>en</strong>sai<strong>en</strong>t que c’était important de<br />
désigner la musique pour l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. Quand on la montre, on l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d bi<strong>en</strong>. C’est sûr<br />
qu’on a pas besoin de voir les instrum<strong>en</strong>tistes jouer pour écouter une Suite pour<br />
Violoncelle, mais il n’empêche que quand le musici<strong>en</strong> est là, on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d autre chose.<br />
D’abord on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d que l’on est à l’<strong>en</strong>droit où il est, il y a un instant vivant qui se passe.<br />
On est <strong>en</strong> contact acoustique avec l’interprète. Mais surtout on est dans un mom<strong>en</strong>t<br />
vivant qui est inreproductible parce qu’il va jouer pour la dernière fois ce qu’il va jouer<br />
là. S’il le joue le l<strong>en</strong>demain, il va jouer autre chose. Il y a une notion de vivacité, une<br />
notion de vide mort qui se joue p<strong>en</strong>dant le concert, qui est intéressante. Dans les arts<br />
plastiques, ça ne se joue pas de la même façon, parce que ce sont des objets inertes.<br />
Alors la polémique vi<strong>en</strong>t du fait qu’après le théâtre musical, après ces expéri<strong>en</strong>ces de<br />
concerts électro-acoustiques dans des <strong>en</strong>droits… je p<strong>en</strong>se au Festival de Royans il y a<br />
20 ans, où Pierre H<strong>en</strong>ri faisait des concerts sur la plage, où il y avait des pièces de<br />
Boucourechliev avec l’orchestre<br />
éclaté dans l’espace…<br />
Il y a eu une espèce de crispation de<br />
certains milieux conservateurs qui<br />
ont comm<strong>en</strong>cé à dire : on donne des<br />
choses à voir, on empêche les g<strong>en</strong>s<br />
d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. Tout compositeur qui<br />
met <strong>en</strong> scène sa musique, ou qui la<br />
mêle à des dispositifs visuels, la<br />
condamne. Ça n’a pas été une polémique<br />
viol<strong>en</strong>te, tout le monde s’<strong>en</strong><br />
fout. Disons que ce sont deux écoles<br />
qui ont raison toutes les deux, et qui<br />
cach<strong>en</strong>t d’autres préoccupations.<br />
Moi, ma préoccupation, c’est d’habiter<br />
ma vie, mon époque, les <strong>en</strong>droits<br />
que les g<strong>en</strong>s habit<strong>en</strong>t. Je ne me pose<br />
même pas la question si je dois le<br />
faire ou ne pas le faire, et <strong>en</strong> plus je<br />
ne fais pas que ça, j’ai fait des pièces<br />
pour des non-lieux. Je suis serein<br />
par rapport au fait que quand j’ai<br />
<strong>en</strong>vie de le faire, je le fais et quand<br />
je n’ai pas <strong>en</strong>vie, je fais autre chose.<br />
Je n’ai pas un discours totalitaire sur<br />
la question du rapport à l’espace. Je<br />
p<strong>en</strong>se que tout ça a fait beaucoup<br />
Je n’ai pas un discours totalitaire<br />
sur la question du rapport à<br />
l’espace. Je p<strong>en</strong>se que tout ça a fait<br />
beaucoup de bi<strong>en</strong> à l’auditeur<br />
candide. Je p<strong>en</strong>se que pour un<br />
auditeur non averti, ce sont des<br />
dispositifs qui le mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />
action, qui lui permett<strong>en</strong>t de se<br />
r<strong>en</strong>dre compte que c’est à lui<br />
d’aller écouter les choses, et que<br />
grâce à cela, le chemin pour aller<br />
vers la musique est plus évid<strong>en</strong>t,<br />
plus facile.<br />
de bi<strong>en</strong> à l’auditeur candide. Je p<strong>en</strong>se que pour un auditeur non averti, ce sont des dispositifs<br />
qui le mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> action, qui lui permett<strong>en</strong>t de se r<strong>en</strong>dre compte que c’est à lui<br />
d’aller écouter les choses, et que grâce à cela, le chemin pour aller vers la musique est<br />
plus évid<strong>en</strong>t, plus facile.<br />
Je vous montrerais une pièce où je vais <strong>en</strong>core plus loin là-dedans. Je ne dis pas qu’on le<br />
fait pour ça, on ne fait pas des œuvres pédagogiques. Mais il y a un effet pédagogique<br />
52
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
naturel qui se passe dans ces dispositifs qui font que la musique n’<strong>en</strong> est pas moins,<br />
comm<strong>en</strong>t dire, elle n’a pas changé à son exig<strong>en</strong>ce de complexité, d’écriture etc… elle<br />
s’est simplem<strong>en</strong>t occupée de savoir comm<strong>en</strong>t les g<strong>en</strong>s étai<strong>en</strong>t assis, où ils étai<strong>en</strong>t assis,<br />
comm<strong>en</strong>t ils v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t et quelle participation active ils pouvai<strong>en</strong>t avoir.<br />
On n’est pas allés plus loin que ça. Après ça, ceux qui sav<strong>en</strong>t écouter dans le détail, la<br />
plupart du temps, ils ferm<strong>en</strong>t les yeux, parce qu’effectivem<strong>en</strong>t, ils se dis<strong>en</strong>t qu’ils aimerai<strong>en</strong>t<br />
mieux ne pas trop <strong>en</strong> voir. J’ai des photographes qui suiv<strong>en</strong>t mes concerts, et souv<strong>en</strong>t<br />
on voit les g<strong>en</strong>s fermer les yeux. Il y a aussi ceux qui ont les yeux grands ouverts et<br />
qui après, me racont<strong>en</strong>t la musique. Donc je p<strong>en</strong>se que tout est important. Le CD a aussi<br />
cet intérêt qu’on peut écouter les choses chez soi, et que justem<strong>en</strong>t, on est dans une<br />
situation acousmatique, c’est à dire une situation aveugle, et que c’est là qu’on peut<br />
effectivem<strong>en</strong>t écouter les choses sans les voir. Mais ça peut être aussi intéressant de vivre<br />
à plusieurs sans se voir. C’est ce que font les concerts de musique contemporaine dans<br />
les auditoriums. Mais je p<strong>en</strong>se que ça peut être intéressant de se savoir <strong>en</strong>train d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre<br />
<strong>en</strong>semble. Je p<strong>en</strong>se qu’il n’y a pas de règles. Je suis là pour parler de l’espace, je ne<br />
vais pas vous parler des auditoriums. Mais je n’exclus ri<strong>en</strong>. La plupart des g<strong>en</strong>s qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
à mes concerts me demand<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t l’<strong>en</strong>registrem<strong>en</strong>t pour l’écouter <strong>en</strong> dehors<br />
du contexte. Je ne leur donne pas, mais c’est légitime. Ils ont bi<strong>en</strong> raison.<br />
[P<strong>en</strong>dant qu’il parle, il désigne des photographies, ou des séqu<strong>en</strong>ces d’un film]<br />
Là on va <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre la pièce qui s’intitule « Du Plus Profond », qui est la pièce qui a été<br />
donnée à La Havane et dans les villes de Seine Saint-D<strong>en</strong>is.<br />
C’est le final où tous les choristes sont <strong>en</strong> cercle sur la place. C’est une sorte de mom<strong>en</strong>t<br />
festif. Ça, c’est la pièce pour 16 chanteurs. Là, on est dans un dispositif, dans une des villes.<br />
On est dans l’ église à La Havane. Les chanteurs sont à droite et à gauche du public.<br />
Les chanteurs et les instrum<strong>en</strong>tistes sont déployés dans l’espace. Là c’est un chœur<br />
d’<strong>en</strong>fants. C’est plus traditionnel là, comme lieu. Ça, se sont des percussions qu’on<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d à l’étage. Voilà, ça donne un peu l’idée des différ<strong>en</strong>ts volumes dans lesquels on<br />
a joué, <strong>en</strong> vertical, <strong>en</strong> cercle.<br />
C’est une pièce qui était jouée dans plusieurs espaces simultanés. Ce qui permet de<br />
démultiplier le public, un peu comme on l’avait fait à Signe. A La Havane, il y avait le<br />
grand chœur dans le cloître, les 16 chanteurs, plus la clarinette, et la clarinette basse<br />
dans l’église, les <strong>en</strong>fants, le violoncelle et le basson dans le Parlem<strong>en</strong>t, une guitare électrique<br />
sur un bateau, une pièce électro-acoustique qui allait à l’embarcadère, des percussions<br />
dans la Bourse du commerce, et le duo <strong>en</strong>tre le vieil homme et l’<strong>en</strong>fant dans une<br />
maison.<br />
Il y avait du public partout. Toutes les pièces ont la même durée, et tout le monde bouge<br />
<strong>en</strong> même temps. Ce qui permet de jouer 6 pièces simultanées avec 300 personnes, c’est<br />
à dire 1800 personnes <strong>en</strong> même temps. Sans avoir besoin d’un espace de 1800 places. Ce<br />
sont des choses que j’ai reproduites à plusieurs reprises. Des systèmes de multi-espaces.<br />
C’est comme si on vous proposait de changer de pièce, de changer de salle pour chaque<br />
mouvem<strong>en</strong>t d’une symphonie. Vous comm<strong>en</strong>cez à écouter le mouvem<strong>en</strong>t quelque part et<br />
puis vous bougez, vous partez dans une autre pièce pour écouter le second mouvem<strong>en</strong>t.<br />
En l’occurr<strong>en</strong>ce, ça n’est pas ça puisque ce sont des musiques différ<strong>en</strong>tes à chaque fois.<br />
Ce sont des élém<strong>en</strong>ts musicaux qu’on retrouve ailleurs. Le public reconstitue l’œuvre<br />
dans sa totalité avec sa mémoire.<br />
On peut aller du côté de la Rue Watt. Mr Watt, celui qui fait des watts, a une rue souterraine<br />
dans Paris, qui passe sous le train, sous les rails de la gare d’Austerlitz. C’est une<br />
rue assez basse, qui est une espèce de tunnel un peu glauque, un peu sombre. Mais<br />
acoustiquem<strong>en</strong>t, il est intéressant, parce que c’est un lieu extérieur/intérieur.<br />
Je me suis tout de suite dit qu’on pourrait faire quelque chose là dedans. Il se trouve que<br />
j’avais une commande d’un festival qui s’appelle « Opéras des Rues ». Là, c’est un lieu<br />
que je scénographie, et <strong>en</strong> même temps un lieu qui me t<strong>en</strong>d une perche énorme : c’est<br />
qu’il y a des trains qui pass<strong>en</strong>t et à chaque fois qu’ils pass<strong>en</strong>t, tout se met à trembler. On<br />
est sous les rails. Je me suis dit qu’on pourrait essayer d’intégrer ces passages de trains<br />
à ce projet musical.<br />
On a mis une grande moquette blanche au sol, qui est dev<strong>en</strong>u un lieu immaculé, très<br />
beau, avec toute une série de chaises de plage pliantes, de façon à ce que les g<strong>en</strong>s soi<strong>en</strong>t<br />
assis assez bas, blanches aussi, des plumes d’autruche au plafond pour constituer des<br />
53
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
lumières. Il y a à peu près 600 personnes qui peuv<strong>en</strong>t s’asseoir, qui sont dans toutes les<br />
directions. Chacun regarde ailleurs. On avait mis les chaises comme ça, les g<strong>en</strong>s ne pouvai<strong>en</strong>t<br />
pas les déplacer, c’était trop serré. Les g<strong>en</strong>s s’assey<strong>en</strong>t, les musici<strong>en</strong>s jou<strong>en</strong>t de<br />
part et d’autre, et déambul<strong>en</strong>t le long des trottoirs dans un s<strong>en</strong>s perp<strong>en</strong>diculaire aux<br />
trains qui vont passer dans l’autre s<strong>en</strong>s. Il y a une bande magnétique. Toutes les musiques<br />
se mélang<strong>en</strong>t, les instrum<strong>en</strong>tistes, le train et la bande.<br />
On est dans une espèce de lieu de r<strong>en</strong>contre, posé dans<br />
Pr<strong>en</strong>dre le réel et de le<br />
mettre de force dans la<br />
musique, pour qu’il y ait<br />
une confusion et non pas<br />
une distinction<br />
des conditions d’écoute assez privilégiées, sous les<br />
rails. On ne sait jamais si le train est dans la bande<br />
magnétique, dans la musique ou si c’était vraim<strong>en</strong>t le<br />
train. Mon idée, c’est de pr<strong>en</strong>dre le réel et de le mettre<br />
de force dans la musique, pour qu’il y ait une confusion<br />
et non pas une distinction. Ça donne ça. Le public est<br />
assis, on voit des g<strong>en</strong>s de dos, de face. C’est l’arrivée.<br />
Les instrum<strong>en</strong>tistes sont sur le côté. Il y a un bassoniste,<br />
un baryton. Les musici<strong>en</strong>s n’arrêt<strong>en</strong>t pas de se<br />
déplacer. Ils emport<strong>en</strong>t leurs partitions, il y a des pupitres<br />
partout. Il y a une harpe sur un plateau mobile qui avance le long des trottoirs, poussé<br />
par deux personnes qui sont assez discrètes. Elle avance très doucem<strong>en</strong>t, pour que tout<br />
le monde ne soit pas toujours à côté de la harpe. C’est une harpe qui s’<strong>en</strong> va, et qui<br />
revi<strong>en</strong>t.<br />
Tout ça est très anecdotique dans le concert. En fait, vous êtes assis dans un <strong>en</strong>droit très<br />
inatt<strong>en</strong>du, dans un tunnel. Une musique comm<strong>en</strong>ce, et vous réalisez que la harpe est partie,<br />
mais vous ne l’avez pas vue partir. Elle n’est pas sur un moteur. En fait, vous ne réalisez<br />
même pas qu’elle est partie. Les musici<strong>en</strong>s se déplac<strong>en</strong>t et tout ça n’est pas important.<br />
C’est juste que c’est un <strong>en</strong>droit qui n’arrête pas de vivre. Il existe. Il n’est pas posé.<br />
Ce chanteur, là, vi<strong>en</strong>t de traverser le public, pour rejoindre le baryton, et il va repartir.<br />
Au bout d’un mom<strong>en</strong>t, les g<strong>en</strong>s ferm<strong>en</strong>t les yeux, s’abandonn<strong>en</strong>t complètem<strong>en</strong>t. Ils ne<br />
s’intéress<strong>en</strong>t plus à la scénographie. Ils se dis<strong>en</strong>t que maint<strong>en</strong>ant qu’ils ont compris où<br />
ils étai<strong>en</strong>t, ils ont compris ce qu’il se passe, ils sav<strong>en</strong>t qu’ils sont sous terre, que des<br />
trains vont passer, maint<strong>en</strong>ant qu’ils sav<strong>en</strong>t tout ça, ils se dis<strong>en</strong>t qu’ils peuv<strong>en</strong>t écouter<br />
la musique et fermer les yeux. Ils ne regard<strong>en</strong>t plus. Ils ne cherch<strong>en</strong>t pas à suivre ce qui<br />
se passe. Ils sont dans un espace qui a de la vie, dont ils compr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t la finalité, mais<br />
qui finalem<strong>en</strong>t dont l’anecdote n’est pas importante parce que c’est acquis que ce lieu<br />
est <strong>en</strong>train de vivre. Et ça n’est pas pareil que si on est dans une salle. Vraim<strong>en</strong>t pas<br />
pareil. Même si on ne regarde ri<strong>en</strong>.<br />
Je m’intéresse dans cette création à des vocabulaires intermédiaires qui serv<strong>en</strong>t à des<br />
artistes à s’exprimer vis à vis d’autres <strong>en</strong> passant par le graphisme. C’est à dire que le<br />
compositeur ne fait pas de musique. Ce n’est pas un musici<strong>en</strong>, c’est un dessinateur. Je<br />
passe mon temps à dessiner. Je n’écris pas sur l’ordinateur, j’écris sur le papier. Je ne fais<br />
C’est à dire que le compositeur ne fait pas de musique.<br />
Ce n’est pas un musici<strong>en</strong>, c’est un dessinateur.<br />
Je passe mon temps à dessiner.<br />
pas de musique. J’ai arrêté d’<strong>en</strong> faire il y a longtemps. Je ne peux pas être compositeur et<br />
instrum<strong>en</strong>tiste <strong>en</strong> même temps, je suis graphiste. Pour m’exprimer, je ne fais que dessiner,<br />
je ne fais qu’écrire. J’ai plein de stylos différ<strong>en</strong>ts, plein de crayons, plein de papiers.<br />
Je ne suis pas le seul à faire ça. L’architecte ne construit pas des maisons, il est graphiste.<br />
Le styliste, <strong>en</strong> mode, il ne coud pas, il ne fait pas les vêtem<strong>en</strong>ts, il ne fait que des dessins.<br />
On est plusieurs professions qui pass<strong>en</strong>t par des intermédiaires, pour s’exprimer vis à vis<br />
de g<strong>en</strong>s qui vont interpréter nos dessins pour compr<strong>en</strong>dre que ce qui est à faire, à jouer,<br />
n’est pas ce qui est dessiné mais ce qui est à l’intérieur de l’int<strong>en</strong>tion du dessin et dont le<br />
dessin est le prétexte. C’est à dire que nous avons des dessins au s<strong>en</strong>s de « desseins »,<br />
qu’on manifeste par des dessins, mais le dessin est bi<strong>en</strong> pauvre par rapport à ce qu’on<br />
veut faire, et c’est pour ça qu’il y a autant d’interprétations de « La Passion selon Saint<br />
Jean » de Bach, parce que tout n’est pas écrit. Il y a même pas grand chose d’écrit. C’est<br />
un peu de la provocation. Mais quand on voit les versions différ<strong>en</strong>tes, on se dit qu’il y a<br />
54
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
quand même beaucoup de choses à faire avec ça. On peut bouger beaucoup de choses.<br />
On peut bouger les nuances, c’est ce que fait Fabio Bondi avec Vivaldi. Ça n’a plus ri<strong>en</strong> à<br />
voir avec ce qui a été pratiqué jusqu’à maint<strong>en</strong>ant. On peut varier énormém<strong>en</strong>t de choses,<br />
qui ne ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas seulem<strong>en</strong>t aux nuances, aux tempos, qui ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à un caractère ; bi<strong>en</strong><br />
sûr il y a, dans certains cas, des instrum<strong>en</strong>ts anci<strong>en</strong>s qui jou<strong>en</strong>t et chang<strong>en</strong>t le son.<br />
J’ai trouvé ça intéressant de faire partager cette question du graphisme et du dessin avec<br />
le public, et qu’il partage ces écritures intermédiaires qui nous serv<strong>en</strong>t à nous compr<strong>en</strong>dre<br />
<strong>en</strong>tre musici<strong>en</strong>s qui ne jouons pas les partitions, qui essayons de jouer ce que la<br />
musique veut… Il est question de jouer la musique qui n’est pas dans la partition. Ce qui<br />
est dans la partition, c’est le moy<strong>en</strong>. C’est la façon par laquelle on va y aller, mais ce n’est<br />
pas du tout la musique. D’ailleurs quand on ne joue que les notes, il ne se passe pas<br />
grand chose.<br />
[Il désigne des photos.]<br />
Donc j’avais fait une première création dans une salle, où p<strong>en</strong>dant le concert, des étudiants<br />
de l’Ecole du Paysage de Versailles, fabriquai<strong>en</strong>t une fresque qui représ<strong>en</strong>tait une<br />
ville. C’était comme un sablier. Ils avai<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>cé, le mur était vierge, et ils avai<strong>en</strong>t<br />
calculé leur coup pour qu’au bout d’une heure et quart, la ville soit finie. J’avais une sorte<br />
de sablier. La ville qui monte, qui monte…<br />
A la fin du concert, ils avai<strong>en</strong>t fini, ils avai<strong>en</strong>t rangé leurs escabeaux et leur peintures, et<br />
avai<strong>en</strong>t fabriqué cette fresque. Il y avait aussi d’autres interprètes qui continuai<strong>en</strong>t<br />
d’écrire d’autres partitions sur les murs. Toutes les partitions étai<strong>en</strong>t sur les murs. Les<br />
musici<strong>en</strong>s n’avai<strong>en</strong>t plus de pupitre, il fallait qu’ils aill<strong>en</strong>t voir les murs pour lire les partitions.<br />
Il y a avait donc tout un circuit pour chaque interprète, qui était au milieu du<br />
public. Il savait qu’à cette partie, il allait jouer <strong>en</strong> regardant ce mur là, donc ils se mettait<br />
devant, plus ou moins près, avec les autres. Alors que les autres ont la même partition<br />
ailleurs. Et puis après ça, il y a un mom<strong>en</strong>t où ils ne jou<strong>en</strong>t pas, ils se redéplac<strong>en</strong>t pour<br />
aller regarder une partition qui est peut-être au plafond… Enfin, là, il n’y <strong>en</strong> avait pas au<br />
plafond. Mais sur un autre mur.<br />
Mais <strong>en</strong> fait, ils n’avai<strong>en</strong>t jamais de pupitre. Le public pouvait regarder ces graphismes<br />
qui servai<strong>en</strong>t de scénographie à la musique. Et moi-même, je dessinais. Avec un vidéoprojecteur,<br />
j’ai une caméra au dessus de moi, et je dessine des choses que les interprètes<br />
jou<strong>en</strong>t aussi <strong>en</strong> même temps que je les dessine.<br />
Là on voit certains instrum<strong>en</strong>tistes qui jou<strong>en</strong>t plein de partitions sur les murs. Le violoncelliste<br />
<strong>en</strong> regarde une qui est quelque part, à notre gauche. Là, il y a un dessinateur qui<br />
est <strong>en</strong>train de dessiner des virgules, des gliss<strong>en</strong>di. Moi je suis ici avec ma caméra au<br />
dessus de moi.<br />
Tout ça a été donné <strong>en</strong> grand dans un espace de Saint-D<strong>en</strong>is, où les partitions étai<strong>en</strong>t sur<br />
les façades des immeubles. On a reproduit des partitions à une échelle imm<strong>en</strong>se sur des<br />
grandes bâches imprimées (chez des imprimeurs spécialisés <strong>en</strong> bâche). Du coup, il y a<br />
différ<strong>en</strong>tes parties de la musique qui vont être données à différ<strong>en</strong>ts mom<strong>en</strong>ts, et les<br />
interprètes vont regarder l’immeuble pour jouer. Tout le monde pourra regarder l’immeuble<br />
év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t. Ça n’appr<strong>en</strong>d pas grand chose aux g<strong>en</strong>s, mais les interprètes vont<br />
aller regarder dans la ville ce qu’ils vont jouer. C’est aussi une métaphore du rôle de la<br />
ville. Il y avait des partitions <strong>en</strong> tissus t<strong>en</strong>dus comme des imm<strong>en</strong>ses draps, t<strong>en</strong>dus sur<br />
des fils. P<strong>en</strong>dant la première partie du concert, ils séparai<strong>en</strong>t tout l’espace. Ça faisait des<br />
rues. On pouvait passer <strong>en</strong>tre ces draps. Les musici<strong>en</strong>s mont<strong>en</strong>t sur un petit praticable,<br />
de façon à être un peu au dessus du public, qui est debout et déambule <strong>en</strong>tre les partitions,<br />
les voit, et <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d la musique.<br />
Au bout d’un mom<strong>en</strong>t, on va les décrocher, elles vont tomber, et l’espace <strong>en</strong>tier va se<br />
révéler et les g<strong>en</strong>s vont s’asseoir, sur les mêmes chaises que la Rue Watt. Sur cette photo<br />
il y a un peu de v<strong>en</strong>t… C’est assez beau une partition qui s’<strong>en</strong>vole. (il désigne une photo).<br />
Un petit chœur. Sur une des façades, on avait monté un pont avec des fils et les mêmes<br />
paysagistes de l’Ecole de Versailles dessinai<strong>en</strong>t sur des imm<strong>en</strong>ses panneaux, qu’ils montai<strong>en</strong>t<br />
au bout d’un mom<strong>en</strong>t, comme sur les cintres d’un théâtre. Ils les ont montés sur<br />
toute la façade. Ils ont reconstitué une ville sur un immeuble. Il y a des g<strong>en</strong>s qui étai<strong>en</strong>t<br />
aux f<strong>en</strong>êtres évidemm<strong>en</strong>t. Les partitions se mélang<strong>en</strong>t au linge ! Les g<strong>en</strong>s continu<strong>en</strong>t<br />
d’habiter. Mais ce sont des partitions aussi, on aurait pu les jouer.<br />
Ça c’est le lieu p<strong>en</strong>dant l’installation. Un lieu dans Saint-D<strong>en</strong>is, avec des maisons très<br />
vieilles, un peu abîmées. Voilà les panneaux des paysagistes qui mont<strong>en</strong>t. Il y a aussi des<br />
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Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
plastici<strong>en</strong>s d’une école d’art plastique d’un lycée de Montreuil, qui eux aussi faisai<strong>en</strong>t un<br />
travail d’écriture, c’est à dire d’imaginaire par le dessin p<strong>en</strong>dant la création. Il y a aussi<br />
des danseurs. Il y a un <strong>en</strong>semble de contrebasses. Un lecteur. Quelqu’un qui secoue ses<br />
draps. C’était un danseur qui travaillait aux f<strong>en</strong>êtres. Bertrand Schubert, un baryton. Ça<br />
c’est un vieux séchoir qui est protégé. C’est un bâtim<strong>en</strong>t historique. Il y avait des<br />
cuisiniers aussi. Ils sont sur un gâteau, qui va être mangé après par les spectateurs. Ils<br />
fabriqu<strong>en</strong>t une fresque sur le gâteau avec de la nourriture. Eux aussi, ils ont un projet de<br />
nourriture qui passe par le graphisme. Tout ça, ça se mange ! Voilà la distribution du<br />
gâteau.<br />
Il n’y a pas beaucoup de danseurs qui écriv<strong>en</strong>t. J’ai fait beaucoup de musique pour la<br />
danse. Mais je le regrette beaucoup que les danseurs ne pass<strong>en</strong>t pas à un stade<br />
d’écriture. Il y a des chorégraphes qui le font maint<strong>en</strong>ant, mais pas tant que ça. Beaucoup<br />
travaill<strong>en</strong>t par un processus d’improvisation, par un travail de découverte, un processus<br />
de travail dans l’espace <strong>en</strong> temps réel, celui de la répétition. Je trouve important de<br />
p<strong>en</strong>ser les choses quand on n’est pas <strong>en</strong>train de les faire. C’est ce qui m’a beaucoup gêné<br />
dans la musique électro-acoustique. Le compositeur est soumis à écouter ce qu’il fait, et<br />
je p<strong>en</strong>se que c’est un handicap très important d’écouter ce qu’on fait, ou de voir ce qu’on<br />
fait, ou d’être <strong>en</strong>train d’éprouver soi-même ce que l’on fait. Alors, j’ai consci<strong>en</strong>ce que<br />
c’est horrible de dire ça à un danseur ; « Tu ne dois pas éprouver ce que tu fais ». Mais<br />
ce n’est pas inintéressant pour le chorégraphe. L’interprète doit éprouver ce qu’il fait,<br />
mais pas le compositeur.<br />
En électro-acoustique, quand vous êtes dans un studio, et que vous travaillez sur les<br />
sons, vous êtes sans arrêt soumis à écouter ce que vous êtes <strong>en</strong>train de faire, et vous êtes<br />
soumis à succomber à des états d’âme. A ce que vous <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sez, à du beau… et vous<br />
perdez votre int<strong>en</strong>tion, votre fil, qui n’a ri<strong>en</strong> à voir avec du beau, mais qui a à voir avec<br />
du s<strong>en</strong>s. Il faudrait arriver à travailler <strong>en</strong> studio <strong>en</strong> se disant que ce je j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds n’est<br />
jamais ce que je veux. Il faut que je parvi<strong>en</strong>ne à ce que je veux. C’est assez difficile parce<br />
souv<strong>en</strong>t la matière nous fait des propositions auxquelles on succombe et à raison. On<br />
n’est pas des bêtes, ni des machines. Sauf que du coup, on n’est plus sur un travail de<br />
composition, mais d’interprétation.<br />
Dans la composition, il y a quelque chose d’intéressant, c’est que tout fait sil<strong>en</strong>ce. Le<br />
papier est vierge. Tout ce qui va se passer, doit se passer dans notre int<strong>en</strong>tion, dans notre<br />
projection. Cette projection n’est pas une expression de nous-même, on n’est pas là pour<br />
s’exprimer, jamais un compositeur ne s’exprime. Il exprime des choses qui lui sont extérieures.<br />
Et il met sa technique d’écriture au service de cette chose. Il n’est pas <strong>en</strong>train<br />
d’exprimer un état d’âme, une psychologie, ou je ne sais quoi. Il est soumis à subjectivité,<br />
à ses errances psychologiques, ou idéologiques, économiques, ses difficultés. Mais<br />
ce n’est pas ça qui lui fait écrire. Parfois, ça contredit son écriture, ça vi<strong>en</strong>t lutter. Il est là<br />
pour dire des choses qui lui sont extérieures, qu’il va dire à sa façon, d’où sa facture. Le<br />
fait d’être dans le sil<strong>en</strong>ce, d’être devant le blanc, sans ri<strong>en</strong> du tout, sans épreuve, ça lui<br />
permet d’inv<strong>en</strong>ter des choses injouables. Souv<strong>en</strong>t les instrum<strong>en</strong>tistes dis<strong>en</strong>t que ce<br />
compositeur ne sait pas écrire, que c’est injouable.<br />
Alors il y a deux raisons : soit il ne sait pas écrire parce qu’il ne connaît pas la tessiture<br />
de l’instrum<strong>en</strong>t, là où l’instrum<strong>en</strong>t sonne, <strong>en</strong>fin, ça serait grave ! mais ça arrive, et ce n’est<br />
pas si grave que ça, ça peut arriver ; soit il demande à l’instrum<strong>en</strong>tiste <strong>en</strong>core plus, et<br />
c’est qu’il veut aller <strong>en</strong>core plus loin.<br />
Je me rappelle avoir écrit une pièce pour violoncelle, qu’il fallait jouer avec deux<br />
personnes sur le violoncelle. Il fallait deux archets sur le même instrum<strong>en</strong>t. On l’a fait.<br />
C’était bi<strong>en</strong> de l’avoir fait. Si j’avais été raisonnable, je n’aurais jamais osé le faire. C’est<br />
comme l’improvisation. Je ne veux pas trop dire de bêtises, parce que j’ai des confrères<br />
qui ont développé des choses intéressantes sur l’improvisation. En tout cas, pour ceux<br />
qui maîtris<strong>en</strong>t mal l’improvisation, je vais être plus modeste, comme moi, je ne peux<br />
improviser que ce que je sais jouer. Je ne peux pas improviser des choses qui vont plus<br />
vite que ce que mes doigts sav<strong>en</strong>t faire. Je ne peux pas improviser des choses que ce que<br />
ma localisation dans l’espace de mes doigts ne sav<strong>en</strong>t faire. Je ne peux pas improviser<br />
des choses que je n’aime pas.<br />
Alors que je peux écrire des choses que je n’aime pas. Je ne peux pas improviser,<br />
maîtriser la structure, le temps, <strong>en</strong> tout cas pour moi. Alors que dans l’écriture, je peux<br />
essayer, je ne dis pas que je vais la maîtriser, mais, je peux avoir la prét<strong>en</strong>tion de<br />
maîtriser la structure, c’est à dire le temps, le geste, de maîtriser des développem<strong>en</strong>ts ou<br />
56
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
Maîtriser des projets<br />
esthétiques qui ne sont<br />
pas de l’ordre du plaisir<br />
ou du beau mais du juste,<br />
c’est à dire du s<strong>en</strong>s.<br />
des immobilités, de maîtriser des projets esthétiques qui<br />
ne sont pas de l’ordre du plaisir ou du beau mais du juste,<br />
c’est à dire du s<strong>en</strong>s, ce qui doit être fait pour ce projet, pour<br />
cette int<strong>en</strong>tion, pour ce développem<strong>en</strong>t, pour cette<br />
situation, pour cette d<strong>en</strong>sité, pour ce travail formel ou pas<br />
que formel.<br />
Je crois beaucoup dans le mérite de l’écriture. Je p<strong>en</strong>se<br />
qu’écrire, c’est se mettre au service. Avec un grand recul de<br />
ça. L’écriture n’<strong>en</strong> est pas moins incarnée, elle est très<br />
charnelle. On peut écrire des choses qui sont très sexuées.<br />
C’est important de se désincarner au mom<strong>en</strong>t où on les écrit. J’<strong>en</strong> parle mal. On n’est pas<br />
désincarné. Disons que le cerveau est au service du corps. Le corps n’est pas au service<br />
du corps. Quand je dis ça à des chorégraphes, ils me regard<strong>en</strong>t avec des yeux éberlués<br />
<strong>en</strong> me disant : chacun pour soi. Oui, je suis d’accord, mais je leur dis : est-ce que ça ne<br />
vous t<strong>en</strong>te pas ? Là ils me répond<strong>en</strong>t qu’ils n’ont pas de vocabulaire graphique. Il y a des<br />
tas de choses qui ont été faites, mais qui ne sont pas faciles. Mémoriser la danse, c’est<br />
compliqué. C’est 4 dim<strong>en</strong>sions, trois dim<strong>en</strong>sions dans l’espace, plus le temps. C’est<br />
sacrém<strong>en</strong>t compliqué. Mais quand même, il y a quelque chose que j’aimerais bi<strong>en</strong> que<br />
les chorégraphes travaill<strong>en</strong>t plus, c’est cette abs<strong>en</strong>ce du corps au mom<strong>en</strong>t de l’écriture.<br />
Comme moi j’ai l’abs<strong>en</strong>ce de sons au mom<strong>en</strong>t de la musique. On n’inv<strong>en</strong>te pas les<br />
mêmes choses.<br />
On ne peut pas prét<strong>en</strong>dre qu’on peut seulem<strong>en</strong>t écrire des choses qu’on a jamais<br />
p<strong>en</strong>sées. Tout le travail de Cage consistait à se mettre dans des situations… Moi j’ai été<br />
élevé, j’ai été fortem<strong>en</strong>t influ<strong>en</strong>cé par Pierre Schaeffer dont j’ai été l’élève p<strong>en</strong>dant 2 ans<br />
et qui me disait : « La vie est un <strong>en</strong>tonnoir. Toute ta vie, tu vas t<strong>en</strong>dre vers un point, que<br />
tu vas sophistiquer de plus <strong>en</strong> plus, tu vas affiner ta technique ». Evidemm<strong>en</strong>t, comme<br />
tous les <strong>en</strong>tonnoirs, comme les rails de chemin de fer, plus tu avances, plus ça recule.<br />
Finalem<strong>en</strong>t, tu vas faire toujours la même œuvre. A la fin de ta vie, tu n’<strong>en</strong> auras fait<br />
qu’une. C’est un point vers lequel tu vas t<strong>en</strong>dre, et que tu n’atteindras jamais. Je traverse<br />
l’Atlantique, j’ai eu une bourse pour être l’assistant de John Cage p<strong>en</strong>dant 9 mois, et il<br />
m’explique : « La vie est un <strong>en</strong>tonnoir. Il faut que l’on se mette dans des situations où ce<br />
qu’on écrit est imprévisible. Parce que l’homme ne peut p<strong>en</strong>ser que ce qu’il sait déjà.<br />
Parce qu’on ne connaît que ce qu’on reconnaît ». Il m’explique le système inverse du<br />
système latin, qui est une façon anglo-saxonne de p<strong>en</strong>ser, il me dit : « Qu’est-ce que ce<br />
serait pauvre de n’écrire que la musique que l’on est capable d’écrire ». Il dit : « Je voudrais<br />
me mettre <strong>en</strong> situation de composer une musique… », il prét<strong>en</strong>d la composer, et<br />
beaucoup de détracteurs de Cage ont prét<strong>en</strong>du qu’il faisait n’importe quoi, que ce n’était<br />
pas musical. En fait, il ne fait pas du tout n’importe quoi. Il met <strong>en</strong> place des dispositifs,<br />
et ces dispositifs font qu’il ne fait pas n’importe quoi. Ces dispositifs font que les choses<br />
qui vont arriver sont imprévisibles. Mais tout n’est pas imprévisible.<br />
Je p<strong>en</strong>se <strong>en</strong> particulier à une musique qu’il a faite pour Cunningham, où il avait un gros<br />
dictionnaire, il avait une pièce pour clavecin, un extrait de Bach. Il avait décidé que la<br />
musique devait être discontinue. C’était sa grande théorie par rapport à la danse. Les<br />
choses doiv<strong>en</strong>t être discontinues. Il ne doit pas y avoir de la musique tout le temps. La<br />
musique est une apparition, une <strong>en</strong>trée. Elle doit être écoutée pour elle-même, y compris<br />
avec la danse. Quand elle est écoutée pour elle-même, c’est comme cela qu’elle vit<br />
le mieux avec la danse, c’est comme ça qu’elle parle à la danse, c’est comme ça que la<br />
danse peut lui parler, c’est comme ça qu’elles form<strong>en</strong>t à elles-deux un troisième élém<strong>en</strong>t<br />
qui n’est pas la danse, mais qui est un élém<strong>en</strong>t dans lequel il y a deux élém<strong>en</strong>ts. Une<br />
chose très dialectique. Du coup, il ouvre le dictionnaire trois fois, et il obti<strong>en</strong>t trois chiffres.<br />
Le premier chiffre, c’est le nombre de mesures qu’il va jouer. Le deuxième, c’est p<strong>en</strong>dant<br />
combi<strong>en</strong> de temps il va le jouer. Le troisième, c’est l’int<strong>en</strong>sité, ou le tempo. Il est<br />
sur le côté, il est discret, on ne s’intéresse pas à lui. Il referme le livre. Tout d’un coup, on<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d le clavecin qui comm<strong>en</strong>ce et s’arrête tout de suite. Pas de pot, il est tombé sur<br />
0,5, une demie mesure !<br />
La danse de Cunningham s’est chargée de cet espèce de petit motif, qui ressemble quand<br />
même au motif qui était là une minute avant, qui était le même, mais là il est parcellaire.<br />
Tout d’un coup, ça crée une sorte de mémoire. Il y a quelque chose qui repr<strong>en</strong>d mais qui<br />
s’est arrêté. C’est comme un main t<strong>en</strong>due. Tr<strong>en</strong>te secondes plus tard, il y aura 4 mesures.<br />
C’est une espèce de phénomène non aléatoire, tout est très composé, par un principe de<br />
composition qui lui est partiellem<strong>en</strong>t extérieur, et qui lui permet d’inv<strong>en</strong>ter une chose<br />
57
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
qu’il n’aurait pas pu inv<strong>en</strong>ter. Donc à la question : Est-ce qu’on peut inv<strong>en</strong>ter une chose<br />
qu’on ne peut pas inv<strong>en</strong>ter ? Cage p<strong>en</strong>sait que non. C’est pour ça qu’il a inv<strong>en</strong>té des<br />
dispositifs de combinaison, de combination, <strong>en</strong> faisant <strong>en</strong>trer le hasard dans sa composition.<br />
Moi je p<strong>en</strong>se qu’on peut inv<strong>en</strong>ter des choses qu’on n’est pas capables d’inv<strong>en</strong>ter.<br />
Alors, je p<strong>en</strong>se que c’est compliqué. On a des réflexes, des référ<strong>en</strong>ces culturelles, des<br />
barrières, on a peur, peur de se tromper, donc on ne va pas n’importe où. Mais je crois<br />
que l’écriture a le mérite d’être faite sur des durées très longues, c’est souv<strong>en</strong>t des durées<br />
assez douloureuses. On n’est pas m<strong>en</strong>acés de reproduction. On a tous <strong>en</strong>vie de se reproduire.<br />
C’est pour ça que beaucoup d’<strong>en</strong>tre vous dans cette salle ont fait des <strong>en</strong>fants. Mais<br />
je p<strong>en</strong>se qu’on peut ne pas se reproduire. Personnellem<strong>en</strong>t je n’<strong>en</strong> ai pas fait ! Je n’avais<br />
pas prévu d’atterrir là ! (Rires)<br />
Non mais parce que pour aller <strong>en</strong>core plus loin, je fais exprès de ne pas faire de disques<br />
par exemple. Je combats les maisons de disques qui me poursuiv<strong>en</strong>t, pour essayer de<br />
mourir sans avoir fait de disque ! Et sans avoir de partitions éditées. Donc je vais<br />
jusqu’au bout de ce rapport à l’espace. Je veux vraim<strong>en</strong>t être vivant. Je ne veux pas être<br />
immortel. Je p<strong>en</strong>se que faire r<strong>en</strong>trer la mort dans son travail, c’est faire <strong>en</strong>trer la vie.<br />
A partir du mom<strong>en</strong>t où l’on est mortel, on est vivant. Si on n’accepte pas d’être mortel,<br />
on est déjà mort. Et on met de l’arg<strong>en</strong>t de côté ! J’aimerais bi<strong>en</strong> faire comme dans les<br />
soldes : « tout doit disparaître ! ». J’aime bi<strong>en</strong> cette idée. Heureusem<strong>en</strong>t que tout le<br />
monde ne le fait pas… J’écoute des disques chez moi et je suis très heureux d’<strong>en</strong> écouter.<br />
Mais je trouve que c’est une belle idée. C’est une idée qui doit être incarnée par<br />
quelqu’un. Parce qu’elle nous repose la question du vivant. Elle nous repose la question<br />
de l’action même, musicale. Que faisons-nous tous les matins ? Est-ce que nous<br />
refaisons, ou est-ce que nous consommons ce que nous avons déjà fait la veille, ou<br />
est-ce que nous recomm<strong>en</strong>çons ?<br />
Ce qui serait horrible pour moi serait de réécrire toujours la même musique. Si je décide<br />
qu’elle n’est pas reproductible, il faut que j’<strong>en</strong> inv<strong>en</strong>te une nouvelle tous les jours. En<br />
même temps, ça ne m’intéresse pas de partir dans tous les s<strong>en</strong>s. Ma musique est aussi<br />
mon corps, et il ne part pas dans tous les s<strong>en</strong>s. Enfin, il part un peu dans tous les s<strong>en</strong>s<br />
les années passant, mais ça c’est un problème narcissique qui est distinct de ce qui nous<br />
occupe ici !<br />
A partir du mom<strong>en</strong>t où vous vous acceptez dans des commandes invraisemblables, à<br />
partir du mom<strong>en</strong>t où vous r<strong>en</strong>contrez des lieux, des g<strong>en</strong>s, des sources, vous êtes<br />
chamboulés, déstabilisés. Vous êtes mis dans des situations inconnues. Il n’y a pas que<br />
ça, bi<strong>en</strong> sûr, ça ne suffit pas. Un compositeur qui écrirait six pièces pour orchestre à la<br />
suite, comme beaucoup, ils sont capables d’écrire six œuvres absolum<strong>en</strong>t hétérogènes.<br />
Mais moi ça m’aide beaucoup d’être transporté. D’être immergé dans des contextes<br />
différ<strong>en</strong>ts. Ça m’aide beaucoup pour rep<strong>en</strong>ser le s<strong>en</strong>s de la musique et les projets. Mais<br />
c’est vrai que ça ne suffit pas. Je pourrais très bi<strong>en</strong> me prom<strong>en</strong>er et réécrire la même<br />
chose !<br />
Je p<strong>en</strong>se que je suis quelqu’un qui ne peut pas faire autrem<strong>en</strong>t. On a souv<strong>en</strong>t les théories<br />
de nos impuissances. On découvre qu’on est pas capable de faire quelque chose et<br />
on construit une théorie avec. On fait tous ça. Par exemple, je n’ai pas de mémoire. Mais<br />
vraim<strong>en</strong>t pas de mémoire du tout. D’une façon pathologique, médicale, grave. Par exemple,<br />
si on va au cinéma ce soir <strong>en</strong>semble, et que j’ai adoré le film, le l<strong>en</strong>demain matin, je<br />
vais téléphoner à des amis pour leur dire d’aller le voir. Mais il est possible que je vous<br />
appelle, parce que je ne me souvi<strong>en</strong>s plus que je l’ai vu avec vous. Ça m’est arrivé plusieurs<br />
fois ! C’est assez grave.<br />
Cette abs<strong>en</strong>ce de mémoire, je ne l’ai pas fait exprès, c’est un problème, et bi<strong>en</strong> j’<strong>en</strong> ai fait un<br />
travail. Je suis obligé de tout noter, et je note pour me débarrasser. Parce que comme je sais<br />
qu’il faut que je me rappelle, je suis prisonnier de me rappeler donc je passe mon temps à<br />
noter pour ne pas me rappeler, pour me libérer du fait que je ne me rappellerais pas.<br />
Ça a donné l’écriture, parce que depuis tout petit, je sais que je dois écrire pour me rappeler.<br />
Ça m’a donné une habitude d’écriture et je me suis r<strong>en</strong>du compte qu’au bout d’un<br />
mom<strong>en</strong>t, je pouvais me rappeler de choses que je n’avais pas <strong>en</strong>core p<strong>en</strong>sées. Je pouvais<br />
comm<strong>en</strong>cer d’écrire.<br />
Se rappeler de ri<strong>en</strong> peut vous am<strong>en</strong>er à faire des choses que vous avez déjà faites. Parce<br />
qu’on ne se rappelle pas qu’on les a faites ! ça m’est arrivé à deux reprises. Il y a un an, je<br />
me prom<strong>en</strong>ais dans les Halles, et j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds une musique qui sort du magasin. Et je la<br />
trouve belle. Je me dis, celle là, j’aurais aimé l’écrire. Ça arrive souv<strong>en</strong>t aux musici<strong>en</strong>s. En<br />
58
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
fait, elle était de moi ! Je l’avais reconnue. Non, je ne l’avais pas reconnue, mais reconnue<br />
intuitivem<strong>en</strong>t. Elle passait à la radio. Je p<strong>en</strong>se que cette abs<strong>en</strong>ce de mémoire plus cette<br />
mobilité, plus un côté amoureux un peu fou furieux, qui consiste à vraim<strong>en</strong>t avoir <strong>en</strong>vie<br />
des choses, des g<strong>en</strong>s, d’être un peu boulimique des situations, plus cette situation de<br />
mourir régulièrem<strong>en</strong>t, me met dans une insécurité pour laquelle j’ai une grande passion.<br />
L’insécurité est une chose<br />
jubilatoire. C’est sublime de ne<br />
pas savoir ce qui va se passer<br />
demain. De ne pas savoir si on va se réveiller le l<strong>en</strong>demain. On ouvre l’œil, c’est un<br />
cadeau. Ça n’est pas acquis, ça n’est pas donné. Je ne sais jamais si je vais me réveiller<br />
le l<strong>en</strong>demain. D’ailleurs ce matin j’ai <strong>en</strong>voyé un SMS dans l’avion, avant de décoller, <strong>en</strong><br />
disant à des amis, « Je pars à Toulon, j’espère que je vais rev<strong>en</strong>ir ! ». Jusque là ça va ! C’est<br />
marrant que l’on parle de ça. D’ailleurs l’avion a bougé à l’arrivée. J’ai rep<strong>en</strong>sé à mon<br />
SMS. C’est drôle.<br />
L’insécurité est une chose jubilatoire<br />
Question dans le public :<br />
A propos du fait que vous ne voulez pas éditer. Il y a peut-être quelque chose de dommage de refuser de le<br />
faire.<br />
Oui, c’est dommage. Enfin, je n’ai pas à dire ça, je serais fier si je disais ça ! Mais je trouve<br />
ça regrettable. Mais bon, il faut le faire.<br />
Question dans le public :<br />
C’est peut-être dommage aussi de p<strong>en</strong>ser qu’à un mom<strong>en</strong>t donné il y a d’autres interprètes qui pourrai<strong>en</strong>t<br />
s’approprier cette musique <strong>en</strong> faire autre chose et continuer à la faire vivre.<br />
Oui, mais ils le font avec les autres. C’est bi<strong>en</strong> qu’il y <strong>en</strong> ait un qui le fasse. Ça crée plein<br />
de questions, ça soulève des idées. Il faut qu’il y <strong>en</strong> ait un qui le fasse jusqu’au bout. Si<br />
je craque <strong>en</strong> cours, c’est dommage.<br />
Ça pose des questions : Qu’est-ce que c’est que le vivant ? Qu’est-ce que c’est que la<br />
consommation ? Qu’est-ce que le rapport à l’arg<strong>en</strong>t ? Est-ce qu’un sujet peut dev<strong>en</strong>ir un<br />
objet ? Est-ce qu’un objet est reproductible ? Est-ce qu’un sujet est reproductible ? Là,<br />
vous pouvez m’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre parce que je suis là. Si je n’étais pas là, vous ne m’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>driez<br />
pas. C’est le cas de tout le monde, mais pour la musique, je parle.<br />
C’est formidable, <strong>en</strong> général, il y a un monde fou au concert. Ça n’est pas prévisible. Mais<br />
les g<strong>en</strong>s sav<strong>en</strong>t qu’on pourra m’écouter à ce mom<strong>en</strong>t là, après, c’est dans un an. Du coup,<br />
ça fait un monde fou au concert. C’est le mom<strong>en</strong>t vivant. Ça va se passer à ce mom<strong>en</strong>t là.<br />
Il y a eu un travail d’un an, avec des interprètes, un travail d’écriture compliqué dans un<br />
lieu choisi avec un thème particulier, bon, b<strong>en</strong>, on y va.<br />
Si vous savez que vous pouvez le voir dix fois, que vous pouvez acheter le DVD dans un<br />
mois, pourquoi pas rester chez soi et se faire une choucroute. Ça crée de la société. Le<br />
chou, c’est bon, oui ! Mais on peut le faire le l<strong>en</strong>demain. Un concert, c’est un mom<strong>en</strong>t de<br />
société. C’est très important de sortir, de se retrouver <strong>en</strong>semble <strong>en</strong>train d’écouter les<br />
choses.<br />
Je vous <strong>en</strong> montre un autre. C’est Marseille, sur la Poste. La salle, je la recrée, je la peins<br />
<strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> blanc, pour pouvoir la colorer <strong>en</strong> bleu. J’imagine un ciel bleu, <strong>en</strong>tre le ciel<br />
et la mer, comme à Marseille, un univers bleu, dans lequel je reconstruis une usine.<br />
Enfin, pas vraim<strong>en</strong>t une usine, plutôt un c<strong>en</strong>tre de tri, de distribution, où des sons<br />
arriv<strong>en</strong>t de partout. Les interprètes vont se déplacer. Ce serait comme un lieu de travail.<br />
Les g<strong>en</strong>s sont assis dans des rangées, comme des casiers. La musique va leur parler de<br />
la distribution, du courrier, de ces choses qu’on se dit les uns les autres par le courrier.<br />
Il y a toute une installation. Le postier pr<strong>en</strong>d son petit déjeuner, il a son toaster. On voit<br />
un tuyau arriver, là. Il y avait cet imm<strong>en</strong>se tuyau qui traversait toute la salle à l’horizontale,<br />
et quelqu’un <strong>en</strong>voyait des billes. Les billes dévalai<strong>en</strong>t dans la salle. C’est une métaphore<br />
de la transmission, qui est le propre du courrier. Je suis au c<strong>en</strong>tre <strong>en</strong>train de diriger,<br />
derrière moi il y a la clarinette, la clarinette basse, un haute contre, un chœur d’adultes,<br />
à gauche, notre facteur, qui dit des textes. Ici on a un autre facteur qui fait des sons.<br />
Tout à l’heure, il va se prom<strong>en</strong>er avec un piano r<strong>en</strong>versé. Il joue avec sa distribution. On<br />
avait mis une grille au fond, et quand il <strong>en</strong>voie les lettres, ça fait un bruit sympa, avec<br />
leur rythme. Il est d’ailleurs rejoint par un percussionniste qui est dans un autre casier.<br />
59
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
Ce percussionniste est prof de percussions à Marseille, au Conservatoire. Il s’appelle<br />
Alexandre Régis, pour ceux qui le connaiss<strong>en</strong>t. A un mom<strong>en</strong>t donné, le facteur passe avec<br />
deux <strong>en</strong>ceintes dans la salle, comme on a fait à Signe. Il a un petit mini-disc dans la<br />
poche, et il passe avec des sons. Il transporte des sons. Le public <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d tous ces sons<br />
qui lui pass<strong>en</strong>t par dessus. Je n’ai pas de sons de ça, mais j’ai des choses que j’ai faites<br />
pour Radio Gr<strong>en</strong>ouille. Des petits extraits musicaux.<br />
[Diffusion des extraits, de photos.]<br />
Il y a eu tout un travail musical fait sur des lettres, qui a donné lieu à plusieurs petites<br />
choses radiophoniques, que je vais vous faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre pour le plaisir. Par exemple, on a<br />
fait un travail sur le manuscrit : Qu’est-ce que c’est que recevoir la lettre de quelqu’un<br />
qu’on aime ? Aujourd’hui, on s’écrit beaucoup de mails, et un jour, par hasard, on s’<strong>en</strong>voie<br />
une lettre. Et on revoit l’écriture. C’est <strong>en</strong> général très émouvant. Et puis, il y a certains<br />
d’<strong>en</strong>tre nous qui sont espiègles, qui mett<strong>en</strong>t un peu de parfum. Et ça donne tout<br />
d’un coup une matière à la matière. C’est une <strong>en</strong>veloppe qu’on ouvre, on y voit une écriture.<br />
On a essayé de parler de ça.<br />
Tout ça s’est fini par un débat sur la notion de service public. Parce qu’évidemm<strong>en</strong>t, le<br />
travail s’est fait à un mom<strong>en</strong>t où les postiers étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> grève. On a réfléchi à ce qu’est le<br />
service public. Le courrier noble, c’est à dire nos courrier personnels, manuscrits, c’est<br />
5 % du courrier qui circule à la Poste. Il y a 80% de magasines et de publicités qui font<br />
vivre la Poste. Ce qu’on appelle notre service public, ce que nous déf<strong>en</strong>dons, ça sert <strong>en</strong><br />
fait à la publicité. Aujourd’hui, il n’y a plus que 5% de ce que distribu<strong>en</strong>t les facteurs, qui<br />
nous sert réellem<strong>en</strong>t de service public, c’est à dire qui nous sert à correspondre <strong>en</strong>tre<br />
nous. Il y a 15 % pour les courriers administratifs, c’est à dire quand on parle à l’Etat, et<br />
quand l’Etat nous parle. Pas que l’Etat, il y a aussi les <strong>en</strong>treprises maint<strong>en</strong>ant privatisées<br />
que sont EDF, GDF, etc…<br />
Tout ça est assez triste. On t<strong>en</strong>ait à un système de distribution <strong>en</strong>tre nous, on y ti<strong>en</strong>t toujours,<br />
mais <strong>en</strong> fait, il est utilisé par d’autres, et financé par d’autres. On a voulu parler de tout<br />
ça. Qu’est-ce qu’un service public<br />
qui n’est plus pour le public ?. Et on<br />
doit continuer à y t<strong>en</strong>ir mais sauf<br />
qu’il est fou. Il est dev<strong>en</strong>u fou,<br />
parce qu’on ne s’<strong>en</strong> sert pas. Parce<br />
qu’on ne s’écrit plus. C’est un concert qui se finit <strong>en</strong> débat, <strong>en</strong> travail. P<strong>en</strong>dant le débat,<br />
je refaisais des dessins sur un écran et les interprètes continuai<strong>en</strong>t d’interpréter ce que<br />
je dessinais.<br />
Je vais vous faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre trois extraits radiophoniques. En me prom<strong>en</strong>ant dans les c<strong>en</strong>tres<br />
de Tri de Marseille, j’ai découvert que le courrier était énormém<strong>en</strong>t viol<strong>en</strong>té. Quand<br />
on le met dans la boite aux lettres avec amour, on écrit la lettre à « lettre/l’être aimé »,<br />
avec une grande douceur et une int<strong>en</strong>sité cont<strong>en</strong>ue, on desc<strong>en</strong>d avec impati<strong>en</strong>ce, on<br />
l’abandonne au temps <strong>en</strong> la glissant très doucem<strong>en</strong>t dans la boite. Là, que se passe t-il ?<br />
Jusque là, tout allait bi<strong>en</strong>. Le facteur arrive à 200 à l’heure, il ouvre la boite, il bourre les<br />
lettres dans son sac, il les jette dans la voiture, il conduit la voiture à 200 à l’heure, il<br />
arrive dans le c<strong>en</strong>tre, il la décharge, elle est jetée dans le camion, elle passe à toute<br />
vitesse, elle part dans un train, elle arrive dans un c<strong>en</strong>tre de distribution où elle est triée<br />
<strong>en</strong>core une fois par une machine, puis par un homme qui la met dans des casiers, qui la<br />
met dans son chariot, qui la fait passer sous la pluie, et qui la balance sous la porte. A<br />
l’autre bout, la personne voit arriver la lettre et (soupir) « Elle m’a écrit ! ». Et il l’ouvre<br />
délicatem<strong>en</strong>t. La lettre arrive dans un état ! J’ai imaginé une lettre d’amour qui <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<br />
tout le passage <strong>en</strong>tre les deux.<br />
[Diffusion des extraits]<br />
Qu’est-ce qu’un service public<br />
qui n’est plus pour le public ?<br />
Voilà ce qui s’est passé p<strong>en</strong>dant le trajet !<br />
Un dernier extrait. Pierre H<strong>en</strong>ry a fait, dans les années 63, 64, une « Symphonie pour un<br />
homme seul ». La musique électro-acoustique est née avec des boucles, avec des disques<br />
qui étai<strong>en</strong>t rayés <strong>en</strong> fait. C’est comme ça que Pierre Schaeffer a découvert la matière. Pour<br />
ceux qui ne le sav<strong>en</strong>t pas, je le répète brièvem<strong>en</strong>t. Quand on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d un texte répété, on<br />
compr<strong>en</strong>d bi<strong>en</strong> le s<strong>en</strong>s. (Il répète plusieurs fois : quand on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d un texte répété). Mais<br />
si je raye le sillon un peu plus près du c<strong>en</strong>tre (Il répète plusieurs fois : si je raye le/ le<br />
sillon). Alors, on se met à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre le son, la matière de la voix. C’est comme ça qu’il a<br />
60
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
p<strong>en</strong>sé la musique concrète. C’est comme ça qu’il a découvert la concrétude, la matérialité<br />
des sons. Leur forme, leur matière, leur <strong>en</strong>veloppe, leur timbre, leur spectre etc…<br />
C’est comme ça qu’il a eu l’idée de travailler sci<strong>en</strong>tifiquem<strong>en</strong>t ce rapport à la musique<br />
qui laisse tomber provisoirem<strong>en</strong>t la hauteur, le tempo, la durée, l’int<strong>en</strong>sité et qui s’intéresse<br />
à beaucoup plus de paramètres que ça. Donc, à l’époque ils ont fait des musiques<br />
<strong>en</strong> rayant des disques. Ils avai<strong>en</strong>t plein de tourne- disques rayés. C’était le début de DJ,<br />
cinquante ans avant ! Ils rayai<strong>en</strong>t des disques, et ils les mixai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> direct. Ça a donné la<br />
« Symphonie pour un homme seul », qui est faite de plein de boucles. J’ai fait avec la<br />
Poste, un petit hommage à Pierre H<strong>en</strong>ry, et j’ai écrit une « Symphonie pour un postier<br />
seul », avec des sons de la Poste.<br />
[Diffusion de « Symphonie pour un postier seul »]<br />
Je voulais parler des espaces de la Poste. C’est un espace à la fois répétitif et un espace<br />
de voyage, de train, de choses qui avanc<strong>en</strong>t <strong>en</strong> perman<strong>en</strong>ce, des choses dans la rotation<br />
et la répétition.<br />
On va finir par trois petites choses : faire un petit tour de ce qu’on a vu et vous dire<br />
comm<strong>en</strong>t je l’<strong>en</strong>visage. Après, parler un peu de partitions, et je finirais par un extrait<br />
musical donné à Bruxelles.<br />
Quand les lieux sont destinataires au niveau thématique, j’ai <strong>en</strong>vie de travailler sur la<br />
lisibilité de la musique contemporaine, alors je fais « Les Maisons Chant<strong>en</strong>t ».<br />
Le destinataire <strong>en</strong> tant que géographie, ce serait le « Concert de Locomotives », donc j’ai<br />
la Gare de Lyon, j’ai le village de Signe, et cette friche dans laquelle j’ai fait « Dessins »,<br />
et je me sers des maisons ; j’ai fait un concert avec les pompiers de Paris, devant l’Etat<br />
Major. Ce sont de lieux dont la géographie induit le travail musical. Comme ces concerts<br />
dans les montagnes.<br />
Il peut y avoir aussi l’acoustique. Je p<strong>en</strong>se à une création que j’ai faite, qui s’appelle<br />
« Le Chant de la Chair », qui est uniquem<strong>en</strong>t sur la peau. Je suis obligé de choisir des<br />
espaces très particuliers <strong>en</strong> fonction de l’acoustique parce qu’elle n’est pas sonorisé et<br />
que ce sont des sons qui sont infinitésimaux, minimalistes au possible. Il faut trouver un<br />
lieu particulier à chaque fois qu’on me la demande, parce que c’est une pièce que je reproduis.<br />
Il y <strong>en</strong> a une seule ! Je l’ai emportée à Cuba, au Japon, à Chateauvallon, à Marseille,<br />
à Montbéliard, à Paris… Elle est très compliquée parce qu’il faut trouver le lieu pour la<br />
donner. Elle ne peut être donnée que dans des lieux très difficiles à trouver. Elle est intéressante<br />
pour ça, elle nous oblige à trouver l’<strong>en</strong>droit où elle doit être donnée, tellem<strong>en</strong>t<br />
elle est fine, tellem<strong>en</strong>t il faut un sil<strong>en</strong>ce total. Là, on est sur une exig<strong>en</strong>ce acoustique que<br />
j’aime bi<strong>en</strong>, alors que le lieu ne compte pas pour lui-même mais pour ce qu’il résonne.<br />
Je suis <strong>en</strong>train de faire un travail <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t à la Manufacture de Sèvres. Je fabrique<br />
un instrum<strong>en</strong>tarium uniquem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> porcelaine. Cela fait deux ans que je suis là bas. J’y<br />
suis <strong>en</strong>core pour deux ans, pour un concert qui se déroulera <strong>en</strong> 2009. Je travaille un<br />
matériau dans une manufacture pour un concert qui aura lieu dans cette manufacture,<br />
avec un instrum<strong>en</strong>tarium, un orchestre, uniquem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> porcelaine. Là, il y a vraim<strong>en</strong>t<br />
une dominante acoustique qui va imposer la musique.<br />
Il y a aussi la destination <strong>en</strong> terme architectural, c’est le travail sur le vide. C’est le travail<br />
dont je vous ai parlé tout à l’heure, « Du Plus Profond », cette musique qui se déplace<br />
d’un lieu à un autre et qui se définit <strong>en</strong> fonction des lieux, ce cloître, cet embarcadère,<br />
cette Bourse du commerce etc…<br />
Il y a aussi la dim<strong>en</strong>sion sociale, dont je ne vous ai pas parlé aujourd’hui parce que ça<br />
n’était pas le sujet, qui donne des lieux particuliers. C’est le travail que je fais <strong>en</strong> prison,<br />
dans les hôpitaux, dans les écoles, les usines. On est confronté à des espaces qui sont<br />
avant tout des espaces sociaux, et pas architecturaux, acoustiques ou géographiques, et<br />
qui influ<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t fortem<strong>en</strong>t la commande musicale et le type d’écriture. Ce sont des lieux<br />
et des espaces qui sont à l’origine des musiques.<br />
Après, il y a les espaces qui sont scénographiés. C’est « Auguste s’<strong>en</strong>vole », que je vous<br />
ai montré tout à l’heure, dans l’usine désaffectée ; c’est le travail que j’ai fait autour des<br />
pierres, ou celui que j’ai fait sur la voix des g<strong>en</strong>s, où je veux faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre la voix, et je<br />
vais chercher des lieux que je construis, pour faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre les choses dans des conditions<br />
particulières.<br />
Dans les non-lieux, c’est une pièce que je n’ai pas le temps de vous le faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre, c’est<br />
61
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
une pièce écrite à partir des poèmes d’Eluard, qui s’appelle « Je t’aime, je meurs ». Ce<br />
sont des lettres que Eluard a écrites à Gala. C’est une pièce pour baryton et piano qui<br />
peut être jouée partout, n’importe quand, par quiconque, qui veut ! C’est une pièce de<br />
répertoire. Je l’aime beaucoup. Je ne lui donne pas plus d’importance qu’une autre. Pour<br />
moi, elle est finie. Je sais que d’autres g<strong>en</strong>s vont la rejouer, mais…<br />
Je voulais vous dire que, <strong>en</strong> fait, écrire pour le près ou pour le lointain, ce n’est pas pareil.<br />
Quand on sait qu’un instrum<strong>en</strong>tiste sera là, près de vous, ou qu’il sera à l’autre bout, on<br />
n’écrit pas les mêmes choses. Si on ne sait pas à l’avance qu’il est près ou loin, on n’écrit<br />
pas les mêmes choses non plus. Monteverdi a fait des échos dans certaines pièces, où il<br />
y a un chœur derrière et un devant qui repr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> écho, c’est écrit dès l’écriture. On ne<br />
peut pas écrire des choses pour la voix et après, on décidera de les mettre où on veut. Si<br />
une personne est loin, dans une musique, on peut imaginer qu’elle ne va pas chanter les<br />
mêmes choses. Si elle est tout au bord des g<strong>en</strong>s, elle ne va pas non plus chanter la même<br />
chose. Ça n’est pas qu’une question d’int<strong>en</strong>sité, ou de nuance. C’est aussi une question<br />
de cont<strong>en</strong>u musical.<br />
On travaille beaucoup sur le c<strong>en</strong>tripète et le c<strong>en</strong>trifuge. C’est quelque chose que<br />
l’auditeur doit aller chercher, parce qu’on lui donne l’<strong>en</strong>vie d’aller écouter cette chose, et<br />
d’aller la chercher, d’aller la trouver. Au contraire, des fois, on va lui <strong>en</strong>voyer la chose,<br />
pour qu’il l’attrape. Même si il ne veut pas écouter, il va l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. Les concerts de rock,<br />
ça n’est que c<strong>en</strong>trifuge. C’est <strong>en</strong> face, il y a deux <strong>en</strong>ceintes, on n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d même pas la<br />
gauche et la droite. C’est <strong>en</strong> mono, c’est très<br />
fort, c’est tout le temps pareil. Je dis ça avec<br />
beaucoup de sérénité, j’écoute beaucoup de<br />
rock. C’est 40 % de mon écoute. Cette musique<br />
est invraisemblable parce qu’elle est c<strong>en</strong>trifuge.<br />
Si on veut aller écouter un truc spécial,<br />
c’est dur. C’est une musique qui ne peut pas<br />
être défaite. C’est comme ça. C’est tout<br />
<strong>en</strong>semble. On a du mal à la défaire. Dèjà, elle<br />
existe rarem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> stéréo, il n’y a pas de<br />
volume. Il n’y a pas d’espace. En fait, elle vous<br />
arrive.<br />
Cette question du c<strong>en</strong>trifuge et c<strong>en</strong>tripète,<br />
c’est important. C’est le mom<strong>en</strong>t où le corps<br />
se transporte, et où il reçoit, c’est cet espèce<br />
d’aller-retour dans l’écoute que nous avons,<br />
dans la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Notre oreille est<br />
errante. Elle passe son temps à s’approcher, à<br />
se retirer, à rev<strong>en</strong>ir et à repartir.<br />
Cette question du c<strong>en</strong>trifuge<br />
et c<strong>en</strong>tripète, c’est important.<br />
C’est le mom<strong>en</strong>t où le corps<br />
se transporte, et où il reçoit,<br />
c’est cet espèce d’aller-retour<br />
dans l’écoute que nous<br />
avons, dans la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne. Notre oreille est<br />
errante. Elle passe son temps<br />
à s’approcher, à se retirer, à<br />
rev<strong>en</strong>ir et à repartir.<br />
J’ai fait tout un programme pédagogique sur<br />
cette question de l’écoute. Comm<strong>en</strong>t on<br />
écoute la musique différemm<strong>en</strong>t de la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne ? On écoute différemm<strong>en</strong>t parce qu’on a décidé d’écouter, ce que l’on ne fait<br />
pas dans la vie quotidi<strong>en</strong>ne, <strong>en</strong> tout cas dans la durée. Mais il n’empêche que c’est la<br />
même façon, c’est ce qu’on a appris, c’est comme ça qu’on a appris à écouter, et on le<br />
met <strong>en</strong> œuvre dans la musique. Il n’y a pas de raison que les musici<strong>en</strong>s ne travaill<strong>en</strong>t pas<br />
ce va et vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre le c<strong>en</strong>trifuge et le c<strong>en</strong>tripète.<br />
Et puis, il y a cette idée de créer un espace c<strong>en</strong>tral, et de ne pas toujours faire de la<br />
musique à la périphérie. Ne pas faire de la musique à l’extérieur des g<strong>en</strong>s. S’inscrire dans<br />
le vivant, r<strong>en</strong>dre lisible et intelligible ce que l’on fait, et puis, faire sonner et faire absorber.<br />
Vous imaginez que les architectes fabriqu<strong>en</strong>t des murs porteurs et des murs de séparation.<br />
Les murs porteurs ce sont les murs <strong>en</strong> pierre de taille, que certains d’<strong>en</strong>tre vous ont<br />
la possibilité de s’acheter grâce à leur salaire, et les murs de séparation, ce sont ceux que<br />
les autres, qui n’ont pas un pouvoir d’achat très important, peuv<strong>en</strong>t acquérir. C’est dans<br />
les HLM ou les logem<strong>en</strong>ts sociaux. Et comme par hasard, le mur porteur est celui qui<br />
isole, le mur de séparation est celui qui relie. C’est à dire qu’avec un mur de séparation,<br />
vous <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez tout ce qui se passe de l’autre côté. Et avec un mur porteur, vous n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez<br />
ri<strong>en</strong>. Comme par hasard, ce ne sont pas n’importe lesquels d’<strong>en</strong>tre nous qui<br />
62
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t leurs voisins ou qui ne les <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t pas. De même que ce n’est pas n’importe<br />
qui, qui est producteur de bruit ou pas. Si vous avez une Safrane ou une 2CV, vous n’êtes<br />
pas producteur de bruit de la même façon. Pour les hommes, si vous avez un rasoir à 200 ou<br />
à 25 euros, vous serez plus ou moins bruyants !<br />
Il y a une idéologie derrière la<br />
consommation des sons.<br />
Il faut savoir que ce n’est pas neutre tout ça. Il y<br />
a une idéologie derrière la consommation des<br />
sons. Comme par hasard, les familles aisées<br />
font moins d’<strong>en</strong>fants que les familles plus pauvres.<br />
Comme par hasard, les maisons, les objets les moins chers sont les plus bruyants.<br />
Et comme par hasard, France Culture distille avec parcimonie des niveaux sonores très<br />
délicats, très fins, avec un son à la fois, et avec beaucoup de sil<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre les sons. Ce<br />
n’est pas le cas de Skyrock, Nova, NRJ…<br />
Tout cela nous emmène dans des référ<strong>en</strong>ces culturelles. Ça nous emporte dans des<br />
réalités, dont un musici<strong>en</strong> peut ne pas s’occuper, mais il peut aussi décider de se battre,<br />
ou <strong>en</strong> tout cas, de travailler ces questions. Du coup, le travail sur l’espace est un <strong>en</strong>droit<br />
où l’on peut militer, d’une façon très sophistiquée, je ne le fais pas de façon littérale,<br />
mais on peut produire des nouvelles postures pour que les g<strong>en</strong>s aill<strong>en</strong>t au devant des<br />
choses, qu’ils aill<strong>en</strong>t les chercher, <strong>en</strong> remettant un peu d’égalité <strong>en</strong>tre les g<strong>en</strong>s. Les g<strong>en</strong>s<br />
qui pai<strong>en</strong>t leurs places devant, <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t aussi bi<strong>en</strong> que ceux qui sont derrière. Et si<br />
possible que personne ne paie ! Je dis ça parce que tous mes concerts sont gratuits.<br />
Je termine comme ceci pour faire un emballage un peu plus idéologique par rapport à la<br />
question du rapport à l’espace. Je trouve que c’est important, après avoir beaucoup parlé<br />
d’acoustique et d’esthétique, de musique, je p<strong>en</strong>se qu’il est important de pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong><br />
considérations d’autres choses. Quand on embrasse l’espace, on embrasse aussi les<br />
g<strong>en</strong>s. La lutte anti-bruits, contre laquelle je me suis battu, ça fait 20 ans que je travaille<br />
avec le Ministère de l’Environnem<strong>en</strong>t, je suis un peu le musici<strong>en</strong> au cœur de l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t<br />
et de l’équipem<strong>en</strong>t. J’ai fait beaucoup d’études pour eux, des docum<strong>en</strong>ts pour le<br />
CNDP. Je me suis beaucoup battu contre la lutte anti-bruits. La lutte anti-bruits, c’est la<br />
lutte anti-g<strong>en</strong>s. C’est toujours les g<strong>en</strong>s. On se bat contre les g<strong>en</strong>s. Maint<strong>en</strong>ant, on parle<br />
de lutte pour l’amélioration de l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t sonore, ça veut dire pour quelque chose<br />
de positif et de qualitatif, et non pas pour<br />
La musique s’inscrit aussi dans<br />
ces contextes idéologiques et<br />
de t<strong>en</strong>sion économique.<br />
du quantitatif et du négatif. Mais c’est 20<br />
ans de travail qui n’a pas <strong>en</strong>core atteint<br />
tout le monde. Il faut savoir que la musique<br />
s’inscrit aussi dans ces contextes<br />
idéologiques et de t<strong>en</strong>sion économique.<br />
Merci.<br />
63
VENDREDI 9<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
Ecriture et notation musicales :<br />
L’écriture et l’espace<br />
Confér<strong>en</strong>ce-concert<br />
de Nicolas Frize<br />
Dispositif : Ecran / Haut-parleurs/ une table, un ordinateur et un amplificateur, un micro<br />
P<strong>en</strong>dant l’accueil, bande son : une femme chante, un homme chuchote.<br />
onsoir. Je suis désolé, je voulais pas vous arrêter comme ça. Alors je vais essayer de<br />
vous prés<strong>en</strong>ter, <strong>en</strong> pas trop longtemps parce que je suppose que vous voulez aller vous<br />
coucher, des aspects de mon travail.<br />
Je m’étais donné des rubriques, et je vais essayer de vous faire chanter aussi. On m’a dit<br />
que vous v<strong>en</strong>iez ici pour ça. Je ne me suis pas trompé !<br />
Je voudrais vous prés<strong>en</strong>ter mon travail de manière un peu différ<strong>en</strong>te de ce que je fais<br />
d’habitude, <strong>en</strong> 5 rubriques.<br />
Je fais un travail de lutherie. Je fabrique, j’inv<strong>en</strong>te des instrum<strong>en</strong>ts.<br />
Je fais des musiques appliquées, des musiques pour la danse, le théâtre, le cinéma, la<br />
vidéo, des expositions, <strong>en</strong>fin, des choses qui ne sont pas des concerts.<br />
Je fais des musiques <strong>en</strong> relation avec des g<strong>en</strong>s, qui sont faites pour des g<strong>en</strong>s qui me<br />
demand<strong>en</strong>t de les mettre <strong>en</strong> action, ou qui me demand<strong>en</strong>t de les r<strong>en</strong>contrer et d’exploiter<br />
cette r<strong>en</strong>contre dans une œuvre, d’<strong>en</strong> tirer des œuvres.<br />
Je fais des travaux sur des thèmes, souv<strong>en</strong>t un peu militants. J’ai des projets de déf<strong>en</strong>dre,<br />
de mettre des idées dans des musiques.<br />
Et puis év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t, une dernière rubrique où on parlera d’écriture, de partitions. On<br />
<strong>en</strong> verra.<br />
Alors on va parcourir tout ça un peu rapidem<strong>en</strong>t. Je vais comm<strong>en</strong>cer par les choses sur<br />
les relations. Je m’intéresse depuis longtemps et même depuis le début, au monde du<br />
travail. Je suis très proche du monde ouvrier <strong>en</strong> général. J’ai fait beaucoup de choses <strong>en</strong><br />
relation avec ça. Je suis actuellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>train de faire un projet là-dessus avec plusieurs<br />
<strong>en</strong>treprises dans la Région Ile de France. C’est vraim<strong>en</strong>t quelque chose qui revi<strong>en</strong>t<br />
régulièrem<strong>en</strong>t. Je me suis lancé dans des mémoires sonores, j’ai <strong>en</strong>registré beaucoup de<br />
lieux de travail, que j’ai remis à la Bibliothèque Nationale, ou dans divers <strong>en</strong>droits.<br />
En particulier j’ai fait une expéri<strong>en</strong>ce un peu spécifique dans l’Usine R<strong>en</strong>ault de<br />
Billancourt. J’ai am<strong>en</strong>é un studio qui était dans un camion et j’ai <strong>en</strong>registré l’<strong>en</strong>semble<br />
des 16 000 postes de l’Usine de Billancourt. C’est une usine où on peut r<strong>en</strong>trer <strong>en</strong> voiture<br />
partout, au pied de la chaîne, au pied des forges, des fonderies, de la presse, des<br />
pneumatiques, de la sellerie, des machines-outils. J’avais la possibilité d’emm<strong>en</strong>er les<br />
ouvriers au fur et à mesure pour écouter les prises de sons que je faisais et discuter avec<br />
eux sur l’usage de ce travail. Eux, ils voulai<strong>en</strong>t que je fasse une création uniquem<strong>en</strong>t avec<br />
les bruits de l’usine mais moi je trouvais que c’était pas bi<strong>en</strong>. J’avais <strong>en</strong>vie qu’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>de<br />
leurs voix et surtout qu’on voie leurs corps. Parce que le seul <strong>en</strong>droit où on voit le corps<br />
de l’ouvrier à la télévision, c’est quand il est tombé de la tour, c’est les accid<strong>en</strong>ts de<br />
travail, quand il est <strong>en</strong> sang ou bi<strong>en</strong> quand il manifeste. Dans ce cas là, il a un placard<br />
qui ne dit pas grand chose. Il dit <strong>en</strong> général qu’il veut plus de temps et plus d’arg<strong>en</strong>t.<br />
Evidemm<strong>en</strong>t ce n’est pas ça qu’il demande. Il demande de posséder les outils de<br />
production, il demande de vivre. Il demande beaucoup de choses. Et comme on n’arrive<br />
pas à le dire dans une pancarte, ils sont tous d’accord avec le mot d’ordre, et ça finit par<br />
n’être plus grand chose. Mais la rev<strong>en</strong>dication, elle, porte sur la sexualité, sur le logem<strong>en</strong>t,<br />
sur les transports, sur la vie, sur la responsabilisation, sur l’appropriation s<strong>en</strong>sible,<br />
sur l’appropriation intellectuelle, sur le s<strong>en</strong>s du travail, sur les moy<strong>en</strong>s de production.<br />
Mais ça, on peut pas le mettre dans une pancarte. Donc je me disais que c’était bi<strong>en</strong><br />
d’imaginer un concert où les g<strong>en</strong>s serai<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>ts, vivants, chantants, au milieu des<br />
sons, et j’ai comm<strong>en</strong>cé à leur montrer des possibilités de traitem<strong>en</strong>t de ces sons d’usine.<br />
A ma grande surprise, ils n’avai<strong>en</strong>t pas du tout <strong>en</strong>vie que je les traite. Ils voulai<strong>en</strong>t les<br />
reconnaître tels qu’ils étai<strong>en</strong>t. Et ils me faisai<strong>en</strong>t la commande difficile de faire de la<br />
65
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace - Confér<strong>en</strong>ce-concert de Nicolas Frize<br />
musique avec des bruits bruts, parce que ça ne les intéressait pas que je les traficote. Ils<br />
disai<strong>en</strong>t : « Si c’est pour les trafiquer, t’as qu’à aller à l’IRCAM, et tu fais ça avec des<br />
synthétiseurs. Mais si tu vi<strong>en</strong>s chez nous, c’est pour<br />
Même si le lieu de travail est<br />
un lieu de lutte, un lieu de<br />
questionnem<strong>en</strong>t de son<br />
rapport social, du rapport de<br />
son corps à l’espace social,<br />
c’est aussi un <strong>en</strong>droit où on<br />
se réalise, où on se bat, où<br />
on met de la compét<strong>en</strong>ce,<br />
du plaisir, même si il y a de<br />
la souffrance, et le fait de<br />
garder les sons originaux,<br />
c’est aussi respecter ce<br />
témoignage de la vie,<br />
de la vie du travail.<br />
nous les redonner tels que nous on les vit ». Et les<br />
vivre, c’est pas forcém<strong>en</strong>t les détester, au contraire.<br />
Même si le lieu de travail est un lieu de lutte, un lieu<br />
de questionnem<strong>en</strong>t de son rapport social, du rapport<br />
de son corps à l’espace social, c’est aussi un <strong>en</strong>droit<br />
où on se réalise, où on se bat, où on met de la compét<strong>en</strong>ce,<br />
du plaisir, même si il y a de la souffrance, et le<br />
fait de garder les sons originaux, c’est aussi respecter<br />
ce témoignage de la vie, de la vie du travail.<br />
Donc je vais vous faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre un extrait d’un travail<br />
que j’ai fait à partir de ces sons. Par contre, ils m’ont<br />
autorisé, parce que c’était possible, d’associer des<br />
bruits <strong>en</strong>tre eux qui n’avai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> à voir. Des sons qui<br />
étai<strong>en</strong>t au 5ème étage, par exemple, dans la partie<br />
peinture, jusqu’à des sons qui étai<strong>en</strong>t dans les essais<br />
à la fin quand les voitures roulai<strong>en</strong>t. A l’époque on<br />
fabriquait des 4L, et c’était le début des R5. C’était il y<br />
a un certain temps, pour ceux qui ont connu ce temps<br />
! Et donc, j’ai fait cette association de sons <strong>en</strong>tre les<br />
divers points de l’usine. Dans ce que vous <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez, il<br />
y a quelques petits traitem<strong>en</strong>ts, quelques sons à l’<strong>en</strong>vers,<br />
un ou deux sons transposés, mais sachez que ce<br />
sont les sons bruts. Je ne vous ai pas am<strong>en</strong>é la version<br />
concert avec les voix, car je trouvais ça intéressant<br />
d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre une transposition musicale de sons<br />
d’usine. Vous verrez, à un mom<strong>en</strong>t, on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d une<br />
corne de brume. A l’avant de l’île, qui était organisée<br />
comme un paquebot, il y avait la c<strong>en</strong>trale électrique. Je<br />
dis « paquebot » parce qu’il y avait même une rambarde<br />
<strong>en</strong> bois qui était à l’avant de l’île. La c<strong>en</strong>trale alim<strong>en</strong>tait toute l’usine <strong>en</strong> électricité,<br />
<strong>en</strong> gaz et <strong>en</strong> air chaud sous pression.<br />
Comme il y avait beaucoup de bruit, ils n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t pas le téléphone sonner, et comme<br />
ils avai<strong>en</strong>t de l’air comprimé sous la main, car ils <strong>en</strong> fabriquai<strong>en</strong>t, ils avai<strong>en</strong>t mis une<br />
corne de brume sur le téléphone. Donc quand le téléphone sonnait on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait un<br />
paquebot qui embarquait.<br />
[Extrait musical de « Paroles de voitures »]<br />
P<strong>en</strong>dant l’écoute, des photos montrant la prise de sons dans l’usine et avec les ouvriers.]<br />
Donc il y avait dans ce travail quelque chose de très organique, on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d que la matière<br />
rugit. Les sons ne font pas que nous échapper, ils nous exprim<strong>en</strong>t. Il y a une sorte de côté<br />
très physique, à la fois brutal et très doux. Ces sons sont une matière extraordinaire.<br />
Voici donc un exemple d’un travail qui a été fait avec ces g<strong>en</strong>s p<strong>en</strong>dant une période assez<br />
longue.<br />
Je vais vous parler maint<strong>en</strong>ant d’un autre travail qui procède aussi d’un préalable avec la<br />
mémoire. J’ai <strong>en</strong>registré tout un hôpital. Avec l’idée que si on avait <strong>en</strong>registré les hôpitaux<br />
il y a cinquante ans, on aurait une autre compréh<strong>en</strong>sion de ce que c’est que le soin.<br />
On verrait comm<strong>en</strong>t on<br />
a évolué dans notre J’ai <strong>en</strong>registré tout un hôpital.<br />
rapport au corps, au<br />
soin, <strong>en</strong>tre le s<strong>en</strong>sible et le technique, sur la relation <strong>en</strong>tre le privé et le public, <strong>en</strong>tre la<br />
façon dont le corps personnel s’implique dans le corps social et inversem<strong>en</strong>t, et comm<strong>en</strong>t<br />
quand on traite du corps social, on traite aussi du corps. Il y a cinquante ans par<br />
exemple, les hôpitaux étai<strong>en</strong>t des grandes salles, où il n’était pas question de secret<br />
médical évidemm<strong>en</strong>t et lorsqu’il y a une souffrance, lorsqu’il y a de la famille qui arrive,<br />
tout le monde le partage. Tout le monde partage le corps de l’autre. Et on partage son<br />
histoire. Aujourd’hui on est dans des chambres pour une personne et on demande des<br />
66
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace - Confér<strong>en</strong>ce-concert de Nicolas Frize<br />
chambres pour une personne, rarem<strong>en</strong>t pour deux. C’est rare qu’on dise : « Je voudrais<br />
être avec quelqu’un d’autre ». Il y a certains médecins qui font l’effort, quand ils vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
pour faire les soins, de demander à l’autre personne de sortir, de façon à pouvoir parler<br />
avec elle dans un secret médical, ce qui est assez rare. Le fait d’avoir fait des prises de<br />
son dans cet hôpital a généré énormém<strong>en</strong>t de… <strong>en</strong>fin, c’est un travail de musici<strong>en</strong> qui<br />
consiste à se dire : « Il y a des choses que l’on ne peut s<strong>en</strong>tir, que l’on ne peut compr<strong>en</strong>dre<br />
que par l’oreille. Si on ne fait que les<br />
« Il y a des choses que l’on ne<br />
peut s<strong>en</strong>tir, que l’on ne peut<br />
compr<strong>en</strong>dre que par l’oreille.<br />
Si on ne fait que les regarder,<br />
ou les analyser, et bi<strong>en</strong> il y aura<br />
des choses que l’on ne verra pas.<br />
Il y a des choses qui ne se dis<strong>en</strong>t<br />
que par l’oreille ».<br />
regarder, ou les analyser, et bi<strong>en</strong> il y aura<br />
des choses que l’on ne verra pas. Il y a des<br />
choses qui ne se dis<strong>en</strong>t que par l’oreille ».<br />
J’ai deux exemples : j’étais <strong>en</strong>train d’<strong>en</strong>registrer<br />
dans un service, et je faisais <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre<br />
au personnel et aux infirmières mes<br />
prises de sons. Il y a une infirmière qui me<br />
dit : « C’est bizarre, ça fait deux mois que<br />
vous êtes là et vous n’avez toujours pas<br />
<strong>en</strong>registré la douleur ». J’étais un peu vexé<br />
parce que c’était mon métier de faire des<br />
prises de sons, j’avais du bon matériel…<br />
je lui ai dit : « Mais, j’<strong>en</strong>registre ce qu’il y<br />
a, je ne peux pas inv<strong>en</strong>ter des choses qui<br />
ne s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t pas. Elle me dit : « Oui,<br />
mais justem<strong>en</strong>t, ça s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d, et vous êtes<br />
passé à côté d’une chambre où il y a un<br />
monsieur qui souffre depuis très longtemps et je l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds parce que j’y vi<strong>en</strong>s<br />
régulièrem<strong>en</strong>t ». Et je me suis demandé pourquoi je n’avais pas <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du. Je ne l’avais pas<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>du parce que les micros sont bêtes.<br />
Ce jour là, j’ai compris que tout le travail de mémoire que j’avais déjà fait était un travail<br />
insuffisant. En fait, peu nous importe la réalité, ce qui nous intéresse, c’est ce que nous,<br />
nous <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dons. Il faut que je fasse la mémoire de ce que les g<strong>en</strong>s <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t et non pas<br />
la mémoire du prés<strong>en</strong>t, de l’existant. Le micro, lui, <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d tout. Il n’a pas de sélection<br />
auditive, il n’a pas d’intellig<strong>en</strong>ce, il n’a pas de culture. Du coup, quand il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d les télévisions,<br />
les portes qui claqu<strong>en</strong>t, il croit que c’est ça. Sauf que l’infirmière, elle, fait la distinction<br />
<strong>en</strong>tre tous ces sons là et certains sons, qui sont le souffle de la personne, ou ses<br />
difficultés à respirer, ou peut-être certains râles, qui pass<strong>en</strong>t derrière <strong>en</strong> int<strong>en</strong>sité ou qui<br />
le couvr<strong>en</strong>t. Mais, elle, elle fait la différ<strong>en</strong>ce, elle fait la distinction. Comme une maman,<br />
une jeune maman, qui reçoit des amis à la maison, qui laisse la porte de la chambre<br />
ouverte, et qui, à un mom<strong>en</strong>t donné se lève, et part à la chambre, parce que le bébé s’est<br />
réveillé et c’est elle qui l’a <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du. Parce qu’elle a une sélection auditive, elle sait écouter<br />
dans un c<strong>en</strong>tre de fréqu<strong>en</strong>ce, des sons qui sont beaucoup moins forts que les autres<br />
et qui ont pour elle du s<strong>en</strong>s.<br />
Donc j’ai comm<strong>en</strong>cé de modifier tout mon travail de son qui a consisté à me dire, il faut<br />
que j’aille écouter, non pas ce qu’il y a à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre, mais ce que les g<strong>en</strong>s <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t. Les<br />
g<strong>en</strong>s qui habit<strong>en</strong>t là. Donc, il faut que je sache ce qu’ils <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t. Et du coup, j’appr<strong>en</strong>ais<br />
aussi mon métier de musici<strong>en</strong>, parce que je me disais : « Si moi, je crois que je fais<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre, je vous fais <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ce que vous avez <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du tout à l’heure, et que je vous<br />
pose la question, personne n’a <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du la même chose. Parce que vous avez une plus ou<br />
moins grande connaissance de ces bruits industriels, plus ou moins <strong>en</strong>vie de les <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre,<br />
une plus ou moins grande disposition à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre des choses musicales ou des choses<br />
bruyantes, chaotiques et finalem<strong>en</strong>t un peu désagréables. Ce qui est important, c’est<br />
ce que vous recomposez. En fait, la musique, c’est vous qui la faites. Moi je ne fais que<br />
vous apporter des associations, et vous, vous la construisez et <strong>en</strong> faites ce que vous avez<br />
<strong>en</strong>vie. Donc je suis reparti <strong>en</strong>registrer cet homme. Il a fallu que je choisisse mes micros<br />
pour qu’ils soi<strong>en</strong>t sélectifs comme l’oreille. Et puis, il fallait que j’arrive à compr<strong>en</strong>dre ce<br />
que elle, elle <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait et qu’est-ce qu’elle <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait à travers ça. Pour <strong>en</strong>registrer quelque<br />
chose qui est très doux, comme quelqu’un qui souffre, il faut se rapprocher de lui.<br />
Et quand on se rapproche, du coup, on r<strong>en</strong>tre <strong>en</strong> relation avec lui. Et quelqu’un qui souffre,<br />
devant quelqu’un qui a des micros, il n’a peut-être plus <strong>en</strong>vie de souffrir. C’est là<br />
qu’on s’est r<strong>en</strong>du compte que, quand on est à l’hôpital ; c’est pas les autres, c’est nous ;<br />
quand la famille arrive, on a <strong>en</strong> général assez mal. Vous avez remarqué ? On souffre beaucoup<br />
plus. Et puis quand c’est le médecin qui arrive, comme on a <strong>en</strong>vie de s’<strong>en</strong> aller, ça<br />
67
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace - Confér<strong>en</strong>ce-concert de Nicolas Frize<br />
va beaucoup mieux. Et on lui demande quand on pourra sortir. Et quand il n’y a<br />
personne, et qu’il y a une relative complicité avec les aides-soignantes, les infirmières, là<br />
on est dans des conditions où la douleur n’arrête pas d’aller et v<strong>en</strong>ir, elle s’<strong>en</strong> va, elle<br />
revi<strong>en</strong>t, selon qu’on est obsédé par elle, selon qu’on ne la s<strong>en</strong>t pas etc…<br />
Il y a donc tout un rapport au corps qui est finalem<strong>en</strong>t un rapport vivant au corps, qui<br />
n’est pas statique. Il n’y a pas d’état, pas de figure, il n’y a que du mouvem<strong>en</strong>t. Et donc,<br />
pour r<strong>en</strong>trer <strong>en</strong> relation avec cette personne, pour <strong>en</strong>registrer sa douleur, il fallait que je<br />
lui explique que j’<strong>en</strong> avais besoin. Pourquoi ? Non pas pour <strong>en</strong> jouir, comme font les<br />
journalistes, qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t nous voir quand nous souffrons, et pour gagner de l’arg<strong>en</strong>t et<br />
<strong>en</strong> jouir, mais là, je lui racontais que c’était une histoire de mémoire et que ça serait bi<strong>en</strong><br />
que dans 50 ans, on sache ce qui se passait dans les hôpitaux de l’an 2002 ou 2003. Et<br />
que je lui ai expliqué le s<strong>en</strong>s de cette mémoire, le fait qu’elle était une inscription dans<br />
l’histoire.<br />
J’ai tiré de ce travail de mémoire un imm<strong>en</strong>se creuset de réflexions sur ce que c’était que<br />
le sil<strong>en</strong>ce. Par exemple, dans le service d’immunologie, où sont traités les g<strong>en</strong>s atteints<br />
du Sida, il y a eu des crédits très importants qui ont été attribués à ces services <strong>en</strong> particulier.<br />
Dans le service où j’étais, le sol était moquetté, il était refait à neuf, avec des<br />
chambres individuelles pour des g<strong>en</strong>s qui étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fin de vie. Sauf que des g<strong>en</strong>s <strong>en</strong> fin<br />
de vie, il y <strong>en</strong> a dans tous les services. Il y a des soins palliatifs partout. Il y a des g<strong>en</strong>s<br />
qui sont <strong>en</strong> fin de vie, et il y a des g<strong>en</strong>s qui bénéfici<strong>en</strong>t de soins palliatifs pour le cancer<br />
etc… J’ai remarqué uniquem<strong>en</strong>t à l’oreille, et je l’ai fait <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre au personnel, que dans<br />
ces <strong>en</strong>droits là, il y avait du sil<strong>en</strong>ce, que les g<strong>en</strong>s marchai<strong>en</strong>t sur la pointe des pieds,<br />
fermai<strong>en</strong>t la porte doucem<strong>en</strong>t quand ils r<strong>en</strong>trai<strong>en</strong>t dans les chambres. Alors que dans les<br />
autres services, il y avait un barouf pas possible. J’avais même remarqué, comme j’étais<br />
là tout le temps, et que je voyais mourir les g<strong>en</strong>s, que les g<strong>en</strong>s qui étai<strong>en</strong>t morts le l<strong>en</strong>demain,<br />
la veille ils étai<strong>en</strong>t vivants. C’est à dire qu’il y avait la télévision qui était<br />
ouverte… On s’est comme ça r<strong>en</strong>du compte uniquem<strong>en</strong>t avec les prises de son, avec<br />
l’oreille, qu’on a t<strong>en</strong>dance à faire r<strong>en</strong>trer la mort avant qu’elle n’arrive. Et tout ça<br />
pourquoi ? Par amour. C’est à dire que quand on va voir quelqu’un dont on sait qu’il va<br />
décéder, on veut lui faire compr<strong>en</strong>dre que c’est une situation horrible, pas pour lui, parce<br />
qu’il ne saura pas quand il est mort, mais pour nous, parce qu’il n’y a que nous qui<br />
saurons. On veut le lui faire s<strong>en</strong>tir, alors on fait une tronche de quinze pieds de long. Et<br />
lui, qu’est-ce qu’il a <strong>en</strong> face de lui ? La mort qui r<strong>en</strong>tre dans sa chambre. Alors que dans<br />
les autres services, on voyait que les g<strong>en</strong>s montai<strong>en</strong>t les télévisions pour dire qu’ils<br />
étai<strong>en</strong>t là, et laissai<strong>en</strong>t la porte ouverte.<br />
Ce travail a duré évidemm<strong>en</strong>t plusieurs mois, je suis resté 6 mois, et ces prises de sons<br />
nous ont beaucoup appris sur nos comportem<strong>en</strong>ts par rapport à ces situations critiques,<br />
difficiles, pour lesquelles on a pas toujours les bons… Enfin, je ne parle pas de nous…<br />
mais surtout des personnels qui sont eux confrontés à cette gestion des sons et de<br />
l’écoute. Il <strong>en</strong> est sorti une création musicale, dans l’hôpital. Elle n’était pas du tout à<br />
destination des pati<strong>en</strong>ts, elle était à destination de la ville, des pati<strong>en</strong>ts et du personnel.<br />
De toute façon, les pati<strong>en</strong>ts, c’est tout le monde, c’est vous et nous, et moi. On est tous<br />
pati<strong>en</strong>ts, vous, moi. Vous portez tous <strong>en</strong> vous un milliard de trucs que vous ne direz à<br />
personne. Ce n‘est pas les autres.<br />
Ça a donné lieu à une création qui se passait dans deux espaces de l’hôpital. Un premier<br />
qui se passait au 9ème étage. J’avais pu l’investir tout à fait parce qu’il était <strong>en</strong> travaux. Je<br />
l’ai repeint complètem<strong>en</strong>t. J’ai imaginé un trajet où on r<strong>en</strong>tre dans toute une série d’expéri<strong>en</strong>ces<br />
sur le corps. Des <strong>en</strong>fants qui se pass<strong>en</strong>t des objets, des sons. On parlait de la transmission.<br />
On peut se transmettre <strong>en</strong> quelques secondes une grippe, alors qu’on n’arrive pas<br />
à se transmettre nos idées. C’est un comble ! Il y a des choses tellem<strong>en</strong>t importantes qu’on<br />
aurait <strong>en</strong>vie de se transmettre et on se transmet ce qu’on ne veut pas. Donc on beaucoup<br />
parlé de transmission. Dans cette salle, il y a des chanteuses qui chant<strong>en</strong>t <strong>en</strong> étant<br />
allongées, un violoncelliste qui joue à l’<strong>en</strong>vers. Il y a toutes les positions d’un corps. On<br />
passait <strong>en</strong>tre des g<strong>en</strong>s qui formai<strong>en</strong>t un couloir de personnes qui chuchotai<strong>en</strong>t. On passait<br />
<strong>en</strong>tre ces voix. On r<strong>en</strong>trait comme dans des tuyaux, des espèces d’organes chuchotants et<br />
chantants. C’est une expéri<strong>en</strong>ce du corps que j’ai essayé de faire vivre dans la musique.<br />
[Film de l’expéri<strong>en</strong>ce à l’hôpital]<br />
Je vais vous faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre une séqu<strong>en</strong>ce où je travaillais avec l’un de ces hommes sur un<br />
travail vocal.<br />
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Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace - Confér<strong>en</strong>ce-concert de Nicolas Frize<br />
L’homme fait un son « iiii », <strong>en</strong>tre rire et toux.<br />
Nicolas Frize lui demande : « Fais un son un peu moins réaliste, plus chanté ».<br />
Séqu<strong>en</strong>ce où un homme « écrit » sur un drap avec sa main. Son de cette action.<br />
En fait, ce qu’il fait sur le drap, c’est toute une série d’écritures, je lui écris des lettres, il<br />
fait des lettres, des « l », des « t ». Il écrit sur le drap.<br />
Voilà bon je ne veux pas vous <strong>en</strong> passer trop. C’est parce que je voulais vous faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre<br />
deux expéri<strong>en</strong>ces particulières de ce que je fais, disons, <strong>en</strong> relation avec des g<strong>en</strong>s. Je<br />
travaille beaucoup <strong>en</strong> prison, depuis 16 ans, à travers deux dispositifs que j’ai montés<br />
dans des établissem<strong>en</strong>ts pour longue peine, qui m’occup<strong>en</strong>t beaucoup, <strong>en</strong>core<br />
aujourd’hui.<br />
J’ai un film là-dessus mais ce serait trop long, donc je préfère qu’on passe à d’autres choses.<br />
Le travail sur la lutherie.<br />
Je voudrais qu’on passe à la<br />
deuxième rubrique : le travail sur<br />
la lutherie. J’ai réalisé p<strong>en</strong>dant plusieurs années de suite une expéri<strong>en</strong>ce sur les pierres,<br />
<strong>en</strong> rassemblant, et <strong>en</strong> allant chercher des pierres un peu dans le monde <strong>en</strong>tier, et <strong>en</strong><br />
essayant de les accorder. Ça a fini par donner un instrum<strong>en</strong>t qui s’appelle le lithophone.<br />
C’est comme un clavier, comme le vibraphone ou le xylophone, qui est <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />
pierres. Il y a plusieurs types de pierre : il y a surtout de l’onyx du Bosphore, de Turquie,<br />
mais il y a aussi des choses <strong>en</strong> marbre noir de Belgique, ou <strong>en</strong> Scarpediem d’Italie, des<br />
marbres qu’on va chercher à Carrare, pas loin d’ici. Ça a donné toute une série de<br />
concerts. Un premier au Musée d’Art Moderne, à l’époque où je débutais dans la pierre.<br />
C’était un concert un peu brut, un peu, comm<strong>en</strong>t dire, presque primitif. Vous avez des<br />
baguettes avec des silex au bout des baguettes.<br />
Après, j’ai appris à la tailler, à m’<strong>en</strong> servir un peu mieux. Ça a donné lieu, <strong>en</strong>suite, à des<br />
instrum<strong>en</strong>ts assez sophistiqués, ainsi que des cloches, des gongs, tout ça <strong>en</strong> pierre. C’est<br />
un travail qui a pris trois ans qui a fini au Festival d’Avignon. En ce mom<strong>en</strong>t, je suis<br />
<strong>en</strong>train de faire un travail un peu équival<strong>en</strong>t avec de la porcelaine à la Manufacture de<br />
Porcelaine de Sèvres. Je suis <strong>en</strong>train d’inv<strong>en</strong>ter un instrum<strong>en</strong>tarium d’instrum<strong>en</strong>ts à cordes,<br />
à v<strong>en</strong>t, à clavier et à percussion, <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> porcelaine. On va se prom<strong>en</strong>er à<br />
l’intérieur de ce film.<br />
[Projection du film concernant le travail autour des pierres.]<br />
Quelques citations…<br />
« J’aime beaucoup les cuillères, les tasses à café, les galets, les poignées de porte, les<br />
douilles d’ampoules, les fils électriques, et c’est avec ça que j’ai <strong>en</strong>vie de faire des sons ».<br />
J’ai travaillé avec ces personnes p<strong>en</strong>dant 3 ans. Je leur ai demandé un certain nombre de<br />
choses. J’ai été un peu exigeant avec elles. Il y <strong>en</strong> a qui n’ont pas répondu, qui ont craqué,<br />
qui sont parties. Et puis il y <strong>en</strong> a d’autres qui ont appelé leurs copines parce qu’elles<br />
savai<strong>en</strong>t que ce que j’allais leur demander les intéresserait. Il y <strong>en</strong> a même qui ont<br />
ouvert des voies que je n’imaginais même pas, car musicalem<strong>en</strong>t je n’étais même pas<br />
capable de p<strong>en</strong>ser ce qu’elles me proposai<strong>en</strong>t.<br />
Voix de Nicolas Frize diffusée dans le film, <strong>en</strong>trecoupée de sons du lithophone.<br />
« Epidule, coraux, ardoise, cristaux de quartz, mica, obsidi<strong>en</strong>ne, granit, gré, cuivre…<br />
J’ai même une pierre du Grœnland. Un petit bout du mur de Berlin. Grés et gogotes.<br />
Cailloux de tombe qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t d’Angleterre, des pointes de flèche, quartz, hyacinthe,<br />
oursons fossiles, hématites, pavés, lave, agathe, des baguettes <strong>en</strong> agathe, silex <strong>en</strong><br />
rognons et silex <strong>en</strong> galets, et puis des galets, <strong>en</strong>, je ne sais pas <strong>en</strong> quoi d’ailleurs, basalte,<br />
topaze… Toutes les sortes de marbre.<br />
Je ne considère pas ça comme une œuvre. Je suis simplem<strong>en</strong>t quelqu'un qui travaille, qui<br />
fait des recherches et qui les r<strong>en</strong>d publiques. Je dis : « Voilà où j’<strong>en</strong> suis, voilà ce que je<br />
fais ». J’organise un concert et je dis au g<strong>en</strong>s : « Ecoutez ces pierres avec ce premier degré.<br />
Ecoutez ces pierres avec cette espèce de candeur de l’oreille, qui simplem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<br />
comm<strong>en</strong>t cette matière devi<strong>en</strong>t parfois fluide, devi<strong>en</strong>t parfois très dure, résiste, rebondit,<br />
ou au contraire dérape ».<br />
Le matériau est apprivoisé, tout un travail de musici<strong>en</strong>s a été fait sur lui, j’ai choisi des<br />
tailles, des formes. J’ai travaillé p<strong>en</strong>dant très longtemps sur les susp<strong>en</strong>sions. C’est à dire<br />
69
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace - Confér<strong>en</strong>ce-concert de Nicolas Frize<br />
que cette pierre, si ça fait 20 000 ans qu’on ne travaille pas dessus, c’est pour une raison<br />
simple, c’est que les g<strong>en</strong>s ne savai<strong>en</strong>t pas comm<strong>en</strong>t la faire sonner. Si je pr<strong>en</strong>ds une<br />
pierre, comme ça et que je la pose… (son de la pierre), si je la mets <strong>en</strong> état d’apesanteur,<br />
j’ai ça… (son de la pierre). Alors là, j’ai un état d’apesanteur avec deux doigts, mais si je<br />
fais ça… (son de la pierre)… La seule chose qui me dérange finalem<strong>en</strong>t, c’est l’attraction<br />
terrestre. (Sons) C’est incroyable ce que le marbre se taille facilem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> jouant sur<br />
l’épaisseur, la longueur et la largeur, on arrive à avoir une note extrêmem<strong>en</strong>t précise. Ça<br />
m’a tout de suite donné <strong>en</strong>vie d’inv<strong>en</strong>ter le lithophone. C’est à dire un instrum<strong>en</strong>t de<br />
percussions qui serait horizontal, qui aurait plus de cinquante lames, cinq octaves, et qui<br />
serait assimilé aux autres instrum<strong>en</strong>ts comme le xylophone, le vibraphone, et <strong>en</strong>trerait<br />
dans l’orchestre pour t<strong>en</strong>ir sa place au milieu des autres instrum<strong>en</strong>ts comme il ti<strong>en</strong>t sa<br />
place au milieu de mes pierres. C’est difficile d’écrire pour les pierres, il faut inv<strong>en</strong>ter des<br />
graphismes, inv<strong>en</strong>ter des gestes qui se dessin<strong>en</strong>t. Si je demande à un musici<strong>en</strong> de rester<br />
à g<strong>en</strong>oux, ou de s’allonger dessus, ou d’<strong>en</strong> jouer très très vite au contraire, ou de la<br />
toucher avant d’<strong>en</strong> jouer, c’est aussi pour montrer comm<strong>en</strong>t moi je l’aborde. Il y a une<br />
espèce de chorégraphie de l’approche avec la pierre qui sert aussi finalem<strong>en</strong>t à la faire<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre.<br />
n va passer maint<strong>en</strong>ant à une autre catégorie de choses, qui va nous permettre d’introduire<br />
un petit travail musical <strong>en</strong>semble. Je vais vous faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre une séqu<strong>en</strong>ce et<br />
vous allez voir un mom<strong>en</strong>t de direction. Après on le fera <strong>en</strong>semble. C’est un extrait d’une<br />
pièce que j’ai donnée pour un grand chœur dans plusieurs villes, dont La Havane. Et puis<br />
à trois villes de Seine Saint D<strong>en</strong>is, qui étai<strong>en</strong>t Saint-D<strong>en</strong>is, Drancy et Clichy-sous-Bois.<br />
C’est une pièce pour plusieurs cuivres et grand chœur. On a une continuité musicale<br />
alors que les images n’arrêt<strong>en</strong>t pas de changer de ville. Je me suis arrangé pour que ce<br />
soit synchronisé, qu’on ne se r<strong>en</strong>de pas compte qu’on passe d’une ville à l’autre, alors<br />
que la musique continue.<br />
Vous verrez un passage où je dirige de façon euh… un peu … On le fera <strong>en</strong>semble après.<br />
[Extrait du film]<br />
Bon alors je vais vous montrer comm<strong>en</strong>t ça marche. On ne va pas faire la même chose,<br />
mais… On peut allumer un peu plus la salle ?<br />
Alors je vais battre les mesures à quatre temps. Le premier temps est là. Vous vous rappelez<br />
de vos cours de musique <strong>en</strong> CM2 ? Le premier temps est ici, le deuxième là, le troisième<br />
est ici, le quatrième là. Vous avez vu que je me balade du 1 au 2, au 3, au 4.<br />
On va attribuer à chacun de ces temps un son. Par exemple, celui là, on va faire (son 1).<br />
On y va. (Le public fait le son 1). Ecoutez au passage, parce que c’est très beau… On<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d de la pluie sur un toit… On le refait <strong>en</strong> écoutant. Vous le faites. Mais préoccupezvous<br />
surtout d’écouter les autres. (Le public le refait). On va passer au deuxième, on va<br />
faire un poisson. (Son de poisson). (Il bat la mesure, alternant son 1, son 2). Déjà ça marche,<br />
hein, ça sonne ! Le troisième maint<strong>en</strong>ant : on va faire « tttttttt ». Et le quatrième.<br />
Vous vous rappelez de celui là ? Il y a une différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre les deux ! On recomm<strong>en</strong>ce !<br />
(Il bat la mesure, alternant son 1, son 2, son 3 et son 4). Et ici on inspire ! ça nous permet<br />
de repr<strong>en</strong>dre notre respiration. Maint<strong>en</strong>ant je vais jouer avec ces quatre là. Et j’<strong>en</strong><br />
rajouterais peut-être après. Parce que je peux faire d’autres gestes, les spécifier. Je peux<br />
aussi faire 1, 2, 3, 4, 5, 6. Là, je pousse le bouchon assez loin, parce que j’ai plusieurs<br />
répertoires. On peut imaginer un répertoire de 6 sons avec le chiffre 1, et un deuxième<br />
répertoire de 6 autres sons avec le chiffre 2, et de 6 autres sons avec le chiffre 3 et ainsi<br />
de suite. Ça fait <strong>en</strong> tout, 30 ! Je peux utiliser ma main droite et ma main gauche. Je peux<br />
faire tout un paysage sonore avec une assemblée, qui a un peu de mémoire évidemm<strong>en</strong>t,<br />
qui est un peu <strong>en</strong>traînée. Et comme ça, on se balade dans les sons. On recomm<strong>en</strong>ce. (Il<br />
bat la mesure, alternant les sons, le public essaie). Deuxième répertoire. (Il propose d’autres<br />
sons Chhhh, Fff, Ssssss). Je varie l’int<strong>en</strong>sité. On ne s’arrête pas. On garde le même<br />
pour le haut. Il faut vider votre air ! Vous me suivez ? Si je fais ça, voilà et puis je fais ça,<br />
geste court. Il y <strong>en</strong> a qui suiv<strong>en</strong>t ! Vous pouvez faire un « ss » sombre ou un « ss » plus<br />
aigu. On change de répertoire ! Ça va c’est pas mal, ça marche pas mal ! Quelqu’un a<br />
<strong>en</strong>vie de diriger ? Bon, c’est pas mal, vous êtes assez bons !<br />
70
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace - Confér<strong>en</strong>ce-concert de Nicolas Frize<br />
Question du public :<br />
Pourquoi dans vos concerts, vous avez la volonté de mélanger les amateurs et les professionnels ?<br />
Pour plusieurs raisons. Je p<strong>en</strong>se que la musique savante ne doit pas être réservée aux<br />
professionnels. C’est une première disposition militante qui consiste à dire que même si<br />
ça va me coûter parfois <strong>en</strong> précision, me coûter <strong>en</strong> temps de travail, c’est important que<br />
tout le monde ait accès à la pratique artistique la plus sophistiquée, la plus complexe, la<br />
plus élaborée, savante, écrite. Ensuite, les professionnels, je ne peux pas m’<strong>en</strong> passer<br />
parce que ça me permet d’écrire des choses difficiles, des choses virtuoses, des choses<br />
qui demand<strong>en</strong>t une qualité de son importante, au niveau instrum<strong>en</strong>tal <strong>en</strong> particulier. Je<br />
travaille rarem<strong>en</strong>t avec des amateurs au niveau instrum<strong>en</strong>tal. Mais au niveau vocal, je<br />
travaille souv<strong>en</strong>t avec des amateurs. Soit avec des solistes, avec des g<strong>en</strong>s que je choisis,<br />
qui sont des g<strong>en</strong>s singuliers avec qui je fais un travail sur le long terme ; j’écris pour eux,<br />
pour leurs caractéristiques vocales ; soit ce sont des chœurs. Dans les deux cas, les<br />
amateurs apport<strong>en</strong>t quelque chose de très important. Un professionnel, c’est son métier.<br />
Il joue avec un formidable apport <strong>en</strong> technicité, <strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ces culturelles. Il joue aussi<br />
parce que c’est son métier. C’est à dire qu’il est situation de travail. Donc, à un mom<strong>en</strong>t<br />
donné comm<strong>en</strong>t dire…. Les amateurs, pour eux, ça ne peut pas être un travail, ça peut<br />
être un mom<strong>en</strong>t de recherche, <strong>en</strong> général personnelle, un mom<strong>en</strong>t de t<strong>en</strong>sion. Cette<br />
t<strong>en</strong>sion, on l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d. Je trouve que plus on met les amateurs dans des choses difficiles,<br />
dans des choses t<strong>en</strong>dues, ça s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d. J’ai du mal parfois, à obt<strong>en</strong>ir autant de t<strong>en</strong>sion<br />
avec des professionnels qu’avec des amateurs. Il y a quelque chose d’exist<strong>en</strong>tiel que les<br />
amateurs apport<strong>en</strong>t. C’est que si ils sont là, c’est que ils doiv<strong>en</strong>t y être. Bi<strong>en</strong> sur il y a des<br />
instrum<strong>en</strong>tistes qui sav<strong>en</strong>t pourquoi ils sont là, mais parfois aussi, ils ont besoin de<br />
vivre, ils ont besoin de manger. Ils font aussi de la musique pour manger. Heureusem<strong>en</strong>t,<br />
il ne sont pas nombreux dans ce cas là, ils se rappell<strong>en</strong>t toujours pourquoi ils ont voulu<br />
faire de la musique, donc ils investiss<strong>en</strong>t beaucoup dans leur métier. Mais <strong>en</strong> tout ça un<br />
amateur, dès que ça le dépasse, dès qu’il se casse les pieds, dès qu’il n’aime pas, il s’<strong>en</strong><br />
va. Donc si il est là, c’est par survie, c’est qu’il a besoin d’y aller. Vous savez, sortir, le soir,<br />
loin, aller à une répétition, pour jouer un truc qu’on ne compr<strong>en</strong>d pas, à plusieurs,<br />
plusieurs fois de suite, ça demande pas mal de travail. Il faut forcém<strong>en</strong>t y mettre quelque<br />
chose qui va à un mom<strong>en</strong>t donné s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre, et qui effectivem<strong>en</strong>t, soulève la musique.<br />
Je vais vous passer un extrait. Vous allez me dire, ce ne sont pas des amateurs. Mais si,<br />
ce sont des amateurs, j’ai fait une création pour la Nuit Blanche à Paris <strong>en</strong> 2004 parce<br />
que j’<strong>en</strong> étais le directeur artistique. J’ai fait diverses créations. J’avais <strong>en</strong>vie de faire<br />
quelque chose avec des <strong>en</strong>fants. Alors, ce sont des <strong>en</strong>fants de Maîtrise, ce ne sont pas<br />
des <strong>en</strong>fants du tout v<strong>en</strong>ant qui chant<strong>en</strong>t. Oui, effectivem<strong>en</strong>t. Mais il n’empêche que ce<br />
sont des <strong>en</strong>fants. C’est donc quand même un peu des amateurs. Ils ne sont pas payés<br />
pour ça. Ils font de la musique, à leur âge, pour leur plaisir. Avec beaucoup de travail<br />
quand même. Je trouve que leur imperfection est très intéressante. Je trouve que la façon<br />
dont ils chant<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> n’étant pas parfaits, donne quelque chose de très fort. On s<strong>en</strong>t que<br />
chez eux il y a quelque chose qui <strong>en</strong>gage tout leur être, et qui est lié à leur statut. Je vais<br />
vous <strong>en</strong> faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre deux passages, pour mieux parler de ce que je veux dire. Je trouve<br />
cette petite fille de 12 ans admirable, ainsi que la jeune Marocaine, qui elle, avait 15 ans.<br />
[Extrait du la Nuit Blanche à Paris <strong>en</strong> 2004]<br />
Jeune fille de 12 ans qui chante du Bach.<br />
Jeune fille de 15 ans.<br />
C’est du Bach, hein ! Je préfère le dire. Elle ne chante pas des notes, elle chante de la<br />
musique, ça se s<strong>en</strong>t. Elle est à 6 mètres de haut sur une place, il y a quatre mille<br />
personnes <strong>en</strong> bas, dans la nuit. On va <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre la jeune fille Marocaine maint<strong>en</strong>ant, qui<br />
est complètem<strong>en</strong>t dans son univers. Elle n’est même plus là…<br />
Pour moi c’est ça les amateurs. L’une et l’autre. Vous me direz, elles ont déjà beaucoup<br />
chanté. N’empêche que c’est cela qu’on s<strong>en</strong>t qu’elles donn<strong>en</strong>t. On s<strong>en</strong>t qu’elles donn<strong>en</strong>t,<br />
qu’elles sort<strong>en</strong>t de chez elles. Moi j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds leur vie, j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds ce que leur corps traverse.<br />
Alors, vous me direz, les professionnels aussi, ils font ça. Oui, mais ils le font d’une autre<br />
façon. Je p<strong>en</strong>se que c’est complém<strong>en</strong>taire. On ne peut pas s’<strong>en</strong> passer.<br />
e peux maint<strong>en</strong>ant vous montrer un dispositif, des photos, d’une création que j’ai faite.<br />
On parlait tout à l’heure d’un travail militant, et j’ai souhaité réfléchir il y a deux ans sur<br />
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Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace - Confér<strong>en</strong>ce-concert de Nicolas Frize<br />
la question de l’altérité, de l’étranger. Je me disais, avant de traiter ce sujet… Vous savez,<br />
souv<strong>en</strong>t les artistes, les compositeurs ont un sujet, et ils se docum<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t ou pas, et ils<br />
trait<strong>en</strong>t leur sujet. Ils amèn<strong>en</strong>t l’œuvre, la partition finie, que ce soit un texte, une musique,<br />
quoi que ce soit, ils l’amèn<strong>en</strong>t finie, comme étant leur façon à eux de traiter de ce<br />
sujet.<br />
Pour ce projet, j’ai trouvé intéressant que ce ne soit pas moi qui décide de comm<strong>en</strong>t on<br />
parle du sujet, mais que ce soi<strong>en</strong>t les g<strong>en</strong>s qui particip<strong>en</strong>t au travail musical qui<br />
anticip<strong>en</strong>t la réflexion sur le sujet. Ça s’appelait « êtres ». C’était une réflexion sur<br />
l’étranger. J’ai été voir des universitaires : un psychanalyste, un philosophe, un histori<strong>en</strong>,<br />
un anthropologue, un sociologue, des g<strong>en</strong>s de plusieurs disciplines, <strong>en</strong> me disant que<br />
cette question de l’étranger, si on la pr<strong>en</strong>d pas par tous les bouts, on la pr<strong>en</strong>d par aucun<br />
bout. C’est à dire que si on pr<strong>en</strong>d uniquem<strong>en</strong>t du côté de l’histoire et de la colonisation,<br />
on va expliquer des comportem<strong>en</strong>ts collectifs, on va expliquer comm<strong>en</strong>t le racisme était<br />
un racisme d’Etat au mom<strong>en</strong>t de la Troisième République, mais ça ne va pas nous dire<br />
pourquoi, nous, aujourd’hui, on est raciste. Ça va nous expliquer des choses, mais ça ne<br />
va pas tout nous dire.<br />
Si on va voir un psychanalyste et qu’il nous explique comm<strong>en</strong>t se constitue la figure de<br />
l’altérité, après l’accouchem<strong>en</strong>t, au mom<strong>en</strong>t où on doit se séparer du corps de la mère et<br />
accepter que le corps de la mère soit un corps distinct du notre, parce qu’au début,<br />
l’<strong>en</strong>fant p<strong>en</strong>se que le corps de la mère et le si<strong>en</strong> sont confondus. Il y a un mom<strong>en</strong>t où il<br />
y a une séparation, et cette séparation constitue la figure de l’altérité. C’est une<br />
souffrance, et il doit accepter cette séparation. Elle va lui causer des soucis jusqu’à sa<br />
mort. Ce qui va faire rev<strong>en</strong>ir le psychanalyste plus tard ! Je me disais que c’était<br />
important de voir comm<strong>en</strong>t se constitue la figure de l’autre, la figure sexuée <strong>en</strong> plus.<br />
Et puis le philosophe lui, apporte des considérations très différ<strong>en</strong>tes sur la question de<br />
l’altérité. Sur « qui suis-je ? », « qui suis moi ?», pourquoi je poursuis le même ? Et pourquoi<br />
l’autre est important ? Parce que c’est lui qui dit que je suis. Et toute une réflexion<br />
sur le miroir etc…<br />
Et puis le sociologue, lui, va parler de communauté, de communautarisme, de la façon<br />
dont on se constitue <strong>en</strong> tant que communauté, <strong>en</strong>tre g<strong>en</strong>s, qui sont mystérieusem<strong>en</strong>t<br />
parfois du même coin. Par exemple, vous avez deux personnes qui n’<strong>en</strong> ont ri<strong>en</strong> à faire<br />
de l’autre, qui sont dans un café. Et puis, par hasard, il y <strong>en</strong> a un qui dit qu’il est né à<br />
Plougastel. « C’est pas vrai, vous êtes nés à Plougastel ? Moi aussi ». Et là, ils sont<br />
copains, ils se serv<strong>en</strong>t des Calva. C’est à dire, c’est comme si le fait d’être nés au même<br />
<strong>en</strong>droit, ça nous soudait à jamais. Il y a comme ça une hystérie de la racine, une hystérie<br />
de l’origine, de « d’où je vi<strong>en</strong>s », qui est l’<strong>en</strong>droit où sont <strong>en</strong>terrés nos morts, qui nous<br />
constitue et qui est assez invraisemblable, avec cette course à l’id<strong>en</strong>tité dans laquelle on<br />
nous embarque, et qu’on croit être juste. Comme si l’id<strong>en</strong>tité, c’était le passé, comme si<br />
c’était la culture ou l’éducation de nos arrières, arrières grands-par<strong>en</strong>ts, comme si ça<br />
n’était pas aussi ce que nous avons traversé et surtout ce qu’on va dev<strong>en</strong>ir. Comme si ça<br />
n’était pas le tout, et que le tout, ce sont des imbrications assez compliquées <strong>en</strong>tre tous<br />
ces facteurs, qui sont des facteurs économiques, matériels, psychanalytiques,<br />
philosophiques, anthropologiques, sociologiques etc…<br />
Ces universitaires nous ont donc emm<strong>en</strong>é des étudiants et on a monté le projet dans 6<br />
villes successives. A Font<strong>en</strong>ay sous Bois, à Saint-Ou<strong>en</strong>, à Vill<strong>en</strong>euve la Gar<strong>en</strong>ne, etc…<br />
Dans chacune des villes, il y avait un groupe d’à peu près 100 personnes qui avai<strong>en</strong>t<br />
décidé de faire la création et qui p<strong>en</strong>dant 6 mois se sont réunis dans des séminaires,<br />
pour échanger sur leur façon de p<strong>en</strong>ser ces questions. On a donc <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du tout ce qu’on<br />
p<strong>en</strong>se nous-mêmes, tout ce qu’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d dans les cafés, ou ce qu’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d dans les<br />
dîners qu’on fait chez nous, tout ce qu’on dit <strong>en</strong>semble sur ces questions qui sont des<br />
questions difficiles, et ce ne sont pas les autres. C’est pas les autres qui ont des problèmes<br />
avec l’étranger. Parce que l’étranger, c’est tout le monde. Depuis que mon père est<br />
mort, je me suis r<strong>en</strong>du compte que finalem<strong>en</strong>t c’est la personne la plus près de soi qui<br />
est la plus étrangère. Parce c’est celle que l’on croyait connaître le mieux et on mesure à<br />
quel point elle nous est étrangère. Finalem<strong>en</strong>t, quelqu’un que je ne connais pas, je ne<br />
sais pas s’il est étranger ou pas. Mais quelqu’un que je connais bi<strong>en</strong>, je sais à quel point<br />
il m’est étranger. Quand mon père est mort, j’ai compris, j’ai réalisé que la personne avec<br />
qui j’avais vécu et avec qui j’avais grandi p<strong>en</strong>dant plus de quarante ans, c’est la personne<br />
que je connaissais le moins. Sauf que c’était un peu trop tard.<br />
C’est pour dire que ces questions ne sont pas du tout évid<strong>en</strong>tes, et que ça vaut le coup<br />
de les travailler. On a donc discuté. Et de tous ces débats j’ai sorti des constances, des<br />
72
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace - Confér<strong>en</strong>ce-concert de Nicolas Frize<br />
consistances, des ess<strong>en</strong>ces, qui m’ont permis d’écrire la musique. Elle était faite pour ces<br />
g<strong>en</strong>s qui avai<strong>en</strong>t élaboré ce travail théorique. P<strong>en</strong>dant les séminaires, les séances, on faisait<br />
déjà de la musique.<br />
Et c’était très intéressant de voir que, <strong>en</strong> fait, quand on débat, on débat face à face, et<br />
quand on fait de la musique, on se met dans la même direction, on regarde le chef, et on<br />
a une partition. C’est un mouvem<strong>en</strong>t de face à face, de travail <strong>en</strong> commun. Comme je le<br />
disais tout à l’heure, être <strong>en</strong>semble, c’est aller dans la même direction musicalem<strong>en</strong>t.<br />
Après, on repr<strong>en</strong>d sa chaise, on est face à face et on discute, puis on repr<strong>en</strong>d la répétition<br />
et on rediscute, c’est un exercice de travail collectif extrêmem<strong>en</strong>t intéressant.<br />
On se r<strong>en</strong>d compte que, finalem<strong>en</strong>t, on se bat pour des idées qui sont <strong>en</strong>tre nous, mais<br />
qui ne sont pas nous. On ne peut pas se confondre avec nos idées. On ne peut pas<br />
s’id<strong>en</strong>tifier à nos idées. On ne peut pas faire une casserole au cul de l’autre parce qu’il a<br />
les idées qu’il a. Finalem<strong>en</strong>t les idées, elles sont <strong>en</strong>tre nous. Elles sont au milieu de la<br />
table, elles sont ce qu’on apporte sur la table, ce qu’on croit, ce que l’on ne croit pas, ce<br />
que l’on pourrait s<strong>en</strong>tir, ce que l’on a <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du… mais c’est pas nous. Et du coup, il est<br />
plus facile, après, quand les idées sont devant nous, de se remettre <strong>en</strong>semble pour<br />
travailler, parce que finalem<strong>en</strong>t, les idées sont une sorte de mom<strong>en</strong>t qui nous est<br />
distinct, et la partition est le mom<strong>en</strong>t où nos corps sont <strong>en</strong>semble. Ça a donné un<br />
concert qui avait 4 parties. Une première partie où il y avait des lectures, où il y avait des<br />
amateurs du collectif qui lisai<strong>en</strong>t des textes de Camus, de Glissant, de Sartre, d’Aimé<br />
Césaire, de plein d’auteurs. En même temps, des textes étai<strong>en</strong>t projetés. L’idée était de<br />
faire un peu du Godard, c’est à dire de ne pas être trop donneurs de leçons, donc il y avait<br />
des tas de textes qui se superposai<strong>en</strong>t les uns aux autres et les g<strong>en</strong>s attrapai<strong>en</strong>t ce qu’ils<br />
voulai<strong>en</strong>t là-dedans. Et puis il y avait un livret, les g<strong>en</strong>s avai<strong>en</strong>t un texte sous la main.<br />
C’était une première partie où on t<strong>en</strong>dait la main à la réflexion. On était assis, et les<br />
lecteurs nous donnai<strong>en</strong>t des informations.<br />
Et puis dans un deuxième partie, les interprètes sont au milieu de la salle, debout, au<br />
milieu des g<strong>en</strong>s, au milieu du public. On ne sait pas qui chante, qui est instrum<strong>en</strong>tiste<br />
et qui est public. Petit à petit, il comm<strong>en</strong>ce à y avoir des sons, des g<strong>en</strong>s qui font des<br />
choses très basiques. On se demande si ce n’est pas quelqu’un du public qui se mouche<br />
ou qui se racle la gorge ! Petit à petit, on comm<strong>en</strong>ce à compr<strong>en</strong>dre qu’il y <strong>en</strong> a parmi nous<br />
qui font des choses bizarres. Ces g<strong>en</strong>s ont l’air de faire des choses <strong>en</strong>semble. Parfois dans<br />
la partition, je les regroupais. La notion de famille, de clan, le mom<strong>en</strong>t où on se met à<br />
deux, ça s’appelle le couple, puis on se met à trois, puis quatre. Certains appell<strong>en</strong>t cela<br />
la famille, d’autres le clan, la communauté. Et puis on a du mal à r<strong>en</strong>trer dans ces communautés,<br />
parfois, elles éclat<strong>en</strong>t et se refond<strong>en</strong>t dans des groupes etc.. Tous ces<br />
mouvem<strong>en</strong>ts un peu bizarres qui font que, finalem<strong>en</strong>t, on ne se mélange pas tant que ça.<br />
Cette musique était au milieu des g<strong>en</strong>s et on ne savait pas qui faisait quoi. Et de temps<br />
<strong>en</strong> temps, certains sont id<strong>en</strong>tifiés comme chanteur, trompettiste. Parfois on voit du<br />
public qui se laisse aller, qui ferme les yeux pour <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre tous ces sons au milieu de lui.<br />
Il y a des mélanges. En plus, comme les g<strong>en</strong>s avai<strong>en</strong>t un livret, on ne savait plus très bi<strong>en</strong><br />
qui avait la partition et qui ne l’avait pas. C’était la première partie.<br />
Deuxième partie, on partait dans une autre salle. C’étai<strong>en</strong>t des salles successives. J’avais<br />
imaginé un gradin comme une sorte de petite pyramide et tout le monde est assis, <strong>en</strong> se<br />
tournant le dos. Tout le monde se tourne le dos, ce qui est <strong>en</strong> gros la situation de la vie<br />
collective. Les chanteurs sont autour et se déplac<strong>en</strong>t. Donc quand vous avez un chanteur<br />
<strong>en</strong> face de vous, vous êtes cont<strong>en</strong>ts, c’est rassurant, vous le voyez. Vous vous faites une<br />
figure de lui. C’est ce qu’on appelle la désignation, la nomination. On se dit : c’est une<br />
femme, elle a un certain âge, elle est blanche, il semble que sa langue soit le français…<br />
On ne se r<strong>en</strong>d pas compte, mais très vite, on marque les g<strong>en</strong>s. A un mom<strong>en</strong>t donné, cette<br />
personne s’<strong>en</strong> va parce que les interprètes bougeai<strong>en</strong>t et se déplaçai<strong>en</strong>t. Cette personne<br />
s’<strong>en</strong> va, et comme on a <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du sa voix et qu’on sait qui elle est, on ne la fantasme pas,<br />
on la reconnaît même si on ne la voit plus parce qu’elle est passée derrière. Elle fait<br />
partie de notre mémoire et elle fait partie de nous-même si elle n’est plus avec nous.<br />
A l’inverse, les g<strong>en</strong>s qu’on a pas <strong>en</strong>core vus, qui sont restés dans notre dos longtemps,<br />
devant les autres, on est inquiets, on se demande qui c’est. On ne sait pas comm<strong>en</strong>t ils<br />
sont. On ne sait pas s’ils sont gros, petits, de quelle couleur ils sont… A un mom<strong>en</strong>t ils<br />
vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t devant nous, on reconnaît leur voix, et on se dit : « Mais celui là je ne l’ai <strong>en</strong>core<br />
pas vu, je ne sais pas où il est ». Donc, c’est tout l’exercice de la figuration et de la<br />
reconnaissance, du fantasme aussi. Les interprètes circul<strong>en</strong>t tout autour. D’autres sont<br />
73
Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace - Confér<strong>en</strong>ce-concert de Nicolas Frize<br />
immobiles. Moi je suis au c<strong>en</strong>tre, donc personne ne me voit. Le public ne me voit pas<br />
parce qu’il me tourne le dos.<br />
Des fois, des g<strong>en</strong>s se retourn<strong>en</strong>t. Les g<strong>en</strong>s sont tous assis <strong>en</strong> se tournant le dos, et les<br />
interprètes leur tourn<strong>en</strong>t autour et se déplac<strong>en</strong>t. Dans une dernière partie, les choristes<br />
vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t chercher le public <strong>en</strong> leur t<strong>en</strong>dant la main, <strong>en</strong> leur disant : « Est-ce que je peux<br />
pr<strong>en</strong>dre votre place ? » Ce qui est vraim<strong>en</strong>t la grande question de l’étranger, c’est que<br />
chacun croit qu’il est à sa place, et que chacun espère qu’il est à sa place, et que l’autre<br />
soit à sa place. Chacun doit être à sa place. C’est la grande leçon du Ministère de<br />
l’Intérieur <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t. Seulem<strong>en</strong>t c’est quoi cette place ? C’est la place qui est<br />
assignée, que l’on vous assigne, qui semblerait être évid<strong>en</strong>te et dont beaucoup d’<strong>en</strong>tre<br />
nous avons souffert. Nos par<strong>en</strong>ts nous ont assigné à une place. Déjà, quand on est une<br />
femme, on est touché. Les femmes ont été assignées à une place. Simone de Beauvoir<br />
dit : « On ne naît pas femme, on le devi<strong>en</strong>t ». Moi j’ai été assigné à être un homme. Et<br />
puis j’ai été assigné à… Enfin, on est tous assignés à un certain nombre de choses, et ça<br />
n’est pas toujours facile. Il y <strong>en</strong> a qui sont mauvais <strong>en</strong> classe, il y <strong>en</strong> a qui sont bons…<br />
Donc les interprètes interpellai<strong>en</strong>t le public. On pr<strong>en</strong>d le public et on le lève, on le met<br />
autour, et on s’installe tous au c<strong>en</strong>tre. Les interprètes ne se voi<strong>en</strong>t plus. Ils n’ont plus de<br />
chefs. Ils font une séqu<strong>en</strong>ce qui durait 10 minutes sans chef, qui est une grande trame<br />
qui évolue très l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t avec des repères sonores subtils <strong>en</strong>voyés par la violoniste, qui<br />
quand elle change de note, décl<strong>en</strong>che des changem<strong>en</strong>ts de notes chez le violoncelle qui<br />
est derrière, le trombone, la trompette. Les interprètes qui sont à côté de ces<br />
instrum<strong>en</strong>ts, ont des repères pour évoluer dans la trame. Et donc on voit une trame de<br />
g<strong>en</strong>s qui s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre eux sans se voir, et, on peut imaginer, sans se connaître, parce<br />
que chacun est dans son univers, et qui s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre eux. Le public est autour et<br />
voit cette espèce de corps social <strong>en</strong> train d’avancer dans cette trame savante, sans<br />
direction, simplem<strong>en</strong>t avec une écoute interne.<br />
Voilà une traduction scénographique d’un projet politique. Une façon d’avoir <strong>en</strong>vie de<br />
traiter d’un sujet, mais de le traiter de façon artistique et de mettre une scénographie au<br />
service d’un projet artistique. C’était pour vous parler de ce dernier thème.<br />
Pour se quitter, on peut écouter quelque chose de drôle. Un concert de savants ! Je m’excuse,<br />
je suis très jeune sur le film, c’était il y a très longtemps ! C’est pas très agréable à<br />
regarder ! J’avais imaginé faire un concert de savants devant le Cité des Sci<strong>en</strong>ces. J’avais<br />
rassemblé 200 savants et je leur ai demandé de nous parler de leurs sons. J’étais allé<br />
visiter l’Institut Pasteur, un accélérateur de particules, dans plusieurs laboratoires au CNRS<br />
pour écouter les sons de la physique de la chimie, même des mathématiques, de la linguistique<br />
aussi ! Et puis j’ai essayé de transposer ça dans la voix. Tout est<br />
<strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t vocal. Mais ce sont les sons de leur travail. Ils sont tous habillés <strong>en</strong> savants.<br />
Evidemm<strong>en</strong>t il y <strong>en</strong> a des faux hein ! Vous reconnaîtrez d’ailleurs le Professeur Tournesol !<br />
[Film du concert de Savants. Fête de la musique 1987.]<br />
Je fais un comm<strong>en</strong>taire par rapport à ce qu’on voit, pour que vous arriviez à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre les<br />
choses. Dans la partition, il y a cette espèce de chœur à deux voix, et un mom<strong>en</strong>t donné,<br />
<strong>en</strong> annexe, je fais un dessin d’un petit marteau, d’un petit étau, et de celui de quelqu’un<br />
qui est au bord d’un précipice. Je bats la mesure. Les interprètes ne savant pas quand je<br />
vais utiliser ces dessins. A un mom<strong>en</strong>t donné, tout <strong>en</strong> continuant à diriger, je vais donner<br />
un petit coup de marteau, avec l’autre main. Et d’un coup, les interprètes sont obligés de<br />
ress<strong>en</strong>tir le coup de marteau p<strong>en</strong>dant qu’ils chant<strong>en</strong>t. Ça fait un acc<strong>en</strong>t dans la musique.<br />
J’ai trouvé cette astuce. A un autre mom<strong>en</strong>t, je serre un étau, et ça fait cet effet : ça serre<br />
et ça se relâche. Et puis à un mom<strong>en</strong>t donné, on saute dans le précipice. Alors on va<br />
réécouter et vous allez repérer ces <strong>en</strong>droits.<br />
Merci je ne résiste pas à l’<strong>en</strong>vie de laisser un peu de musique pour le départ. C’est un des<br />
<strong>en</strong>fants qu’on n’a pas <strong>en</strong>core <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du. Ce n’est pas pour rester, c’est pour partir ! Vous<br />
pouvez rester si vous voulez, moi je suis bi<strong>en</strong> là !<br />
74
LUNDI 12<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
DANSE CONTEMPORAINE, L’ÉCRITURE À L’ŒUVRE<br />
proposé par l’Adiam 83<br />
L’ŒUVRE DE ANNE TERESA DE KEERSMAKER<br />
par Philippe Guisgand<br />
“DÉROUTES” DE MATHILDE MONNIER<br />
par Gérard May<strong>en</strong><br />
Danse contemporaine, l’écriture à l’œuvre<br />
Amélie Glisson<br />
Philippe Guisgand est Maître de Confér<strong>en</strong>ce à l’UFR Art et Culture de Lille III. Il est aussi<br />
responsable pédagogique de la Lic<strong>en</strong>ce Danse du départem<strong>en</strong>t de Musique et de Danse.<br />
Il est chercheur et spécialiste de l’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker, dont il va nous<br />
parler ce matin. Nous sommes avec lui jusqu’à 12h30. Cet après-midi, nous repr<strong>en</strong>ons à<br />
14 heures, avec Gérard May<strong>en</strong>, qui est journaliste et critique de danse, qui nous parlera<br />
de la pièce « Déroutes », de Mathilde Monnier. Enfin, à 16 heures, nous retrouverons<br />
Herman Diephuis, chorégraphe, qui vous proposera un travail autour de sa pièce<br />
« D’après J.C », qui est prés<strong>en</strong>tée ce soir. Les confér<strong>en</strong>ces sont mêlées, <strong>en</strong>trecoupées de<br />
projections vidéo. On fera alors le noir dans la salle. N’hésitez pas à interv<strong>en</strong>ir, à poser<br />
des questions, peut-être plus à la fin de l’interv<strong>en</strong>tion. Dans le hall, vous avez vu la<br />
prés<strong>en</strong>ce du C<strong>en</strong>tre National de la Danse, le départem<strong>en</strong>t des métiers, qui est là pour<br />
r<strong>en</strong>seigner, informer sur les filières, les professions, les métiers, la vie pratique du<br />
danseur et des professionnels de la danse. Certains d’<strong>en</strong>tre vous ont des r<strong>en</strong>dez-vous<br />
personnalisés avec les deux personnes qui sont là, mais n’hésitez pas à les solliciter <strong>en</strong><br />
cas de besoin. Bonne journée et à tout à l’heure.<br />
Philippe Guisgand<br />
Bonjour. En préparant cette journée, la question s’est posée de comparer deux écritures,<br />
à travers deux pièces. En comparant une pièce de Mathilde Monnier et une pièce d’Anne<br />
Teresa de Keersmaeker. Evidemm<strong>en</strong>t, chaque pièce peut s’offrir et s’offre comme un petit<br />
univers <strong>en</strong> soi, que chacun peut décoder, interpréter à sa manière. Pour ce qui me concernait,<br />
je trouvais plus intéressant de vous faire profiter de l’expéri<strong>en</strong>ce que je continue de<br />
vivre depuis 5 ans aux cotés d’Anne Teresa de Keersmaeker et de la Compagnie Rosas,<br />
installée à Bruxelles. Je voulais vous faire profiter d’une étude dans laquelle j’ai pu<br />
travailler sur les archives, sur des captations, parce que Rosas est une assez grosse<br />
machine, très bi<strong>en</strong> organisée. Je choisis de vous faire partager ma réflexion plutôt sur les<br />
élém<strong>en</strong>ts du style et ce qui constitue la manière dont on peut dire qu’il y a prés<strong>en</strong>ce d’un<br />
auteur dans son œuvre, non pas à travers la succession des pièces, mais à travers ce qui<br />
pourrait être une sorte de fil t<strong>en</strong>du, au travers de toutes ses pièces. Ce que vais essayer<br />
de vous proposer ce matin, contrairem<strong>en</strong>t à Gérard qui sera lui, plus c<strong>en</strong>tré sur une pièce,<br />
c’est une espèce de survol de l’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker, qui compr<strong>en</strong>d une<br />
vingtaine d’œuvres, depuis 25 ans. Je vais t<strong>en</strong>ter de montrer qu’un style n’est pas<br />
quelque chose qui advi<strong>en</strong>t comme une espèce d’épanouissem<strong>en</strong>t logique et implacable,<br />
mais que ça impose aussi beaucoup d’exam<strong>en</strong>s de détails, de retours <strong>en</strong> arrière, de<br />
liaisons <strong>en</strong>tre les pièces, qui font qu’on arrive à trouver une certaine originalité, une<br />
certaine spécificité à un artiste.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Bonjour à tous. Lorsque j’ai été contacté pour cette journée, par Amélie Glisson, elle m’a<br />
proposé de travailler sur la composition. La composition <strong>en</strong> danse, qu’est-ce que c’est ?<br />
De nombreuses questions arriv<strong>en</strong>t à partir de ce mot. Des questions fondam<strong>en</strong>tales sur ce<br />
qui distingue la composition <strong>en</strong> danse de ce qu’on appelle la chorégraphie. C’est la<br />
première question qu’on pourrait traiter. Donc, embarras habituel, embarras méthodologique.<br />
Dans ces cas là, on va au Petit Robert. On regarde « composition », « composer » :<br />
com, du latin qui veut dire avec, et poser. Composer : former par l’assemblage la combinaison<br />
des parties. Puis le dictionnaire r<strong>en</strong>voie à des choses qui nous concern<strong>en</strong>t plus :<br />
faire produire une œuvre, et il r<strong>en</strong>voie à des analogies : bâtir, créer, écrire, produire. Une<br />
75
Danse contemporaine, l’écriture à l’œuvre, proposé par l’Adiam 83<br />
des bonnes attitudes dans ces cas là, c’est d’aller chercher dans l’opposé, le contraire.<br />
On va clarifier une notion parce qu’on va s’intéresser à ce qui pourrait s’y opposer.<br />
En l’occurr<strong>en</strong>ce, j’avais beaucoup travaillé sur la pièce « Déroutes », de Mathilde<br />
Monnier, qui pourrait, d’une certaine manière, être vraim<strong>en</strong>t très distincte de l’écriture<br />
d’Anne Teresa de Keersmaeker. Je ne veux pas empiéter sur le terrain de Philippe<br />
Guisgand, mais c’est quand même une écriture extrêmem<strong>en</strong>t lisible, structurée, très<br />
déroulée, figurale etc., alors que vous verrez, « Déroutes », et son titre peut déjà le laisser<br />
press<strong>en</strong>tir, peut paraître déroutante, avec quelque chose d’abyssal, d’insaisissable,<br />
quelque chose difficile d’abord.<br />
En écrivant sur cette pièce, j’ai traversé la notion de dispositif. On retourne au Petit<br />
Robert : « dis », élém<strong>en</strong>t du latin indiquant la séparation, la différ<strong>en</strong>ce, le défaut. On était<br />
tout à l’heure dans le fait d’être avec, là on serait dans le fait de cultiver la séparation, la<br />
différ<strong>en</strong>ce et le défaut. Mais, dispositif : manière dont sont disposées les pièces, les organes<br />
d’un appareil. On s’intéresse là au mécanisme lui-même. On s‘approche beaucoup<br />
plus. Il ne s’agit pas de séparation ou de défaut, mais au mécanisme lui-même. Quel est<br />
ce mécanisme, qu’est-ce qu’il produit ? A quoi ressemble ce qu’il fait ? Comm<strong>en</strong>t il va<br />
permettre des choses, permettre de produire des effets ? Comm<strong>en</strong>t est-il lui-même organisé<br />
et p<strong>en</strong>sé ?. On va s’intéresser avant tout à ça. Disposer, là, c’est disposer comme<br />
arranger, mettre dans un certain ordre.<br />
Je passe la parole à Philippe Guisgand. Quand on est sur des questions de danse, on<br />
essaie d’avancer, un des réflexes, c’est de chercher dans la collection de Nouvelles de<br />
Danse. C’est une revue Belge, pas au s<strong>en</strong>s de magasine dans les kiosques, mais de compilation<br />
de textes de référ<strong>en</strong>ce, d’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s approfondis, qui sort deux fois par an sur des<br />
grands thèmes. Evidemm<strong>en</strong>t, miracle, on a une Nouvelles de Danse sur la composition.<br />
Je vais juste vous lire une phrase de l’introduction, écrite par la rédactrice <strong>en</strong> chef,<br />
Patricia Kuypers, qui est elle-même pratiquante de la danse, ainsi que théorici<strong>en</strong>ne. Elle<br />
pose la question de la composition d’emblée <strong>en</strong> t<strong>en</strong>sion, avec une contradiction. Elle<br />
écrit : « Le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’une obligation à combattre sans cesse la composition <strong>en</strong> même<br />
temps qu’on l’élabore, une obligation de p<strong>en</strong>ser l’irruption du sauvage, de l’indomptable,<br />
de l’informel et du chaotique, au sein d’un schéma précis, forme la base de la dialectique<br />
de la composition chorégraphique t<strong>en</strong>due <strong>en</strong>tre ces deux pôles ». Vous avez bi<strong>en</strong><br />
saisi : d’un côté cette élaboration d’un ordre, d’une mise <strong>en</strong> ordre, et de l’autre, l’irruption<br />
de l’informel etc.<br />
Je p<strong>en</strong>se qu’on va garder <strong>en</strong> tête cette proposition et se demander si la composition<br />
serait comme un jeu de Lego, où on aurait des élém<strong>en</strong>ts bruts posés là et qu’il s’agirait<br />
d’arranger pour construire quelque chose. En fait, c’est l’acte de composer lui-même qui<br />
produit ces élém<strong>en</strong>ts. Je ne sais pas si vous me suivez. On n’a pas des pièces de Lego<br />
qu’on va arranger, pour produire quelque chose. Le fait même de se mettre à produire,<br />
produit ses propres composants. C’est beaucoup plus « <strong>en</strong> boucle », avec des r<strong>en</strong>vois.<br />
Je vais terminer sur une autre citation. Quand on se pose des questions <strong>en</strong> danse, <strong>en</strong> tout<br />
cas, dans ma génération, où la recherche <strong>en</strong> danse était moins développée qu’aujourd’hui,<br />
on va chercher dans Laur<strong>en</strong>ce Louppe. C’est une chercheuse, une théorici<strong>en</strong>ne,<br />
qui réfléchit sur l’esthétique de la danse, et qui a écrit de multiples articles de recherche.<br />
Elle a rédigé un article pour ce numéro sur la composition. J’ai ret<strong>en</strong>u une phrase.<br />
C’est un certain langage, qui est magnifique, que je déf<strong>en</strong>ds totalem<strong>en</strong>t, mais qui n’est<br />
pas basique : « Un des élém<strong>en</strong>ts fondam<strong>en</strong>taux de la trans-poétique moderne consiste<br />
<strong>en</strong> l’approche globale de l’acte compositionnel, qui efface la hiérarchie <strong>en</strong>tre les parties<br />
et le tout ». Quand on ne réfléchit pas beaucoup, on pourrait se dire que les parties sont<br />
des choses mineures, et que le tout est majeur. Les parties sont dans une position inférieure<br />
par rapport au tout. Elle vi<strong>en</strong>t nous rappeler que dans une optique moderne, on<br />
va effacer cette hiérarchie. On va s’intéresser autant aux parties, et leur donner autant de<br />
portée poétique et d’articulation générale qu’au tout. Elle va nous inviter « à vivre le<br />
compositionnel non comme une démarche arrêtée, mais comme une interrogation sans<br />
fin ». Voilà. C’est ce que j’essaierais de conduire autour de cette pièce cet après-midi.<br />
L’un des interprètes est à mes cotés.<br />
Herman Diephuis<br />
Je voulais rajouter, par rapport à comm<strong>en</strong>t j’étais prés<strong>en</strong>té, à part d’être là pour prés<strong>en</strong>ter<br />
un spectacle « D’après J.C », et d’animer un atelier, <strong>en</strong>fin, une t<strong>en</strong>tative, autour de ce<br />
spectacle, je suis là aussi <strong>en</strong> tant que témoin parce que j’ai été un des interprètes de<br />
« Déroutes » de Mathilde Monnier. Je suis là pour être vigilant par rapport à ce que va<br />
76
L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
dire Gérard May<strong>en</strong>. Je p<strong>en</strong>se que ça peut être intéressant d’avoir le regard de Gérard<br />
May<strong>en</strong> sur ce spectacle, <strong>en</strong> écho à mon vécu de l’intérieur, qui peut-être n’aura ri<strong>en</strong> à<br />
voir avec son regard. Je n’ai pas préparé un discours, mais je serais plutôt là pour<br />
interv<strong>en</strong>ir sur ce que Gérard va dire, et peut-être démystifier ! J’att<strong>en</strong>dais une réaction<br />
de Gérard… ! C’est passé comme une lettre à la poste, donc j’ai le droit ! Par contre, par<br />
rapport à l’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker, à part qu’elle est flamande et que je<br />
suis hollandais, je n’intervi<strong>en</strong>drais pas parce que je ne me permettrais pas. « D’après J.C<br />
», est un spectacle qui a été fait à partir des tableaux religieux de la R<strong>en</strong>aissance<br />
Itali<strong>en</strong>ne, Française, Flamande, Allemande. Dans le petit atelier que je vais faire, je<br />
voudrais t<strong>en</strong>ter, pour faire un li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre cette journée de parole et le spectacle ce soir, de<br />
travailler avec ceux qui voudrai<strong>en</strong>t participer, autour d’un tableau, une desc<strong>en</strong>te de croix,<br />
qui est une composition, un tableau de groupe autour du corps du Christ. C’est court,<br />
mais on verra. C’est <strong>en</strong> li<strong>en</strong> avec ce qu’on a travaillé hier soir avec un groupe de figurants<br />
de Toulon qui vont être prés<strong>en</strong>ts ce soir dans le spectacle. J’ai voulu chercher une<br />
logique dans la journée.<br />
L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker<br />
Philippe Guisgand<br />
Juste un très rapide sondage avant de comm<strong>en</strong>cer, pour savoir s’il faut développer des<br />
choses qui pour moi tomb<strong>en</strong>t sous le s<strong>en</strong>s : qui n’a jamais vu ou ne connaît absolum<strong>en</strong>t<br />
pas Anne Teresa de Keersmaeker ? D’accord. Les autres, vous avez vu une pièce ou plus ?<br />
Je vais donc passer par une légère mise au point biographique. Le premier réflexe quand<br />
on est face à une œuvre c’est de t<strong>en</strong>ter de se rassurer avec le goût des autres. Que dit la<br />
presse de Keersmaeker ? A peu près tout et son contraire. Les meilleurs articles <strong>en</strong><br />
général réussiss<strong>en</strong>t juste à mettre <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce des contradictions, et la difficulté qu’il y<br />
a à appréh<strong>en</strong>der cette œuvre. « On la dit formaliste, parce que sa gestuelle archi-codée<br />
confère à un certain académisme. On la qualifie de minimaliste. On la considère<br />
volontiers comme une baroque parce que sa gestuelle évoque implicitem<strong>en</strong>t la danse<br />
française de style R<strong>en</strong>aissance. Les romantiques trait<strong>en</strong>t Keersmaeker de cartési<strong>en</strong>ne<br />
intégriste parce sa chorégraphie peut se révéler rationnelle jusqu’à l’extrême. Les<br />
perfectionnistes la vénèr<strong>en</strong>t parce qu’elle se situe constamm<strong>en</strong>t à la recherche de<br />
l’émotion brute, et qu’elle exècre le geste superficiel et le mouvem<strong>en</strong>t gratuit. Les<br />
théâtreux l’aim<strong>en</strong>t parce qu’elle <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t avec les textes des grands auteurs un rapport<br />
assidu et respectueux. Les mélomanes l’ador<strong>en</strong>t parce que la musique se veut sa source<br />
d’inspiration constante et qu’elle le lui r<strong>en</strong>d au c<strong>en</strong>tuple ». Voilà ce qu’écrivait Valérie<br />
Lehmann <strong>en</strong> 1994.<br />
Vous voyez, c’est un peu confus comme réception pour une artiste. Les réponses que je<br />
vais essayer d’apporter aujourd’hui, ne sont qu’une interprétation, j’insiste, et non pas<br />
une vision autorisée, même si Anne Teresa, avec qui je travaillais <strong>en</strong>core la semaine<br />
dernière, continue à me dire bonjour après avoir lu mon travail sur elle, ce qui, connaissant<br />
son caractère, est déjà plutôt bon signe !<br />
Quelques élém<strong>en</strong>ts biographiques pour ceux qui ne la connaiss<strong>en</strong>t pas du tout. Elle a 47<br />
ans. Elle est flamande et bruxelloise. Pour vous, ça ne veut peut-être pas dire grand<br />
chose, mais pour moi qui suis frontalier, c’est déjà tout un univers. Cursus de danse classique<br />
comme toutes les petites filles de son époque. Elle hésite longtemps <strong>en</strong>tre la<br />
danse et le théâtre. Ce qui va la décider pour la danse, alors que sa sœur, par exemple,<br />
va s’<strong>en</strong>gager dans le théâtre, c’est qu’elle réussit son <strong>en</strong>trée à MUDRA, qui était l’Ecole<br />
de danse créée par Maurice Béjart à l’époque où il était <strong>en</strong> résid<strong>en</strong>ce à La Monnaie à<br />
Bruxelles. A MUDRA, elle va croiser Thierry et Michèle-Anne de Mey, Fumiyo Ikeda, qui<br />
va être une de ses danseuses tout au long de son parcours et <strong>en</strong>core aujourd’hui, et<br />
surtout Fernand Schirr<strong>en</strong>, qui aura sur elle une très grande influ<strong>en</strong>ce. En 1981, elle quitte<br />
Bruxelles et part compléter sa formation <strong>en</strong> s’inscrivant dans un départem<strong>en</strong>t de danse<br />
dans une université de New York. Elle va y demeurer un an et approche d’assez près la<br />
danse post moderne américaine. De retour à Bruxelles un an plus tard, elle va créer<br />
« Fase, quatre mouvem<strong>en</strong>ts sur une musique de Steve Reich », une série de trois duo et<br />
d’un solo avec Michèle-Anne de Mey. Ce spectacle est un jalon incontournable dans<br />
l’histoire des arts scéniques <strong>en</strong> Belgique. Il joue sur simplem<strong>en</strong>t quelques phrases<br />
77
L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
corporelles répétées indéfinim<strong>en</strong>t, déclinées, interprétées avec des int<strong>en</strong>sités de<br />
nuances assez variées. Il a été reçu <strong>en</strong> Belgique véritablem<strong>en</strong>t comme une provocation,<br />
<strong>en</strong>traînant des réactions très <strong>en</strong>thousiastes, mais aussi vraim<strong>en</strong>t des réactions de haine.<br />
La pièce annonce peut-être plus discrètem<strong>en</strong>t la composition complexe qui sera<br />
développée, notamm<strong>en</strong>t dans la pièce suivante, qui s’appelle « Rosas danst rosas » et un<br />
statut de l’interprétation qui différ<strong>en</strong>cie peut-être Anne Teresa de Keersmaeker de la<br />
froideur et de la distance qui peut apparaître parfois chez les post-modernes américains<br />
de cette même époque. Après le succès de « Fase », elle crée sa compagnie qu’elle<br />
appelle Rosas <strong>en</strong> 1983, où elle élabore « Rosas danst rosas », qui est un imm<strong>en</strong>se succès.<br />
En trois ans, elle va s’imposer comme une espèce de figure du proue de la nouvelle<br />
danse <strong>en</strong> Belgique. Son répertoire va s’<strong>en</strong>richir <strong>en</strong> 1984, d’une nouvelle création appelée<br />
« El<strong>en</strong>a’s aria ». Peu de g<strong>en</strong>s l’ont vue car elle a été jouée 20 ou 25 fois. Par contre, on<br />
connaît mieux le docum<strong>en</strong>taire de Marie André qui s’appelle « Répétitions », un film qui<br />
suit le travail de création, jusqu’à la veille de la première. C’est un film de danse sans<br />
danse, dans lequel on voit plutôt les questionnem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong>tre la chorégraphe et ses interprètes.<br />
Il révèle une question c<strong>en</strong>trale : Est-ce qu’il faut continuer dans une manière qui<br />
a contribué au succès foudroyant de cette chorégraphe ou bi<strong>en</strong> chercher d’autres voies<br />
artistiques ? C’est de toute évid<strong>en</strong>ce la deuxième solution qui sera choisie.<br />
Je vais proposer qu’on jette un premier regard sur le style, et de temps <strong>en</strong> temps, je vais<br />
avancer comme ça comme deux fils <strong>en</strong>trecroisés sur le plan biographique, ce qui vous<br />
permettra de garder des repères. Comme je l’ai dit <strong>en</strong> introduction, pour compr<strong>en</strong>dre<br />
comm<strong>en</strong>t est structurée cette œuvre, il faut sans arrêt rev<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> avant, <strong>en</strong> arrière. C’est<br />
un voyage assez particulier.<br />
Une grammaire de la danse.<br />
Cette journée est placée sous le terme de l’écriture,<br />
qui prés<strong>en</strong>te pour moi une analogie avec la<br />
langue et convoque aussi les termes de syntaxe et de grammaire. Une grammaire de la<br />
danse, ça pourrait compr<strong>en</strong>dre dans un premier temps une morphologie, c’est à dire une<br />
étude des formes et des structures, c’est à dire, ce qu’on pourrait danser « à la manière<br />
de » Keersmaeker. Incontestablem<strong>en</strong>t, il y a eu une évolution. Entre une phrase issue de<br />
« Rosas danst rosas », qui serait (il montre la phrase dansée), 1982, et une phrase de<br />
« Rain », <strong>en</strong> 2000 qui serait (il montre la phrase dansée), vous voyez que ce n’est pas du<br />
tout le même travail formel.<br />
Dans un second temps, cette grammaire pourrait inclure une syntaxe, c’est à dire un ag<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t<br />
de formes au sein de ces phrases corporelles. C’est ce que de Keersmaeker appelle<br />
des phrases de base. Basic phrase. Ce concept de phrases corporelles est<br />
absolum<strong>en</strong>t c<strong>en</strong>tral dans son processus artistique et conditionne, d’une certaine manière,<br />
toute son esthétique. Alors, qu’est-ce que c’est qu’une phrase de base ? C’est une<br />
séqu<strong>en</strong>ce de mouvem<strong>en</strong>ts qui est conçue comme un germe, comme une cellule<br />
originelle et qui se déploie dans l’œuvre toute <strong>en</strong>tière, <strong>en</strong> compositions savantes, comme<br />
si on avait une graine qui se développait de plus <strong>en</strong> plus. Pour repr<strong>en</strong>dre la phrase que je<br />
vous ai montrée, (il montre la phrase), la phrase de base de « Rosas danst rosas » est<br />
construite sur une base rythmique assez complexe, qui est une addition d’une mesure à<br />
huit temps, plus sept temps, plus six temps, plus cinq temps, plus quatre, plus trois, plus<br />
deux, plus un. Celle que j’ai montrée, si je la découpe rythmiquem<strong>en</strong>t, ça va donner :<br />
« 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 1, 2, 3, 4, 5, 1, 2, 3, 4, 1, 2, 3,1, 2, 1 »,<br />
et ça repart à 8. Ça, c’est la phrase de base. Et là dedans, il y a des mom<strong>en</strong>ts où on va<br />
incruster quelque chose pour faire une variation, par exemple, je vais changer la mesure<br />
de 7. Et ça va donner : « 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 », et je retombe sur mon 6,<br />
mon 5, mon 4, mon 3, mon 2, mon 1. Je peux <strong>en</strong>suite changer le 6 et le 5 par exemple.<br />
Donc je retrouve le 8, le 7, et là, je vais changer, et je retombe sur le 4, le 3, le 2, le 1. A<br />
partir de cette phrase, qui est une phrase relativem<strong>en</strong>t simple, je vais développer, varier,<br />
accumuler, qui sont aussi les principes de construction chorégraphique de toute la postmodern<br />
danse. Si vous regardez le travail de Trisha Brown, de Lucinda Childs, on retrouve<br />
ces principes là : déclinaison, répétition, déformation. Mais je p<strong>en</strong>se que l’analogie avec<br />
la linguistique finalem<strong>en</strong>t, l’idée que la danse serait un langage au s<strong>en</strong>s premier du<br />
terme, évidemm<strong>en</strong>t s’arrête là, parce que les formes dansées sont souv<strong>en</strong>t des formes<br />
abstraites, et n’ont pas vocation à dev<strong>en</strong>ir des langues.<br />
Mais le terme d’écriture du mouvem<strong>en</strong>t se manifeste aussi à travers des figures de<br />
composition. L’<strong>en</strong>semble de ces procédures finit par révéler un style, c’est à dire, ce que<br />
j’appelais tout à l’heure, ce qui assimile l’œuvre à son créateur, ou finalem<strong>en</strong>t, la<br />
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L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
Une danse des bras.<br />
prés<strong>en</strong>ce de l’auteur dans une œuvre. C’est dans ses<br />
premières pièces, que s’impose, chez Keersmaeker,<br />
avant tout une danse du haut du corps. Alors, c’est d’abord, même si ce n’est pas forcém<strong>en</strong>t<br />
évid<strong>en</strong>t à voir, une danse des bras notamm<strong>en</strong>t. On peut l’apercevoir <strong>en</strong> regardant<br />
un extrait de « Fase », qui est sa première pièce.<br />
[Extrait vidéo de Fase, et Rosas danst rosas]<br />
Vous voyez que là, ce sont les bras qui <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t la figure majeure de la pièce qui est<br />
la rotation, mais dans « Rosas danst rosas » dont je vous ai prés<strong>en</strong>té un court extrait, là<br />
aussi ce sont les bras qui permett<strong>en</strong>t de faire avancer cette danse. « Rosas danst rosas »<br />
est construit de manière très particulière, puisque la pièce est divisée <strong>en</strong> trois morceaux,<br />
une partie couchée, une partie assise et une partie debout. Je vous montrerais tout à<br />
l’heure un extrait de la partie assise, et vous verrez que là aussi ce sont les bras et le<br />
buste qui color<strong>en</strong>t le mouvem<strong>en</strong>t, qui lui donn<strong>en</strong>t son émotion, beaucoup plus qu’une<br />
danse de jambes. On va retrouver, dans les pièces ultérieures, jusqu’à « Drumming », ou<br />
« Rain », dans les années 2000, cette priorité accordée aux bras, tant sur le plan graphique,<br />
dans les lignes tracées par le corps, que dans les variations d’int<strong>en</strong>sité tonique, les<br />
énergies. Donc, il y a une volonté de mettre aussi <strong>en</strong> avant une espèce d’expansion du<br />
c<strong>en</strong>tre, du buste. C’est un travail qui utilise aussi une énergie qui est emmagasinée par<br />
le relâché des bras. Il y a tout un travail cinétique des bras qui permet d’<strong>en</strong>cl<strong>en</strong>cher cette<br />
danse.<br />
Deuxième caractéristique de ses premières œuvres, c’est l’influ<strong>en</strong>ce, je l’ai déjà évoqué,<br />
du minimalisme. Anne Teresa de Keersmaeker émerge au mom<strong>en</strong>t où deux post<br />
modernismes finalem<strong>en</strong>t, se font face : d’un côté celui des minimalistes aux Etats-Unis,<br />
et de l’autre côté, celui des trois chorégraphes qu’on appelle les trois cousines, <strong>en</strong><br />
Allemagne, c’est à dire Pina Bausch, et dans une moindre part, Susanne Linke, et<br />
Reinhild Hoffmann. V<strong>en</strong>ant des minimalistes, on retrouve des principes de variation,<br />
d’accumulation, par exemple dans « Rosas danst rosas ». Je vais vous <strong>en</strong> montrer un<br />
exemple dans la dernière partie, et vous allez voir que, à partir d’une base qui est<br />
toujours une base, un patron de mouvem<strong>en</strong>t id<strong>en</strong>tique, la fin étant toujours la même, il<br />
y a une variation sur des postures qui est directem<strong>en</strong>t influ<strong>en</strong>cée par cette manière de<br />
composer. C’est le film qui est de 1997, la pièce est de 1984.<br />
[Extrait de Rosas danst rosas]<br />
Là, vous voyez un unisson, où le geste se regroupe comme ça, dans une attitude jambe<br />
pliée, et finalem<strong>en</strong>t on voit l’espèce d’arrimage du collectif avant qu’on ait à la fois un<br />
travail sur le contre point au niveau de l’écriture et de la répartition du mouvem<strong>en</strong>t sur<br />
les interprètes. C’est aussi le mom<strong>en</strong>t où vont se faire les variations individuelles sur les<br />
postures et le travail du haut du corps. Finalem<strong>en</strong>t, ce qui va écarter, de manière<br />
relativem<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>sible, le travail esthétique de Keersmaeker de l’esthétique minimaliste<br />
américaine, c’est précisém<strong>en</strong>t que Keersmaeker cherche à épuiser la forme, et <strong>en</strong> même<br />
temps à épuiser, à faire presque changer d’état ses interprètes. A travers le r<strong>en</strong>ouvellem<strong>en</strong>t<br />
du même, il y a aussi un processus de dévoilem<strong>en</strong>t, de l’énergie que coûte le<br />
mouvem<strong>en</strong>t. On le voit par exemple, dans ce travail qui est relativem<strong>en</strong>t physique, alors<br />
que l’impression que peut donner le travail de Lucinda Childs est plutôt un état relativem<strong>en</strong>t<br />
étal, relativem<strong>en</strong>t calme, où on a l’impression que les danseurs pourrai<strong>en</strong>t danser<br />
presque infinim<strong>en</strong>t. Ce n’est pas du tout le cas dans « Fase », ou « Rosas danst rosas ».<br />
Quand les danseurs vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t saluer, ils sont épuisés et cet épuisem<strong>en</strong>t se voit. Il se<br />
laisse approcher, mais absolum<strong>en</strong>t pas masquer. Il fait partie de la danse.<br />
Par conséqu<strong>en</strong>t, son travail de cette époque là est bi<strong>en</strong> loin de l’exercice de style. C’est à<br />
dire qu’<strong>en</strong> même temps qu’elle est arrimée à ses fondem<strong>en</strong>ts d’écriture, elle cherche<br />
aussi autre chose et s’affirme dans un troisième trait, qui serait une théâtralité<br />
particulière.<br />
Dès ses premières pièces, est annoncée une <strong>en</strong>vie d’explorer une théâtralité qui, à cette<br />
époque là est assez peu courante, et d’<strong>en</strong> faire l’un des élém<strong>en</strong>ts ess<strong>en</strong>tiels de la composition<br />
de ses spectacles. Dans « El<strong>en</strong>a’s aria », les postures qui sont prises, (c’est la troisième<br />
pièce, créée <strong>en</strong> 1985), par ces 5 femmes, <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ues de cocktail, très élégantes sur<br />
leurs talons aiguilles, sont déjà un peu dérangeantes. On les voit à quatre pattes, affalées,<br />
<strong>en</strong> déséquilibre sur les talons. On p<strong>en</strong>se, à ce mom<strong>en</strong>t là, que Keersmaeker ne<br />
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L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
regarde pas seulem<strong>en</strong>t du côté de l’Amérique, mais qu’elle jette aussi un autre coup<br />
d’œil <strong>en</strong> direction de Pina Bausch notamm<strong>en</strong>t. Mais jamais dans sa danse n’émerge ce<br />
qu’on pourrait appeler de personnages. C’est à dire que chez elle, la croyance, la<br />
confiance <strong>en</strong> une expressivité du mouvem<strong>en</strong>t lui-même, est assez t<strong>en</strong>ace, et fait qu’elle<br />
n’a pas besoin d’aller jusqu’à une incarnation de ce qu’on appellerait, au théâtre, des<br />
personnages. Elle dit d’ailleurs : « Je ne comm<strong>en</strong>ce jamais à travailler sur une production<br />
<strong>en</strong> disant : là, c’est avec telle émotion que je veux travailler. Les choses se produis<strong>en</strong>t de<br />
façon artisanale et d’une manière physique. J’aime tel mouvem<strong>en</strong>t, et ce mouvem<strong>en</strong>t<br />
définit ce que je veux dire exactem<strong>en</strong>t ».<br />
Cette conception interprétative assez originale à cette époque là, impose l’idée que la<br />
moindre différ<strong>en</strong>ce d’interprétation du mouvem<strong>en</strong>t, dans la mesure où elle est dans un<br />
registre qui est quand même relativem<strong>en</strong>t répétitif, est lourde de s<strong>en</strong>s dans la perception,<br />
par le spectateur, des états de danse qui sont sur scène. De ce point de vue, la<br />
révélation de l’intimité des danseuses, dans « Rosas danst rosas », par exemple, est tout<br />
à fait caractéristique. Malgré le carcan de la composition, « Rosas danst rosas » est une<br />
pièce pour un quatuor de femmes qui rest<strong>en</strong>t <strong>en</strong> scène p<strong>en</strong>dant plus de deux heures,<br />
avec une structure et une charge de mémoire absolum<strong>en</strong>t exceptionnelle, puisqu’on est<br />
toujours sur les même phrases, mais déclinées avec une infinité de détails, sur une<br />
musique où on a très peu de repères si elle n’est pas comptée.<br />
C’est parfaitem<strong>en</strong>t révélateur de cette manière de dévoiler des états, à cette époque là. Du<br />
coup, on n’a jamais de recréation d’une sorte d’état artificiel. On a une espèce de corps,<br />
qui est à la fois la forme et à la fois une transpar<strong>en</strong>ce, qui laisse adv<strong>en</strong>ir la personne qu’est<br />
le danseur, et pas simplem<strong>en</strong>t, comme on le disait tout à l’heure, quelqu’un qui serait un<br />
interprète au service d’une vision chorégraphique. Ce qui fait que ce qui se voit très souv<strong>en</strong>t,<br />
aujourd’hui ça paraît normal parce qu’il y a une forme de naturel qui s’est installé<br />
sur les plateaux, et qui fait que c’est dev<strong>en</strong>u peut-être plus banal, mais pas du tout à l’époque,<br />
c’est l’idée de conniv<strong>en</strong>ce qu’on voit <strong>en</strong>tre les danseurs sur le plateau,<br />
d’<strong>en</strong>traide, d’incitations solidaires, qui sont très fréqu<strong>en</strong>tes. Fumiyo Ikeda, que vous voyez<br />
là au premier plan, la petite danseuse japonaise de la compagnie Rosas, me disait : « Il y<br />
a <strong>en</strong>core des g<strong>en</strong>s 25 ans après qui me demand<strong>en</strong>t pourquoi à ce mom<strong>en</strong>t là je suis sortie<br />
du plateau boire un verre, ou qu’est-ce que ça veut dire, quand je parle à untel. Ça ne veut<br />
ri<strong>en</strong> dire, si je bois c’est parce que j’ai soif, et si je lui parle, c’est parce que j’ai quelque<br />
chose à lui dire, qu’il s’est trompé de 10 c<strong>en</strong>timètres, ou qu’il m’a marché sur le pied ». Il y<br />
a une forme de naturel, qu’on retrouve aussi dans une forme de théâtre<br />
flamand, qui a peut-être un peu fait école, qui est au départ, relativem<strong>en</strong>t spécifique à<br />
cette compagnie.<br />
Donc, d’une certaine manière, la chorégraphe laisse exister un jeu. Un jeu comme on dit<br />
d’un mécanisme, d’une serrure par exemple, qu’elle a du jeu. Il y a un espace dans lequel<br />
peuv<strong>en</strong>t s’<strong>en</strong>gouffrer des qualités interprétatives individuelles. Keersmaeker le définit<br />
ainsi : « C’est une espèce de degré 0 qu’on pr<strong>en</strong>d comme point de départ <strong>en</strong> étant<br />
soi-même. La plus belle chose qu’on peut donner, c’est nous-mêmes dans toute notre<br />
force, notre fragilité. Le point premier, c’est d’être là, ici et maint<strong>en</strong>ant. Dans le même<br />
temps, you have to stay with the point. Il faut rester sur la tâche. Voilà, il n’y a pas de travail<br />
stratégique là dessus, il y a ce qui est rigoureux et stratégiquem<strong>en</strong>t construit, et ce<br />
qui se décide dans une certaine liberté, au mom<strong>en</strong>t même ».<br />
Ça, c’est déjà plus contradictoire, comme le disait Gérard May<strong>en</strong> tout à l’heure, dans une<br />
œuvre qui a une espèce de construction « au cordeau » <strong>en</strong> perman<strong>en</strong>ce, extrêmem<strong>en</strong>t<br />
claire, extrêmem<strong>en</strong>t rigoureuse, à travers cette liberté<br />
laissée dans l’interprétation, quelque chose qui est<br />
une richesse tout à fait intéressante. Chez la chorégraphe,<br />
le s<strong>en</strong>s ne se situe jamais <strong>en</strong> embuscade derrière<br />
le mouvem<strong>en</strong>t comme s’il était constitué de thèmes<br />
qui aurai<strong>en</strong>t été id<strong>en</strong>tifiés à l’avance comme faisant<br />
partie du projet. Il est vraim<strong>en</strong>t toujours <strong>en</strong> instance<br />
et inhér<strong>en</strong>t à la matière corporelle.<br />
Chez la chorégraphe,<br />
le s<strong>en</strong>s est vraim<strong>en</strong>t<br />
toujours <strong>en</strong> instance<br />
et inhér<strong>en</strong>t à la<br />
matière corporelle.<br />
Je continue à dérouler un peu le fil biographique. En<br />
1984, Keersmaeker et Rosas vont créer<br />
« Bartók/Aantek<strong>en</strong>ing<strong>en</strong> », qui voudrait dire « Bartók annoté », ou « des notes sur Bartók ».<br />
Elle s’essaie aussi à la mise <strong>en</strong> scène d’une trilogie de Heiner Muller, un travail qu’une<br />
grande partie de la critique va juger assez hermétique. En 1987, elle prés<strong>en</strong>te<br />
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L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
« Mikrokosmos », et insère dans cette prés<strong>en</strong>tation, un mom<strong>en</strong>t purem<strong>en</strong>t instrum<strong>en</strong>tal.<br />
Entre deux chorégraphies, un duo et un quatuor de femmes, qu’on voit ici, le travail sur<br />
« Mikrokosmos » repr<strong>en</strong>d une partie du travail dans « Bartók/Aantek<strong>en</strong>ing<strong>en</strong> », le quatuor<br />
numéro 4 de Bartók, et marque déjà un hommage appuyé à ce qui va être sa principale<br />
source d’inspiration, la musique. Entre les deux se trouve l’interprétation d’une pièce pour<br />
deux pianos de Ligeti. En 1988, la compagnie prés<strong>en</strong>te « Ottone Ottone », qui est la première<br />
production de Keersmaeker pour un grand plateau chorégraphique, où il y a huit femmes<br />
et huit hommes et qui se confront<strong>en</strong>t au « Couronnem<strong>en</strong>t de Poppée » de Monteverdi.<br />
Puis, ça va être le retour à un travail plus intime, où elle se retrouve avec sa petite compagnie<br />
de 5 femmes, pour un travail qui s’appelle « Stella ». Dans ce spectacle, qui est<br />
presque autant théâtral que chorégraphique, Anne Teresa de Keersmaeker r<strong>en</strong>oue avec<br />
sa manière de travailler à partir des textes. On va voir que cette hésitation initiale <strong>en</strong>tre<br />
la danse et le théâtre, fait qu’elle va aussi accorder beaucoup d’importance au texte.<br />
Texte qui peut être important au mom<strong>en</strong>t du processus de création, mais qui ne se<br />
retrouve pas forcém<strong>en</strong>t comme un élém<strong>en</strong>t de la composition, comme un élém<strong>en</strong>t<br />
scénique, ou comme élém<strong>en</strong>t principal dans les créations elles-mêmes.<br />
En 1990, c’est « Achterland », qui dévoile une danse au sol assez fulgurante. On y revi<strong>en</strong>dra,<br />
je vous <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>terai un extrait un peu plus tard. Puis, c’est une autre pièce qui<br />
s’appelle « ERTS », qui est un projet assez ambitieux, qui mêle la danse, la musique, des<br />
<strong>en</strong>registrem<strong>en</strong>ts de voix, une projection vidéo, des textes de T<strong>en</strong>nessee Williams, le tout<br />
relayé par des moniteurs vidéo disséminés un peu partout sur la scène. Il faut avouer que<br />
cette pièce qui est un peu brouillonne, et qui va être prés<strong>en</strong>tée un peu trop tôt, recèle<br />
quand même un joyau particulier, qui est le travail qu’elle fait sur la Grande Fugue de<br />
Beethov<strong>en</strong>, dont je vais vous prés<strong>en</strong>ter un petit extrait.<br />
[Extrait de « ERTS »]<br />
Cette posture, par exemple, est tout droit tirée de « Rosas danst rosas ». Vous voyez déjà<br />
l’idée que des élém<strong>en</strong>ts chorégraphiques circul<strong>en</strong>t d’une pièce à l’autre, <strong>en</strong> l’occurr<strong>en</strong>ce,<br />
ces deux là sont quand même séparés de 6 ou 7 ans. De même, cette pièce dans la pièce,<br />
la Grande Fugue, est le noyau de la pièce « ERTS », mais va être reprise dans d’autres<br />
productions, pour dev<strong>en</strong>ir aussi, dans les soirées de répertoire par exemple, une pièce<br />
récurr<strong>en</strong>te. C’est un des grands mom<strong>en</strong>ts de la compagnie, je vais vous expliquer<br />
pourquoi. Là, on est dans un mom<strong>en</strong>t de repos relatif. Je vais un peu plus loin pour vous<br />
montrer une autre dynamique.<br />
Contrairem<strong>en</strong>t à ce qu’on pourrait p<strong>en</strong>ser, c’est bi<strong>en</strong> une pièce pour huit interprètes,<br />
mais ce n’est pas une pièce pour huit garçons, même si le costume est id<strong>en</strong>tique chez les<br />
garçons ou chez les filles, ça peut paraître parfois ambigu. C’est une pièce véritablem<strong>en</strong>t<br />
unisexe. Toutes les combinaisons de distributions ont été faites dans cette pièce : des<br />
garçons et de filles, que des garçons, que des filles. Comme elle est jouée et continue<br />
d’être prés<strong>en</strong>tée très souv<strong>en</strong>t, toutes les distributions sont possibles. Le matériau<br />
corporel particulier de cette pièce est assez sobre, et la phrase de base est construite<br />
autour d’une triple redondance, une espèce de retour perman<strong>en</strong>t qui est le tour <strong>en</strong><br />
dedans, classique ou <strong>en</strong> attitude, un déséquilibre susp<strong>en</strong>du et un saut.<br />
Cette cellule gestuelle initiale est exécutée à l’<strong>en</strong>vie, <strong>en</strong>fin, à de très nombreuses<br />
reprises. C’est peut-être dans ce spectacle, que le terme de phrase de base trouve sa<br />
pleine signification. D’une certaine manière, à ce mom<strong>en</strong>t là, c’est à dire que<br />
Keersmaeker, quand elle prés<strong>en</strong>te la grande Fugue, a déjà presque 10 ans de chorégraphie<br />
derrière elle, cette petite pièce dans la pièce résonne déjà un peu comme un<br />
cond<strong>en</strong>sé de son style. En même temps, c’est aussi, je trouve, un archétype de la danse<br />
contemporaine de l’époque, avec l’utilisation de ce que Trisha Brown appelait « un corps<br />
démocratique », c’est à dire où toutes les parties du corps, sans préséance <strong>en</strong>tre elles,<br />
peuv<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>dre les fonctions d’appui, de trace, de rythme.<br />
En même temps, il y a une chose assez étonnante, c’est que la complexité de l’œuvre de<br />
Beethov<strong>en</strong> elle-même est tout d’un coup r<strong>en</strong>due beaucoup plus lisible, y compris si elle est<br />
complexe, par la composition spatiale de Keersmaeker. De ce point de vue là, je trouve qu’il<br />
y a quelque chose qui<br />
r<strong>en</strong>voie à une conception<br />
qui était une<br />
conception Balanchini<strong>en</strong>ne. Balanchine disait : « Ma relation avec mon travail, c’est : la<br />
danse révèle la musique, écoutez ma danse et regardez ma musique ». Et chez Keersmaeker<br />
Cette relation musique-mouvem<strong>en</strong>t.<br />
81
L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
à ce mom<strong>en</strong>t là, il y a peut-être un peu de cette relation musique-mouvem<strong>en</strong>t.<br />
Ce saut qu’on vi<strong>en</strong>t de voir, ou du moins, ces déclinaisons autour d’un saut, vi<strong>en</strong>t d’une<br />
manière dont Keersmaeker a cerné des registres moteurs spontanés qui étai<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>ts<br />
chez les hommes et chez les femmes. Ça peut paraître un peu contradictoire de dire ça<br />
quand on vous propose une pièce où apparemm<strong>en</strong>t, les rôles peuv<strong>en</strong>t être indifféremm<strong>en</strong>t<br />
t<strong>en</strong>us par des hommes ou par des femmes. Mais elle dit, au mom<strong>en</strong>t de « ERTS » : « La<br />
femme bouge avec la pesanteur, l’homme bouge contre ». L’homme, pour elle, avec sa<br />
prés<strong>en</strong>ce différ<strong>en</strong>te et sa motricité qui est quand même relativem<strong>en</strong>t inédite, elle n’a pas<br />
<strong>en</strong>core beaucoup travaillé avec des hommes, apparaît au départ dans « Mikrokosmos »,<br />
c’est à dire dans la création précéd<strong>en</strong>te. Il semble bi<strong>en</strong> qui la chorégraphe ait du mal à<br />
cerner la motricité de l’homme, si on <strong>en</strong> juge par la manière dont elle choisit, pour ce<br />
premier duo dans « Mikrokosmos », ses interprètes. Là, c’est Oliver Koch, mais au départ,<br />
à la création, c’était Jean-Luc Ducourt, ou Martin Kilvady, qui sont des danseurs très<br />
grands, et qui ont un air un peu dégingandé, parfois presque malhabile, notamm<strong>en</strong>t pour<br />
Jean-Luc Ducourt.<br />
Le saut apparaît avec l’arrivée des hommes dans la compagnie. Avant, dans les pièces<br />
précéd<strong>en</strong>tes, il n’y a vraim<strong>en</strong>t aucun rapport avec cette asc<strong>en</strong>sion verticale. Un saut qui<br />
va dev<strong>en</strong>ir typique : c’est un cloche-pied. On ne le voit pas ici parce qu’il est un peu<br />
différ<strong>en</strong>t, c’est vraim<strong>en</strong>t les premières images où on voit des susp<strong>en</strong>sions. Un clochepied<br />
qui est réalisé sur une jambe t<strong>en</strong>due, et avec l’autre jambe qui est retirée au g<strong>en</strong>ou<br />
ou à la cheville. Il est souv<strong>en</strong>t accompagné d’un port de bras <strong>en</strong> seconde qui l’équilibre<br />
et <strong>en</strong> même temps lui donne une composante esthétique horizontale. On peut même<br />
dire que ce saut, qui est fait des dizaines et des dizaines de fois dans la Grande Fugue,<br />
est véritablem<strong>en</strong>t emblématique de son style. Notamm<strong>en</strong>t dans cet ultime saut, qui vous<br />
voyez là, dans la Grande Fugue, c’est un saut sans retombée. Vous avez un saut à l’unisson<br />
des huit danseurs, et qui est saisi dans un cut au noir. C’est à dire que vous ne voyez<br />
pas les danseurs retomber. Ils s’<strong>en</strong>vol<strong>en</strong>t presque définitivem<strong>en</strong>t. Ça fait un peu p<strong>en</strong>ser<br />
à Nijinski dans « Le Spectre de la Rose », il s’<strong>en</strong>vole par la f<strong>en</strong>être, on ne voit pas la<br />
retombée du saut.<br />
Deuxième élém<strong>en</strong>t du style de cette époque, c’est<br />
le statut du sol, la manière dont Keersmaeker<br />
Le statut du sol.<br />
conçoit le rôle du sol, qui gagne <strong>en</strong> importance, et qui est toujours un dialogue, un<br />
travail dynamique <strong>en</strong>tre le corps et le sol. Le sol est une aide. C’est une surface qui va<br />
contribuer à tisser des li<strong>en</strong>s avec une danse qui devi<strong>en</strong>t une danse véritablem<strong>en</strong>t de<br />
dép<strong>en</strong>se. Un peu comme celle, à la même époque que propose un Lloyd Newson, un<br />
Edouard Lock au Canada, ou un Wim Vandekeybus aussi <strong>en</strong> Flandre. Mais chez<br />
Keersmaeker, la desc<strong>en</strong>te n’est jamais suivie d’une immobilité, comme c’est le cas chez<br />
Edouard Lock, ou d’une déflagration, comme c’est le cas chez Vandekeybus. Au contraire,<br />
c’est toujours une accélération qui permet de relancer le corps et qui lui permet de s’ériger,<br />
pour mieux rebondir à nouveau. On retrouve ce rôle du sol dans « Stella », dans<br />
« Achterland », dont vous voyez <strong>en</strong> haut une photo, ou dans « ERTS ».<br />
La troisième caractéristique qui est finalem<strong>en</strong>t une des caractéristiques majeures,<br />
prés<strong>en</strong>te dans toute l’œuvre, c’est évidemm<strong>en</strong>t le rapport amoureux à la musique. C’est<br />
un vaste sujet, que je ne vais faire qu’évoquer ici, tout simplem<strong>en</strong>t parce que je ne suis<br />
pas musici<strong>en</strong> de formation. Pour y répondre, j’ai comm<strong>en</strong>cé à travailler avec Jean-Luc<br />
Plouvier, qui est le directeur artistique d’Ictus, avec lequel on va publier la semaine prochaine,<br />
dans une revue que vous connaissez peut-être, qui est la revue Repères, éditée par<br />
la Bi<strong>en</strong>nale du Val de Marne, qui sort un numéro précisém<strong>en</strong>t sur « Musique et danse ».<br />
Donc là, on a essayé de creuser un peu la question. Ce qui est sûr, c’est que Keersmaeker,<br />
et là il n’y a pas besoin d’être musici<strong>en</strong> pour le dire, est allée vers des formes de musique<br />
assez variées, et presque maint<strong>en</strong>ant vers toutes les musiques. Elle a utilisé le<br />
Baroque, Purcell, Bach ; le Classique, avec Mozart, Beethov<strong>en</strong> ; la musique moderne,<br />
Berg, Schönberg, Webern, Bartók ; la musique contemporaine, Cage, Ligeti, Steve Reich,<br />
Thierry de Mey ; la musique d’opéra, Monteverdi ; la musique populaire, « Wants » est<br />
fait sur des chansons de Joan Baez ; le jazz, avec Miles Davis et John Coltrane ; ce qu’on<br />
appelle les musiques du monde, notamm<strong>en</strong>t les raga indi<strong>en</strong>s, dans une pièce plus<br />
réc<strong>en</strong>te qui s’appelle « Desh », créée <strong>en</strong> 2005.<br />
Qu’est-ce que c’est que cette relation à la musique ? Il y a des indices. Les premiers sont<br />
qu’il y a de nombreux titres de Rosas qui repr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t le nom des compositeurs, ou des<br />
partitions. « Fase », c’est le raccourci, mais le titre global, c’est « Fase, quatre mom<strong>en</strong>ts<br />
sur une musique de Steve Reich ». « Bartók annoté », « Woud, trois mom<strong>en</strong>ts sur une<br />
82
L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
musique de Berg, Weber, et Wagner ». Deuxième indice : la musique jouée live sur le<br />
plateau, avec les musici<strong>en</strong>s sur le plateau chaque fois que c’est possible. Troisième<br />
indice, l’occupation du plateau par les musici<strong>en</strong>s, qui vont jusqu’à danser eux-mêmes<br />
parfois. Là, c’est la photo d’une création « Just before », vous voyez les pianistes au fond,<br />
vous voyez tous les instrum<strong>en</strong>ts d’Ictus, le travail que font les musici<strong>en</strong>s dans un second<br />
plan. Leur place n’est jamais la même, bi<strong>en</strong> qu’elle soit toujours très définie dans les<br />
spectacles. Là ils sont devant, il y a une pièce où il y a une p<strong>en</strong>te à 6 ou 7 %, beaucoup<br />
plus que la moy<strong>en</strong>ne des théâtres à l’Itali<strong>en</strong>ne, qui tombe carrém<strong>en</strong>t dans le piano.<br />
Parfois ils sont un peu sur le côté comme dans « La Grande Fugue », comme on a vu tout<br />
à l’heure. Parfois aussi, comme dans « April Me », vous avez les danseurs et les musici<strong>en</strong>s<br />
qui se mêl<strong>en</strong>t dans des parties chorégraphiques.<br />
Bon, ça c’est au rayon des indices. Au rayon des explications de ce postulat esthétique,<br />
j’<strong>en</strong> ai parlé tout à l’heure, il y a une r<strong>en</strong>contre déterminante, au mom<strong>en</strong>t où elle était<br />
jeune étudiante <strong>en</strong> danse, à MUDRA, avec Fernand Schirr<strong>en</strong>. Anne Teresa de Keersmaeker<br />
n’a pratiquem<strong>en</strong>t jamais écrit, la seule chose qu’elle ait écrite, c’est lors de la publication<br />
par Nouvelles de Danse, du fac-similé du Traité de Rythme de Fernand Schirr<strong>en</strong> où elle a<br />
écrit une petite préface, avec Maguy Marin qui était aussi étudiante à MUDRA à la même<br />
époque.<br />
Autre explication, une curiosité éclectique naturelle qui l’a am<strong>en</strong>ée au devant de toutes<br />
les musiques. Elle a toujours justifié ses choix dans les interviews, les <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s avec la<br />
presse, par une r<strong>en</strong>contre amoureuse avec une forme de musique, avec une certaine<br />
musique. Et puis, aussi, mais ça c’est peut-être un arrière-plan moins connu, elle a un<br />
<strong>en</strong>tourage musical. Elle est musici<strong>en</strong>ne, il y a les musici<strong>en</strong>s d’Ictus, mais aussi les g<strong>en</strong>s<br />
qui l’<strong>en</strong>tourai<strong>en</strong>t quand elle était <strong>en</strong> résid<strong>en</strong>ce à la Monnaie, à l’Opéra de Bruxelles, qui<br />
a duré une quinzaine d’années. Un <strong>en</strong>tourage musical très compét<strong>en</strong>t et très incitateur.<br />
Les g<strong>en</strong>s lui disai<strong>en</strong>t « Ti<strong>en</strong>s, Anne Teresa, tu devrais écouter, ça, compte t<strong>en</strong>u de ce que<br />
tu as déjà fait, ça pourrait être intéressant etc. ». Donc autant d’élém<strong>en</strong>ts qui ont fondé,<br />
au fil de sa carrière, l’image d’une chorégraphe musici<strong>en</strong>ne, pour qui la musique constitue<br />
une donnée fondam<strong>en</strong>tale et est organisatrice de son travail. Schirr<strong>en</strong> disait : « Le<br />
bon chorégraphe est celui qui s’id<strong>en</strong>tifie et compose, tandis que le mauvais juxtapose ».<br />
Elle est un peu atypique dans la nouvelle danse des années 80, à un mom<strong>en</strong>t où,<br />
forcém<strong>en</strong>t, après les expéri<strong>en</strong>ces de Cage et Cunningham, c’est à dire la possibilité<br />
d’avoir une cœxist<strong>en</strong>ce presque de hasard, <strong>en</strong>tre la danse et la musique, rares étai<strong>en</strong>t<br />
ceux qui avai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vie, dans la nouvelle danse, dans les années 80 <strong>en</strong> Belgique, <strong>en</strong><br />
France, <strong>en</strong> Angleterre, d’utiliser la musique dans les rapports classiques qu’offrait déjà<br />
l’histoire de la danse. Souv<strong>en</strong>t eux-mêmes n’étai<strong>en</strong>t pas musici<strong>en</strong>s. Donc la confrontation<br />
avec les grands compositeurs a toujours mis son travail à l’épreuve d’une exig<strong>en</strong>ce,<br />
qui est t<strong>en</strong>tée de construire une espèce d’<strong>en</strong>veloppem<strong>en</strong>t mutuel <strong>en</strong>tre la danse et la<br />
musique, et d’<strong>en</strong> faire un seul individu esthétique, sans qu’un art singe l’autre, ou t<strong>en</strong>te<br />
même de pr<strong>en</strong>dre l’asc<strong>en</strong>dant sur l’autre. C’est cette forme d’intuition commune <strong>en</strong>tre la<br />
danse et la musique, mais j’<strong>en</strong> reparlerais plus tard, qui fonde ce rapport, cette<br />
particularité de Keersmaeker, chorégraphe musici<strong>en</strong>ne.<br />
Il y a aussi une périodisation<br />
de la musique. On<br />
peut distinguer trois grandes<br />
périodes dans son travail, avec des relations musicales différ<strong>en</strong>tes. La première est<br />
courte : 1982-1985, où la partition est abordée comme une espèce de maître autoritaire<br />
à défier. C’est spécialem<strong>en</strong>t criant dans « Rosas danst rosas », à travers des constructions<br />
chiffrées, glaciales qu’avai<strong>en</strong>t écrites Thierry de Mey, spécialem<strong>en</strong>t pour ce spectacle, où<br />
véritablem<strong>en</strong>t, c’est un casse-tête. C’est à dire que les danseuses r<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t dans la<br />
partition tête la première, et c’est un défi. Deuxième temps, de 1986 jusqu’au milieu des<br />
années 90, c’est le temps des grandes partitions de la tradition classique, romantique,<br />
avec Beethov<strong>en</strong>, jusqu’à Bartók, où la danse pr<strong>en</strong>d une sorte de distance avec le cérémonial<br />
de la grande musique, mais <strong>en</strong> épouse quand même les principes. Parmi ces principes,<br />
on trouve le thématisme. Le matériel chorégraphique ne se déduit pas de qualités<br />
de mouvem<strong>en</strong>ts que souhaiterait imprimer Anne Teresa de Keersmaeker ou les danseurs<br />
eux-mêmes qui particip<strong>en</strong>t évidemm<strong>en</strong>t beaucoup à la création du matériau, mais s’inspire<br />
des processus, de la notion de phrase de base, qui est ce point de départ, à partir<br />
duquel va se générer, sortir le reste du matériau. Deuxième caractéristique très musicale,<br />
la notion de polyphonie, notamm<strong>en</strong>t sur le modèle du canon. La même phrase chorégraphique<br />
se diffracte dans des compositions de plus <strong>en</strong> plus complexes. C’est ce qui<br />
Une périodisation de la musique.<br />
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L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
explique que parfois, ce qu’on appelle chez elle les "flower patterns", ce que vous voyez,<br />
les espèces de traits, comme ça, qui stri<strong>en</strong>t le praticable, le tapis de danse, ne sont pas<br />
seulem<strong>en</strong>t une manière de faire de jolis tapis, ce sont aussi des repères très importants<br />
de placem<strong>en</strong>t pour les danseurs. Ils sont dans une telle complexité de l’occupation de<br />
l’espace, que sans ces repères, ils peuv<strong>en</strong>t être perdus. Je vous montrerais peut-être tout<br />
à l’heure, des choses. Ce qu’on voit là, ce n’est pas une ombre portée, c’est des gros<br />
points noirs, on voit des lignes continues, des lignes pointillées, qui occup<strong>en</strong>t tout<br />
l’espace. On voit ça aussi dans « Rain ». Alors dans ce spectacle, c’est comme un<br />
gymnase <strong>en</strong> désordre, comme si on avait secoué tout un gymnase et que toute les lignes<br />
qui marqu<strong>en</strong>t les différ<strong>en</strong>ts terrains se retrouvai<strong>en</strong>t mélangés dans tous les s<strong>en</strong>s.<br />
Je voulais vous dire <strong>en</strong>core quelque chose la-dessus. Par rapport à la notion de polyphonies,<br />
elle a quand même une préfér<strong>en</strong>ce pour un processus musical particulier, qui est le<br />
palindrome, la lecture inversée, que l’on voit dans « Rain », qui date de 2000. La lecture<br />
inversée, c’est (il montre des mouvem<strong>en</strong>ts). Je pr<strong>en</strong>ds un mouvem<strong>en</strong>t, une première<br />
séqu<strong>en</strong>ce qui peut être simplem<strong>en</strong>t (il montre) et je l’inverse. Si je fais palindrome plus<br />
accumulation, je vais avoir une première cellule rétrograde, donc inversion, première<br />
cellule, deuxième cellule, rétrograde, et inversion, première cellule, deuxième cellule,<br />
troisième cellule, deuxième, première et j’ai l’inversion, etc. Donc on retrouve un<br />
mouvem<strong>en</strong>t qui s’<strong>en</strong>richit finalem<strong>en</strong>t, non pas de choses qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t s’accumuler et qui<br />
vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t d’ailleurs, mais qui simplem<strong>en</strong>t sont nourries de la réflexion, de la manière<br />
dont on peut voir le mouvem<strong>en</strong>t, de son point de vue, de son s<strong>en</strong>s, de son inversion, qui<br />
sont des processus d’écriture relativem<strong>en</strong>t classiques et anci<strong>en</strong>s <strong>en</strong> musique.<br />
Enfin troisième temps de la périodisation, dont peut-être la pièce « Rain » constitue le<br />
mom<strong>en</strong>t magique, c’est celui où les ressorts formels de la construction de la partition ne<br />
sont plus regardés que d’assez loin. La danse s’impose finalem<strong>en</strong>t comme une sorte de<br />
contrepoint de ce qu’est la musique. On assiste plutôt à une prise de distance où un<br />
dialogue peut s’instaurer.<br />
Le quatrième élém<strong>en</strong>t qui se met <strong>en</strong> place à cette époque là du point de vue de la<br />
composition, c’est le passage assez progressif de l’unisson, qui faisait la force de « Fase »<br />
et de « Rosas danst rosas », au contrepoint, qui va aller <strong>en</strong> se complexifiant au fur et à<br />
mesure des créations. Cette notion d’unisson disparaît progressivem<strong>en</strong>t à partir de<br />
« Stella » qui est la cinquième pièce, alors qu’elle avait initialem<strong>en</strong>t fascinée<br />
Keersmaeker, de « Fase », où on voit les deux danseuses véritablem<strong>en</strong>t dans le même<br />
mouvem<strong>en</strong>t, à « Mikrokosmos » dans le Quatuor n°4. La chorégraphe comm<strong>en</strong>ce à s’<strong>en</strong><br />
éloigner à partir de « ERTS ». On a vu tout à l’heure dans la Grande Fugue, qu’on était<br />
déjà dans l’incarnation de la musique de Beethov<strong>en</strong>, avec forcém<strong>en</strong>t, une occupation de<br />
l’espace qui r<strong>en</strong>voie à la manière sont est structurée <strong>en</strong> contrepoint, cette fugue. Alors<br />
Keersmaeker ne va pas lâcher ces trois grands registres initiaux dont on a parlé, et qui se<br />
sont imposés dès la première pièce, qui sont la répétition, l’accumulation, et la variation.<br />
Au fil des pièces, ces principes vont se multiplier, se complexifier, <strong>en</strong> s’inspirant des<br />
structures musicales, qui sont l’unisson, le contrepoint, l’alternance, le développem<strong>en</strong>t<br />
d’un motif, etc. Mais la déclinaison à partir d’une séqu<strong>en</strong>ce restreinte va demeurer l’un<br />
des fondem<strong>en</strong>ts de la composition et de la construction du vocabulaire, qui fait que la<br />
grande majorité des œuvres chorégraphiées d’Anne Teresa de Keersmaeker, cré<strong>en</strong>t un<br />
monde qui est à la fois toujours le même et toujours un autre.<br />
La fréqu<strong>en</strong>tation de son œuvre dans la durée impose presque un zoom du regard. Vous<br />
pouvez pr<strong>en</strong>dre la pièce pour ce qu’elle est, indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t de toutes les autres,<br />
évidemm<strong>en</strong>t, elle porte son univers <strong>en</strong> soi. En même temps, si vous la regardez d’un peu<br />
plus loin, et que vous la resituez dans le travail, elle porte aussi une généalogie très<br />
importante située dans les pièces précéd<strong>en</strong>tes, parfois de très anci<strong>en</strong>nes, des dizaines<br />
d’années <strong>en</strong> arrière. Avec des petites choses qui revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t dans son travail, c’est<br />
toujours de l’ordre de la réminisc<strong>en</strong>ce.<br />
Cet « autre » se situe aussi dans ce qu’on a évoqué tout à l’heure, comme une espèce de<br />
marge, d’espace de liberté laissé aux interprètes. C’est le cas notamm<strong>en</strong>t dans « Rain ».<br />
Il importe finalem<strong>en</strong>t pour Keersmaeker assez peu que dans une diagonale de jetés, la<br />
photo est particulièrem<strong>en</strong>t révélatrice de ça, les bras d’un danseur ou d’une danseuse<br />
soi<strong>en</strong>t un peu plus haut ou un peu plus bas que ce qu’on appelle l’unisson de manière<br />
académique. Ce qui est important, c’est que la même dynamique guide tout le monde,<br />
et guide cette vague qui se propulse d’un côté et de l’autre de la scène.<br />
La composition chorégraphique de Keersmaeker est donc classique. Elle est classique <strong>en</strong><br />
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L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
ce qu’elle fait appel à des structures très claires qui sont souv<strong>en</strong>t inspirées des structures<br />
musicales elles-mêmes. A cette structure vi<strong>en</strong>t s’ajouter une complexité qu’on<br />
pourrait dire parfois ésotérique, même très souv<strong>en</strong>t ésotérique. C’est à dire une<br />
complexité qu’elle rajoute, par plaisir simplem<strong>en</strong>t ou par fascination des structures<br />
complexes. Il n’y a pas forcém<strong>en</strong>t d’explication d’ailleurs, à ce fouillis de couches<br />
structurelles, plus ou moins autonomes. Elle rajoute des cercles, des spirales, des symétries,<br />
la série de Fibonacci, qui oblig<strong>en</strong>t la compagnie à inscrire au sol, on le disait tout<br />
à l’heure, ces espèces de trajets horizontaux. Dans la plupart des pièces ultérieures, ces<br />
trajectoires s’interpénètr<strong>en</strong>t de manière tellem<strong>en</strong>t précise, qu’assez vite, le spectateur<br />
perd l’architecture de l’espace. C’est à dire que le raffinem<strong>en</strong>t qui est un raffinem<strong>en</strong>t de<br />
construction, se mue alors d’un point de vue esthétique pour celui qui le regarde, <strong>en</strong> une<br />
forme de syncrétisme. Là, vous n’avez plus que deux choix : soit vous êtes complètem<strong>en</strong>t<br />
étourdis et vous essayez de repérer comm<strong>en</strong>t c’est construit, soit vous vous abandonnez<br />
à cette espèce de microcosme qui circule <strong>en</strong> tous s<strong>en</strong>s.<br />
La composition<br />
c’est aussi le<br />
contrepoint. Le<br />
contrepoint dans tous ses états. On <strong>en</strong> a vu un exemple avec l’occupation de l’espace<br />
dans la Grande Fugue, mais c’est aussi un contrepoint <strong>en</strong>tre les états et le mouvem<strong>en</strong>t.<br />
Dans un duo qui s’appelle « Rosa », par exemple, il y a un état de sérénité des deux interprètes,<br />
qui est complètem<strong>en</strong>t paradoxal. Il est installé comme ça, sur leur visage, et offre<br />
un contraste assez étonnant avec le vocabulaire et les int<strong>en</strong>sités qui sont eux, très<br />
proches de la musique de Bartók, jouée, sur le côté de la scène par un violoniste.<br />
Contrepoint aussi, <strong>en</strong>tre discours et mouvem<strong>en</strong>t dans la pièce « Quartett » : <strong>en</strong>tre la<br />
danse et le jeu théâtral. La danse est extrêmem<strong>en</strong>t sobre, extrêmem<strong>en</strong>t calme, presque<br />
détachée, et contraste avec les textes qui sont dits. C’est un duo, vous avez une danseuse<br />
de la compagnie et un acteur de la compagnie T. G. STAN, qui est la compagnie où travaille<br />
sa sœur, Jol<strong>en</strong>te de Keersmaeker. Le texte lui-même est un texte d’Heiner Muller,<br />
qui repr<strong>en</strong>d « Les liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos. Ce texte est d’une<br />
viol<strong>en</strong>ce, d’une cruauté, d’une crudité sexuelle notamm<strong>en</strong>t, presque gênantes parfois,<br />
qui est <strong>en</strong> complet contraste avec la danse et les états de corps qui sont produits sur<br />
scène. C’est ce qui fait aussi l’intérêt de cette r<strong>en</strong>contre danse/théâtre, le corps n’étant<br />
pas illustratif du discours. Comme si la danse des corps s’exonérait des turpitudes du<br />
projet libertin que véhicule le texte. Ce contrepoint là est assez fort, c’est une des<br />
illuminations, un des intérêts de cette pièce.<br />
Enfin, on r<strong>en</strong>contre aussi des contrepoints presque morphologiques, ce qui n’est pas<br />
propre à Keersmaeker, mais c’est quelque chose qu’elle utilise beaucoup, dans la qualité<br />
de danse des interprètes. Dans le duo, « For Elisabeth Corbett », qui est une danseuse<br />
qui a longtemps dansé chez William Forsythe, les unissons permett<strong>en</strong>t d’apprécier les<br />
différ<strong>en</strong>ces d’interprétations <strong>en</strong>tre les deux danseuses. On le voit sur cette photo, sur un<br />
simple grand jeté, l’une est sur ses pointes, l’autre est <strong>en</strong> espèces de baskets montantes,<br />
et vous voyez que l’amplitude du mouvem<strong>en</strong>t est totalem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>te. Mais ça n’a<br />
aucune importance. C’est comme sur la ligne de jetés qu’on voyait tout à l’heure.<br />
La composition c’est aussi le contrepoint.<br />
Je revi<strong>en</strong>s au fil biographique. L’année 1992 est une saison totalem<strong>en</strong>t exceptionnelle<br />
pour la compagnie Rosas. D’abord parce qu’elle r<strong>en</strong>tre pour trois ans <strong>en</strong> résid<strong>en</strong>ce au<br />
Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles, où elle succède à Maurice Béjart, qui était<br />
parti quelques années auparavant. Il avait été suivi par un chorégraphe américain, Mark<br />
Morris, qui s’était lui aussi littéralem<strong>en</strong>t laissé déborder par le succès des g<strong>en</strong>s comme<br />
Keersmaeker et Vandekeybus à la même époque. Il n’est donc pas resté très longtemps.<br />
C’est Keersmaeker qui r<strong>en</strong>tre à la Monnaie comme artiste invitée, <strong>en</strong> résid<strong>en</strong>ce au départ<br />
pour trois ans. En réalité, cette résid<strong>en</strong>ce va se prolonger jusqu’<strong>en</strong> juin 2007. Aujourd’hui,<br />
<strong>en</strong> réalité, c’est la première année où la compagnie a repris son autonomie. L’invitation<br />
va lui permettre de réaliser trois de ses souhaits les plus chers. Continuer d’int<strong>en</strong>sifier,<br />
avec d’énormes moy<strong>en</strong>s parce qu’à La Monnaie, il y a aussi un orchestre à demeure, ces<br />
relations danse/musique, et notamm<strong>en</strong>t avoir les moy<strong>en</strong>s de jouer avec un orchestre live<br />
pratiquem<strong>en</strong>t toutes ses pièces. Développer un répertoire. Fonder une école puisque<br />
MUDRA avait été fermée au mom<strong>en</strong>t où Béjart était parti pour Lausanne.<br />
Il faudra att<strong>en</strong>dre 1995 pour voir ouvrir P.A.R.T.S, Performing Arts Research and Training<br />
Studio, qui est l’école fondée par Keersmaeker. Les deux autres vœux, <strong>en</strong> revanche, vont<br />
être mis <strong>en</strong> chantier. La création d’un répertoire avec la reprise immédiate de<br />
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L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
« Rosas danst rosas » et puis l’accès aux hauts moy<strong>en</strong>s musicaux qu’offre la Monnaie <strong>en</strong><br />
tant qu’orchestre, va permettre un travail nouveau de grande <strong>en</strong>vergure, qui est<br />
« Mozart/Concert Aria’s ». Elle travaille avec 40 musici<strong>en</strong>s, installés sur scène d’abord, et<br />
<strong>en</strong>suite dans la fosse parce qu’elle se r<strong>en</strong>d compte, <strong>en</strong> allant prés<strong>en</strong>ter cette pièce à<br />
Avignon, que 40 musici<strong>en</strong>s plus trois chanteuses, plus une quinzaine de danseurs, ça fait<br />
vraim<strong>en</strong>t trop de monde pour que la pièce soit véritablem<strong>en</strong>t lisible. Cette pièce, qui<br />
n’est pas celle que je préfère, reste quand même une fête de la musique et de la danse.<br />
C’est un mom<strong>en</strong>t de jouissance sans prét<strong>en</strong>tion, qui est une sorte de happ<strong>en</strong>ing, qui<br />
symbolise assez bi<strong>en</strong> cette nouvelle ère qui comm<strong>en</strong>ce.<br />
En 1993, c’est aussi la r<strong>en</strong>trée d’Anne Teresa de Keersmaeker <strong>en</strong> tant que danseuse. Pour<br />
la première fois depuis 7 ans, elle revi<strong>en</strong>t sur scène, alors qu’elle était dev<strong>en</strong>ue la<br />
chorégraphe au s<strong>en</strong>s où elle ne participait plus, elle n’était plus interprète des pièces. Il<br />
lui vi<strong>en</strong>t l’<strong>en</strong>vie de remonter sur scène, avec une pièce qui s’appelle « Toccata », dont on<br />
verra un extrait tout à l’heure. Puis elle va créer un autre spectacle, « Kinok », qui sert<br />
lui-même de base.<br />
Vous voyez que l’idée du germe qui explose et qui se déplie <strong>en</strong> tous s<strong>en</strong>s, ça n’est pas<br />
seulem<strong>en</strong>t valable pour une cellule corporelle. C’est aussi valable d’un spectacle à<br />
l’autre. C’est à dire que « ERTS » cont<strong>en</strong>ait un germe, La Grande Fugue, qui va être<br />
reprise dans le spectacle « Kinok », et il y a une partie de ce spectacle qui va se retrouver<br />
dans d’autres spectacles ultérieurem<strong>en</strong>t. Il y a comme ça un jeu de relation <strong>en</strong>tre les<br />
pièces, qui comm<strong>en</strong>ce à se complexifier et qu’on ne voit qu’à partir du mom<strong>en</strong>t où on<br />
pr<strong>en</strong>d du recul et où on étudie d’assez près les élém<strong>en</strong>ts syntaxiques de la danse, pour<br />
voir qu’effectivem<strong>en</strong>t, des élém<strong>en</strong>ts existai<strong>en</strong>t, sont repris, sont transformés.<br />
Cette pièce, « Kinok », et même « Toccata » avant, exprim<strong>en</strong>t une forme de danse<br />
« nouvelle manière » de la chorégraphe. C’est à dire que la lecture de ce que je vous ai<br />
prés<strong>en</strong>té tout à l’heure, de « Rosas danst rosas », s’infléchit vers une relecture assez personnelle<br />
de ce que pourrait être l’académisme ou <strong>en</strong> tout cas la danse classique. On le<br />
voit à la manière dont le geste va structurer le s<strong>en</strong>s des pièces. Les créations se poursuiv<strong>en</strong>t,<br />
avec « La Nuit Transfigurée », sur la partition de Schönberg, qui constitue elle-même<br />
un mom<strong>en</strong>t d’une pièce qui va être inséré dans la pièce suivante qui s’appelle « Woud ».<br />
En 1997, elle crée « Just before », qui est aussi le début d’une nouvelle période. C’est une<br />
autre façon d’alterner les choses, <strong>en</strong>tre des pièces de danse pure où il y a musique et<br />
danse seulem<strong>en</strong>t, et des formes théâtrales qu’elle avait déjà abordées au début de sa carrière.<br />
Et pour ce spectacle, « Just before », Anne Teresa de Keersmaeker est assistée par<br />
sa sœur Jol<strong>en</strong>te, qui est comédi<strong>en</strong>ne et qui membre de ce collectif T.G.STAN. Cette<br />
collaboration va avoir une incid<strong>en</strong>ce assez forte sur les parti pris théâtraux de cette pièce.<br />
Et comme la plupart des œuvres de Keersmaeker, « Just before » est à la fois la synthèse<br />
d’expéri<strong>en</strong>ces précéd<strong>en</strong>tes, parce qu’il y a de nombreuses composantes ess<strong>en</strong>tielles du<br />
passé chorégraphique qui ressurgiss<strong>en</strong>t à ce mom<strong>en</strong>t là. Elle amorce égalem<strong>en</strong>t, de<br />
façon incontestable, un nouveau départ dans la manière de faire exister ou de faire<br />
cohabiter les mots et les gestes dans son travail. Mais on va voir aussi que l’influ<strong>en</strong>ce de<br />
la danse classique vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong> colorer cette nouvelle période de la compagnie. Il faut se rappeler<br />
qu’au départ c’est quand même une danseuse de formation classique, c’est pour ça<br />
que je parlais de réminisc<strong>en</strong>ce tout à l’heure. Cette influ<strong>en</strong>ce revi<strong>en</strong>t tout d’un coup, alors<br />
que jusque là, elle l’avait complètem<strong>en</strong>t écartée, parce qu’elle voulait véritablem<strong>en</strong>t<br />
fonder un style loin de l’académisme,<br />
A plusieurs égards, « Mikrokosmos », l’une des premières pièces, où il avait ce mom<strong>en</strong>t<br />
musical inscrit <strong>en</strong>tre un duo et un quatuor, portait déjà les stigmates de cette formation<br />
classique, de ce bagage initial. Pourquoi ? Grâce à l’apparition d’un pas de deux dans son<br />
travail. Le pas de deux est classique, avec un pas de deux qui est une sorte de « pas de<br />
deux homme femmes », ce qui est tout à fait traditionnel. Classique aussi la distribution<br />
des rôles des portés, jusque là, les femmes sont portées par les hommes Là, c’est une<br />
photo extraite de « Achterland ». Classique <strong>en</strong>core la répartition du mouvem<strong>en</strong>t dans le<br />
corps avec un bas ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t rythmique dans l’utilisation des appuis pédestres et<br />
un haut du corps aux acc<strong>en</strong>ts plus mélodiques notamm<strong>en</strong>t dans les bras. Classique aussi<br />
l’arrimage de la danse à la partition.<br />
Pourtant, jusqu’à « Achterland », les élém<strong>en</strong>ts de ce vocabulaire académique, étai<strong>en</strong>t<br />
pratiquem<strong>en</strong>t abs<strong>en</strong>ts de l’écriture, c’est à dire qu’on ne les voit pas, on ne les id<strong>en</strong>tifie<br />
pas. Et puis les ports de bras, les pirouettes, les ronds de jambe, vont progressivem<strong>en</strong>t<br />
être réintégrés, à partir de La Grande Fugue, ils faisai<strong>en</strong>t partie des élém<strong>en</strong>ts récurr<strong>en</strong>ts,<br />
notamm<strong>en</strong>t le tour <strong>en</strong> dehors. Mais cette assimilation n’est pas si évid<strong>en</strong>te que ça. On ne<br />
86
L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
peut pas dire : « Ti<strong>en</strong>s il y a du vocabulaire classique qui arrive ». D’abord parce que les<br />
sauts, qui eux, sont prés<strong>en</strong>t depuis qu’il y a des hommes, ne cherch<strong>en</strong>t jamais l’asc<strong>en</strong>sion<br />
verticale. Ils ont presque toujours plutôt une valeur de contraste qui permet de<br />
mettre <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce un passage au sol par exemple, plutôt que un désir d’aller vers le<br />
haut. C’est presque plutôt, à la Cunningham, un désir d’aller vers l’avant.<br />
A partir du spectacle « Toccata », dont je vais vous montrer un petit extrait, la référ<strong>en</strong>ce<br />
classique se fait un peu plus nette. On voit apparaître les positions classiques, les ports<br />
de bras, les pirouettes, mais il y a tout un tas de petits acc<strong>en</strong>ts, qui décal<strong>en</strong>t la tête, un<br />
port de bras qui ne se termine pas, l’épaule, un désaxé latéral, qui fait que dans la<br />
distribution du mouvem<strong>en</strong>t, dans la distribution des énergies, on n’est plus du tout dans<br />
une logique classique. C’est toujours dans une partie assez inatt<strong>en</strong>due par rapport au<br />
schéma traditionnel du déroulem<strong>en</strong>t du mouvem<strong>en</strong>t qu’on trouve cette originalité. Le<br />
mouvem<strong>en</strong>t teinté du classique, mais pas une réappropriation complète du classique.<br />
[Extrait de Toccata]<br />
La Suite Française. Le fond est orange-rouge. Vous voyez qu’on est bi<strong>en</strong> loin de la fureur<br />
de « Rosas danst rosas », qu’on est bi<strong>en</strong> loin des énergies de « La Grande Fugue », et<br />
qu’on est bi<strong>en</strong> loin aussi de ce vocabulaire initial qui avait occupé la première déc<strong>en</strong>nie.<br />
Pourtant, ce sont les mêmes danseurs. Pourtant, les danseurs dans les <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s que j’ai<br />
eus avec eux, ont beaucoup dit la difficulté de r<strong>en</strong>trer dans ce schéma. D’ailleurs ça va<br />
correspondre au début d’un recrutem<strong>en</strong>t qui se fait de manière différ<strong>en</strong>te, avec des danseurs<br />
qui quitt<strong>en</strong>t la compagnie parce que cette manière de danser ne les interpelle pas,<br />
forme dans laquelle ils ne se s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t mal à l’aise. C’est le cas par exemple de Johanne<br />
Saunier, qui aujourd’hui fait un travail totalem<strong>en</strong>t indép<strong>en</strong>dant, ou de Vinc<strong>en</strong>t Dunoyer.<br />
C’est vraim<strong>en</strong>t sa dernière expéri<strong>en</strong>ce avec Rosas <strong>en</strong> tant qu’interprète. Mais il vi<strong>en</strong>t de<br />
chorégraphier une pièce pour Anne Teresa. Vous le voyez, le vocabulaire classique est<br />
prés<strong>en</strong>t, on l’id<strong>en</strong>tifie, mais <strong>en</strong> même temps, il est perpétuellem<strong>en</strong>t détourné. Comme si<br />
le mouvem<strong>en</strong>t ne pouvait pas trouver sa résolution de manière académique, et que l’intérêt<br />
se portait toujours sur une conclusion dans un lieu corporel un peu inatt<strong>en</strong>du. Ce<br />
n’est pas seulem<strong>en</strong>t le déroulem<strong>en</strong>t du mouvem<strong>en</strong>t, ou disons sa forme. Ce qui est aussi<br />
différ<strong>en</strong>t, c’est finalem<strong>en</strong>t les rythmes d’apparition, les acc<strong>en</strong>ts, on voit parfois des spasmes,<br />
des petites choses douloureuses, des petits acc<strong>en</strong>ts parfois viol<strong>en</strong>ts des épaules,<br />
comme là chez Marion.<br />
Donc, il y a bi<strong>en</strong> rev<strong>en</strong>dication d’un héritage, mais cet héritage est toujours considéré<br />
avec distance, comme si la chorégraphe voulait essayer d’<strong>en</strong> déjouer les pièges. Arrêter<br />
du Bach comme ça, c’est criminel, mais il faut bi<strong>en</strong> que j’avance un petit peu !<br />
A ce sujet, Anne Teresa se justifie, quand on lui pose la question, elle dit : « J’ai toujours<br />
eu un rapport très fort avec ce langage, avec la danse classique, qui a été le point de<br />
départ de ma formation, et pour lequel j’ai toujours eu une admiration par rapport à la<br />
rigueur et la cohér<strong>en</strong>ce ». Ce qui lui correspond très bi<strong>en</strong>. « Et <strong>en</strong> même temps, une<br />
grande impossibilité de m’exprimer avec ça ». Il y a un rapport de oui et de non, une<br />
espèce de valse hésitation avec ce vocabulaire. C’est peut-être cette aporie qui l’a<br />
conduite à déconstruire le mouvem<strong>en</strong>t à sa façon, d’<strong>en</strong> questionner le déroulem<strong>en</strong>t, pour<br />
<strong>en</strong> réordonner certaines étapes, ce qui n’est pas parfois sans rappeler la démarche d’un<br />
William Forsythe dans sa première période chorégraphique.<br />
Je repr<strong>en</strong>ds la biographie. A partir de 1997, l’alternance <strong>en</strong>tre les œuvres de danse « pure »,<br />
on va les appeler comme ça, et les créations <strong>en</strong> li<strong>en</strong> avec d’autres matériaux dramaturgiques,<br />
notamm<strong>en</strong>t le texte et l’image, va s’imposer comme une espèce d’étape incontournable<br />
du processus créatif, et puis comme élém<strong>en</strong>t de l’œuvre chorégraphique elle-même.<br />
Mais il y a un autre rythme d’alternance qui apparaît à ce mom<strong>en</strong>t là, c’est celui d’un travail<br />
<strong>en</strong> effectif réduit, qui vi<strong>en</strong>t s’ajouter à la grande création de la saison. Ces petites<br />
pièces sont des pièces <strong>en</strong> soi, elles ont leur valeur, il leur arrive d’être presque plus<br />
intéressantes que la grande pièce qui suit, mais très souv<strong>en</strong>t, elles <strong>en</strong> constitu<strong>en</strong>t une<br />
forme d’étude. C’est à dire, que c’est parce qu’à un mom<strong>en</strong>t donné, il y a un matériau suffisant<br />
débordant pour faire la grande pièce, que l’étude de ce matériau devi<strong>en</strong>t une petite<br />
pièce, ou alors, c’est la démarche inverse. Elle dit : « Je fais une pièce d’étude ». C’est le<br />
cas de « La Grande Fugue » qui existait avant « ERTS », qui existait avant ce spectacle et<br />
qui continue sa vie ; c’est le cas de « Kinok » qui est une petite partie, un travail de<br />
contrepoint qui apparti<strong>en</strong>t au spectacle qui s’appelle lui-même « Kinok » mais qui conti-<br />
87
L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
nue sa vie. Il y a comme ça, à travers ces petites œuvres, à la fois un statut d’étude et de<br />
prise d’autonomie d’une part du mouvem<strong>en</strong>t, de petites unités qui se cré<strong>en</strong>t comme ça,<br />
indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t des pièces phares.<br />
On le voit, ce qui est très intéressant quand on suit ce travail, c’est de voir grandir,<br />
s’interroger, mûrir sous les nos yeux de spectateurs au fil des spectacles, justem<strong>en</strong>t ces<br />
questions de vocabulaire, ces manières de dialoguer avec le texte, avec l’image, avec la<br />
musique et qui fait voir aussi ce travail comme un « work in progress » perman<strong>en</strong>t, une<br />
réflexion sur ces relations qui ne s’arrête pas.<br />
Si on veut parler du style « Rosas », c’était un peu le titre qu’on a choisi de donner à cette<br />
interv<strong>en</strong>tion, j’aurais pu aussi, je l’ai évoqué un petit peu, parler de l‘influ<strong>en</strong>ce de Trisha<br />
Brown, sur la manière de construire le mouvem<strong>en</strong>t à partir des années 90, sur la<br />
question du g<strong>en</strong>re, dans les rapports hommes-femmes, sur la question de l’adresse au<br />
spectateur, sur la question des référ<strong>en</strong>ces au temps, sur les référ<strong>en</strong>ces à la mémoire.<br />
J’<strong>en</strong> avais parlé il y a peu de temps, à Nice, à Monaco, sur la question de la place de<br />
l’artiste dans le monde, sur la question de l’improvisation, sur le rôle des langues. Mais<br />
avec un tel panel, s’il avait fallu le prés<strong>en</strong>ter de façon ext<strong>en</strong>sive, déjà là, je suis ne suis<br />
pas sûr, mais je risquais de vous perdre. Donc, j’ai préféré ramasser un petit peu.<br />
Ramasser sur trois questions artistiques qui me paraiss<strong>en</strong>t intéressantes.<br />
La première, c’est comm<strong>en</strong>t l’œuvre s’inscrit, non pas <strong>en</strong> convoquant les arts pour les faire<br />
se r<strong>en</strong>contrer, mais comm<strong>en</strong>t elle creuse un questionnem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre les arts. De ce point de<br />
vue là, ce travail d’exploration date de très longtemps, déjà dans sa première pièce<br />
d’étude, qui ne fait pas franchem<strong>en</strong>t partie du répertoire qui s’appelait « Asch », qui avait<br />
été prés<strong>en</strong>tée <strong>en</strong> fin d’année à MUDRA, <strong>en</strong> 1980, avant même qu’elle parte à New York.<br />
C’était déjà un travail à partir d’un texte, avec un comédi<strong>en</strong>. Ce li<strong>en</strong> avec le théâtre était<br />
déjà très fort. De ce point de vue là, la première pièce dans laquelle se pose cette question<br />
du « <strong>en</strong>tre les arts » et de la relation des arts <strong>en</strong>tre eux, c’est « El<strong>en</strong>a’s aria ». Dans<br />
cette pièce, il y a de la vidéo, des textes qui sont lus par les interprètes, de la musique,<br />
des objets fonctionnels qui sont presque là pour faire exister la danse. Il y a des choses,<br />
des fauteuils <strong>en</strong> pagaille, une énorme soufflerie, des lampes qui serv<strong>en</strong>t à structurer les<br />
espaces de lecture notamm<strong>en</strong>t, et qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t habiter l’espace de la danse. Vous vous<br />
souv<strong>en</strong>ez, c’est la pièce dans laquelle Anne Teresa de Keersmaeker se demande : « Estce<br />
que je continue ce travail sur l’unisson, ce travail de défi à la musique, ou bi<strong>en</strong> est-ce<br />
que pars vers autre chose ? ».<br />
Cette pièce là n’est pas une réponse. Elle est la mise <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce scénique de ce questionnem<strong>en</strong>t.<br />
C’est une pièce qui s’interroge sur son propre processus de création. On voit<br />
bi<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>t la chorégraphe cherche, à travers tous ses matériaux. Malheureusem<strong>en</strong>t<br />
on l’a peu vue, et il <strong>en</strong> reste des traces difficiles à trouver, mais on voit comm<strong>en</strong>t elle<br />
cherche déjà à travailler cet impact des différ<strong>en</strong>ts matériaux et comm<strong>en</strong>t ils peuv<strong>en</strong>t s’articuler<br />
<strong>en</strong>tre eux dans la composition.<br />
Seize ans plus tard, avec un goût jamais dém<strong>en</strong>ti pour ces <strong>en</strong>vies de cohabitation des disciplines,<br />
Anne Teresa de Keersmaeker, avec une pièce qui s’appelle « In real time « . C’est<br />
l’irruption de l’improvisation dans son travail, qui est d’ailleurs une pratique commune<br />
à la fois à la musique au théâtre et à la danse, et elle va t<strong>en</strong>ter d’opérer une fusion <strong>en</strong>tre<br />
ces trois disciplines. Elle instaure la disponibilité et l’écoute, qui permet le « faire<br />
<strong>en</strong>semble » de cette pièce, et qui permet d’habiter un espace commun. Là, clairem<strong>en</strong>t,<br />
cette recherche, même si de mon point de vue, la pièce n’est pas véritablem<strong>en</strong>t aboutie,<br />
se fait assez clairem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre les arts et non pas comme une superposition des arts. Et<br />
d’ailleurs, elle dira souv<strong>en</strong>t : « Je reçois assez bi<strong>en</strong> cette idée d’être <strong>en</strong>tre les arts, je n’ai<br />
pas formulé ça clairem<strong>en</strong>t. Mais c’est normal, moi je suis Belge, et <strong>en</strong> Belgique tout est<br />
<strong>en</strong>tre. On est <strong>en</strong>tre l’Allemagne, la Hollande et Paris. C’est un mélange de cultures, <strong>en</strong>tre<br />
la culture romane et la culture germanique. Bref, c’est une espèce de no man’s land ».<br />
Qui d’ailleurs aujourd’hui est dans une crise assez inquiétante.<br />
Autre domaine qui pourrait constituer un exemple assez éclairant, c’est l’image. D’abord<br />
parce qu’elle a un li<strong>en</strong> avec l’image qui est très fort. Toutes les pièces évidemm<strong>en</strong>t sont<br />
filmées, captées depuis le début, mais souv<strong>en</strong>t ont été reprises pour des vidéo danses.<br />
« Rosas danst rosas », « Achterland », c’est un peu différ<strong>en</strong>t, ou « Rosa », ce sont des pièces<br />
qui ont été filmées pour dev<strong>en</strong>ir des objets-vidéo danse <strong>en</strong> soi. C’est elle qui filme,<br />
comme dans « Achterland », où elle devi<strong>en</strong>t cinéaste. Parfois, elle va chercher des noms<br />
très prestigieux. « Rosa » a été filmé par Peter Gre<strong>en</strong>away, et beaucoup ont été faites par<br />
Thierry de Mey, qui prés<strong>en</strong>te la caractéristique d’avoir la double casquette d’être à la fois<br />
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L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
un cinéaste et un compositeur.<br />
Je ne vais pas développer, parce que je vais vous inviter à lire ce qu’il y a dans le dossier.<br />
On a choisi cet article que j’avais écrit il y a quelques années pour une revue de cinéma,<br />
et non une revue de danse, qui s’appelle Vertigo, qui date de 2005, et dans laquelle j’ai<br />
essayé justem<strong>en</strong>t d’analyser tous ces rapports différ<strong>en</strong>ts. C’est au départ le film de<br />
Thierry de Mey sur un solo d’Anne Teresa, qui est <strong>en</strong> fait un peu le prétexte à essayer de<br />
dégager l’<strong>en</strong>semble des problématiques qui travers<strong>en</strong>t l’<strong>en</strong>semble de la danse et l’image.<br />
Vous pourrez prolonger la réflexion grâce à votre dossier.<br />
Quand même, sur l’image, j’<strong>en</strong> parle dans l’article, mais là, c’est quand même intéressant,<br />
c’est assez emblématique, je dois parler de la création qui s’appelle « Cantor’s phrases<br />
», qui n’est pas une création à proprem<strong>en</strong>t parler de Keersmaeker, mais qui est une<br />
sorte de réponse à au compositeur Pascal Dusapin, qui s’étonnait qu’on trouve normal<br />
de voir de la danse accompagnée de musique <strong>en</strong>registrée, et jamais l’inverse. En discutant<br />
de ça avec Thierry de Mey, ils ont, <strong>en</strong> 2004, choisi de faire l’inverse. Ils ont choisi de<br />
prés<strong>en</strong>ter, pour l’Ensemble Ictus qui était <strong>en</strong> concert, des films de danse qui défilai<strong>en</strong>t<br />
au-dessus de la tête des musici<strong>en</strong>s. Je vais vous <strong>en</strong> montrer un petit extrait. Là, pour le<br />
coup, on a de la musique vivante, mais de la danse <strong>en</strong>registrée. Vous allez voir l’image se<br />
difracter <strong>en</strong> deux ou trois écrans. Ils sont le quart de la taille de celui-ci <strong>en</strong> vérité. Quand<br />
vous voyez deux écrans, c’est à peu près de la taille de la grande image dans le<br />
processus. Les musici<strong>en</strong>s sont sur le plateau, et les trois écrans sont au-dessus de leurs<br />
têtes. Ce sont dix petits films qui accompagn<strong>en</strong>t dix morceaux de musique commandés<br />
spécialem<strong>en</strong>t à dix compositeurs contemporains.<br />
[Extrait de Cantor’s phrases]<br />
Keersmaeker n’est pas seulem<strong>en</strong>t une chorégraphe, même si elle a su, on l’a dit, s’<strong>en</strong>tourer<br />
de g<strong>en</strong>s très compét<strong>en</strong>ts dans le domaine musical, dans le domaine théâtral, dans la<br />
dramaturgie, ou même du point de vue cinématographique. C’est aussi quelqu’un qui a<br />
créé de nombreuses formes spectaculaires qui mêl<strong>en</strong>t les disciplines. Elle a fait de la<br />
mise <strong>en</strong> scène de théâtre, d’opéra. On se conc<strong>en</strong>tre sur la danse, mais c’est quelqu’un qui<br />
a une activité assez protéiforme, la musique, le chant, le cinéma. Et chacun de ces essais<br />
là, qui n’est pas forcém<strong>en</strong>t réussi d’ailleurs, je ne fais pas une apologie de Keersmaeker,<br />
dévoile une sorte d’espace d’articulation <strong>en</strong>tre ces élém<strong>en</strong>ts, ces disciplines, qui parfois<br />
ailleurs, peuv<strong>en</strong>t paraître de simples r<strong>en</strong>contres, de simples accolem<strong>en</strong>ts. Du même<br />
coup, c’est ce qui est difficile à faire quand on suit son travail, c’est que l’idée de la<br />
possibilité d’appréh<strong>en</strong>der chaque art séparém<strong>en</strong>t est repoussée un peu plus loin.<br />
Cette r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre les arts, c’est souv<strong>en</strong>t au spectateur, d’un point de vue esthétique,<br />
de désigner ce qui pourrait faire synthèse des arts chez elle. C’est une question que je<br />
continue à creuser précisém<strong>en</strong>t avec Jean-Luc Plouvier, à partir de ce questionnem<strong>en</strong>t<br />
qu’on a eu sur le rapport <strong>en</strong>tre texte et danse, parfois à la lueur de textes théorique d’un<br />
musicologue qui s’appelle François Nicolas. Je vous invite à le lire. Il génère des hypothèses<br />
sur cette question d’espace <strong>en</strong>tre les arts qui sont assez intéressantes. Je ne r<strong>en</strong>tre pas<br />
là-dedans, parce que c’est vraim<strong>en</strong>t théorique et que ça nous ferait sortir du sujet.<br />
Deuxième chose importante, mais qui va avec, c’est l’idée d’une danse comme espèce<br />
d’organisme, comme métabolisation des arts. C’est à dire, ça peut paraître un peu barbare,<br />
mais ça correspond aussi à la manière dont la chorégraphe dit appréh<strong>en</strong>der les<br />
matériaux qu’elle reti<strong>en</strong>t pour construire les pièces. Elle dit : « Je ress<strong>en</strong>s très souv<strong>en</strong>t les<br />
choses, et aussi le cont<strong>en</strong>u, sous une forme charnelle, matérielle ». Cette logique déjoue<br />
presque toujours les oppositions critiques qu’on peut lui faire, et qui se sont très<br />
souv<strong>en</strong>t arrêtées à une conception statique qui mettait Keersmaeker grosso modo à<br />
mi-chemin <strong>en</strong>tre la danse et le théâtre. Alors que précisém<strong>en</strong>t, je p<strong>en</strong>se que son problème,<br />
ce n’est pas de trouver ce point d’équilibre <strong>en</strong>tre la danse et le théâtre, mais plutôt<br />
d’être <strong>en</strong> perman<strong>en</strong>ce dans une perception plus dynamique de l’équilibre où chacun<br />
des arts vi<strong>en</strong>t perturber l’autre, le questionner, et donc d’être plutôt dans une oscillation.<br />
Ce fonctionnem<strong>en</strong>t, pourquoi je le dis métabolique, c’est parce que parfois, et notamm<strong>en</strong>t<br />
dans ce dialogue danse/musique, on se retrouve avec des gestes qui sont des gestes de<br />
même nature. Le geste musical est aussi le geste du danseur. On voit cette gestuelle commune<br />
<strong>en</strong>tre la danse et la musique, dans « Quatuor n°4 », qui date de l’époque de<br />
« Mikrokosmos », mais <strong>en</strong>core <strong>en</strong> 1998 avec « Drumming », dont j’aimerais bi<strong>en</strong> vous passer<br />
un extrait. C’est souv<strong>en</strong>t particulièrem<strong>en</strong>t le cas, bon, là, cette pièce, c’est une musique<br />
de Steve Reich, qui est donc préexistante à la danse, mais c’est aussi le cas, chaque<br />
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L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
fois dans la période réc<strong>en</strong>te, qu’une musique a été composée, notamm<strong>en</strong>t par Thierry de<br />
Mey, à l’observation des danseurs. On retrouve des similitudes.<br />
[Extrait de Drumming]<br />
L’idée de ce solo c’est la phrase de base exposée par une seule danseuse. Vous avez une<br />
chose importante qui est que le mouvem<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>te toujours des flexions. Ces flexions<br />
prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t une forte analogie avec le geste du musici<strong>en</strong>, le geste percussif. « Drumming »<br />
est une composition faite par Steve Reich, <strong>en</strong> rev<strong>en</strong>ant d’une résid<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> Afrique. Cette<br />
manière d’avoir toujours des flexions, d’un point de vue esthétique, montre cette<br />
analogie, cet arrimage très fort <strong>en</strong>tre la gestuelle, et la musique. Dans cette captation là,<br />
la musique est <strong>en</strong>registrée, mais « Drumming » a été souv<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>tée live avec tous les<br />
musici<strong>en</strong>s, <strong>en</strong> arrière fond sur le plateau. Vous avez cette étrange alchimie <strong>en</strong>tre les<br />
percussions incessantes du percussionniste d’Ictus, et une gestuelle qui est souv<strong>en</strong>t très<br />
proche esthétiquem<strong>en</strong>t, qui est celle de la danseuse.<br />
Troisième grande caractéristique de ce style, ce qui n’est pas forcém<strong>en</strong>t propre à Rosas,<br />
c’est des danseurs créateurs. C’est vrai que tous les grands chorégraphes, et aujourd’hui,<br />
c’est dev<strong>en</strong>u pratiquem<strong>en</strong>t une règle, ont forgé leur écriture avec l’aide de danseurs parfois<br />
d’exception. C’est le cas avec Edouard Lock, avec Louise Lecavalier, danseurs qui<br />
ont aussi une forte personnalité. Keersmaeker ne fait pas exception à cette règle là. Cela<br />
s’affirmait déjà dans le titre tautologique « Rosas danst rosas ». Rosas affirme l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t<br />
des interprètes dans ce travail d’écriture. Il y a un élém<strong>en</strong>t important, c’est que<br />
Anne Teresa de Keersmaeker, toute grande chorégraphe qu’elle puisse paraître, n’est pas<br />
une danseuse d’exception. C’est quelqu’un qui, au sol se s<strong>en</strong>t très mal à l’aise. Elle le<br />
reconnaît elle-même, elle dit qu’elle danse comme un cube. Ça vous donne un peu une<br />
idée de sa célérité au sol. C’est la raison pour laquelle, pour pouvoir explorer de manière<br />
très dynamique le sol, elle a fait appel aux garçons. Le vocabulaire du sol dans un<br />
spectacle de Rosas, c’est très souv<strong>en</strong>t un vocabulaire qui vi<strong>en</strong>t des danseurs eux-mêmes.<br />
Autre élém<strong>en</strong>t intéressant, c’est ce cycle d’apparition/disparition de Keersmaeker sur<br />
scène <strong>en</strong> tant qu’interprète. A chaque fois qu’elle revi<strong>en</strong>t sur scène, c’est souv<strong>en</strong>t parce<br />
qu’arrive un questionnem<strong>en</strong>t, un point de basculem<strong>en</strong>t sur la forme de la danse. Si elle<br />
revi<strong>en</strong>t à « Toccata », après avoir disparu de la scène p<strong>en</strong>dant 7 ans, c’est précisém<strong>en</strong>t<br />
parce que le vocabulaire se teinte d’autre chose que de la danse. Il y a une autre manière<br />
de faire de la danse. Quand elle se fait filmer dans « Tippeke », et que « Tipekke », est<br />
réintroduit comme univers d’images dans le spectacle « Woud », c’est aussi pour avoir sa<br />
prés<strong>en</strong>ce à elle qui guide les danseurs sur scène. La réaffirmation de sa propre prés<strong>en</strong>ce<br />
intervi<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t à des périodes de questionnem<strong>en</strong>t où on s<strong>en</strong>t que le vocabulaire<br />
change ou va changer. C’est le cas <strong>en</strong>core très récemm<strong>en</strong>t avec « Wants », qui est le solo<br />
qui est écrit sur les musiques de Joan Baez. Cette alchimie <strong>en</strong>tre son vocabulaire à elle,<br />
le vocabulaire des danseurs, les conditions qu’elle crée pour générer du matériau chorégraphique,<br />
porte aussi la trace de son <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t. Il ne faut pas cacher, j’ai dit tout à<br />
l’heure que son troisième projet qui était P.A.R.T.S a aujourd’hui 12 ans, et il est évid<strong>en</strong>t<br />
que la pédagogie P.A.R.T.S résonne très fort sur la manière qu’ont les danseurs de danser,<br />
et le répertoire qui est choisi. Keersmaeker a très peu d’icônes, ses icônes sont<br />
Forsythe, Pina Bausch et Trisha Brown, une grande partie du vocabulaire de P.A.R.T.S, des<br />
acquisitions techniques se fait à partir du répertoire. Soit parce que les professeurs invités<br />
sont des danseurs de ces compagnies, c’était le cas d’Elisabeth Corbett, soit, parce<br />
que disons, depuis une dizaine d’année, une grande partie des danseurs sont issus de ce<br />
réservoir P.A.R.T.S. Ils cré<strong>en</strong>t comme ça une espèce de conniv<strong>en</strong>ce corporelle, et c’est évid<strong>en</strong>t,<br />
une manière de danser. Il y a un style. Ce qui pose problème aux autres. Pour les<br />
autres étudiants qui sont issus de P.A.R.T.S, c’est Johanne Saunier qui me disait ça, c’est<br />
très difficile de rester <strong>en</strong> Belgique, parce que soit vous êtes trop « P.A.R.T.S », soit vous<br />
ne l’êtes pas assez. Si vous dites que vous avez dansé chez Rosas, ou que vous êtes de<br />
P.A.R.T.S, soit vous êtes trop Rosas, soit vous ne l’êtes pas assez. P<strong>en</strong>dant une dizaine<br />
d’années, ça a posé des problèmes aux g<strong>en</strong>s qui sortai<strong>en</strong>t<br />
de cette école et qui cherchai<strong>en</strong>t à percer,<br />
comme chorégraphes notamm<strong>en</strong>t.<br />
Enfin, dernier point qui est important et qui est souv<strong>en</strong>t<br />
« tarte à la crème » sur Keersmaeker, c’est l’idée<br />
que sa danse serait <strong>en</strong>tre, <strong>en</strong>core une fois, structure<br />
Sa danse serait <strong>en</strong>tre,<br />
<strong>en</strong>core une fois,<br />
structure et émotion.<br />
90
L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
et émotion. La critique a souv<strong>en</strong>t repris l’idée de cette dualité, qui consistait à la situer,<br />
<strong>en</strong> fait, comme si elle était un pont impossible <strong>en</strong>tre la structure, c’est à dire, Trisha<br />
Brown, Lucinda Childs et la postmodern danse et l’émotion qui se trouverait dans la<br />
danse d’expression dont est héritière Pina Bausch. Cette oscillation artistique, cette<br />
espèce de recherche figée <strong>en</strong>tre ces deux pôles, de mon point de vue, est <strong>en</strong> perman<strong>en</strong>ce<br />
désavouée par cette recherche, ces différ<strong>en</strong>ts cycles de recherche qui émaill<strong>en</strong>t l’œuvre<br />
quand on la regarde d’un peu plus près. Ce qui dém<strong>en</strong>t ça, surtout, c’est le fait que Anne<br />
Teresa de Keersmaeker, depuis une quinzaine d’année, est très fortem<strong>en</strong>t influ<strong>en</strong>cée, et<br />
ce n’est pas seulem<strong>en</strong>t de la lecture, c’est vraim<strong>en</strong>t un choix de vie, par le Taoïsme. Je ne<br />
sais pas si vous savez beaucoup de choses sur le Taoïsme, mais <strong>en</strong> tout cas, <strong>en</strong> Chine,<br />
l’harmonie résulte d’une action perpétuelle <strong>en</strong>tre le Yin et le Yang, qui implique un<br />
mouvem<strong>en</strong>t incessant de contractions, d’expansion, de flux, de reflux, une espèce de<br />
métamorphose perman<strong>en</strong>te, qui font que l’état des choses n’est jamais figé. Ces<br />
alternances dynamiques, on les retrouve dans la symbolisation du Tai Chi, c’est à dire les<br />
deux vagues emmêlées. La p<strong>en</strong>sée chinoise, la p<strong>en</strong>sée philosophique qui s’inspire du<br />
Taoïsme privilégie la continuité à la rupture dans tous les domaines, pas seulem<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />
art. C’est donc la notion de transition qui préside à la logique de p<strong>en</strong>sée, aux régulations,<br />
aux alternances etc. On le trouve déjà dans « Fase », même si à cette époque là, elle n’est<br />
pas nourrie de cette philosophie, C’est vraim<strong>en</strong>t une dégradation, <strong>en</strong>fin une évolution de<br />
l’état interprétatif dans la répétition du toujours même et qui, forcém<strong>en</strong>t, n’est plus le<br />
même.<br />
L’uniformité qu’on peut avoir aussi <strong>en</strong> regardant la pièce d’un peu loin, n’est toujours<br />
que de surface, dans les costumes, dans les morphologies utilisées, dans les manières<br />
d’interpréter la danse. Les danseurs sont des personnes, ils ne sont jamais des personnages,<br />
et pourtant ils sont toujours désignés comme des quasi-personnages. Mais <strong>en</strong><br />
fait, ces personnages, ce sont eux-mêmes, et cette façon de laisser cet espace de révélation,<br />
est aussi un jeu beaucoup plus fin que serait la construction d’un personnage au<br />
s<strong>en</strong>s plus traditionnel du terme. Chez Keersmaeker, cette esthétique là, est toujours<br />
beaucoup plus fine et beaucoup plus mobile qu’elle peut paraître, d’un peu loin, quand<br />
on se cont<strong>en</strong>te simplem<strong>en</strong>t de voir les choses sans trop y réfléchir.<br />
Ce qui peut frapper l’observateur att<strong>en</strong>tif de ce travail, qui est étalé sur 25 ans maint<strong>en</strong>ant,<br />
ce sont toutes ces redondances, ces rappels, ces citations de toute sorte, qui sont<br />
disséminées dans les pièces. Cette utilisation d’indices, d’élém<strong>en</strong>ts, de matériaux qui<br />
voyag<strong>en</strong>t d’une création à l’autre, fonctionne aussi comme un système d’auto citation,<br />
assez sophistiqué, et qui tisse un jeu de piste assez hallucinant parfois, dans lequel on<br />
peut s’amuser à se perdre.<br />
Ce jeu, un peu comme un puzzle, finalem<strong>en</strong>t, comm<strong>en</strong>ce parfois au sein d’une même<br />
pièce. Par exemple dans « Fase », les costumes de la première et de la dernière partie se<br />
répond<strong>en</strong>t, ainsi que ceux des deuxièmes et quatrièmes mouvem<strong>en</strong>ts. Ces filiations, ces<br />
jeux avec les référ<strong>en</strong>ces peuv<strong>en</strong>t aussi se faire dans des créations qui se suiv<strong>en</strong>t. Le<br />
vocabulaire de « Asch », qui était cette étude de fin de cursus à MUDRA se retrouve dans<br />
« Fase ». Elle préserve aussi la structure de ce duo fondateur, c’est à dire quatre parties<br />
distinctes dont une partie, la troisième, est un solo. Donc, « Fase », et « Asch » sont organisés<br />
de la même manière de ce point de vue là. La déambulation de la troisième partie de<br />
« Rosas danst rosas », est empruntée à « Piano Fase ». La coda finale de « El<strong>en</strong>a’s aria »,<br />
c’est à dire des femmes assises sur des chaises, rappelle aussi « Rosas danst rosas », qui<br />
était la pièce précéd<strong>en</strong>te. La solo de Marion Ballester dans « Toccata », <strong>en</strong> 1993, a une<br />
forte analogie avec sa position <strong>en</strong>train de diriger des musici<strong>en</strong>s dans la pièce de l’année<br />
suivante. Il y a parfois un simple bras levé, qui peut passer d’une pièce à l’autre, mais qui<br />
fonctionne un peu comme un indice, comme quelque chose qui relie les pièces l’une<br />
avec l’autre.<br />
Certaines pièces fonctionn<strong>en</strong>t <strong>en</strong> diptyque. Le matériel de base de « Acht<strong>en</strong>land » est<br />
celui de « Stella ». Les matériaux sont id<strong>en</strong>tiques alors que l’une est écrite pour garçons<br />
et filles, l’autre est une pièce pour effectif féminin assez resserré. « Just before » trouve<br />
l’année suivante un versant quasim<strong>en</strong>t solaire dans la pièce « Drumming ». La citation<br />
peut aussi fonctionner à plus vaste échelle, avec des pièces qui sont beaucoup plus<br />
éloignées dans le temps. On retrouve par exemple des danses de pieds et de mains qui<br />
étai<strong>en</strong>t dans « Rosas danst rosas », dans « Achterland », alors que les deux pièces sont<br />
séparées de 7 ans. Dans « ERTS », il y a une espèce d’oscillation, qui a l’air d’une danse<br />
du temps, qui voyage de « Just before », jusqu’à « Amor Constante ». Des battem<strong>en</strong>ts de<br />
91
L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
« Fase », <strong>en</strong> 1982, des sauts accroupis dans « La Nuit Transfigurée » pass<strong>en</strong>t dans<br />
« Quartett », se retrouv<strong>en</strong>t dans « For », et dans « Small Rains ». Il y a des morceaux qui<br />
pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t une autonomie, qui pass<strong>en</strong>t d’une pièce à l’autre. C’est le cas de « La Grande<br />
Fugue ». Elle est au départ créée toute seule, est et apparti<strong>en</strong>t au spectacle « ERTS », elle<br />
apparaît <strong>en</strong>suite dans « Kinok », qui compr<strong>en</strong>d outre l’étude Kinok, un duo qui s’appelle<br />
« Rosa », qui va se retrouver dans le spectacle qui s’appelle « Kinok », qui va <strong>en</strong>suite<br />
passer dans un autre spectacle qui s’appelle « Amor Constante ».<br />
Donc, au bout d’un mom<strong>en</strong>t, évidemm<strong>en</strong>t, on finit par d’y perdre. Par exemple « La Nuit<br />
Transfigurée » va être complètem<strong>en</strong>t intégrée, décor compris, dans « Woud », sauf que<br />
<strong>en</strong>tre les arbres du décor, vi<strong>en</strong>t s’installer un cyclo dans lequel est projeté « Tippeke ».<br />
Donc on a une espèce de duo virtuel <strong>en</strong>tre Cyntia Lœmi qui est sur scène, et Anne Teresa<br />
qui est filmée par Thierry de Mey dans un duo à l’unisson.<br />
On pourrait comme ça, multiplier les référ<strong>en</strong>ces. Par exemple, le duo « Rosa », dont on<br />
parlait, avait été joué une fois, puis avait été filmé par Peter Gre<strong>en</strong>away, dans l’Opéra de<br />
G<strong>en</strong>t, avec un décor baroque assez prestigieux, et va être repris sur scène bi<strong>en</strong> des<br />
années plus tard.<br />
Il n’y a pas que le matériau dansé qui circule. C’est aussi le cas pour la musique : la Grande<br />
Fugue, le matériau avait déjà été utilisé dans « Medea Material », qui était une première<br />
t<strong>en</strong>tative de mise <strong>en</strong> scène du texte d’Heiner Muller. La Théorie des Cordes qui est<br />
quelque chose qui n’a a priori ri<strong>en</strong> à voir avec l’univers chorégraphique, qui est un traité<br />
de physique, qui va inspirer « In real time », et qui s’affiche aussi dans « Rain ». C’est à<br />
dire que la Théorie des Cordes, c’est presque mot pour mot le décor de « Rain », dans<br />
cette espèce de grand arc de cercle dont vous vo,yez un fragm<strong>en</strong>t sur la photo du plateau.<br />
« Small Hands » par exemple, qui est un duo de 2001 repr<strong>en</strong>d un poème de Cummings,<br />
qui avait été utilisé 7 ans auparavant dans « Amor Constante ». « Achterland » repr<strong>en</strong>d les<br />
Huit Etudes pour Piano de Ligeti, qui était déjà utilisé dans « Stella ». Berio, Webern, qui<br />
était utilisés dans « ERTS », sont repris dans « Ikeda », etc. Les images, les textes de<br />
« El<strong>en</strong>a’s aria » vont être conservés dans « Bartók ».<br />
Donc, cela concerne des élém<strong>en</strong>ts non dansés, mais aussi des élém<strong>en</strong>ts scénographiques.<br />
Notamm<strong>en</strong>t les décors et les costumes qui n’échapp<strong>en</strong>t pas à la règle. Par exemple,<br />
les costumes de « Ottone, Ottone », l’opéra de Monteverdi sont repris et exposés<br />
dans « Stella », la pièce qui suit. « Stella » emprunte l’<strong>en</strong>vers de son décor à « Bartók »,<br />
et va céder ses tables basses, qui font aussi partie du décor, à « Achterland ».<br />
« Achterland » va voir son plancher émigrer dans « ERTS », et <strong>en</strong>suite dans « Toccata »,<br />
avant de se décliner dans une espèce de grande ellipse qui p<strong>en</strong>ser au Château de<br />
Schönbrunn dans « Mozart/Concert aria’s », ellipse qu’on va retrouver dans le seul<br />
spectacle non frontal de la compagnie qui est « Small Hands ». C’est une gigantesque<br />
ellipse d’une vingtaine de mètres de long, autour desquelles trois rangée de spectateurs<br />
sont disposés.<br />
Voilà, là, normalem<strong>en</strong>t, à ce stade là, vous êtes complètem<strong>en</strong>t paumés ! Mais c’est<br />
normal, c’est fait exprès ! Et dans cette circulation sans fin des indices de la danse, des<br />
matériaux chorégraphiques, des costumes, de tout ça, évidemm<strong>en</strong>t, il y a un cas assez<br />
particulier, c’est la question des sièges.<br />
Dans « Fase », ce sont des tabourets. Ce sont des chaises dans « Rosas danst rosas »,<br />
des fauteuils dans « El<strong>en</strong>a’s aria ». On a l’impression que sans eux, aucune création de<br />
Keersmaeker ne peut s’ordonner. On les retrouve dans « Toccata », on les retrouve dans<br />
« Juste Before », dans « Quartett », dans « Ikeda », dans « In Real Time », « Rain » etc.<br />
Mais les sièges ne sont pas simplem<strong>en</strong>t l’occasion d’un travail sur la posture comme<br />
c’était le cas dans « Rosas danst rosas », ce sont aussi des îlots qui permett<strong>en</strong>t des poses<br />
physiques, qui sont utilisés au c<strong>en</strong>tre du dispositif scénique comme c’est le cas dans<br />
« Rain ». Ils ont aussi parfois un rôle fonctionnel. Un rôle intermitt<strong>en</strong>t de part<strong>en</strong>aires.<br />
C’est le cas dans « El<strong>en</strong>a’s aria », où le peu de danse qu’il y a, est véritablem<strong>en</strong>t un travail<br />
de liaison avec le dossier des chaises et des fauteuils. Il suggère aussi parfois l’abs<strong>en</strong>ce,<br />
le désir évidemm<strong>en</strong>t. Les chaises suggèr<strong>en</strong>t aussi, dans « Mikrokosmos » par<br />
exemple, que cette danse, à l’image de la musique qu’elle incarne, pourrait être aussi vue<br />
de n’importe où, de n’importe quel <strong>en</strong>droit sans être altérée. Une idée qui sera reprise<br />
dans « Small Hands », dont je vous parlais tout à l’heure. Ces jeux de piste pourrai<strong>en</strong>t<br />
contribuer à un rôle actif du spectateur. Ils valoris<strong>en</strong>t évidemm<strong>en</strong>t une fréqu<strong>en</strong>tation de<br />
l’œuvre dans la durée, <strong>en</strong> faisant presque du spectateur une sorte d’abonné perpétuel.<br />
Mais ils sont aussi révélateurs, et c’est peut-être plus important, d’une obstination de la<br />
chorégraphe à creuser toujours les mêmes sillons, et qui font de l’observateur, comme le<br />
92
L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand<br />
disait Laur<strong>en</strong>ce Loope, « un artiste qui hante ses propres frontières ». Qu’est-ce qui vi<strong>en</strong>t<br />
du passé chorégraphique, qu’est-ce qui n’est qu’une ébauche et qu’on retrouvera dans<br />
un an, dans deux ans, dans dix ans ? Ce déroulem<strong>en</strong>t linéaire de l’œuvre est aussi perturbé<br />
par ce côté Petit Poucet qui essaime des indices <strong>en</strong> perman<strong>en</strong>ce, et qui induit sans<br />
cesse des retours au passé. Et à ce sujet Keersmaeker confesse souv<strong>en</strong>t, je la cite : « Il<br />
n’est pas possible de tout inclure dans un seul spectacle. Certaines choses sont si d<strong>en</strong>ses<br />
et si riches qu’on ne peut pas tout formuler <strong>en</strong> l’espace d’une représ<strong>en</strong>tation ». Les<br />
indices de filiation ne sont pas seulem<strong>en</strong>t, et d’ailleurs, elle s’<strong>en</strong> déf<strong>en</strong>d, de simples clins<br />
d’œil au spectateur qui serait fidèle depuis 25 ans, il n’y <strong>en</strong> a finalem<strong>en</strong>t pas tant que ça.<br />
Cela révèle le statut d’étude de certaines pièces. On <strong>en</strong> a parlé, je ne revi<strong>en</strong>s pas là-dessus.<br />
Mais ce statut d’étude fait aussi signe : signe d’une ténacité dans l’exploration des<br />
matériaux, et des emprunts perman<strong>en</strong>ts qui donn<strong>en</strong>t aussi, quand on regarde l’œuvre<br />
d’un peu plus loin, une cohér<strong>en</strong>ce assez forte.<br />
Mais cette image du puzzle n’est pas forcém<strong>en</strong>t satisfaisante. Au départ, je p<strong>en</strong>sais vous<br />
égarer juste, avec cette image. Pas satisfaisante, pourquoi, parce que peut-être trop éloignée<br />
de l’univers esthétique de cette chorégraphe. Le rythme d’apparition et de disparition<br />
de ces indices suggère plutôt l’idée qu’il y a aurait des fils, qui serai<strong>en</strong>t à certains<br />
mom<strong>en</strong>ts sous-terrains, qui ré-émergerai<strong>en</strong>t, qui redisparaîtrai<strong>en</strong>t, qui ferai<strong>en</strong>t apparaître<br />
plus distinctem<strong>en</strong>t certaines choses, et puis d’autres serai<strong>en</strong>t plus cachées. C’est<br />
aussi plus près de l’imaginaire d’Anne Teresa de Keersmaeker, qui dit souv<strong>en</strong>t : « Moi,<br />
j’aime les formes <strong>en</strong> spirales parce que je les retrouve partout. Je les retrouve dans les<br />
coquilles d’escargots, je les retrouve dans les structures de l’ADN, je les retrouve dans la<br />
disposition des cheveux ». La spirale est, il faut le dire, est une de ses obsessions majeures.<br />
Pas seulem<strong>en</strong>t graphique, <strong>en</strong> dessinant ces fameuses trajectoires sur le sol, la spirale,<br />
c’est aussi une manière, dans le décou<strong>page</strong> avec la suite de Fibonacci, de découper<br />
aussi la partition musicale, <strong>en</strong> utilisant, notamm<strong>en</strong>t la progression du nombre d’or. Cette<br />
métaphore de l’ADN est attrayante sur le plan poétique, elle semble plus juste, mais elle<br />
n’est pas satisfaisante.<br />
On pourrait dire, si ce n’est pas un puzzle, c’est une tresse, mais la tresse n’a pas d’âme,<br />
comme un cordage. S’est imposée à moi quand il a fallu trouver une image qui marque<br />
ce style ou mon interprétation de ce<br />
L’image de la guirlande.<br />
style, l’image de la guirlande. L’idée<br />
que, autour de ces bras plus ou<br />
moins visibles, qui color<strong>en</strong>t à certains mom<strong>en</strong>ts tout un tas de paramètres du spectacle,<br />
il y avait quand même à l’intérieur, qui lui donne une solidité, une espèce de fil t<strong>en</strong>du,<br />
une forte cohér<strong>en</strong>ce.<br />
Alors, évidemm<strong>en</strong>t, on vi<strong>en</strong>t de voir tout ce qui pourrait composer les brins de cette guirlande,<br />
mais l’âme, c’est quoi ? Ce mom<strong>en</strong>t de cohér<strong>en</strong>ce, ce serait quoi ? Je p<strong>en</strong>se que,<br />
pour avoir maint<strong>en</strong>ant<br />
Un état de danse perman<strong>en</strong>t.<br />
discuté un peu avec<br />
Anna Teresa de<br />
Keersmaeker, je dis un peu et pas beaucoup parce qu’il est vrai qu’elle est très difficile<br />
d’accès, c’est un état de danse perman<strong>en</strong>t. C’est à dire, une façon d’être <strong>en</strong> danse quasim<strong>en</strong>t<br />
tout le temps, même si les spectacles ne constitu<strong>en</strong>t qu’une partie émergée de<br />
l’iceberg. C’était déjà une intuition, qui est confirmée par ce qu’elle dit elle : « Pour moi,<br />
le spectacle, c’est le travail et vice versa. Ce qui se passe durant les répétitions se voit sur<br />
scène ». C’est ce qui explique qu’il n’y ait pas cette mise <strong>en</strong> retrait du danseur et quand<br />
on a quelque chose à dire quand on s’est fait marcher sur les pieds, on le dit à l’instant<br />
même. Moi ça m’est arrivé, dans « Small Hands », d’être au premier rang, donc les danseurs<br />
pass<strong>en</strong>t vraim<strong>en</strong>t à 5 c<strong>en</strong>timètres de nos nez, sur un saut, de me pr<strong>en</strong>dre une<br />
claque, et bi<strong>en</strong> ça ne la dérange pas, vous partiriez avec votre joue rouge, elle, elle<br />
revi<strong>en</strong>t, elle s’excuse et ça repart. Il y a une espèce de naturel qui ressort. Je p<strong>en</strong>se qu’il<br />
y a bi<strong>en</strong> comme ça un état chez elle, qui ressort, qui se ti<strong>en</strong>t là comme ça, continûm<strong>en</strong>t<br />
depuis longtemps, et qui est un ferm<strong>en</strong>t à la fois ontogénétique et phylogénétique, dans<br />
le déroulem<strong>en</strong>t temporal de son travail, son développem<strong>en</strong>t perpétuel, qui fait que son<br />
spectacle naît toujours du précéd<strong>en</strong>t et de cette <strong>en</strong>vie de danse qui n’est jamais dém<strong>en</strong>tie.<br />
Parce que finalem<strong>en</strong>t le côté « danse conceptuelle », ou danse qui devi<strong>en</strong>drait une<br />
forme de posture, ne s’est jamais imposé chez elle. C’est à dire qu’indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t de<br />
ces courants qui ont animé ces quinze dernières années, le mouvem<strong>en</strong>t a toujours été<br />
considéré comme un problème artistique majeur chez elle.<br />
93
Donc c’est vrai que, pour conclure, je le disais tout à l’heure, les pièces paraiss<strong>en</strong>t tellem<strong>en</strong>t<br />
rigoureuses, tellem<strong>en</strong>t fixées au cordeau qu’on a peine à imaginer simplem<strong>en</strong>t<br />
qu’au départ, il y a la musique, son rapport amoureux à la musique et une pulsion de<br />
danse que sa raison organiserait sans toutefois la dominer tout à fait.<br />
Je p<strong>en</strong>se, et ça n’est qu’une interprétation, que cette œuvre là est belle parce que je s<strong>en</strong>s<br />
Keersmaeker aux prises avec un problème artistique majeur qui est l’épuisem<strong>en</strong>t de la<br />
forme. Cette obsession parmi d’autres, on <strong>en</strong> a vu quelques-unes unes <strong>en</strong>semble, donn<strong>en</strong>t<br />
une cohér<strong>en</strong>ce à son travail assez forte, donne à son style l’aspect d’un désir qui<br />
dure, qu’on id<strong>en</strong>tifie dans la durée. Marianne Van Kerckhov<strong>en</strong>, qui est dramaturge, qui a<br />
beaucoup travaillé avec elle, et qui dirige maint<strong>en</strong>ant le « Kaaitheater » à Bruxelles,<br />
répète souv<strong>en</strong>t que plus on aime une œuvre, et plus il faut écrire dessus. Et c’est ce que<br />
je m’efforce de faire, la plupart du temps, et je p<strong>en</strong>se que j’aurais fait mon travail si<br />
aujourd’hui, cette interv<strong>en</strong>tion pour vous, <strong>en</strong> tout cas pour celles et ceux qui n’ont pas<br />
vu, pousse à dev<strong>en</strong>ir des spectateurs de la compagnie Rosas. Voilà. Je termine avec ce<br />
que moi je considère comme son chef d’œuvre « Rain », et je ne suis pas le seul à le p<strong>en</strong>ser.<br />
Je p<strong>en</strong>se que c’est vraim<strong>en</strong>t un pur bonheur.<br />
[Extrait de Rain]<br />
94
LUNDI 12<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
“Déroutes” de Mathilde Monnier<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
e ne suis pas quelqu’un de la scène. On ne change pas une formule qui gagne. Je vais<br />
vous demander, comme Philippe Guisgand ce matin, qui a déjà vu des pièces de<br />
Mathilde Monnier ? Un gros tiers, une petite moitié. Comme Philippe l’a expliqué, on va<br />
changer beaucoup dans la méthode, tout <strong>en</strong> restant autour des mêmes questions. Cet<br />
après-midi, au lieu de parcourir toute l’œuvre d’une chorégraphe, on va s’intéresser à une<br />
seule pièce. La pièce, c’est « Déroutes ». Comme je l’ai dit dans mon introduction ce<br />
matin, c’est une pièce qui manifestem<strong>en</strong>t va d’emblée nous donner l’impression d’être<br />
sur un tout autre versant, je dirais, qu’Anne Teresa de Keersmaeker.<br />
On va d’abord regarder des extraits, pour que vous r<strong>en</strong>triez dans la pièce, pour que vous<br />
vous la mettiez sous la d<strong>en</strong>t. Et vous verrez que ce n’est manifestem<strong>en</strong>t pas la même<br />
s<strong>en</strong>sation d’écriture, t<strong>en</strong>ue, claire, presque étincelante, presque « au cordeau » comme<br />
disait Philippe ce matin. On est dans tout autre chose. Vous vous souv<strong>en</strong>ez, ce matin,<br />
j’insistais sur la notion de dispositif. Ça va nous porter à nous intéresser sur la manière<br />
dont le mécanisme est constitué, de quoi il est fait, comm<strong>en</strong>t il fonctionne peut-être plus<br />
qu’à ce qui est produit. Du coup, j’étais parti, ce matin sur une interrogation sur ce qu’est<br />
la composition. Vous savez, tout ça ce sont des mots. Des<br />
La chorégraphie serait<br />
ce qui serait de l’ordre<br />
de l’écriture de la<br />
danse « <strong>en</strong> propre »,<br />
je dirais de l’écriture<br />
du mouvem<strong>en</strong>t.<br />
mots valise. Des mots à tiroir, des mots où chacun de nous<br />
peut mettre beaucoup de choses. On a le choix. Voilà<br />
comm<strong>en</strong>t je vais essayer de réfléchir avec vous. On va se<br />
dire peut-être que la chorégraphie serait ce qui serait de<br />
l’ordre de l’écriture de la danse « <strong>en</strong> propre », je dirais de<br />
l’écriture du mouvem<strong>en</strong>t. C’est une écriture du mouvem<strong>en</strong>t<br />
qui travaille un certain rapport espace/temps. Ça serait ça la<br />
chorégraphie « <strong>en</strong> propre ». On essaierait de situer ce qu’on<br />
a va appeler « composition ». Je cherche où serait la<br />
composition par rapport à la chorégraphie.<br />
On va dire qu’il y aurait la dramaturgie qui serait une visée<br />
sur le s<strong>en</strong>s, une traversée du s<strong>en</strong>s. Comm<strong>en</strong>t une pièce va,<br />
du début à la fin, vers une production de s<strong>en</strong>s. C’est un peu comme ça que je voudrais<br />
travailler avec vous cet après midi. Quelles sont les composantes qui r<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t dans cette<br />
pièce, les composantes chorégraphiques, mais aussi les autres, ce qui l’a nourrie, mais<br />
aussi dans le travail de la scénographie, le travail du plateau, par rapport au texte, à la<br />
musique ? Comm<strong>en</strong>t tous ces élém<strong>en</strong>ts vont s’ag<strong>en</strong>cer, vont être mis <strong>en</strong> ordre et selon<br />
quelle conception, pour se situer <strong>en</strong>tre ces deux niveaux que je vi<strong>en</strong>s de désigner : <strong>en</strong>tre<br />
la chorégraphie au s<strong>en</strong>s strict d’un côté et la dramaturgie de l’autre.<br />
Une petite précision, Herman Diephuis, interprète de Mathilde Monnier et de la pièce<br />
« Déroutes » particulièrem<strong>en</strong>t, a précisé ce matin qu’il était susceptible d’interv<strong>en</strong>ir <strong>en</strong><br />
pure contradiction avec ce que je vais vous exposer. On ne s’est pas concertés avec lui<br />
quand à la manière dont il peut interv<strong>en</strong>ir dans mon propre développem<strong>en</strong>t. Ce que je<br />
voulais dire, c’est que c’est une idée qui ne doit pas nous choquer, qu’un interprète ait<br />
un propos sur une pièce qui peut être totalem<strong>en</strong>t distinct, voire antagonique avec le<br />
mi<strong>en</strong>, qui ne fait qu’observer la pièce. Il va sans dire qu’<strong>en</strong>tre plusieurs personnes qui<br />
observ<strong>en</strong>t une pièce, il peut y avoir autant de diversité, voire d’antagonisme. Entre<br />
l’interprète et le chorégraphe, il peut y compris y avoir toute cette gamme de variations,<br />
<strong>en</strong>tre des choses qui se rejoign<strong>en</strong>t, qui converg<strong>en</strong>t, ou des choses très distinctes, voire<br />
des choses qui diverg<strong>en</strong>t.<br />
C ‘est de ça qu’est véritablem<strong>en</strong>t faite une pièce. Une pièce, ce n’est pas un produit fini<br />
qu’on achète au supermarché dans une boite de conserve, pas quelque chose qui comm<strong>en</strong>ce<br />
à 20h30 et qui finit à 22h15. Ce n’est pas quelque chose qui s’arrête le soir de la<br />
première ou de la générale. Ce n’est pas quelque chose qui sort uniquem<strong>en</strong>t du cerveau<br />
du chorégraphe, de l’int<strong>en</strong>tion du chorégraphe, qui l’aurait mise <strong>en</strong> forme. Une pièce,<br />
c’est quelque chose qui est constamm<strong>en</strong>t ouvert, qui se nourrit. C’est ma conception des<br />
choses, d’autres g<strong>en</strong>s vous expliquerai<strong>en</strong>t autre chose. C’est ma conception, mais je ne<br />
suis pas tout seul. C’est une certaine conception, une certaine compréh<strong>en</strong>sion de ce que<br />
peut être une œuvre. La conception dans laquelle je me reconnais le plus, c’est l’idée<br />
qu’une pièce, ce n’est pas clos, ce n’est pas un objet cerné et définitif. Tout au contraire,<br />
ça n’arrête pas d’être ouvert, ça n’arrête pas de vivre, de s’ouvrir à de multiples forces, qui<br />
95
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
la travers<strong>en</strong>t, qu’elle pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> charge, qu’elle transforme, et qui ne sont jamais arrêtées.<br />
Le comm<strong>en</strong>taire, notamm<strong>en</strong>t le comm<strong>en</strong>taire critique, comme le mi<strong>en</strong>, ou le comm<strong>en</strong>taire<br />
des interprètes qui <strong>en</strong> ont leur propre récit, leur propre expéri<strong>en</strong>ce, tout ça fait<br />
partie de formes diverses. Tout ça est très important. Ça vous concerne au premier plan.<br />
C’est à dire que vous ne devez absolum<strong>en</strong>t pas avoir peur, devant un spectacle, de vos<br />
propres manières de le ress<strong>en</strong>tir, de le traverser, de le voir. Il y a des manières paresseuses,<br />
peu intellig<strong>en</strong>tes, qui consist<strong>en</strong>t à dire : « Je n’aime pas », ou « Ce n’est pas ce que<br />
j’avais imaginé » ou : « ça ne correspond pas à l’idée que je me fais de ce que doit être<br />
un beau mouvem<strong>en</strong>t ». Bon d’accord. C’est assez paresseux, parce qu’une fois qu’on l’a<br />
posé, ça n’amène pas grand chose. En revanche, dès qu’on sort de cette catégorie là, des<br />
points de vue paresseux, on peut dire que tous les points de vue construis<strong>en</strong>t,<br />
nourriss<strong>en</strong>t, dans la mesure où ils se mett<strong>en</strong>t au travail, où ils se pos<strong>en</strong>t un certain<br />
nombre de questions.<br />
Aujourd’hui on a la chance de les partager avec vous et avec Herman Diephuis. Tous les points<br />
de vue sont valides. Je vais même jusqu’à dire que c’est dans le regard même que, peut-être,<br />
se fait une part de la composition. Ça serait à débattre. Peut-être<br />
que je tords le bâton un peu trop. Je vais un peu loin ! Je me laisse<br />
emporter par mes propres conceptions. En tout cas, c’est dans<br />
nos propres regards que se form<strong>en</strong>t des niveaux ess<strong>en</strong>tiels de la<br />
pièce. C’est par là où elle existe. Elle ne serait pas là sans notre<br />
regard, elle ne serait pas là sans ce que nous projetons, ce que<br />
nous <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sons, ce que nous ress<strong>en</strong>tons, ce à quoi ça nous fait<br />
p<strong>en</strong>ser, les discussions que ça nous amène, les curiosités que ça<br />
suscite, les contradictions, ce à quoi nous adhérons, ce que nous<br />
acceptons, ce que nous rejetons, etc. La pièce n’existerait pas, s’il<br />
n’y avait pas, y compris, ce mom<strong>en</strong>t de son développem<strong>en</strong>t. C’est<br />
vraim<strong>en</strong>t une clé. C’est une bonne nouvelle. Vous n’êtes pas<br />
auteurs, vous n’êtes pas chorégraphes, <strong>en</strong>fin, j’imagine, pour la<br />
En tout cas,<br />
c’est dans nos<br />
propres regards<br />
que se form<strong>en</strong>t<br />
des niveaux ess<strong>en</strong>tiels<br />
de la pièce.<br />
plupart d’<strong>en</strong>tre vous, <strong>en</strong> revanche vous êtes vraim<strong>en</strong>t co-réalisateurs de ce qu’une pièce<br />
produit. Nous le sommes tous. Nous réalisons. Nous permettons qu’elle arrive à la réalité,<br />
qu’elle s’y confronte, qu’elle soit là, prés<strong>en</strong>te, avec nous, vivante. Et c’est forcém<strong>en</strong>t avec nous.<br />
Pour que je ne parle pas totalem<strong>en</strong>t dans le vide, j’ai p<strong>en</strong>sé vous montrer des extraits de cette<br />
pièce, pour vous la mettre sous la d<strong>en</strong>t. Il s’agit donc de la pièce « Déroutes ». Je me permets<br />
de vous dire que le titre inspire d’emblée quelque chose d’assez déroutant, où le s<strong>en</strong>s ne serait<br />
pas évid<strong>en</strong>t. C’est une idée qu’on peut garder <strong>en</strong> tête. C’est une pièce créée <strong>en</strong> 2002 au Théâtre<br />
de G<strong>en</strong>nevilliers <strong>en</strong> banlieue parisi<strong>en</strong>ne, mais <strong>en</strong> programmation du Théâtre de la Ville à Paris.<br />
Je l’ai travaillée. Je ne suis pas universitaire au niveau de Philippe Guisgand, qui est Maître de<br />
confér<strong>en</strong>ce, chercheur… Moi j’étais modestem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> DEA. Néanmoins, ça a donné cet<br />
ouvrage qui est une analyse d’œuvre, <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t consacré à l’analyse de cette pièce. Ouvrage<br />
qui s’intitule « De marche <strong>en</strong> danse », sur la pièce « Déroutes » de Mathilde Monnier.<br />
Je ne vais pas prés<strong>en</strong>ter toute l’œuvre de Mathilde Monnier. Je dirais que c’est une chorégraphe<br />
qui dirige depuis 13 ans maint<strong>en</strong>ant le C<strong>en</strong>tre Chorégraphique de Montpellier, <strong>en</strong><br />
Languedoc Roussillon. Ça serait un peu comme le Pavillon Noir d’Angelin Preljocaj à Aix <strong>en</strong><br />
Prov<strong>en</strong>ce. Ça va nous permettre de nous r<strong>en</strong>dre compte qu’il n’y pas deux directeurs de<br />
C<strong>en</strong>tres Chorégraphiques qui se ressembl<strong>en</strong>t, et que peut-être certaines conceptions sur ce<br />
qu’on fait de la danse ou ce qu’on fait d’un c<strong>en</strong>tre chorégraphique à Aix sont radicalem<strong>en</strong>t<br />
différ<strong>en</strong>tes de ce que peut inv<strong>en</strong>ter Mathilde Monnier à Montpellier. On va regarder quelques<br />
extraits.<br />
C’est une pièce longue. Une heure quarante cinq <strong>en</strong>viron. C’est une pièce d’une durée exceptionnelle.<br />
Il y a une t<strong>en</strong>dance au formatage. Des pièces de groupe font une heure ou un petit<br />
peu plus. Ces 1h45 ne veul<strong>en</strong>t pas ri<strong>en</strong> dire quant au propos de la pièce. La question du temps<br />
est une question ess<strong>en</strong>tielle <strong>en</strong> terme d’écriture chorégraphique. Ce choix de durée est peutêtre<br />
un des élém<strong>en</strong>ts de composition. On va essayer de repérer des élém<strong>en</strong>ts de composition,<br />
les saisir, les faire sortir. Ça va être notre jeu cet après-midi. Donc peut-être que cette durée<br />
veut dire quelque chose. On va regarder.<br />
[Il montre plusieurs extraits de « Déroutes » de Mathilde Monnier, à différ<strong>en</strong>ts mom<strong>en</strong>ts de la<br />
pièce.]<br />
Ne vous étonnez pas de l’obscurité, ce n’est pas un défaut de la prise de vue. C’est une<br />
caractéristique de la pièce à ce mom<strong>en</strong>t là. On va accélérer pour sortir de l’obscurité. On<br />
96
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
arrive <strong>en</strong> lumière « normale ». Mes coupures sont arbitraires. Ça n’est pas une pièce <strong>en</strong><br />
tableaux, de structure fixe qui permettrait de passer d’un acte 1 ou un acte 2 dans le<br />
théâtre. Voilà, le processus se déroule. J’imagine que vous avez reconnu Herman<br />
Diephuis qui est <strong>en</strong>train de passer sa cravate.<br />
Là, je ne choisis pas tout à fait au hasard. Vous voyez le personnage à droite <strong>en</strong> jaune,<br />
qui est dans une position comme s’il était dans des starting blocks. Il n’est plus seul.<br />
C’est une figure qui t<strong>en</strong>d à se multiplier. On y revi<strong>en</strong>dra tout à l’heure. C’est Michaël<br />
Falipo qui a comm<strong>en</strong>cé.<br />
Voilà. Est-ce que vous pourriez réagir <strong>en</strong> peu de mots, si quelqu’un se s<strong>en</strong>t. Qu’est ce que<br />
ça vous inspire, qu’est ce que vous avez vu ? On peut se le raconter très simplem<strong>en</strong>t.<br />
C’était programmé à la télé. Vous l’avez vu. Vous <strong>en</strong> parlez à quelqu’un qui n’a pas vu<br />
l’émission. En peu de mots. Qu’est-ce que vous avez vu ? Sans compliquer. Sans analyser.<br />
Sans vouloir retranscrire tout le s<strong>en</strong>s. Est-ce qu’il y aurait un ou deux points de vue<br />
comme ça.<br />
Première personne dans le public :<br />
Moi, j’ai ress<strong>en</strong>ti un climat de grande solitude. De viol<strong>en</strong>ce intérieure. D’un schisme total .Un malaise.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Donc viol<strong>en</strong>ce, schisme, solitude, malaise.<br />
Première personne dans le public<br />
Avec des mom<strong>en</strong>ts humoristiques aussi.<br />
Gérard May<strong>en</strong> (se fait le porte voix des interv<strong>en</strong>tions dans la salle qui ne sont pas audibles)<br />
Mom<strong>en</strong>ts humoristiques. On va continuer. « Chaos. Désordre. On ne reconnaît ri<strong>en</strong> de la<br />
vie ». De la vie qu’on connaît ? Et c’est dérangeant. Des g<strong>en</strong>s qui march<strong>en</strong>t.<br />
Une dernière vision ? Sans blague, ce que je disais tout à l’heure est vrai : tout est<br />
intéressant. J’anime souv<strong>en</strong>t des ateliers du regard. C’est différ<strong>en</strong>t, ce sont des pièces<br />
qu’on a vues, avec des spectateurs. Je vous assure que des interv<strong>en</strong>tions que vous avez<br />
faites, il n’est pas un mot inintéressant. On pourrait comm<strong>en</strong>cer à tirer, comme sur un fil,<br />
à partir des choses que vous avez dites. Un dernier point de vue ? Par rapport à l’objet<br />
qu’on détourne. Le côté humain qu’on détourne. On est vraim<strong>en</strong>t déjà dans des pistes<br />
d’analyses. Comme si la chorégraphe avait plaqué sur les individus quelque chose, alors<br />
qu’ils aurai<strong>en</strong>t un pot<strong>en</strong>tiel autre. Ce qui serait un peu une forme d’<strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>t év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t.<br />
Parmi les jeunes, les « un peu plus jeunes » ! Excusez-moi pour les autres !<br />
Deuxième personne du public<br />
Les danseurs ont des profils très variés. La scénographie intègre des élém<strong>en</strong>ts du quotidi<strong>en</strong>, qui n’ont pas<br />
leur place dans ce spectacle, qui sont inhabituels à cette place là. Ça me fait p<strong>en</strong>ser à de l’absurde.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Donc, d’une part les danseurs ont un profil très varié, d’autre part on a des élém<strong>en</strong>ts dans<br />
le décor, des objets du quotidi<strong>en</strong> qui sont déplacés dans des contextes autres. Au total,<br />
quelque chose qui nous rapprocherait de l’absurde. On va <strong>en</strong> rester là.<br />
Pour tout vous dire, je vous le signalais tout à l’heure, le titre le suggère, c’est une pièce<br />
absolum<strong>en</strong>t déroutante, difficile à saisir, incontestablem<strong>en</strong>t. Moi je fais partie du petit<br />
fan club, (où il n’y a que des g<strong>en</strong>s bi<strong>en</strong> !), qui sont convaincus que c’est une pièce importante.<br />
Ce n’est pas du tout la plus connue, la plus notoire de Mathilde Monnier, elle a été<br />
très peu montrée. Il n’y a eu qu’une vingtaine de représ<strong>en</strong>tations <strong>en</strong> France. Peut-être<br />
même moins. Pour ma part, j’ai eu la chance d’<strong>en</strong> voir 8 d’affilée au Théâtre de<br />
G<strong>en</strong>nevilliers. C’est une expéri<strong>en</strong>ce à vivre. Avec des procédures particulières, qui ne<br />
seront jamais celles d’un spectateur normal, avec des prises de notes particulières, un<br />
jour sur les éclairages, un jour sur les <strong>en</strong>trées <strong>en</strong> scène, sur les costumes, sur le rapport<br />
à la musique, etc. Je reste sur l’idée que quelque chose est un peu abyssal, difficile à saisir,<br />
de déploie dans une dim<strong>en</strong>sion qui nous échappe. Encore à ce jour, quand je regarde<br />
ces images, quelque chose échappe. Et intuitivem<strong>en</strong>t, n’ayons pas peur des intuitions,<br />
comme un premier niveau, il m’apparaît que quelque chose a trait au volume, à l’espace.<br />
Comme si cet espace était sur-dim<strong>en</strong>sionné, ou peu marqué, ou échappait aux repères<br />
habituels que nous avons lorsque nous r<strong>en</strong>trons dans une salle de spectacle et que nous<br />
97
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
sommes devant une cage de scène. Pour avancer un peu plus dans cette idée, là, je vais<br />
changer de cassette.<br />
J’<strong>en</strong> profite pour faire une petite leçon générale. Soyez toujours vigilants sur les supports<br />
au travers lesquels vous abordez le monde. Toute image est déjà une production, c’est déjà<br />
tout un travail. Vous allez compr<strong>en</strong>dre ce que je vi<strong>en</strong>s de dire. Nous v<strong>en</strong>ons de voir le travail<br />
d’une vidéaste de danse, de r<strong>en</strong>om, reconnue professionnellem<strong>en</strong>t, qu’on connaît.<br />
Pour ma part, je dirais qu’elle s’est beaucoup attachée au figural, aux personnages. Je<br />
p<strong>en</strong>se qu’ on peut parler de personnages dans cette pièce, mais pas au s<strong>en</strong>s<br />
théâtral classique, pas au s<strong>en</strong>s de l’anecdote ou d’un déroulem<strong>en</strong>t dramaturgique narratif.<br />
Néanmoins, elle s’est beaucoup fixée sur l’action, si j’ose dire. C’est manifeste. Ça a été<br />
capté <strong>en</strong> février 2003 à la salle du Corum, de l’Opéra Berlioz à Montpellier. Le plateau a des<br />
caractéristiques conv<strong>en</strong>tionnelles. C’est un très grand et magnifique plateau. Mais la pièce<br />
n’avait pas été créée là. Elle avait été créée à G<strong>en</strong>nevilliers. Dans cette salle<br />
précisém<strong>en</strong>t, il y a une caractéristique toute particulière. Je vous laisse regarder et saisir ça.<br />
Cette cassette là, c’est une prise de vue de travail, qui n’a pas vocation à être diffusée. Ce<br />
que je vous ai montré avant, c’est plutôt ce qu’on destine aux diffuseurs, aux programmateurs.<br />
Ça doit être attirant à l’œil, ça doit être léché, attractif. Là, c’est un travail brut,<br />
fait depuis la régie <strong>en</strong> situation de générale, sans public. C’est une captation. Il y a une<br />
caméra tout <strong>en</strong> haut. C’est un plan fixe. On n’a pas de mouvem<strong>en</strong>ts de caméra. C’est vu<br />
de loin. On n’y voit pas grand chose, sauf peut-être des élém<strong>en</strong>ts ess<strong>en</strong>tiels qu’on n’a pas<br />
vus, ou beaucoup moins, dans la première cassette, élém<strong>en</strong>ts qui ont trait à la question<br />
de l’espace.<br />
Comme je disais, à G<strong>en</strong>nevilliers, c’est particulier parce que la scène dispose d’une<br />
arrière-scène qui est carrém<strong>en</strong>t un second théâtre, <strong>en</strong> temps normal. C’est un théâtre<br />
d’essai. On y met des gradins, on peut produire des pièces. C’est un rapport scénique<br />
totalem<strong>en</strong>t inhabituel. On a un plateau d’une très grande profondeur. Un rapport largeur/profondeur<br />
qui est à peu près deux fois et demie supérieur au rapport habituel. Ça<br />
n’est pas neutre. On n’a pas choisi ce plateau parce qu’on ne savait pas où aller et que<br />
celui-ci était libre. C’est éminemm<strong>en</strong>t choisi. Je caractérise ça comme un gouffre d’horizontalité.<br />
Au lieu d’être vertical. En tout cas, ça opère une sorte de dégagem<strong>en</strong>t. C’est un<br />
plateau qu’on pourrait qualifier de paysage. Qu’est-ce que j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds par paysage par rapport<br />
à un plateau, une cage scénique classiquem<strong>en</strong>t ordonné ? C’est qu’il est d’emblée<br />
plus ouvert, plus déployé, avec des lignes qui échapp<strong>en</strong>t, avec une manière dont le<br />
regard est obligé de se prom<strong>en</strong>er selon ses propres critères depuis le devant de scène, à<br />
plus profondém<strong>en</strong>t, à plus loin etc. Le regard est sans doute beaucoup moins cadré,<br />
conduit, que dans un dispositif scénique habituel. Ça ti<strong>en</strong>t aussi à la nature de l’action,<br />
à la manière dont est composée l’évolution de la pièce. On va y rev<strong>en</strong>ir. Mais on a d’emblée<br />
la s<strong>en</strong>sation d’un plateau paysage, avec cette possibilité pour l’œil d’aller soit dans<br />
le général, soit dans le détail, soit dans le proche, soit dans le lointain. Une liberté est<br />
laissée au spectateur. Liberté qui peut être extrêmem<strong>en</strong>t perturbante. Elle n’est pas forcém<strong>en</strong>t<br />
un gage de confort. Ret<strong>en</strong>ez que ça n’est à aucun mom<strong>en</strong>t une pièce qui emballe,<br />
qui séduit, qui emporte son monde, qui conduit le regard d’une manière évid<strong>en</strong>te. Voici<br />
la première caractéristique.<br />
Il y <strong>en</strong> a une seconde qui est aussi ess<strong>en</strong>tielle, on y revi<strong>en</strong>dra. Vous devez remarquer des<br />
élém<strong>en</strong>ts de ce type : des panneaux métalliques, des perches métalliques, des portiques,<br />
des cadres. Je passe sur ce qu’ils peuv<strong>en</strong>t signifier, symboliser, quel type de rapport au<br />
monde, ça a été spécifié, dans le rapport au quotidi<strong>en</strong>. La plupart sont difficiles à définir,<br />
ainsi que leur fonction év<strong>en</strong>tuelle dans le quotidi<strong>en</strong>. C’est difficile de les ram<strong>en</strong>er à un<br />
usage évid<strong>en</strong>t dans le quotidi<strong>en</strong>. On va s’intéresser à un des élém<strong>en</strong>ts les plus manifestes,<br />
c’est qu’ils formerai<strong>en</strong>t presque comme un second cadre de scène. On aurait le cadre<br />
que ferait le bâtim<strong>en</strong>t lui-même, les structures <strong>en</strong> béton. Et puis on aurait là une espèce<br />
d’<strong>en</strong>ceinte, de pourtour de scène, tracé, poreux, qui laisserait de nombreuses ouvertures,<br />
qui serait inconstant, qui va parfaitem<strong>en</strong>t dans la lignée mais qui néanmoins structure,<br />
vi<strong>en</strong>t poser un second cadre.<br />
Ça nous amène à une troisième caractéristique, regardez bi<strong>en</strong> d’où provi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les<br />
personnages, les interprètes pardon, comm<strong>en</strong>t ils font leurs apparitions ou au contraire,<br />
comm<strong>en</strong>t ils quitt<strong>en</strong>t le plateau. On a neuf points d’<strong>en</strong>trée et de sortie. C’est une caractéristique<br />
qui n’est pas des plus courantes, d’autant qu’ils sembl<strong>en</strong>t guidés par un pur<br />
aléatoire. Ri<strong>en</strong> ne semble être imposé par une hiérarchie évid<strong>en</strong>te, un déroulé évid<strong>en</strong>t de<br />
la représ<strong>en</strong>tation, qui va faire qu’on att<strong>en</strong>d l’<strong>en</strong>trée ou la sortie de tel ou tel interprète<br />
98
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
dans un <strong>en</strong>droit. Ça semble purem<strong>en</strong>t joué comme dans l’instant, relever d’une forme<br />
d’aléatoire. En voilà un qui apparaît. Regardez à droite. Il se passe quelque chose <strong>en</strong><br />
hauteur, le long du pilier latéral droit.<br />
Enfin, pour rester à cette question de ce qu’on va disposer de l’espace, je revi<strong>en</strong>s à ce<br />
mot de disposition, plutôt que de composition. Herman Diephuis vi<strong>en</strong>t d’<strong>en</strong>trer. Il est<br />
jambes nues. Il est <strong>en</strong>train d’<strong>en</strong>filer un pantalon. On peut s’intéresser à la manière dont<br />
il parcourt l’espace. Voilà pour les <strong>en</strong>trées et les sorties.<br />
Autre élém<strong>en</strong>t à noter, pour ce qui est des élém<strong>en</strong>ts matériels. Cette <strong>en</strong>ceinte est<br />
d’autant plus poreuse qu’un grand nombre des élém<strong>en</strong>ts qui la compos<strong>en</strong>t ont trait au<br />
souffle. Vous remarquerez qu’on a carrém<strong>en</strong>t des tuyaux. On a des becs qui peuv<strong>en</strong>t<br />
diffuser du souffle. Un des interprètes comm<strong>en</strong>ce à actionner son énorme pneu,<br />
chambre à air de poids lourds, qu’on peut aussi rapprocher des questions sur le souffle.<br />
On a décrit ce dispositif. Le plateau dans ce cas là serait relié à ce qui le déborde. Cette<br />
soufflerie, on pourrait imaginer qu’elle est souterraine, qu’elle émerge du sous-sol. On a<br />
vu ces <strong>en</strong>trées et sorties multiples, ces possibilités. Donc on voit non seulem<strong>en</strong>t ce<br />
plateau prés<strong>en</strong>t, paysage, extrêmem<strong>en</strong>t ouvert, mais aussi le monde <strong>en</strong>tier. C’est à dire<br />
une connexion qui refuserait totalem<strong>en</strong>t d’être sécante, d’être dans une coupure<br />
signifiante <strong>en</strong>tre l’intérieur et l’extérieur. En plus, vous avez cette seconde <strong>en</strong>ceinte qui a<br />
ce statut très problématique, non évid<strong>en</strong>t. Je dis que c’est évid<strong>en</strong>t et c’est ressorti dans<br />
les réactions, ri<strong>en</strong> de « Déroutes », ne nous ramène à des évid<strong>en</strong>ces, <strong>en</strong> tout cas à nos<br />
habitudes de perception d’un spectacle. Beaucoup de choses vont v<strong>en</strong>ir surpr<strong>en</strong>dre et<br />
mettre <strong>en</strong> doute, nous laisser dans des perplexités.<br />
Alors je dois vous dire, et c’est ess<strong>en</strong>tiel, d’où vi<strong>en</strong>t cette pièce. De quoi elle traite. Ou<br />
plutôt de quoi elle part. Elle réfère à un texte, à « L<strong>en</strong>z » de Büchner, datant de 1835.<br />
Buchner est auteur dramatique, poète, avec une portée philosophique, romantique. L<strong>en</strong>z<br />
est un personnage qui est <strong>en</strong>train de perdre sa foi, il se livre à d’incessantes marches<br />
dans la montagne. Au cours de ces marches, il t<strong>en</strong>te de se saisir d’un grand souffle du<br />
monde, d’une globalité, d’une<br />
Ce texte n’est pas choisi par hasard.<br />
Il nous pose dans une optique de la<br />
modernité, qui est une optique y<br />
compris de la perte du s<strong>en</strong>s,<br />
de la mise <strong>en</strong> doute des idées,<br />
de la raison, de la foi.<br />
Il remet <strong>en</strong> cause la nature de ce<br />
li<strong>en</strong> au monde. On peut estimer que<br />
la pièce part de là. Quand je dis<br />
qu’elle part de là, le mot est choisi.<br />
On part, comme on quitte.<br />
On ne reste pas clos,<br />
<strong>en</strong>fermé dans sa référ<strong>en</strong>ce.<br />
sorte d’immersion et de contact<br />
profond et déstructurant avec les<br />
forces du monde. En même temps<br />
qu’il perd sa foi, il perd <strong>en</strong> partie sa<br />
raison. Je vais vite. Je ne suis pas<br />
un spécialiste. Je l’ai évidemm<strong>en</strong>t<br />
lu et ai lu beaucoup de comm<strong>en</strong>taires<br />
à l’occasion du travail sur<br />
cette pièce. En fait, ce texte, tant<br />
du point de vue de son écriture, qui<br />
est réellem<strong>en</strong>t travaillée par cette<br />
relation avec des élém<strong>en</strong>ts tranchants,<br />
abyssaux, perturbés de<br />
l’univers, que dans son thème, est<br />
une sorte de manifeste très significatif<br />
d’une <strong>en</strong>trée dans la modernité<br />
littéraire et intellectuelle.<br />
Ce texte n’est pas choisi par<br />
hasard. Il nous pose dans une optique<br />
de la modernité, qui est une<br />
optique y compris de la perte du<br />
s<strong>en</strong>s, de la mise <strong>en</strong> doute des<br />
idées, de la raison, de la foi. Il<br />
remet <strong>en</strong> cause la nature de ce li<strong>en</strong><br />
au monde. On peut estimer que la<br />
pièce part de là. Quand je dis<br />
qu’elle part de là, le mot est choisi.<br />
On part, comme on quitte. On ne reste pas clos, <strong>en</strong>fermé dans sa référ<strong>en</strong>ce.<br />
Vraisemblablem<strong>en</strong>t, certains l’ont ress<strong>en</strong>ti, on a parlé d’absurde, de solitude, de<br />
viol<strong>en</strong>ce, des thématiques de cette pièce qui sont investies, traversées par les<br />
interprètes. En l’occurr<strong>en</strong>ce chacun d’eux a lu « L<strong>en</strong>z » et s’<strong>en</strong> est nourri de manière<br />
individuelle, et séparée, à sa façon. Pour ce qui est de ce qui se déroule sur le plateau,<br />
99
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
on peut ret<strong>en</strong>ir trois motifs qu’on va remarquer tout au long de ce travail :<br />
- Le motif du souffle, qui revi<strong>en</strong>t beaucoup dans la description presque clinique qu’on a<br />
de L<strong>en</strong>z dans son rapport au monde, dans un rapport de compression ou de grande<br />
ext<strong>en</strong>sion, un li<strong>en</strong> au monde qui passe par le souffle comme écriture première de notre<br />
relation au monde. Dans son cas, ça passe par des amplifications, des restrictions.<br />
- Le motif de la glace. Dans les extraits, on voit qu’ils travaill<strong>en</strong>t avec des blocs de glace.<br />
Il me semble que c’est lié à plusieurs notations du texte, où il se jette dans une fontaine<br />
d’au glacée. Il y a un rapport avec la température, la glace très prés<strong>en</strong>t.<br />
- Le motif de la marche. Ces marches incessantes, à pertes de vue qui sont dans « L<strong>en</strong>z ».<br />
Pour rev<strong>en</strong>ir à ce qu’on voyait à l’image, on est vraim<strong>en</strong>t dans des élém<strong>en</strong>ts de<br />
composition. On est dans une espèce de nappe, comme une sorte de gouffre<br />
d’horizontalité, dans ce plateau paysage, on est dans une sorte de nappe de marche,<br />
quelque chose qui met <strong>en</strong> cause nos perceptions habituelles de la perspective, <strong>en</strong> tout<br />
cas les aiguise, qui, pour ma part, les excite. On pourrait considérer que la marche est le<br />
lieu de traitem<strong>en</strong>t perman<strong>en</strong>t du rapport horizontalité/verticalité. Cette insistance dans<br />
la marche vi<strong>en</strong>t exciter, problématiser cette figure.<br />
Autre élém<strong>en</strong>t de composition ess<strong>en</strong>tiel, avant de recomm<strong>en</strong>cer à observer les choses. Je<br />
parlais de ces <strong>en</strong>trées multiples. Que se passe t-il ? Chaque interprète, y compris dans<br />
des travaux seuls à seuls avec Mathilde Monnier, <strong>en</strong> tout petits groupes de deux ou à<br />
trois, produit des boucles : des boucles de déplacem<strong>en</strong>ts, des boucles de marche, des<br />
boucles de façon de s’<strong>en</strong>gager dans le monde et dans ce plateau paysage. Ces boucles<br />
débord<strong>en</strong>t du plateau. Elle s’insinu<strong>en</strong>t, apparaiss<strong>en</strong>t et disparaiss<strong>en</strong>t par des <strong>en</strong>trées et<br />
sorties multiples, et on perçoit bi<strong>en</strong> qu’elles se réalis<strong>en</strong>t <strong>en</strong> dehors du plateau lui-même.<br />
On perçoit tout ceci plus ou moins consciemm<strong>en</strong>t.<br />
Il faut savoir qu’un grand nombre des élém<strong>en</strong>ts de composition ne sont pas manifestes<br />
et visibles à l’œil nu. Ça ne veut pas dire qu’ils ne travaill<strong>en</strong>t pas, qu’ils ne produis<strong>en</strong>t<br />
ri<strong>en</strong>. C’est sot de p<strong>en</strong>ser que la danse est un art de l’image, un art de photographie mise<br />
<strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t. Je p<strong>en</strong>se que la photographie a fait beaucoup de mal, dans la perception<br />
de la danse que nous avons habituellem<strong>en</strong>t, car nous sommes <strong>en</strong> att<strong>en</strong>te de jolis mouvem<strong>en</strong>ts<br />
successifs. On peut estimer que la danse n’est pas ça. Dans ce cas là, ce que<br />
nous percevons confusém<strong>en</strong>t de ces trajectoires qui après tout, doiv<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> se terminer<br />
quelque part, puisque l’interprète a disparu d’un côté, et va réapparaître deux minutes<br />
après de l’autre côté, au fond. On se demande ce qui se passe, s’il y a des arrières-scènes,<br />
des couloirs, si ça continue, s’il sort de la salle complètem<strong>en</strong>t.<br />
Par ailleurs, je vais évoquer un autre élém<strong>en</strong>t de composition dont je ne me suis r<strong>en</strong>du<br />
compte qu’<strong>en</strong> visionnant la vidéo, même <strong>en</strong> ayant vu la pièce huit fois, et ceci grâce à<br />
cette vidéo moche. Je me suis mis à retranscrire le parcours, (je reconnais les<br />
interprètes), et à les tracer. Ils sont tous très singularisés. J’ai attiré votre att<strong>en</strong>tion sur<br />
Herman, parce que, pour le coup, singulier des singuliers, il a un parcours particulièrem<strong>en</strong>t<br />
manifeste et systématisé. Les autres ont aussi véritablem<strong>en</strong>t des qualités de<br />
trajectoires très singulières. Je vais faire de la micro-danse, ultra minimale. (Il montre sur<br />
la scène ces trajectoires). Vous allez avoir des trajectoires régulières, sur des courbes<br />
légèrem<strong>en</strong>t elliptiques, d’autres vont faire de longues traversées. D’autres, au contraire,<br />
vont avoir des inscriptions « au carré », je dirais. Certains ont des séqu<strong>en</strong>ces très<br />
définies, <strong>en</strong> six pas par exemple. Et puis, tout d’un coup, ils font quelque chose qu’on<br />
n’arrive plus du tout à repérer ou à saisir. D’autres font des boucles.<br />
On a manifestem<strong>en</strong>t, contrairem<strong>en</strong>t à ce qu’on pourrait croire, une singularisation, chacun<br />
individuellem<strong>en</strong>t saisi, produit une matière particulière, au travers même des trajectoires.<br />
On va rev<strong>en</strong>ir à de l’image. Je vous invite à vous intéresser plus particulièrem<strong>en</strong>t à la nature<br />
physique, ou la qualité physique de la relation <strong>en</strong>tre eux, qu’est-ce que ça produit comme<br />
espace. Comm<strong>en</strong>t se travaill<strong>en</strong>t les espaces <strong>en</strong>tre eux. Est-ce qu’on se rapproche ? Est-ce<br />
qu’on se touche ? Les rapprochem<strong>en</strong>ts sont-ils nets, ou moins saisissables ? Sont-ils fréqu<strong>en</strong>ts<br />
? Ont-ils l’air délibérés ? On y va.<br />
Ça comm<strong>en</strong>ce par une longue plage, sinon d’obscurité, de pénombre profonde. On va<br />
passer. J’accélère d’emblée. L’observation que je vous propose, on aurait pu la conduire<br />
de manière plus riche sur l’autre cassette, mais là, on r<strong>en</strong>tre dans les qualités de prés<strong>en</strong>ce,<br />
les manières d’être à l’égard de l’autre, et on voit quand même suffisamm<strong>en</strong>t le<br />
travail des trajectoires, des espaces.<br />
100
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
[Extrait vidéo de la pièce captée par la vidéaste.]<br />
La danse n’est pas un art de l’image.<br />
C’est un art de la transaction <strong>en</strong>tre<br />
l’humain et l’espace, sa relation au<br />
monde au travers de cette relation<br />
de l’espace et du temps.<br />
Les précisions d’Herman seront précieuses. J’<strong>en</strong> profite pour vous dire quelle est ma<br />
méthode. Naïvem<strong>en</strong>t, dans un premier temps, j’ai cru que plus j’allais interviewer de<br />
danseurs, plus j’y verrais clair dans cette pièce, plus j’allais m’approcher de sa vérité. La<br />
vérité d’une pièce serait l’adjonction des vérités de chacun. On a treize interprètes sur le<br />
plateau, on aurait donc treize vérités. Grand dieux, merci, je me suis r<strong>en</strong>du compte que<br />
même s’y j’appr<strong>en</strong>ais des choses, j’y voyais de moins <strong>en</strong> moins clair. C’est à dire que je<br />
perdais de plus <strong>en</strong> plus mon propre territoire de regard, je laissais s’étouffer littéralem<strong>en</strong>t<br />
la dim<strong>en</strong>sion performative de mon regard, dont je parlais tout à l’heure, comme<br />
opérateur, comme co-réalisateur de la pièce. Je ne peux, moi, ne r<strong>en</strong>dre compte que de<br />
cette expéri<strong>en</strong>ce là, de mon expéri<strong>en</strong>ce de perception, et j’ai donc à un mom<strong>en</strong>t<br />
délibérém<strong>en</strong>t cessé de r<strong>en</strong>contrer les interprètes et aussi annulé le grand <strong>en</strong>treti<strong>en</strong> final<br />
avec Madame la chorégraphe que j’avais prévu.<br />
Contrairem<strong>en</strong>t, à ce qu’évoquait Philippe Guisgand ce matin avec Anne Teresa de<br />
Keersmaeker, pour tout vous dire, j’ai été très longtemps journaliste des <strong>page</strong>s cultures<br />
à Montpellier, et c’est quelqu’un avec qui je peux facilem<strong>en</strong>t obt<strong>en</strong>ir un r<strong>en</strong>dez-vous. Ce<br />
problème ne se pose pas. C’est de mon propre chef qu’à un mom<strong>en</strong>t, j’ai susp<strong>en</strong>du ce<br />
cycle d’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s, pour que mon regard puisse fonctionner. En clair, je ne suis pas <strong>en</strong><br />
mesure d’être précis et exact pour tout. Mais ça ne constitue pas à mes yeux un problème<br />
rédhibitoire. En l’occurr<strong>en</strong>ce, pour ce qui est des espacem<strong>en</strong>ts, de la façon dont se traite<br />
la relation de l’un à l’autre dans l’espace. Qu’est-ce qui se produit là ? J’avoue que je reste<br />
dans une perplexité. Je sais que chacun a ses boucles. Je constate que, à l’évid<strong>en</strong>ce, parce<br />
que j’ai vu la pièce maintes fois, cela produit une trame différ<strong>en</strong>te, à chaque fois, à<br />
chaque représ<strong>en</strong>tation. On n’a pas à tout instant les mêmes r<strong>en</strong>contres qui se produis<strong>en</strong>t<br />
au même <strong>en</strong>droit du plateau. Chaque représ<strong>en</strong>tation est différ<strong>en</strong>te. On est dans une<br />
structure de dispositif. C’est un dispositif qui permet, qui génère et qui va, d’une certaine<br />
manière, laisser la pièce auto-générer d’elle-même une partie de sa forme sans que la<br />
chorégraphe <strong>en</strong> ait l’absolue maîtrise.<br />
A chaque représ<strong>en</strong>tation, il y a quelque chose de neuf. Par exemple, à un mom<strong>en</strong>t assez<br />
merveilleux, on a une r<strong>en</strong>contre absolum<strong>en</strong>t inopinée, qui est saisie par les deux interprètes,<br />
qui crée une micro-dramaturgie de cet instant là, qui m’émeut énormém<strong>en</strong>t. A<br />
part ça, ces trajectoires sont néanmoins très inscrites, reconnaissables. Elles sont à mi<br />
chemin <strong>en</strong>tre la trajectoire et l’amorce de la construction d’un personnage, d’une qualité<br />
de prés<strong>en</strong>ce, d’une manière d’être dans cette histoire. Entre cette part d’écrit, de<br />
déterminé, et là l’information des danseurs m’est très précieuse, par le temps. En coulisse,<br />
sont donnés les temps très précis d’<strong>en</strong>trée et décl<strong>en</strong>chem<strong>en</strong>t des <strong>en</strong>trées. Ils sav<strong>en</strong>t<br />
à quel mom<strong>en</strong>t ils doiv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>trer. Ils ont des trajectoires souv<strong>en</strong>t semblables, des<br />
qualités, des manières de les aborder, de s’<strong>en</strong> saisir. Je ne sais pas jusqu’à quel élém<strong>en</strong>t<br />
de variation ils peuv<strong>en</strong>t aller. En tout cas, ça produit de l’aléatoire de relation et de<br />
croisem<strong>en</strong>ts, tout ça reste très ouvert. Parfois, on a alors au contraire, à certains<br />
mom<strong>en</strong>ts, des micro-dramaturgies parfaitem<strong>en</strong>t écrites, volontaires, et reproduites de<br />
soirées <strong>en</strong> soirées où on s’att<strong>en</strong>d relativem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> à la situation où untel et untel se<br />
r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t, et il se produit une situation.<br />
Dans l’<strong>en</strong>semble, je crois qu’on pourrait se mettre d’accord pour observer que l’écriture<br />
pourrait être particulièrem<strong>en</strong>t celle de l’espacem<strong>en</strong>t. Les contacts sont rarissimes. Les<br />
rapprochem<strong>en</strong>ts ne sont pas recherchés. On est dans une écriture de l’<strong>en</strong>tre-deux. Une<br />
écriture qui naîtrait <strong>en</strong> grande partie <strong>en</strong>tre les interprètes eux-mêmes, sur un territoire<br />
qui échapperait <strong>en</strong> partie à la prise volontaire et déterminée des interprètes eux-mêmes.<br />
On serait dans une écriture de l’autre, à l’autre. De cet espace de l’autre à l’autre, je m’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds.<br />
Ev<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t de l’espacem<strong>en</strong>t<br />
à l’autre soi-même, ça me<br />
semble ess<strong>en</strong>tiel dans cette<br />
affaire.<br />
En tout cas, je reti<strong>en</strong>drais au passage<br />
une leçon de regard <strong>en</strong> danse<br />
pour tout un chacun, appr<strong>en</strong>ons à<br />
regarder la danse autant par l’espace<br />
que par le geste. Encore une<br />
fois, la danse n’est pas un art de<br />
101
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
l’image. La danse n’est pas un art de la belle figure humaine. C’est un art de la transaction<br />
<strong>en</strong>tre l’humain et l’espace, sa relation au monde au travers de cette relation de l’espace<br />
et du temps. La danse est un art de ce travail d’espacem<strong>en</strong>t qui crée la consci<strong>en</strong>ce<br />
de soi, la consci<strong>en</strong>ce du monde et pose un acte créateur dans le monde. C’est ténu.<br />
Je vais me faire assassiner, là. Je ne sais pas si certains ont un goût pour la corrida, c’est<br />
mon cas. Allez voir c<strong>en</strong>t corridas, si vous continuez à ne regarder que le torero, vous ne<br />
compr<strong>en</strong>drez ri<strong>en</strong> à la corrida. Une corrida se regarde dans la relation <strong>en</strong>tre le taureau et<br />
le torero, et dans ce qui se passe à l’initiative du taureau et ce que ça produit, remet <strong>en</strong><br />
cause, dans cette relation <strong>en</strong>tre les deux. L’image est grossière, mais elle fait s<strong>en</strong>s<br />
néanmoins.<br />
On va continuer à regarder et à s’intéresser à la marche. On dit souv<strong>en</strong>t que c’est une<br />
pièce sur la marche. J’ai moi-même titré mon travail « De marche <strong>en</strong> danse ». Essayons<br />
de regarder d’un peu plus près la marche, mais qu’est ce que ça nous dit, comm<strong>en</strong>t<br />
marche t-on, pourquoi on marche ?<br />
[Extrait de la vidéo]<br />
Vous avez vu la jeune fille, là, Corine Garcia qui est allongée au sol devant ce fameux bec<br />
à souffle et à sons. Je n’ai pas <strong>en</strong>core parlé du son, mais on va le faire. Quelque chose se<br />
passe avec ces sources là. Ce souffle, qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il produit ? Le son<br />
notamm<strong>en</strong>t. On revi<strong>en</strong>t aux marches, je vous disperse !<br />
Alors, la marche. On peut tout à fait admettre que « Déroutes » produit un certain <strong>en</strong>nui.<br />
Moi je p<strong>en</strong>se que c’est une œuvre très importante, et je ress<strong>en</strong>s cet <strong>en</strong>nui par mom<strong>en</strong>ts.<br />
Evidemm<strong>en</strong>t, je ne paie pas mes places… Mais<br />
Je p<strong>en</strong>se que l’<strong>en</strong>nui est un<br />
des modes de relation au<br />
monde et qu’il se travaille<br />
peut-être quelque chose.<br />
je p<strong>en</strong>se que l’<strong>en</strong>nui est un des modes de relation<br />
au monde et qu’il se travaille peut-être quelque<br />
chose. Il faut choisir à un mom<strong>en</strong>t. Il y a<br />
beaucoup de spectacles divertissants, <strong>en</strong>traînants,<br />
il s’<strong>en</strong> passe plein au Zénith etc. On peut<br />
admettre qu’il y ait des variations, d’autres propositions.<br />
L’une des réactions que l’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<br />
souv<strong>en</strong>t c’est : « Ils ne font que marcher. Ça n’a<br />
aucun intérêt. Ce n’est pas de la danse ». Bon.<br />
Ok. Je vous invitais à regarder d’un peu près ces marches. On peut dire que c’est une<br />
pièce sur la marche, certes, mais il n’y a pas une seule seconde dans toute la pièce où il<br />
n’y a pas, au moins, l’un des interprètes dont l’action manifeste ne peut être décrite<br />
autrem<strong>en</strong>t que par la marche. Il y a toujours au moins un interprète qui ne semble ri<strong>en</strong><br />
faire d’autre que strictem<strong>en</strong>t marcher.<br />
Il faudrait s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre sur ce qu’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d par marche. J’emploierais volontiers la notion<br />
de marche exacerbée. Là, on revi<strong>en</strong>t à tout l’héritage du minimalisme <strong>en</strong> danse. On pourrait<br />
d’intéresser à la post modern danse, qu’évoquait Philippe ce matin. On revi<strong>en</strong>t à un<br />
geste le plus quotidi<strong>en</strong>, un des fondam<strong>en</strong>taux, à un geste de base que nous pratiquons<br />
tous. Evidemm<strong>en</strong>t, dès que nous le transportons sur le plateau, nous exacerbons ses<br />
significations possibles. Le seul fait de le sélectionner, de s’<strong>en</strong> emparer, c’est déjà le<br />
problématiser, c’est déjà axer le regard dessus ; c’est déjà se r<strong>en</strong>dre compte que n’est<br />
banal que ce que nous avons décidé de voir tel. C’est comm<strong>en</strong>cer à <strong>en</strong>gager la réflexion<br />
sur notre regard sur le monde : <strong>en</strong> quoi finalem<strong>en</strong>t aucun de nous n’a la même marche<br />
qu’aucun autre ? Cela suffit à fonder énormém<strong>en</strong>t d’élém<strong>en</strong>ts de la relation au monde,<br />
qui peut être passionnante à regarder, à investir.<br />
On peut aussi <strong>en</strong>gager un point de vue politique. On peut se demander ce que ça veut<br />
dire d’aller chercher un geste réputé trivial, commun, <strong>en</strong> général peu valorisé, de le transporter<br />
sur un plateau et d’<strong>en</strong> faire un acte « auréolé » d’un prestige, d’un investissem<strong>en</strong>t<br />
artistique. Qu’est-ce que ça vi<strong>en</strong>t déplacer ? Mais, très concrètem<strong>en</strong>t, vous avez dû vous<br />
<strong>en</strong> r<strong>en</strong>dre compte, <strong>en</strong> fait, on a de toute manière là, une multitude de marches dans la<br />
pièce. Certaines sont très neutres, d’appar<strong>en</strong>ce, à l’œil nu. Mais, même ces marches les<br />
plus neutres, je les ai longuem<strong>en</strong>t analysées, <strong>en</strong> vitesse, <strong>en</strong> dynamique, elles sont à peu<br />
près au deux tiers, à trois quart de nos marches communes. Par rapport à la vitesse<br />
communém<strong>en</strong>t reconnue pour la marche <strong>en</strong> terrain plat, sans se presser ni traîner.<br />
Celles-ci sont réglées à peu près à deux tiers de cette vitesse là. C’est particulier, on peut<br />
s’y intéresser. Il y a une option de composition. Et, même dans ces marches les plus neutres,<br />
si vous regardez bi<strong>en</strong>, c’est une très belle question, un danseur reste un danseur.<br />
102
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
Nous avons des qualités de coordination, de fluidité, des régularités de port, qui ne sont<br />
pas celles du commun d’<strong>en</strong>tre nous dans la rue. Je me suis amusé, j’ai été me poster au<br />
dessus de la place carrée, aux Halles à Paris, dans cette place souterraine qui me rappelait<br />
énormém<strong>en</strong>t la cage de scène de G<strong>en</strong>nevilliers. Je notais les différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre les<br />
manières de marcher. Dans la pièce, ce sont des marches évidemm<strong>en</strong>t qui sont investies<br />
autrem<strong>en</strong>t. Ce sont des marches consci<strong>en</strong>tes, des marches <strong>en</strong> scènes, consci<strong>en</strong>tes de<br />
faire acte artistique, des marches qui n’ont pas les mêmes trajectoires, les mêmes destinations,<br />
les mêmes usages quotidi<strong>en</strong>s que ceux de nos marches de tous les jours. Et<br />
puis, évidemm<strong>en</strong>t, sont montrées aussi des marches soulignées. C’est l’un des élém<strong>en</strong>ts<br />
de composition. On va dire que les questions principales du geste sont prises <strong>en</strong> charge<br />
par tel ou tel interprète, qui travaille un peu systématiquem<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>dant toute la pièce<br />
cette question là. Vous avez dû remarquer Juli<strong>en</strong> Gallé-Ferré, un garçon filiforme avec le<br />
haut rouge. Il décline une variété ins<strong>en</strong>sée, p<strong>en</strong>dant toute la pièce, de marches tirant plutôt<br />
vers la figure du pantin, du militaire, avec des variations. Il ne va pas cesser de contrarier<br />
les relations habituelles <strong>en</strong>tre l’avancée de la jambe et du bras. Il va faire l’inverse. Il<br />
va l’amplifier. Il va le cad<strong>en</strong>cer, le ral<strong>en</strong>tir à l’extrême, exacerber les antéversions ou les<br />
rétroversions du bassin. On a toute une gamme de ce type là. On a aussi de manière plus<br />
subreptice, mais à mon goût la plus intéressante, vous pourrez l’observer, puisque ça va<br />
continuer tout le long de la pièce, de marcher. A maints mom<strong>en</strong>ts, on voit une sorte de<br />
qui-vive, une susp<strong>en</strong>sion, une att<strong>en</strong>tion à ce qui survi<strong>en</strong>t, et qui n’est plus de la marche.<br />
Mais on n’était déjà dans une chorégraphie de marche. On est dans cette variation d’un<br />
pied qui va se soulever anormalem<strong>en</strong>t, et se susp<strong>en</strong>dre un instant, quelques secondes.<br />
Quelque chose qui va s’arrêter avant de repr<strong>en</strong>dre. Une direction qui tout d’un coup s’altère,<br />
se modifie. Le simple fait, par exemple, de modifier une qualité d’int<strong>en</strong>tion, qui est<br />
la clé, <strong>en</strong> l’occurr<strong>en</strong>ce, quand je parle de cette consci<strong>en</strong>ce d’être <strong>en</strong> scène, et qui modifie<br />
une direction d’int<strong>en</strong>tion plutôt, et pas tant de regard. Tout d’un coup, un interprète se<br />
met à regarder son pied droit alors qu’il est <strong>en</strong>train de marcher. Evidemm<strong>en</strong>t, c’est peu<br />
perceptible. Les élém<strong>en</strong>ts de composition ne sont pas forcém<strong>en</strong>t des exposions géométriques,<br />
figurales et autres. Mais tous ces élém<strong>en</strong>ts vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t travailler ce que la pièce travaille<br />
de bout <strong>en</strong> bout, c’est à dire une mise <strong>en</strong> doute, un questionnem<strong>en</strong>t systématique<br />
qui se passe sur la frange, sur le bord, ou alors dans l’espace <strong>en</strong>tre, mais qui refuse de<br />
pr<strong>en</strong>dre quoi que ce soit comme une donnée intangible, c<strong>en</strong>trale, manifeste. Là on va<br />
être dans « Qu’est-ce que c’est qu’un geste qui ne serait plus de la marche, qui serait<br />
peut-être de la danse ? Qu’est-ce qu’une marche ? ».<br />
Mon titre est à double ressorts : « De marche <strong>en</strong> danse », c’est comm<strong>en</strong>t passe-t’on de la<br />
marche à la danse, mais qu’est-ce qui, <strong>en</strong> toute danse, relève toujours de la marche, de<br />
la marche comme ce premier investissem<strong>en</strong>t, ce premier rapport au monde, cette première<br />
manière de se projeter, cette première manière de s’ouvrir à l’espace et d’y choisir<br />
des trajectoires, d’y choisir des int<strong>en</strong>tions, des curiosités et de les r<strong>en</strong>dre productives.<br />
Donc la marche qui est dans toute danse et <strong>en</strong> même temps, qu’est-ce qui nous fait passer<br />
de la marche à la danse ?<br />
Je suis obligé d’accélérer un peu. Je passe sur la thématique humaniste, exist<strong>en</strong>tialiste<br />
autour de la marche. Tout ça est travaillé. Référ<strong>en</strong>cé. On aurait pu parler de Beckett. On<br />
aurait pu parler de Giacometti. On pourrait parler de tous les performers, comme Dan<br />
Graham, etc. C’est une thématique du 20ème siècle <strong>en</strong>tier, la marche.<br />
On va continuer, je vous propose de vous intéresser au son. Je vous donne une clé. Vous<br />
avez remarqué, j’imagine, un personnage qui est à l’avant, qui est tout <strong>en</strong> noir et qui est<br />
devant ses <strong>en</strong>gins. Il est néanmoins quasim<strong>en</strong>t sur scène. Il est devant sa table de<br />
mixage. C’est Erikm. Pour ne pas tout compliquer, on va dire que c’est le musici<strong>en</strong> dans<br />
cette affaire. Terme qu’il faudrait questionner à l’infini. On va dire que c’est lui qui travaille<br />
particulièrem<strong>en</strong>t cette question là dans la pièce.<br />
[Extrait vidéo]<br />
L’image n’est pas excell<strong>en</strong>te pour ma démonstration. C’est un des rares mom<strong>en</strong>ts où il<br />
est dans une position un peu exceptionnelle. Il s’est perché sur un des montants métalliques.<br />
C’est Stéphane Bouquet, il est tout <strong>en</strong> bleu. Habituellem<strong>en</strong>t, il ne fait pas des<br />
acrobaties comme ça, puisqu’à l’échelle de « Déroutes », là, c’est quasim<strong>en</strong>t une acrobatie<br />
! En règle générale, vous l’avez remarqué, il marche. Qu’est-ce qu’il a de si différ<strong>en</strong>t<br />
des autres ? Je suis sûr que pour la plupart d’<strong>en</strong>tre vous, vous l’avez remarqué.<br />
103
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
C’est le propre de cette pièce là. On peut, à tout instant, se porter sur l’un, sur l’autre,<br />
choisir. Ce qui fait qu’<strong>en</strong> même temps, elle paraît d’une aridité, d’une sécheresse<br />
exceptionnelles, parce qu’elle ne cultive pas cette composition d’<strong>en</strong>semble, ces unissons<br />
qui vont nous <strong>en</strong>traîner. Elle est beaucoup perçue comme « sèche comme un coup de<br />
trique », comme l’avait écrit Dominique Frétard dans Le Monde. En fait, elle est à<br />
profusion. Ça n’arrête pas. Il se passe toujours quelque chose dans « Déroutes », c’est<br />
une pièce over active. Surdosée. On peut à tout instant choisir, avec ce mode de<br />
composition de l’espace, vers qui on va porter notre regard.<br />
Donc Stéphane Bouquet vous a sûrem<strong>en</strong>t déjà attirés par sa singularité. Alors qu’est-ce<br />
qu’il a que les autres n’ont pas, qu’est-ce qui fait qu’il est différ<strong>en</strong>t ? A part de rares<br />
exceptions comme là, il marche. Il marche. Alors, il marche nettem<strong>en</strong>t plus l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t<br />
que les autres. Il marche sur des lignes strictem<strong>en</strong>t rectilignes. Ses trajectoires n’ont de<br />
variations qu’exclusivem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> angle droit. Donc, une marche excessivem<strong>en</strong>t géométrique,<br />
<strong>en</strong> carrés etc. Il est manifestem<strong>en</strong>t beaucoup plus absorbé peut-être que les autres.<br />
Il est claquemuré dans un univers intérieur. Vous avez peut-être remarqué que les autres<br />
ont des jeux de regards, d’att<strong>en</strong>tion. On va y v<strong>en</strong>ir, ce sont des micro-dramaturgies qui se<br />
produis<strong>en</strong>t. Lui, ne s’y prête absolum<strong>en</strong>t pas. Quel est-il ? On peut aussi trouver, par rapport<br />
à cette qualité de marche qu’à un danseur dont je parlais précédemm<strong>en</strong>t, qu’apparemm<strong>en</strong>t,<br />
il ne l’a pas vraim<strong>en</strong>t. Il a quelque chose d’un peu gourd, peut-être dans son<br />
port corporel, dans son corps.<br />
Stéphane Bouquet <strong>en</strong> fait est écrivain, scénariste de cinéma et poète. Il n’est pas du tout<br />
danseur. Danseur, alors, <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dons-nous, il faut problématiser ça. Il n’est pas danseur de<br />
profession. Il n’a pas suivi des formations de danse, il ne se consacre pas à cette activité<br />
de manière professionnelle, il n’<strong>en</strong> tire pas de rev<strong>en</strong>us, sauf exception comme ici. En<br />
revanche, il apparti<strong>en</strong>t à un certain courant de l’écriture contemporaine <strong>en</strong> poésie, dont<br />
le propre est d’essayer d’<strong>en</strong>gager un état corporel dans l’acte de création littéraire, et <strong>en</strong><br />
l’occurr<strong>en</strong>ce, la marche, dans son cas. De longues marches dans la ville. L’écriture est<br />
issue de ce processus là. C’est une écriture, qui n’est pas la poésie romantique à grand<br />
déploiem<strong>en</strong>t émotionnel, elle est très contemporaine, très neutre, peu tonale.<br />
En fait, vous vous souv<strong>en</strong>ez ce qu’on disait de « L<strong>en</strong>z ». Stéphane Bouquet est ici sur le<br />
plateau et se consacre à cette activité qu’il choisit habituellem<strong>en</strong>t comme mode d’écriture.<br />
Qu’est-ce que ça donne ? Moi je le sais, 95 % des spectateurs de cette pièce ne le<br />
savai<strong>en</strong>t pas. Ils n’ont pas forcém<strong>en</strong>t lu tout ce qui a pu se dire. La feuille de salle qu’on<br />
distribue à l’<strong>en</strong>trée comportait certains de ses poèmes, qui étai<strong>en</strong>t donc accessibles à la<br />
lecture pour les spectateurs. C’est tout. Là <strong>en</strong>core, ça me touche énormém<strong>en</strong>t, dans ces<br />
élém<strong>en</strong>ts de composition strictem<strong>en</strong>t imperceptibles. Je le sais, mais ça peut ne pas se<br />
savoir, la pièce se déroule tout autant, se reçoit tout autant. Je suis convaincu qu’elle<br />
s’<strong>en</strong>richit de ça, que ça ne produit pas ri<strong>en</strong>, que c’est là que ça travaille. Ça fait partie du<br />
dispositif. Ça permet le travail du regard sans que ce soit un rapport d’évid<strong>en</strong>ce<br />
manifeste. On continue à s’intéresser au son.<br />
[Extraits de la vidéo]<br />
Vous voyez la marche <strong>en</strong> crabe de Juli<strong>en</strong> Gallé-Ferré, que vous verrez ce soir dans le<br />
spectacle. Vous vous souv<strong>en</strong>ez qu’il y avait des chambres à air ? Et bi<strong>en</strong> le son, là a peutêtre<br />
à voir avec ces objets.<br />
On me signale que je parle trop. Je vais accélérer. Je ne vais pas pouvoir tout passer <strong>en</strong><br />
revue. Je me dis que si au moins vous voyez comm<strong>en</strong>t j’essaie de travailler dans le regard,<br />
j’aurais fait passer l’ess<strong>en</strong>tiel de ce que je voulais faire passer. Pour ce qui est de la<br />
musique, Erikm, dans la feuille de salle, figure dans la liste des interprètes. Ils sont 13. Il<br />
est placé dans l’ordre alphabétique. Son nom figure aussi dans la ligne : création son.<br />
C’est intéressant à questionner. C’est un musici<strong>en</strong> électronique actuel, qui travaille. C’est<br />
toute une mise <strong>en</strong> œuvre, vous l’avez peut-être perçu. Il amène son propre son, sa bande<br />
sonore, qui est composée d’élém<strong>en</strong>ts de musique composée, même s’il y <strong>en</strong> a très peu,<br />
au s<strong>en</strong>s conv<strong>en</strong>tionnel du mot, de sons captés, et surtout ici d’une auto-captation des<br />
sons du plateau. Ils sont absorbés, altérés, amplifiés, ils vont s’articuler <strong>en</strong> rebonds, <strong>en</strong><br />
déphasage, qui vont rev<strong>en</strong>ir beaucoup plus tard <strong>en</strong> écho etc. Il utilise une procédure de<br />
recyclage, de retraitem<strong>en</strong>t, de rediffusion. Je ne suis pas spécialiste, même si j’adore tout<br />
ça. Je ne compr<strong>en</strong>ds pas très bi<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>t tout ça fonctionne. En tout cas, on a là un<br />
usage de la musique qui devi<strong>en</strong>t, je dirais, une sorte de matériau d’une méta-chorégraphie.<br />
En tout cas, ça n’est absolum<strong>en</strong>t pas quelque chose qui ne serait qu’un appui ou<br />
104
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
un accompagnem<strong>en</strong>t, un cadrage, un élém<strong>en</strong>t sur lequel on fonctionnerait <strong>en</strong> contrepoint,<br />
<strong>en</strong> opposition, <strong>en</strong> accompagnem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> appui rythmique, <strong>en</strong> cohér<strong>en</strong>ce, <strong>en</strong> diverg<strong>en</strong>ce.<br />
On n’a pas non plus un travail de la diverg<strong>en</strong>ce systématique, ou de l’autonomie<br />
dans la lignée de Cage/Cunningham. On a un travail de méta-chorégraphie qui inclut le<br />
son comme l’un de ses<br />
On a un travail de méta-chorégraphie<br />
qui inclut le son comme l’un de ses<br />
matériaux, comme un dispositif qui<br />
auto-produit et auto-digère,<br />
auto-assimile, auto-transforme,<br />
dérègle, altère, recycle, reforme et<br />
reproduit de nouvelles formes.<br />
matériaux, comme un dispositif<br />
qui auto-produit et<br />
auto-digère, auto-assimile,<br />
auto-transforme, dérègle,<br />
altère, recycle, reforme et<br />
reproduit de nouvelles formes.<br />
C’est le mode de<br />
composition de cette<br />
pièce. Ça fait écho, vous<br />
vous souv<strong>en</strong>ez ce qu’on a<br />
dit sur ce mode de relation<br />
au monde, <strong>en</strong>core une fois,<br />
il faut questionner ce li<strong>en</strong>.<br />
On revi<strong>en</strong>t à « L<strong>en</strong>z »,<br />
l’élém<strong>en</strong>t de cette relation<br />
globale au monde, à la nature, qu’on retrouve dans ce mode de traitem<strong>en</strong>t musical.<br />
La lumière est très mal r<strong>en</strong>due dans ce docum<strong>en</strong>t. La réalisatrice a voulu être claire et<br />
nette et aisém<strong>en</strong>t communiquer. Je ne sais pas comm<strong>en</strong>t elle s’est débrouillée pour<br />
modifier à ce point la perception lumineuse, qui paraît dans la vidéo assez conv<strong>en</strong>tionnelle.<br />
On y prête pas att<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> tout cas. Mais c’est intéressant d’y passer quelques<br />
instants. On a une lumière qui neutralise énormém<strong>en</strong>t. Je ne sais pas utiliser les mots<br />
techniques qui convi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, mais c’est une lumière assez métallique et industrielle. Elle<br />
a un effet neutralisant. Elle tire vers une espèce de gris, qui créerait quelque chose de<br />
diaphane, mais aussi de très urbain, de très contemporain, pas le diaphane de l’aube sur<br />
les marécages. En même temps, ces choix exacerb<strong>en</strong>t la perception lumineuse des élém<strong>en</strong>ts<br />
de costumes. Les rouge, les jaunes des chemisettes et de pantalons, avec cette<br />
texture très actuelle, très contemporaine. Ça r<strong>en</strong>force l’idée que ce sont des électrons qui<br />
circul<strong>en</strong>t, une constellation d’électrons. C’est ce que ça produit à l’œil. Ça r<strong>en</strong>tre<br />
évidemm<strong>en</strong>t dans la composition globale.<br />
Mais surtout, les décou<strong>page</strong>s de la lumière sont ess<strong>en</strong>tiels. Ils procèd<strong>en</strong>t par plages neutres<br />
et stables. Par des ruptures neutres et franches, on va changer l’int<strong>en</strong>sité ou de qualité.<br />
Elles sont très perceptibles à l’œil. Je ne compr<strong>en</strong>ds pas comm<strong>en</strong>t on ne les perçoit<br />
pas dans cette vidéo. Elles paraiss<strong>en</strong>t indép<strong>en</strong>dantes de toute relation avec ce qui se<br />
passe sur le plateau. Le décou<strong>page</strong> de ces changem<strong>en</strong>ts d’int<strong>en</strong>sité, de qualité, est sans<br />
rapport manifeste, avec ce qui est <strong>en</strong>train de se passer. On n’est pas <strong>en</strong> train de changer<br />
de qualité d’action, on n’est pas <strong>en</strong> train de changer de dynamique. On n’est pas <strong>en</strong>train<br />
de s’<strong>en</strong>gager dans un unisson. Non, ri<strong>en</strong> ne se passe apparemm<strong>en</strong>t de manifeste, de flagrant<br />
sur le plateau qui justifie ce changem<strong>en</strong>t de lumière. On est là aussi dans une composition<br />
qui serait comme par couches, par nappes qui coulisserai<strong>en</strong>t, se tuilerai<strong>en</strong>t, se<br />
dissocierai<strong>en</strong>t. On pourrait passer d‘une couche à l’autre, d’une nappe à l’autre. C’est<br />
ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t l’interstice, l’espacem<strong>en</strong>t qui serait au travail, qui produit quelque chose<br />
d’extrêmem<strong>en</strong>t singulier. On est dans un refus de se saisir d’un point de vue univoque<br />
flagrant et évid<strong>en</strong>t, et de laisser un dispositif relativem<strong>en</strong>t lâche. Je parlerais presque<br />
d’une composition à basse int<strong>en</strong>sité. Je n’ai pas utilisé ce terme dans l’ouvrage, mais il<br />
m’est v<strong>en</strong>u <strong>en</strong> relisant, <strong>en</strong> retravaillant ces jours derniers. C’est à dire que c’est très<br />
composé, même si la pièce semble échapper, qu’on ne peut pas la saisir etc., j’essaie de<br />
vous montrer qu’<strong>en</strong> fait tout est travaillé, qu’il y a une multitude d’élém<strong>en</strong>ts, qui sont<br />
tous dans le parti-pris d’un certain retrait. Le travail est de mettre <strong>en</strong> place des<br />
dispositifs qui le permett<strong>en</strong>t.<br />
Herman Diephuis<br />
Je voudrais que tu montres un extrait du spectacle vers la fin. Parce que sinon j’ai l’impression<br />
que les g<strong>en</strong>s ne vont pas saisir.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Oui. On va montrer la fin. Ce que fait Herman. Je laisse ouvert. Vous vous souv<strong>en</strong>ez, j’<strong>en</strong><br />
105
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
ai parlé ce matin. La composition comme quelque chose qui ne ferme pas mais qui laisse<br />
ouvert. Ma conclusion est faite. On va la laisser à l’image et à Herman.<br />
Herman Diephuis<br />
Je voudrais que tu repr<strong>en</strong>nes au mom<strong>en</strong>t où la musique change. Le mom<strong>en</strong>t où les marches<br />
repr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t.<br />
[Extrait de la vidéo. Séqu<strong>en</strong>ce finale.]<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Juli<strong>en</strong> Gallé-ferré est sur des patins, eux-mêmes <strong>en</strong> glace. Il glisse. Il met douze minutes<br />
à traverser le plateau comme ça. Bertrand Navi a pris les costumes de Stéphane Bouquet.<br />
C’est l’un des élém<strong>en</strong>ts de composition dont je voulais parler. Personne ne s’<strong>en</strong> r<strong>en</strong>d<br />
compte. Mais on se met tout d’un coup à s’emparer des élém<strong>en</strong>ts de costumes de l’autre.<br />
Composition par empreinte subreptice.<br />
Herman Diephuis<br />
Je crois que c’est une pièce très compliquée à regarder <strong>en</strong> images. J’avais <strong>en</strong>vie qu’on voie<br />
la fin de la pièce. Tu parles d’une pièce où tout est aléatoire, tu dis qu’il y a beaucoup<br />
d’aléatoire. Finalem<strong>en</strong>t, il n’y <strong>en</strong> a pas beaucoup. Je suis d’accord que c’est fait pour donner<br />
cet aspect aléatoire, mais <strong>en</strong> fait, c’est très précis comme pièce. C’est une pièce extrêmem<strong>en</strong>t<br />
écrite. Dans chacun dans nos parcours, on a des temps qui peuv<strong>en</strong>t varier, sauf<br />
qu’on est toujours <strong>en</strong> li<strong>en</strong><br />
par rapport à l’autre, à<br />
ses actions. La notion de<br />
temps est importante : on avait des montres qui défilai<strong>en</strong>t le temps dans les coulisses,<br />
donc on était toujours très fixés sur le temps. A une minute, deux secondes, tu <strong>en</strong>tres sur<br />
scène, par exemple. Même la lumière a des tops par rapport aux actions précises de certains.<br />
Du sil<strong>en</strong>ce du début, jusqu’à la musique que l’on vi<strong>en</strong>t d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre à la fin, p<strong>en</strong>dant<br />
une heure quarante cinq, ça se construit. Quelque chose se construit tout le long.<br />
L’écriture de Mathilde a imposé des plages de groupe, où on est tous, le mom<strong>en</strong>t de la<br />
f<strong>en</strong>te, par exemple. Ou le mom<strong>en</strong>t où tu dis : « Ah, là, malheureusem<strong>en</strong>t, ils ne march<strong>en</strong>t<br />
plus ». Effectivem<strong>en</strong>t, il y a des mom<strong>en</strong>ts où on arrive à l’arrêt. Et ça redémarre. Pour le<br />
faire, on est pas fermés, on n’est pas seuls. En appar<strong>en</strong>ce, bi<strong>en</strong> sûr que oui. Mais pour<br />
les circulations c’est pareil : la pièce voudrait donc <strong>en</strong> fait être comme si on donnait un<br />
cadre sur un morceau de pièce qui continuerait à l’extérieur, où le hors champ pourrait<br />
fonctionner dans l’imaginaire du public, comme si on était sur des trajets qui continuai<strong>en</strong>t<br />
dehors, avec des actions peut-être. Ce qu’on voit, c’est qu’on traverse cet espace<br />
qui est là, qui est la scène, et qu’on aperçoit un bout d’une pièce qui se jouerait sur des<br />
kilomètres et des kilomètres. Pour nous de l’intérieur, ces parcours là n’existai<strong>en</strong>t pas<br />
vraim<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> sûr. On était dans les coulisses <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant nos <strong>en</strong>trées. Ma proposition<br />
dans cette pièce, c’était d’avoir un rôle d’horloge presque. Je fais toujours le même trajet,<br />
<strong>en</strong> changeant de costumes, et <strong>en</strong> modifiant légèrem<strong>en</strong>t, sur la durée de la pièce, ce<br />
concours, pour arriver à cette fin où je disparais dans le congélateur. Mon <strong>en</strong>trée se faisait<br />
au départ toutes les 4 minutes, et là aussi, après, pour des soucis d’<strong>en</strong>nui, on a fait<br />
des concessions. Je me base sur une action pour ne pas laisser ce temps complètem<strong>en</strong>t<br />
aléatoire. C’était juste quelque chose d’important à dire.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Juste une précision. Sur les lumières, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, ce n’est pas Eric Wurtz qui écrit<br />
quand ça lui chante. C’est très précis. Mais il n’empêche que depuis le point de vue du<br />
spectateur, tu ne peux pas associer les changem<strong>en</strong>ts de lumière à un élém<strong>en</strong>t dramaturgique<br />
manifeste.<br />
Herman Diephuis<br />
Quand tu connais certains tops, oui.<br />
C’est une pièce extrêmem<strong>en</strong>t écrite.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Non, mais toi, tu me parles de tops techniques de construction de la pièce. Moi, je parle<br />
de dramaturgie.<br />
106
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
Herman Diephuis<br />
Effectivem<strong>en</strong>t, ce n’est pas fait pour donner à voir un li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre la lumière et l’action.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
C’est fait exactem<strong>en</strong>t pour l’inverse.<br />
Herman Diephuis<br />
Je voulais juste dire que ce n’est pas de l’aléatoire total. C’est très précis comme pièce.<br />
C’est une pièce qui fonctionne aussi sur la durée. Quand on ne voit qu’un extrait, on se<br />
demande ce qu’ils font. Je crois que c’est la fin de la pièce qui lui donne son s<strong>en</strong>s. C’est<br />
la durée, ça joue sur le temps. On r<strong>en</strong>tre dans une espèce de rythme où on perd la notion<br />
du temps, on rer<strong>en</strong>tre dedans, par mom<strong>en</strong>ts on nous oblige à rer<strong>en</strong>trer, c’est dû à la chorégraphie<br />
ou à un mom<strong>en</strong>t qui est plus mis <strong>en</strong> avant qu’un autre.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Il y a des mom<strong>en</strong>ts où il y a ce que j’appelle des mom<strong>en</strong>ts de micro dramaturgie, où il y<br />
a une int<strong>en</strong>sification des situations. Il y a des micro tableaux où il se produit effectivem<strong>en</strong>t<br />
du temps resserré.<br />
Herman Diephuis<br />
Ce qui est intéressant et compliqué dans le travail de Mathilde, c’est qu’elle nous parle<br />
peu de pourquoi elle fait une pièce. Elle nous donne un texte, une <strong>en</strong>vie de travailler sur<br />
la marche par exemple. Tu as ton regard de spectateur, et comme tu l’as dit au début,<br />
chacun des interprètes doit avoir une notion de cette pièce complètem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>te. Et<br />
on n’a jamais une réponse de Mathilde non plus. Je ne sais pas si sa réponse à elle serait<br />
la même aujourd’hui qu’à son départ dans la pièce, ou même après la première de la<br />
pièce. Je crois que pour elle aussi, c’est très trouble. C’est clair ce que je dis ?<br />
Personne du public<br />
Tu disais que tu avais des actions très précises. Etai<strong>en</strong>t-elles écrites ? Comm<strong>en</strong>t avezvous<br />
travaillé <strong>en</strong> tant qu’interprètes, puisque tout était très précis, très ordonné ? Mais<br />
toi les actions que tu faisais, est-ce que ce sont des propositions qui t’apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t et<br />
qui vont évoluer ou est-ce qu’elles étai<strong>en</strong>t demandées et écrites ?<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Juste une petite précision, parce que dans ta position, tu ne vas pas oser le dire, on n’a<br />
pas eu le temps d’y v<strong>en</strong>ir. Herman Diephuis a un rôle très particulier. Il a un parcours qui<br />
est toujours le même, des actions qui sont répétées, et comme il l’a dit, des durées de<br />
prés<strong>en</strong>ce, d’<strong>en</strong>trées et de sorties qui sont très fixées. Il est un peu unique. Et comme par<br />
hasard, ça se passe dans ce fameux pourtour, dans cette fameuse <strong>en</strong>ceinte. Je n’<strong>en</strong> dis<br />
pas plus.<br />
Herman Diephuis<br />
Ce n’est pas par hasard non plus !<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Non, non, je dis : « Comme par hasard ». Je le précise parce que ça lui donne une place<br />
émin<strong>en</strong>te dans ce qu’on reti<strong>en</strong>t de la pièce. Il est l’une des figures les plus marquantes.<br />
Herman Diephuis<br />
C’est v<strong>en</strong>u d’une méthode de travail. Effectivem<strong>en</strong>t, j’ai un rôle assez particulier dans la<br />
compagnie de Mathilde. J’ai une relation avec elle, on travaille <strong>en</strong>semble depuis très<br />
longtemps. En amont d’une pièce, on discute beaucoup sur ce qu’on va faire et comm<strong>en</strong>t.<br />
On avait décidé, pour cette pièce, puisqu’il s’agissait de parcours individuels, de travailler<br />
<strong>en</strong> petits groupes, de ne pas comm<strong>en</strong>cer tous <strong>en</strong>semble. On avait chacun deux semaines<br />
seul avec Mathilde, <strong>en</strong>fin, des groupes de deux ou trois personnes. Ça a duré sur une<br />
longue période. Moi je suis arrivé dans le dernier groupe. A la toute fin. Moi j’ai eu une<br />
semaine avec elle seul, et après, tout le monde est arrivé, a débarqué, et donc… Non,<br />
même pas ! Je dis des conneries. Moi, quand je suis arrivé à la fin, tout le monde était là.<br />
J’ai vu le produit de ce qui avait été fait dans ces mom<strong>en</strong>ts de travail. Donc, Mathilde<br />
comme moi, on a vu qu’il y avait quelque chose de très intéressant dans cette chose très<br />
107
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
aléatoire, ce temps individuel, mais qu’il y avait aussi une nécessité de donner un cadre<br />
à ça, un repère, pour donner une lecture possible de la pièce dans son <strong>en</strong>semble, pour<br />
que ça ne devi<strong>en</strong>ne pas indigeste. J’ai proposé du coup, d’être le personnage extérieur. Je<br />
trace les limites de la scène. Je trace un rectangle, comme une horloge, où tous les tant<br />
de minutes, <strong>en</strong> changeant de costume, <strong>en</strong> am<strong>en</strong>ant une chose pareille qui se répète avec<br />
une modification, qui a une évolution du début jusqu’à la fin, se crée comme une résolution,<br />
qui n’<strong>en</strong> est pas une. Je propose une certaine histoire, un certain personnage,<br />
plein d’humour, un personnage qui revi<strong>en</strong>t et qui permet, je crois, qui cadre l’aléatoire<br />
des autres.<br />
Question du public<br />
Comme un contrepoint ?<br />
Herman Diephuis<br />
En travaillant avec Mathilde, pour répondre à ta question, chacun propose. Elle n’a ri<strong>en</strong><br />
écrit pour les danseurs. Ce sont les danseurs qui fourniss<strong>en</strong>t le matériel. Après, bi<strong>en</strong> sûr,<br />
elle <strong>en</strong>lève ou elle garde, elle change la place dans le parcours de chacun, ou crée des<br />
li<strong>en</strong>s avec les autres… Ce n’est pas complètem<strong>en</strong>t ouvert.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Si je peux me permettre, sur cette question là, gardons-nous d’y mettre de connotation<br />
morale. C’est une question qui revi<strong>en</strong>t dans presque toutes les r<strong>en</strong>contres avec le public.<br />
Est-ce que ce sont les danseurs qui écriv<strong>en</strong>t, ou est-ce le chorégraphe qui impose ? Sous<strong>en</strong>t<strong>en</strong>du,<br />
quelle est la part de liberté qu’ont les interprètes face à un méchant chorégraphe<br />
qui impose tout ou de g<strong>en</strong>tils chorégraphes qui laiss<strong>en</strong>t les danseurs écrire beaucoup.<br />
Gardons-nous de ce g<strong>en</strong>re de raisonnem<strong>en</strong>ts. Par exemple dans cette pièce, il y a<br />
un mom<strong>en</strong>t où il faut choisir, il faut ret<strong>en</strong>ir, éliminer. Lorsque j’ai fait les quelques <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s,<br />
l’un deux ne cachait ri<strong>en</strong> de sa colère, il avait le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’avoir été volé de son<br />
travail. Il décrivait les choses <strong>en</strong> ces termes : Mathilde Monnier fait faire les choses par<br />
les autres, et vi<strong>en</strong>t faire ses emplettes pour faire sa pièce. Je p<strong>en</strong>se qu’il est dans l’erreur<br />
dans ce raisonnem<strong>en</strong>t là, qu’il est trop schématique. Mais n’imaginons pas que c’est une<br />
simple question de jeu <strong>en</strong>tre la jolie liberté et la méchante autorité.<br />
Herman Diephuis<br />
Non, c’est aussi très particulier à cette pièce, cette façon de travailler.<br />
Autre interv<strong>en</strong>tion du public<br />
C’est une pièce qui me touche beaucoup, mais j’aimerais bi<strong>en</strong> la revoir plusieurs fois.<br />
C’est une pièce qui donne <strong>en</strong>vie de rev<strong>en</strong>ir. Je ne l’ai jamais vue <strong>en</strong> vrai, juste ces extraits.<br />
Mais le peu que j’<strong>en</strong> vois, me donne <strong>en</strong>vie de la voir plusieurs fois. Il y a plein de choses<br />
à voir. Mais ce que je me demande, c’est que toi, tu avais une partition écrite, mais pour<br />
les autres interprètes, est-ce qu’il y a une partition qui a fini par s’écrire ou est-ce que<br />
finalem<strong>en</strong>t ils font un parcours avec des consignes, mais qui laisse la possibilité d’une<br />
mutation dans les propositions au fur à mesure de la pièce ?<br />
Herman Diephuis<br />
Non, le parcours de chacun était très précis. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne pouvait<br />
pas proposer de nouvelles choses à l’intérieur de quelque chose de précis. Pour moi,<br />
j’avais le rôle le plus précis. Mais, <strong>en</strong>tre la première et la dernière fois qu’on l’a jouée, ça<br />
s’est modifié. Comme le dit Gérard, sur une semaine, sur 8 spectacles, il n’a pas vu exactem<strong>en</strong>t<br />
la même chose.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Oui, c’est vrai. Par exemple, je vais évoquer un cas qui m’intéresse particulièrem<strong>en</strong>t pour<br />
illustrer ceci. Rémi Ritier dans ses deux bouées faites dans des chambres à air, faisait des<br />
rebonds, il se laissait aller à ce poids, aux rebonds, ça n’est pas écrit. Ses mouvem<strong>en</strong>ts<br />
ne sont pas écrits. Ils génèr<strong>en</strong>t des r<strong>en</strong>contres inopinées. Il y a eu une très belle r<strong>en</strong>contre,<br />
qui ne peut être qu’inopinée, malheureusem<strong>en</strong>t, on n’a pas eu le temps d’y v<strong>en</strong>ir,<br />
avec Bertrand Mavie, ça a duré 45 secondes. C’est une micro situation. Ça n’existait pas<br />
les autres soirs. Quand il pousse ses blocs de glace, certes, il les pousse <strong>en</strong> général dans<br />
la même direction, mais il n’y a pas deux fois où ça donne le même résultat. Ça éclate le<br />
108
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
plateau, ça croise les trajectoires des autres, ça produit du son, etc.<br />
Herman Diephuis<br />
Par contre, on savait quand Rémi allait comm<strong>en</strong>cer à gonfler ses pneus, et plus ou moins<br />
où il se trouvait dans l’espace, même <strong>en</strong> se déplaçant. Après, le temps qu’il donnait à ça,<br />
le nombre de rebonds, et effectivem<strong>en</strong>t si ça tombait <strong>en</strong> même temps que le passage de<br />
quelqu’un … il y avait une marge, bi<strong>en</strong> sûr.<br />
Question du public<br />
Est-ce que cette pièce est <strong>en</strong>core jouée ?<br />
Herman Diephuis<br />
Non, elle ne l’est plus. Mais il est question d’une reprise l’année prochaine. On vous dira.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Elle a été très peu jouée.<br />
Herman Diephuis<br />
Ce n’est pas une pièce qui a bi<strong>en</strong> marché. Malgré le fait est que pour beaucoup de g<strong>en</strong>s,<br />
ça reste la meilleure pièce de Mathilde.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Il y <strong>en</strong> a de plus abouties, comme on dit. Celle-là est à mes yeux, la plus <strong>en</strong>voûtante,<br />
celle que l’on peut voir huit fois, <strong>en</strong> voyant toujours autre chose. Il y a quelque chose<br />
d’assez fascinant. Je r<strong>en</strong>contre, dans ce tout petit monde, des g<strong>en</strong>s qui <strong>en</strong> parl<strong>en</strong>t comme<br />
d’une pièce inouïe, d’exception.<br />
Personne dans le public<br />
Justem<strong>en</strong>t, par rapport à ça, vous avez souligné l’importance de cette pièce. Elle va plus<br />
loin que ce qu’on a pu voir. J’aurais aimé que vous me fassiez partager ce que vous avez<br />
vous ress<strong>en</strong>ti, analysé. On s<strong>en</strong>t qu’il y a quelque chose dans cette pièce que vous trouvez<br />
extrêmem<strong>en</strong>t important, pouvez vous nous <strong>en</strong> faire partager un peu quelque chose<br />
de cette importance ?<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Moi, elle me met dans un état de susp<strong>en</strong>sion, de suffocation. Devant quoi ? Devant le fait<br />
qu’elle est… En somme, c’est une pièce qui est sur un grand plateau, avec un grand<br />
effectif, de gros moy<strong>en</strong>s, c’est un C<strong>en</strong>tre<br />
Si vous voulez, c’est une pièce,<br />
j’ai essayé de le développer à<br />
plusieurs mom<strong>en</strong>ts,<br />
qui m’amène à essayer d’aborder<br />
le monde autrem<strong>en</strong>t,<br />
de le p<strong>en</strong>ser autrem<strong>en</strong>t,<br />
de sortir du fonctionnem<strong>en</strong>t<br />
duel, dualiste.<br />
Chorégraphique, elle est composée, on<br />
voit beaucoup de danse, beaucoup de<br />
mouvem<strong>en</strong>ts dansés, ce n’est pas une<br />
pièce expérim<strong>en</strong>tale, avec des petits<br />
moy<strong>en</strong>s, axée sur la déconstruction, qui<br />
passerait à la Ménagerie de Verre, à<br />
Paris. On est sur l’autre versant des choses.<br />
Pourtant, sur ce versant là, on est <strong>en</strong><br />
perman<strong>en</strong>ce dans une non évid<strong>en</strong>ce.<br />
Ri<strong>en</strong> n’est sûr. Ri<strong>en</strong> n’est arrêté. Tout est<br />
un peu affolé, déstabilisé, déréglé. Le<br />
regard doit <strong>en</strong> perman<strong>en</strong>ce choisir. Ce<br />
qui fait cette profusion. Ce n’est pas que<br />
j’aie besoin de manger beaucoup pour<br />
me s<strong>en</strong>tir bi<strong>en</strong>, mais je sais que je n’arriverais<br />
pas à tout y voir. Je sais que c’est<br />
le cas de chaque spectacle. Mais là, à chaque fois, je réinv<strong>en</strong>te quelque chose. Je vois<br />
quelque chose de tout autre. Je l’ai vue au moins 50 fois <strong>en</strong> vidéo pour travailler. On a de<br />
gros effectifs, de gros moy<strong>en</strong>s, grande scène, <strong>en</strong>core une fois, grande production, et quelque<br />
chose qui est au bord, jamais évid<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> perman<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> doute, dans un flottem<strong>en</strong>t,<br />
dans des fuites, des insaisis. C’est un peu philosophique, mais <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dons-nous, c’est<br />
une profonde jouissance. C’est une pièce qui m’émeut, qui me possède.<br />
109
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
Personne dans le public<br />
Ça a répondu. J’ai une piste. Merci<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
(Un léger susp<strong>en</strong>s) Si vous voulez, c’est une pièce, j’ai essayé de le développer à plusieurs<br />
mom<strong>en</strong>ts, qui m’amène à essayer d’aborder le monde autrem<strong>en</strong>t, de le p<strong>en</strong>ser autrem<strong>en</strong>t,<br />
de sortir du fonctionnem<strong>en</strong>t duel, dualiste. On est soit là, soit là. Pas ailleurs. Alors<br />
qu’à mon avis, on est <strong>en</strong>tre les deux. C’est <strong>en</strong>tre les deux que ça travaille. Il faut <strong>en</strong>visager<br />
le ici et le là, non pas comme des données qui préexist<strong>en</strong>t, des données intangibles,<br />
mais comme des productions. C’est parce que nous sommes dans la t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre les<br />
deux que nous produisons les termes de la contradiction. En général, toute notre p<strong>en</strong>sée<br />
anci<strong>en</strong>ne et paresseuse, consiste à p<strong>en</strong>ser que les termes sont posés, et que la<br />
contradiction <strong>en</strong> découle. Non. Nous n’arrêtons pas de créer les termes parce que nous<br />
sommes <strong>en</strong>tre les deux. Le chemin est intéressant, du fait que nous l’empruntons, plus<br />
que du fait que de savoir d’où nous v<strong>en</strong>ons et où il nous mène. J’ai beaucoup insisté sur<br />
cette notion de l’<strong>en</strong>tre, dans l’<strong>en</strong>tre, et sur les bords. C’est à dire, comm<strong>en</strong>t arriver à définir<br />
les choses, les choses se font, elles se font par leurs franges, et leurs franges ne sont<br />
pas des clôtures. Les relations se pass<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre. Elles ne se pass<strong>en</strong>t pas dans le choix de<br />
l’un ou l’autre. En clair, il y a beaucoup d’inspiration de la lecture de Gilles Deleuze, pour<br />
ceux qui situ<strong>en</strong>t. C’est dit, mais je n’ai pas voulu y v<strong>en</strong>ir, parce que ça aurait été un<br />
<strong>en</strong>combrem<strong>en</strong>t de plus.<br />
Question d’un participant<br />
Par rapport à l’architecture, à l’espace, je trouvais que là où avait été créée la pièce, il y<br />
avait quelque chose qui me permettait effectivem<strong>en</strong>t, d’être <strong>en</strong>gouffré. Je me posais la<br />
question quand c’est replacé dans un théâtre avec une scène plus traditionnelle, j’ai l’impression<br />
que ça permet moins cela. Comm<strong>en</strong>t on pourrait r<strong>en</strong>dre cette dim<strong>en</strong>sion de l’espace<br />
qui est très importante ?<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Je p<strong>en</strong>se que Herman pourrait répondre.<br />
Herman Diephuis<br />
On n’a jamais pu reproduire cela nulle part.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Moi je ne l’ai vue qu’à G<strong>en</strong>nevilliers. Est-ce que ça joue beaucoup ?<br />
Herman Diephuis<br />
Je crois que les g<strong>en</strong>s qui l’ont vue ailleurs ont vu une autre pièce, c’est tout. Alors, à la<br />
fois, c’était dommage parce que cet espace était incroyable, était fort pour la pièce, mais<br />
il était problématique aussi, parce que nous, on se perdait. L’espace r<strong>en</strong>dait la lecture de<br />
la pièce <strong>en</strong>core plus compliquée pour un public qui vi<strong>en</strong>t voir un spectacle de danse. Cet<br />
énorme plateau implique que c’est une grande salle. Selon où on était placé dans la<br />
salle, pour la personne qui était au fond, l’interprète était tout petit !<br />
J’ai s<strong>en</strong>ti qu’à G<strong>en</strong>nevilliers, où on aimait beaucoup cet espace, qu’il nous semblait être<br />
l’espace nécessaire pour cette pièce, et <strong>en</strong> même temps, après l’avoir joué, et on l’a<br />
même joué dans des tous petits théâtres, on p<strong>en</strong>sait que ça allait être ridicule, la réception<br />
de la pièce était meilleure. Parce que les g<strong>en</strong>s étai<strong>en</strong>t sur les interprètes, ils voyai<strong>en</strong>t<br />
ce qui se passait dans le corps, l’émotion qui pouvait exister, et ça jouait moins sur l’architecture.<br />
Et donc aussi, moins sur l’image. On était plus directem<strong>en</strong>t sur le corps. Ça<br />
donne deux pièces différ<strong>en</strong>tes, plus faciles pour un public qui vi<strong>en</strong>t voir de la danse.<br />
Enfin, tu m’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds !<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Je m’<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ais à la cassette qui montre un peu la version officielle de la pièce, je p<strong>en</strong>se<br />
que c’est dû à cela, au fait qu’on soit sur le rapprochem<strong>en</strong>t des personnes et qu’on voit<br />
très peu le dégagem<strong>en</strong>t. Ça me donne <strong>en</strong>vie de rev<strong>en</strong>ir à la question de la dame, quand<br />
tu parles de ce qui se passait dans les corps. Enfin, je n’ai pas eu le temps d’<strong>en</strong> parler, il<br />
faudrait des heures, ou que je m’organise mieux ! Je n’ai pas évoqué l’ess<strong>en</strong>tiel : ce qui<br />
se passe dans les corps, et qui m’émeut le plus, c’est que l’ess<strong>en</strong>tiel des figures de danse,<br />
110
“Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard May<strong>en</strong><br />
Ce qui se passe dans les corps, et<br />
qui m’émeut le plus, c’est que<br />
l’ess<strong>en</strong>tiel des figures de danse, qui<br />
sont finalem<strong>en</strong>t nombreuses, je veux<br />
dire qui ne sont pas la marche<br />
stricto s<strong>en</strong>su, sont constituées de<br />
corps déchirés <strong>en</strong>tre des directions<br />
multiples et qui n’arrêt<strong>en</strong>t pas de<br />
problématiser ce que pourrait être<br />
leur <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t dans le monde.<br />
qui sont finalem<strong>en</strong>t nombreuses, je<br />
veux dire qui ne sont pas la marche<br />
stricto s<strong>en</strong>su, sont constituées de<br />
corps déchirés <strong>en</strong>tre des directions<br />
multiples et qui n’arrêt<strong>en</strong>t pas de<br />
problématiser ce que pourrait être<br />
leur <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t dans le monde.<br />
Qu’est-ce qui va faire danse ?<br />
Comm<strong>en</strong>t on va y aller ? On ne va<br />
pas y aller vraim<strong>en</strong>t, on ne va pas<br />
déployer de grandes figures, mais<br />
on va constamm<strong>en</strong>t réamorcer<br />
cette question. Dans ce cas là, on<br />
est dans une impossibilité, une<br />
non-évid<strong>en</strong>ce, une fois de plus. On<br />
a beaucoup de figures où ça pourrait<br />
y aller. Mais ça reste, ça se<br />
défait dans les directions. Les trois<br />
principales directions sagittales,<br />
frontales, horizontales. Ça devi<strong>en</strong>t<br />
ça la question. Je peux vraim<strong>en</strong>t<br />
beaucoup aimer des pièces de grande composition, par exemple, Anne Teresa de<br />
Keersmaeker, où ça y va vraim<strong>en</strong>t, cette question n’est pas là, me semble t-il. Mais<br />
«Déroutes » me ramène constamm<strong>en</strong>t à « Comm<strong>en</strong>cer à y aller ? », « Pourquoi y aller ? »,<br />
« Est-ce que c’est si évid<strong>en</strong>t ? ». Pour nous, dans notre monde, comm<strong>en</strong>cer à poser son<br />
corps dans le monde et vers où on va aller, pour quoi faire, quoi dire, quoi manifester ?<br />
L’écriture du geste est <strong>en</strong> général celle là. Là aussi, un peu de basse int<strong>en</strong>sité.<br />
Question d’une participante<br />
Est-ce que c’est de cette pièce là que vous parliez dans un article <strong>en</strong> la comparant avec<br />
une œuvre de Daniel Dobbels ?<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Non. Pas du tout. Je le comparais avec Caterina Sagna, « Basso Ostinato ». Je crois qu’on<br />
va arrêter là. Herman s’y colle, lui après. Il joue ce soir.<br />
Herman Diephuis<br />
Je voulais proposer un mini atelier, mais on a un spectacle à faire ce soir. Donc on est<br />
embêtés. On a besoin de préparer le spectacle. Il ne sert à ri<strong>en</strong>, <strong>en</strong> 10 minutes de faire un<br />
atelier.<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
Excusez-moi, c’est de ma faute.<br />
Herman Diephuis<br />
On <strong>en</strong> a discuté p<strong>en</strong>dant. Ça n’avait aucun s<strong>en</strong>s par rapport à ton exposé, tu n’étais pas<br />
<strong>en</strong>core arrivé au bout. C’est comme ça. Par contre, nous on va répéter de maint<strong>en</strong>ant à 7<br />
heures. Si parmi vous, il y a des g<strong>en</strong>s qui ont <strong>en</strong>vie de rester dans la salle, d’assister à la<br />
répétition, c’est possible. Tout le monde va rev<strong>en</strong>ir voir le spectacle ?<br />
Gérard May<strong>en</strong><br />
C’est un spectacle fameux !<br />
Herman Diephuis<br />
Qui ne vi<strong>en</strong>t pas ce soir ? Il n’y a que trois personnes qui ne revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas ce soir ?<br />
Comm<strong>en</strong>t vous convaincre ? Et si on répétait avec les figurants ? Est-ce que tous les figurants<br />
sont là ? Il faut faire une pause. Non, je propose qu’on répète et pour ceux qui ont<br />
<strong>en</strong>vie de voir des bouts de répétition, on laisse les portes ouvertes. Ceux qui ne veul<strong>en</strong>t<br />
pas se gâcher le plaisir parce qu’ils vont v<strong>en</strong>ir voir le spectacle ce soir, on se retrouve à<br />
20h30. Je suis ouvert à vos questions. Je suis désolé mais le déroulem<strong>en</strong>t de la journée<br />
se fait un peu malgré moi. Je dirais tout avec mon spectacle ce soir.<br />
111
112
MARDI 13<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
L’ÉCRITURE AU THÉÂTRE JEUNE PUBLIC<br />
EMERGENCE D’UN NOUVEAU LANGAGE OU NOUVEAU RAPPORT AU PUBLIC ?<br />
proposé par le Théâtre <strong>Massalia</strong><br />
Première partie<br />
L’écriture au théâtre jeune public<br />
Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou<br />
nouveau rapport au public ?<br />
Graziella Végis (Théâtre <strong>Massalia</strong>)<br />
Le Théâtre <strong>Massalia</strong> et le Pôle Jeune Public sont heureux de vous accueillir à cette journée<br />
de réflexion et d’échanges sur l’écriture au théâtre jeune public, organisée dans le<br />
cadre des R<strong>en</strong>contres professionnelles artistiques sur les nouvelles écritures artistiques<br />
dans le domaine de la musique du théâtre et de la danse, organisées elles-mêmes par le<br />
Conseil Général du Var. Je remercie tout de suite de leur prés<strong>en</strong>ce Françoise Longeard,<br />
qui est à la direction des affaires culturelles du Conseil Général du Var, ainsi que Mme<br />
Anne-Claire Pankowski de la DMDTS, qui nous fait l’honneur d’être là avec nous, pour<br />
cette journée.<br />
Le Théâtre <strong>Massalia</strong> est installé à Marseille, à la Friche la Belle de Mai dont il est le fondateur.<br />
Créé <strong>en</strong> 1987, il est aujourd’hui « C<strong>en</strong>tre europé<strong>en</strong> de Productions Jeune Public<br />
Tout Public ».C’est une structure de production et de diffusion de spectacles vivants pour<br />
le jeune public. Il appuie son projet artistique sur « l’art du jeu » qui croise les disciplines<br />
artistiques : théâtre, marionnettes, danse, cirque, musique, arts plastiques à<br />
l’adresse des <strong>en</strong>fants, des adolesc<strong>en</strong>ts mais aussi des adultes.<br />
En 2003, le Théâtre <strong>Massalia</strong> a mis <strong>en</strong> place le c<strong>en</strong>tre ressources. Il est c<strong>en</strong>tré sur les<br />
questions du jeune public et s’ouvre égalem<strong>en</strong>t sur les marionnettes et sur le cirque avec<br />
lesquels le jeune public développe des relations privilégiées.<br />
Plus qu’un lieu d’information, ce c<strong>en</strong>tre ressources jeune public est le lieu des expéri<strong>en</strong>ces<br />
et des pratiques artistiques et culturelles, reflet de la conception des relations aux<br />
jeunes publics que développe <strong>Massalia</strong> au sein de la Friche La Belle de Mai.<br />
C’est égalem<strong>en</strong>t un lieu de réflexion, sorte d’espace protégé, à l’écart de l’urg<strong>en</strong>ce de la<br />
programmation, un lieu où il s’agit d’observer, d’analyser, et de mettre <strong>en</strong> relation les pratiques<br />
artistiques et culturelles avec d’autres champs disciplinaires et notamm<strong>en</strong>t sci<strong>en</strong>tifiques.<br />
En 2004, le Théâtre <strong>Massalia</strong> s’est vu confier par la Communauté d’Agglomération Toulon<br />
Prov<strong>en</strong>ce Méditerranée, la Direction Régionale des Affaires Culturelles, sout<strong>en</strong>u par le<br />
Conseil Général du Var, une mission de préfiguration d’un Pôle Jeune Public situé à la<br />
Maison des Comoni au Revest les Eaux. C<strong>en</strong>tre ressources régional, le Théâtre <strong>Massalia</strong><br />
a pu activer rapidem<strong>en</strong>t ses relais locaux, réseaux de compagnies régionales et internationales,<br />
mobiliser son équipe et ses savoir-faire. Il assure ainsi une programmation de<br />
spectacles à la Maison des Comoni et hors les murs, <strong>en</strong> déc<strong>en</strong>tralisation dans les communes<br />
de la Communauté d’Agglomération Toulon Prov<strong>en</strong>ce Méditerranée.<br />
C’est donc à la demande du Conseil Général du Var que nous avons imaginé cette r<strong>en</strong>contre<br />
autour de l’écriture au théâtre jeune public. Et nous vous remercions d’avoir<br />
répondu à cette invitation. Je remercie d’ores et déjà le théâtre le Comédia et son équipe<br />
113
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
de nous accueillir, ainsi que les interv<strong>en</strong>ants réunis autour de cette table, que je vais<br />
brièvem<strong>en</strong>t vous prés<strong>en</strong>ter.<br />
Brigitte Lallier Maisonneuve, qui est comédi<strong>en</strong>ne, metteur <strong>en</strong> scène et directrice du<br />
Théâtre Athénor de Saint-Nazaire<br />
Sylviane Fortuny, metteur <strong>en</strong> scène de la Compagnie Pour ainsi dire.<br />
Isabelle Hervouët, metteur <strong>en</strong> scène et comédi<strong>en</strong>ne de la Compagnie Skappa !, à<br />
Marseille. Christian Duchange, metteur <strong>en</strong> scène de la Compagnie L’Artifice, à Dijon.<br />
Patrick B<strong>en</strong> Soussan, pédopsychiatre.<br />
Dominique Bérody, délégué général jeunesse au CDN de Sartrouville et co-directeur de<br />
la collection Heyoka Jeunesse, qui va animer l’<strong>en</strong>semble de la journée.<br />
Nathalie Papin, auteur.<br />
Christian Carrignon, metteur <strong>en</strong> scène et comédi<strong>en</strong> au Théâtres de Cuisine, à Marseille.<br />
Anne Luthaud, auteur.<br />
Georges Perpès, co-directeur de la Compagnie Orphéon Théâtre Intérieur. Il représ<strong>en</strong>te<br />
la Bibliothèque théâtrale Armand Gatti de Cuers.<br />
Philippe Dorin, auteur, qui travaille beaucoup avec la Compagnie Pour ainsi dire.<br />
Dominique Bérody va animer l’<strong>en</strong>semble de la journée. Je vous prie de bi<strong>en</strong> vouloir excuser<br />
deux invités annoncés mais finalem<strong>en</strong>t ret<strong>en</strong>us dans leur pays, <strong>en</strong> Italie, il s’agit<br />
d’Alessandro Libertini et de Bruno Stori.<br />
Il va rev<strong>en</strong>ir plus précisém<strong>en</strong>t sur le déroulem<strong>en</strong>t de la journée, le programme est assez<br />
chargé, on vous l’a distribué à l’<strong>en</strong>trée : vont se succéder des interv<strong>en</strong>tions, des tables<br />
rondes, des lectures, une projection et des échanges avec vous.<br />
On s’arrêtera à 13h pour aller déjeuner et nous repr<strong>en</strong>drons à 14h30 pour terminer au<br />
plus tard à 17H00.<br />
Je vous rappelle que la journée se poursuivra <strong>en</strong>suite avec le spectacle « Etre le Loup »<br />
à 19H30 au Pôle Jeune Public au Revest les Eaux et qu’il vous faut absolum<strong>en</strong>t réserver<br />
votre place si vous ne l’avez pas <strong>en</strong>core fait.<br />
Je remercie aussi la bibliothèque Armand Gatti pour le choix et la lecture d’extraits<br />
d’œuvres théâtrales.<br />
Voilà pour ce qui est des informations pratiques, je laisse maint<strong>en</strong>ant la parole à<br />
Dominique Bérody.<br />
Dominique Bérody<br />
On va se chauffer avec quelques applaudissem<strong>en</strong>ts pour se mettre <strong>en</strong> forme. On va passer<br />
une journée <strong>en</strong>semble autour d’une question tout à fait ess<strong>en</strong>tielle qui m’habite<br />
depuis, non pas toujours car ce sont toujours des coquetteries que de dire depuis l’<strong>en</strong>fance…<br />
mais il n’empêche qu’<strong>en</strong> tout cas, depuis que je travaille comme comédi<strong>en</strong>, metteur<br />
<strong>en</strong> scène, éditeur, et maint<strong>en</strong>ant comme responsable de manifestations pour la jeunesse,<br />
j’ai toujours pris <strong>en</strong> compte et participé au développem<strong>en</strong>t du répertoire.<br />
Cette question est ess<strong>en</strong>tielle. Je trouve que l’avoir posée sous l’angle de l’écriture, de<br />
l’émerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage, et/ou d’un nouveau rapport au public me semble tout<br />
à fait pertin<strong>en</strong>t. Je crois que si aujourd’hui, on peut poser cette question là, <strong>en</strong> ces termes<br />
là, c’est bi<strong>en</strong> parce que depuis de très nombreuses d’années, un certain nombre de<br />
pionniers se la sont posée. Mais aussi la question de l’importance du théâtre dès d’<strong>en</strong>fance<br />
et donc de l’importance de l’accès à des œuvres d’art, de l’accès à des langages<br />
artistiques, s’est posée de plus <strong>en</strong> plus. C’est réjouissant du côté de l’artistique, dans un<br />
autre rapport à l’école, à l’<strong>en</strong>fant, et je crois que c’est <strong>en</strong> abordant la question sous l’angle<br />
de l‘écriture, des langages artistiques, donc du texte, que l’on va peut-être pouvoir<br />
scruter d’une manière un peu différ<strong>en</strong>te cette question du théâtre qui est proposé aux<br />
<strong>en</strong>fants, p<strong>en</strong>dant le temps de représ<strong>en</strong>tations scolaires, tout public…<br />
On va essayer d’aborder ces thèmes de manière large et ouverte, grâce à la prés<strong>en</strong>ce d’auteurs,<br />
de metteurs <strong>en</strong> scène, mais aussi avec le regard d’un pédopsychiatre, et je crois<br />
que c’est intéressant parce que c’est un regard culturel et pas uniquem<strong>en</strong>t un regard de<br />
prescription, du côté du soin. De quel soin pourrait-il s’agir quand on est face à une<br />
œuvre d’art ?<br />
Nous allons essayer de brasser toutes ces questions <strong>en</strong>semble, sous forme d’interv<strong>en</strong>tions,<br />
d’échanges, de conversations.<br />
Naturellem<strong>en</strong>t, je p<strong>en</strong>se que ce n’est pas complètem<strong>en</strong>t fortuit si je me retrouve à animer<br />
cette journée. Je vais essayer <strong>en</strong> ouverture d’introduire un petit historique de l’écri-<br />
114
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
ture pour la jeunesse, puisque c’est la question que me posait Graziella Végis et l’équipe<br />
qui a organisé cette journée.<br />
Autre petite par<strong>en</strong>thèse avant de r<strong>en</strong>trer dans le vif du sujet. Je trouve aussi très intéressant<br />
qu’une manifestation comme celle là, ainsi que toutes les autres qui se déroul<strong>en</strong>t<br />
sur le Départem<strong>en</strong>t, et plus particulièrem<strong>en</strong>t à Toulon, soi<strong>en</strong>t aussi initiées par une puissance<br />
publique, une collectivité territoriale. Aujourd’hui, <strong>en</strong> effet, on ne peut pas p<strong>en</strong>ser<br />
ces questions là, sans les p<strong>en</strong>ser <strong>en</strong> étroite relation avec la question des territoires, et au<br />
travers, la question de leur aménagem<strong>en</strong>t, du rapport à la population, et par conséqu<strong>en</strong>t,<br />
du rapport au futur public qui vi<strong>en</strong>t découvrir les œuvres.<br />
Cette articulation intellig<strong>en</strong>te, féconde, sur le thème du part<strong>en</strong>ariat, où on mutualise nos<br />
efforts, nos initiatives, où, finalem<strong>en</strong>t, à un mom<strong>en</strong>t donné, on rep<strong>en</strong>se la distribution<br />
de l’arg<strong>en</strong>t public, qui est un juste retour des choses, puisqu’il vi<strong>en</strong>t de l’impôt. On a<br />
donc la responsabilité du bon usage de l’arg<strong>en</strong>t public pour faire découvrir les œuvres.<br />
C’est là le beau projet qu’il faut toujours sout<strong>en</strong>ir dans la démocratisation de l’accès aux<br />
œuvres. Je trouve tout à fait intéressant qu’une initiative du Conseil Général nous permette<br />
d’aborder la question du côté artistique, du côté culturel, du côté de la langue, du<br />
côté des œuvres, et donc du côté de l’écriture et du répertoire puisqu’il s’agit aussi<br />
d’aborder cette question de l’émerg<strong>en</strong>ce du répertoire.<br />
Je t<strong>en</strong>ais à insister sur ce point là, puisque par ailleurs, cette manifestation fait écho à la<br />
manifestation dont je m’occupe, par rapport au s<strong>en</strong>s que ça peut avoir. La Bi<strong>en</strong>nale de<br />
Création Théâtrale pour l’Enfance et l’Adolesc<strong>en</strong>ce intitulée « Odyssée 78 » a été conçue<br />
aussi <strong>en</strong> étroit part<strong>en</strong>ariat <strong>en</strong>tre un Conseil Général, celui des Yvelines, et un théâtre, le<br />
C<strong>en</strong>tre Dramatique National de Sartrouville. Cela montre à quel point, aujourd’hui, on ne<br />
peut avancer sur ces questions là que si on avance d’une manière, je dirais part<strong>en</strong>ariale,<br />
<strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant <strong>en</strong>semble le projet, du point de vue de chacun des part<strong>en</strong>aires, dans une<br />
complém<strong>en</strong>tarité intellig<strong>en</strong>te. Le part<strong>en</strong>ariat, c’est la part de l’autre. En quoi le regard de<br />
l’autre peut éclairer ce que je fais, et <strong>en</strong> quoi ce que je fais peut éclairer celui de l’autre.<br />
On pourrait l’ét<strong>en</strong>dre à la question de l’éducation artistique, de la complém<strong>en</strong>tarité <strong>en</strong>tre<br />
l’artiste et l’<strong>en</strong>seignant, on peut aussi l’éclairer du double point de vue, celui des élus,<br />
des représ<strong>en</strong>tants du peuple, représ<strong>en</strong>tant de celui qui l’a élu, et de la manière dont il va<br />
p<strong>en</strong>ser avec les acteurs de terrain, avec les artistes, cette question de la démocratisation<br />
de l’accès, de l’élargissem<strong>en</strong>t des publics, et donc, de la fréqu<strong>en</strong>tation des œuvres, qui<br />
est quand même une des choses ess<strong>en</strong>tielles dont on sait très bi<strong>en</strong> qu’elle peut aider à<br />
se construire et qu’elle peut donner des atouts pour l’av<strong>en</strong>ir. Surtout quand on est un<br />
jeune.<br />
Voilà ce double éclairage me semble très intéressant, et je p<strong>en</strong>se qu’il est bi<strong>en</strong> de l’avoir<br />
toujours quelque part, par rapport aux questions qui vont nous habiter.<br />
Alors sur cette question plus particulière du statut du texte au théâtre jeune public, je<br />
vais comm<strong>en</strong>cer au travers d’un bref historique. D’abord, sur la question de l’histoire, qui<br />
m’est souv<strong>en</strong>t posée, on va tout de suite la relativiser.<br />
En effet, on ne peut faire qu’une brève histoire dans un temps bref si on regarde cette<br />
courte histoire, cette histoire réc<strong>en</strong>te, <strong>en</strong> train de se faire, du théâtre jeune public, et de<br />
l’émerg<strong>en</strong>ce de ce répertoire, au regard de 25 siècles de l’histoire du théâtre. Par conséqu<strong>en</strong>t,<br />
soyons modestes et humbles et ne nous amusons pas à jouer les histori<strong>en</strong>s, dans<br />
un mom<strong>en</strong>t qui est <strong>en</strong>train de se fabriquer, de se créer avec des artistes, qui est donc<br />
relatif, fragile.<br />
C’est la fragilité qui nous intéresse quand on aborde la question de l’écriture, du théâtre.<br />
Par conséqu<strong>en</strong>t, il est extrêmem<strong>en</strong>t difficile, aujourd’hui, de t<strong>en</strong>ter une approche historique.<br />
Laissons du temps au temps. Pr<strong>en</strong>ons un peu de distance. J’ai juste <strong>en</strong>vie de donner<br />
quelques points de repères, quelques éclairages, qui sont naturellem<strong>en</strong>t partiels,<br />
voire partiaux. Après tout, il est important de savoir<br />
Le mot répertoire vi<strong>en</strong>t du<br />
latin « reperire : trouver ».<br />
Pour qu’il y ait quelque<br />
chose à trouver, il faut<br />
qu’il y ait quelque chose.<br />
de quel bois on se chauffe. On le découvrira <strong>en</strong>semble<br />
je crois, au cours de cette journée, mais je vais<br />
vous donner quand même deux ou trois repères.<br />
Si aujourd’hui, on peut poser la question du statut<br />
du texte, il faut qu’il y ait eu, à un mom<strong>en</strong>t donné,<br />
l’apparition de ce texte, donc l’émerg<strong>en</strong>ce d’un<br />
répertoire. Le mot répertoire vi<strong>en</strong>t du latin « reperire<br />
: trouver ». Pour qu’il y ait quelque chose à trouver,<br />
il faut qu’il y ait quelque chose. Donc, naturelle-<br />
115
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
m<strong>en</strong>t, tant que le théâtre n’a pas quelque chose à dire, on ne risque pas de trouver une<br />
trace de ce qu’il veut dire. C’était particulièrem<strong>en</strong>t vrai dans le domaine du théâtre pour<br />
l’<strong>en</strong>fance et la jeunesse, parce que c’était intimem<strong>en</strong>t lié à la manière dont on considère<br />
l’<strong>en</strong>fant. Le considère-t-on pour ce qu’il est ou pour ce qu’on croit qu’il est ? C’est une<br />
question c<strong>en</strong>trale par rapport à ce qui nous occupe.<br />
On peut faire le parallèle avec la littérature jeunesse. Il semblerait erroné de dissocier<br />
l’apparition du répertoire du théâtre jeune public de l’apparition de la littérature jeunesse,<br />
mais on voit ça s’est fait dans des mom<strong>en</strong>ts différ<strong>en</strong>ts. Parce que si la littérature<br />
de jeunesse est apparue au 18ème siècle, elle est apparue comme une littérature de<br />
substitution. Elle est apparue parce que l’on considérait que l’<strong>en</strong>fant n’était pas capable<br />
d’accéder au livre, d’accéder au texte, à la littérature. Par conséqu<strong>en</strong>t, il s’agissait d’une<br />
littérature qui naissait d’une c<strong>en</strong>sure, d’un interdit. Donc, est apparue une littérature de<br />
seconde main, avec des émotions de seconde main, une sorte de para littérature. On le<br />
verra <strong>en</strong>core beaucoup plus tard, au 20ème siècle, au mom<strong>en</strong>t de l’apparition d’une littérature<br />
de jeunesse, mais aussi à la fin du 19ème, avec des contes édulcorés.<br />
Cette littérature là, au lieu d’être écrite par les écrivains qui faisai<strong>en</strong>t la littérature du<br />
mom<strong>en</strong>t, était écrite par des spécialistes. Mais des spécialistes de quoi ? Est-ce que<br />
c’étai<strong>en</strong>t des spécialistes de l’empêchem<strong>en</strong>t d’accéder à la littérature ? Des spécialistes<br />
de la compréh<strong>en</strong>sion ? Il s’opérait une pré-digestion de ce qu’il fallait compr<strong>en</strong>dre, et<br />
donc pour avoir accès à la littérature et au texte, il fallait faire une sous-littérature d’accès<br />
? Une sorte de littérature intermédiaire, une sorte de para-pharmacie ? Comme je l’ai<br />
Ça ressemble à du théâtre, ça a le goût du théâtre,<br />
mais ce n’est pas du théâtre.<br />
dit parfois du théâtre, une para-pharmacie du théâtre ? Ça ressemble à du théâtre, ça a<br />
le goût du théâtre, mais ce n’est pas du théâtre. On était dans cette question de la spécialisation,<br />
qui fait qu’on a eu p<strong>en</strong>dant tout un temps des textes dont on pouvait p<strong>en</strong>ser,<br />
dont on disait aussi, et certains pédagogues de la lecture le disai<strong>en</strong>t, que c’étai<strong>en</strong>t<br />
plutôt des textes pour appr<strong>en</strong>dre à lire plutôt qu’une littérature qui permettait d’accéder<br />
à la lecture. Comme si lire, c’était uniquem<strong>en</strong>t déchiffrer des sons, et non pas accéder<br />
au s<strong>en</strong>s.<br />
Je ne vais pas marcher sur les territoires de Patrick B<strong>en</strong> Soussan, mais Bruno Bettelheim<br />
a dit là dessus des choses très pertin<strong>en</strong>tes. On sait très bi<strong>en</strong> qu’un <strong>en</strong>fant va accéder<br />
d’autant plus facilem<strong>en</strong>t au s<strong>en</strong>s, et va accéder d’autant plus facilem<strong>en</strong>t à la lecture qu’il<br />
va avoir sous les yeux, des textes qui vont le faire rêver, des textes qui vont le faire imaginer,<br />
qui vont l’interroger, parce qu’il n’aura de cesse de vouloir aller plus loin pour<br />
trouver le s<strong>en</strong>s. On voit bi<strong>en</strong> qu’on peut avoir des littératures écrans, qui empêch<strong>en</strong>t<br />
finalem<strong>en</strong>t d’accéder au s<strong>en</strong>s. Or, la question c<strong>en</strong>trale c’est : comm<strong>en</strong>t accéder au s<strong>en</strong>s,<br />
si ce qui est écrit n’<strong>en</strong> a pas ?<br />
Donc le théâtre pour <strong>en</strong>fants n’a pas échappé à ce phénomène là, avec un décalage dans<br />
le temps. Pourquoi ? Parce que, dans un premier temps, le théâtre jeune public qui<br />
apparaissait était un théâtre pour les <strong>en</strong>fants, avec la préposition « pour », préposition<br />
de la prescription, alors qu’avec le « de », et le « et », le théâtre de l’<strong>en</strong>fance, ou le théâtre<br />
et l’<strong>en</strong>fance, le s<strong>en</strong>s est différ<strong>en</strong>t. Cela valait aussi pour la littérature, la littérature<br />
qui nous accompagne à ce mom<strong>en</strong>t là de la vie. Avec le pour, il y une prescription un<br />
petit peu réductrice.<br />
Donc le théâtre jeune public dans son apparition réc<strong>en</strong>te était au départ exclu du théâtre.<br />
Pourquoi ? Parce que, fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t, il n’avait pas de textes. Il n’avait pas de<br />
textes parce qu’il n’avait pas d’auteurs. Il n’avait pas d’auteurs parce qu’il n’avait pas<br />
d’éditeurs, pas d’édition. Par conséqu<strong>en</strong>t, on était dans une émerg<strong>en</strong>ce un peu chaotique<br />
qui ne permettait pas d’intégrer le théâtre jeune public dans la famille du théâtre.<br />
Or, les évolutions du théâtre jeune public au 20ème siècle, font <strong>en</strong> réalité, si on l’examine<br />
de près, tout à fait <strong>en</strong> écho à l’évolution du théâtre tout court, et que ceux qui ont<br />
marqué l’histoire du théâtre du 20ème siècle, de Copeau, Dullin, Gaston Baty, à Vilar,<br />
(qui <strong>en</strong> 1969 à Avignon pose la question du théâtre des <strong>en</strong>fants), et plus tard, Vitez, à<br />
Chaillot, (avec l’expéri<strong>en</strong>ce du Théâtre National des <strong>en</strong>fants), de Jack Lang, mais aussi<br />
avec Catherine Dasté, et la déc<strong>en</strong>tralisation, dans la tradition de son père (fille de Jean<br />
Dasté, petite fille de Jacques Copeau), mais aussi avec des auteurs et des metteurs <strong>en</strong><br />
scène comme Bruno Castaing, Françoise Pillet, Maurice Y<strong>en</strong>dt, Miguel Demuynck et le<br />
116
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
Théâtre de la Clairière.<br />
Tous ces g<strong>en</strong>s se sont posé des questions de théâtre parce qu’ils étai<strong>en</strong>t dans le mouvem<strong>en</strong>t<br />
du théâtre. Ils se sont posé, comme on le verra tout à l’heure, la question du rapport<br />
au public et de l’id<strong>en</strong>tification de ce public. Donc, aujourd’hui, et je vais à grandes<br />
<strong>en</strong>jambées, pardonnez-moi, mais le temps nous est compté, l’émerg<strong>en</strong>ce du répertoire<br />
d’une part, celui que l’on peut découvrir au travers des auteurs prés<strong>en</strong>ts, au travers des<br />
livres qui lui sont consacrés, a donné raison aux pionniers qui s’interrogeai<strong>en</strong>t sur leur<br />
rapport au public.<br />
Je p<strong>en</strong>se qu’aujourd’hui, les <strong>en</strong>jeux artistiques, qui sont ceux de l’émerg<strong>en</strong>ce de ce répertoire<br />
sont de 4 ordres :<br />
- Ce sont des <strong>en</strong>jeux artistiques. Des auteurs propos<strong>en</strong>t <strong>en</strong> toute liberté leur univers.<br />
Il y a donc des écritures qui perdur<strong>en</strong>t, qui rest<strong>en</strong>t au-delà de leur représ<strong>en</strong>tation<br />
dans une mise <strong>en</strong> scène, au-delà du spectacle. On va au-delà de l’éphémère de la représ<strong>en</strong>tation.<br />
C’est la naissance du répertoire.<br />
- C’est un réel mouvem<strong>en</strong>t artistique, qui r<strong>en</strong>ouvelle la littérature du domaine,<br />
parce que c’est une littérature extrêmem<strong>en</strong>t créative, qui pr<strong>en</strong>d à contre-pied les att<strong>en</strong>dus<br />
sur la question. On est vraim<strong>en</strong>t dans une littérature créative.<br />
- Et ce sont surtout, et c’est là le point ess<strong>en</strong>tiel, des formes d’écritures qui ne<br />
sont pas séparées du théâtre. Elles s’inscriv<strong>en</strong>t donc complètem<strong>en</strong>t dans un mouvem<strong>en</strong>t<br />
qui participe à l’élargissem<strong>en</strong>t, à l’approfondissem<strong>en</strong>t du répertoire tout court. Donc<br />
c’est une chose tout à fait ess<strong>en</strong>tielle. Ça donne raison aux pionniers, et notamm<strong>en</strong>t à<br />
l’un d’<strong>en</strong>tre eux, Léon Chanterelle, qui a inv<strong>en</strong>té le premier théâtre pour la jeunesse.<br />
- C’est un théâtre <strong>en</strong> prise directe avec le prés<strong>en</strong>t. Donc avec le questionnem<strong>en</strong>t<br />
qu’on a sur le monde, qui est le questionnem<strong>en</strong>t des auteurs sur le monde, qu’ils veul<strong>en</strong>t<br />
faire partager aux <strong>en</strong>fants. Mais c’est aussi un questionnem<strong>en</strong>t exist<strong>en</strong>tiel sur les<br />
grandes questions qu’on se pose dans la vie, et l’<strong>en</strong>fant n’échappe pas aux grandes questions<br />
qu’on se pose dans la vie. Le rapport à la mort, à l’av<strong>en</strong>ir, à lui-même, le constitu<strong>en</strong>t.<br />
Donc les questions exist<strong>en</strong>tielles sont toujours à l’œuvre dans l’écriture de l’auteur,<br />
parce que c’est bi<strong>en</strong> le sujet qui se constitue dans la langue dans un rapport exist<strong>en</strong>tiel<br />
et non pas dans un rapport utilitariste. C’est donc une poésie dramatique. On<br />
r<strong>en</strong>oue fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t avec le poème dramatique. Avec une littérature debout, dont<br />
les <strong>en</strong>jeux sont multiples, on le voit, dont notamm<strong>en</strong>t, mais uniquem<strong>en</strong>t par effet de ricochet,<br />
pédagogiques, dans le s<strong>en</strong>s où, quand bi<strong>en</strong> même on se poserait la question du<br />
côté de l’éducation artistique, je dirais que l’émerg<strong>en</strong>ce de ce répertoire au travers des<br />
auteurs qui l’écriv<strong>en</strong>t est une forme de réponse ou de questionnem<strong>en</strong>t artistique par rapport<br />
à une question pédagogique. Ce qui est tout à fait intéressant, et là on pourrait<br />
rejoindre la question de la médiation et du part<strong>en</strong>ariat, c’est à dire que ça amène à<br />
rep<strong>en</strong>ser fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t la médiation, donc la relation qu’on <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t avec l’œuvre,<br />
pour p<strong>en</strong>ser dans un même mouvem<strong>en</strong>t, la manière dont on va faire r<strong>en</strong>contrer les<br />
œuvres, qui sont plus des questions artistiques que pédagogiques, ou peut-être des<br />
réponses artistiques à des demandes pédagogiques.<br />
Voilà quelques <strong>en</strong>jeux que l’on peut travailler. Sur la question plus précise du statut du<br />
texte : c’est une question très réc<strong>en</strong>te. Elle a peut-être 20 ans, pas plus. Dans le bouillonnem<strong>en</strong>t<br />
de l’éclosion du<br />
Sur la question plus précise du statut du<br />
texte : c’est une question très réc<strong>en</strong>te.<br />
Elle a peut-être 20 ans, pas plus.<br />
théâtre jeune public<br />
des années 70, j’ai cité<br />
tout à l’heure, l’année<br />
69, avec à Avignon, une<br />
semaine consacrée au<br />
théâtre des <strong>en</strong>fants,<br />
organisée par Jean Vilar,<br />
avec des productions dans le Théâtre Municipal d’Avignon, dans le cadre de la programmation<br />
in. Le off comm<strong>en</strong>çait à peine. Il y avait, je crois Catherine Dasté, Maurice Y<strong>en</strong>dt,<br />
Miguel Demuynck. Il y a des pionniers qui avai<strong>en</strong>t de l’avance. C’est le rôle des pionniers<br />
d’avoir de l’avance. A nous de les rattraper pour récupérer le retard.<br />
L’émerg<strong>en</strong>ce de ce théâtre là, le r<strong>en</strong>ouveau, au travers de ces pionniers, s’est constitué<br />
un peu contre le texte. C’est un théâtre qui s’est crée contre le texte, disons, d’une<br />
manière rapide. Parce que, rappelez-vous, pour les plus anci<strong>en</strong>s, nous étions dans la<br />
117
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
pleine période de la création collective, de l’improvisation. Pour des raisons politiques,<br />
avec 68, (comme quoi, 68 a toujours une grande pertin<strong>en</strong>ce…), il s’agissait de revisiter,<br />
de dépoussiérer, de remettre l’acteur au c<strong>en</strong>tre, puisque l’acteur à ce mom<strong>en</strong>t du théâtre,<br />
était toujours un peu le jouet du metteur <strong>en</strong> scène.<br />
On était avant dans une conception du théâtre déclamatoire, par conséqu<strong>en</strong>t, il fallait<br />
remettre l’acteur au c<strong>en</strong>tre. Ça a été une grande période, avec le Théâtre du Soleil, et tous<br />
les mouvem<strong>en</strong>ts issus de Grotowski, avec Bob Wilson, avec le Living Theater, avec le<br />
Bread and<br />
Il fallait remettre l’acteur au c<strong>en</strong>tre. Puppet, c’est<br />
à dire un<br />
théâtre qui voulait repr<strong>en</strong>dre un peu la cité, ré-interv<strong>en</strong>ir dans la cité. Ce mouvem<strong>en</strong>t de<br />
création collective, parce qu’on p<strong>en</strong>sait que l’imagination devait être un peut plus au<br />
pouvoir, naturellem<strong>en</strong>t s’est positionné contre le texte, <strong>en</strong> rejet du texte, pour que le<br />
texte naisse des improvisations. On avait beaucoup de spectacles, il faut le reconnaître,<br />
qui étai<strong>en</strong>t des improvisations fixées, où la figure et la place de l’auteur étai<strong>en</strong>t marginalisées.<br />
P<strong>en</strong>dant toute une période, on a dit : il n’y a plus d’auteurs. Il a fallu att<strong>en</strong>dre<br />
Luci<strong>en</strong> Attoun avec le Gueuloir repr<strong>en</strong>ant « Le Gueuloir » de Flaubert, pour que à Théâtre<br />
Ouvert à Avignon, les auteurs, avec un manuscrit sous le bras puiss<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>ir et gueuler<br />
leur texte, pour le tester pour la première fois.<br />
Donc on voit bi<strong>en</strong> que la question du statut du texte, par rapport à cette histoire là, est<br />
extrêmem<strong>en</strong>t réc<strong>en</strong>te. Dans le domaine du théâtre jeune public, le théâtre pour <strong>en</strong>fants<br />
à l’époque, naturellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> l’abs<strong>en</strong>ce de répertoire, d’auteurs, d’éditions etc… proposait<br />
des adaptations. Des adaptations de contes. On puisait donc dans la littérature de<br />
substitution, pour essayer d’<strong>en</strong> faire une adaptation. Il faut bi<strong>en</strong> le dire, nous avions<br />
beaucoup plus d’adaptations aux ciseaux qu’aux stylos ! On gommait les descriptions,<br />
on gardait les dialogues, on improvisait autour, et on essayait de fixer un spectacle. Ce<br />
n’était pas sans charme, et att<strong>en</strong>tion, aujourd’hui, on continue de faire ce travail là, mais<br />
avec d’autres apports et d’autres réflexions, on le verra avec Christian Carrignon et<br />
Isabelle Hervouët. Mais je crois qu’<strong>en</strong> effet, on peut dire que dans un premier temps, on<br />
constate l’émerg<strong>en</strong>ce d’un théâtre qui se situe contre le texte, et dont le s<strong>en</strong>s du texte est<br />
abs<strong>en</strong>t.<br />
Les mouvem<strong>en</strong>ts décisifs qui ont provoqué l’apparition d’un répertoire ont été des mouvem<strong>en</strong>ts<br />
pionniers. J’ai là deux morceaux d’anthologie, ils ne sont pas numérotés mais<br />
ils mériterai<strong>en</strong>t. Ils ne sont pas sur papier Vélin, nous n’avions pas les moy<strong>en</strong>s. Mais<br />
quand même, je voudrais citer, et je suis très heureux que Philippe Dorin soit prés<strong>en</strong>t,<br />
« Villa Esseling Monde » de Philippe Dorin, 1988, dans la première version des éditions<br />
La Fontaine, et « Sido et Sacha » de Claude Morand, <strong>en</strong> 1988, qui avait été prés<strong>en</strong>té au<br />
festival off d’Avignon dans une mise <strong>en</strong> scène de Jean-Claude Cotillard. A la même<br />
période, il y avait égalem<strong>en</strong>t les Cahiers du Soleil Debout, du Théâtre des Jeunes Années,<br />
sur l’initiative de Maurice Y<strong>en</strong>dt et de Michel Dieuaide.<br />
Avec ces livres là, c’est vraim<strong>en</strong>t l’apparition du répertoire, avec deux auteurs qui sont<br />
marquants et qui ont marqué l’histoire. Je vais lire ce que disait Claude Morand, parce<br />
que ça pose bi<strong>en</strong> la question de l’apparition à la fois du social et de la fable. Ça me fait<br />
toujours très plaisir de la citer, mais malheureusem<strong>en</strong>t, Claude Morand nous a quittés.<br />
Claude, quand je parlais avec elle, quand elle v<strong>en</strong>ait, il y avait déjà quelques colloques<br />
ici ou là, elle disait : mais moi je suis un auteur pour <strong>en</strong>fants parce que j’écris des textes<br />
métaphysiques pour bébés ! Ce qui aurait fait plaisir à Patrick B<strong>en</strong> Soussan. Elle le rev<strong>en</strong>diquait<br />
comme tel. Ça veut donc dire qu’on peut-être des spécialistes universels ; Claude<br />
Morand, toute sa vie, à travers ses livres et ses albums, a rev<strong>en</strong>diqué cette spécialité du<br />
s<strong>en</strong>sible, cette spécialité métaphysique, philosophique. On voit bi<strong>en</strong> que l’on peut <strong>en</strong>trer<br />
dans la spécialité pour rejoindre l’universel. On abordera cette question du double mouvem<strong>en</strong>t<br />
de va et vi<strong>en</strong>t qui est <strong>en</strong>train de naître aujourd’hui et qui est tout à fait pertin<strong>en</strong>t.<br />
Citation de Claude Morand.<br />
« Claude Morand confie à propos de l’écriture de « Sido et Sacha » : J’ai tourné longtemps<br />
autour d’un sujet théâtral, le racisme. Ce n’est pas le fond, mais la forme qui me posait<br />
problème. Comm<strong>en</strong>t aborder ce thème pour me faire compr<strong>en</strong>dre d’une population d’<strong>en</strong>fants<br />
où se retrouvai<strong>en</strong>t les victimes, comme les bourreaux inconsci<strong>en</strong>ts, car directem<strong>en</strong>t<br />
victimes eux aussi de l‘intolérance de leur milieu social ou familial. Les <strong>en</strong>fants ne naiss<strong>en</strong>t<br />
pas racistes. C’est l’idée qui m’habitait et qui m’habite toujours. Donc, je voulais<br />
118
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
écrire un texte qui les alerte et les empêche de le dev<strong>en</strong>ir. C’est la fable qui s’est imposée<br />
quant à la forme. La fable, avec ces personnages de bêtes familières, prés<strong>en</strong>tes à l’esprit<br />
de chaque <strong>en</strong>fant. Quoi de plus banal qu’une histoire de chat, de chi<strong>en</strong>ne et même de<br />
souris. Mais quelle fable ? Et surtout pour quelle morale ? Le grand La Fontaine m’avait<br />
traumatisée dès l’<strong>en</strong>fance avec « la raison du plus fort est toujours la meilleure ».<br />
L’histoire de ce demi-siècle s’est violemm<strong>en</strong>t inscrite <strong>en</strong> faux. Je décidais que tout le travail<br />
d’écriture découlerait de mon att<strong>en</strong>tion particulière aux erreurs d’aiguillage, et peu à<br />
peu, le concept de tolérance et de respect de l’autre, remplaça celui de racisme, et je me<br />
s<strong>en</strong>tis libre ».<br />
Quand on lit cette pièce, <strong>en</strong>core faut-il savoir la lire, si on reste à la fable première, on va<br />
dire, c’est une bluette, cette histoire de chat, de chi<strong>en</strong>ne et de souris. Les att<strong>en</strong>dus que<br />
nous livre Claude Morand, nous montr<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> que les différ<strong>en</strong>ts niveaux de lecture, dont<br />
on va faire son miel <strong>en</strong>suite, sont ess<strong>en</strong>tiels, et c’est à ce mom<strong>en</strong>t là qu’on comm<strong>en</strong>ce à<br />
r<strong>en</strong>trer dans le champ de la littérature. Puisque la littérature suggère plus qu’elle ne<br />
décrit. Elle invite à rêver plus qu’elle ne prescrit. Avec ce g<strong>en</strong>re de textes, et Philippe<br />
Dorin nous parlera tout à l’heure de son écriture, on <strong>en</strong>tre dans un nouveau champ littéraire,<br />
on élargit la littérature à de nouveaux univers. Donc, cette littérature théâtrale, qui<br />
a comm<strong>en</strong>cé à naître dans les années 80, a pris à contre pied les att<strong>en</strong>dus du théâtre et<br />
de la littérature, puisque la nature même des auteurs, et c’est ce qui est nouveau et révolutionnaire,<br />
dans leur for intérieur, dans leur désir, leur motivation et leur urg<strong>en</strong>ce, ont à<br />
écrire aussi pour les <strong>en</strong>fants, ils r<strong>en</strong>ouvell<strong>en</strong>t ainsi radicalem<strong>en</strong>t le regard sur l’<strong>en</strong>fance,<br />
sur le théâtre de l’<strong>en</strong>fance, et r<strong>en</strong>ouvell<strong>en</strong>t la prés<strong>en</strong>ce de l’<strong>en</strong>fant au théâtre.<br />
Je crois qu’on peut dire, sans employer un gros mot, que c’est une véritable révolution<br />
copernici<strong>en</strong>ne qui se déroule à l’occasion de l’émerg<strong>en</strong>ce de ce répertoire. D’une formule<br />
on pourrait dire que ce n’est plus le théâtre qui va aux <strong>en</strong>fants, mais que ce sont les<br />
<strong>en</strong>fants qui retourn<strong>en</strong>t au théâtre, comme art de la métaphore, comme art du simulacre,<br />
comme art de la représ<strong>en</strong>tation. Ce sont bi<strong>en</strong>, donc, à cette occasion là, les <strong>en</strong>fants qui<br />
retourn<strong>en</strong>t au théâtre. Car il s’agit bi<strong>en</strong>, c’est l’autre point important qu’il faut signaler,<br />
que c’est une véritable révolution littéraire qui <strong>en</strong>globe les adultes, et qui ne produit pas,<br />
comme à la naissance de la littérature de jeunesse, une littérature de substitution. Parce<br />
qu’elle produit une littérature de contribution, une littérature de création.<br />
On est là <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce d’un élargissem<strong>en</strong>t, d’un approfondissem<strong>en</strong>t de ce champ littéraire,<br />
qui s’inscrit dans le monde, dans un monde d’aujourd’hui, partagé par les adultes.<br />
Ce partage de ce monde avec les adultes, à l’occasion de cette révolution littéraire, est<br />
tout à fait ess<strong>en</strong>tiel pour compr<strong>en</strong>dre, et pour mieux lire, car il s’agit bi<strong>en</strong> aussi de ça, de<br />
mieux lire cette littérature créative, qui est <strong>en</strong>train de naître.<br />
Cela pose plein de jolis problèmes. Parce que tout ça est complexe. Tout ça est contradictoire.<br />
Pourquoi ? Parce qu’on est dans le domaine de l’œuvre et de l’art, et que l’œuvre trouble. Elle<br />
fait rupture. Sinon, cela n’est pas de l’art. Ces textes aux écritures protéiformes, comme dans le<br />
théâtre pour adultes, c’est à dire que de Godot à Zucco, pour repr<strong>en</strong>dre le titre de l’anthologie<br />
qu’a écrite Michel Azama, se gliss<strong>en</strong>t des Nathalie Papin, des Philippe Dorin, des Bruno Castaing,<br />
des Suzanne Lebeau. Mais ils ne se gliss<strong>en</strong>t plus subrepticem<strong>en</strong>t, ils ne sont pas <strong>en</strong> contrebande,<br />
ce ne sont plus des passagers clandestins. Ils sont reconnus comme auteurs. On voit bi<strong>en</strong><br />
qu’on est <strong>en</strong>core obligés de dire « reconnaître », alors qu’on devrait dire « connaître ». C’est à<br />
dire, « naître avec eux » au théâtre. Au s<strong>en</strong>s étymologique de connaissance, « Naître à nouveau,<br />
à l’occasion de ».<br />
On voit bi<strong>en</strong> que l’on est dans un mouvem<strong>en</strong>t tout à fait fondam<strong>en</strong>tal, parce qu’à cette question<br />
là du statut du texte, qui a à voir avec cette question des écritures, on va devoir aujourd’hui,<br />
rajouter, d’une manière<br />
En gros, et pour rev<strong>en</strong>ir à 68,<br />
nous passons de la discipline théâtrale,<br />
à l’indiscipline artistique.<br />
Je trouve que ce qui est intéressant,<br />
c’est que cette indiscipline artistique<br />
aujourd’hui, s’écrit, se p<strong>en</strong>se.<br />
extrêmem<strong>en</strong>t riche, d’où la<br />
prés<strong>en</strong>ce autour de cette<br />
table, de Christian<br />
Carrignon et d’Isabelle<br />
Hervouët, emblématiques<br />
d’un autre mouvem<strong>en</strong>t,<br />
c’est la question des nouveaux<br />
langages artistiques<br />
qui contribu<strong>en</strong>t à cette<br />
nouvelle littérature active,<br />
littérature vivante.<br />
119
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
En gros, et pour rev<strong>en</strong>ir à 68, nous passons de la discipline théâtrale, à l’indiscipline<br />
artistique. Je trouve que ce qui est intéressant, c’est que cette indiscipline artistique<br />
aujourd’hui, s’écrit, se p<strong>en</strong>se. Parce que d’une part pour déconstruire, il faut avoir<br />
construit, et là, on pourrait s’amuser à aller du côté de la peinture et des arts plastiques.<br />
Il suffit d’aller voir les croquis figuratifs de la Sainte Beaume autour d’Aix <strong>en</strong> Prov<strong>en</strong>ce,<br />
quand on va au château de Gordes, quand on va découvrir Vasarely, c’est toujours fascinant<br />
de voir les premiers dessins de cet artiste pour voir jusqu’où il est allé. Sans parler<br />
du brochet superbe de Miro, et les gammes de Picasso, avant de se jeter à corps perdu<br />
dans ses toiles comme il l’a fait à la fin de sa vie.<br />
Tout ça montre bi<strong>en</strong> qu’on est d’une part dans une histoire fragile, réc<strong>en</strong>te, <strong>en</strong> train de se<br />
faire, ce qui la r<strong>en</strong>d passionnante. Cette histoire du texte jeune public s’inscrit dans l’histoire<br />
du théâtre et de son répertoire, tout simplem<strong>en</strong>t, et là, on ouvre une porte ouverte,<br />
parce que le théâtre est ancré dans l’histoire, parce qu’il <strong>en</strong> est toujours l’écho. Parfois,<br />
il l’anticipe, il la press<strong>en</strong>t dans ses intuitions, parfois il l‘accompagne, parfois il nous<br />
alerte. Il est né dans la cité. Il pourrait y avoir un joli débat avec des histori<strong>en</strong>s du théâtre,<br />
mais, on peut dire, je parle sous réserve du contrôle de Patrick B<strong>en</strong> Soussan, que<br />
c’est parce qu’on est passé du discours de l’orateur et du tribun, au poème dramatique,<br />
grâce au masque et au simulacre, par ce passage qu’est né le théâtre, pour continuer à<br />
dire le monde.<br />
On n’a pas échappé à ce mouvem<strong>en</strong>t là dans l’émerg<strong>en</strong>ce du théâtre de répertoire pour<br />
le jeune public. Par analogie, on pourrait dire qu’on est passé du discours théâtral néopédagogique,<br />
au poème debout, pour repr<strong>en</strong>dre le titre d’une pièce de Nathalie Papin,<br />
qui, dev<strong>en</strong>ant trace, (répertoire, reperire, des traces), font rêver. Je fais référ<strong>en</strong>ce à R<strong>en</strong>é<br />
Char, qui dit qu’un poète n’a pas besoin de preuves de son passage, car seules les traces<br />
font rêver.<br />
Je crois qu’on est vraim<strong>en</strong>t là dans ce mouvem<strong>en</strong>t là, d’une poésie debout, et d’un théâtre<br />
qui se joue comme une fête, au s<strong>en</strong>s où la fête et le théâtre, Françoise Dolto le disait<br />
très bi<strong>en</strong>, sont comme une métaphore de la naissance. A chaque fois, c’est une r<strong>en</strong>aissance,<br />
une connaissance, qui se joue dans cette relation d’intimité, qui est la relation au<br />
public.<br />
Cette relation, je crois qu’il faut <strong>en</strong> dire un petit mot. Elle est fondée sur la préh<strong>en</strong>sion,<br />
ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas l’appréh<strong>en</strong>der, ou la préh<strong>en</strong>der, beaucoup plus<br />
que sur la compréh<strong>en</strong>sion. Tout simplem<strong>en</strong>t, parce que toute relation humaine, que ce<br />
soit dans la relation à l’autre, dans la relation à ce qu’on lit, fonctionne à l’insu de soi,<br />
pour toucher au plus profond de soi. Donc pour toucher au plus profond de son <strong>en</strong>fance,<br />
c’est à dire, de ce qui nous constitue. On voit bi<strong>en</strong> là qu’on est dans un mouvem<strong>en</strong>t éminemm<strong>en</strong>t<br />
révolutionnaire, qui s’oppose à ce qui aujourd’hui nous gagne, qui est le comportem<strong>en</strong>talisme.<br />
On est bi<strong>en</strong> là dans un autre rapport, dans une vraie rupture, qui<br />
déstabilise ceux qui p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t ce qui est bon pour les <strong>en</strong>fants. Car ça présuppose d’une<br />
relation de confiance totale. Confiance dans l’<strong>en</strong>fance, de confiance dans ce qu’il va<br />
découvrir.<br />
La légitimité du texte de théâtre,<br />
d’autant plus que c’est un texte de<br />
théâtre jeune public,<br />
ti<strong>en</strong>t aussi de sa légitimité de livre.<br />
Parce que le livre permet de perdurer,<br />
de rester, d’y rev<strong>en</strong>ir.<br />
On voit bi<strong>en</strong> que le texte est tout à fait<br />
ess<strong>en</strong>tiel et que l’évolution de ces écritures<br />
pose une myriade de questions,<br />
qui sont de l’ordre de l’exist<strong>en</strong>ce, parce<br />
que ce sont de questions de l’ordre de<br />
la connaissance. Puisqu’on a abordé la<br />
question du statut du texte, c’est donc<br />
la question de sa légitimité qui est<br />
posée. A un mom<strong>en</strong>t donné, la légitimité<br />
du texte de théâtre, d’autant plus<br />
que c’est un texte de théâtre jeune<br />
public, ti<strong>en</strong>t aussi de sa légitimité de<br />
livre. Parce que le livre permet de perdurer,<br />
de rester, d’y rev<strong>en</strong>ir. Avec ce grand et magnifique paradoxe de l’édition théâtrale,<br />
et Roland Barthes le résumait très bi<strong>en</strong> d’une formule incisive,: « Est-ce que l’édition<br />
théâtrale, ce n’est pas le supplém<strong>en</strong>t d’un ri<strong>en</strong> ? ».<br />
C’est un grand paradoxe. Car combi<strong>en</strong> d’auteurs ne dis<strong>en</strong>t-ils pas : « Mais finalem<strong>en</strong>t, ce<br />
que j’écris n’a de s<strong>en</strong>s qu’au mom<strong>en</strong>t où il est joué, car c’est écrit pour être lu à voix<br />
haute. C’est écrit pour être incarné. Quelle est la capacité de mon texte à être véritable-<br />
120
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
m<strong>en</strong>t une œuvre littéraire au s<strong>en</strong>s qu’il va uniquem<strong>en</strong>t pouvoir se découvrir dans cette<br />
relation d’intimité de la lecture muette ? ». Donc, c’est une complexité, mais je la trouve<br />
très féconde.<br />
Car la question est de savoir si l’éphémère peut t<strong>en</strong>ir dans un livre. Est-ce qu’un livre<br />
peut conc<strong>en</strong>trer, résumer, rassembler, tous les éphémères et les émotions fugaces qu’on<br />
ress<strong>en</strong>t au mom<strong>en</strong>t de la représ<strong>en</strong>tation ? On est là aussi dans une belle question de la<br />
complém<strong>en</strong>tarité. Je crois que fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t, on est du côté de la poésie. Quand on<br />
est du côté de la poésie, on est du côté de l’écart. On est du côté du pas de côté. On est,<br />
comme le disait Truffaut dans un article des Cahiers du Cinéma, (et comme je sais que<br />
Patrick B<strong>en</strong> Soussan aime bi<strong>en</strong> le cinéma, et qu’il est né je crois du côté de la Nouvelle<br />
Vague, dans ces années là, il l’a écrit dans un très beau texte), dans « une certaine t<strong>en</strong>dance<br />
du cinéma français ».<br />
Je le disais au début, de quel bois on se chauffe ? On est dans une certaine t<strong>en</strong>dance du<br />
théâtre jeune public, des arts scéniques, (voire des ars<strong>en</strong>ic), du spectacle vivant, du côté<br />
de la poésie, de ce certain regard que l’on porte sur le monde, de certain regard que l’on<br />
porte sur l’<strong>en</strong>fance.<br />
Voilà, <strong>en</strong> quelques mots, ce que j’avais <strong>en</strong>vie de vous dire par rapport à la question que<br />
vous m’aviez posée, qui traverse mon travail. On va retrouver toutes ces questions au travers<br />
des différ<strong>en</strong>ts points de vue que l’on va <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre grâce à la prés<strong>en</strong>ce d’auteurs, de<br />
metteurs <strong>en</strong> scène, d’artistes, qui trac<strong>en</strong>t un sillon avec ce très joli mouvem<strong>en</strong>t qui apparaît<br />
aujourd’hui de va et vi<strong>en</strong>t. On peut passer de l’un à l’autre. Les frontières sont <strong>en</strong><br />
train de s’estomper. Car ces artistes pos<strong>en</strong>t aujourd’hui d’une autre manière la question<br />
du théâtre et des <strong>en</strong>fants.<br />
On a une petite aération, une virgule théâtrale !<br />
Georges Perpès, comédi<strong>en</strong>, metteur <strong>en</strong> scène (Cie Orphéon)<br />
Je ne sais pas si ça va être une aération. Plutôt une ponctuation, une résonance. On a<br />
choisi 5 textes. On va comm<strong>en</strong>cer par deux textes un peu historiques. L’un écrit par un<br />
acteur, l’autre par un auteur de théâtre.<br />
Lecture de Roger Gaillard, La vie d’un joueur, Calmann Lévy éditeurs, 1953<br />
Bi<strong>en</strong> avant d’absorber avec obstination, les comm<strong>en</strong>taires douceâtres de mon professeur de lettres, j’avais<br />
demandé que l’on me fit cadeau d’un Racine. Non sans résistance, car le couvre-lit noué naguère <strong>en</strong> toge<br />
et les longues stations devant l’armoire à glace, avai<strong>en</strong>t mis la puce à l’oreille des mi<strong>en</strong>s. On me fit prés<strong>en</strong>t,<br />
pour mon quinzième anniversaire, des œuvres complètes de Jean Racine. A l’instant où je trace ces<br />
lignes sur un cahier recouvert de toile, semblable exactem<strong>en</strong>t à mes cahiers de collège, j’ai sur ma table ce<br />
volume. Ouvrons le livre. Sur la <strong>page</strong> de garde voici : Bibliothèque de la jeunesse, Racine, édition épurée,<br />
Gélahure, éditeur rue des Saints Pères. Avertissem<strong>en</strong>t : <strong>en</strong> offrant, particulièrem<strong>en</strong>t aux jeunes g<strong>en</strong>s et aux<br />
jeunes personnes, un choix du théâtre de Racine, nous nous sommes vus obligés d’y faire d’assez nombreuses<br />
épurations, que nous avons opérées au moy<strong>en</strong> de retranchem<strong>en</strong>ts et de coupures. Ces coupures port<strong>en</strong>t<br />
sur des passages qui nous sembl<strong>en</strong>t accessoires, pour l’intérêt du drame, et dont une prud<strong>en</strong>te réserve et<br />
de pieuses conv<strong>en</strong>ances, nous prescrivai<strong>en</strong>t la suppression. On nous dira peut-être que nous avons eu tort<br />
de mutiler Racine. Nous répondrons avec les juges les plus aptes à décider <strong>en</strong> cette matière, que ces tragédies<br />
ont des inconvéni<strong>en</strong>ts réels, qu’elles ne peuv<strong>en</strong>t être transmises intégralem<strong>en</strong>t, parce que ce poète est<br />
trop t<strong>en</strong>dre. Il peint trop vivem<strong>en</strong>t des passions dont on s<strong>en</strong>t toujours, trop tôt les attaques, et qu’il offre,<br />
par conséqu<strong>en</strong>t, tous les dangers les plus pernicieux des compositions théâtrales. Nos p<strong>en</strong>sons faire ce que<br />
Racine, lui-même ferait aujourd’hui, si par opposition, il rev<strong>en</strong>ait parmi nous. Quoi qu’il <strong>en</strong> soit, répétons<br />
le, malgré notre respect pour le tal<strong>en</strong>t d’un grand poète, nous avons de bi<strong>en</strong> plus fortes raisons de respecter<br />
les règles éternelles de la morale, qui sont à nos yeux, ce qu’il y a de plus beau. Terminons <strong>en</strong> disant<br />
que les passages sont nous nous sommes permis la suppression sont d’autant moins excusables qu’ils<br />
n’étai<strong>en</strong>t aucunem<strong>en</strong>t nécessaires aux ressources d’un vrai tal<strong>en</strong>t. Il serait très souhaitable de produire des<br />
chefs-d’œuvre, dans l’art dramatique, sans l’emploi des passions dangereuses ».<br />
121
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
Nouveau Théâtre, à l’usage des Collèges et de P<strong>en</strong>sions, dédiés à la jeunesse, par Jean-Marc Richard,<br />
Tome Premier, Librairie de l’Université, 1922.<br />
Préface. On joue quelquefois dans des collèges des tragédies telles que « La Mort de César », de Philoctète.<br />
Ces chefs-d’œuvre de notre scène sont rarem<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>tis par les jeunes g<strong>en</strong>s qui les représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t. Il <strong>en</strong> résulte<br />
de la fatigue pour le spectateur et peu d’avantages pour les acteurs. On supprime aussi dans les comédies<br />
les rôles de femmes. Mais chacun s<strong>en</strong>t que cette mutilation produit un tout incohér<strong>en</strong>t et bizarre. Plusieurs<br />
auteurs ont travaillé à écrire des pièces plus faciles à compr<strong>en</strong>dre, qui par conséqu<strong>en</strong>t, peuv<strong>en</strong>t être jouées,<br />
avec goût, par ces jeunes g<strong>en</strong>s de 10 à 16 ou 18 ans. Je ne prét<strong>en</strong>ds pas juger du mérite de ces pièces, dont<br />
quelques-unes m’ont paru atteindre leur but, mais elles sont <strong>en</strong> petit nombre. Les autres s’<strong>en</strong> éloign<strong>en</strong>t<br />
absolum<strong>en</strong>t. Il <strong>en</strong> existe une dans laquelle un jeune indocile tire un coup de fusil, précisém<strong>en</strong>t parce qu’on<br />
le lui a déf<strong>en</strong>du. Certes l’auteur de cette comédie, n’était ni père, ni instituteur. D’abord, <strong>en</strong> supposant,<br />
contre mon opinion, qu’il n’y ait pas d’inconvéni<strong>en</strong>t à prés<strong>en</strong>ter aux <strong>en</strong>fants, les hommes des classes inférieures<br />
de la société comme des être vils, grossiers et crapuleux. P<strong>en</strong>se t’on qu’il n’y a plus aucun danger<br />
à faire jouer le rôle d’un charbonnier mort ivre et accoutumer ainsi la jeunesse à braver <strong>en</strong> public l’avilissem<strong>en</strong>t<br />
et le mépris ? Il ne suffit donc pas de retrancher les rôles de femmes. Il faut éviter soigneusem<strong>en</strong>t<br />
de faire paraître le vice, dans sa grossièreté, et de le montrer trop à nu. Je p<strong>en</strong>se aussi qu’il est bon d’écarter<br />
d’un théâtre de collège, la subtilité de la tragédie et l’intrigue de la tragédie, parce qu’elles ne sont pas<br />
toujours à la portée de ceux à qui on les destine et peuv<strong>en</strong>t offrir quelques dangers. En effet, la s<strong>en</strong>sibilité<br />
affectée qui règne dans la plupart des drames, appr<strong>en</strong>d de bonne heure à exprimer des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts qu’on<br />
n'éprouve pas, et les plaisanteries basses et parfois triviales du Vaudeville sont souv<strong>en</strong>t plus faites pour corrompre<br />
le goût, que propres à le former. Donc il ne faut pas non plus tomber dans un excès contraire et<br />
faire de ces pièces un sermon, qui serait là fort mal placé. Il faut que la morale, lorsqu’elle se prés<strong>en</strong>te, soit<br />
naturelle, sans aucune prét<strong>en</strong>tion. N’oublions pas surtout que ce doit être ici un divertissem<strong>en</strong>t honnête,<br />
ri<strong>en</strong> de plus. Les exercices de l’esprit ont l’avantage de développer. Le plaisir est tout ce qu’on cherche, et<br />
pourvu qu’on n’offre ri<strong>en</strong> de nuisible et de dangereux, on a rempli son but.<br />
Dominique Bérody<br />
Merci pour cette ponctuation. Je vais me tourner vers Patrick B<strong>en</strong> Soussan, à qui on a posé<br />
comme sujet de réflexion : « Vers une définition du jeune public, des jeunes publics ».<br />
C’est un sujet de thèse qu’il va devoir réaliser <strong>en</strong> quelques minutes. Mais je lui fais<br />
confiance, pour nous livrer ses réflexions et son expéri<strong>en</strong>ce sur cette question de la définition<br />
du jeune public. D’ailleurs faut-il le définir ?<br />
Patrick B<strong>en</strong> Soussan<br />
Bonjour. Une définition du jeune public et des jeunes publics. Faut-il le définir ? Ce qui est<br />
bi<strong>en</strong>, c’est que dans le programme que j’avais, il y avait écrit « Lecture 2 à 5 minutes », et<br />
je me suis figuré p<strong>en</strong>dant un temps que je pourrais <strong>en</strong> 2 à 5 minutes, vous donner une<br />
définition du jeune public et des jeunes publics. Je vais m’<strong>en</strong> séparer rapidem<strong>en</strong>t. Je n’<strong>en</strong><br />
ai ri<strong>en</strong> à cirer. Donc, je ne vais absolum<strong>en</strong>t pas vous parler de cette question là, qui a<br />
déjà rempli des tonnes de colloques, des tonnes de littérature, et qui pour moi, est vraim<strong>en</strong>t<br />
le modèle de la question pipeau par excell<strong>en</strong>ce. C’est à dire que ça permet à beaucoup<br />
de monde de se gargariser de façon extraordinaire, mais ça ne fait absolum<strong>en</strong>t pas<br />
avancer le schmilblick. Donc, je suis désolé, je p<strong>en</strong>se<br />
que j’ai dû respecter le « 2 à 5 minutes », et je souhaiterais<br />
vous parler, dans le temps qui m’est<br />
imparti, de tout à fait autre chose, c’est à dire ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t<br />
de la r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre le théâtre et ce que<br />
l’on appelle le jeune public.<br />
Alors, je ne sais ri<strong>en</strong> de ce jeune public là. Je vais<br />
La r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre le théâtre<br />
et ce que l’on appelle le<br />
jeune public.<br />
vous <strong>en</strong> parler de façon plus assidue parce que ce qui m’intéresse, c’est la petite conjonction<br />
de coordination <strong>en</strong>tre ces deux termes. Exclusivem<strong>en</strong>t. C’est à dire ce petit « et »,<br />
qui vi<strong>en</strong>t là, et qui est tout à fait improbable, si on veut le p<strong>en</strong>ser ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre<br />
la partition d’un sujet, le jeune public, et d’un objet, le théâtre. Déjà, si on p<strong>en</strong>se les choses<br />
comme ça, on est dans l’erreur la plus totale. Mais bon, on va quand même essayer.<br />
On rapporte que Sacha Guitry à la sortie d’une représ<strong>en</strong>tation de théâtre aurait dit : « Si<br />
j’avais su que c’était si bête, j’aurais am<strong>en</strong>é les <strong>en</strong>fants ». Donc, si on a des représ<strong>en</strong>tations<br />
de l’<strong>en</strong>fance qui s’accord<strong>en</strong>t avec ce propos là, on risque de ne pas aller très loin.<br />
On va essayer d’aller un peu plus loin, <strong>en</strong> se servant de toutes les données réc<strong>en</strong>tes qui<br />
ont été évoquées au sujet du développem<strong>en</strong>t de l’<strong>en</strong>fant, on <strong>en</strong> a parlé sur l’histoire, la<br />
122
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
place de l’<strong>en</strong>fant, la place de l’<strong>en</strong>fance dans notre société.<br />
On développe toujours les thèses de Philippe Ariès, qui a exposé l’idée que le concept<br />
même d’<strong>en</strong>fance n’existait pas jusqu’au moins la Révolution Industrielle, le 18ème siècle,<br />
etc… Ce qui est le plus grand baratin que la terre ait porté parce que bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du,<br />
les <strong>en</strong>fants existai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> avant la Révolution Industrielle, et bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, les par<strong>en</strong>ts<br />
étai<strong>en</strong>t tout aussi affectés par les questions qui concernai<strong>en</strong>t leurs <strong>en</strong>fants, avant et<br />
après. On a surdéterminé ces notions que, dans nos sociétés, les choses se pass<strong>en</strong>t différemm<strong>en</strong>t,<br />
<strong>en</strong> fonction de ce qui fait la capacité d’un <strong>en</strong>fant à vivre. C’est à dire que p<strong>en</strong>dant<br />
tout un temps, et jusqu’au 17, 18ème siècle, les <strong>en</strong>fants mourrai<strong>en</strong>t et mourrai<strong>en</strong>t<br />
tellem<strong>en</strong>t tôt (50 % des décès avant l’âge de 3 ans), que cette question là de l’intérêt de<br />
l’<strong>en</strong>fant ne se posait pas, puisque l’<strong>en</strong>fant était d’une certaine façon, un objet virtuel. Et<br />
c’est seulem<strong>en</strong>t à partir d’un certain âge, qu’on comm<strong>en</strong>çait à se figurer sa réalité et son<br />
importance. On cite régulièrem<strong>en</strong>t Montaigne : « Il m’est né deux ou trois <strong>en</strong>fants, je ne<br />
m’<strong>en</strong> souvi<strong>en</strong>s guère ». A qui on ferait croire qu’un père n’aurait pas le souv<strong>en</strong>ir du nombre<br />
d’<strong>en</strong>fants qu’il a eu ? Mais bon, ça fait partie des données qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t témoigner du<br />
fait qu’il y a un temps historique pour témoigner de la naissance de l’<strong>en</strong>fance et que ce<br />
temps là n’est pas très loin dans le temps.<br />
Nous sommes aux prémisses de nos questionnem<strong>en</strong>ts sur la place et le statut de l’<strong>en</strong>fance<br />
aujourd’hui. Mais, ce qui m’intéresse tout autant, c’est à partir de ce « et », cette<br />
mise <strong>en</strong> rapport, mise <strong>en</strong> t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre ces deux <strong>en</strong>tités, qui, à la fois, est un rapprochem<strong>en</strong>t,<br />
mais <strong>en</strong> même temps, une confrontation. C’est ce qui m’importe d’essayer de compr<strong>en</strong>dre.<br />
Pourquoi est-ce que ça peut nous parler, cette chose là, qui vi<strong>en</strong>t coordonner <strong>en</strong>fance et<br />
théâtre ? Dans « <strong>en</strong>fance », je me soucie de façon plus assidue, de la petite <strong>en</strong>fance. C’est<br />
un de nos grands sujets de discussion avec Philippe Foulquié, sur l’importance de la r<strong>en</strong>contre<br />
au plus tôt, avec le théâtre, pour les <strong>en</strong>fants. Au plus tôt, c’est vraim<strong>en</strong>t au plus<br />
tôt. On pourrait repr<strong>en</strong>dre le programme du <strong>Massalia</strong>, mais tout le monde fait ça : « à<br />
partir de ».<br />
La littérature de jeunesse aussi évoque ces mêmes questions sur l’âge. Alors, c’est peutêtre<br />
plus intéressant d’aller à Disney Land, parce que là, on ne parle pas de l’âge, mais<br />
de la hauteur. A partir de 102 c<strong>en</strong>timètres, on peut aller dans telle ou telle attraction.<br />
C’est intéressant de p<strong>en</strong>ser les choses, non pas au niveau de la temporalité, mais au<br />
niveau de la taille. C’est intéressant de le p<strong>en</strong>ser autrem<strong>en</strong>t parce que, qu’est-ce qu’on<br />
imagine quand on parle de cette réalité là, quand on parle du « à partir de », qui est une<br />
véritable icône du théâtre tout public jeune public aujourd’hui, et de la littérature de jeunesse<br />
tout autant.<br />
Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il y a peut-être un<br />
Ça veut dire qu’il y a<br />
peut-être un mom<strong>en</strong>t où<br />
on peut imaginer que<br />
l’âge devi<strong>en</strong>t un facteur<br />
discriminant dans<br />
le rapport au théâtre.<br />
mom<strong>en</strong>t où on peut imaginer que l’âge devi<strong>en</strong>t un facteur<br />
discriminant dans le rapport au théâtre. Pour le moins, on<br />
est tous d’accord là dessus. Enfin, je l’espère. J’imagine<br />
assez mal, par exemple, de me retrouver avec un toutpetit<br />
devant « Le Mahabharata » dans la version longue de<br />
Peter Brook. J’imagine mal de voir « Sauvés », mis <strong>en</strong><br />
scène par Bond, avec un tout-petit. Donc il y a un certain<br />
cadre qui est pour nous admissible, et à côté de ça, par<br />
contre, il y a des questions qui revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de façon très<br />
itérative sur le fait qu’il y ait une place ou non pour le tout<br />
petit <strong>en</strong>fant au théâtre. Encore faudrait-il savoir quelle<br />
place le théâtre donne à la toute petite <strong>en</strong>fance.<br />
Alors, bi<strong>en</strong> sûr il y a ce qu’on appelle, et de façon très assurée, la reconstruction. J’aimais<br />
beaucoup ce qui était évoqué par Claude Morand : j’allais aimer ça, et bi<strong>en</strong> je n’aime pas<br />
du tout ça. Vous vous <strong>en</strong> doutiez, le modèle de « j’écris des textes métaphysiques pour<br />
bébés », je p<strong>en</strong>se que ça n’a aucun s<strong>en</strong>s. Parce que le bébé ne peut pas compr<strong>en</strong>dre les<br />
textes métaphysiques. Donc, c’est se foutre de sa gueule que de lui adresser un texte<br />
métaphysique. Ça ne parle que pour celui qui parle. Mais pas pour celui qui reçoit. Je<br />
crois que la question du public, la définition du public, c’est beaucoup plus une question<br />
qu’on va référer presque à un modèle lacani<strong>en</strong>, de ce qui fait la transmission et le<br />
langage, c’est à dire que ce qui est important, c’est peut-être aussi l’auditeur.<br />
L’interlocuteur. Celui qui va recevoir ce qu’on va lui transmettre. Alors on peut tout dire,<br />
tout transmettre à un <strong>en</strong>fant.<br />
La question qui se pose est de savoir si notre souci est sa compréh<strong>en</strong>sion. Derrière ce<br />
123
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
mot là, on dit beaucoup et ri<strong>en</strong>. Parce que, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, un <strong>en</strong>fant va toujours compr<strong>en</strong>dre<br />
quelque chose de ce qu’on va lui transmettre. Vous savez, il y avait un grand débat<br />
sur la question du texte et du langage. A partir des travaux de Dolto. Ça me rappelle un<br />
grand débat, lors d’un colloque, <strong>en</strong>tre Caroline Eliacheff, qui était une représ<strong>en</strong>tante, une<br />
fille spirituelle de Françoise Dolto et Serge Lebovici, professeur de psychiatrie de l’<strong>en</strong>fance,<br />
qui a inv<strong>en</strong>té <strong>en</strong> France ce qu’on appelle la « bébologie », c’est à dire l’intérêt pour<br />
les tout-petits. L’un et l’autre se confrontai<strong>en</strong>t à cette idée de ce que compr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les<br />
<strong>en</strong>fants, les tout-petits <strong>en</strong> particulier dans ce qu’on leur dit. Serge Lebovici questionnait<br />
Caroline Eliacheff sur le fait qu’elle dise que tout est langage, que tout est compris par<br />
les <strong>en</strong>fants, qu’ils ont une compréh<strong>en</strong>sion fine des énoncés qui leur sont transmis. C’est<br />
vraim<strong>en</strong>t du baratin tout cela. Ça n’est absolum<strong>en</strong>t pas vrai. Je peux vous assurer que si<br />
je pr<strong>en</strong>ds un bottin et que je lis les <strong>page</strong>s jaunes de l’annuaire à un tout petit, et cet<br />
<strong>en</strong>fant là va être <strong>en</strong> empathie, <strong>en</strong> communication avec moi. Donc on peut témoigner du<br />
fait que le texte même<br />
n’a aucune importance,<br />
ce qui compte, c’est la<br />
réalité du message<br />
lat<strong>en</strong>t qui est transmis.<br />
C’est à dire ce qui<br />
dépasse le texte. La<br />
prosodie de la voix, la<br />
prés<strong>en</strong>ce de la personne,<br />
les mimiques, la<br />
réalité charnelle de la<br />
personne qui dit. Donc,<br />
ça, c’était la thèse de<br />
Serge Lebovici. Caroline Eliacheff repr<strong>en</strong>ait ce propos <strong>en</strong> disant « Monsieur le professeur,<br />
assurém<strong>en</strong>t, sauf qu’il y a juste un petit problème à ça, c’est que les mères ne liront<br />
jamais les <strong>page</strong>s jaunes du bottin à leur <strong>en</strong>fant ». Je crois que là tout est dit quand on<br />
parle du caractère créatif de l’œuvre <strong>en</strong> soi, du caractère particulièrem<strong>en</strong>t écrit, joué<br />
autour de cette question là.<br />
Je crois que ce qui est important, c’est à partir du mom<strong>en</strong>t où il y a un véritable travail,<br />
et je p<strong>en</strong>se que c’est un vrai travail, et que, s’il y a si peu de propositions dans le théâtre<br />
à destination de la petite <strong>en</strong>fance, c’est que, c’est vraim<strong>en</strong>t un travail particulièrem<strong>en</strong>t<br />
complexe. Alors, c’est pas le modèle de : « Les <strong>en</strong>fants sont les spectateurs très exigeants<br />
de jeunesse ». Ça, c’est du pipeau. Les <strong>en</strong>fants gob<strong>en</strong>t tout et n’importe quoi. Il faut arrêter<br />
d’avoir une vision totalem<strong>en</strong>t romantique de la petite <strong>en</strong>fance, des <strong>en</strong>fants qui sav<strong>en</strong>t<br />
là où est la r<strong>en</strong>contre esthétique, qui sav<strong>en</strong>t ce qui est beau, qui sav<strong>en</strong>t l’émotionnel etc,<br />
etc… Ce n’est pas vrai.<br />
C’est un vrai déni de ce<br />
qui s’appelle la culture.<br />
La culture, c’est un travail<br />
de transmission,<br />
d’éducation, dans le<br />
s<strong>en</strong>s noble du terme. Ce<br />
n’est pas acquis de base.<br />
Le texte même n’a aucune importance,<br />
ce qui compte, c’est la réalité du message<br />
lat<strong>en</strong>t qui est transmis. C’est à dire ce qui<br />
dépasse le texte. La prosodie de la voix,<br />
la prés<strong>en</strong>ce de la personne, les mimiques,<br />
la réalité charnelle de la personne qui dit.<br />
La culture, c’est un travail de transmission,<br />
d’éducation, dans le s<strong>en</strong>s noble du terme.<br />
Ce n’est pas acquis de base.<br />
Et, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, par rapport à ce que vous évoquiez <strong>en</strong>core de Claude Morand, les <strong>en</strong>fants<br />
naiss<strong>en</strong>t racistes. Pour eux, c’est noir, ou blanc. C’est un ou deux. C’est la nuit ou le jour.<br />
C’est Papa ou Maman. C’est comme cela que ça se passe. C’est un monde totalem<strong>en</strong>t<br />
contrasté. Et que c’est un vrai travail d’humanisation de montrer que le contraste n’est pas<br />
aussi radical et que les choses peuv<strong>en</strong>t s’élaborer avec des tas et de tas de gris, par exemple,<br />
et puis après avec des couleurs. Bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, au début de la vie, on fonctionne sur le<br />
modèle qui est totalem<strong>en</strong>t dichotomique, <strong>en</strong>tre une vérité, et son opposé. Ce n’est pas<br />
possible autrem<strong>en</strong>t. Il y a un vrai travail, dans toutes les premières années de vie de l’<strong>en</strong>fant,<br />
d’assemblage du monde et de la réalité. Pour compr<strong>en</strong>dre le monde, il faut avoir une<br />
vue très grossière de ce qui fait le monde. Je ne peux pas avoir une idée déterminée de mon<br />
<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t. Je ne peux que compr<strong>en</strong>dre la réalité des « <strong>en</strong>tours » de ce qu’il se passe.<br />
Les ambiances. Le grand cadre. A partir de là, ça se passe ou tout d’un côté ou tout de l’autre.<br />
Il n’y a pas d’<strong>en</strong>tre deux. Il n’y a pas d’écart. Hormis ce qui va être travaillé, élaboré dans<br />
le temps, et qui va permettre à l’<strong>en</strong>fant de compr<strong>en</strong>dre que cet espace là peut exister, et<br />
doit exister. Mais au tout début, ça ne se figure jamais comme ça.<br />
124
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
C’est important de p<strong>en</strong>ser que les pires conflits, les pires animosités, les pires affects, ce<br />
sont ceux qui anim<strong>en</strong>t le temps de la petite <strong>en</strong>fance. Non pas pour rev<strong>en</strong>ir à cette vision<br />
que j’évoquais sur le modèle rousseauiste, mais simplem<strong>en</strong>t sur le modèle de la toutepuissance<br />
infantile et de la jouissance. Le petit-<strong>en</strong>fant fonctionne comme ça : je veux<br />
tout, tout de suite. Il y a vraim<strong>en</strong>t tout un travail pour perdre, parce que c’est une perte,<br />
cette réalité, et pour adv<strong>en</strong>ir à un autre monde, qui est un monde qui ti<strong>en</strong>t compte du<br />
réel et du « socius », qui ti<strong>en</strong>t compte de l’autre. Au début, c’est « moi je ». Bi<strong>en</strong> longtemps<br />
après, c’est « nous ». Entre ce « bi<strong>en</strong> longtemps après », et ce « moi je », il y a un<br />
temps tout à fait particulier, pour l’<strong>en</strong>fant <strong>en</strong> tout cas, qu’il va falloir mettre <strong>en</strong> ordre.<br />
C’est vraim<strong>en</strong>t une question d’ordre, de remise <strong>en</strong> ordre de ce qui fait le côté très tumultueux<br />
des pulsions initiales. C’est un vrai travail de culture et d’humanisation.<br />
Alors, à côté de ça, il me semble que la place du théâtre peut être particulièrem<strong>en</strong>t<br />
féconde, dans ce temps là. Pour permettre de compr<strong>en</strong>dre quelque chose à ce qui se<br />
figure là, de ce passage <strong>en</strong>tre tout et on ne va pas dire « ri<strong>en</strong> ». Mais le fait est que dans<br />
notre nostalgie <strong>en</strong>fantine, nous avons tous aussi notre construction du temps de l’Ed<strong>en</strong>,<br />
merveilleuse <strong>en</strong>fance, où tout était permis. Et qu’à partir de là, nous sommes des<br />
<strong>en</strong>deuillés de la vie. Nous sommes tous des rescapés de quelque chose. Nous avons tous<br />
perdu, laissé derrière nous quelque chose qui nous constituait. Si beau, si sincère, si<br />
naïf, si innoc<strong>en</strong>t, si extraordinaire. C’est <strong>en</strong>core du pipeau tout ça. Parce que ça ne ti<strong>en</strong>t<br />
absolum<strong>en</strong>t pas compte de ce que nous avons gagné sur ce chemin là de la vie. Alors,<br />
quelque chose qui concerne le langage, mais qui de fait nous a fait perdre quelque chose<br />
qui est <strong>en</strong> li<strong>en</strong> avec l’archaïsme même de nos premières relations. C’est à dire qu’un tout<br />
petit <strong>en</strong>fant ne p<strong>en</strong>se pas avec des mots. Ça p<strong>en</strong>se avec des s<strong>en</strong>s et des images. C’est<br />
pour cela que l’on retrouve, de manière très féconde, tout un théâtre à l’adresse du tout<br />
jeune public, où ne sont mises <strong>en</strong> avant que ces questions de s<strong>en</strong>sorialité. En gros, « ils<br />
ne pig<strong>en</strong>t pas grand chose, il n’est pas <strong>en</strong>core vraim<strong>en</strong>t totalem<strong>en</strong>t cérébré, donc à partir<br />
de là, on va lui proposer des lumières, des matières, des contines etc… ». L’<strong>en</strong>fant est<br />
tel que Dolto l’évoquait, c’est à dire des kilos de chair. Il lui faut de la matérialité dans le<br />
spectacle, la proposition. Le texte ne sera pas des plus importants. On va se la jouer<br />
comme ça, charnels, physiques, lalalalère, une petite lumière clignotante, un peu de bulles<br />
et puis etc… Les <strong>en</strong>fants sont fascinés. Ebahis. Emerveillés. Et nous, à les voir, la<br />
même chose. Fascinés. Ebahis. Emerveillés. Cons ! Complètem<strong>en</strong>t. Nous, à les voir. En<br />
gros, qu’est-ce qu’ils font, eux ? Ils jouiss<strong>en</strong>t de la réalité de ce mom<strong>en</strong>t. Génial. On est<br />
tous très heureux au mom<strong>en</strong>t de jouissance. Un petit peu après aussi. Et puis, après, on<br />
se retrouve dans cette question du manque. Donc la confrontation avec ce théâtre là, elle<br />
ouvre assurém<strong>en</strong>t à la question du manque. Ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t axé sur un mom<strong>en</strong>t de<br />
jouissance, et puis plus ri<strong>en</strong>. Donc on <strong>en</strong> redemande, on <strong>en</strong> voudrait <strong>en</strong>core comme ça<br />
tous les jours.<br />
Et puis, il y a peut-être d’autres théâtres, qui sont eux, plus exigeants, qui imagin<strong>en</strong>t que<br />
les <strong>en</strong>fants p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t, quand même, un peu. Des fois. Dans ce mouvem<strong>en</strong>t là de p<strong>en</strong>sée,<br />
peut-être peut-on leur proposer autre chose que de la matière. Peut-être qu’on peut leur<br />
proposer autre chose,<br />
Et puis, il y a peut-être d’autres théâtres,<br />
qui sont eux, plus exigeants,<br />
qui imagin<strong>en</strong>t que les <strong>en</strong>fants p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t,<br />
quand même, un peu. Des fois. Dans ce<br />
mouvem<strong>en</strong>t là de p<strong>en</strong>sée, peut-être<br />
peut-on leur proposer autre chose que de<br />
la matière. Peut-être qu’on peut leur<br />
proposer autre chose, qui peut leur<br />
permettre de p<strong>en</strong>ser,<br />
de se questionner, de s’interroger.<br />
qui peut leur permettre<br />
de p<strong>en</strong>ser, de se questionner,<br />
de s’interroger.<br />
De ne pas savoir exactem<strong>en</strong>t<br />
dans quel grand<br />
champ ça doit être mis.<br />
Est-ce que c’est à droite<br />
ou à gauche ? Est-ce<br />
que c’est dans le blanc<br />
ou dans le noir ? Est-ce<br />
que ça fait rire, ou estce<br />
que ça fait pleurer.<br />
Est-ce que ça fait du<br />
bi<strong>en</strong>, ou est-ce que ça<br />
fait du mal. Mais ça, ce<br />
n’est pas tout de suite<br />
qu’il faut le faire. Parce<br />
que ça ne fonctionne<br />
pas tout de suite. On<br />
125
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
est dans la confusion des g<strong>en</strong>res. Il y a avait un monsieur qui s’appelait Sandor Fer<strong>en</strong>zci,<br />
un psychanalyste hongrois, qui a écrit dans les années 30 un très bel article qui s’intitule<br />
« Confusion de g<strong>en</strong>res, <strong>en</strong>tre le langage des adultes et le langage des <strong>en</strong>fants ». Son propos<br />
c’était ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t que la langue qui était adressée aux adultes, des adultes aux<br />
adultes, <strong>en</strong>tre adultes, était un langage de passion. C’est à dire que les adultes, quand<br />
ils se parlai<strong>en</strong>t, étai<strong>en</strong>t passés par le stade de la sexualisation. Ils avai<strong>en</strong>t un rapport à la<br />
sexualité qui passe par le langage, qui est particulier, qui est avéré. Chacun de nos mots,<br />
de nos <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts témoign<strong>en</strong>t de cette implication, de cet acharnem<strong>en</strong>t de la sexualité<br />
à travers nos propos et nos gestes. Ça, c’est très Freudi<strong>en</strong>, cette idée qu’il y a du sexe<br />
partout, et que, assurém<strong>en</strong>t, c’est un grand moteur de la vie. Nous sommes tous, vous le<br />
savez bi<strong>en</strong>, très Freudi<strong>en</strong>s. Ceux qui p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t autrem<strong>en</strong>t peuv<strong>en</strong>t sortir de la salle… ! La<br />
vraie vie, c’est ça. Ça se passe assurém<strong>en</strong>t beaucoup <strong>en</strong> dessous de la ceinture.<br />
Mais cette espace <strong>en</strong> dessous de la ceinture n’a de s<strong>en</strong>s que parce que nous avons une<br />
p<strong>en</strong>sée. Que nous sommes des animaux p<strong>en</strong>sants, et qu’à partir de là, nous sommes toujours<br />
à nous référer à notre capacité à mettre <strong>en</strong> mots, mettre <strong>en</strong> rêverie des représ<strong>en</strong>tations,<br />
chercher du s<strong>en</strong>s etc… Mais que, tous ces efforts de p<strong>en</strong>ser, toutes ces cogitations<br />
que nous faisons, sont constamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> li<strong>en</strong> avec une recherche qui a un rapport avec la<br />
sexualité. Quelque chose qui nous fait du bi<strong>en</strong> quelque chose qui est bon, quelque<br />
chose qui essaie de nous ram<strong>en</strong>er <strong>en</strong> ce temps où nous avions tout, où nous espérions<br />
avoir tout, où nous imaginions avoir tout… donc l’idée que les adultes fonctionn<strong>en</strong>t<br />
comme ça, dans ce langage là, qui est le langage de la passion. Et il dit que les <strong>en</strong>fants,<br />
et pour les <strong>en</strong>fants c’est, vous savez, avant Sophocle, Œdipe et toutes ces choses là, c’est<br />
à dire, avant la phase œdipi<strong>en</strong>ne, <strong>en</strong> gros, leur langage n’est pas ce langage là. Ils parl<strong>en</strong>t<br />
le langage de la t<strong>en</strong>dresse. Leur façon de compr<strong>en</strong>dre le monde n’est pas sexué,<br />
comme nous le compr<strong>en</strong>ons.<br />
Cette différ<strong>en</strong>ce là est capitale et irrémédiable, dans tout li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre l’<strong>en</strong>fant et l’adulte.<br />
Quand les adultes se mett<strong>en</strong>t à parler passion aux <strong>en</strong>fants, ça s’appelle l’inceste.<br />
N’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez pas l’inceste ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t sur le mode du rapport physique, mais sur tout<br />
ce qui fait incestuel, confusion, confusion de g<strong>en</strong>res, de générations, confusion de la différ<strong>en</strong>ce…<br />
On est tous pareils. La question du même. On parle tous la même langue. On<br />
se congratule tous les uns et les autres, d’être à la même tribune. On fait tous du même.<br />
Et à côté de cela, on se retrouve dans une dynamique où l’autre aspect c’est de pouvoir<br />
proposer quelque chose qui est différ<strong>en</strong>t. C’est à dire que l’adulte, quand il s’adresse à<br />
l’<strong>en</strong>fant, doit p<strong>en</strong>ser à l’<strong>en</strong>fant.<br />
Il y a eu toute une campagne de prév<strong>en</strong>tion, à une époque, sur la question des sévices<br />
sexuels où on disait aux <strong>en</strong>fants dans les écoles, on déf<strong>en</strong>dait un projet qui v<strong>en</strong>ait du<br />
Canada, qui disait « Mon corps, c’est mon corps ». On leur disait tout un truc autour de<br />
l’idée : « Tu dois dire à un autre qui vi<strong>en</strong>drait toucher ton corps, touche pas ! Mon corps,<br />
c’est mon corps ». Ce qui est une façon complètem<strong>en</strong>t folle de p<strong>en</strong>ser le li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre les<br />
générations. Parce que ça, c’est l’adulte qui doit le p<strong>en</strong>ser. Ce n'est pas l’<strong>en</strong>fant qui doit<br />
intégrer l’interdit, mais c’est l’adulte qui doit savoir au préalable qu’on ne touche pas le<br />
corps de l’<strong>en</strong>fant. Et toucher, je le répète, ça n’est pas simplem<strong>en</strong>t un rapport physique,<br />
ça peut être des mots qui ont exactem<strong>en</strong>t cette portée là. La viol<strong>en</strong>ce du langage passionnel<br />
qui peut être adressé à un <strong>en</strong>fant, aujourd’hui, il est majeur dans notre société. On<br />
devrait être att<strong>en</strong>tif à cette chose là. Cette att<strong>en</strong>tion là, provi<strong>en</strong>t du fait qu’on se dise :<br />
« J’ai <strong>en</strong> face de moi un sujet différ<strong>en</strong>t ».<br />
Je dois faire un effort pour aller à la r<strong>en</strong>contre de cette différ<strong>en</strong>ce là. C’est ce qu’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<br />
à longueur de jour aujourd’hui sur le modèle de l’intégration. Tout le monde doit être intégré.<br />
Regardez sur le modèle des retraites : tout le monde doit payer la même chose. On<br />
est sur le modèle du « toutlemondisme » extrêmem<strong>en</strong>t développé. Tous pareils. Et ce «<br />
tous pareils » là, il faut qu’il se mette <strong>en</strong> place dans le « pas de conflits ». Il faut qu’on<br />
arrive à être tous pareils sans qu’il y ait de conflits. Ce qui est la folie la plus totale. Parce<br />
qu’il ne faut pas que l’on soit tous pareils. Il faut aussi qu’il y ait du conflit. Ça n’est que<br />
comme ça que les choses évolu<strong>en</strong>t.<br />
On se retrouve dans un champ où, d’une certaine façon, le théâtre pour la petite <strong>en</strong>fance,<br />
est totalem<strong>en</strong>t imprégné de ces données là. Il peut tout à fait être un langage de passion<br />
et éveiller, et Fer<strong>en</strong>czi disait qu’il s’agissait là d’un mode de traumatisme de l’<strong>en</strong>fant, de la<br />
petite <strong>en</strong>fance. Alors bi<strong>en</strong> sûr, ça va loin ces questions là. En quoi telle ou telle r<strong>en</strong>contre<br />
avec un tout-petit peut faire traumatisme dans sa vie ? Qu’est-ce que ça veut dire, d’ailleurs,<br />
cette histoire là du traumatisme, qui est constamm<strong>en</strong>t convoquée aujourd’hui ?<br />
126
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
Est-ce qu’il faut d’ailleurs<br />
que le théâtre à l’adresse<br />
des jeunes publics serve<br />
à quelque chose ?<br />
Mais, à la clé de cette question, il y a l’idée que, on parlait<br />
de l’utilité des choses, tout à l’heure, à quoi ça sert ? Estce<br />
qu’il faut d’ailleurs que le théâtre à l’adresse des jeunes<br />
publics serve à quelque chose ? Est-ce qu’il faut qu’il ait<br />
un projet ? Et ça, ça concerne ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t ce qu’on<br />
développe aujourd’hui, mais de façon très manifeste, sous<br />
le terme d’éthique. Mais plus <strong>en</strong>core, ça développe deux<br />
autres élém<strong>en</strong>ts qui me sembl<strong>en</strong>t importants : ça développe<br />
le li<strong>en</strong> avec le « socius », la société, et la « res privata », c’est à dire la chose privée.<br />
Le théâtre, c’est ça. Pourquoi est-ce qu’il y aurait une extraterritorialité du théâtre à<br />
l’égard du jeune public ? Pourquoi est-ce qu’il faudrait définir un théâtre pour les adultes<br />
et un théâtre pour les <strong>en</strong>fants ? Pourquoi est-ce qu’on<br />
Ça développe le li<strong>en</strong> avec<br />
le « socius », la société,<br />
et la « res privata », c’est<br />
à dire la chose privée.<br />
Le théâtre, c’est ça.<br />
pourrait imaginer quelque chose qui permettrait un passage<br />
<strong>en</strong>tre ces deux li<strong>en</strong>s <strong>en</strong> disant : le théâtre tout public<br />
jeune public ? Et comm<strong>en</strong>t est-ce qu’on pourrait évoquer<br />
ce que je vi<strong>en</strong>s de dire à l’instant sur cette différ<strong>en</strong>ce<br />
constitutive, ontologique, <strong>en</strong>tre l’<strong>en</strong>fance et l’âge adulte,<br />
sans pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte la nécessité, dans l’adresse<br />
même, du théâtre au jeune public de cette spécificité là ?<br />
Les <strong>en</strong>fants ne sont pas des adultes. Bi<strong>en</strong> sur, il n’y a pas<br />
lieu de leur parler dans une espèce de b a ba niais et crétin.<br />
Mais on sait tous que quand on s’adresse à un <strong>en</strong>fant,<br />
on parle aussi <strong>en</strong> fonction de son âge. On ne dit pas la même chose à un <strong>en</strong>fant qui a 1<br />
an, qui a 5 ans ou qui <strong>en</strong> a 15. Et autant, ce qu’on évoquait par exemple pour Racine pour<br />
des adolesc<strong>en</strong>ts de 15 ans ou de plus de 15 ans, la question n’aurait pas de s<strong>en</strong>s, autant<br />
elle <strong>en</strong> aurait pour des petits, voire des tout petits. Donc,<br />
Pourquoi est-ce qu’il<br />
faudrait définir un théâtre<br />
pour les adultes et un<br />
théâtre pour les <strong>en</strong>fants ?<br />
l’idée c’est comm<strong>en</strong>t on se situe dans cette place là, <strong>en</strong><br />
sachant que de toute façon, les <strong>en</strong>fants ne vont jamais au<br />
théâtre ou au spectacle. Au s<strong>en</strong>s <strong>en</strong> tout cas où nous,<br />
nous pouvons l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre.<br />
Ce qui est important, c’est de pouvoir p<strong>en</strong>ser que les<br />
<strong>en</strong>fants, <strong>en</strong> tout cas les tout petits, les plus petits d’<strong>en</strong>tre<br />
eux, transform<strong>en</strong>t totalem<strong>en</strong>t les lieux qu’ils habit<strong>en</strong>t un<br />
temps. Un tout petit ne s’assoit pas sur une chaise. Il ne<br />
regarde pas un spectacle p<strong>en</strong>dant une demi-heure, ou 45 minutes, ou 1h30, comme nous<br />
on peut imaginer ces choses là. Un <strong>en</strong>fant p<strong>en</strong>se, vit, il est plein d’émotions. Et plus<br />
<strong>en</strong>core il transporte sur le lieu même du spectacle ce qu’il <strong>en</strong> est de sa vie, de son quotidi<strong>en</strong>.<br />
On sait très vite quand un <strong>en</strong>fant est un spectateur, et quand un <strong>en</strong>fant ne connaît<br />
pas une salle de spectacle, n’y a jamais mis les pieds.<br />
Ce n’est pas le modèle de « Pretty Woman », où, au premier jour de la r<strong>en</strong>contre dans un<br />
Opéra, elle est tellem<strong>en</strong>t magnifiée avec des yeux magnifiques, qui pleur<strong>en</strong>t de partout,<br />
et elle pisse dans sa petite culotte, tellem<strong>en</strong>t elle jouit devant ces voix extraordinaires.<br />
Ça ne fonctionne pas comme ça un <strong>en</strong>fant. Et, il ne faut pas croire que parce que l’<strong>en</strong>fant<br />
est là, à faire des yeux tout ronds, que ce spectacle est extraordinaire, particulièrem<strong>en</strong>t<br />
adapté à la réalité de cet âge. Peut-être il faut s’inquiéter à ce mom<strong>en</strong>t là.<br />
Donc, je ne sais pas quoi dire de cette réalité du jeune public ou de la définition du jeune<br />
public, le mot définition même m’<strong>en</strong>nuie, et à mourir. Je ne sais pas comm<strong>en</strong>t on peut<br />
définir les choses. Il me semble important de pouvoir garder à l’esprit qu’il existe des<br />
publics, que les publics ne sont pas tous les mêmes, et que dans l’adresse à tel ou<br />
tel public, obligatoirem<strong>en</strong>t on doit p<strong>en</strong>ser à cette réalité là. Et je voudrais juste faire<br />
un sort, pour finir, à l’<strong>en</strong>fant qui vit <strong>en</strong> nous. Parce que ça, c’est le dernier modèle<br />
du pipeau nostalgique, romantique, ordinaire. Tout le monde va vous ressortir : «<br />
Mais j’écris de la part d’<strong>en</strong>fance qui est <strong>en</strong>core vivante <strong>en</strong> moi ». Et bi<strong>en</strong> je p<strong>en</strong>se<br />
très assurém<strong>en</strong>t que c’est bi<strong>en</strong> de l’abs<strong>en</strong>ce de cette part d’<strong>en</strong>fance qu’on écrit.<br />
C’est bi<strong>en</strong> de cette perte, de ce deuil impossible avec cette part d’<strong>en</strong>fance, qu’on<br />
écrit. C’est bi<strong>en</strong> de cette reconstruction, continue et assidue, de cette <strong>en</strong>fance,<br />
qu’on écrit. Jamais de notre <strong>en</strong>fance vécue. Je vous remercie.<br />
Dominique Bérody<br />
Peut-être avez vous des questions, des réactions, pour rev<strong>en</strong>ir sur des choses que vous<br />
avez dites ? Moi j‘<strong>en</strong> aurai quelques-unes. Si on rebondit sur la toute dernière, sur le<br />
127
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
pipeau de la part d’<strong>en</strong>fance d’où l’auteur écrirait. Il serait intéressant que ceux qui le<br />
dis<strong>en</strong>t soi<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>ts. Je ne suis pas sûr que ceux qui le dis<strong>en</strong>t soi<strong>en</strong>t là, prés<strong>en</strong>ts,<br />
<strong>en</strong>core qu’il faudra scruter. En tout cas, ceux qui le dis<strong>en</strong>t ont de bonnes raisons de le<br />
dire, mais peut-être que c’est pour les raisons du deuil de cette part d’<strong>en</strong>fance qu’ils le<br />
dis<strong>en</strong>t et que finalem<strong>en</strong>t, c’est fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t la même chose. Donc c’est de là qu’ils<br />
parl<strong>en</strong>t. Je p<strong>en</strong>se notamm<strong>en</strong>t à Joël Jouanneau qui le dit d’une manière très forte. On sait<br />
aussi qu’il y a des coquetteries dans cette question là parce qu’elle est ess<strong>en</strong>tielle, voire<br />
exist<strong>en</strong>tielle, elle se cache derrière un certain nombre d’écrans, de garde-fous, de parapets.<br />
Je crois qu’il y a aussi ça. J’avais <strong>en</strong>vie de rev<strong>en</strong>ir sur quelque chose.<br />
Malheureusem<strong>en</strong>t, Claude Morand n’est pas là, elle ne pourrait pas vous répondre, mais<br />
je sais qu’elle aurait eu très <strong>en</strong>vie de vous répondre parce qu’elle était très militante, très<br />
polémique et très polémiste. Mais quand même sur la question de la métaphysique,<br />
vous dites c’est pipeau l’auteur qui écrit des textes métaphysiques pour bébés parce que<br />
naturellem<strong>en</strong>t les bébés n’ont pas accès à la métaphysique. Et <strong>en</strong> même temps, vous<br />
dites que c’est parce que les <strong>en</strong>fants p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t, que vous dites qu’il ne faut pas leur proposer<br />
un niveau de langage qui serait celui d’avant l’état de la p<strong>en</strong>sée. Ce qui sous-<strong>en</strong>t<strong>en</strong>drait<br />
que le bébé n’a pas accès à la p<strong>en</strong>sée et qu’il ne p<strong>en</strong>se pas dès sa naissance.<br />
J’aimerais que vous rev<strong>en</strong>iez sur cette question là parce qu’<strong>en</strong> même temps, on sait très<br />
bi<strong>en</strong> que l’art c’est aussi une action qui fait p<strong>en</strong>ser. Alain le dit très bi<strong>en</strong> dans ses textes.<br />
On est <strong>en</strong> même temps dans l’ordre de la transmission. Donc j’aimerais que vous rev<strong>en</strong>iez<br />
là-dessus. De la même manière que quand vous dites que les <strong>en</strong>fants ne sont pas<br />
racistes, ils le sont, ça r<strong>en</strong>voie <strong>en</strong> même temps le racisme à des référ<strong>en</strong>ces culturelles, et<br />
<strong>en</strong> même temps, les référ<strong>en</strong>ces culturelles du racisme qui sont purem<strong>en</strong>t idéologiques,<br />
est-ce qu’elles sont déjà ancrées dans l’<strong>en</strong>fance à ce point ?<br />
Patrick B<strong>en</strong> Soussan<br />
Non, pas le cadre de la référ<strong>en</strong>ce culturelle. Mais ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t le cadre de la pulsion<br />
première.<br />
Dominique Bérody<br />
C’est le rapport à l’autre ?<br />
Patrick B<strong>en</strong> Soussan<br />
Voilà. Le modèle freudi<strong>en</strong> c’est : au tout début de la vie, dans les premiers mois de vie,<br />
l’autre n’a pas grand intérêt à exister, puisque le monde doit être ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t décliné<br />
autour de moi. Je suis le monde. A partir du mom<strong>en</strong>t où je peux p<strong>en</strong>ser qu’il y a un autre,<br />
c’est l’histoire du Petit Prince et de la rose, tant qu’il avait dans l’idée qu’il n’y avait<br />
qu’une seule rose dans sa planète, c’était merveilleux, et un puis un jour, il passe, il voit<br />
un champ de roses. Il se dit : « Basta, c’est pas possible la vie ! Donc il y a d’autres<br />
<strong>en</strong>fants qui ont aussi des mères ? ça va pas ». Donc il se la joue dans un modèle où tout<br />
à coup, il se s<strong>en</strong>t abandonné, il n’a plus ce statut d’exclusivité ou d’exemplarité. Pour<br />
l’<strong>en</strong>fant, c’est comme ça.<br />
Freud disait qu’il y avait un li<strong>en</strong> d’articulation sémantique <strong>en</strong>tre « autre », « <strong>en</strong>nemi », et<br />
« étranger », que ces trois mots là voulai<strong>en</strong>t dire la même chose. Et que c’est comme ça<br />
que ça témoigne de nos pulsions à l’égard de tout ce qui fait l’altérité. Aujourd’hui, regardez<br />
la xénophobie.<br />
Je veux dire qu’il y a un mom<strong>en</strong>t dans la vie de l’<strong>en</strong>fant, où on ne peut pas supporter cette<br />
idée là, qu’un autre existe. Et que c’est vraim<strong>en</strong>t tout un travail pour pouvoir arriver à<br />
p<strong>en</strong>ser l’exist<strong>en</strong>ce de l’autre, et sa place à mon côté. Regardez les petits <strong>en</strong>fants <strong>en</strong> crèche<br />
par exemple, il y <strong>en</strong> a un qui joue avec une petite voiture, et il y <strong>en</strong> a un autre qui<br />
vi<strong>en</strong>t lui pr<strong>en</strong>dre la voiture. Et bi<strong>en</strong>, pour un <strong>en</strong>fant à ce mom<strong>en</strong>t là, celui qui vi<strong>en</strong>t lui<br />
piquer la voiture, il lui pique la voiture, il lui a pris la main, le bras, il lui a pris une partie<br />
de lui. Vous avez la puéricultrice qui va le voir et qui lui dit : « Mais c’est ri<strong>en</strong>, tu sais,<br />
il faut prêter les machins, et tout », mais l’autre ce qu’il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d c’est : « Mais laisse-toi<br />
dévorer, fais-toi pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> morceaux, admet le morcellem<strong>en</strong>t ». C’est impossible pour<br />
un <strong>en</strong>fant à ce mom<strong>en</strong>t là. Donc il se rue sur celui qui est <strong>en</strong> face, et l’histoire classique,<br />
c’est : il le bouffe. C’est comme ça que ça se passe. Tu m’as arraché un bout de moi, et<br />
bi<strong>en</strong>, je fonce, je m’agrippe à toi et j’essaie de ret<strong>en</strong>ir quelque chose de ce que tu m’as<br />
piqué. Parce que je ne peux pas me représ<strong>en</strong>ter comme ayant perdu une partie de moi.<br />
Donc, c’est <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s là que je parle du racisme. Je ne parle pas de la construction culturelle.<br />
Cela nous concerne nous. C’est l’aspect <strong>en</strong> négatif, pour parler comme Hannah<br />
128
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
Ar<strong>en</strong>dt, de cette question là du racisme. La culture qui permet de r<strong>en</strong>trer dans la société<br />
et de s’ouvrir à l’autre, elle permet aussi exactem<strong>en</strong>t le mouvem<strong>en</strong>t inverse. Je crois qu’il<br />
faut être att<strong>en</strong>tif à ce double aspect.<br />
Christian Duchange<br />
Est-ce que vous voudriez bi<strong>en</strong> rev<strong>en</strong>ir sur le concept du langage de la passion et de la<br />
t<strong>en</strong>dresse ? Je suis tout d’un coup <strong>en</strong> train de me demander si l’on peut, nous les adultes,<br />
t<strong>en</strong>ir le langage de la t<strong>en</strong>dresse, et comm<strong>en</strong>t on s’y pr<strong>en</strong>d.<br />
Dominique Bérody<br />
L’avantage, c’est que vous pouvez profiter de la prés<strong>en</strong>ce de Patrick B<strong>en</strong> Soussan pour<br />
consulter !<br />
Patrick B<strong>en</strong> Soussan<br />
Je crois que c’est très difficile. Je crois que c’est un vrai travail d’humanisation de toujours<br />
p<strong>en</strong>ser que l’<strong>en</strong>fant est un <strong>en</strong>fant, et que c’est à nous de faire cet effort là. Regardez les<br />
chatouilles par exemple. Le truc tout bête. Quand on se met à chatouiller un tout petit.<br />
Voilà, ça se passe bi<strong>en</strong>, puis il se met à rire et il y a un mom<strong>en</strong>t où ça n’est plus possible.<br />
Et assez rarem<strong>en</strong>t l’adulte s’arrête. Lui, il est emporté dans cette espèce de jouissance<br />
commune : ça fait du bi<strong>en</strong>, on se marre, c’est tellem<strong>en</strong>t beau quand il rit… et qu’il<br />
y a sûrem<strong>en</strong>t autre chose qui se joue. Mais l’<strong>en</strong>fant, à un mom<strong>en</strong>t donné, ses canaux s<strong>en</strong>soriels<br />
ne peuv<strong>en</strong>t plus recevoir. Il est totalem<strong>en</strong>t débordé. Simplem<strong>en</strong>t, c’est le modèle<br />
du traumatisme pour Freud : le mom<strong>en</strong>t où on ne peut plus métaboliser le surplus<br />
d’énergie. Donc l’<strong>en</strong>fant comm<strong>en</strong>ce à faire la gueule, et si vous continuez <strong>en</strong>core, il se<br />
met à pleurer. C’est une scène vraim<strong>en</strong>t d’une banalité extrême. Il y a un mom<strong>en</strong>t où c’est<br />
nous qui devons nous arrêter. Où doit-on s’arrêter dans la connaissance que l’on a de<br />
l’<strong>en</strong>fant ? C’est le modèle classique à ne pas dépasser, et ça s’articule dans la connaissance<br />
qu’on a de l’<strong>en</strong>fant.<br />
Regardez, la r<strong>en</strong>contre aujourd’hui de l’<strong>en</strong>fant dans la ville avec les publicités, à la télé,<br />
avec les images, etc… Tout ce qui était évoqué par exemple dans le risque du contact<br />
avec l’image, sur le fait que l’on met une iconographie pour signaler que c’est interdit de<br />
10 ans, 8 ans etc…et qu’à côté de ça, les <strong>en</strong>fants, dans les journaux télévisés peuv<strong>en</strong>t voir<br />
les g<strong>en</strong>s cramer, les meurtres, <strong>en</strong>fin, des choses qui, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, vont avoir un impact<br />
sur eux.<br />
C’est très difficile, comme exercice de la part de l’adulte, de toujours se rappeler que c’est<br />
un <strong>en</strong>fant qui est <strong>en</strong> face de soi. Et qu’on ne jouit pas avec un <strong>en</strong>fant. Ça, c’est une chose<br />
vers quoi on est totalem<strong>en</strong>t porté <strong>en</strong> tant qu’adulte. On est totalem<strong>en</strong>t à la recherche de<br />
ça. Il y a un piège énorme, par exemple, pour remettre un<br />
Il y a un piège énorme<br />
autour de cette<br />
jouissance commune.<br />
pied dans l’histoire du théâtre, il y a un piège énorme<br />
autour de cette jouissance commune. C’est fou ce qu’il y<br />
a comme compagnies par exemple, qui propos<strong>en</strong>t des<br />
pièces de théâtre à des tout petits, qui sont ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t<br />
dans ce champ de la jouissance. Vi<strong>en</strong>s on va jouir<br />
<strong>en</strong>semble ! Ce n’est pas bon, ce truc là. Ce que vous<br />
disiez de la p<strong>en</strong>sée, là où c’est important la p<strong>en</strong>sée, c’est que ça met à distance. On<br />
se met à p<strong>en</strong>ser sur ce qu’on est <strong>en</strong> train de faire, de vivre, sur nos émotions. Et ça,<br />
ça crée cet écart là. Donc, ça ne vi<strong>en</strong>t pas de soi. Je crois que l’expéri<strong>en</strong>ce d’humanité,<br />
c’est bi<strong>en</strong> ça, c’est de nous permettre de faire le deuil de cette part d’<strong>en</strong>fance<br />
là qui veut fonctionner sur le mode mégalomaniaque.<br />
Christian Duchange<br />
S’il y a une circulation pour nous, adultes proposant du théâtre ou dédiant du théâtre à des<br />
<strong>en</strong>fants, <strong>en</strong>tre le langage de la passion et le langage de la t<strong>en</strong>dresse, il y <strong>en</strong> a aussi une pour<br />
eux, <strong>en</strong> regardant les images du monde, <strong>en</strong>tre la t<strong>en</strong>dresse et la passion. Donc, il y a bi<strong>en</strong><br />
un <strong>en</strong>droit comme ça, où on va espérer se r<strong>en</strong>contrer dans de bonnes conditions.<br />
Ce qui est important c’est créer les<br />
conditions de cette r<strong>en</strong>contre là.<br />
Patrick B<strong>en</strong> Soussan<br />
Ce qui est important dans ce<br />
que vous dites, c’est bi<strong>en</strong> les<br />
bonnes conditions. De créer<br />
les conditions de cette r<strong>en</strong>con-<br />
129
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
tre là. Ou <strong>en</strong> tout cas de les accompagner et de les apprivoiser, et de faire <strong>en</strong> sorte qu’on<br />
puisse les transmettre. C’est le modèle classique. Vous savez depuis quelques temps il y<br />
a une deuxième chaîne de télé qui s’appelle Baby Tv et qui est p<strong>en</strong>sée pour les <strong>en</strong>fants<br />
de 6 mois à trois ans. Donc pourquoi pas regarder <strong>en</strong> semble un DVD de je ne sais pas<br />
trop quoi, ou regarder un dessin animé ou autre, avec un <strong>en</strong>fant, mais c’est foncièrem<strong>en</strong>t<br />
différ<strong>en</strong>t que de le laisser tout seul planté. C’est pour ça que la r<strong>en</strong>contre avec les <strong>en</strong>fants<br />
ou le jeune public et le théâtre, c’est toujours dans ce « et », c’est toujours médiatisé.<br />
Ça me semble beaucoup plus p<strong>en</strong>sé<br />
Un théâtre de famille : c’est à<br />
dire que ce n’est pas un <strong>en</strong>fant<br />
qui est tout seul devant le<br />
théâtre, mais c’est un <strong>en</strong>fant<br />
qui est accompagné et qui va<br />
au théâtre.<br />
comme étant un théâtre de famille et on a<br />
totalem<strong>en</strong>t abandonné cette notion là.<br />
C’est à dire que ce n’est pas un <strong>en</strong>fant qui<br />
est tout seul devant le théâtre, mais c’est<br />
un <strong>en</strong>fant qui est accompagné et qui va au<br />
théâtre. Et que cet accompagnant, c’est<br />
vraim<strong>en</strong>t une personne clé dans cette histoire<br />
là. Parce que c’est celui qui est à côté,<br />
c’est celui qui pr<strong>en</strong>d la main, celui qui<br />
regarde, celui qui s’éloigne, qui est à l’écart,<br />
qui est collé sans être collé, qui après, est<br />
<strong>en</strong>core là. Ce n’est pas celui qui fait l’interrogation<br />
écrite à la fin du spectacle. Alors qu’est ce que tu as p<strong>en</strong>sé, rempli, et-ce que tu<br />
as vu le chat passer ? Non, ce n’est pas ça le truc, parfois il y a le modèle des ateliers post<br />
théâtre. L’idée c’est quand même : il y a quelqu’un. Je ne suis pas tout seul. C’est fondam<strong>en</strong>tal<br />
dans cette r<strong>en</strong>contre.<br />
Dominique Bérody<br />
D’autres réactions à chaud ? Des questions ? On aura un autre temps d’échange un peu<br />
plus long et on pourra rev<strong>en</strong>ir sur un certain nombre d’interv<strong>en</strong>tions de la matinée. Il y a<br />
une autre virgule musicale, une ponctuation théâtrale ?<br />
Lecture de Jojo le Récidiviste , de Joseph Danan<br />
Prise de parole.<br />
Entre une femme, qui ti<strong>en</strong>t un <strong>en</strong>fant, Jojo, par la main. Elle s’approche du public, à l’avant scène, il y a<br />
un micro sur pied, elle s’approche du micro, et sort une feuille de papier pliée <strong>en</strong> 4 de sa poche. Elle va parler.<br />
L’<strong>en</strong>fant s’empare du pied, il règle le micro pour le mettre à sa propre hauteur et l’ori<strong>en</strong>ter vers lui. Il<br />
sort une feuille pliée <strong>en</strong> 8 de sa poche. Il ouvre la bouche, il va parler. Sa mère lui donne une gifle. Elle<br />
règle à nouveau le micro à sa hauteur, elle l’ori<strong>en</strong>te vers elle, elle va parler. Noir.<br />
Babel. Jojo le bâtisseur.<br />
Il empile tables et chaises précautionneusem<strong>en</strong>t et avec art. Il <strong>en</strong> empile le maximum, aussi haut qu’il le<br />
peut. Entre sa mère. Elle regarde l’empilem<strong>en</strong>t, regarde Jojo, qui la regarde. Elle regarde à nouveau l’empilem<strong>en</strong>t.<br />
Jojo regarde lui aussi l’empilem<strong>en</strong>t. Elle s’approche de Jojo. Elle le gifle. Puis, elle <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d de<br />
défaire l’empilem<strong>en</strong>t précautionneusem<strong>en</strong>t. Quand elle a fini, elle s’approche de Jojo et m<strong>en</strong>ace de le gifler,<br />
puis se ravise et sort. Au bout d’un temps assez long p<strong>en</strong>dant lequel il regarde dans sa direction, Jojo<br />
recomm<strong>en</strong>ce tranquillem<strong>en</strong>t son travail d’empilem<strong>en</strong>t. Noir.<br />
Le bloc opératoire.<br />
Jojo a vidé le vase sur le tapis. Les fleurs gis<strong>en</strong>t au milieu d’une flaque. Jojo met une blouse blanche, et un<br />
masque de chirurgi<strong>en</strong>, ou des attributs approchant. Il pr<strong>en</strong>d une paire de ciseaux, et un objet pouvant évoquer<br />
un bistouri. L’opération va pouvoir comm<strong>en</strong>cer. Jojo, <strong>en</strong> même temps qu’il opère, incise les tiges,<br />
ampute les pétales, se tourne vers son assistante, invisible, pour lui remettre les ciseaux ou lui demander<br />
le bistouri. Entre sa mère. Elle s’immobilise assez loin de la table d’opération et regarde le tableau. Elle<br />
s’approche de Jojo, lui <strong>en</strong>lève son masque, et lui donne une bonne gifle. Elle ramasse les lambeaux de fleurs,<br />
éponge l’eau, sort après un dernier regard vers Jojo. Jojo regarde un assez long mom<strong>en</strong>t dans la direction<br />
où elle est partie. Il sort à son tour, la scène reste vide un mom<strong>en</strong>t. On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d appeler « Jojo ! ». On va<br />
assister à un interrogatoire. Jojo revi<strong>en</strong>t chargé d’une quantité de fruits et de légumes, spécialem<strong>en</strong>t des<br />
fraises, des bananes, des tomates, qu’il <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d de disposer sur un tapis ou sur un plan incliné de<br />
manière à composer une sorte de bonhomme à la Arcimboldo. Le bistouri va pouvoir servir à nouveau. Jojo<br />
s’acharne sur le bonhomme de fruits. Il attaque au bistouri, sort les bananes de leur peau, fait gicler les<br />
130
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
tomates, écrase les fraises <strong>en</strong>tre ses mains, ponctuant ses gestes de « Tu vas parler, crevure ! », et de<br />
variantes de même nature « Je vais te faire la peau si tu ne l’ouvres pas ! ». Sa mère apparaît tandis qu’il<br />
est <strong>en</strong> pleine action. Elle s’immobilise et regarde le carnage. Noir.<br />
Musique de chambre.<br />
Jojo est avec ses copains. Devant eux, sur le sol, l’aspirateur. Jojo <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d le démontage de l’appareil et<br />
distribue les différ<strong>en</strong>tes pièces Chacune d’elle devi<strong>en</strong>t un instrum<strong>en</strong>t à v<strong>en</strong>t ou à percussion. Et chacun des<br />
copains, sitôt <strong>en</strong> possession de son instrum<strong>en</strong>t, comm<strong>en</strong>ce à émettre des sons. C’est au mom<strong>en</strong>t où l’orchestre<br />
complet se déchaîne, que la mère r<strong>en</strong>tre. Elle s’approche de Jojo, lui <strong>en</strong>lève son instrum<strong>en</strong>t, et lui<br />
colle une baffe. Les autres musici<strong>en</strong>s arrêt<strong>en</strong>t instantaném<strong>en</strong>t de jouer. Noir.<br />
Dominique Bérody<br />
Merci de cet extrait et c’est une superbe coïncid<strong>en</strong>ce, comme quoi le hasard n’existe pas.<br />
J’étais hier à la première de « Jojo le Récidiviste », à l’espace des Arts à Chalon, mis <strong>en</strong><br />
scène par Joël Jouanneau. C’est naturellem<strong>en</strong>t une première mondiale à laquelle vous<br />
v<strong>en</strong>ez d’assister puisque « Jojo le Récidiviste » est la première pièce de théâtre jeune<br />
public écrite <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> didascalies. Le spectacle et la mise <strong>en</strong> scène de Joël<br />
Jouanneau est une comédie muette, burlesque, et il fait jouer à ses acteurs très exactem<strong>en</strong>t<br />
et au millimètre près les didascalies de Joseph Danan. Et <strong>en</strong> même temps, ce texte<br />
didascalique offre, on le voit, un immédiat plaisir de la lecture à voix haute, donc, formidable<br />
coïncid<strong>en</strong>ce. Et si Joël Jouanneau a voulu mettre <strong>en</strong> scène ce texte, lui cet amoureux<br />
du texte, de la littérature et de la poésie parce que toute son <strong>en</strong>fance, il s’est<br />
demandé si c’était la main de sa mère qui voulait s’abattre sur lui, ou si c’était sa joue<br />
qui att<strong>en</strong>dait la main de sa mère, et que c’était une manière, pour lui, qu’ils puiss<strong>en</strong>t dire<br />
leurs « Je t’aime » journaliers. On va poursuivre notre voyage avec les auteurs cette fois<br />
ci, et avec leur écriture.<br />
Anne Luthaud est romancière, elle publie ses romans aux éditions Verticales, mais elle<br />
écrit aussi dans de nombreuses revues littéraires. C’est une aussi passionnée. Elle a eu<br />
à voir avec la création de la Fémis, donc elle a aussi un certain regard, (pour repr<strong>en</strong>dre<br />
un certain Festival de Cannes), sur le cinéma et sur le monde et qui aussi, depuis quelques<br />
temps, contribue du côté de l’écriture, à la création de spectacles qui mêl<strong>en</strong>t<br />
l’image, la poésie et le théâtre. J’évoque notamm<strong>en</strong>t le travail tout à fait novateur, je<br />
trouve, dans l’utilisation de la vidéo et l’écriture de l’image, de la compagnie dirigée et<br />
animée par Anne-Marie Marques. Le spectacle dont je parle tourne actuellem<strong>en</strong>t, il s’appelle<br />
« Le bleu de Madeleine et les autres ». Mais la meilleure manière d’<strong>en</strong>trer <strong>en</strong> relation<br />
et de faire connaissance avec Anne Luthaud, c’est d’écouter ce qu’elle écrit. Nous<br />
ferons ce petit voyage avec les auteurs <strong>en</strong> compagnie de Nathalie Papin, de Philippe<br />
Dorin, qui nous livreront peut-être, quelques-unes unes des raisons profondes intimes,<br />
qui fait qu’il y a eu chez eux ce désir de s’adresser aux <strong>en</strong>fants, et d’avancer sur leur propre<br />
recherche sur la langue.<br />
Lecture de Garder<br />
« Maint<strong>en</strong>ant je me souvi<strong>en</strong>s. C’est ce jour là que ça a vraim<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>cé. J’ai raconté une histoire à Louise<br />
pour ne pas qu’elle me quitte. Plus tard, j’ai passé une annonce, pour dire que j’étais à la recherche de toutes<br />
les histoires qu’on voudrait me confier. Après, je suis allé habiter le phare. Il s’allume et s’éteint automatiquem<strong>en</strong>t.<br />
La machinerie n’a pas besoin d’hommes. J’ai obt<strong>en</strong>u la permission d’y rester, à condition de ne<br />
pas toucher à la lanterne. C’est rond, et on est <strong>en</strong>fermé. Il y a plusieurs étages, des f<strong>en</strong>êtres étroites, de murs<br />
de pierre. La mer autour. Aujourd’hui, je regarde la mer le moins possible. Je la laisse à distance. Certains<br />
jours, il me faut l’éviter. Sinon elle s’infiltre, me dissout. Alors, je regarde les pierres des murs, le parquet, les<br />
tours de f<strong>en</strong>êtres ou la table, au c<strong>en</strong>tre de la pièce où je suis. Tout est <strong>en</strong> ordre. Ici, tout est lisse. J’ai jeté beaucoup.<br />
Je l’ai fait peu à peu. Lorsque j’habitais à terre, je gardais tout. La plus insignifiante carte postale, elle<br />
était écrite. Les vêtem<strong>en</strong>ts, ils pouvai<strong>en</strong>t toujours servir. Les objets, je les <strong>en</strong>tassais dans des boîtes. Les livres,<br />
je rachetais souv<strong>en</strong>t les mêmes, je les avais oubliés. Puis, j’ai voulu me débarrasser des choses, pour avoir l’esprit<br />
libre. Faire place nette. J’ai vidé, trié, choisi, jeté. Me sont seulem<strong>en</strong>t restées les histoires ».<br />
’est le début de « Garder », le titre s’imposait. Alors Anne, j’aimerais que tu nous dises<br />
un peu comm<strong>en</strong>t ça s’est passé, cette r<strong>en</strong>contre avec Anne-Marie Marques, et comm<strong>en</strong>t,<br />
tout <strong>en</strong> continuant à développer ton écriture littéraire et tes romans, tu as voulu, à un<br />
mom<strong>en</strong>t donné, creuser du côté de l’<strong>en</strong>fance ?<br />
131
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
Anne Luthaud<br />
Alors, <strong>en</strong> fait, j’avais travaillé avec Anne-Marie sur une pièce pour adultes, « Les<br />
Monologues de Femmes », et j’ai aimé travailler avec elle <strong>en</strong> raison de la manière qu’elle<br />
a de faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre la langue, justem<strong>en</strong>t. Je suis touchée par une att<strong>en</strong>tion particulière<br />
qu’elle a, aux mots et à la manière de dire. Ça a été comme une sorte de commande.<br />
Anne-Marie m’a demandé un texte pour <strong>en</strong>fants. Elle avait <strong>en</strong>vie de faire un spectacle sur<br />
la couleur. J’ai réfléchi à la couleur. Ça a donné ce texte « Le Bleu de Madeleine et les<br />
Autres ». Je suis partie des mots de la couleur. Je n’ai pas p<strong>en</strong>sé à comm<strong>en</strong>t j’allais écrire<br />
pour des <strong>en</strong>fants. Je suis partie des mots du bleu, des mots du jaune, etc… Le principe<br />
du texte, c’est une petite fille qui cherche le plus beau bleu de la terre, les mots du rouge<br />
et comm<strong>en</strong>t on fait le jaune. Il y avait une manière <strong>en</strong>core une fois pour moi de partir du<br />
langage. C’est toujours ma manière de travailler, c’est à dire de chercher, de la même<br />
façon quand j’écris pour les adultes, à ne pas être dans une écriture normée, à ne pas<br />
être dans la conv<strong>en</strong>tion de la langue, à ne pas être dans les lieux communs, ce qui est<br />
att<strong>en</strong>du et ce qui est conv<strong>en</strong>u.<br />
Ce qui m’intéressait de le faire pour les <strong>en</strong>fants, <strong>en</strong>fin, à l’att<strong>en</strong>tion des <strong>en</strong>fants, c’est<br />
parce que j’ai l’impression, justem<strong>en</strong>t, qu’ils ont une att<strong>en</strong>tion particulière aux codes de<br />
la langue. Ils sont att<strong>en</strong>tifs aux codes. Ils ne les connaiss<strong>en</strong>t pas. On peut les am<strong>en</strong>er à<br />
faire un pas de côté par rapport à ces codes. C’est ce qui m’intéresse beaucoup dans<br />
l’écriture à l’att<strong>en</strong>tion des <strong>en</strong>fants : de pouvoir écrire un peu à côté et le de les faire <strong>en</strong>trer<br />
dans cet à côté de la langue qui est simple. On sait comm<strong>en</strong>t les <strong>en</strong>fants s’arrêt<strong>en</strong>t sur<br />
des expressions. L’autre jour je parlais avec un <strong>en</strong>fant qui me disait qu’il savait ce que<br />
c’était d’avoir un poil dans la main par exemple. Je lui dis que c’est donc être paresseux,<br />
qu’on a pas forcém<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vie de travailler. Il m’a dit : « Non, pas du tout, c’est qu’on a un<br />
poil qui pousse dans la main, et qu’on le voit ce poil ». Ce sont ces choses là. Comm<strong>en</strong>t<br />
on pousse les codes de la langue, et jusqu’où on peut aller.<br />
Dominique Bérody<br />
Dans le processus d’écriture à proprem<strong>en</strong>t parler, c’est à dire le mom<strong>en</strong>t où, <strong>en</strong> effet, on<br />
écrit, est-ce que pour toi, il y avait dans un coin de ta tête que ça allait être adressé à des<br />
<strong>en</strong>fants, ou est-ce qu’au contraire tu travaillais plutôt à scruter les couleurs, les faire parler,<br />
et trouver dans cette recherche les mots justes, qui dans un deuxième temps, serai<strong>en</strong>t<br />
incarnés et destinés aux <strong>en</strong>fants ? La-dessus, comm<strong>en</strong>t s’est passée la collaboration avec<br />
Anne-Marie Marques ?<br />
Anne Luthaud<br />
Il y avait cette idée <strong>en</strong>core une fois de partir des mots et de la couleur, avec l’idée que,<br />
comme le disait tout à l’heure Monsieur B<strong>en</strong> Soussan, il y a une culture, un passé, une<br />
connaissance de la langue que n’ont pas les <strong>en</strong>fants. Il y a donc une manière d’<strong>en</strong>trer<br />
dans ces mots, qui est la fois de leur offrir, leur donner et <strong>en</strong> même temps, de pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong><br />
compte le fait qu’ils ne les connaiss<strong>en</strong>t pas toujours. Je suis partie de la matière, des couleurs<br />
comme je l’aurais fait avec n’importe quel texte, sauf que j’avais <strong>en</strong> tête que c’était<br />
à destination d’<strong>en</strong>fants qui n’avai<strong>en</strong>t pas forcém<strong>en</strong>t les mots, la même construction. Il ne<br />
s’agit pas seulem<strong>en</strong>t des mots. Les <strong>en</strong>fants peuv<strong>en</strong>t être très curieux de mots qu’ils ne<br />
connaiss<strong>en</strong>t pas, qui sont exceptionnels et rares. Il y a des questions de construction, de<br />
syntaxe. C’est une chose qui m’arrête souv<strong>en</strong>t dans la littérature jeunesse, quand je lis<br />
des livres à des <strong>en</strong>fants petits, je me s<strong>en</strong>s parfois obligée de modifier une construction<br />
de phrase, parce que j’ai l’impression qu’il y a une structure et une syntaxe qui ne pr<strong>en</strong>d<br />
pas <strong>en</strong> compte l’<strong>en</strong>fant tel qu’il p<strong>en</strong>se. Et il n’<strong>en</strong> est pas forcém<strong>en</strong>t à cet <strong>en</strong>droit là de la<br />
construction de la langue.<br />
Dominique Bérody<br />
Ça se traduit comm<strong>en</strong>t ce ress<strong>en</strong>ti que tu as que parfois, dans ce que l’on lit dans les<br />
livres pour <strong>en</strong>fants à propos de la syntaxe ? Quel est, de ton point de vue, ce qui manque,<br />
pour qu’on retrouve cette scansion qui serait nécessaire pour que, dans le rythme<br />
même, il y ait la relation avec l’<strong>en</strong>fant ? As-tu des exemples concrets qui te vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ou<br />
est-ce que au travers de ton écriture, tu p<strong>en</strong>ses qu’on peut le retrouver ?<br />
132
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
Anne Luthaud<br />
Je n’ai pas d’exemples de phrases, là, comme ça, tout de suite. Mais, <strong>en</strong>core une fois, il<br />
s’agit des codes de la langue. Ces phrases qui sont toutes faites, qu’on retrouve aussi<br />
bi<strong>en</strong> dans des livres pour <strong>en</strong>fants que dans des livres pour adultes, et qui sont la manière<br />
d’écrire conv<strong>en</strong>tionnelle et habituelle, et qui n’est pas juste, dans l’ess<strong>en</strong>ce de la langue.<br />
Peut-être que ça rejoint ce que tu disais tout à l’heure, tu parlais de poésie. Comm<strong>en</strong>t<br />
être à l‘<strong>en</strong>droit de la langue, le plus épuré et le plus juste.<br />
Dominique Bérody<br />
Ça me fait p<strong>en</strong>ser à la relation que tu as avec Philippe Rollet qui est un des auteurs publié<br />
aux Editions Verticales mais publié aussi aux Editions de Minuit. Il a une écriture, pour<br />
ceux qui ont <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du parler de lui, très proche de l’oralité, une écriture qui dit la parole,<br />
mais toujours dans l’écriture, avec toujours cette scansion, avec un rythme de la répétition<br />
qu’on a parfois dans la parole. Mais le fait de répéter par écrit ce que l’on dit <strong>en</strong> parlant<br />
donne de la littérature et de la poésie. Dans tes romans et dans « Le Bleu de Madeleine et<br />
les Autres », on retrouve cette scansion de la parole, qui finalem<strong>en</strong>t nous met au bord de<br />
la poésie, et c’est là que naît un poème dramatique. Ce n’est pas par hasard d’ailleurs si<br />
certains textes de Philippe Rollet ont été montés par de grands conteurs et je p<strong>en</strong>se notamm<strong>en</strong>t<br />
à Abi Patrix, qui avait créé « L’Enfant Sans Nom », qui était une errance dans la ville<br />
à la quête de son nom. Comme par hasard, mais ce n’était pas un hasard, un grand conteur,<br />
<strong>en</strong> lisant l’écriture de cet auteur, trouvait là un prolongem<strong>en</strong>t à son travail de conteur. C’est<br />
vrai qu’on retrouve ça dans ton texte. On peut lire le début.<br />
Lecture de Le Bleu de Madeleine et les Autres<br />
« Un matin, Madeleine s’est réveillée <strong>en</strong> disant qu’elle voulait trouver le plus beau bleu de la terre. Bi<strong>en</strong><br />
sûr, elle a d’abord p<strong>en</strong>sé au ciel. Au ciel, l’été quand il fait très chaud. Mais il est tellem<strong>en</strong>t bleu qu’il <strong>en</strong><br />
devi<strong>en</strong>t presque blanc. Alors au ciel l’hiver quand il fait très froid. Mais ce bleu là est trop dur. Il ne lui<br />
plaît pas. Et puis le ciel est aussi rose le matin, et rose le soir. Et il est souv<strong>en</strong>t gris aussi. Alors ça ne va<br />
pas. Elle ne pr<strong>en</strong>d pas le bleu du ciel, qui n’est même pas capable d’être toujours bleu ».<br />
n se demande qui part à la recherche du bleu ? Qui part à la recherche du jaune ?<br />
Comm<strong>en</strong>t c’est incarné par des personnages ? Dis-nous deux ou trois choses sur l’histoire<br />
elle-même et sur les personnages qui l’habit<strong>en</strong>t.<br />
Anne Luthaud<br />
En fait c’est le regard d’une petite fille sur le monde. C’est le parcours de la petite fille dans<br />
le bleu, qui est à la recherche de ce bleu. Elle id<strong>en</strong>tifie le bleu autour d’elle et l’id<strong>en</strong>tifie à<br />
ce qu’elle vit, elle. Dans le rouge, elle cherche à nommer les mots du rouge. Donc c’est forcém<strong>en</strong>t<br />
des noms qu’elle ne connaît pas parce que ce sont des noms de couleurs, Garance,<br />
dont elle cherche à trouver le s<strong>en</strong>s. Dans le jaune, elle cherche à trouver comm<strong>en</strong>t se fabrique<br />
cette couleur dans le réel. A la fin de chaque couleur, on arrive à une toile.<br />
C’était une des demandes d’Anne Marie de travailler autour de la peinture, parce que<br />
c’est mis <strong>en</strong> scène avec une femme peintre, qui peint <strong>en</strong> direct sur le plateau et qui est<br />
filmée. Il y avait cette idée là aussi du regard d’un <strong>en</strong>fant sur le monde et comm<strong>en</strong>t on<br />
nomme le monde. Comm<strong>en</strong>t un <strong>en</strong>fant peut nommer le monde. Mais ce qui est important,<br />
c’est surtout de le faire <strong>en</strong> ne se mettant pas à la place de l’<strong>en</strong>fant. C’est raconter ce<br />
parcours, mais <strong>en</strong>core une fois, avec le savoir que nous on <strong>en</strong> a, et le donner à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre<br />
à des <strong>en</strong>fants, mais aussi à des adultes, parce qu’on a une manière de regarder particulière.<br />
Comme nettoyer des codes. Tout à l’heure, tu parlais de Philippe Rollet. C’est ce qui<br />
est intéressant dans cette langue à dire, et c’est ce qui m’intéresse par rapport au travail<br />
du roman, quand j’écris une pièce, qu’elle soit pour adultes ou pour <strong>en</strong>fants, à dire, elle<br />
est tout à coup comme nettoyée des conv<strong>en</strong>tions du roman. J’essaie de ne pas l’installer<br />
dans le roman, mais il s’y glisse toujours une espèce de fatras que j’essaie d’ôter autant<br />
que je peux. Quand c’est à l’<strong>en</strong>droit du théâtre, de cette langue à dire, j’ai l’impression<br />
que ce fatras est plus facile à <strong>en</strong>lever. Elle se nettoie plus vite, la langue. Sans doute<br />
parce qu’elle est mise <strong>en</strong> espace et <strong>en</strong> bouche par la suite. Elle n’existe pas seule.<br />
Dominique Bérody<br />
Ce qui est vrai, c’est qu’à la fin de chaque couleur on débouche sur une toile. A la fin de<br />
133
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
la séqu<strong>en</strong>ce sur le bleu :<br />
Lecture de Le Bleu de Madeleine et les Autres<br />
« Après avoir cherché partout et partout, et <strong>en</strong>core et <strong>en</strong>core, Madeleine est allée chez son grand-père et lui<br />
a demandé où était le plus beau bleu de la terre. Et au mom<strong>en</strong>t où elle posait la question, elle a vu sur le<br />
mur un tableau qu’elle a toujours vu, auquel elle n’a jamais fait att<strong>en</strong>tion. Une reproduction du peintre<br />
préféré de son grand-père, et elle a trouvé que c’était le plus beau bleu de la terre. Elle a demandé le nom<br />
du tableau. Son grand-père a répondu : « Monochrome IKB3 de Yves Klein ».<br />
t puis après, il y a le nom du rouge. Naturellem<strong>en</strong>t, toute recherche du bleu est <strong>en</strong> réalité<br />
la quête du jaune, chère à Van Gogh. Ce qui est très beau, je trouve, et c’est là où je<br />
trouve intéressant l’apport de la littérature, il y a Madeleine, et on voit bi<strong>en</strong> de quelle<br />
madeleine il s’agit. Quand j’ai découvert ce spectacle et cette r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre Anne-Marie<br />
Marques, une peintre, Jeanne B<strong>en</strong>-Hammo, et Anne Luthaud, j’ai s<strong>en</strong>ti qu’on est vraim<strong>en</strong>t<br />
dans un spectacle d’impression littéraire. Comme si c’était le spectacle des premières<br />
impressions littéraires. Ce que je trouve magnifique, c’est qu’elles se font au travers<br />
de la peinture, de comm<strong>en</strong>t dire le bleu. Parce qu’il y a le bleu du néon, ça ne convi<strong>en</strong>t<br />
pas, le bleu de la mer…<br />
Anne Luthaud<br />
Ce que je trouve très beau dans le travail d’Anne-Marie, c’est que justem<strong>en</strong>t, elle a mis<br />
<strong>en</strong> scène à la fois ce qu’il y avait dans le texte et ce qu ‘elle a demandé à la peinture, c’est<br />
à dire comm<strong>en</strong>t faire ? Comm<strong>en</strong>t on fabrique ? C’est la question de comm<strong>en</strong>t se fabrique<br />
l’écriture, comm<strong>en</strong>t se fait la peinture. C’est pour ça que Jeanne peint <strong>en</strong> direct sur le<br />
plateau au fur et à mesure de l’avancée du texte, elle peint de la couleur. Quelque fois,<br />
c’est figuratif, quelques fois pas. Il y a tout le temps cette idée là : comm<strong>en</strong>t on fait, comm<strong>en</strong>t<br />
on fabrique quand on fait un spectacle avec de la peinture et un texte et c’est<br />
comme sous-jac<strong>en</strong>t au spectacle.<br />
C’est d’ailleurs une chose que les <strong>en</strong>fants perçoiv<strong>en</strong>t vraim<strong>en</strong>t parce qu’on a fait <strong>en</strong>suite<br />
un travail autour de ça, et on voit bi<strong>en</strong> qu’ils r<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t là dedans tout de suite. On n’est<br />
pas dans le comm<strong>en</strong>taire, on est pas dans l’explication, on est juste dans la fabrication<br />
des mots, des couleurs de la peinture.<br />
Lecture de Le Bleu de Madeleine et les Autres<br />
« Pour savoir comm<strong>en</strong>t on fait le jaune, c’est très simple : <strong>en</strong> mangeant un œuf sur le plat, je verrais comm<strong>en</strong>t<br />
est fait le jaune, se dit Madeleine. Elle s’applique si bi<strong>en</strong> à tremper son pain dans le jaune de l’œuf<br />
et à le manger, qu’elle <strong>en</strong> oublie de regarder comm<strong>en</strong>t le jaune est fait. Alors, elle pr<strong>en</strong>d des couleurs ».<br />
erci Anne. Ré-intervi<strong>en</strong>s quand tu veux. On l’a évoqué tout à l’heure Philippe Dorin et<br />
Nathalie Papin. Les prés<strong>en</strong>ter, c’est toujours à la fois une émotion et une grande difficulté<br />
parce qu’il y a l’émotion, la connaissance. Que ce soit Philippe Dorin, ou Nathalie<br />
Papin, sans faire des formules, mais c’est toujours intéressant de nommer les choses, je<br />
considère qu’ils représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une des approches<br />
les plus littéraires de l’écriture théâtrale pour la jeunesse, dans des registres et<br />
dans des styles de langue très différ<strong>en</strong>ts.<br />
Il y a des allers-retours, notamm<strong>en</strong>t chez Nathalie, qui vont du mythe à aujourd’hui, au<br />
s<strong>en</strong>s où Michel Vinaver l’exprime : le théâtre a une fonction de navette <strong>en</strong>tre les mythes<br />
fondateurs et le monde d’aujourd’hui, et que c’est cette navette perman<strong>en</strong>te <strong>en</strong>tre les<br />
grands mythes de l’humanité qui permett<strong>en</strong>t de compr<strong>en</strong>dre le monde d’aujourd’hui.<br />
Cette fonction de navette est une fonctions que l’on retrouve dans l’écriture de Nathalie.<br />
C’est amusant que dans le début de « Garder », on arrive dans un phare, qui s’allume et<br />
qui s’éteint. Cette lumière qui s’allume et qui s’éteint et la fonction du Noir qui permet<br />
de découvrir la lumière, (comme dit Olivier Py, « C’est du trou noir que naît la lumière de<br />
l’univers »), est très prés<strong>en</strong>te dans l’écriture de Philippe Dorin. C’est une écriture dont je<br />
ne suis pas sûr qu’elle soit si minimaliste que ça, mais je suis sûr qu’elle va à l’ess<strong>en</strong>tiel,<br />
parce qu’elle est dans un choix de mots extrêmem<strong>en</strong>t précis, et <strong>en</strong> même temps, elle est<br />
très concrète. Mais le concret réside beaucoup plus dans l’imaginaire qu’il décl<strong>en</strong>che que<br />
dans la réalité des mots.<br />
Je trouve qu’on est là <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce d’auteurs majeurs. Ils sont vraim<strong>en</strong>t contributifs, de<br />
134
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
manière ess<strong>en</strong>tielle au répertoire d’aujourd’hui. Si aujourd’hui, il y a un recueil qui prés<strong>en</strong>te<br />
101 pièces de théâtre jeune public, et qu’on considère qu’il y a <strong>en</strong>viron 300 textes,<br />
c’est à dire des textes qui résist<strong>en</strong>t à la mise <strong>en</strong> scène et à la lecture, des textes qui suggèr<strong>en</strong>t<br />
et qui font rêver, ils <strong>en</strong> sont emblématiques. C’est un joli choix qu’ils soi<strong>en</strong>t ici<br />
pour cette table ronde. Je leur donne la parole. Ils parl<strong>en</strong>t très bi<strong>en</strong> de ce qu’ils font parce<br />
qu’ils <strong>en</strong> parl<strong>en</strong>t avec beaucoup de fragilité. J’évoquais cette question de la fragilité de<br />
l’œuvre d’art qui est <strong>en</strong>train de naître. Ce qui est formidable, c’est le rôle de l’édition,<br />
c’est qu’à un mom<strong>en</strong>t donné, l’édition leur dit stop. Parce qu’elle leur dit qu’il faut r<strong>en</strong>dre<br />
la copie parce qu’il y a l’échéance. Par conséqu<strong>en</strong>t, l’édition permet que leurs textes<br />
soi<strong>en</strong>t consignés, et qu’on puisse y rev<strong>en</strong>ir. Mais <strong>en</strong> même temps, on retrouve la fragilité<br />
de leur écriture dans l’édition. C’est ce qui leur permet d’être créés et mis <strong>en</strong> scène, et<br />
que cette écriture continue à vivre. Juste deux choses avant de leur donner la parole.<br />
Nathalie Papin a écrit et à dit, elle a accepté qu’on le lise parce que c’est maint<strong>en</strong>ant<br />
édité : « Je crois que j’écris pour les <strong>en</strong>fants, pour une raison très personnelle. Sans doute<br />
parce que j’ai vécu une <strong>en</strong>fance morte, pas tragique, ni pleine de désastres, morte tout<br />
simplem<strong>en</strong>t, et que je suis née assez tardivem<strong>en</strong>t, je suis née à 20 ans ».<br />
Philippe Dorin nous dit : « J’écris pour les <strong>en</strong>fants peut-être parce qu’il est tout seul.<br />
J’écris pour un seul <strong>en</strong>fant assis au milieu de 199 autres, dans la salle de théâtre. Et il se<br />
dit, ça y est, cette fois, c’est pour moi ».<br />
On pourrait faire un petit écho, parce qu’on voit qu’il y aune famille d’auteurs, pas au<br />
s<strong>en</strong>s d’un club qui se réunit régulièrem<strong>en</strong>t, c’est un autre type de famille, la famille de la<br />
poésie. Quand Fabrice Melquiot dit : « Ce qu’à l’<strong>en</strong>fant je dirais <strong>en</strong> passant, c’est ceci :<br />
le texte de théâtre att<strong>en</strong>d quelqu’un, et il t’att<strong>en</strong>d, toi. Le texte de théâtre att<strong>en</strong>d aussi<br />
des <strong>en</strong>fants, et il t’att<strong>en</strong>d ». On s<strong>en</strong>t très bi<strong>en</strong> qu’il y a là de l’intimité dans la relation, et<br />
une recherche très personnelle, comme si c’était une écriture qui v<strong>en</strong>ait de très loin. Je<br />
ne sais pas si elle vi<strong>en</strong>t d’une part d’<strong>en</strong>fance <strong>en</strong>fouie, ou du deuil de cette part d’<strong>en</strong>fance<br />
qu’on va chercher à retrouver, et <strong>en</strong> tout cas, il y a un mouvem<strong>en</strong>t très profond, et que ce<br />
mouvem<strong>en</strong>t là ne peut que r<strong>en</strong>contrer le profond de l’<strong>en</strong>fant à ce mom<strong>en</strong>t là. Alors,<br />
Nathalie, je te laisse carte blanche pour dire ce que tu as <strong>en</strong>vie de nous dire sur cette<br />
question là, c’est le principe de la conversation, et Philippe, <strong>en</strong> écho, je te laisserais aussi<br />
carte blanche.<br />
Nathalie Papin<br />
Alors tu n’as pas de question à me poser ?<br />
Dominique Bérody<br />
Et non, c’était le piège de la matinée ! Parce que je croyais que toute question serait un<br />
peu anecdotique, donc j’ai opté pour la carte blanche.<br />
Nathalie Papin<br />
C’est très difficile de parler. Je dis toujours que ça fait 10 ans qu’on me demande pourquoi<br />
j’écris pour le jeune public, et ça fait 10 ans que je ne réponds pas ! Je ne peux pas.<br />
Je n’y arrive pas. J’ai cherché, j’ai formulé, j’ai essayé d’écrire, mais je ne peux pas y répondre.<br />
Dominique Bérody<br />
C’est un peu le même problème que Patrick B<strong>en</strong> Soussan, par rapport à la définition !<br />
Nathalie Papin<br />
Peut-être, je ne sais pas. En tout cas, je n’y arrive pas. Qu’est-ce que je peux dire après<br />
ça ? J’écris. Qu’est-ce qui m’intéresse dans l’écriture ? Ça fait 10 ans à peu près que j’écris.<br />
Je n’ai pas comm<strong>en</strong>cé pour la jeunesse. En ce mom<strong>en</strong>t, je suis dans une période de trouble<br />
et de doute. Donc, <strong>en</strong> plus, il n’y a pas de question, donc… ! C’est très difficile. Des<br />
doutes sur évidemm<strong>en</strong>t l’écriture, parce que le but c’est évidemm<strong>en</strong>t d’avancer et d’écrire<br />
quelque chose de nouveau, pour soi et évidemm<strong>en</strong>t pour les autres. Si on écrit pas quelque<br />
chose de nouveau pour soi, on ne peut pas le faire pour les autres. J’ai publié 8 textes<br />
jeunesse à l’Ecole des Loisirs. Ce qui est drôle pour moi, c’est de voir évoluer ces textes<br />
là. C’est de voir ce qu’ils devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. Parce que, sur la question de l’âge, par exemple,<br />
il y a des textes que je trouvais il y a 5 ans <strong>en</strong> CM1, CM2, et actuellem<strong>en</strong>t, je les<br />
trouve <strong>en</strong> collèges ou <strong>en</strong> lycées. Une espèce d’évolution des textes. Je ne sais pas exac-<br />
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L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
tem<strong>en</strong>t ce qu’il se passe. Est-ce qu’on les lit autrem<strong>en</strong>t ou est-ce qu’on les donne à lire<br />
d’une autre façon ?<br />
Mais, ce qui m’intéresse, c’est de raconter des choses d’une certaine manière. Par le théâtre,<br />
parce que le théâtre, c’est l’art du prés<strong>en</strong>t, c’est là, être <strong>en</strong>semble à un mom<strong>en</strong>t donné.<br />
Le paradoxe, c’est que je préfère l’édition. Pour moi, l’édition du texte, c’est vraim<strong>en</strong>t<br />
important. C’est le rapport au livre. Le livre est la plus grande scène de théâtre. Parce qu’on<br />
est tout seul. Pas dans une salle physiquem<strong>en</strong>t avec d’autres. Mais on est devant tellem<strong>en</strong>t<br />
de scènes de théâtre. Ce qui m’intéresse, c’est la langue. Ce que je raconte, c’est le s<strong>en</strong>s.<br />
Par exemple pour « Mange-moi », je pose toujours une question. Je suis troublée <strong>en</strong> ce<br />
mom<strong>en</strong>t, parce qu’on me dit qu’il faudrait arrêter de mettre du s<strong>en</strong>s. « Tu es <strong>en</strong> excès de<br />
s<strong>en</strong>s ». Alors, ça me pose problème et question parce que j’ai toujours écrit à cause du<br />
s<strong>en</strong>s. Quand j’écris « Mange-moi », je pose une question à laquelle je n’ai pas de réponse,<br />
qui était comm<strong>en</strong>t sortir de l’alternative, dévorant/dévoré. Comm<strong>en</strong>t on peut sortir de ça ?<br />
Il y a un personnage qui est né. Enfin, ça n’est même pas un personnage, c’est la langue<br />
qui est née, et puis un ogre « anogrexique » est né, une petite fille boulimique, et la question<br />
de l’autre est apparue, et puis l’histoire finalem<strong>en</strong>t a raconté la dévoration positive,<br />
<strong>en</strong> quelque sorte. La construction de deux êtres <strong>en</strong> tout cas. Dans « Debout », c’était la<br />
question de la mère. Un <strong>en</strong>fant se pose la question de changer de mère. Il y a toujours une<br />
question. Dans « Qui rira verra », c’est la question du ridicule. Est-ce que le ridicule<br />
construit ou détruit ? Là, je me dis : est-ce qu’on peut écrire sans s<strong>en</strong>s. Beaucoup de g<strong>en</strong>s<br />
me dis<strong>en</strong>t : « Oui. Ecris et c’est l’écriture qui agit. Il ne faut pas vouloir dire des choses.<br />
Il ne faut pas vouloir mettre du s<strong>en</strong>s, parce que le s<strong>en</strong>s y est déjà ». J’ai du mal à le faire.<br />
Je ne peux pas. Ma propre vie est toujours <strong>en</strong> quête de s<strong>en</strong>s. S’il n’y a pas de s<strong>en</strong>s, je ne<br />
peux pas vivre, donc je ne peux pas écrire. C’est ce que j’ai <strong>en</strong>vie de donner aux <strong>en</strong>fants,<br />
au monde, aux autres, à ceux qui sont <strong>en</strong> face de moi. Dire : « Ti<strong>en</strong>s pourquoi on est là,<br />
<strong>en</strong> fait ? ». On peut ne pas se poser la question, et se dire, ti<strong>en</strong>s on est là, et on est<br />
<strong>en</strong>semble et voilà. On ne va pas si loin que ça.<br />
Sur la langue, ce qui m’intéresse aussi, c’est la construction de la personne avec la langue.<br />
Où ça comm<strong>en</strong>ce ? Est-ce que c’est la langue qui comm<strong>en</strong>ce, ou est-ce que c’est le<br />
s<strong>en</strong>s ? Dans le s<strong>en</strong>s de « s<strong>en</strong>soriel » ? C’est pour cela que probablem<strong>en</strong>t l’âge 10/12 ans<br />
m’intéresse. Cette langue qui n’est pas tout à fait connue des <strong>en</strong>fants, et qu’ils utilis<strong>en</strong>t<br />
pourtant de façon poétique parce qu’ils n’ont pas toutes les clés. Moi j’aime bi<strong>en</strong> travailler<br />
de cette façon, c’est à dire, mettre dans une phrase une idée complexe, avec une<br />
image concrète. On trouve ça dans la structure langagière de l’<strong>en</strong>fant, et ça c’est vraim<strong>en</strong>t<br />
d’une richesse totale. Le dernier texte que j’ai écrit est adressé aux adolesc<strong>en</strong>ts, alors je<br />
p<strong>en</strong>se que maint<strong>en</strong>ant, p<strong>en</strong>dant 10 ans on va me demander pourquoi j’écris pour les adolesc<strong>en</strong>ts<br />
! On se donne r<strong>en</strong>dez-vous dans dix ans !<br />
J’ai <strong>en</strong>vie de parler de Réza Barahéni. J’ai <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du une confér<strong>en</strong>ce extraordinaire de Réza<br />
Barahéni qui disait que si nous étions dans un monde belliqueux, guerrier etc, c’est que<br />
la structure de la langue était fracturée. Ça correspond à l’idée du corps fracturé, voire<br />
torturé. Pour lui, le summum de cela,<br />
c’est la mort du Christ. Sa t<strong>en</strong>tative<br />
est de trouver une langue qui reconstruit.<br />
Il pr<strong>en</strong>ait pour exemple « Les<br />
Mille et Une Nuit », qui, pour la culture<br />
générale est un peu mis de côté,<br />
du côté du conte etc… Pour lui, c’est<br />
la langue qui se déroule et qui<br />
construit ce qui est vivant, parce<br />
Pour lui, c’est la langue qui se<br />
déroule et qui construit ce qui est<br />
vivant, parce qu’elle repousse<br />
chaque matin, la mort.<br />
qu’elle repousse chaque matin, la mort. Je me souvi<strong>en</strong>s, j’étais avec Brigitte Lallier<br />
Maisonneuve qui m’avait traînée à Avignon pour <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre cette confér<strong>en</strong>ce, très brillante,<br />
c’est un grand intellectuel. J’étais <strong>en</strong> larmes. Je ne savais pas pourquoi j’étais dans<br />
cet état là, parce qu’il racontait exactem<strong>en</strong>t ce que j’essaie de trouver dans la langue.<br />
Voilà donc j’ai écrit un texte sur Isis et Osiris, <strong>en</strong> essayant de trouver ça à la fois dans le<br />
s<strong>en</strong>s et dans la forme. Voilà ce que je peux dire.<br />
Dominique Bérody<br />
Si on lit les titres de Nathalie Papin, il y a déjà un poème debout. « Mange-moi »,<br />
« Debout, « L’appel du Pont », « Le Pays de Ri<strong>en</strong> », « La Morsure de l’Ane ». Si tu te poses<br />
des questions sur le s<strong>en</strong>s, lis tes titres et tu vas retrouver un s<strong>en</strong>s qui est là, pas si caché<br />
que ça. Peut-être peux-tu lire un petit bout de « Qui Rira Verra », parce que, à juste titre,<br />
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L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
tu me disais une fois, « Mais j’<strong>en</strong> ai marre qu’on p<strong>en</strong>se que je suis quelqu’un de grave,<br />
parce qu’<strong>en</strong> réalité, je suis quelqu’un qui aime beaucoup l’humour ». Je p<strong>en</strong>se qu’au sein<br />
de ton écriture, on voit un clown caché <strong>en</strong> toi, et que ce clown est toujours prêt à sortir.<br />
C’est le clown intérieur, bi<strong>en</strong> sûr. C’est la petite voix de l’intérieur qui régulièrem<strong>en</strong>t surgit<br />
et que contrairem<strong>en</strong>t peut-être à une première lecture un peu superficielle, il y a énormém<strong>en</strong>t<br />
d’humour et de distance par l’humour dans tes textes. « Qui Rira Verra » <strong>en</strong> est<br />
une très belle illustration. Tu peux nous <strong>en</strong> donner un petit extrait et après on laissera la<br />
parole au camarade Dorin qui s’impati<strong>en</strong>te, et qui est trop cont<strong>en</strong>t de ne pas parler !<br />
Nathalie Papin<br />
Oui. A défaut d’<strong>en</strong>fant, j’ai un clown intérieur ! Ce sont 4 <strong>en</strong>fants qui sont <strong>en</strong>fermés dans<br />
le laboratoire d’un fou qui s’appelle Hard, et le code c’est que les <strong>en</strong>fants doiv<strong>en</strong>t parler<br />
chacun leur tour <strong>en</strong> ne disant qu’une seule phrase. Les <strong>en</strong>fants n’ont pas de prénom. Il y<br />
a 1, c’est un garçon. 2, c’est une petite fille qui est <strong>en</strong>tourée uniquem<strong>en</strong>t de mères. La<br />
troisième <strong>en</strong>fant, c’est une <strong>en</strong>fant qui a trois sœurs, le 4ème <strong>en</strong>fant, c’est un garçon qui<br />
vit à peu près dans une forme de normalité.<br />
Nathalie Papin lit un extrait de Qui Rira Verra<br />
1 / Moi, j’ai 5 pères et 6 mères.<br />
2/ Moi j’ai pas de pères, mais j’ai deux mères et quelque fois, elles sont des pères.<br />
3/ Moi j’ai pas de mère, mais trois grandes sœurs et ça fait assez de mères. Le père j’<strong>en</strong><br />
ai qu’un.<br />
4/ Moi, j’ai un père et une mère.<br />
1/ Moi j’ai du sang noir, du sang blanc et du sang jaune dans mes veines.<br />
2/ Moi, mon sang, il est rouge.<br />
3/ Moi, un jour, je n’avais plus de sang.<br />
4/ Moi, j’ai des globules bleus, blancs, rouges.<br />
1/ Quand je suis né, c’est mon papa qui a coupé le cordon.<br />
2/ J’avais pas de cordon quand je suis née, j’étais même pas attachée.<br />
3/ Ma mère, elle a ri<strong>en</strong> s<strong>en</strong>ti, parce que ma grande sœur elle avait une grosse tête.<br />
4/ Moi je suis né à la Clinique des Roses, j’ai nagé tout de suite avec mes par<strong>en</strong>ts, et puis<br />
j’ai fait du manège, j’ai <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du le Concerto Grosso d’Archangelo Corelli opus 6, n°8 et<br />
le chant des baleines, j’ai fait de la respiration abdominale.<br />
1/ Ma peau était blanche au début, après, elle a préféré se foncer.<br />
2/ Ma peau, elle était bi<strong>en</strong> pliée, et s’est repassée maint<strong>en</strong>ant.<br />
3/ J’étais un bébé même pas né qu’elle a dit ma grande sœur.<br />
4/ Moi j’avais déjà des d<strong>en</strong>ts définitives et une incluse le premier jour.<br />
1/ J’ai un doigt <strong>en</strong> moins, c’est la coutume.<br />
2/ Je n’ai qu’un nombril moi.<br />
3/ J’ai une sœur, elle a tellem<strong>en</strong>t de poils que moi je serais chauve quand je serais grande.<br />
4/ Moi j’ai un zizi <strong>en</strong> plus.<br />
Dominique Bérody<br />
Merci Nathalie. Donc Philippe Dorin. Je voulais dire qu’il y a les trois périodes de Philippe<br />
Dorin. C’est une valse à trois temps, Philippe Dorin. La première période, c’est la période<br />
Bayard. Il est publié chez Bayard. Ce sont des contes. C’est « Paroles d’Ange », « Le<br />
Voleur de Sommeil ». Dans la continuité, Philippe était comédi<strong>en</strong>, il a travaillé à<br />
Strasbourg, avec Eric de Dadels<strong>en</strong>, au Théâtre Jeune Public de Strasbourg, un des théâtres<br />
pionnier dans le domaine du théâtre. Il écrivait, il jouait, il travaillait avec Eric de<br />
Dadels<strong>en</strong> qui était un metteur <strong>en</strong> scène au TJP.<br />
Il y a eu aussi la période « Villa Esseling Monde », où R<strong>en</strong>é Pillaud, qui était le directeur<br />
du Théâtre La Fontaine, à Lille, un des 6 C<strong>en</strong>tres Dramatiques pour l’Enfance et la<br />
Jeunesse de l’époque, t’avait commandé cette pièce. Ce sont les deux premières périodes,<br />
pour moi.<br />
Il y a après, la période boule de papier, c’est à dire une mise à distance assez radicale de<br />
l’écriture et du conte, et de ton écriture antérieure, du théâtre plus narratif, avec des per-<br />
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L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
sonnages, des situations, une construction plus classique. Après, il y a donc la période<br />
boules de papiers, où certains disai<strong>en</strong>t : « Mais qu’est-ce qu’il fait Dorin, il n’écrit plus, il<br />
ne joue plus, il roule du papier, il pr<strong>en</strong>d de l’<strong>en</strong>cre… ». Cette période boule de papier a<br />
donné naissance à « En Att<strong>en</strong>dant le Petit Poucet », et aussi à cette nouvelle période, qui<br />
correspond à cette écriture beaucoup plus resserrée, qui va à l’ess<strong>en</strong>tiel.<br />
Je p<strong>en</strong>se que les boules de papier ne sont pas pour ri<strong>en</strong>. Et puis aussi sûrem<strong>en</strong>t la r<strong>en</strong>contre<br />
avec Sylviane Fortuny, mais ça on y revi<strong>en</strong>dra cet après midi, parce que finalem<strong>en</strong>t,<br />
la question qui se posait c’était : Pour Ainsi Dire, qu’est-ce qu’on fait ? Autour de cette<br />
question là, si on a pas beaucoup de textes, il va falloir qu’on <strong>en</strong> écrive, et pour ainsi dire,<br />
mais qu’est-ce qu’on pourrait bi<strong>en</strong> leur raconter ?<br />
Voilà, il y a ces périodes pour Philippe Dorin. Ce que je trouve aussi intéressant, c’est la<br />
question du va et vi<strong>en</strong>t. Ce que je trouve formidable dans l’itinéraire de Philippe Dorin,<br />
c’est qu’il a sa période Bayard, et maint<strong>en</strong>ant, il a sa période Solitaires Intempestifs.<br />
Entre ces deux périodes, il y a forcém<strong>en</strong>t tout un itinéraire, où il continue à creuser le<br />
même sillon, et <strong>en</strong> même temps, il va se retrouver dans des domaines différ<strong>en</strong>ts, il va<br />
r<strong>en</strong>contrer des publics nouveaux. De « Parole d’Ange », à « Christ Sans Hache », vous<br />
voyez qu’il y a un joli parcours.<br />
Je te laisse maint<strong>en</strong>ant carte blanche, pour t’éviter de répondre à une question qu’on<br />
vous a posée quinze mille fois, je vous offre un espace de liberté.<br />
Philippe Dorin<br />
Merci Dominique. Tout ça pour dire que, moi, écrivain, je ne suis pas tombé dedans<br />
quand j’étais petit, j’ai dû appr<strong>en</strong>dre mon métier. C’était très loin de moi. Je ne parlerais<br />
pas de trois périodes comme ça. Je dirais que j’ai écrit p<strong>en</strong>dant 15 ans, et un jour, je suis<br />
dev<strong>en</strong>u écrivain. Il a bi<strong>en</strong> fallu passer par des tas de périodes pour dev<strong>en</strong>ir vraim<strong>en</strong>t un<br />
écrivain. D’abord j’ai cru que écrire c’était un peu comme j’avais appris à l’école. C’est à<br />
dire, mettre des sujets, verbes, complém<strong>en</strong>ts, des phrases bi<strong>en</strong> tournées. Je me suis<br />
trompé parce que c’était insignifiant. Les textes qu’on peut écrire comme ça sont insignifiants.<br />
Après, j’ai p<strong>en</strong>sé qu’être écrivain, c’était peut-être écrire comme les écrivains<br />
qu’on aime bi<strong>en</strong>. Donc j’ai eu toute une période où j’ai essayé d’écrire comme les écrivains<br />
que j’aimais bi<strong>en</strong>, que j’aimais bi<strong>en</strong> lire. Je me suis aperçu que ça n’était pas <strong>en</strong>core<br />
ça, puisque, quand l’original existe, ça n’est pas comme ça qu’on devi<strong>en</strong>t un écrivain.<br />
Après, je suis dev<strong>en</strong>u un écrivain <strong>en</strong> étant moi-même. Moi-même, c’est à dire que je ne<br />
suis pas quelqu’un de très savant, je n’étais pas très doué <strong>en</strong> français, je n’ai pas beaucoup<br />
de vocabulaire, mais je suis quand même dev<strong>en</strong>u écrivain. Avec mes défauts. Mon<br />
bagage, moi, c’était plutôt mes handicaps.<br />
C’est à l’époque aussi où j’ai r<strong>en</strong>contré Sylviane, parce que, pour moi, écrire du théâtre,<br />
c’est indissociable de la r<strong>en</strong>contre avec quelqu’un. Moi je ne suis pas metteur <strong>en</strong> scène.<br />
Il y beaucoup d’auteurs qui sont metteurs <strong>en</strong> scène, il y a beaucoup d’auteurs qui ne sont<br />
pas joués, qui sont publiés, mais qui ne sont pas joués. Pour moi, le théâtre, c’est<br />
d’abord de la vie, dans une r<strong>en</strong>contre avec quelqu’un. Ecrire pour quelqu’un, comme on<br />
<strong>en</strong>voie une lettre à sa fiancée. C’est un peu ça. Et puis écrire vraim<strong>en</strong>t pour quelqu’un.<br />
Ecrire quelque chose qui lui correspond, à lui. Pour moi, c’est très important ça.<br />
Qu’est-ce que je pourrais dire <strong>en</strong>core ? La question du jour qui est écrire pour les <strong>en</strong>fants,<br />
moi je ne me suis jamais posé cette question, parce que c’est quand j’ai écrit pour les<br />
<strong>en</strong>fants que j’ai écrit pour la première fois quelque chose jusqu’au bout. Donc ce travail<br />
d’appr<strong>en</strong>tissage de l’écriture dont je vous parlais tout à l’heure, je ne l’ai m<strong>en</strong>é que par<br />
rapport à des <strong>en</strong>fants. Que parce que c’était une opportunité. C’était aussi la r<strong>en</strong>contre<br />
parce que je travaillais avec Eric de Dadels<strong>en</strong>, c’est avec les <strong>en</strong>fants, <strong>en</strong> écrivant pour les<br />
<strong>en</strong>fants, que j’ai appris mon métier d’écrivain. Je me suis posé des questions que j’aimais<br />
bi<strong>en</strong>. Moi je suis d’une famille de paysans. Donc on appelle un chat un chat. J’aime bi<strong>en</strong><br />
les choses assez concrètes. Le langage, c’est souv<strong>en</strong>t que ce qui est nécessaire. Et ça, ça<br />
me plaît beaucoup. Ecrire des personnage qui ne dis<strong>en</strong>t que ce qui est nécessaire. Pas<br />
plus. C’est très important, ça. De ne pas faire de la littérature. Et moi j’aime bi<strong>en</strong> ça dans<br />
la bouche des <strong>en</strong>fants. Parce que les <strong>en</strong>fants, ils me réappr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t des mots très<br />
simples. Comme chaise, table, bouteille. Les <strong>en</strong>fants emploi<strong>en</strong>t toujours des mots très<br />
simples. On retrouve le s<strong>en</strong>s de ces mots simples qui sont comme les outils d’un agriculteur.<br />
Ce sont des objets qui serv<strong>en</strong>t à quelque chose de très précis. Qui ont des fonctions.<br />
Voilà. Moi j’aime bi<strong>en</strong> que les mots ai<strong>en</strong>t des fonctions. Chaise, c’est ça. La chaise,<br />
c’est fait pour s’asseoir. Alors, la situation, ça peut être de dire, qu’on peut faire parler<br />
une chaise, par exemple, lui faire dire qu’elle est faite pour… Voilà, moi j’aime bi<strong>en</strong> les<br />
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L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
choses qui sont des situations extrêmem<strong>en</strong>t concrètes. Ce que j’aime bi<strong>en</strong> aussi quand<br />
j’écris, c’est que ça se résume toujours à : « Toi t’es qui ? Ça ça va où ? Tout ça, c’est à<br />
moi. On dirait que ce serait… ». Voilà, moi j’aime bi<strong>en</strong> me poser ces questions là. Et souv<strong>en</strong>t<br />
les <strong>en</strong>fants se dis<strong>en</strong>t ça aussi. Je me souvi<strong>en</strong>s, j’avais travaillé avec Christiane<br />
Véricel, et une réplique m’avait beaucoup marquée, qu’un <strong>en</strong>fant avait inv<strong>en</strong>tée, il était<br />
<strong>en</strong>tré, il avait dit : « Tout ça, c‘est à moi ». Je trouve ça fabuleux. C’est le début d’une vraie<br />
pièce de théâtre ! Après, il faut appr<strong>en</strong>dre à partager, se battre pour déf<strong>en</strong>dre son…<br />
Finalem<strong>en</strong>t, grâce aux <strong>en</strong>fants, toujours dans la compagnie des <strong>en</strong>fants, je suis dev<strong>en</strong>u<br />
un vrai écrivain. C’est ce qui a fait qu’un jour, on m’a reconnu comme un écrivain à part<br />
<strong>en</strong>tière. Il y avait quelque chose, un style, qui ne correspondait qu’à moi. C’était ma singularité.<br />
Ce qui m’a plu dans cette singularité, c’est que finalem<strong>en</strong>t, je suis un écrivain<br />
complém<strong>en</strong>taire. C’est à dire que je n’existe que par rapport aux autres. Parce que c’est<br />
vrai que le théâtre que l’on fait avec Sylviane, on ne peut pas dire : « ça, c’est du théâtre<br />
pour les <strong>en</strong>fants ». On ne peut le dire que quand on voit beaucoup de choses. En fait, il<br />
y a beaucoup de nos spectacles qui ne peuv<strong>en</strong>t pas être programmés dans des saisons<br />
où il n’y a qu’un spectacle pour les <strong>en</strong>fants. Parce que ça n’est pas très représ<strong>en</strong>tatif du<br />
théâtre pour les <strong>en</strong>fants. Notre force, c’est de pouvoir exister par rapport aux autres. C’est<br />
important parce que je crois que ce qu’il y a d’important dans le fait d’aimer le théâtre<br />
comme tout, tout l’art, c’est la comparaison. C’est à dire, de dire, « ça, je préfère, je me<br />
reconnais mieux là dedans ». Cet aspect comparatif, il est très important partout, particulièrem<strong>en</strong>t<br />
au théâtre. Justem<strong>en</strong>t, c’est grâce à la diversité des écritures, au fait qu’il y a<br />
des éditeurs qui se sont lancés dans l’édition de pièces pour le jeune public, parce que,<br />
des <strong>en</strong>fants qui sont dans une ville, voir plusieurs pièces dans l’année, c’est difficile. Il y<br />
a des théâtres qui le font, mais c’est difficile. Les <strong>en</strong>fants, soit ils ne vont jamais au théâtre,<br />
soit ils <strong>en</strong> voi<strong>en</strong>t un, soit ils <strong>en</strong> voi<strong>en</strong>t deux p<strong>en</strong>dant l’année. C’est très difficile d’apprécier<br />
le théâtre quand on voit un ou deux spectacles dans l’année. C’est le fait d’être<br />
toujours critique, de comparer les choses qui permet de se faire son idée du théâtre. Par<br />
contre, c’est très facile d’acheter des livres, et de lire. C’est là qu’apparaît la singularité<br />
des écritures, c’est là où les <strong>en</strong>fants peuv<strong>en</strong>t le voir.<br />
Pour conclure, je dirais que maint<strong>en</strong>ant, j’ai du mal à m’<strong>en</strong> défaire, d’écrire pour les<br />
<strong>en</strong>fants. Parce que j’ai r<strong>en</strong>contré d’autres compagnons metteurs <strong>en</strong> scène, qui m’ont<br />
demandé d’écrire pour les adultes. J’ai écrit une première pièce, qui ne changeait pas radicalem<strong>en</strong>t<br />
ma façon d’écrire, les mots étai<strong>en</strong>t les mêmes. Mais ce texte que j’ai écrit qui<br />
était destiné aux adultes, est dev<strong>en</strong>u malgré lui une pièce qui s’est jouée devant beaucoup<br />
d’<strong>en</strong>fants, et même j’ai <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du des g<strong>en</strong>s qui parlai<strong>en</strong>t de ce spectacle comme un spectacle<br />
jeune public. Donc c’est comme si le monde des adultes m’avait été interdit. Et alors,<br />
j’ai donc écrit une pièce, pour me défaire de ça. J’ai écrit une pièce contre les <strong>en</strong>fants. Et<br />
c’est une pièce qui comm<strong>en</strong>ce par une bordée d’injures. Je p<strong>en</strong>se que l’on <strong>en</strong> peut pas être<br />
complaisants, on se dit : « Non, les <strong>en</strong>fants ne peuv<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ça ». Donc il faut se<br />
séparer de ça, et écrire contre.<br />
Dominique Bérody<br />
Là tu évoques « Bouge plus », et Le Christ Sans Hache, publiés aux Solitaires Intempestifs ?<br />
Philippe Dorin<br />
Je vais vous lire la première scène du spectacle qu’on est <strong>en</strong> train de monter avec<br />
Sylviane, qui s’appelle « L’hiver quatre chi<strong>en</strong>s mord<strong>en</strong>t mes pieds, mes mains ». Ce qui<br />
compte le plus pour moi, c’est ce que je suis <strong>en</strong>train d’écrire. J’étais cont<strong>en</strong>t que Nathalie<br />
parle du doute, parce que c’est terrible ça. Là, vous me voyez, je parle de choses que j’ai<br />
l’air de maîtriser, mais <strong>en</strong> fait, j’ai tout le temps peur. Et l’écrivain, c’est ce que j’essaie de<br />
dire aux <strong>en</strong>fants, c’est quelque chose d’actuel. Ce n’est pas un livre dans une bibliothèque.<br />
Moi, c’est le matin quand je me lève, je suis devant ma <strong>page</strong>. On n’existe pas par<br />
rapport à ce qu’on a écrit, on existe par rapport à ce qu’on va écrire demain. Et c’est parfois<br />
difficile.<br />
Je vais vous lire la première scène<br />
Dominique Bérody<br />
Comme Philippe est un homme très concret, il écrit toujours sur du papier pelure. Il<br />
recherche les <strong>en</strong>droits <strong>en</strong> France où l’on trouve <strong>en</strong>core du papier pelure. Le papier est<br />
important. Il aime bi<strong>en</strong> écrire à la main.<br />
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L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
Philippe Dorin lit L’Hiver 4 chi<strong>en</strong>s mord<strong>en</strong>t mes pieds, mes mains<br />
Un homme <strong>en</strong>tre <strong>en</strong> tirant une femme par le bras.<br />
L’homme : Vi<strong>en</strong>s un peu par ici, toi. Tu sais, il y a un type, là-bas, qui est assis derrière son bureau pour<br />
écrire notre histoire, il n’a pas beaucoup d’idées. Alors il va falloir être pati<strong>en</strong>t, toi et moi. Il ne va pas falloir<br />
s’att<strong>en</strong>dre à des miracles, ni à des grands événem<strong>en</strong>t pour tous les deux. Il y aura sûrem<strong>en</strong>t des longs<br />
mom<strong>en</strong>ts sans ri<strong>en</strong> dire, des complém<strong>en</strong>ts d’objets direct qui vont manquer, et même directem<strong>en</strong>t les objets.<br />
Faudra pas faire la difficile, c’est l’hiver. On peut pas faire trop de chichis <strong>en</strong> hiver.<br />
La femme : Je ne pourrais pas avoir une chaise ?<br />
L’homme : Bi<strong>en</strong> sur.<br />
Il sort précipitamm<strong>en</strong>t, on l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d scier, raboter, limer, clouer. Il revi<strong>en</strong>t avec une chaise. La femme s’assoit.<br />
L’homme : Les g<strong>en</strong>s débarqu<strong>en</strong>t toujours avant leur histoire. C’est pour ça qu’ils rest<strong>en</strong>t un long mom<strong>en</strong>t<br />
à pas savoir quoi faire. C’est sûr, on n’a pas tous un stylo à se demander par quel bout du dictionnaire<br />
on va comm<strong>en</strong>cer sa vie. On n’a que ses bras et ses jambes. On se demande surtout comm<strong>en</strong>t on va pouvoir<br />
s’<strong>en</strong> sortir.<br />
La femme : Tu voudrais pas t’asseoir aussi ?<br />
L’homme : Bi<strong>en</strong> sûr.<br />
Il sort de nouveau précipitamm<strong>en</strong>t, on l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d scier, raboter, limer, clouer. Il revi<strong>en</strong>t avec une autre chaise.<br />
Il s’assoit près de la femme.<br />
L’homme : Moi j’t’ai vue. J’ai couru. J’t’ai attrapée. J’ai pas demandé ton avis. C’est comme ça, faut pas<br />
m’<strong>en</strong> vouloir. Mais, j’vais pas att<strong>en</strong>dre des heures que la vie m’apporte quelque chose sur un plateau. Faut<br />
pas réfléchir. Moi les p<strong>en</strong>sées, j’préfère les avoir derrière que devant.<br />
La femme : Il ne pourrait pas y avoir une table, tant qu’on y est ?<br />
L’homme : Bi<strong>en</strong> sûr.<br />
Il ressort de nouveau précipitamm<strong>en</strong>t, on l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d scier, raboter, limer, clouer. Il revi<strong>en</strong>t avec une table. Il<br />
la pose <strong>en</strong>tre lui et la femme.<br />
L’homme : Tu vois, là. En quelques minutes, on a déjà réussi à construire quelque chose. Tous les deux.<br />
Et sans écrivain. Et c’est du solide, tu peux me croire. Mais le plus difficile maint<strong>en</strong>ant, ça va être de trouver<br />
quelque chose à mettre dans les assiettes.<br />
La femme : Tu pourrais pas la fermer un peu ?<br />
L’homme : Bi<strong>en</strong> sûr.<br />
Il se tait. Sil<strong>en</strong>ce. La femme sort délicatem<strong>en</strong>t les mains de ses poches. Elle les pose délicatem<strong>en</strong>t. Elle fait<br />
semblant de manger.<br />
L’homme : Qu’est-ce que tu fais ?<br />
La femme : Je mange.<br />
L’homme : Remets les vite dans tes poches tes mains. Tu vas te les faire attraper par le froid. Y’a ri<strong>en</strong> à<br />
manger par ici. C’est pas la peine de faire les gestes si t’as pas les choses. Ça donne le vertige, et ça r<strong>en</strong>d<br />
très triste.<br />
La femme : T’<strong>en</strong> veux ?<br />
L’homme : Oui.<br />
La femme sert l’homme.<br />
L’homme : Elles sont chouettes tes mains. Elles sont toutes neuves. On dirait qu’on vi<strong>en</strong>t de les sortir de<br />
la boite. A mon avis, c’est pas des mains à faire grand chose ça. C’est plutôt des mains à regarder le temps<br />
passer. C’est pour ça qu’elles sav<strong>en</strong>t si bi<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir les choses qui sont invisibles et qu’on a toujours rêvées.<br />
La femme : Mange, ça va être froid.<br />
L’homme fait semblant de manger lui aussi.<br />
L’homme : C’est curieux, hein. Le matin, on se lève, on a du mal à trouver deux chaussettes qui se ressembl<strong>en</strong>t<br />
dans le grand bazar de la vie, et le soir, on se retrouve à l’autre bout du monde à dîner <strong>en</strong> tête à<br />
tête avec la fille de ses rêves.<br />
La femme : On ne parle pas la bouche pleine.<br />
L’homme : Ouais.<br />
Il se tait. Ils finiss<strong>en</strong>t leur repas <strong>en</strong> sil<strong>en</strong>ce. La femme repose ses mains sur la table.<br />
La femme : t’as pas quelque chose à me dire ?<br />
L’homme : Si. Est-ce que tu veux m’épouser ?<br />
La femme : Oui. C’est tout ?<br />
L’homme : Oui.<br />
La femme : Alors bonne nuit.<br />
Elle pose sa tête <strong>en</strong>tre ses bras sur la table, elle s’<strong>en</strong>dort.<br />
L’homme : Et voilà déjà un jour de passé.<br />
Il se lève, pr<strong>en</strong>d sa chaise, va s’asseoir à l’écart. Il fredonne une chanson de Johnny Cash, <strong>en</strong> faisant sem-<br />
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L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
blant de jouer de la guitare.<br />
L’homme : « At my door, a lizard is falling. A cold wild wind has come. Sweet heart, we stand by together,<br />
and I still miss someone. I go out on a party, and look for little fun. But I find the darker corners,<br />
cause I still miss someone. Oh no, I’ve never got over those blue eyes. I see them everywhere. I miss those<br />
arms that tell me wh<strong>en</strong> all the love was there. I wonder if she’s sorry, for living what would have begun,<br />
there is someone for me somewhere, and I still miss someone”.<br />
L’homme repr<strong>en</strong>d sa chaise, et va s’asseoir à la table. Il pose sa tête <strong>en</strong>tre ses bras, et s’<strong>en</strong>dort. La neige<br />
recouvre tout autour d’eux p<strong>en</strong>dant la nuit.<br />
Dominique Bérody<br />
Merci beaucoup Philippe, et tu nous donnes <strong>en</strong>vie. La matinée était très copieuse, mais<br />
elle n’est pas <strong>en</strong>core terminée. En tout cas, le m<strong>en</strong>u était concocté par Graziella. Alors,<br />
Georges Perpès, vous allez avoir la lourde tâche de conclure cette matinée. Après toutes<br />
ces belles paroles riches. Je remercie tous les interv<strong>en</strong>ants. Vous allez nous parler avec<br />
votre double casquette de metteur <strong>en</strong> scène et de conseiller au niveau des acquisitions<br />
de la bibliothèque théâtrale Armand Gatti, le bel homme de théâtre, et nous parler de la<br />
constitution des fonds de théâtre, de la manière dont vous les faites vivre. Donc je vous<br />
laisse la parole sur ces points là. On aura un petit échange. Tous les participants de la<br />
table ronde peuv<strong>en</strong>t ré-interv<strong>en</strong>ir, et vous aussi, terminer à 13 heures. Je vous laisse la<br />
parole.<br />
Georges Perpès<br />
Effectivem<strong>en</strong>t, on a créé une bibliothèque de théâtre, c’est une chose paradoxale. Il y<br />
avait la nécessité de montrer, à un mom<strong>en</strong>t, qu’il y avait des auteurs de théâtre, que des<br />
choses étai<strong>en</strong>t écrites, éditées, et de pouvoir les réunir à un <strong>en</strong>droit, lisible, visible par<br />
tout le monde. I fallait qu’on se r<strong>en</strong>de compte que ça faisait beaucoup de choses, beaucoup<br />
d’auteurs, qu’il y avait une grande diversité d’écritures. Le projet est né <strong>en</strong> 1998. Et<br />
la bibliothèque a été inaugurée <strong>en</strong> Octobre 2000. Actuellem<strong>en</strong>t, elle compte à peu près<br />
9000 ouvrages de théâtre.<br />
Très rapidem<strong>en</strong>t, on s’est r<strong>en</strong>du compte de l’importance du théâtre jeunesse. Pourquoi ?<br />
Tout d’abord, pour nous, c’est une chose ess<strong>en</strong>tielle parce qu’il fallait tout repr<strong>en</strong>dre à<br />
zéro. Il faut rev<strong>en</strong>ir un peu à ce qu’il se passait dans le Var dans les années 98 99, 2000.<br />
Les livres de théâtre avai<strong>en</strong>t disparu des bibliothèques. Dans les médiathèques, il n’y<br />
avait pas de livres jeune public, ni dans les CDI de l’Education Nationale, on ne trouvait<br />
plus de livres de théâtre d’actualité, <strong>en</strong> librairie. Dans le Var, il n’y avait qu’un seul éditeur<br />
de théâtre, Les Cahiers de l’Egaré. Un titre magnifique et emblématique.<br />
Le théâtre pouvait se lire, et se lire très tôt.<br />
Donc, on a dû repr<strong>en</strong>dre les choses à zéro. A la suite de pas mal de réflexions là-dessus,<br />
on s’est dit que le théâtre pouvait se lire, et se lire très tôt. Donc, très naturellem<strong>en</strong>t, on<br />
a travaillé sur la notion de répertoire. On a fait un inv<strong>en</strong>taire. Qu’est-ce qui est publié qui<br />
peut intéresser les <strong>en</strong>fants, les adolesc<strong>en</strong>ts. Et surtout, aussi d’arriver à cibler les niveaux<br />
de lecture. On ne peut pas faire lire du Bond à un <strong>en</strong>fant de CM1. Quoi que Bond a fait<br />
des progrès ! Il est arrivé maint<strong>en</strong>ant, dans son écriture, à faire passer des choses, et je<br />
p<strong>en</strong>se qu’il y a des pièces qui peuv<strong>en</strong>t être jouées pour les <strong>en</strong>fants très jeunes. Donc, on<br />
a fait ce travail là. On a eu différ<strong>en</strong>ts part<strong>en</strong>aires, qui ont compris le problème et sont<br />
v<strong>en</strong>us à notre aide. L’Education Nationale est un part<strong>en</strong>aire ess<strong>en</strong>tiel. Une bibliothèque<br />
a une fonction de visibilité et <strong>en</strong> même temps, c’est une machine à désir, à relancer une<br />
espèce de chaîne qui va des auteurs aux lecteurs. Et c’est important qu’il y ait des livres<br />
dans les librairies, dans les médiathèques. Pour cela, il faut qu’il y ait des g<strong>en</strong>s qui achèt<strong>en</strong>t.<br />
Lorsque Monsieur Bérody parlait des pouvoirs publics, il y a des pouvoirs publics<br />
qui sont des moteurs. L’Education Nationale peut <strong>en</strong> être un. Et réalim<strong>en</strong>ter <strong>en</strong> œuvres<br />
de théâtre les rayons de l’Education Nationale, c’est une chose très importante. Il y a des<br />
mangas qui sont achetés. On lit des romans jeunesse, achetés par les CDI, mais par<br />
contre, on ne trouve pas assez, malgré les prescriptions de l’Education Nationale, des<br />
ouvrages de théâtre, et c’est nécessaire qu’il y ait un rayon qui se constitue peu à peu<br />
dans chaque école. Et très tôt ! Parce qu’<strong>en</strong> fait, on peut lire du théâtre pratiquem<strong>en</strong>t dès<br />
le CE2, parce que dès qu’on sait lire, il y a la possibilité de lire du théâtre. Il y a <strong>en</strong> plus<br />
une très grande diversité d’écritures. Certes, si on ne peut pas trouver 25 ouvrages à lire<br />
pour le CE2 CM1, dès le CM2, ce répertoire existe.<br />
141
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
Comme ça a été bi<strong>en</strong> spécifié, un répertoire peu à peu s’est constitué, où il y a vraim<strong>en</strong>t<br />
des tas d’auteurs qui vont passer le temps. Certains ouvrages ont été écrits il y a 20 ans,<br />
et ils ne boug<strong>en</strong>t pas. Ils sont déjà des classiques. Ils sont am<strong>en</strong>és à être réédités. Ça,<br />
c’est une chose fabuleuse. Le travail de la bibliothèque a été un travail de liaison avec<br />
l’Education Nationale. Il y a des g<strong>en</strong>s de la bibliothèque Départem<strong>en</strong>tale qui sont là. Il y<br />
a eu des part<strong>en</strong>ariats sur des opérations <strong>en</strong> milieu rural par exemple. Parce que dans les<br />
communes de moins de 5000 habitants, les bibliothécaires qui travaill<strong>en</strong>t là ne connaiss<strong>en</strong>t<br />
pas ce répertoire. Ils ne sav<strong>en</strong>t pas qu’il y a, au-delà de l’album et du conte, des écritures<br />
d’auteurs contemporains, qui peuv<strong>en</strong>t accompagner les <strong>en</strong>fants très tôt. Ce sont<br />
des choses qui se sont mises <strong>en</strong> place à partir de 2000-2001. On a fait des expéri<strong>en</strong>ces<br />
étranges aussi : on a fait circuler des répertoires de 25 pièces de 25 auteurs différ<strong>en</strong>ts,<br />
pour 25 élèves de CM2. On leur laissait les livres p<strong>en</strong>dant un mois, au bout de ce mois,<br />
on allait les r<strong>en</strong>contrer, de manière à ce que chaque <strong>en</strong>fant puisse avoir un livre différ<strong>en</strong>t.<br />
Se confronter à une écriture. Et <strong>en</strong> même temps, montrer cette richesse là. D’autres choses<br />
qui nous ont beaucoup plues aussi, c’était de se dire : « On pr<strong>en</strong>d ces livres là, et on<br />
les mets dans l’espace public ». Parce que nous sommes une bibliothèque, mais on a une<br />
conception de la bibliothèque qui fait que les livres voyag<strong>en</strong>t, et on aime bi<strong>en</strong> les am<strong>en</strong>er<br />
dans des <strong>en</strong>droits pas forcém<strong>en</strong>t att<strong>en</strong>dus. Donc on a fait des expéri<strong>en</strong>ces dans des<br />
boulangeries. C’est à dire mettre 25 livres accessibles dès le CM1, le CM2, et <strong>en</strong> même<br />
temps, on voit très bi<strong>en</strong> que ces livres parl<strong>en</strong>t à tout le monde, quelque soi<strong>en</strong>t les âges.<br />
Les mettre sur un rayon de boulangerie, et dire aux g<strong>en</strong>s, c’est la consigne : « Vous pouvez<br />
pr<strong>en</strong>dre ce que vous voulez, vous le ram<strong>en</strong>ez quand vous voulez, si vous ne le ram<strong>en</strong>ez<br />
pas, vous aurez un livre chez vous ». C’est ce qu’on a fait. On a testé des choses<br />
comme ça.<br />
Une des choses importantes aussi qui a été faite avec les Cahiers de l’Egaré, c’est qu’on<br />
a fait <strong>en</strong> sorte, p<strong>en</strong>dant deux années, dès 2002, de faire v<strong>en</strong>ir des auteurs : François<br />
Duchazel, Daniel Lemahieu, Fabrice Melquiot sont v<strong>en</strong>us. Ça n’est pas simplem<strong>en</strong>t des<br />
livres que l’on fait voyager, ce sont aussi des auteurs. Il y a des r<strong>en</strong>contres.<br />
On a fait deux expéri<strong>en</strong>ces d’essayer de sortir un livre à prix réduit qui serait un recueil<br />
de 4 pièces, pour 4 niveaux d’âge, allant du primaire au lycée dans un même recueil. On<br />
l’a r<strong>en</strong>ouvelée avec Françoise Pillet, avec Catherine Zambon qui est la première personne<br />
qui est v<strong>en</strong>ue avec Armand Gatti, Frédéric S<strong>en</strong>ant, à la première fête. On p<strong>en</strong>se que c’est<br />
un outil ess<strong>en</strong>tiel dans le théâtre. C’est un maillon ess<strong>en</strong>tiel.<br />
Je m’arrêterais là dessus : il y a une expéri<strong>en</strong>ce que l’on mène avec l’Education Nationale,<br />
car elle est am<strong>en</strong>ée à acheter des livres (avec le Rectorat de Nice), pour les remettre <strong>en</strong><br />
rayons. Ça a été cette idée de la pièce jeune public, qui intervi<strong>en</strong>t à deux mom<strong>en</strong>ts <strong>en</strong><br />
CM2 et <strong>en</strong> 6ème, et <strong>en</strong>tre la 3ème et la 2nde, des mom<strong>en</strong>ts charnières pour la lecture,<br />
des mom<strong>en</strong>ts de passage de cycles scolaires. On a constitué un comité de lecture. Des<br />
g<strong>en</strong>s qui lis<strong>en</strong>t l’actualité de l’écriture, ce qui sort dans les collections jeunesse, mais<br />
aussi hors des collections jeunesse. C’est symptomatique que le dernier texte de<br />
Philippe Dorin soit édité aux Solitaires Intempestifs. En même temps, il y a plein de textes<br />
qui peuv<strong>en</strong>t intéresser les g<strong>en</strong>s et les <strong>en</strong>fants qui ne sont pas forcém<strong>en</strong>t dans les collections<br />
jeunesse. Cette année par exemple, on a travaillé sur 18 éditeurs. Certains sont<br />
connus, mais pas tous. Par exemple, « Chto », de Sonia Chiambretto, c’est chez<br />
Inv<strong>en</strong>taires/Inv<strong>en</strong>tions. Qui aurait cru que Lars Norén se mettrait à écrire de pièce qui<br />
pourrai<strong>en</strong>t intéresser des adolesc<strong>en</strong>ts ? Donc, il y a à la fois des auteurs, que ce soit Lars<br />
Norén, que ce soit, W<strong>en</strong>zel, puis de jeunes auteurs qui apparaiss<strong>en</strong>t comme Marion<br />
Aubert, qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t avec leur <strong>en</strong>fance, avec leur passé, avec leur vécu, et qui investiss<strong>en</strong>t<br />
ce domaine et c’est une chose vraim<strong>en</strong>t passionnante. Ce prix fonctionne toutes les<br />
années. Et après, dans le système, les <strong>en</strong>fants lis<strong>en</strong>t, les ouvrages sont achetés par<br />
l’Education Nationale, et chacun choisit sa pièce, les auteurs vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t et r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t les<br />
élèves.<br />
Dominique Bérody<br />
On peut avoir un échange de vues, et vous pouvez interv<strong>en</strong>ir pour re-questionner un certain<br />
nombre de propos t<strong>en</strong>us ce matin. Graziella est votre porte parole, si j’ose dire.<br />
Christian Duchange, tu ouvres le feu.<br />
Christian Duchange<br />
Je suis <strong>en</strong>train de p<strong>en</strong>ser à la difficile construction pour un spectateur et pour n’importe<br />
qui d’<strong>en</strong>tre nous, d’ailleurs, parce que pour moi elle a été aussi délicate, c’est pour ça que<br />
142
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
j’y p<strong>en</strong>se maint<strong>en</strong>ant, <strong>en</strong>tre les textes et les spectacles. J’ai l’impression qu’il y a là aussi,<br />
pas forcém<strong>en</strong>t une évid<strong>en</strong>ce, pour le spectateur, <strong>en</strong>tre la représ<strong>en</strong>tation, la parole au plateau,<br />
quand le théâtre est donné dans toutes ses composantes, costumes, lumières,<br />
incarnation, et le rapport de cette représ<strong>en</strong>tation et la place de la parole dans cette représ<strong>en</strong>tation<br />
avec la prés<strong>en</strong>ce, la prés<strong>en</strong>ce originelle au départ d’une écriture. C’est compliqué<br />
ce que je dis, mais pour moi, c’est très simple, c’est à dire que je constate de plus<br />
<strong>en</strong> plus que les textes ont beau se multiplier sur les étagères, il y <strong>en</strong>core un rapport pas<br />
construit, pour la plupart des spectateurs qui vont au théâtre, <strong>en</strong>tre l’origine de ces textes<br />
et les spectacles sur scène. Ce li<strong>en</strong> là ne se fait pas du tout. Je ne sais pas si c’est clair.<br />
Une personne dans la salle<br />
Moi je rebondis sur ce que vous v<strong>en</strong>ez de dire, la question que je me pose après votre<br />
descriptif du prix jeune public, c’est est-ce que les jeunes voi<strong>en</strong>t les pièces qui ont été<br />
primées ? Ou est-ce qu’ils rest<strong>en</strong>t au stade de l’auteur, de la lecture du texte ? Il y a une<br />
autre dim<strong>en</strong>sion lorsqu’on le voit. Et montrer que le texte, que ce qui a été proposé par<br />
l’auteur, c’est l’<strong>en</strong>semble de ces formes là, la forme écrite, papier, avec la représ<strong>en</strong>tation<br />
que chacun a pu s’<strong>en</strong> faire, la forme spectacle, avec la représ<strong>en</strong>tation que le metteur <strong>en</strong><br />
scène, et les acteurs, et tous ceux qui ont participé ont pu <strong>en</strong> avoir, et montrer que tout<br />
ça est un tout qui se construit, qui se joue. Je me pose cette question parce que j’ai l’impression<br />
qu’il manque ce maillon là.<br />
Christian Duchange<br />
Oui, juste pour finir ce que je voulais dire, ça n’est pas grave, mais j’ai constaté ça.<br />
Philippe Dorin lit ce qu’il a lu tout à l’heure, <strong>en</strong> tant qu’objet à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre, et si on avait<br />
découvert ce texte là sur un plateau, si on avait <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du des g<strong>en</strong>s parler ces paroles que<br />
tu vi<strong>en</strong>s de nous lire, peut-être qu’on n’aurait pas p<strong>en</strong>sé une demie seconde qu’il y avait<br />
un travail d’écriture posé avant ça. Je ne sais pas si il faut absolum<strong>en</strong>t le résoudre. Nous,<br />
<strong>en</strong> tant que metteurs <strong>en</strong> scène, on joue à se brancher là-dessus, et à exister à travers ce<br />
texte premier, mais <strong>en</strong> même temps, ça peut avoir deux vies autonomes aussi importantes<br />
l’une que l’autre.<br />
Une personne dans la salle<br />
Oui, mais là, on est dans une démarche pédagogique. Si j’ai à peu près compris, c’est<br />
important de montrer qu’il y a ces deux versions. Je le ress<strong>en</strong>s comme ça.<br />
Georges Perpès<br />
Je compr<strong>en</strong>ds bi<strong>en</strong> ce que vous voulez dire. La partie spectacle, on n’est pas dép<strong>en</strong>dants<br />
de ça. Je vous explique, par exemple, l’année dernière, les deux lauréats, ce sont des pièces<br />
éditées dans l’année, c’est un choix. Des pièces éditées <strong>en</strong>tre le 1er septembre et le<br />
31 août. On suit l’actualité. Le problème qu’il y a est lié au problème du spectacle <strong>en</strong> lui<br />
même. On pr<strong>en</strong>d le cas de Stéphane Jauberti. Il est édité chez Comp’Act. Ils ont fait faillite.<br />
Il fait partie du Laquet, à Martel, de Cratère à Marseille, maisons d’édition, qui ont,<br />
<strong>en</strong>tre autres, fermé dans les deux dernières années. Avec un catalogue magnifique. Avec<br />
un travail qui s’est fait sur les auteurs à Lyon, avec un travail fabuleux de repérage qui a<br />
été fait. Ce texte sort chez Comp’Act. On trouve ce texte qui n’est pas, pour nous, un texte<br />
ciblé jeunesse. Mais on p<strong>en</strong>se, que simplem<strong>en</strong>t par la lecture, que ça peut intéresser le<br />
jeune public. Le problème qu’il y a c’est comm<strong>en</strong>t donner la possibilité à ces <strong>en</strong>fants de<br />
voir « Yaël Tautavel » ? J’espère que la scène conv<strong>en</strong>tionnée pour l’<strong>en</strong>fance qui est à<br />
Draguignan et le Pôle Jeune Public, programmeront dans l’année à v<strong>en</strong>ir ou l’année prochaine<br />
cette pièce.<br />
Le second auteur, c’était Nasser Djemaï, avec « Une Etoile pour Noël », c’est pas une collection<br />
jeunesse, ça n’était pas Heyoka ou Actes Sud, le spectacle, on a pu le programmer,<br />
parce qu’il n’était pas lourd. Vous voyez ce que je veux dire. C’est un spectacle avec<br />
un comédi<strong>en</strong>. On p<strong>en</strong>se, mais il y a des moy<strong>en</strong>s qu’on a pas. On fait ce qu’on peut, et<br />
après, on réagit dans le projet <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant compte des réalités. C’est pareil pour les auteurs<br />
précéd<strong>en</strong>ts. Que ce soit « L’Ogrelet » de Suzanne Lebeau, ou « Pacamambo » de Wajdi<br />
Mouawad, tout dép<strong>en</strong>d si le spectacle va pouvoir être programmé dans l’année à v<strong>en</strong>ir.<br />
Là il y a des choses peut-être à faire, <strong>en</strong> liaison avec des pôles jeune public dans le Var<br />
pour voir si on peut collaborer.<br />
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L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
Christian Duchange<br />
Juste une dernière chose, j’<strong>en</strong> parlais d’autant plus qu’il y a des textes qui ne sont pas<br />
écrits pour être des textes de théâtre qui se retrouv<strong>en</strong>t au plateau. C’est <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant à ça<br />
que je l’ai dit.<br />
Sofia Jonhson<br />
Je me prés<strong>en</strong>te, Sofia Jonhson, comédi<strong>en</strong>ne. Pour rebondir sur ce qui a dit par Georges,<br />
et par rapport à ce que disait la dame sur la représ<strong>en</strong>tation. Il faut savoir que des textes<br />
comme ça sont pris <strong>en</strong> compte par des professeurs de français <strong>en</strong> classe, et que justem<strong>en</strong>t,<br />
l’intérêt aussi d’une pièce de théâtre pour la jeunesse, c’est qu’elle soit mise <strong>en</strong><br />
bouche. Donc moi, <strong>en</strong> tant que comédi<strong>en</strong>ne, interv<strong>en</strong>ante théâtre, j’ai travaillé sur des<br />
pièces qui étai<strong>en</strong>t proposées par des professeurs et par la Bibliothèque Armand Gatti,<br />
avec des élèves qui se sont mis <strong>en</strong> bouche les textes et qui ont joué. Notamm<strong>en</strong>t<br />
« Pacamambo ». Les élèves n’ont pas vu le spectacle, mais ils ont participé à la construction<br />
d’un spectacle. Ça aussi c’est une possibilité qui convi<strong>en</strong>t. Ce n’est pas comme un<br />
bouquin que l’on se passe et dont on discute, dont on parle. Ce qui est intéressant, c’est<br />
qu’on peut le jouer. Ils l’ont joué.<br />
Jean-Louis Levasseur<br />
Je suis Jean-Louis Levasseur, metteur <strong>en</strong> scène, et je suis aussi ici artiste-<strong>en</strong>seignant au<br />
Conservatoire. Je voulais rebondir sur cette question : est-ce que les publics de la jeunesse<br />
peuv<strong>en</strong>t avoir accès à l’écriture et à la mise <strong>en</strong> plateau ? Il y a des expéri<strong>en</strong>ces qui<br />
exist<strong>en</strong>t dans un certain nombre de théâtres conv<strong>en</strong>tionnés qui accueill<strong>en</strong>t des compagnies<br />
<strong>en</strong> résid<strong>en</strong>ce. Ça a été mon cas, où une commande d’écriture est faite sur un thème,<br />
là, c’était « l’<strong>en</strong>fant et la guerre », et les textes étai<strong>en</strong>t acheminés auprès d’un certain<br />
nombre de groupes <strong>en</strong> milieu scolaire, collèges ou lycées. Les élèves s’emparai<strong>en</strong>t des<br />
textes pour faire leur propre version. Il sont pu <strong>en</strong>suite comparer avec ce que les comédi<strong>en</strong>s<br />
avai<strong>en</strong>t à proposer. En plus de l’intérêt du sujet de la pièce, s’est révélé aussi l’intérêt<br />
de comm<strong>en</strong>t on perçoit les choses, comm<strong>en</strong>t on les compr<strong>en</strong>d… Je voulais dire que<br />
ça existait comme expéri<strong>en</strong>ce, et que ça n’<strong>en</strong>lève pas que les moy<strong>en</strong>s de la bibliothèque<br />
de Cuers ne sont peut-être pas assez poussés, mais voilà, c’est à <strong>en</strong>courager.<br />
Dominique Bérody<br />
Je crois que ça pose bi<strong>en</strong> la question de l’articulation <strong>en</strong>tre les écritures que l’on retrouve<br />
dans l’édition et puis la création des spectacles. Ce qui présuppose deux choses : que les<br />
metteurs <strong>en</strong> scène et les compagnies lis<strong>en</strong>t ce qui s’écrit aujourd’hui et s’appropri<strong>en</strong>t ce<br />
répertoire protéiforme, et ça signifie aussi, et là c’est un autre aspect, celui de la question<br />
de l’aménagem<strong>en</strong>t du territoire et de l’articulation des initiatives à l’intérieur d’un<br />
territoire, <strong>en</strong>tre les politiques publiques de lecture, initiées par des bibliothèques fuss<strong>en</strong>t-elles<br />
théâtrales ou non, et les politiques de production et de création des œuvres.<br />
Comm<strong>en</strong>t ses initiatives peuv<strong>en</strong>t se rapprocher, peuv<strong>en</strong>t être p<strong>en</strong>sées <strong>en</strong>semble dans<br />
leur complém<strong>en</strong>tarité, et faciliter le li<strong>en</strong>, et cette articulation. Parce que, bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t,<br />
le spectacle fait aussi écran à ce que l’on peut imaginer de ce qui a été nécessaire<br />
pour le préparer. Parce que, si le spectacle a été réussi, le plaisir de la représ<strong>en</strong>tation, sa<br />
force d’émotion, on <strong>en</strong> reste là et c’est formidable, et comme on dit maint<strong>en</strong>ant, « c’est<br />
que du plaisir, c’est que du bonheur ». Naturellem<strong>en</strong>t, les soubassem<strong>en</strong>ts, le travail, le<br />
doute, les tâtonnem<strong>en</strong>ts import<strong>en</strong>t peu… Après, il ne faut pas non plus qu’à chaque fois<br />
qu’on est sur le plaisir d’un spectacle, on dise, « att<strong>en</strong>tion, ça a été dur, ça a été compliqué<br />
etc »… Il ne s’agit pas de ça, mais c’est p<strong>en</strong>ser l’articulation <strong>en</strong>tre différ<strong>en</strong>tes démarches,<br />
et l’autonomie du texte aussi.<br />
Isabelle Hervouët<br />
Je voulais juste raconter la demande qui nous a été faite cette année de faire circuler le<br />
texte d’un spectacle qui s’appelle « Moitié Moitié », et qui est une création dans laquelle<br />
il y a un comédi<strong>en</strong> et un technici<strong>en</strong> part<strong>en</strong>aire, avec un grand travail d’images. C’est un<br />
spectacle que nous adressons à tout le monde à partir de deux ans. On nous a proposé<br />
de faire circuler ce texte dans une valise théâtrale à Albi, parmi des textes qui sont adressés<br />
à des <strong>en</strong>fants de 10, 11 ans. Je me suis posé la question de la traduction de l’écriture<br />
du spectacle, pour que le s<strong>en</strong>s soit compréh<strong>en</strong>sible. C’est à dire que ne mettre que les<br />
mots dits par le comédi<strong>en</strong>, à mon avis, ne suffisait pas pour faire saisir au lecteur, le s<strong>en</strong>s<br />
du spectacle. Je n’avais pas beaucoup de temps pour réaliser ce travail là, donc j’ai écrit<br />
144
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
les didascalies. Le moins possible mais suffisamm<strong>en</strong>t pour donner des indications<br />
d’images, de couleurs… Là aussi, on parle de textes, et si j’avais eu le temps, il aurait<br />
fallu que je passe à une écriture qui soit plus proche de l’écriture d’une partition de musique<br />
contemporaine <strong>en</strong> fait. Pas forcém<strong>en</strong>t une écriture incluant des photos du spectacle,<br />
parce qu’on a travaillé avec un photographe, mais quelque chose qui intègre du graphisme<br />
pour donner les indices de cette écriture de plateau qui est celle du spectacle.<br />
Alors à la fin, ça donne 10 <strong>page</strong>s à lire. Je p<strong>en</strong>se que cette forme là n’est pas suffisamm<strong>en</strong>t<br />
proche de ce qu’est le spectacle <strong>en</strong> réalité. Christian doit aussi se poser la question.<br />
Nos spectacles, ce sont aussi une écriture. Comm<strong>en</strong>t la faire passer ? L’idée que ça<br />
circule comme ça me plaît aussi. Mais…<br />
Dominique Bérody<br />
Oui, parce que c’est plus une partition à ce mom<strong>en</strong>t là, qu’un texte proprem<strong>en</strong>t dit.<br />
Isabelle Hervouët<br />
Voilà. Mais la personne qui m’a demandé ça reconnaissait une qualité littéraire à ce qui<br />
était dit. Une qualité d’écriture dans le s<strong>en</strong>s où vous l’abordez. C’est intéressant à aborder.<br />
Dominique Bérody<br />
On y revi<strong>en</strong>dra cet après-midi à l’occasion de vos créations.<br />
Philippe Foulquié (Directeur du Théâtre <strong>Massalia</strong>)<br />
D’abord, je voudrais dire la qualité de la r<strong>en</strong>contre et <strong>en</strong> tant que professionnel de la profession,<br />
et remercier vraim<strong>en</strong>t, même si je considère que derrière ça, il y a le travail de<br />
g<strong>en</strong>s comme Georges Perpès, comme Jean-Claude Grosse ou Patrice Laisney, il y a quand<br />
même à saluer le financem<strong>en</strong>t de cette opération par le Départem<strong>en</strong>t, comme ça a été<br />
fait au début.<br />
Ceci dit, sans vouloir polémiquer avec mon Présid<strong>en</strong>t et ami, Patrick B<strong>en</strong> Soussan, je voudrais<br />
interroger quelque chose sur, non pas le souv<strong>en</strong>ir de l’<strong>en</strong>fance, mais ce qu’avait<br />
comm<strong>en</strong>cé à dire Nathalie Papin. Non pas à propos du clown, mais à propos de ce que<br />
je lui ai <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du dire de ce que l’écriture cachait. Des petites cachotteries, ce n’est pas le<br />
mot, mais j’aimerais que tu développes cette idée de ce que l’écriture cache.<br />
Nathalie Papin<br />
J’avais écrit ça dans un contexte. On m’avait posé des questions, c’est pour ça que j’avais<br />
répondu ça. Quand on écrit pour les <strong>en</strong>fants, il y a une adresse, je ne vais pas pouvoir le<br />
redire, j’ai écrit cela il y a quatre ans. Ce que conti<strong>en</strong>t la fable et l’idée de raconter pour<br />
les <strong>en</strong>fants, mais aussi pour les adultes, donc il y a un s<strong>en</strong>s caché, <strong>en</strong> fin, ce n’est pas<br />
juste, mais il y a des strates plus ou moins profondes. En tout cas, il y a plusieurs niveaux<br />
de s<strong>en</strong>s. Je m’explique mal.<br />
Philippe Foulquié<br />
On parle de mystère ?<br />
Nathalie Papin<br />
J’ai fait travailler « Le Pays de Ri<strong>en</strong> » à des comédi<strong>en</strong>s il n’y a pas longtemps par erreur.<br />
C’est à dire qu’on m’a fait v<strong>en</strong>ir et <strong>en</strong> général, moi je ne suis pas directrice d’acteurs ou<br />
metteur <strong>en</strong> scène, j’<strong>en</strong> ai fait, mais il y a très longtemps. J’écris, je me consacre à l’écriture.<br />
Quelqu’un me fait v<strong>en</strong>ir et me dit : « Voilà, je te propose de travailler avec 4 comédi<strong>en</strong>s<br />
». Je dis : « Mais ce n’est pas mon métier, moi je ne sais pas faire ça. Pas du tout ».<br />
J’ai finalem<strong>en</strong>t accepté la proposition, j’avais fait 7 heures de train ! Et je me suis dit que<br />
ça allait être une expéri<strong>en</strong>ce. J’ai fait travailler ces comédi<strong>en</strong>s. « Vous allez me lire le texte<br />
d’abord », « Le Pays de Ri<strong>en</strong> ». C’est un texte sur un tyran qui règne sur ce qu’il nomme<br />
le ri<strong>en</strong>, et qui est vraim<strong>en</strong>t son domaine. Il ne lui reste qu’une seule fille et il veut transmettre<br />
cet héritage à sa fille. Sa fille doit aller jusqu’au bout de cette idée du royaume de<br />
ri<strong>en</strong> et donc s’éliminer elle-même. Donc évidemm<strong>en</strong>t, elle va se rebeller. Dans ce monde,<br />
il y a un troisième personnage qui va interv<strong>en</strong>ir, qui est l’autre, un jeune garçon qui est à<br />
la tête d’une meute d’<strong>en</strong>fants errants, qui port<strong>en</strong>t des sacs sur le dos, qui sont des sacs<br />
de rêves pourris, cassés, et qui meur<strong>en</strong>t, s’écroul<strong>en</strong>t devant le pays du ri<strong>en</strong> parce qu’ils<br />
ne peuv<strong>en</strong>t pas r<strong>en</strong>trer. Comm<strong>en</strong>t ce triangle va se faire et comm<strong>en</strong>t la jeune fille va basculer,<br />
se défaire de la tyrannie du père et ouvrir ce pays. Donc j’ai vu cette pièce jouée de<br />
145
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
J’ai moi-même vu une chose<br />
que je n’avais pas imaginée<br />
de mon propre texte.<br />
nombreuses fois. De nombreuses fois très poétiquem<strong>en</strong>t. Des belles choses, mais il y<br />
avait toujours une dim<strong>en</strong>sion qui me manquait. Par exemple, un <strong>en</strong>seignant a lu « Le<br />
Pays de Ri<strong>en</strong> », et a dit : « Oh, mais il n’y a ri<strong>en</strong> là-dedans ». Si on le lit vite, ça peut faire<br />
cet effet là. Si on le lit moins vite, ah, on voit qu’il y a trois personnages, qu’il y aune t<strong>en</strong>sion<br />
qui s’installe, et si on le lit <strong>en</strong>core moins vite, on va dans le fond, moi, j’appelle ça<br />
l’écriture verticale, on va dans le fond de la mine, on voit qu’il y a des <strong>en</strong>fants errants,<br />
qu’il y a une pression, un monde qui est autour de ça et on peut lire de moins <strong>en</strong> moins<br />
vite comme ça… Enfin, ce n’est pas une question de vitesse, c’est la question de r<strong>en</strong>trer<br />
dans la chair du texte. J’ai dit aux comédi<strong>en</strong>s qui étai<strong>en</strong>t là qu’on allait essayer de travailler<br />
ce texte comme moi je l’ai écrit. Je vais oublier que je l’ai écrit, mais on va essayer de<br />
retrouver, vous allez essayer de le manger, et de laisser le texte faire son travail <strong>en</strong> vous<br />
même, physiquem<strong>en</strong>t. Au début, il y avait comme une carapace théâtrale, j’ai été obligée<br />
de leur dire : « Excusez moi, les g<strong>en</strong>s de théâtre, mais <strong>en</strong>levez tout ce qui est théâtral,<br />
parce que là, le texte, je ne l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds pas ». J’ai joué le jeu de ré<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ce texte vraim<strong>en</strong>t.<br />
C’était assez beau de les voir travailler. Le texte a pris de la place. Ça n’était pas<br />
une histoire personnelle, je voulais trouver quelque chose d’extrêmem<strong>en</strong>t vivant, et je<br />
voulais voir comm<strong>en</strong>t ce que ce texte que j’avais écrit il y a très longtemps, que j’avais un<br />
peu oublié, resurgissait, comm<strong>en</strong>t il se réincarnait vraim<strong>en</strong>t, sans masque, sans théâtre,<br />
sans formalisme. J’ai vu des choses incroyables.<br />
J’ai vu que le « Pays de Ri<strong>en</strong> » pouvait<br />
être une tragédie. J’ai moi-même vu une<br />
chose que je n’avais pas imaginée de mon<br />
propre texte. Par les mots eux-mêmes, qui<br />
port<strong>en</strong>t plus que ce qu’on veut bi<strong>en</strong>, que<br />
même l’écrivain ne sait pas ce que son texte<br />
conti<strong>en</strong>t. Parce que pour moi, l’écriture est plus forte que la personne. L’écriture est là<br />
depuis 2000 ans, 5000 ans ! Qui dit mieux ? Ça c’était une expéri<strong>en</strong>ce de l’incarnation, je<br />
ne sais pas si je réponds à la question, mais il y avait dans mon propre texte des choses<br />
cachées de moi-même.<br />
J’ai une telle conc<strong>en</strong>tration, une telle exig<strong>en</strong>ce, j’ai un peu un s<strong>en</strong>s sacré du texte, on me<br />
le reproche, mais c’est mon style, c’est mon rapport à l’écriture. Quand on écrit pour la<br />
jeunesse, on n’est pas dupe de tout ce qu’à apporté la psychanalyse, donc on ne peut pas<br />
être naïfs. Il y a effectivem<strong>en</strong>t tout ce s<strong>en</strong>s caché que peut cont<strong>en</strong>ir un texte. Comme c’est<br />
caché, on ne peut pas trop révéler, Philippe !<br />
Patrick B<strong>en</strong> Soussan<br />
Ce qui est intéressant, c’est que s’il est caché, c’est qu’il est caché à l’auteur lui même.<br />
Ça me semble toujours époustouflant qu’on demande aux auteurs pourquoi ils écriv<strong>en</strong>t<br />
pour la jeunesse ou ce qu’ils ont souhaité dire… Ce sont les moins à même de pouvoir<br />
témoigner de cette question là. Parce que sinon, ils ne l’aurai<strong>en</strong>t pas écrit. Et que dans<br />
la matière même de leur écriture, tout ça est parlé. Par contre, ils ne peuv<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong> faire<br />
un travail de reconstruction, d’introspection, c’est pas le truc ! Ils aurai<strong>en</strong>t trouvé d’autres<br />
moy<strong>en</strong>s pour le faire. C’est le modèle classique des peintres qui, quand on leur<br />
demande ce qu’ils ont voulu dire, ils dis<strong>en</strong>t : « Mais je n’ai ri<strong>en</strong> voulu dire ». C’est pas<br />
une question de propos, c’est là. C’est la matérialité des choses. Donc cette question là<br />
de la cachotterie c’est au cœur même de l’écriture. Sinon, il n’y aurait pas d’écriture.<br />
Pourquoi est-ce qu’on écrit sinon ? Ça n’a pas de s<strong>en</strong>s. C’est au plus près de ça. L’autre<br />
aspect, c’est un psychanalyste, Jean Laplanche, qui a parlé des « signifiants énigmatiques<br />
». Il témoigne de cette idée là, pour le dire vite, dans le quotidi<strong>en</strong>, pas dans l’écriture,<br />
mais dans la vie de tous les jours, un certain nombre de choses à la fois font du<br />
s<strong>en</strong>s et à la fois font énigme. Les <strong>en</strong>fants sont particulièrem<strong>en</strong>t att<strong>en</strong>tifs et friands de<br />
cette chose particulière. La première découverte qu’il évoque, c’est le sein. La r<strong>en</strong>contre<br />
<strong>en</strong>tre le tout petit et le sein. A la fois, il compr<strong>en</strong>d ce que c’est, mais c’est aussi quelque<br />
chose plein d’énigmes. Pourquoi ? Parce que c’est totalem<strong>en</strong>t sexualisé par la mère<br />
à son insu. Quand Maman donne le sein à son bébé, elle ne lui donne pas du lait, elle<br />
lui donne bi<strong>en</strong> autre chose que ça. Dans le texte, on pourrait dire de façon très assurée,<br />
quand tu décrivais l’histoire tout à l’heure, on était dans Sophocle, dans Œdipe…<br />
Chacun a ses propres représ<strong>en</strong>tations des discours, mais le père tyran qui veut transmettre<br />
le pays de ri<strong>en</strong> à sa fille, et le petit gars qui est devant la porte et qui meurt parce qu’il<br />
ne peut pas r<strong>en</strong>trer…Moi j’y vais là ! Je ne sais pas si c’est parce que c’est l’heure du<br />
repas, mais moi, ça fantasmait bi<strong>en</strong> ! Après, chacun y met ses trucs, mais on est vrai-<br />
146
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
m<strong>en</strong>t au cœur de ces questions là. C’est la lecture de chacun. Certains trouveront qu’il<br />
n’y a ri<strong>en</strong> là-dedans, d’autres tout.<br />
Christian Duchange<br />
Pour les metteurs <strong>en</strong> scène que je suis et essaie d’être, et les auteurs, c’est comme ce que<br />
vous avez décrit avec les <strong>en</strong>fants. Nous on est dans cette espèce de r<strong>en</strong>contre avec la<br />
partie cachée, à condition qu’elle existe et c’est celle qui nous attire, <strong>en</strong> tout cas, qui<br />
m’attire, comme l’iceberg. Comme si l’écriture était le huitième appar<strong>en</strong>t et que les<br />
sept/huitièmes qui nous faisai<strong>en</strong>t nous exciter à mettre <strong>en</strong> scène un texte, c’étai<strong>en</strong>t ceux<br />
là qui nous intéressai<strong>en</strong>t, ceux qui sont immergés. Il y a des écritures qui cach<strong>en</strong>t, mais<br />
dans le jeune public malheureusem<strong>en</strong>t, on <strong>en</strong> voit souv<strong>en</strong>t, il y <strong>en</strong> a qui roul<strong>en</strong>t <strong>en</strong> codes<br />
phares et surlign<strong>en</strong>t la chose qu’on doit y lire. Là peut-être que ça fait moins <strong>en</strong>vie, au<br />
spectateur et au metteur <strong>en</strong> scène.<br />
Dominique Bérody<br />
Une dernière interv<strong>en</strong>tion.<br />
Jean-Louis Sauza<br />
Je représ<strong>en</strong>te un mouvem<strong>en</strong>t national qui s’appelle l’OCCE, qui travaille depuis une<br />
dizaine d’années sur les écritures contemporaines, le théâtre, l’<strong>en</strong>fance, au cœur de<br />
l’école. Pour ce que j’ai <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, j’ai retrouvé beaucoup de nos problématiques sur justem<strong>en</strong>t,<br />
que faire lire ? que faire dire à voix haute ? que faire voir ? et que faire faire ? Car<br />
une de nos problématiques aussi, c’est de faire que les <strong>en</strong>fants s’empar<strong>en</strong>t des textes<br />
pour les jouer. Au demeurant, je n’ai pas trop de difficultés pour trouver des choses à<br />
faire lire, parce que, vous l’avez évoqué, il y a un répertoire avec une émerg<strong>en</strong>ce extraordinaire.<br />
On a travaillé sur des « malles théâtre », qui tourn<strong>en</strong>t, il y <strong>en</strong> a même deux qui<br />
circul<strong>en</strong>t <strong>en</strong> principe <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t dans le Var. Avec 32 ouvrages et des tas de choses à<br />
faire. On n’a pas trop de problèmes pour faire lire, parce que ça, à l’école, on sait à peu<br />
près faire. Par contre, à partir du mom<strong>en</strong>t où on veut faire faire, se pose la problématique<br />
du part<strong>en</strong>ariat. Comm<strong>en</strong>t arriver à trouver un part<strong>en</strong>aire artistique qui connaisse ce<br />
travail particulier qui est d’interv<strong>en</strong>ir avec des <strong>en</strong>fants. Mais <strong>en</strong>core plus difficile, comm<strong>en</strong>t<br />
trouver des financem<strong>en</strong>ts, qui sont malheureusem<strong>en</strong>t à l’heure actuelle de plus <strong>en</strong><br />
plus <strong>en</strong> diminution. L’aspect du « faire voir » est aussi extrêmem<strong>en</strong>t complexe parce que<br />
c’est sur les grosses villes qu’on trouve les structures, que dans les campagnes, ça va être<br />
plus difficile, que payer des bus, là aussi ça devi<strong>en</strong>t hasardeux. La dernière chose, qui<br />
moi aussi me pose problème, c’est que au niveau des compagnies professionnelles qui<br />
propos<strong>en</strong>t du travail « jeune public tout public », je n’<strong>en</strong> vois pas tant que ça qui travaill<strong>en</strong>t<br />
sur les écritures contemporaines. Et ça, ça me pose à moi problème, <strong>en</strong> tant qu’<strong>en</strong>seignant<br />
qui ai découvert cet univers que je trouve extraordinaire. On a travaillé au plan<br />
national avec Philippe Dorin l’année dernière, on a eu cette chance, et on travaille cette<br />
année avec Nathalie Papin ! Il y a quatre ans, c’était Suzanne Lebeau, et on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait<br />
parler de Christian Duchange, qui montait « L’Ogrelet ». Au demeurant, cette pièce va<br />
tourner dans le Vaucluse cette année, elle est montée par une compagnie professionnelle.<br />
Et au Revest aussi cette saison. Mais quid de ces compagnies et de leur perméabilité<br />
à ce type de littérature réc<strong>en</strong>te ?<br />
Dominique Bérody<br />
Je laisse la parole à madame, rapidem<strong>en</strong>t.<br />
Représ<strong>en</strong>tante d’une compagnie théâtrale<br />
En tant que représ<strong>en</strong>tante de la compagnie Action Comédia, à Alès, dans le Gard, je suis<br />
ici comme mon collègue, <strong>en</strong>seignante au Conservatoire. J’ai du mal à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ça. Je crois<br />
qu’on est quand même nombreux à travailler sur les écritures contemporaines. On se bat<br />
depuis des années, on fait un travail d’<strong>en</strong>fer sur les territoires. C’est à la limite de la…<br />
Jean-Louis Sauza.<br />
Non, moi je parle de ce qui arrive dans les écoles, les publicités qui arriv<strong>en</strong>t dans les écoles.<br />
Il y <strong>en</strong> a peu qui arriv<strong>en</strong>t dans les écoles qui parl<strong>en</strong>t d’écriture contemporaine et de<br />
théâtre contemporain.<br />
147
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
Représ<strong>en</strong>tante d’une compagnie théâtrale<br />
Alors peut-être qu’il faut bi<strong>en</strong> choisir vos interv<strong>en</strong>ants. Je peux vous donner ma carte si<br />
vous voulez. Non, je crois qu’il y <strong>en</strong> a vraim<strong>en</strong>t beaucoup qui travaill<strong>en</strong>t, et les pouvoirs<br />
publics pourrai<strong>en</strong>t l’utiliser comme critère de choix d’aide. Ça fait tellem<strong>en</strong>t d’années<br />
qu’on travaille. Je n’aime pas raconter ma vie, mais ça fait des années qu’on travaille sur<br />
les œuvres de Nathalie Papin, et il me semble qu’on a développé une procédure qui ne<br />
se reproduira pas, parce que chaque procédure de travail, ce mot est un peu difficile, est<br />
inv<strong>en</strong>tée chaque fois, <strong>en</strong> considérant ce qu’est l’œuvre et ce qu’est l’auteur. C’est à dire<br />
une technique de diffusion qui est <strong>en</strong> rapport avec les deux.<br />
Pour Nathalie Papin, ce qu’on avait fait, c’est que on s’est jeté dedans, parce qu’il ne faut<br />
pas oublier que les metteurs <strong>en</strong> scène, ce sont des artistes. Notre spécificité c’est de travailler<br />
avec les mots des autres, la vie des autres, et les histoires des autres et qu’il faut<br />
du temps pour mettre tout ça <strong>en</strong> place. Il faut des fois trois ans. Bref, on s’est jeté dans<br />
« Yolé Tam Qué » de Nathalie Papin. On a travaillé trois ans dessus. C’est un spectacle<br />
un peu spécifique parce qu’il y a 23 personnages, donc 23 <strong>en</strong>fants. Ça posait la question<br />
de jouer les écritures pour et par les <strong>en</strong>fants. On a travaillé sur les territoires alési<strong>en</strong>, fait<br />
un énorme travail avec les <strong>en</strong>fants, les écoles, les structures para scolaires, les municipalités,<br />
les communautés de communes etc… Puis on l’a monté, on l’a joué. L’année<br />
d’après, on a eu <strong>en</strong>vie, car la découverte par les populations de cette œuvre <strong>en</strong> milieu<br />
rural et semi-urbain avait très bi<strong>en</strong> fonctionné, de faire connaître l’intégralité de l’œuvre<br />
de Nathalie Papin. Donc elle a eu la g<strong>en</strong>tillesse de v<strong>en</strong>ir plusieurs fois, et on a travaillé<br />
sous forme de lectures cette fois, avec tous les âges, jusqu’aux plus âgés des adultes,<br />
pour faire connaître l’intégralité de l’œuvre. Avec d’autres auteurs, c’est autrem<strong>en</strong>t que<br />
ça se déroule. C’est un travail énorme. Excusez-moi j’ai du mal à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre que les metteurs<br />
<strong>en</strong> scène ne lisai<strong>en</strong>t pas, c’est un peu dur à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre.<br />
Dominique Bérody<br />
C’est toujours à travers un point de vue extrêmem<strong>en</strong>t général, et que comme dans tout<br />
point de vue général, il y a des particularités.<br />
Représ<strong>en</strong>tante d’une compagnie théâtrale<br />
Oui, mais les choses évolu<strong>en</strong>t.<br />
Dominique Bérody<br />
Si on regarde les productions d’une année on se r<strong>en</strong>d compte qu’il y a moins d’auteurs<br />
jeune public qui sont produits que d’autres productions. C’est un constat un peu national<br />
que l’on fait. Ce qui ne sous-<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d pas que ici ou là, il n’y ait pas un travail de fond<br />
qui soit m<strong>en</strong>é comme le vôtre par des compagnies, naturellem<strong>en</strong>t. On est sur des grandes<br />
t<strong>en</strong>dances.<br />
Représ<strong>en</strong>tante d’une compagnie théâtrale<br />
Il y a l’<strong>en</strong>vie de travailler avec les auteurs. Mais il ne faut pas négliger les normes. C’est<br />
très difficile, au niveau du financem<strong>en</strong>t, du temps que ça pr<strong>en</strong>d, au niveau du déroulem<strong>en</strong>t<br />
des choses, de tout ce qu’il faut bousculer, de tout ce qu’il faut faire avancer, c’est<br />
pas évid<strong>en</strong>t. Je crois qu’il faut le pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte. Et surtout aider les metteurs <strong>en</strong><br />
scène, plutôt que de dire qu’ils ne lis<strong>en</strong>t pas.<br />
Sylviane Fortuny<br />
Simplem<strong>en</strong>t j’aimerais opérer un petit clivage, un grain de poussière. Je suis absolum<strong>en</strong>t<br />
partie pr<strong>en</strong>ante de mettre au cœur des choses l’auteur et le texte, ça fait quelques années<br />
que je fais ça, avec Philippe Dorin, notamm<strong>en</strong>t. Je voudrais dire que même si un beau<br />
texte est fondam<strong>en</strong>tal, il y <strong>en</strong> a<br />
J’aimerais bi<strong>en</strong> que le spectacle<br />
ne soit pas au service de l’auteur.<br />
quand même beaucoup qui ne<br />
sont pas magnifiques, on a du mal<br />
à <strong>en</strong> trouver des beaux malgré la<br />
production foisonnante. Je trouve<br />
que c’est intéressant qu’il y ait une production et un répertoire et qu’on a sans doute<br />
besoin d’<strong>en</strong> passer par là, mais j’aimerais bi<strong>en</strong> que le spectacle ne soit pas au service de<br />
l’auteur. C’est fondam<strong>en</strong>tal qu’il y ait des auteurs, mais c’est aussi fondam<strong>en</strong>tal qu’il y ait<br />
des spectacles, et que ce sont deux <strong>en</strong>tités. Le spectacle, c’est véritablem<strong>en</strong>t une création,<br />
il y a des scénographes, des costumiers, qui sont des artistes. Le spectacle peut par-<br />
148
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)<br />
tir d’un texte, et il peut aussi avoir son autonomie et son écriture. Donc je voudrais vraim<strong>en</strong>t<br />
que l’on n’assujettisse ni l’un ni l’autre. Quand on va voir Shakespeare au théâtre,<br />
on va voir aussi qui le met <strong>en</strong> scène, et avec qui ça se passe, avec quels acteurs. Je voudrais<br />
qu’on soit dans cette dynamique là, de déf<strong>en</strong>dre des disciplines artistiques, qu’elles<br />
soi<strong>en</strong>t l’écriture, l’esthétique.<br />
Dominique Bérody<br />
Ça tombe très bi<strong>en</strong> parce que cet après midi, le thème, c’est le texte, mais <strong>en</strong>core ! Merci<br />
à tous pour leur att<strong>en</strong>tion, aux interv<strong>en</strong>ants pour la qualité de leur parole, et bon appétit,<br />
puisque est v<strong>en</strong>u le temps des nourritures terrestres. On ouvrira l’après-midi par le<br />
film Uccellini de la compagnie Skappa !<br />
149
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MARDI 13<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
L’écriture au théâtre jeune public<br />
Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ?<br />
Deuxième partie<br />
Dominique Bérody<br />
Le film « Uccellini » nous a permis de rester éveillés. Cet après-midi reste dans la continuité<br />
de notre matinée, <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce des auteurs et sur la question du texte. On a vu que<br />
bi<strong>en</strong> sûr, au delà et autour du texte, la question des écritures, des langages était à l’œuvre<br />
et que par conséqu<strong>en</strong>t, il fallait <strong>en</strong>glober l’évolution des langages artistiques qui travers<strong>en</strong>t<br />
les créations. C’est pour cela qu’on peut aussi parler des spectacles qui crois<strong>en</strong>t<br />
les arts différ<strong>en</strong>ts, les pluridisciplinaires, les indisciplinaires, comme je l’ai évoqué ce<br />
matin. Le sous-titre de l’après-midi, c’est « Le texte, mais <strong>en</strong>core ? », il vi<strong>en</strong>t à propos.<br />
C’est <strong>en</strong> compagnie d’Isabelle Hervouët qui vi<strong>en</strong>t de nous prés<strong>en</strong>ter ce court métrage, de<br />
Sylviane Fortuny, Brigitte Lallier Maisonneuve, Christian Carrignon et Christian Duchange,<br />
qui seront les protagonistes de l’après-midi, que<br />
Le déplacem<strong>en</strong>t du théâtre<br />
là où on ne l’att<strong>en</strong>d pas<br />
nous <strong>en</strong>visagerons la question d’au-delà du texte,<br />
des écritures et des langages. Nous aborderons<br />
aussi la question qui a été posée, sur le déplacem<strong>en</strong>t<br />
du théâtre là où on ne l’att<strong>en</strong>d pas. Ces évolutions<br />
et ces radicalités, ces nouvelles manières d’<strong>en</strong>visager le spectacle vivant, qui crois<strong>en</strong>t<br />
les écritures et le langages, est-ce qu’ils introduis<strong>en</strong>t un nouveau rapport au public,<br />
est-ce pour toucher ce public là qu’on l’<strong>en</strong>visage ainsi ?<br />
Il y a égalem<strong>en</strong>t la question de la signature artistique qui faudra <strong>en</strong>visager. Le metteur <strong>en</strong><br />
scène comme « point de vue de lecture » d’un texte. On parle de la signature de l’artiste,<br />
on l’a vu avec le court film de Skappa !, parce qu’il y a là aussi des artistes qui constitu<strong>en</strong>t<br />
des œuvres vivantes, certes, éphémères, qui se situ<strong>en</strong>t au croisem<strong>en</strong>t de la performance,<br />
de la forme théâtrale traditionnelle, dans la représ<strong>en</strong>tation et dans le rapport au public.<br />
Ce rapport est aussi cassé parfois par d’autres rapports qui sont introduits.<br />
Il est important que cet après-midi, on brasse toutes ces questions, avec ceux-là même<br />
qui sont au cœur de cette création et qui inv<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t de nouveaux langages. C’est très bi<strong>en</strong><br />
qu’on ouvre avec Isabelle Hervouët, sur l’émotion de la prés<strong>en</strong>tation de ton film, qui d’une<br />
manière pourtant resserrée, raconte bi<strong>en</strong> ce qu’est votre spectacle « Uccellini ».<br />
C’est peut-être l’occasion Isabelle que tu nous parles de ce théâtre là que tu fais avec ton<br />
équipe, avec Skappa !, à cette manière d’<strong>en</strong>visager un autre rapport à l’espace, le travail<br />
avec la matière, les arts plastiques. Vous faites quelque chose qui a parfois à voir avec la<br />
performance <strong>en</strong> direct, un peu au s<strong>en</strong>s du film de Clouzot, « Le Mystère Picasso », sauf<br />
que là, on voit aussi l’artiste <strong>en</strong> direct, elle, est face à l’œuvre. Elle n’est pas derrière l’œuvre,<br />
comme le faisait Clouzot avec Picasso. Il y a aussi quelque chose qui a à voir avec le<br />
texte de Jean G<strong>en</strong>êt sur l’atelier de Giacometti.<br />
Ça me fait p<strong>en</strong>ser aussi à un très beau texte de Miro, « Ceci est la couleur de mes rêves »,<br />
où il raconte que même lorsqu’il nettoie ses pinceaux, il est toujours <strong>en</strong> train de créer,<br />
parce que finalem<strong>en</strong>t, Dieu peut-être gît dans les détails et que ce n’est pas toujours lorsque<br />
l’on est devant la toile que l’on trouve, c’est aussi autrem<strong>en</strong>t. Miro le raconte très bi<strong>en</strong><br />
dans la quête des couleurs dont on a parlé ce matin, la quête du bleu, la quête du jaune,<br />
du rouge. C’est aussi une question qui travaille beaucoup Miro quand on lit ses textes.<br />
Je trouve qu’il y a un petit peu tout ça dans les créations de Skappa ! Il y a aussi des croisem<strong>en</strong>ts<br />
avec des écritures, parce qu’il y a eu la r<strong>en</strong>contre avec un auteur de théâtre, Alain<br />
Gautré, qui devant les peintures, « Les Ogranges » d’Isabelle Hervouët, a écrit un texte qui<br />
se nomme « Comme ça ». Il a été joué après, pour la première fois à Athénor, et après il a<br />
m<strong>en</strong>é sa vie. On voit bi<strong>en</strong> que ces croisem<strong>en</strong>ts là, ces r<strong>en</strong>contres, pas si fortuites que ça,<br />
produis<strong>en</strong>t des œuvres, et font une synthèse au mom<strong>en</strong>t du spectacle. J’avais <strong>en</strong>vie que<br />
tu revi<strong>en</strong>nes là-dessus. Ce matin, on a parlé des allers et retours avec des mythes fondateurs,<br />
avec des lég<strong>en</strong>des, des grands textes. J’ai vu un très beau spectacle, tiré du<br />
« Cantique des Créatures », c’était le premier spectacle de la compagnie, il s’appelait<br />
« Skappa, skappa », <strong>en</strong>core un croisem<strong>en</strong>t. Peux-tu rev<strong>en</strong>ir sur cette démarche très originale,<br />
très singulière. C’est un vrai point de vue artistique. C’est une vraie démarche singulière.<br />
Là aussi, comme ce matin, carte blanche.<br />
151
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
Isabelle Hervouët<br />
D’accord. Alors, ça va être très désordonné ! Ce que je voudrais, c’est préciser que la compagnie<br />
s’appelle Skappa ! et qu’elle a été créée avec Paolo Cardona. Il est itali<strong>en</strong>, et,<br />
quand on comm<strong>en</strong>cé à travailler <strong>en</strong> France, il ne savait pas très bi<strong>en</strong> parler le français. Il<br />
est scénographe à l’origine, avant d’être comédi<strong>en</strong>. Moi j’ai une pratique de peinture, et<br />
j’ai fait aussi des affiches de saison pour le Théâtre <strong>Massalia</strong>, pour le Théâtre Athénor<br />
p<strong>en</strong>dant quelques années. Je suis marionnettiste de formation. Ça me fait toujours<br />
bizarre de rev<strong>en</strong>ir à ma formation parce que ça comm<strong>en</strong>ce à être assez lointain maint<strong>en</strong>ant,<br />
mais c’est une façon d’expliquer dans quelle histoire on s’inscrit. Tu parlais du film<br />
« Le Mystère Picasso », c’est comme si c’était un acquis pour nous. Ça fait partie de l’appr<strong>en</strong>tissage,<br />
de choses qu’on a vues, et c’est acquis que c’est possible de mettre <strong>en</strong> scène<br />
d’une certaine façon la peinture.<br />
Paolo a travaillé sur des spectacles qui étai<strong>en</strong>t accueillis par Brigitte Lallier Maisonneuve<br />
et sur lesquels elle travaillait. Des personnes comme elle ont r<strong>en</strong>dues possibles des choses.<br />
On est arrivés là dans un monde dans lequel des choses avai<strong>en</strong>t déjà été défrichées,<br />
et il semblait qu’on pouvait tout essayer. Il semblait qu’on pouvait réunir nos différ<strong>en</strong>tes<br />
pratiques dans une forme théâtrale. « Uccellini » c’est une forme très particulière parce<br />
qu’à l’époque, je faisais beaucoup de peintures, de très grandes toiles, et que j’avais<br />
<strong>en</strong>vie de repartir de zéro, de me questionner sur mon approche de la matière et de la p<strong>en</strong>sée.<br />
Tout ça chemine <strong>en</strong>semble. Ce travail s’inscrit dans une adresse assez spécifique à<br />
la petite <strong>en</strong>fance. « Uccellini » est un spectacle créé <strong>en</strong> 1999 et que je joue <strong>en</strong>core. Je suis<br />
toujours <strong>en</strong> accord avec ce qu’il raconte et avec la façon par laquelle il me permet de r<strong>en</strong>contrer<br />
les g<strong>en</strong>s. Que ce soi<strong>en</strong>t les structures qui l’accueill<strong>en</strong>t ou le public prés<strong>en</strong>t à la<br />
représ<strong>en</strong>tation. C’est quelque chose d’assez particulier. Quand on parle d’écriture, c’est<br />
un spectacle qui a été passé à deux personnes, à Joëlle Driguez, une danseuse, dès le<br />
début, après 10 représ<strong>en</strong>tations. On avait <strong>en</strong>vie de le partager avec cette femme là, danseuse<br />
et chanteuse, persuadés qu’avec ces deux élém<strong>en</strong>ts, elle pouvait arriver à la peinture<br />
et au geste, à la matière. On l’a égalem<strong>en</strong>t passé à une comédi<strong>en</strong>ne danoise qui<br />
nous <strong>en</strong> a fait la demande. Ce sont des écritures qui se transmett<strong>en</strong>t. « Uccellini » est un<br />
spectacle de répertoire ! Par contre, tout à l’heure, quand je parlais de la difficulté<br />
d’écrire pour « Moitié Moitié », pour « Uccellini », c’est pire, parce que je ne parle pas.<br />
Par contre, je peux transmettre une écriture. C’est vrai que la peinture est mon histoire,<br />
et le spectacle s’est écrit à partir de cette histoire très particulière, personnelle. Mais<br />
nous avions <strong>en</strong>vie de le déf<strong>en</strong>dre comme une écriture à transmettre. C’est sûr que Joëlle<br />
n’est pas peintre. Moi je patouille. Elle, elle arrive à la matière par un autre chemin.<br />
A deux reprises nous avons travaillé avec des auteurs, Alain Gautré, auteur et clown. J’ai<br />
fait un travail de clown avec lui. Il avait écrit à partir de mes peintures, des textes qui<br />
n’étai<strong>en</strong>t pas une pièce de théâtre. Il a fallu qu’on se débrouille de ça, pour essayer de<br />
dégager une dramaturgie, faire un choix, éliminer des textes qu’on aimait… A une autre<br />
reprise, il y a trois ans, nous avons travaillé avec un auteur qui a suivi les répétitions,<br />
Francesca Bettini. On avait des thèmes d’improvisation. Elle pr<strong>en</strong>ait des notes sur ce qui<br />
sortait, les retravaillait et nous les redonnait. C’était fantastique parce qu’on atteignait<br />
très vite une grande qualité littéraire. Dans l’improvisation, on peut avoir des mom<strong>en</strong>ts<br />
brillants. Mais c’est difficile de la repr<strong>en</strong>dre pour l’emm<strong>en</strong>er plus loin. Sa prés<strong>en</strong>ce nous<br />
permettait d’avancer dans le travail.<br />
Ce qui détermine les choix de collaboration, c’est à la fois l’<strong>en</strong>vie qu’on a de partager des<br />
choses avec certains artistes, comme avec le photographe avec lequel on travaille depuis<br />
deux spectacles, Christophe Loiseau. Il a déjà travaillé pour la scène. On a une réelle<br />
complicité…, intimité…, (à Dominique Bérody) tu me souffles des mots que je ne veux<br />
pas dire, c’est terrible !… un réel échange artistique. Et aussi, ça dép<strong>en</strong>d du thème. Le<br />
regard que l’on porte sur le travail d’autres artistes ouvre des possibilités, de thèmes de<br />
recherche. Tout ça est très lié. C’est pour ça que je ne sais pas si il y a un langage<br />
« Skappa ! », mais <strong>en</strong> tout cas, on se balade <strong>en</strong>tre les arts plastiques et le théâtre. Mais<br />
c’est du théâtre. Parce qu’il y a un public qui est convoqué, ce n’est pas de la performance<br />
dans le s<strong>en</strong>s où les codes sont vraim<strong>en</strong>t des codes théâtraux et où il y a très peu de plages<br />
d’improvisations. Plus on joue, plus les choses sont précises. Mais on est nourri par<br />
l’histoire de la performance et des arts plastiques, et de celle du théâtre, par ce qui nous<br />
a précédé. On est nourri pas ce qu’on voit aujourd’hui, par ce que font les autres. Je ne<br />
sais plus dans toutes les portes que tu m’as ouvertes laquelle je vi<strong>en</strong>s de fermer !<br />
152
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
Dominique Bérody<br />
Qu’est-ce qui caractérise votre démarche ? A propos de ce souci de toujours croiser les<br />
langages, tu as beaucoup parlé de la peinture, la marionnette. Mais peut-être aussi tu<br />
peux évoquer ce qu’à vos yeux, ça introduit comme rapport au public. Parce que forcém<strong>en</strong>t,<br />
chaque spectacle crée un rapport particulier au public, par l’émotion qu’il décl<strong>en</strong>che.<br />
J’aimerais que tu parles de ça.<br />
Isabelle Hervouët<br />
Alors, comm<strong>en</strong>t on s’adresse à des <strong>en</strong>fants ? J’ai <strong>en</strong>vie de me prés<strong>en</strong>ter comme adulte,<br />
telle que je suis. Les personnes <strong>en</strong> scène sont des êtres humains. On ne travaille pas du<br />
tout sur l’idéal de l’adulte <strong>en</strong> scène qui pourrait montrer une voie. Ça induit une certaine<br />
qualité de prés<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> scène, très charnelle et très <strong>en</strong> relation avec le public prés<strong>en</strong>t.<br />
Dominique Bérody<br />
Il y a un autre aspect que l’on peut évoquer, que tu as évoqué ce matin. Lorsque l’on vous<br />
demande « quelque chose » du spectacle, avant ou après, c’est à dire la question de la<br />
trace. Et est-ce que cette écriture là, puisqu’on n’est plus dans le domaine du texte théâtral<br />
traditionnel, est communicable ? Est-ce qu’elle permet de se préparer ou de prolonger<br />
ce qu’on a ress<strong>en</strong>ti devant le spectacle ?<br />
Il y a une t<strong>en</strong>tative de création de<br />
langage commun.<br />
Isabelle Hervouët<br />
Ce qui est sûr, c’est que le public fait partie de l’écriture. Dans la construction de l’espace,<br />
dans la p<strong>en</strong>sée de la dynamique de l’espace <strong>en</strong>tre la scène, le public fait partie de<br />
l’écriture du spectacle. Soit parce qu’on est sur des formes de proximité, ou autrem<strong>en</strong>t.<br />
On ne se pose pas la question de l’<strong>en</strong>fance par contre, mais la question de où sont placés<br />
ceux avec qui on va dialoguer. Comm<strong>en</strong>t cette distance ou cette proximité amène du<br />
jeu, du s<strong>en</strong>s. Ça fait partie de l’écriture.<br />
Ensuite, on travaille beaucoup <strong>en</strong> improvisation. On se donne un thème. Il y a un temps<br />
de docum<strong>en</strong>tation, d’imprégnation, dans toutes ses ramifications. Je dis « on » parce c’est<br />
très difficile de séparer ce que Paolo Cardona fait de ce que je fais dans les créations, ça<br />
dép<strong>en</strong>d des créations <strong>en</strong> réalité. Ensuite, on transmet aux collaborateurs du projet, le<br />
photographe ou le musici<strong>en</strong> ce bagage là, pour avoir un bagage commun. On comm<strong>en</strong>ce<br />
à travailler <strong>en</strong>semble C’est à dire qu’ils sont prés<strong>en</strong>ts dès le début du travail. On avance<br />
<strong>en</strong>semble <strong>en</strong> improvisation.<br />
Il y a une personne<br />
qui fait la mise <strong>en</strong> scène.<br />
Nous l’appelons le ou la<br />
garante du s<strong>en</strong>s. Les choses<br />
avanc<strong>en</strong>t, il y a une t<strong>en</strong>tative de création de langage commun. Ça pr<strong>en</strong>d un certain<br />
temps. Cela signifie qu’à un certain mom<strong>en</strong>t, il faut arrêter de répéter, qu’il faut que nous<br />
retournions à l’écriture dramaturgique pour pouvoir faire avancer le projet. On n’est pas<br />
comme tu le disais, dans une écriture de l’improvisation. On est dans une richesse de l’improvisation<br />
<strong>en</strong>semble, parce qu’on imagine que l’ouverture que donne la possibilité de<br />
découvrir la musique p<strong>en</strong>dant que moi j’improvise est une ouverture énorme. J’arrive à <strong>en</strong><br />
extraire des choses précieuses pour le spectacle, que l’on n’obti<strong>en</strong>drait pas et qu’on<br />
atteindrait pas si tout était au préalable écrit, et si on demandait au musici<strong>en</strong> d’écrire sur<br />
des actions déjà déterminées. On laisse cette ouverture là comme une richesse d’écriture.<br />
Mais on a besoin que ce soi<strong>en</strong>t des phases bi<strong>en</strong> déterminées dans le temps, et on a besoin<br />
de rev<strong>en</strong>ir à des phases d’écriture sur papier. J’ai besoin de rev<strong>en</strong>ir à une formulation écrite<br />
de ce qui se passe sur scène. C’est à dire mettre des mots sur les émotions, sur les int<strong>en</strong>tions.<br />
C’est essayer de formuler le rapport qu’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les images avec le comédi<strong>en</strong><br />
et vice versa, comme dans « Moitié Moitié », ou « IN », par exemple, pour pouvoir <strong>en</strong>richir<br />
ce qui va v<strong>en</strong>ir après. C’est peut-être un travail d’écriture classique de dramaturgie,<br />
mais où tous les élém<strong>en</strong>ts sont prés<strong>en</strong>ts dès le départ.<br />
Dominique Bérody<br />
Très bi<strong>en</strong>. Je p<strong>en</strong>se que c’est une manière aussi de signer votre travail. Quand je parle<br />
de la signature artistique, je crois qu’on s<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> là qu’il y a une démarche extrêmem<strong>en</strong>t<br />
formulée, et consci<strong>en</strong>te, qui peut intégrer la part d’aléatoire et d’improbable de<br />
la création, mais qui peut aussi se fixer <strong>en</strong> quelque sorte, et déboucher sur la partition.<br />
Alors j’imagine que vous devez être confrontés, quand on vous demande cette parti-<br />
153
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
tion, elle parle à ceux qui vont la lire, elle n’est qu’un outil pour vous ?<br />
Isabelle Hervouët<br />
Non mais ça, on ne me l’a demandé qu’une fois. C’était une proposition surpr<strong>en</strong>ante, à<br />
laquelle j’ai répondu, c’est pour cela que j’<strong>en</strong> ai parlé. Je ne suis pas sûre d’avoir répondu<br />
justem<strong>en</strong>t par rapport au spectacle.<br />
Par rapport au langage, je voulais dire ce qui m’est v<strong>en</strong>u ce matin <strong>en</strong> tête <strong>en</strong> vous écoutant.<br />
Il y a une formule que j’aime bi<strong>en</strong> , c’est le « français langue étrangère ». Je p<strong>en</strong>se<br />
que dans notre travail, il y a cette idée du « français langue étrangère ». Parce que Paolo<br />
ne parlait pas français quand il est arrivé, il a aussi une façon de parler, de jouer avec la<br />
langue, ou de sortir des mots de racine latine parce que ce sont des mots sci<strong>en</strong>tifiques<br />
communs à l’itali<strong>en</strong> et au français. Ça aussi, fait partie du langage. On passe aussi souv<strong>en</strong>t<br />
par la traduction du français à l’itali<strong>en</strong>. On a travaillé assez régulièrem<strong>en</strong>t avec des<br />
acteurs étrangers, donc ça construit un langage. Et je ne parle pas seulem<strong>en</strong>t du langage<br />
parlé. Ça donne une forme artistique multinationale.<br />
Dominique Bérody<br />
Merci Isabelle. Tu peux ré-interv<strong>en</strong>ir quand tu veux. Je propose, parce qu’on a évoqué tout<br />
à l’heure le Théâtre Athénor à Saint-Nazaire, ce bouillonnem<strong>en</strong>t où des artistes peuv<strong>en</strong>t<br />
se retrouver, de se tourner vers Brigitte Lallier Maisonneuve, directrice du Théâtre<br />
Athénor, Nantes/Saint-Nazaire. C’est un théâtre inscrit dans des villes et un théâtre<br />
nomade. C’est vrai qu’il y a dans la démarche, dans l’itinéraire de Brigitte, beaucoup de<br />
croisem<strong>en</strong>ts, qui vont bi<strong>en</strong> au delà de cette question du texte, parce que c’est la question<br />
des écritures qui a été posée. Tu as été toute première à organiser des r<strong>en</strong>contres où tu<br />
sollicitais des éditeurs d’ailleurs, à une époque où il n’y avait pas de répertoire et où on<br />
se posait la question de sa création, la question de l’exist<strong>en</strong>ce d’auteurs. Ça comm<strong>en</strong>çait<br />
à fourmiller du côté de Saint-Nazaire ! C’est vrai qu’il y a la question des langages, de l’<strong>en</strong>fance,<br />
de la musique, celle de l’art pour les bébés. Dans ce croisem<strong>en</strong>t des langages, avec<br />
ce côté laboratoire, il y a <strong>en</strong> même temps toujours ce souci d’être <strong>en</strong> relation avec les<br />
publics. Vous cherchez toujours à t<strong>en</strong>dre vers cette utopie toujours chevillée au corps, au<br />
cœur et à l’esprit, de ne pas oublier le public. Quelle que soit la recherche dans laquelle<br />
vous allez, c’est la dim<strong>en</strong>sion de laboratoire qui est recherchée. Ça caractérise bi<strong>en</strong> tout<br />
le travail qui a été m<strong>en</strong>é à Saint-Nazaire puis à Nantes. J’évoquerais Mallarmé, qui disait<br />
« Nous disposons de toutes les langues, manque la suprême ». J’ai l’impression que tu es<br />
toujours à la recherche de cette suprême langue, qui serait la langue de l’art, la langue des<br />
artistes, pour r<strong>en</strong>contrer le plus large public. Il y a aussi le compagnonnage très fécond<br />
que vous avez avec Philippe Le Goff, musici<strong>en</strong>, le grand spécialiste de la langue inuit. Il<br />
parle inuit comme nous parlons français. Ça a d’ailleurs donné naissance à des spectacles.<br />
Il y a aussi le festival « Résonances », dont le nom est bi<strong>en</strong> choisi car son but est de<br />
faire écho à tout ce bouillonnem<strong>en</strong>t. Voilà brossé de manière impressionniste ce que j’ai<br />
ress<strong>en</strong>ti de ce lieu, et de ma collaboration avec Brigitte autour de la question des écritures<br />
et du répertoire. Sur cette question de : « Du texte, mais <strong>en</strong>core… ? », je sais que tu<br />
as beaucoup de choses à dire. Dis-nous là où vous <strong>en</strong> êtes à Saint-Nazaire, et comm<strong>en</strong>t<br />
tu as conçu ce laboratoire plutôt tourné vers la musique mais qui n’<strong>en</strong> oublie pas pour<br />
autant le théâtre. Vers quel types de créations vous allez et comm<strong>en</strong>t vous r<strong>en</strong>contrez<br />
votre public ?<br />
Brigitte Lallier Maisonneuve<br />
Tu veux que je cause de quoi là exactem<strong>en</strong>t ?<br />
Dominique Bérody<br />
De ce que tu veux. Je t’ai prés<strong>en</strong>tée, maint<strong>en</strong>ant carte blanche ! On est sur « Le texte,<br />
mais <strong>en</strong>core ? »<br />
Brigitte Lallier Maisonneuve<br />
Il y a deux questions. Elles sont intimem<strong>en</strong>t liées. J’aime bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t l’idée du théâtre<br />
là où on ne l’att<strong>en</strong>d pas. Tu t’<strong>en</strong> doutes. Il y a aussi écrire au théâtre. On a beaucoup<br />
parlé de théâtre jeune public, d’ailleurs avec ces mots on associe toujours le théâtre. Ce<br />
qui est une question aussi pour moi. Le théâtre, c’est un lieu, pas forcém<strong>en</strong>t un bâtim<strong>en</strong>t,<br />
et un temps. Il y a une unicité de lieu et de temps, qui rassemble des g<strong>en</strong>s. Des qui agiss<strong>en</strong>t<br />
et des qui regard<strong>en</strong>t. C’est d’abord ça. Cette unicité de lieu fait du li<strong>en</strong>, réunit. Elle<br />
154
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
fait que dans cet <strong>en</strong>droit là quelque chose va avoir lieu, va adv<strong>en</strong>ir, par la prés<strong>en</strong>ce de<br />
ceux qui agiss<strong>en</strong>t, qui sont vivants. On est dans un lieu du vivant, on est dans un lieu du<br />
corps. Du corps faisant, du corps disant. Avec des langages. Du corps qui agit, qui bouge,<br />
qui dit, qui est dans le rapport au texte, le texte livre, le texte proféré, dit, qui pr<strong>en</strong>d chair,<br />
qui devi<strong>en</strong>t vivant, et où l’<strong>en</strong>jeu est de r<strong>en</strong>dre visible ce qui ne l’est pas, de révéler quelque<br />
chose de caché. C’est ce qui se passe dans cet <strong>en</strong>droit là, qui est ce mom<strong>en</strong>t, qui se<br />
passe toujours dans un rituel qu’on va installer d’une manière ou d’une autre. Là, il y a<br />
le langage de la musique, mais aussi celui des mots, du corps, de l’objet etc… Donc, je<br />
ne sais pas pourquoi, quand on est sur la question du jeune public, on parle à peu près<br />
exclusivem<strong>en</strong>t de théâtre. Si vous avez des réponses… je veux bi<strong>en</strong>. J’ai eu <strong>en</strong>vie d’inviter<br />
des artistes différ<strong>en</strong>ts à nous rejoindre et à imaginer travailler dans nos lieux.<br />
Il y a la question des publics. Je suis comme certains autres qu’on a <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du ce matin, je<br />
ne sais pas bi<strong>en</strong>, et de moins <strong>en</strong> moins, ce que c’est que le jeune public, même si nos<br />
salles sont pleines d’<strong>en</strong>fants. Il y a un nouveau contexte, parce que j’aime bi<strong>en</strong> considérer<br />
les contextes, ces dernières années qui nous as activés. Parce qu’<strong>en</strong> fait, ce qui m’intéresse<br />
c’est ce que je ne connais pas, ce qui va me surpr<strong>en</strong>dre, être nouveau, mettre <strong>en</strong><br />
mouvem<strong>en</strong>t la p<strong>en</strong>sée, me faire imaginer des choses que je n’avais pas prévues. J’aime<br />
bi<strong>en</strong> ça. C’est pour ça que je fais ce métier, parce que ça m’emmène sur des terrains que<br />
je n’avais pas imaginés.<br />
Il y a des circonstances qui nous ont am<strong>en</strong>és sur des terrains qu’on avait pas imaginés,<br />
puisque Athénor est depuis une vingtaine d’années à Saint-Nazaire, et depuis 2000, à<br />
Nantes. On est arrivés à Nantes par un concours de circonstances, pour occuper un théâtre<br />
qui se trouvait être dans une banque. On a cherché les souterrains p<strong>en</strong>dant deux ans,<br />
et on ne les a pas trouvés. On n’est plus aujourd’hui dans la banque. C’était donc dans<br />
le projet de la construction de la métropole Nantes Saint-Nazaire, c’est 60 kilomètres,<br />
<strong>en</strong>tre les deux. Ce théâtre dans la banque se trouvait vide, il y a donc eu ce rapprochem<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong>tre les deux villes pour imaginer de faire les choses <strong>en</strong>semble <strong>en</strong>tre Nantes et<br />
Saint-Nazaire. En 2003, la banque qui hébergeait ce théâtre a repris ses murs, et on s’est<br />
retrouvés sans lieu. La ville a cherché un certain nombre de solutions qui ne fonctionnai<strong>en</strong>t<br />
pas. Au bout d’un mom<strong>en</strong>t, j’ai dit, un projet, ça n’est pas obligatoirem<strong>en</strong>t un lieu.<br />
Ça r<strong>en</strong>contrait les préoccupations de ma ville de se dire : comm<strong>en</strong>t toucher les publics<br />
qui sont à la périphérie des villes et qui ne vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas forcém<strong>en</strong>t dans les lieux culturels<br />
de la ville.<br />
On a imaginé un projet nomade. On est dans<br />
Comm<strong>en</strong>t mettre <strong>en</strong> relation<br />
des artistes, leurs œuvres<br />
et les publics.<br />
plusieurs quartiers de la périphérie de<br />
Nantes. Il s’agit là de se poser la question de<br />
comm<strong>en</strong>t mettre <strong>en</strong> relation des artistes,<br />
leurs œuvres et les publics. Et comm<strong>en</strong>t on<br />
fait avec ça, comm<strong>en</strong>t, pourquoi, qui ? Les<br />
<strong>en</strong>fants, bi<strong>en</strong> sûr, mais aussi les g<strong>en</strong>s qui<br />
habit<strong>en</strong>t ces <strong>en</strong>droits là. On a depuis trois ans, imaginé un travail sur un territoire, un<br />
contexte, et un projet artistique. Quelles résonances y a t-il <strong>en</strong>tre un territoire, un<br />
contexte et un projet artistique ? On a travaillé sur l’idée de ce qu’on s<strong>en</strong>t d’un territoire,<br />
qui est un grand quartier. Ce qu’on s<strong>en</strong>t de ce quartier, de cet <strong>en</strong>droit. Quel artiste et quel<br />
projet pourrai<strong>en</strong>t être <strong>en</strong> écho avec cet <strong>en</strong>droit ? Quel artiste peut v<strong>en</strong>ir là pour imaginer<br />
des choses, pour s’inscrire dans ce territoire, pour travailler avec les publics et à partir de<br />
là, d’un artiste, comm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> inviter d’autres, comm<strong>en</strong>t inviter des spectacles, comm<strong>en</strong>t<br />
rassembler des publics ?<br />
Ça a beaucoup re-questionné, effectivem<strong>en</strong>t, la manière dont on travaillait. Par exemple,<br />
dans un des quartiers, on a posé la musique comme <strong>en</strong>trée première. Dans un autre, on<br />
est sur la création musicale d’aujourd’hui, à l’écoute des cultures. On travaille depuis 3<br />
ans avec Kamel Zecri, guitariste, musici<strong>en</strong>, qui fréqu<strong>en</strong>te les scènes de musique improvisée.<br />
Il est originaire de Biskra, <strong>en</strong> Algérie. Depuis quelques années, il a eu <strong>en</strong>vie de<br />
r<strong>en</strong>ouer avec sa culture d’origine. Il a fait des études au conservatoire, il a vécu <strong>en</strong> France<br />
tout le temps. Il a reçu la musique de son grand-père, qui avait un Diwan, c’est comme les<br />
musiques Gnawa au Maroc. On a invité Kamel et le Diwan de Biskra, qui est un groupe de<br />
voix et percussions, à v<strong>en</strong>ir sur le quartier p<strong>en</strong>dant un mois et demi. Ça a vraim<strong>en</strong>t fondé<br />
des relations <strong>en</strong>tre les artistes et les habitants. En particulier les <strong>en</strong>fants. A partir des<br />
chants traditionnels, ils se sont appropriés des choses qu’ils ne connaissai<strong>en</strong>t pas. Et à<br />
partir de ce que je ne connais pas, comm<strong>en</strong>t je me l’approprie et comm<strong>en</strong>t je le passe, le<br />
transmets, comm<strong>en</strong>t je vis avec ? Ce sont les <strong>en</strong>fants qui ont été passeurs sur le quartier.<br />
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L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
Ils ont passé aux autres <strong>en</strong>fants et aux adultes, et ont embarqué les autres adultes dans<br />
l’histoire. A partir de la musique, on a invité Abbi Patrix, dont on parlait ce matin, qui est<br />
conteur. A partir de là, on a réinvité une compositrice, Valérie Jolie. Elle fait tout un travail<br />
de collectage de berceuses et de chants des femmes dans le quartier. Puis un auteur, et<br />
Nathalie Papin qui vi<strong>en</strong>t croiser cette histoire là, et puis Thierry Bédard, metteur <strong>en</strong> scène,<br />
qui vi<strong>en</strong>t aussi croiser cette histoire sur les questions de l’étranger, de la place de l’autre.<br />
Petit à petit, les artistes eux-mêmes se r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t, crois<strong>en</strong>t des choses. Des artistes qui<br />
ne se connaissai<strong>en</strong>t pas, peuv<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>cer à travailler <strong>en</strong>tre eux, à imaginer des formes,<br />
et à embarquer les <strong>en</strong>fants dans l’histoire. Toutes les questions se crois<strong>en</strong>t et se tricot<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong>semble. On travaille beaucoup <strong>en</strong> li<strong>en</strong> avec le Conservatoire de Nantes, sur la<br />
question de la transmission, et <strong>en</strong> particulier des musiques traditionnelles qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
requestionner nos manières d’<strong>en</strong>seigner la musique. La question du conte et de l’oralité<br />
vi<strong>en</strong>t questionner la problématique de l’écriture. Voilà comm<strong>en</strong>t petit à petit les choses<br />
s’<strong>en</strong>trechoqu<strong>en</strong>t et vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t interroger nos manières de travailler. Il y a des mom<strong>en</strong>ts de<br />
laboratoire, des mom<strong>en</strong>ts d’ateliers, des mom<strong>en</strong>ts de programmation de spectacles, de<br />
concerts, de petits mom<strong>en</strong>ts qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t s’inscrire dans le quotidi<strong>en</strong> et dans la vie du<br />
quartier, et là, vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les <strong>en</strong>fants, les adultes <strong>en</strong>semble. Tout le monde <strong>en</strong>semble.<br />
Effectivem<strong>en</strong>t, du coup, ça rebrasse les manières de travailler et cela questionne aussi<br />
les artistes sur les langages et sur les formes. Du coup, à partir des laboratoires qui se<br />
pass<strong>en</strong>t dans ces <strong>en</strong>droits là, il y a des formes artistiques qui naiss<strong>en</strong>t, qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
mélanger des choses. Par exemple, à partir des berceuses et des chants collectés, on va<br />
avoir un travail qui va être une sorte de forme opératique, qui va naître de là. Dans un<br />
autre quartier, on a m<strong>en</strong>é un travail autour du son, de l’électroacoustique, des sons qui<br />
nous <strong>en</strong>tour<strong>en</strong>t. Comm<strong>en</strong>t on écrit, avec la musique ? Avec les ordinateurs, la voix, les<br />
instrum<strong>en</strong>ts etc. De là, on a donc invité un compositeur qui vi<strong>en</strong>t travailler avec un<br />
vidéaste. On est sur des formes qui vont mêler l’image et le son. On est sur des choses<br />
qui sont des sortes d’installations, d’installations-concerts, où le public se trouve au c<strong>en</strong>tre.<br />
Les artistes se trouv<strong>en</strong>t du coup questionnés, brassés par les contextes dans lesquels<br />
ils se trouv<strong>en</strong>t inscrits. C’est à dire, plutôt que de faire une commande, de<br />
v<strong>en</strong>ir créer pour, c’est « V<strong>en</strong>ez-donc ici, soyez là, s<strong>en</strong>tez des choses, voyez<br />
ce qui se passe », et comm<strong>en</strong>t ça questionne autrem<strong>en</strong>t. Par exemple, ça<br />
peut être à partir de plein de choses. Il n’y a pas une recette ou une<br />
manière de faire. Mais ouvrir la porte à plein de manières de faire possibles.<br />
Je crois que notre métier, c’est de r<strong>en</strong>dre les choses possibles et de<br />
les ouvrir au maximum. De faire que des choses nouvelles, imprévues,<br />
différ<strong>en</strong>tes puiss<strong>en</strong>t adv<strong>en</strong>ir, puiss<strong>en</strong>t arriver. Là, on a des formes artistiques qui sont<br />
nourries par la prés<strong>en</strong>ce des <strong>en</strong>fants, où là les <strong>en</strong>fants jou<strong>en</strong>t comme des aiguillons,<br />
comme des questionneurs, comm<strong>en</strong>t ils vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t agiter, pour emm<strong>en</strong>er les artistes ailleurs<br />
et dans des <strong>en</strong>droits qu’ils n’avai<strong>en</strong>t pas imaginé eux non plus.<br />
Quand j’ai commandé quelque chose à Jean-Christophe Felandler, qui est compositeur et<br />
percussionniste, j’avais <strong>en</strong>vie qu’il écrive une chose pour la toute petite <strong>en</strong>fance. Je ne sais<br />
pas pourquoi j’avais <strong>en</strong>vie de ça. J’avais <strong>en</strong>vie d’une écriture musicale pour la petite<br />
<strong>en</strong>fance, quelque chose d’écrit. Je ne sais pas pourquoi je lui ai demandé à lui. J’ai peutêtre<br />
s<strong>en</strong>ti cette possible conniv<strong>en</strong>ce dans son écriture. Si, je lui ai demandé parce qu’il<br />
écrit très bi<strong>en</strong> pour les percussions, la voix et qu’il y a cette espèce de chose là, que je s<strong>en</strong>tais<br />
possible avec la petite <strong>en</strong>fance. Il m’a dit : « Je ne sais pas faire ça ». Je lui ai dit :<br />
Surtout, ne t’inquiète pas ». On a discuté. On a parlé de miniature, de petites choses,<br />
fines. Il a comm<strong>en</strong>cé par écrire un petit morceau, deux minutes d’une chose. Et puis, il est<br />
allé faire cette lecture avec une chanteuse, puisque c’est un travail pour voix et percussion,<br />
devant un public de bébés. Là, il était absolum<strong>en</strong>t terrorisé. Il disait : « Ce n’est pas<br />
possible, je ne peux pas ». Et puis, il a fait cette lecture de 2 minutes au pupitre. Et à partir<br />
de là et de cette r<strong>en</strong>contre, et ce que lui, a reçu <strong>en</strong> retour, il a continué à travailler. Ça<br />
s’est construit dans une confrontation, grâce à des choses qui l’ont nourri, lui. Les choses<br />
avanc<strong>en</strong>t comme ça. On est là dans une forme qui est une petite miniature de son écriture<br />
à lui. Ce qui est important, c’est que l’artiste soit dans son écriture, que ce travail ait<br />
du s<strong>en</strong>s dans son travail d’artiste à lui, dans son parcours à un mom<strong>en</strong>t donné. Dans ce<br />
parcours, il va r<strong>en</strong>contrer ce public là, et ça a du s<strong>en</strong>s dans l’<strong>en</strong>semble de son parcours.<br />
C’est un exemple parmi plein d’autres. Je n’avais surtout pas <strong>en</strong>vie qu’il fasse « pour ». Et<br />
la commande n’est jamais de « faire pour ». Mais de dire : « Ti<strong>en</strong>s, voilà, vi<strong>en</strong>s là et à partir<br />
de là…et ça fonctionne ou pas, et vois comm<strong>en</strong>t ça va s’activer ».<br />
Je peux parler <strong>en</strong>core ! Un autre petit exemple parce que c’est très marrant, une chose qui<br />
Notre métier,<br />
c’est de r<strong>en</strong>dre les<br />
choses possibles.<br />
156
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
me vi<strong>en</strong>t. Hélène Bréchon, harpiste, joue une pièce contemporaine de 10 minutes, à la<br />
harpe. Une salle bourrée de mouflets, parce qu’il y a aussi des salles avec beaucoup de<br />
gamins ! On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait une mouche voler p<strong>en</strong>dant 10 minutes. Pourquoi ? Parce qu’elle<br />
est dans la musique. Elle est là. Elle incarne, elle est, de la peau jusqu’aux oreilles, dans<br />
le son. Et c’est ça que l’on transmet, et il n’y a pas de soucis. Et ce n’était pas un machin<br />
« gouzi gouzi », ou je ne sais pas quelle acrobatie ou des petites lumières partout : là ri<strong>en</strong>.<br />
Une harpe. Simplem<strong>en</strong>t, elle est là. Alors après, c’est de la musique, c’est du théâtre, c’est<br />
du texte, peu importe. Je p<strong>en</strong>se que les <strong>en</strong>fants ont droit à ça. Je dis un peu des évid<strong>en</strong>ces.<br />
Vous le savez bi<strong>en</strong>, c’est avec cette exig<strong>en</strong>ce là qu’on peut aller très loin. On a créé<br />
une relation <strong>en</strong>tre les artistes et les g<strong>en</strong>s qui sont là parce qu’on s’est connus, on a des<br />
formes qui sont des formes contemporaines, voire expérim<strong>en</strong>tales. C’est possible parce<br />
que les artistes ont cette exig<strong>en</strong>ce. On n’est pas dans des choses à demi. Et c’est tout, <strong>en</strong><br />
fait c’est pas compliqué !<br />
Dominique Bérody<br />
Non, c’est pas compliqué, parce que ça a la force de l’évid<strong>en</strong>ce, mais je crois qu’<strong>en</strong> même<br />
temps, si c’est possible, je vais synthétiser et résumer à mort, c’est bi<strong>en</strong> parce qu’il y a<br />
cette relation que tu as bi<strong>en</strong> notée <strong>en</strong>tre le territoire, le contexte et le projet artistique.<br />
Ça me semble évid<strong>en</strong>t, et aussi la question du déplacem<strong>en</strong>t. Parce qu’à partir du<br />
mom<strong>en</strong>t où il y a un déplacem<strong>en</strong>t de la commande, comme tu l’as bi<strong>en</strong> dit, il y a déplacem<strong>en</strong>t<br />
du théâtre. Parce les choses sont r<strong>en</strong>dues possibles dans ce lieu là, et non pas<br />
dans le rapport frontal traditionnel, ça déplace aussi la question du public, du rapport<br />
au public, et ça déplace aussi la question de l’élargissem<strong>en</strong>t du public. Le public,<br />
c’est toujours posé <strong>en</strong> terme de moy<strong>en</strong>s, de démocratisation de l’accès etc… Je p<strong>en</strong>se<br />
que c’est la somme de ces déplacem<strong>en</strong>ts, on le disait ce matin, avec l’idée de faire un pas<br />
de côté, c’est à dire de ne jamais <strong>en</strong>visager les choses uniquem<strong>en</strong>t dans cette immédiateté<br />
frontale, ou au but sans la question. C’est pour ça que cette chose devi<strong>en</strong>t possible.<br />
Avec des degrés d’exig<strong>en</strong>ce qui serai<strong>en</strong>t totalem<strong>en</strong>t impossibles et inaccessibles dans<br />
d’autres circonstances. Quand tu évoques l’harpiste ou des miniatures de musique où<br />
l’écriture musicale est et reste fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t l’écriture du musici<strong>en</strong>, je crois que ce<br />
travail de déplacem<strong>en</strong>t est à l’œuvre. Il permet aussi d’aérer la question.<br />
Brigitte Lallier Maisonneuve<br />
Cela déplace les artistes aussi. Ça leur donne aussi, je crois que c’est important que chacun<br />
ait une raison d’être là, et que ce soit important pour chacun d’être là, que ce soit un<br />
mom<strong>en</strong>t dans le parcours, et comm<strong>en</strong>t ça peut <strong>en</strong>quiquiner les artistes et les emm<strong>en</strong>er<br />
sur des terrains auxquels ils n’avai<strong>en</strong>t pas p<strong>en</strong>sé, et où ça va questionner le « comm<strong>en</strong>t<br />
ils font ». Ça n’est pas toujours évid<strong>en</strong>t. Et ça pr<strong>en</strong>d du temps : dans les modes de production,<br />
dans le rapport au temps, le temps économique, le temps de produire, avec qui,<br />
le temps d’être là, d’inscrire les choses, d’être pati<strong>en</strong>t, et de pouvoir imaginer (et donc<br />
l’expliquer) qu’une chose qu’on avait prévue pour cette saison, <strong>en</strong> fait aura lieu dans trois<br />
mois parce qu’on ne s’est pas donné assez de temps. Donc, il faut pouvoir expliquer<br />
qu’on a besoin de ce temps, et quelques fois aussi pour ri<strong>en</strong>. Pour se donner les temps<br />
du ri<strong>en</strong>. De ne pas être dans l’obligation du résultat. Ce qui veut dire, qu’après, il faut<br />
qu’il se passe des choses. Et il se passe des belles choses.<br />
Dominique Bérody<br />
Passez le micro, il y a des questions.<br />
Florian Nicolas<br />
Je suis programmateur.<br />
Dominique Bérody<br />
Dans un théâtre, dans une structure ?<br />
Florian Nicolas<br />
Non, pas actuellem<strong>en</strong>t. Je suis <strong>en</strong> quête. Je connais un peu la ville de Nantes, je l’ai fréqu<strong>en</strong>tée,<br />
et notamm<strong>en</strong>t le Lieu Unique. J’ai l’impression, vous parliez du contexte, du territoire,<br />
mais il y a des villes où ce g<strong>en</strong>re de projet peut naître, peut émerger, peut vivre et<br />
que Nantes <strong>en</strong> est une. Il y a des territoires et des villes où c’est beaucoup plus difficile.<br />
Je crois que l’accompagnem<strong>en</strong>t d’un tel projet, dès le mom<strong>en</strong>t où il s’inscrit dans une<br />
157
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
démarche qui a été adoptée par les politiques, par les pouvoirs publics, peut donner lieu<br />
à des lieux de fabrique, des laboratoires. C’est quelque chose qui me paraît très intéressant<br />
parce ce type d’expéri<strong>en</strong>ce repose la question du temps, du rapport à l’économie du<br />
spectacle, aux choses possibles qui interrog<strong>en</strong>t à nouveau la démarche artistique d’un<br />
créateur. C’est difficile à faire émerger dans d’autres types de territoires. Je disais tout à<br />
l’heure à mon voisin que ce projet serait difficile à proposer dans cette région par exemple.<br />
Je p<strong>en</strong>se que les élus ne sont pas tout à fait s<strong>en</strong>sibles à cela.<br />
Isabelle Hervouët<br />
Je vais répondre. Skappa ! mène un travail de puis 3 ans sur la petite <strong>en</strong>fance et relation<br />
avec la Maison des Comoni. Ensemble, on essaie. On a beaucoup partagé avec Brigitte,<br />
on a appris beaucoup de choses à Athénor. Dans cette possibilité d’inv<strong>en</strong>tion. L’idée que<br />
tout est possible si on est justes dans notre démarche, si on est juste là, toutes les r<strong>en</strong>contres<br />
sont possibles. Donc forts de ce qu’on a pu traverser, <strong>en</strong>tre autres, à Athénor, on<br />
essaie d’inv<strong>en</strong>ter avec la Maison des Comoni, ce g<strong>en</strong>re de situations. Ce sont des actions<br />
qui demand<strong>en</strong>t des financem<strong>en</strong>ts, et que ça tire. Mais on a pu, <strong>en</strong> travaillant dans une<br />
relation de confiance, <strong>en</strong> établissant un dialogue vraim<strong>en</strong>t pointu, sur l’artistique, avec le<br />
personnel des crèches ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t et des écoles maternelles de la Communauté de<br />
Communes, vraim<strong>en</strong>t arriver à faire des propositions osées. Ou <strong>en</strong> tout cas qui n’avai<strong>en</strong>t<br />
jamais été t<strong>en</strong>tées dans ces crèches là, comme par exemple proposer un solo de danse<br />
contemporaine à l’att<strong>en</strong>tion des par<strong>en</strong>ts, ce qui a ouvert une certaine parole, à laquelle on<br />
ne donnait jamais la place dans la crèche. Apparemm<strong>en</strong>t, le groupe de par<strong>en</strong>ts a bougé,<br />
ne laiss<strong>en</strong>t plus les <strong>en</strong>fants de la même façon. Après, ce n’est plus mon boulot. Mais<br />
disons qu’on a pu inv<strong>en</strong>ter quelque chose, avec l’équipe des Comoni, avec cette crèche et<br />
ses responsables, et avec Skappa !. Ces trois <strong>en</strong>tités <strong>en</strong>semble on pu créer la possibilité<br />
de cette représ<strong>en</strong>tation. Alors pour mettre <strong>en</strong> œuvre ça, ça a mobilisé trois équipes. Pour<br />
une journée. Pour un quart d’heure de solo.<br />
Par exemple, hier, dans le cadre de ce projet cette saison, Philippe Dorin a passé une journée<br />
<strong>en</strong> crèche à écrire, pour L’Abstrait, un journal que nous éditons autour du projet sur la<br />
petite <strong>en</strong>fance. Il y a des choses qui sont possibles. Ce qui est important c’est de toujours<br />
rester à notre place de créateurs. C’est fondam<strong>en</strong>tal. On ne fait pas le travail de la Maison<br />
des Comoni, on ne fait pas le travail des crèches. On est créateurs. On a <strong>en</strong>vie de partager<br />
des intuitions qu’on a, sur le territoire de la création, d’une certaine inv<strong>en</strong>tion de la vie et<br />
du prés<strong>en</strong>t, comme du futur. On t<strong>en</strong>te donc de partager ce qu’on fait, de proposer à des<br />
personnes comme Philippe Dorin, dont on apprécie le travail, de traverser quelque chose.<br />
Nous supposons que ça va peut-être, comme nous, nous s<strong>en</strong>tons bi<strong>en</strong> à ce mom<strong>en</strong>t là, se<br />
transmettre et qu’il se s<strong>en</strong>tira bi<strong>en</strong> là, et que ça va faire quelque chose pour lui.<br />
On a <strong>en</strong>vie aussi de partager les œuvres des autres. Par exemple, on a <strong>en</strong>voyé « Ur Sonate »<br />
de Kurt Schwitters aux crèches. C’est une pièce musicale des années tr<strong>en</strong>te. Avec une<br />
consigne pour que les personnes l’écout<strong>en</strong>t avec les <strong>en</strong>fants. Et ça passe. Ça veut dire<br />
qu’il y a une confiance. Mais c’est un temps infini de parole. Il faut que l’équipe des<br />
Comoni aille voir chaque personne. C’est du contact. On va serrer la main quoi. Et nous,<br />
arrivant dans ces lieux là, c’est pareil. (Monsieur de la salle : c’est de la médiation culturelle<br />
! ) Oui, oui, <strong>en</strong>fin… Mais par exemple jouer dans une crèche, c’est 50 % de contacts,<br />
de prise <strong>en</strong> compte de la vie qui est là, pour compr<strong>en</strong>dre comm<strong>en</strong>t on inscrit son spectacle<br />
dans ce lieu là. Mais ça se fait, c’est le montage. Ici, il y a des projets là qui sont<br />
m<strong>en</strong>és. Ils sont ce qu’ils sont. Ils exist<strong>en</strong>t, ils se réalis<strong>en</strong>t.<br />
Brigitte Lallier<br />
Cela dit, il faut effectivem<strong>en</strong>t souligner que le souti<strong>en</strong> du politique, que les conversations,<br />
l’approfondissem<strong>en</strong>t d’une p<strong>en</strong>sée, d’un projet avec le politique est absolum<strong>en</strong>t<br />
ess<strong>en</strong>tiel. Pour aller plus loin, pour vraim<strong>en</strong>t poser ce type de projets. En même temps,<br />
on doit faire <strong>en</strong> sorte que ce travail de grande proximité et les formes qui naiss<strong>en</strong>t de là,<br />
ai<strong>en</strong>t la possibilité d’à l’extérieur et qu’elles continu<strong>en</strong>t leur vie. Je crois que c’est aussi<br />
une chose importante. C’est à dire qu’il faut qu’il y ait à la fois l’inscription forte dans le<br />
contexte et dans le proche, et <strong>en</strong> même temps le li<strong>en</strong> à l’extérieur. En France et à l’international.<br />
Qu’il y ait ce double mouvem<strong>en</strong>t. Ça doit se m<strong>en</strong>er bi<strong>en</strong> sûr avec le souti<strong>en</strong> des<br />
fonds publics, évidemm<strong>en</strong>t.<br />
Dominique Bérody<br />
Merci Brigitte, parce que je trouve que c’est un éclairage tout à fait intéressant. Je pro-<br />
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L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
pose, avant de poursuivre, une petite ponctuation.<br />
Lecture de Les Atrabilaires de B<strong>en</strong>oit Fourchard<br />
Désirée<br />
« Avec son air buté, elle tétanise son monde », dit ma mère au docteur. « Comm<strong>en</strong>t ça, elle tétanise son<br />
monde ? », répond le docteur. » Figurez vous qu’elle ne peut jamais baisser les yeux. Il faut toujours que ce<br />
soi<strong>en</strong>t les autres qui regard<strong>en</strong>t ailleurs. Vous vous r<strong>en</strong>dez compte ? A quatre ans ? Non mais pour qui elle<br />
se pr<strong>en</strong>d ? Il faut me donner des médicam<strong>en</strong>ts pour qu’elle arrête et qu’elle écoute ce qu’on lui dit. Sinon,<br />
c’est sûr, je serais obligée de la corriger et de la remettre au cagibi ».<br />
Le cagibi ? ça me fait p<strong>en</strong>ser à KGB. Une sorte de placard. Juste sous l’escalier. Le docteur lui, dit que le<br />
cagibi, ce n’est pas forcém<strong>en</strong>t une bonne idée. Il existe peut-être d’autres moy<strong>en</strong>s un peu moins cœrcitifs.<br />
« Chez les Paradis, il n’y a pas de cœrcitifs qui ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. Moi et mon mari, on est pour une éducation à la<br />
dure, vous voyez ? ». Paradis. Désirée Paradis. Oui, je sais, c’est gratiné. Désirée. Tout ce que je ne suis<br />
pas. Ma mère voulait Dorothée, à cause du Club. Elle aurait aimé lui ressembler, à Dorothée. C’est plutôt<br />
raté. « Au moins, ça rattrapera », elle disait. Mais à l’Etat Civil, ils se sont emberlificoté les pinceaux. Des<br />
fois, à l’école, on m’appelle Vanessa, à cause de la chanteuse. On pourrait croire que ma vie avait comm<strong>en</strong>cé<br />
sous de bonnes étoiles. Moi, je ne veux pas qu’on me compare. Je suis moi. Et ceux qui ne compr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas,<br />
je les tétanise du regard. Après ça file doux. D’autres fois, il y <strong>en</strong> a qui dis<strong>en</strong>t : « Chez Paradis, c’est l’<strong>en</strong>fer<br />
». Là, je fais la sourde oreille.<br />
Dans le cagibi, je suis organisée, à tâtons, parce que, à part un filet de lumière sous la porte, on y voit ri<strong>en</strong>.<br />
Avec une cagette j’ai fait une table. Avec une serpillière, une nappe. Avec la paillasse, un canapé. Avant<br />
d’être un cagibi, ce réduit était un débarras. Il suffit que je tâtonne, et je trouve des trésors. J’attrape des<br />
yeux de chats. Mes doigts devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t experts <strong>en</strong> exploration, comme s’il étai<strong>en</strong>t équipés de petites têtes chercheuses.<br />
Il n’y a que mon nez qui a du mal à s’habituer.<br />
« Et puis vous savez, docteur, cette gosse, elle n’a jamais pleuré. Même à sa naissance. Elle regardait son<br />
monde, avec son air insol<strong>en</strong>t. Moi quand je l’ai vue, là posée sur mon v<strong>en</strong>tre, j’ai failli vomir. Finalem<strong>en</strong>t, j’ai<br />
pleuré. Oui, moi j’ai pleuré. Et pas de bonheur, je peux vous le garantir. Elle m’observait avec ses yeux pointus.<br />
Elle me défiait, docteur, je vous jure. Déjà qu’avec mon mari, on voulait pas d’autres gosses. Avec les<br />
quatre garçons, on a déjà bi<strong>en</strong> assez à faire. Mais vous savez ce que c’est… les hommes, quand ils ont <strong>en</strong>vie…<br />
Qu’est-ce qu’on peut y faire. En tout cas, elle n’a jamais pleuré, même quand elle a fait ses d<strong>en</strong>ts ». « Vous<br />
n’allez pas vous plaindre. Il y a plein de mamans qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t me voir parce que leurs <strong>en</strong>fants ne cess<strong>en</strong>t de<br />
crier ». « Je me demande si j’aurais pas préféré ». « Quoi qu’il <strong>en</strong> soit, si vous pouviez éviter le cagibi… ».<br />
« Mais elle est habituée. Hein, qu’tes habituée ? Mais réponds donc, quand on te parle ! ». Non, je ne<br />
réponds pas. Je regarde le docteur, fixem<strong>en</strong>t, il baisse les yeux. Je souris à l’intérieur. « Je vous prescris un peu<br />
d’homéopathie. Quelques gouttes. A pr<strong>en</strong>dre au mom<strong>en</strong>t des repas ». « De toute façon, ça ne pourra pas lui<br />
faire de mal. Vous ne l’auscultez pas ? ». « Pourquoi faire ? Elle est <strong>en</strong> parfaite santé ! ».<br />
Dominique Bérody<br />
Paroles aux metteurs <strong>en</strong> scène, maint<strong>en</strong>ant, avec Sylviane Fortuny et Christian Duchange.<br />
Sylviane Fortuny, figure marquante, si tu me le permets, de l’histoire, réc<strong>en</strong>te, mais histoire<br />
quand même. Elle a traversé et suivi de très nombreux projets et a fait de nombreuses<br />
mises <strong>en</strong> scènes. Elle a croisé égalem<strong>en</strong>t l’av<strong>en</strong>ture du Théâtre de Sartouville avec<br />
Heyoka, Kim Vinter, et Bernard Sultan, avec des productions qui ont énormém<strong>en</strong>t tourné,<br />
que ce soit avec « Les Draps du Rêve », « Le Lit Marine », « Jardin d’<strong>en</strong>fance ». La r<strong>en</strong>contre<br />
avec Philippe Dorin, dans sa période petits papiers, a influ<strong>en</strong>cé son travail, mais<br />
aussi celle de Pierre Blaise, du Théâtre Sans Toit, avec des collaborations sur des fabrications<br />
de marionnettes. Plus récemm<strong>en</strong>t, avec la compagnie Pour Ainsi Dire, ce sont des<br />
spectacles : « Le Monde, point, à la ligne », « En att<strong>en</strong>tant le Petit Poucet ». Elle est aussi<br />
comédi<strong>en</strong>ne manipulatrice, et a fait une création de la compagnie de l’Oliphant, « La<br />
Reine Contrefaite ». Plus récemm<strong>en</strong>t, « Dans ma maison de papier, j’ai des poèmes sur<br />
le feu ». Elle a égalem<strong>en</strong>t fait un projet avec Françoise Pillet et Joël Da Silva, qui était une<br />
correspondance inv<strong>en</strong>tée par eux, « Emile et Angèle, Correspondance », qui était une coproduction<br />
québécoise. Plus récemm<strong>en</strong>t, elle a travaillé avec Joëlle Rouland, dans un<br />
projet qui a beaucoup marqué, qui vi<strong>en</strong>t de sortir, avec Agnès Desfosses, « L’Envolée ».<br />
C’est vraim<strong>en</strong>t l’itinéraire d’une comédi<strong>en</strong>ne dev<strong>en</strong>ue « metteuse <strong>en</strong> scène ». Sur les<br />
questions du texte mais <strong>en</strong>core, et sur les déplacem<strong>en</strong>t du théâtre, j’aimerais que tu nous<br />
dises un peu comm<strong>en</strong>t tu travailles, à quel mom<strong>en</strong>t tu intervi<strong>en</strong>s, et quelle est ta préoccupation<br />
majeure, parce que tu sais malgré tout que tu t’adresses à un public d’<strong>en</strong>fants.<br />
C’est donc la metteuse <strong>en</strong> scène qui nous intéresse ici.<br />
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L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
Sylviane Fortuny<br />
C’est un peu vaste. Finalem<strong>en</strong>t, c’est une place assez simple, metteur <strong>en</strong> scène. Surtout<br />
quand on se situe comme moi. Ce qui m’intéresse, ce sont les textes, c’est la première<br />
chose que je déf<strong>en</strong>ds. Finalem<strong>en</strong>t, ça part d’une forme d’incompét<strong>en</strong>ce. Comme je ne me<br />
s<strong>en</strong>s pas spécialem<strong>en</strong>t créative, le premier désir, c’est de dire qu’il y a des g<strong>en</strong>s qui ont<br />
une parole, et que cette parole là est suffisamm<strong>en</strong>t forte pour être soi-même emporté.<br />
On va dire que c’est le premier geste. Ensuite, on va dire qu’il y <strong>en</strong> a un deuxième, qui<br />
est de servir le mieux possible le texte qu‘on a dans les mains. Le troisième geste serait<br />
sa propre créativité face à tout ça. Voilà, c’est peut-être le geste le plus complexe à faire.<br />
Je ne sais, pas, je ne suis pas le juge. Après, il y a le parcours des g<strong>en</strong>s. C’est évidemm<strong>en</strong>t<br />
la r<strong>en</strong>contre avec Philippe Dorin qui m’a placée là. Il y a aussi toute l’histoire de chacun,<br />
que je ne vais pas exposer. Voilà, c’est ce qui est assez fondam<strong>en</strong>tal. Ce que ça m’a fait<br />
découvrir, au fond, dans son écriture, comme il disait tout à l’heure, Philippe écrit les<br />
mots les plus simples, « table », « chaise », « vi<strong>en</strong>s », « oui ». C’est parfois assez complexe.<br />
C’est ça qui était formidable dans cette av<strong>en</strong>ture, c’est que du coup, avec ces mots,<br />
c’est compliqué quand le s<strong>en</strong>s ne vi<strong>en</strong>t pas comme ça. Alors, c’est ça le travail formidable<br />
dans lequel je me suis retrouvée directem<strong>en</strong>t. Oui. C’est pas oui, oui. Oui ? On peut<br />
<strong>en</strong> dire plein des oui. Là, non. Il faut, avec Philippe, dire OUI. Et ce oui, il s’ouvre sur tous<br />
les autres oui. Et ça pose vraim<strong>en</strong>t une question. La question du minimalisme, du peu,<br />
de la toute petite chose, qu’il faut trouver sans arrêt, et qui va exprimer les grandes choses.<br />
Finalem<strong>en</strong>t, ce dont parlait Nathalie<br />
tout à l’heure, et tous les autres, c’est la<br />
question du s<strong>en</strong>s. D’être à sa place. A quelle<br />
place est-on? Quand il parle de la chaise, la chaise, c’est la chaise. Et la chaise dit :<br />
« C’est quoi ma place ?». C’est bizarre ces niveaux là. Si on comm<strong>en</strong>ce à les interpréter,<br />
on réduit les choses. Si on les ouvre trop, on donne tellem<strong>en</strong>t de lectures que l’on <strong>en</strong><br />
donne plus… Enfin, voilà.<br />
Et <strong>en</strong> même temps, je trouve cette place là merveilleuse, celle du vide, du manque, qui<br />
laisse pour nous metteurs <strong>en</strong> scènes, énormém<strong>en</strong>t d’interrogations. Ça fait p<strong>en</strong>ser, ça<br />
r<strong>en</strong>d un peu intellig<strong>en</strong>t, j’espère. On essaie de répondre à ça. C’est à dire comm<strong>en</strong>t je fais,<br />
sur un plateau, pour être très simple, pour donner tous les s<strong>en</strong>s que ça donne sans se<br />
perdre. Je trouve ça formidable, et ça m’a permis aussi, puisqu’on parle de place, de me<br />
questionner sur : à quelle place on est quand on fait quelque chose. Si je suis au bon<br />
<strong>en</strong>droit, ça n’est pas facile, mais ça va. Le projet qu’on déf<strong>en</strong>d, est-ce que ce sont des projets<br />
qui me font m’embarquer dans une histoire qui correspond à quelque chose pour<br />
moi, ou pas ?. A partir de là, déjà, on est à peu près vrai. C’est déjà fondam<strong>en</strong>tal.<br />
Pour les <strong>en</strong>fants, c’est la même histoire. Il n’y a pas de raisons. On l’a déjà dit, tout le<br />
monde le sait à cette table, ça n’est pas parce qu’ils sont petits qu’on réduit les choses.<br />
Bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t, c’est de nous-mêmes qu’il faut parler. On peut se poser des questions<br />
très techniques sur la durée, on peut leur dire beaucoup de choses. C’est un peu<br />
l’épreuve aussi. Par rapport aux <strong>en</strong>fants, quand même, je dirais que, là où c’est intéressant<br />
pour nous, c’est quoi ce point de r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre eux et nous. C’est ça qui devi<strong>en</strong>t<br />
la chose forte parce que je ne peux pas me mettre à leur place. Si on arrive à traverser ça<br />
et à se r<strong>en</strong>contrer à un <strong>en</strong>droit <strong>en</strong> sachant que, à cet <strong>en</strong>droit là, les grands ne vont peutêtre<br />
pas trop aimer, les petits vont peut-être s’<strong>en</strong>nuyer un peu, tout ça ne va pas forcém<strong>en</strong>t<br />
être l’extase. Ce point là, il est ess<strong>en</strong>tiel. C’est ça qui fait que, nous, peut-être, au<br />
mom<strong>en</strong>t des premières représ<strong>en</strong>tations, on a déf<strong>en</strong>du quelque chose de personnel, et ce<br />
sont les <strong>en</strong>fants qui vont répondre, nous dire si on s’est trompé ou pas. Moi, ça me plait<br />
de trouver un peu d’universalité. Je n’aime pas du tout parler <strong>en</strong> public. C’est tout.<br />
Dominique Bérody<br />
Tu peux nous parler de la collaboration avec l’auteur ?<br />
C’est la question du s<strong>en</strong>s.<br />
Sylviane Fortuny<br />
Philippe Dorin, c’est une grande histoire. Souv<strong>en</strong>t, on prévoit les projets <strong>en</strong>semble, on<br />
choisit la thématique. Ensuite, on <strong>en</strong> discute. Souv<strong>en</strong>t, on choisit les comédi<strong>en</strong>s, parce<br />
qu’ils font partie de cet univers qu’on déf<strong>en</strong>d. Puis Philippe écrit, il m’<strong>en</strong> parle. Je fais la<br />
mise <strong>en</strong> scène, on discute. Des fois c’est sympa, des fois pas. Et puis voilà. C’est un chemin<br />
qu’on fait depuis dix ans. Cette année, aussi dans cette idée de déplacem<strong>en</strong>t, dans<br />
l’idée qu’il faut trouver les choses qui vont nous inspirer, on a travaillé de manière<br />
inverse : j’ai proposé à Philippe un projet, sur les saisons. L’équipe s’est r<strong>en</strong>forcée. Les<br />
160
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
collaborations se sont affirmées. Je travaille avec une éclairagiste et une costumière<br />
depuis quelques années, c’est pour moi des personnes importantes. Je leur ai proposé<br />
de travailler sur les saisons, mais in situ. On a pris dix jours à chaque fois, toutes les<br />
trois, pour aller se prom<strong>en</strong>er dans la neige <strong>en</strong> Février, dans les Alpes, <strong>en</strong>suite, dans le<br />
Luberon à Apt au Vélo Théâtre au printemps, à Marseille pour l’été. On a regardé, on s’est<br />
inspiré. On a fait un travail de s<strong>en</strong>sibilité p<strong>en</strong>dant dix jours, et <strong>en</strong>suite on a repéré des<br />
espaces, on a proposé aux comédi<strong>en</strong>s qui vont jouer dans le spectacle de v<strong>en</strong>ir, et on a<br />
proposé des installations, ils ont fait des improvisations. Dans ce temps là, Philippe est<br />
v<strong>en</strong>u avec eux. Il a été spectateur de toutes ces r<strong>en</strong>contres là. Le texte s’est écrit de cette<br />
façon là pour cette av<strong>en</strong>ture là. On a changé un peu les choses. Ce qui n’est évidemm<strong>en</strong>t<br />
simple pour personne, parce tous les rouages, et les articulations sont complexes. On a<br />
multiplié les paramètres, puisque Philippe s’est saisi d’embryons de choses, a comm<strong>en</strong>cé<br />
à raconter une histoire. Avec ce paramètre des saisons, puisqu’on a des images à<br />
proposer. Tout ne colle pas. On est là dedans <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t. Vous <strong>en</strong> serez juges dans<br />
pas longtemps. Ça s’appelle « L’Hiver, quatre chi<strong>en</strong>s mord<strong>en</strong>t mes pieds et mes mains »,<br />
et il sera crée le 10 janvier à Cavaillon.<br />
Dominique Bérody<br />
C’est <strong>en</strong> cours d’écriture ?<br />
Sylviane Fortuny<br />
Ah b<strong>en</strong> non.<br />
Philippe Dorin<br />
C’est presque fini.<br />
Sylviane Fortuny<br />
J’espère !<br />
Dominique Bérody<br />
La metteur <strong>en</strong> scène s’inquiète !<br />
Philippe Dorin<br />
Elle m’adresse un message ? Il manque une clé. Une clé de 12. Il manque un boulon.<br />
Dominique Bérody<br />
Tu veux dire quelque chose, Philippe, sur le travail de la mise <strong>en</strong> scène de Sylviane ?<br />
Philippe Dorin<br />
Je suis étonné que Sylviane ne parle pas de la relation aux arts plastiques. Notre r<strong>en</strong>contre<br />
s’est faite là-dessus, à une époque où moi je n’arrivais plus à écrire d’histoires, comme<br />
tu l’as souligné ce matin. On a repris <strong>en</strong>semble ce travail autour du papier, ce travail d’écriture<br />
archaïque à partir des matériaux de l’écrivain. On a trouvé <strong>en</strong>semble une forme. C’est<br />
à dire, des choses qui s’écriv<strong>en</strong>t, mais sans les mots. On a fait beaucoup d’ateliers dans<br />
des classes. C’est de ce travail autour des arts plastiques qu’est né le désir de faire des<br />
spectacles. Ton travail, ça a été d’abord un travail sur l’espace, sur la création d’espaces,<br />
sur les matériaux. Ce que j’aime bi<strong>en</strong> dans la manière de faire de Sylviane, c’est qu’elle<br />
crée, par rapport au texte, qui est, c’est vrai, fondam<strong>en</strong>tal dans nos spectacles, une sorte<br />
de <strong>page</strong> blanche sur scène. C’est à dire qu’on vi<strong>en</strong>t là et on essaie de mettre le spectateur<br />
à la place du lecteur, un lecteur de théâtre, où il peut conserver une grande ouverture dans<br />
la lecture, de ce qu’il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d, dans les temps de sil<strong>en</strong>ce. Quand on lit un livre, on peut<br />
s’arrêter à un <strong>en</strong>droit. On peut faire d’autres choses. Nos spectacles, c’est un peu ça quoi.<br />
Mes pièces, ce sont un peu des fourre-tout, à un mom<strong>en</strong>t donné, il y a un poème, il y a un<br />
conte, une blague… C’est cette liberté là qui est importante.<br />
Brigitte Lallier Maisonneuve<br />
Tu peux, à cette occasion, dire trois mots de ces jolies choses quand tu écrivais dans les<br />
livres des bibliothèques.<br />
Philippe Dorin<br />
Ce sont des projets que j’ai faits un peu tout seul, sur les matériaux.<br />
161
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
Brigitte Lallier Maisonneuve<br />
C’est l’auteur déplacé.<br />
Philippe Dorin<br />
Les pierres et les boulettes de papier. C’est un peu un travail de paysan, comme je le<br />
disais ce matin. C’est à dire, comme à la veillée, on faisait des paniers <strong>en</strong> osier. Il y avait<br />
une activité. J’aime bi<strong>en</strong> les activités qui sont manuelles. Autour de l’écriture, j’aime bi<strong>en</strong><br />
ça. Pour moi, le désir d’écrire, ça n’est pas d’inv<strong>en</strong>ter des histoires, d’abord ça a été de<br />
collectionner le papier. Je collectionne le papier. A la bibliothèque de Guérande, j’ai<br />
inv<strong>en</strong>té une histoire, mais qui ne s’écrit pas avec des mots. J’ai apporté deux pierres, qui<br />
étai<strong>en</strong>t des pierres que Sylviane avai<strong>en</strong>t trouvées dans une carrière. Elles avai<strong>en</strong>t le format<br />
d’un livre, où il y avait des traces, quand dans la carrière, on avait scié la roche.<br />
Quand on les regardait, ces pierres, on aurait dit des tablettes d’écriture anci<strong>en</strong>nes. Je<br />
suis arrivé dans la bibliothèque de Guérande, on les a cotées, et mises <strong>en</strong> rayon, comme<br />
d’autres livres. C’étai<strong>en</strong>t des livres de pierre. J’ai fait un travail p<strong>en</strong>dant trois mois d’archéologue.<br />
Je suis allé rechercher ce qu’il y avait dans ces deux pierres, <strong>en</strong> faisant des<br />
empreintes sur papier, <strong>en</strong> les relevant sur le papier, et <strong>en</strong>suite, <strong>en</strong> essayant de chercher<br />
dans les livres, dans les signes qu’on a dans les livres, un rapport avec cette écriture là.<br />
C’était quand même assez complexe. Mais c’était beau ! Comme à la Chartreuse, j’ai fait<br />
un travail avec des petits cailloux. Mais c’est un peu comme ramasser des pommes de<br />
terre. Je voulais rajouter ça par rapport à Sylviane, parce qu’elle ne le disait pas. La face<br />
cachée du metteur <strong>en</strong> scène.<br />
Sylviane Fortuny<br />
Au delà de ça, ce qui m’intéresse c’est l’abstraction. C’est retrouver la <strong>page</strong> blanche. Je<br />
trouve que ce n’est pas si simple à faire. Il faut pouvoir arriver à cela. De plus <strong>en</strong> plus, j’ai<br />
<strong>en</strong>vie de vider l’espace. Et <strong>en</strong> même temps, il faut que ça ressemble à quelque chose. Il<br />
faut que ça puisse donner de l’air et du s<strong>en</strong>s. C’est là où ça m’intéresse la <strong>page</strong> blanche.<br />
Ce qui est très fort quand on lit un roman, ou même quand on a des <strong>page</strong>s de descriptions,<br />
si on raconte un quartier, une rue, dans un roman, on aura tous un point de vue<br />
très différ<strong>en</strong>ts. On verra tous cette rue à sa manière et ce sera extrêmem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>t. Je<br />
trouve ça fascinant. Moi, j’aimerais bi<strong>en</strong> arriver à faire ça. A donner des images des choses,<br />
sans donner la chose. Et que chacun construise sa propre image à partir de ce qu’il<br />
voit. Parce que je p<strong>en</strong>se que c’est ce qui est le plus complet. C’est toujours ça qui me<br />
guide. Travailler comme ça, sur la <strong>page</strong> blanche, c’est ça que ça me raconte, c’est de r<strong>en</strong>voyer<br />
cette chose qui va permettre à celui qui regarde d’avoir la vison la plus personnelle,<br />
et son rapport le plus personnel à ce qui se passe.<br />
Dominique Bérody<br />
Je voudrais laisser du temps à Christian Duchange et Christian Carrignon, et à vos réactions.<br />
Pour vous prés<strong>en</strong>ter Christian Duchange et la Compagnie de l’Artifice, (il montre<br />
un programme, une plaquette) : il est à Dijon, c’est un metteur <strong>en</strong> scène qui travaille <strong>en</strong><br />
direction et à partir des écritures d’aujourd’hui. Il a monté des textes de Suzanne Lebeau,<br />
Christophe Honoré, Bettina Weg<strong>en</strong>ast, Susie Morg<strong>en</strong>stern, des textes, « Lettres d’amour<br />
de 0 à 10 », « Etre le Loup », mais aussi « Crasse Tignasse », ainsi que des textes du<br />
répertoire classique de temps <strong>en</strong> temps. C’est une compagnie qui porte le théâtre, on a<br />
parlé beaucoup de cinéma, avec un certain regard, un point de vue, un éclairage, au s<strong>en</strong>s<br />
propre et au s<strong>en</strong>s figuré tout à fait singuliers, et qui, <strong>en</strong> même temps, contribue activem<strong>en</strong>t,<br />
je crois, et c’est ce que signe Christian dans son dernier éditorial, à une réflexion<br />
politique, citoy<strong>en</strong>ne sur la place de notre théâtre. Je vais lire un extrait de cet édito, parce<br />
qu’il revi<strong>en</strong>t sur un certain nombre de questions qu’on a posées ce matin et tout au long<br />
de cette journée. Il l’a intitulé : « Les seuils de satisfaction sont des paliers à franchir » :<br />
« Il est des cathédrales inachevées dont nous avons hérité comme celle de la déc<strong>en</strong>tralisation<br />
théâtrale et de l’élargissem<strong>en</strong>t des publics jusqu’aux <strong>en</strong>fants et aux jeunes. En<br />
quelle compagnie trouverons nous l’énergie de les poursuivre ? Qui reste partant pour<br />
creuser un sillon dans la mer ? » Et il conclut : « Adaptons le vocabulaire à nos nouvelles<br />
volontés et nos manières de p<strong>en</strong>ser et de construire notre théâtre. Allons vers une<br />
redéfinition commune et profonde des <strong>en</strong>jeux et de la place de ce théâtre jeune public,<br />
dans lequel nous voulons accueillir aussi et surtout les <strong>en</strong>fants. Faisons évoluer notre<br />
discours pour que sa pertin<strong>en</strong>ce reflète mieux son succès tout public grandissant et nous<br />
permette d’<strong>en</strong> finir avec l’accueil ambigu et paradoxal qu’il reçoit <strong>en</strong>core trop souv<strong>en</strong>t.<br />
162
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
J’appelle ce débat de tous les artistes, élargis aux acteurs culturels et aux publics, pour<br />
que nous franchissions <strong>en</strong>semble et au plus vite, nos seuils de satisfaction ». Donc, un<br />
éditorial artistico-politique ! Politico-artistique. Je te demande à partir ce ça, de prolonger<br />
la réflexion, mais aussi à partir de tes dernières créations. Parce que le choix des textes<br />
que tu fais n’es pas anodin. Tu dis souv<strong>en</strong>t que tu cherches des textes qui vont être<br />
une citation du monde. Parce que la mise <strong>en</strong> scène est quelque chose qui va permettre<br />
de r<strong>en</strong>trer dans un propos. Il y a une vraie signature chez toi. Peux-tu nous livrer quelques<br />
pans de ce travail que tu mènes depuis de nombreuses années.<br />
Christian Duchange<br />
Pas facile ! J’aimais bi<strong>en</strong> la manière dont Sylviane parlait de l’écriture de Philippe, avec<br />
un minimum de mots qui donnait accès à un maximum de choses. Vous étiez <strong>en</strong> résonance,<br />
<strong>en</strong>tre ta façon d’écrire et sa façon de parler du travail. Je crois que la première<br />
remarque qui me vi<strong>en</strong>t, je ne sais pas si je vais pouvoir répondre à toutes les questions<br />
que tu as soulevées, c’est que j’aime à p<strong>en</strong>ser que chaque geste de mise <strong>en</strong> scène qu’on<br />
fait, est une manière de pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> charge l’histoire des mises <strong>en</strong> scènes qui nous ont<br />
précédés, et de r<strong>en</strong>ouveler, si on <strong>en</strong> est porteurs, les questions que nos prédécesseurs<br />
nous ont transmises. Je faisais allusion à ce que j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais de Sylviane, parce que ce<br />
dont je voulais parler aussi, c’est la grande résonance dans laquelle on <strong>en</strong>tre avec les<br />
écritures. C’est le premier maillon de mon histoire de metteur <strong>en</strong> scène, dans une histoire<br />
de lecture, et plus globalem<strong>en</strong>t dans une r<strong>en</strong>contre. Je parlais de l’iceberg, c’est une<br />
image qui m’est chère, qui sert à compr<strong>en</strong>dre un peu comm<strong>en</strong>t je fonctionne. L’écriture<br />
que l’on reçoit, après l’avoir découverte dans une bibliothèque ou achetée dans une<br />
librairie, c’est évidemm<strong>en</strong>t la partie appar<strong>en</strong>te. On<br />
La partie cachée ne partage que la partie cachée que cette écriture<br />
veut bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>fouir, tout <strong>en</strong> révélant un certain nombre<br />
de mots sur la <strong>page</strong>, elle nous fait résonner à un autre <strong>en</strong>droit. C’est sans doute dans<br />
cette partie cachée, <strong>en</strong>fouie, que le dialogue peut se faire avec la partie émergée du texte,<br />
et sans soute avec le public p<strong>en</strong>dant le temps de la représ<strong>en</strong>tation. J’ai l’impression de<br />
situer mon travail à cet <strong>en</strong>droit de recomposition, à ma manière, sans doute, peut-être<br />
qu’elle repasse par les sept/huitième de l’auteur avant qu’il ait écrit, mais c’est une<br />
manière de reconstruire cette partie qui fonctionnerait tout d’un coup à merveille,<br />
comme organique, comme projetée au dehors, comme sont les mots sur la <strong>page</strong>.<br />
Comm<strong>en</strong>t ça pourrait fonctionner pour moi pour retrouver tout le chemin, et ces<br />
sept/huitièmes manquants à l’écriture, comme ces sept/huitièmes de l’iceberg, comm<strong>en</strong>t<br />
retrouver, reconstruire dans mon travail de mise <strong>en</strong> scène, ce qui pourrait faire que le<br />
verbe, comme le verbe sur la <strong>page</strong>, devi<strong>en</strong>ne clair, incandesc<strong>en</strong>t, audible par tous, par le<br />
plus grand nombre <strong>en</strong> tout cas ? C’est un rapport à une écriture, et au delà de ça, à un<br />
auteur. On essaie de lire plusieurs textes du même auteur quand il <strong>en</strong> existe. On essaie<br />
de compr<strong>en</strong>dre à travers cette multiplication des informations qu’on cherche sur lui, sur<br />
ces textes, sur le contexte, sur les sujets sur lesquels il a écrit, de reconstruire un chemin<br />
de résonance, de proximité, d’approche.<br />
C’est ce qu’on va t<strong>en</strong>ter de transmettre et de construire avec les comédi<strong>en</strong>s, qui eux, vont<br />
am<strong>en</strong>er de nouvelles p<strong>en</strong>sées et de nouvelles s<strong>en</strong>sations et émotions sur le texte. C’est<br />
ce résultat chauffé à blanc, qu’on va essayer de donner à voir dans une structure. Comme<br />
disait Sylviane, il faut choisir, à un mom<strong>en</strong>t. C’est aussi la forme définitive, la forme<br />
finale, un produit, résultat de tout ce processus, il va être forcém<strong>en</strong>t frustrant. Au minimum<br />
incandesc<strong>en</strong>t, on l’espère, mais il va masquer des brillances, des élém<strong>en</strong>ts au faisceau.<br />
C’est modeste et très laborieux chez moi. Je suis vraim<strong>en</strong>t un travailleur. J’ai vraim<strong>en</strong>t<br />
besoin d’user, creuser, chercher, parler aussi. J’ai besoin de parler les textes, de les<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre dire. J’ai besoin de m’<strong>en</strong>tourer de g<strong>en</strong>s qui, avec leur langage, <strong>en</strong> parl<strong>en</strong>t.<br />
C’est pourquoi j’ai une relation très suivie et très amicale avec deux philosophes que j’ai<br />
r<strong>en</strong>contrés au cours mon travail, et qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t échanger, interroger, qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t réfléchir<br />
tout haut, avec leurs outils à eux, sur les textes que je choisis, que je leur ai <strong>en</strong>voyés<br />
préalablem<strong>en</strong>t. Ils ne vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas me dire comm<strong>en</strong>t mettre <strong>en</strong> scène, ce que je dois ou<br />
ne dois pas faire. Il arrive que les textes que je leur propose <strong>en</strong> lecture soit ne les inspir<strong>en</strong>t<br />
pas, soit les rebut<strong>en</strong>t. C’est bi<strong>en</strong> l’idée d’un travail « autour ». Et ce n’est pas au s<strong>en</strong>s<br />
dramaturgique pleinem<strong>en</strong>t comme les Allemands l’aurai<strong>en</strong>t fait, <strong>en</strong> infirmant ou confirmant<br />
le choix d’un metteur <strong>en</strong> scène par la question dramaturgique. Non, c’est plus un<br />
compagnonnage, moi l’autodidacte, qui ai besoin des mots, qui ai besoin de la parole,<br />
des concepts, aussi. Ça me permet de déployer le texte à des <strong>en</strong>droits où moi tout seul<br />
163
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
je n’aurais pas imaginé qu’il puisse se déployer. Leur parole m’est chère. Elle m’est précieuse<br />
aussi. J’essaie, <strong>en</strong> bonne éponge, avec le travail du costumier, des comédi<strong>en</strong>s, de<br />
l’éclairagiste, d’être au carrefour de toutes ces paroles, de tous ces langages, et de l’organiser<br />
sur scène. Voilà la manière dont je conçois mon travail.<br />
Dominique Bérody<br />
Et sur le choix des textes, le choix des auteurs ? Vous avez monté Suzanne Lebeau,<br />
Christophe Honoré, Bettina Weg<strong>en</strong>ast, Susie Morg<strong>en</strong>stern, Gombrovicz. Dans des choix<br />
de répertoire, des choix de compagnie, y a t’il des choses qui se dis<strong>en</strong>t dans ces textes là<br />
qui ori<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t tes choix ?<br />
Christian Duchange<br />
Oui. Je p<strong>en</strong>se, on va rev<strong>en</strong>ir sur l’iceberg. Vous allez dire que c’est obsessionnel. Mais<br />
pourquoi pas, les symboles nous aid<strong>en</strong>t après tout. Même s’il nous dépass<strong>en</strong>t. Je crois<br />
qu’on a trop fait, <strong>en</strong> particulier <strong>en</strong> s’adressant aux <strong>en</strong>fants, de morale bipolaire. On a trop<br />
voulu t<strong>en</strong>ter de séparer à tout jamais les bons des méchants. Je p<strong>en</strong>se que les fables qu’il<br />
faudrait pouvoir raconter aujourd’hui, elles devrai<strong>en</strong>t nous aider, les <strong>en</strong>fants et nous, à<br />
mieux pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> charge, à mieux reconnaître, à mieux vivre avec nos parts d’ombres,<br />
nos pulsions, nos monstruosités. Je p<strong>en</strong>se qu’on n’est pas assez <strong>en</strong> prise avec cette partie<br />
de nous-mêmes et, pas systématiquem<strong>en</strong>t dans tous les titres que tu vi<strong>en</strong>s de citer,<br />
mais dans beaucoup, je m’aperçois que mon obsession, <strong>en</strong> fait, c’est d’essayer de trouver<br />
dans ces textes comm<strong>en</strong>t, un même individu est <strong>en</strong> prise avec sa partie cachée et sa<br />
partie visible, et comm<strong>en</strong>t il les r<strong>en</strong>d vivables. Parce que le caché peut être très intéressant<br />
comme moteur !<br />
Il ne s’agit pas non plus de n’avoir qu’un discours négatif, ou qu’un discours de secret ou<br />
de jugem<strong>en</strong>t péjoratif sur cette partie cachée. Elle est active. Il y a des mom<strong>en</strong>ts où elle<br />
se révèle. Ce sont des mom<strong>en</strong>ts explosifs qui se révèl<strong>en</strong>t être des étapes utiles. Il y a des<br />
mom<strong>en</strong>ts où elle se révèle dans un cadre social où elle ferait mieux d’être tue, ou cont<strong>en</strong>ue,<br />
<strong>en</strong> tout cas ! C’est ce jeu perman<strong>en</strong>t du dedans et du dehors pour un même individu,<br />
dans une démarche de socialisation. Je crois qu’on est vraim<strong>en</strong>t dans des cadres.<br />
Les sociétés dans lesquelles ont vit, font un sort à nos désirs, et suivant l’histoire, les<br />
époques et les sociétés,<br />
Je s<strong>en</strong>s que c’est cette question de notre<br />
totalité de vie, de la façon dont nous<br />
sommes unifiés, et pleins de toutes ces<br />
questions là, que j’ai <strong>en</strong>vie de partager<br />
avec les <strong>en</strong>fants.<br />
le désir n’a pas le même<br />
accueil. Je s<strong>en</strong>s que<br />
c’est cette question de<br />
notre totalité de vie, de<br />
la façon dont nous sommes<br />
unifiés, et pleins de<br />
toutes ces questions là,<br />
que j’ai <strong>en</strong>vie de partager<br />
avec les <strong>en</strong>fants. Je<br />
trouve que l’on a beaucoup,<br />
dans les histoires, mis les méchants d’un côté, pour les regarder <strong>en</strong>semble, et faire<br />
« bouhhh, ils sont méchants». J’aime bi<strong>en</strong> que celui qui part disqualifié retrouve grâce à<br />
nos yeux, et celui qui part <strong>en</strong> héros se trouve pitoyable par mom<strong>en</strong>ts, parce que les choses<br />
sont rep<strong>en</strong>sées dans un autre regard.<br />
Sur la forme, parce que c’est aussi quelque chose qui m’intéresse, j’<strong>en</strong> parlais avec<br />
Philippe à midi, j’ai l’impression qu’on ne peut pas faire l’économie, et le jeune public<br />
s’<strong>en</strong> occupe aujourd’hui, et c’est tant mieux, de dire aux <strong>en</strong>fants que nous sommes au<br />
théâtre. Le théâtre est un art, une pratique qui est particulière, qui a à voir avec les hommes<br />
qui le font, et les moy<strong>en</strong>s techniques qui sont les leurs. Moi je m’amuse et je cherche<br />
à chaque fois, à avoir la tête dans les étoiles, c’est sûr, c’est pas mal, mais aussi à<br />
dire qu’on est ici et maint<strong>en</strong>ant sur une espèce de chose qui s’appelle la scène avec des<br />
moy<strong>en</strong>s très simples. Le cérémoniel, le rituel du théâtre, c’est intéressant de dire de quoi<br />
il est fait, et d’<strong>en</strong> r<strong>en</strong>dre compte dans le temps de la représ<strong>en</strong>tation. C’est pour ça que je<br />
suis allé vers des textes écrits pour le théâtre, où vous avez tout de suite des g<strong>en</strong>s id<strong>en</strong>tifiés,<br />
qui parl<strong>en</strong>t à la première personne, qui sont des personnages, et on ouvre le rideau<br />
et leur histoire existe dans une espèce de 4 ème mur. Je p<strong>en</strong>se qu’il faut aider les <strong>en</strong>fants à<br />
retrouver le théâtre dans sa dim<strong>en</strong>sion de comm<strong>en</strong>t on le construit aujourd’hui, et que<br />
c’est quelque chose qui n’a pas à voir avec la construction cinématographique, ou télévisuelle.<br />
C’est vraim<strong>en</strong>t un espèce de rituel, comme ça, qu’ils connaiss<strong>en</strong>t, il est clair que<br />
164
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
c’est celui qui s’approche le plus de leurs jeux dans la chambre à coucher. Mais je veux<br />
partager ça aussi comme une chose bonne. Les effets spéciaux, comme ils dis<strong>en</strong>t, on<br />
pourrait voir les sources <strong>en</strong> même temps qu’on <strong>en</strong> voit les effets. Je cherche, pour ceux<br />
qui ont vu « L’Ogrelet », ou « Lettres d’Amour », à compr<strong>en</strong>dre comm<strong>en</strong>t la construction<br />
peut être appar<strong>en</strong>te, comm<strong>en</strong>t jouer avec le théâtre dans ce qu’il a de plus élém<strong>en</strong>taire<br />
et de plus magique, magnifique, avec les élém<strong>en</strong>ts que sont la coulisse, le comédi<strong>en</strong> et<br />
le texte quoi.<br />
Le grand papier que Dominique a développé, <strong>en</strong> fait, le programme de la compagnie. On<br />
fait un état des lieux tous les ans. Cette année, on a voulu mettre <strong>en</strong> avant tous les artisans<br />
de cette av<strong>en</strong>ture. On a <strong>en</strong>voyé des photos à une dessinatrice qui a travaillé avec<br />
nous, et c’était l’<strong>en</strong>vie de porter sur ce docum<strong>en</strong>t de saison, la mine et le portrait de tous<br />
les technici<strong>en</strong>s, artistes, musici<strong>en</strong>s qui vont être sur les routes <strong>en</strong> 2007-2008, pour déf<strong>en</strong>dre<br />
la tournée de la compagnie.<br />
Dominique Bérody<br />
On pourra découvrir tout à l’heure ta dernière mise <strong>en</strong> scène, « Etre le Loup », de Bettina<br />
Weg<strong>en</strong>ast.<br />
Christian Duchange<br />
C’est une belle bêtise aussi ! J’ai l’air sérieux et un peu triste, mais c’est parce que je suis<br />
ému, mais j’aime bi<strong>en</strong> les bêtises aussi. Cette pièce est une vraie bêtise. Mais une bêtise<br />
philosophique. Des moutons s’interrog<strong>en</strong>t, après la mort du loup, sur l’idée que peutêtre<br />
ça serait pas mal de pr<strong>en</strong>dre sa place. C’est une espèce de grande bêtise, où tout<br />
d’un coup, le l<strong>en</strong>demain de la mort des tyrans, on se demande déjà si ça ne serait finalem<strong>en</strong>t<br />
pas si mal de les remplacer.<br />
Dominique Bérody<br />
Merci Christian. Je donne la parole à Christian Carrignon. C’est un grand morceau de<br />
l’histoire du théâtre d’objets. Je crois que vous avez beaucoup de chance, parce que,<br />
comme le dit le Roi Lear, « Je ne suis pas un faux-monnayeur, je suis l’original ». Avec<br />
Christian, c’est le cas. Vous avez devant vous l’original ! C’est avec Katy Deville qu’il a<br />
créé le Théâtre de Cuisine, et qu’il a vraim<strong>en</strong>t creusé un sillon tout à fait original, singulier,<br />
et qui est une référ<strong>en</strong>ce, qui se visite et se redécouvre toujours. Pour conclure cet<br />
après midi, j’avais <strong>en</strong>vie qu’il nous dise un petit quelque chose.<br />
Christian Carrignon<br />
J’avais <strong>en</strong>vie de vous parler du théâtre scénographique, pas <strong>en</strong> opposition à la dramaturgie<br />
au théâtre, mais comme un élém<strong>en</strong>t important. Ça a circulé beaucoup autour de ces<br />
quatre tables recouvertes de bleu toute la journée : comm<strong>en</strong>t la scène va parler de la dramaturgie<br />
? Il nous est arrivé souv<strong>en</strong>t de pr<strong>en</strong>dre le contre-pied, notamm<strong>en</strong>t au début.<br />
Maint<strong>en</strong>ant on le dit parce qu’on le sait, avant, on le faisait parce qu’on ne le savait pas,<br />
mais c’est plus facile maint<strong>en</strong>ant de dire : « Je fais du théâtre scénographique », parce<br />
que les déplacem<strong>en</strong>ts et les choses et les espaces parl<strong>en</strong>t énormém<strong>en</strong>t de ce dont j’ai<br />
<strong>en</strong>vie de parler.<br />
Je rebondis sur ce que dit Christian Duchange. Je vais vous montrer un truc. Je voulais vous<br />
parler du théâtre scénographique, mais je pr<strong>en</strong>ds mon portable à la main maint<strong>en</strong>ant, et<br />
je vais vous parler du théâtre temporel parce quand on ouvre le rideau… On n’ouvre plus<br />
le rideau au théâtre, on comm<strong>en</strong>ce par découvrir la scénographie, avant de découvrir les<br />
comédi<strong>en</strong>s qui vont occuper cet espace. On découvre comm<strong>en</strong>t ils vont transformer cet<br />
espace. A un mom<strong>en</strong>t donné du spectacle, on n’est plus dans l’espace, on est dans le<br />
temps. Comm<strong>en</strong>t ils vont finir cette histoire ? Alors, moi je me s<strong>en</strong>s pressé par le temps,<br />
le mom<strong>en</strong>t où il va falloir finir. Mais combi<strong>en</strong> ils vont me laisser de temps, qu’est ce que<br />
je vais pouvoir dire dans le peu de temps qu’il me reste ? Je me s<strong>en</strong>s arrivé à ce mom<strong>en</strong>t<br />
de la conclusion, sans la connaître évidemm<strong>en</strong>t. Alors, je vais vous montrer un truc, et<br />
après, je vous parlerais d’autre chose. Je ne vais pas vous montrer tout ce que j’ai dans<br />
mon sac plastique, parce que je n’ai plus de temps. Alors, là, il y a une petite maison <strong>en</strong><br />
bois, il y a des ciseaux qui sont théoriquem<strong>en</strong>t dans la maison <strong>en</strong> bois qui s’ouvre comme<br />
une tirelire, mais là, ce n’est pas le cas, donc c’est caché derrière, mais imaginez que c’est<br />
dedans. C’est facile d’imaginer que c’est dedans parce que je vous le dis.<br />
Il se passe une chose, p<strong>en</strong>dant un stage, avec des A3, de théâtre A3, des jeunes g<strong>en</strong>s qui<br />
ont 18, 19 ans, qui font du théâtre « option lourde », comme on dit. C’est une belle<br />
165
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
expression. On a peu de temps parce que l’interv<strong>en</strong>tion théâtrale est normée comme un<br />
cours, avec un début et une fin. Je travaille p<strong>en</strong>dant deux jours du théâtre d’objets, une<br />
approche du théâtre d’objets avec ces jeunes g<strong>en</strong>s. J’ouvre une valise et je dis : « On a<br />
pas le temps de monter le conte du Petit Poucet, parce que être l’ogre ?, être le loup ?,<br />
être le Petit Poucet… ? ».<br />
Je crois que ça a circulé beaucoup aujourd’hui. C’est vrai que c’est agréable de faire peur<br />
à un <strong>en</strong>fant. Et à un mom<strong>en</strong>t donné, on se dit « Peut-être que je suis <strong>en</strong>train de faire une<br />
connerie ». Mais… Bon, voilà. Mais je leur dis : « On ne va pas montrer tout le Petit<br />
Poucet, parce qu’on n’a pas le temps et que vous êtes trop nombreux ». Je leur ai juste<br />
demandé : « Essayez de me dire, de me montrer comm<strong>en</strong>t l’Ogre poursuit le Petit Poucet<br />
dans la forêt ». Alors ils s’y mett<strong>en</strong>t tous. Ils pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des machins et des trucs dans la<br />
valise. Je leur dit : « 3 objets, pas plus ». Parce que la quantité noie le s<strong>en</strong>s. Première règle<br />
que je leur impose. C’est bi<strong>en</strong> de se faire imposer des trucs. Les contraintes sont productives.<br />
Alors, tout le monde passe, tout le monde fait des choses. Il y a une jeune fille qui<br />
a Minyana dans la main, et qui dit « Moi, j’appr<strong>en</strong>ds Minyana, j’ai autre chose à faire que<br />
de faire la poursuite de l’Ogre dans la forêt ». Je n’insiste pas parce que ce n’est pas mon<br />
boulot. Sinon, je devi<strong>en</strong>s prof et je suis cœrcitif. Je ne suis pas là assez longtemps pour<br />
l’être. Je ne lui dis ri<strong>en</strong>, donc. Sa copine lui dit « Vas-y, vas-y quand même ». Bon, elle se<br />
lève. Elle pose la maison avec les ciseaux dedans. Elle est sur la scène, mais là, je fais<br />
juste un petit plaisir de transgression théâtrale, je mets les pieds sur la table. Elle attache<br />
un fil de laine à son pied et un tyrannosaure de l’autre côté. Elle se met… ,j’aime<br />
bi<strong>en</strong> aussi franchir la deuxième transgression, c’est passer devant la table. Alors, elle<br />
pose le tyrannosaure. Elle a posé son Minyana. Elle a la meilleure mauvaise volonté du<br />
monde. Elle pose son dinosaure comme ça par terre, elle nous regarde. Bon il est par<br />
terre, je vous demande de l’imaginer. Mais, ce qui est intéressant, avec les objets, c’est<br />
que c’est un tyrannosaure <strong>en</strong><br />
Le théâtre d’objets,<br />
c’est un théâtre totalem<strong>en</strong>t m<strong>en</strong>tal.<br />
On n’a pas besoin de voir.<br />
plastique. Donc tu ne vas pas<br />
le voir. Mais on le sait. Le<br />
théâtre d’objets, c’est un<br />
théâtre totalem<strong>en</strong>t m<strong>en</strong>tal.<br />
On n’a pas besoin de voir. Il<br />
faut juste savoir qu’un dinosaure<br />
est posé par terre. Alors, elle regarde son dinosaure, elle nous regarde, elle fait<br />
« ahhh », et elle se met à courir. Ça non plus vous ne le voyez pas. A un mom<strong>en</strong>t donné,<br />
qu’est-ce qu’elle voit au fond de la forêt ?, elle se roule par terre. Vu que, quand même<br />
c’est moi le plus important et pas le dinosaure, je ne me mets pas trop au sol, pour que<br />
Mademoiselle puisse me voir. Elle arrive devant la maison. Elle t<strong>en</strong>d la main vers la maison,<br />
donc toujours le pied ret<strong>en</strong>u par le tyrannosaure, et elle fait « Papa ! ». Evidemm<strong>en</strong>t,<br />
elle coupe le fil.<br />
Alors, très vite, très vite parce que je sais que maint<strong>en</strong>ant, les trains nous cour<strong>en</strong>t après, je<br />
repasse derrière. Alors, je revi<strong>en</strong>s un petit peu… Le texte, mais <strong>en</strong>core ? C’était pour dire<br />
qu’on se retrouve avec un nombre incroyable de figures poétiques, de figures rhétoriques.<br />
De figures dont Aristote, c’est Aristote ? Enfin peu importe. De rhétorique poétique.<br />
La première figure rhétorique, c’est l’inversion petit/grand. Petit Poucet/Ogre. Elle est le<br />
Petit Poucet. Voici l’Ogre. Il y a une inversion comme ça. Ce qui est intéressant et amusant<br />
quand il m’arrive de travailler <strong>en</strong> stages, c’est de repr<strong>en</strong>dre cet exemple de cette<br />
jeune fille qui ne voulait pas le faire, et de lui dire : « Ecoute, tu as fait un truc absolum<strong>en</strong>t<br />
r<strong>en</strong>versant. Qui me r<strong>en</strong>verse, et qui me permet de parler et de r<strong>en</strong>verser les g<strong>en</strong>s<br />
qui ont assisté à ces 30 secondes ». Ça a duré 30 secondes. Pas plus.<br />
Deuxième figure de rhétorique : poursuite. Ce n’est pas l’Ogre qui pousse le Petit Poucet<br />
à sa perte, c’est la comédi<strong>en</strong>ne, le Petit Poucet, qui tire artificiellem<strong>en</strong>t, par un fil, le fil<br />
du danger, le fil rouge. On peut y mettre tout ce qu’on veut derrière, cette forêt, ce chemin<br />
d’étoiles etc…Quand je suis <strong>en</strong> stage, je permets, je laisse le temps aux g<strong>en</strong>s de<br />
découvrir toutes les métaphores cachées derrière, là, on n‘a pas le temps. A chaque fois<br />
que je montre ce petit truc, on découvre un nouveau type de s<strong>en</strong>s. Ce n’est pas du s<strong>en</strong>s,<br />
c’est du jeu sur la grammaire. C’est du jeu sur le démontage, c’est du Mécano, et c’est ça<br />
qui me passionne au théâtre, C’est qu’on est dans un espace de Mécano, et qu’y compris<br />
avec les mots, avec les objets, on peut faire du Mécano.<br />
Donc, troisième figure de rhétorique. Pourquoi a t-elle pris le tyrannosaure ? Je ne vous<br />
laisse pas deviner mais il y a quelque chose d’évid<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre la gueule du tyrannosaure,<br />
et la mâchoire démesurée du… Il m’écrit « Conclure ».<br />
166
L’écriture au théâtre jeune public - Emerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)<br />
Quatrième métaphore. Ce qui est quand même extraordinaire, c’est que la jeune fille qui<br />
ne se r<strong>en</strong>d pas tout à fait compte de ce qu’elle fait, t<strong>en</strong>d les ciseaux <strong>en</strong> disant « Papa ! ».<br />
Elle n’a pas fait comme ça. Elle a fait « Papa ! ». Et évidemm<strong>en</strong>t, dans toutes les civilisations<br />
qui se respect<strong>en</strong>t, c’est le père qui coupe le cordon ombilical et qui permet…<br />
Après, je vous laisse rêver. Moi ce qui m’aurait fait plaisir, <strong>en</strong> un petit quart d’heure, ce<br />
qui m’aurait fait plaisir d’utiliser…, mais je vais être obligé de le dire <strong>en</strong> 2 minutes…<br />
Dominique Bérody<br />
Malheureusem<strong>en</strong>t, interruption de séance, pour des raisons d’horaires SNCF.<br />
Christian Carrignon<br />
Non, mais ça va !<br />
Dominique Bérody<br />
Et vous laisser avec Christian ! Pour qu’il puisse développer son quart d’heure !<br />
Christian Carrignon<br />
Moi, j’avais <strong>en</strong>vie de vous dire, que nous sommes dans une salle de confér<strong>en</strong>ce pour plusieurs<br />
raisons. Les tables, 4 tables recouvertes de bleu, qui me font p<strong>en</strong>ser à 4 catafalques.<br />
J’aimerais que les g<strong>en</strong>s qui organis<strong>en</strong>t les confér<strong>en</strong>ces p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t au fait que les g<strong>en</strong>s font<br />
des associations d’idées et que là, il y a une famille qui est morte devant nous p<strong>en</strong>dant<br />
les vacances de la Toussaint, chez eux, et on a parlé de théâtre jeune public sur leurs cercueils<br />
p<strong>en</strong>dant toute une journée. Des fois, les tissus sont noirs. Aujourd’hui, on la chance<br />
qu’ils soi<strong>en</strong>t bleus. Je voulais juste vous parler de la lumière. Ce qui fait la différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre<br />
une salle de confér<strong>en</strong>ce avec une salle de spectacle, c’est que vous êtes éclairés, et que<br />
nous, on vous voit. Au théâtre, on ne vous voit pas. Et l’intérêt d’être <strong>en</strong>semble, parce que<br />
j’estime que le théâtre, c’est être <strong>en</strong>semble, c’est se reconnaître mutuellem<strong>en</strong>t, et d’une<br />
certaine façon, c’est comm<strong>en</strong>t cette gratitude mutuelle peut circuler. Alors, ça n’a aucun<br />
s<strong>en</strong>s, ce sont des mots mis à la suite les uns les autres parce que j’ai une minute et demie.<br />
Le théâtre, c’est une machine, c’est une machinerie, elle est autour de vous, qui fabrique<br />
de la gratitude. De temps <strong>en</strong> temps. Bi<strong>en</strong> sûr que j’ai besoin de ta gratitude à toi. Bi<strong>en</strong> sûr<br />
que ça me fait plaisir « Ah quel beau spectacle », mais si je ne fais ça que pour ça, je crois<br />
qu’il y a quelque chose de loupé. Donc, je suis <strong>en</strong>train de travailler sur un nouveau spectacle,<br />
et je me dis : « Comm<strong>en</strong>t pourrait-on faire pour que le public soit légèrem<strong>en</strong>t éclairé<br />
sur les épaules ? ». Le noir salle, c’est le cinéma qui l’inv<strong>en</strong>te. Parce qu’on projette les premiers<br />
films dans des salles de théâtre. Et les théâtres sont éclairés. C’est la première fois<br />
qu’on met de l’électricité. Les Frères Lumières att<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t l’inv<strong>en</strong>tion de l’électricité pour<br />
inv<strong>en</strong>ter le cinéma. Donc on projette, on est aussi dans une salle de cinéma, il y a un écran<br />
pour nous le dire. Mais on est aussi dans une salle de théâtre parce qu’il y a des p<strong>en</strong>drillons<br />
qui sont là, et vous savez que c’est une salle de théâtre, ça s’appelle le Théâtre<br />
Comédia. Peut-être qu’on est <strong>en</strong> train de jouer une comédie tous <strong>en</strong>semble ? Ce que je<br />
voulais dire c’est que le noir salle a été inv<strong>en</strong>té pour le cinéma. Tout à l’heure, <strong>en</strong> voyant<br />
« Uccellini », on a éteint, on a rallumé. La conv<strong>en</strong>tion du noir salle, ce n’est pas une règle<br />
intransgressible. Ce que je voulais dire, c’est que la musique, les costumes, le texte, la<br />
scénographie, les personnages, notamm<strong>en</strong>t les personnages, ne sont pas des choses obligatoires<br />
pour faire du théâtre. Là, <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t, je suis <strong>en</strong> train de me poser la question<br />
de la lumière. Je veux pas lâcher le micro. Il faut couper. Merci.<br />
Dominique Bérody<br />
Merci Christian de cet exercice de style. Merci à vous, auteurs, metteurs <strong>en</strong> scène, artistes,<br />
merci à vous tous pour cette att<strong>en</strong>tion et puiss<strong>en</strong>t ces paroles que nous avons échangées<br />
aujourd’hui contribuer à la réussite de vos projets. C’est vraim<strong>en</strong>t ce que nous vous souhaitons.<br />
Beaux succès aux auteurs, aux metteurs <strong>en</strong> scène et bel av<strong>en</strong>ir au théâtre jeune<br />
public et toutes les écritures que nous avons r<strong>en</strong>contrées aujourd’hui. Merci.<br />
167
168
JEUDI 15<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
LA SOLITUDE<br />
proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
Avec Thierry Fabre, Zad Moultaka, Ziya Azazi, R<strong>en</strong>aud Ego<br />
La solitude<br />
Thierry Fabre<br />
On a le plaisir d’être réuni pour parler de création. Mais ce qui est important, à propos<br />
de la création, plus d’<strong>en</strong> parler, c’est de la voir, de l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. Ce soir, on verra un certain<br />
nombre de spectacles qui permettront de la percevoir. Sur l’initiative du Conseil Général<br />
du Var et <strong>en</strong> li<strong>en</strong> avec la revue La P<strong>en</strong>sée de Midi, à partir d’une programmation de<br />
Catherine Peillon qui s’occupe de musique dans la revue, nous avons élaboré ces ateliers,<br />
ces projets de concerts. Nous avons voulu aussi avoir un échange avec les artistes,<br />
qu’ils soi<strong>en</strong>t poètes, écrivains et critiques, comme R<strong>en</strong>aud Ego, musici<strong>en</strong> comme Zad<br />
Moultaka, danseur chorégraphe comme Ziya Azazi, comme spécialiste de musique,<br />
comme la traductrice qui accompagne Ziya Azazi pour traduire parce qu’il parle quatre<br />
langues, le turc, l’arabe, l’allemand et l’anglais, mais pas vraim<strong>en</strong>t le français. Il s’exprimera<br />
donc <strong>en</strong> anglais, ou <strong>en</strong> allemand, et elle traduira ses propos, après une longue journée<br />
! Il a tout juste eu le temps d’avaler quelque chose pour être là avec nous. Le thème<br />
qui a été choisi est celui de la solitude. Il y a sans doute dans la démarche du musici<strong>en</strong><br />
et du chorégraphe des points de jonction, notamm<strong>en</strong>t dans le rapport au sacré. J’aimerai,<br />
<strong>en</strong> prolégomène, <strong>en</strong> prélude, voir avec R<strong>en</strong>aud Ego dans le rapport à l’écriture, qu’est-ce<br />
qui vi<strong>en</strong>t de ce rapport à la solitude. Il y a cette expression formidable de Rimbaud, « Les<br />
inv<strong>en</strong>tions d’inconnu réclam<strong>en</strong>t des formes nouvelles », comm<strong>en</strong>t le rapport du je avec<br />
lui-même se noue t-il <strong>en</strong> rapport à l’écriture, avant qu’on passe à une dim<strong>en</strong>sion plus<br />
spectacle vivant, qui est une dim<strong>en</strong>sion collective. R<strong>en</strong>aud Ego. Ri<strong>en</strong> que ça ! Bonjour !<br />
Il faut dire qu’il a pris le train ce matin, il est parti à 5 heures du matin.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
La question est imm<strong>en</strong>se. Ce qu’il peut y avoir de gênant avec le terme de solitude, c’est<br />
la connotation de désolation, d’esseulem<strong>en</strong>t, avec la crainte qui leur sont associés, que<br />
l’on peut <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre dans ce mot de solitude. Alors ça, bi<strong>en</strong> sur, je p<strong>en</strong>se que ça existe<br />
dans tout travail de création, ça fait partie à certains mom<strong>en</strong>ts de ce travail, mais, indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t<br />
de ce s<strong>en</strong>s un peu péjoratif de ce terme, c’est une exig<strong>en</strong>ce ess<strong>en</strong>tielle de<br />
construction, qui permet le déploiem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite de quelque chose qui va être, je ne sais<br />
pas, un poème, un livre. La solitude, c’est un rassemblem<strong>en</strong>t avec soi-même, c’est la<br />
condition d’un rassemblem<strong>en</strong>t, d’un assemblem<strong>en</strong>t.<br />
Thierry Fabre<br />
Ce qui a changé dans l’écriture, c’est que, avant, il y avait des formes d’écoles littéraires<br />
ou poétiques, des lieux de sociabilité autour desquels les écrivains se retrouvai<strong>en</strong>t. On a<br />
l’impression aujourd’hui, je ne dirai pas qu’on a besoin de chapelles, mais qu’il y a un<br />
émiettem<strong>en</strong>t total, qu’il n’y a plus ces lieux de retrouvailles. Peut-être que les revues sont<br />
un dernier lieu où se recompos<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>tes approches, mais on parle très rarem<strong>en</strong>t<br />
aujourd’hui d’écoles littéraires. Sauf des rassemblem<strong>en</strong>ts hétéroclites.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Disons que ça c’est un peu une autre question, qui est liée au mom<strong>en</strong>t historique dans<br />
lequel on vit, que je trouve, pour ma part, assez passionnant, même s’il est inconfortable.<br />
On n’a pas de lecture de l’histoire. On n’a pas une prose du monde. En ce s<strong>en</strong>s, on<br />
n’a pas un langage propre à dire le monde, comme ça a pu être le cas <strong>en</strong> d’autres périodes.<br />
Tout est à inv<strong>en</strong>ter. On est dans un mom<strong>en</strong>t de pulvérisation. Quelque chose s’est<br />
169
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
effondré, comme une direction de l’histoire, c’est pour cela que je parle de prose du<br />
monde. Après tout, écrire, composer, ou danser, faire du cinéma, c’est toujours t<strong>en</strong>dre<br />
une ligne, inv<strong>en</strong>ter une ligne. Cette ligne a à voir avec notre histoire personnelle mais elle<br />
est aussi <strong>en</strong> résonance avec une histoire du monde. Comme cette histoire est dans une<br />
période de recomposition, et bi<strong>en</strong>, cette ligne ou l’inv<strong>en</strong>tion de ces lignes est à refaire.<br />
Du coup, tout a explosé, et c’est ce qui est passionnant. Du coup, c’est plus inconfortable<br />
parce qu’il n’y a pas d’école, mais je trouve cela beaucoup plus riche, parce que la<br />
justification des formes dans lesquelles on va devoir inv<strong>en</strong>ter quelque chose se pose<br />
dans une exig<strong>en</strong>ce de construction, de réinv<strong>en</strong>tion, d’une forme de clarté vis à vis du<br />
monde. Juste pour étayer ça. Il y a quelque chose qui, à mon avis, s’est défait, dans le<br />
dernier quart du 20ème siècle, parce que là on parle de séqu<strong>en</strong>ces historiques qui sont<br />
très l<strong>en</strong>tes, ce sont des mouvem<strong>en</strong>ts historiques qui sont très l<strong>en</strong>ts. On ne parle pas de<br />
la saison littéraire. Il y a quelque chose qui s’est défait et c’est quelque chose comme une<br />
certaine idée de la communauté. Et si je parle de la communauté, c’est que je r<strong>en</strong>voie<br />
aussi à l’idée d’un langage commun, et donc de prose du monde.<br />
Thierry Fabre<br />
Ce qui peut faire s<strong>en</strong>s commun.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Voilà. Et d’ailleurs, ce qui est très intéressant, c’est qu’on ne parle pas d’un monde qui<br />
est <strong>en</strong>train de se faire, or, il y a un monde qui se fait. Mais on parle d’un terme qui est<br />
passionnant, je trouve, si on l’écoute, on parle de globalisation. Ça veut dire quoi la globalisation<br />
? La globalisation r<strong>en</strong>voie à un phénomène qui se ferait de l’extérieur, comme<br />
est le globe d’une ampoule, sauf qu’à l’intérieur, soit la lumière n’est pas là, soit la<br />
matière qui forme ce globe est pulvérisée comme une lumière. Je p<strong>en</strong>se que ce qu’on est<br />
<strong>en</strong>train d’appeler une globalisation, c’est un monde qui t<strong>en</strong>te de se faire autour d’une<br />
disparition de quelque chose, qui est peut-être la question de la communauté. Cela pose<br />
la question du langage commun, de la langue commune dans laquelle on va s’exprimer.<br />
Tous les uns et les autres, on est toujours à un mom<strong>en</strong>t donné confronté à l’articulation<br />
<strong>en</strong>tre l’inv<strong>en</strong>tion d’une forme singulière qui est portée par notre individualité, et une langue<br />
commune qui est capable de répondre. Que je puisse répondre, que je puisse<br />
m’adresser à vous et que je puisse répondre aussi de quelque chose qui est le fait qu’on<br />
est <strong>en</strong>semble. C’est <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s que je peux dire qu’il y a une solitude, mais je la trouve<br />
plutôt intéressante.<br />
Thierry Fabre<br />
Cette t<strong>en</strong>sion, justem<strong>en</strong>t, je vais me tourner vers Zad Moultaka parce qu’on parlait d’histoire,<br />
de communauté. Il me semble que dans le rapport d’écriture et de composition<br />
musicale, existe un li<strong>en</strong>, qui n’est pas unique, avec ce qui fait énormém<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>s dans la<br />
réalité libanaise contemporaine, qui est un pays composé de communautés, notamm<strong>en</strong>t<br />
religieuses. Je voudrais savoir si l’exil, le terme est un peu profond, <strong>en</strong> tout cas, l’éloignem<strong>en</strong>t,<br />
de ce lieu de sources qui est le Liban, a une incid<strong>en</strong>ce, s’exerce, de votre côté, sur<br />
le li<strong>en</strong> avec cet héritage là, qui est au fond peut-être le besoin de cette solitude, d’être<br />
seul pour composer et <strong>en</strong> même temps, de se nourrir de ces formes musicales, de cet<br />
héritage symbolique, de cette int<strong>en</strong>sité viol<strong>en</strong>te. Je p<strong>en</strong>se à la pièce « Non », dont ça<br />
serait peut-être bi<strong>en</strong> de parler. Je p<strong>en</strong>se au « Ezan » et à la façon de, à partir d’une réalité<br />
presque politique, comm<strong>en</strong>t le créateur, le compositeur s’<strong>en</strong> détache pour pouvoir<br />
lui-même inv<strong>en</strong>ter la forme ou les formes musicales qui sont les vôtres ?<br />
Zad Moultaka<br />
Déjà par rapport à la solitude et l’écriture musicale, j’ai l’impression que ce n’est pas différ<strong>en</strong>t<br />
de l’individu dans la société. Pour moi, il n’y a pas de séparation. En même temps,<br />
il y a une forme de solitude qui est ess<strong>en</strong>tielle pour pouvoir se c<strong>en</strong>trer, se rec<strong>en</strong>trer, et <strong>en</strong><br />
même temps, être dans le monde et <strong>en</strong> dehors du monde. Je n’ai pas l’impression que ce<br />
soit quelque chose de seulem<strong>en</strong>t rattaché à l’écriture. J’ai l’impression que dans chaque<br />
individu, il y a cette t<strong>en</strong>sion là, <strong>en</strong>tre être dans le monde et <strong>en</strong> dehors.<br />
Thierry Fabre<br />
Ceci étant, il me semble qu’il y a quand même une singularité libanaise dans la relation<br />
qu’il faudrait peut-être expliciter, dans un certain nombre de compositions qui sont nées<br />
170
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
de votre travail.<br />
Zad Moultaka<br />
J’ai quitté le Liban il y a 25 ans maint<strong>en</strong>ant. C’est vrai que pour un créateur, pour pouvoir<br />
travailler avec une matière, avec la matière de la mémoire de choses qu’il a côtoyées,<br />
qu’elles soi<strong>en</strong>t viol<strong>en</strong>tes ou pas, on a besoin d’une distanciation. Le fait d’avoir été dans<br />
cette espèce d’exil, si on veut l’appeler comme ça…<br />
Thierry Fabre<br />
Un exil intérieur, pas un exil politique.<br />
Zad Moultaka<br />
Voilà. C’est ce chemin là et ce voyage là qui m’a permis avec la distance, de pouvoir travailler<br />
et réfléchir sur les choses de la mémoire, qui font <strong>en</strong> fait partie de ma mémoire.<br />
Thierry Fabre<br />
Ça a permis d’une certaine façon des jonctions de sources. Entre une formation musicale<br />
disons, de musique classique/contemporaine avec la volonté de r<strong>en</strong>ouer avec des formes<br />
musicales héritées, et de les retravailler pour les réintroduire dans l’écriture contemporaine.<br />
C’est intéressant d’expliciter cette problématique là.<br />
Zad Moultaka<br />
Tout à fait. En fait, cette problématique là, c’est une problématique qui est très anci<strong>en</strong>ne.<br />
Chaque créateur est <strong>en</strong> quête, <strong>en</strong> recherche de nouvelles formes. Alors, est-ce que les<br />
nouvelles formes vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de quelque chose d’extérieur, est-ce une posture juste pour<br />
trouver de nouvelles formes ou est-ce qu’il y a à un mom<strong>en</strong>t donné une réflexion très<br />
intérieure de questions de son propre héritage et de sa propre position et exist<strong>en</strong>ce au<br />
sein d’une société ? C’est vrai que moi j’ai une formation de musique occid<strong>en</strong>tale, j’ai été<br />
formé à la musique occid<strong>en</strong>tale classique depuis Monteverdi, Bach, Mozart, tout ça. J’ai<br />
eu la chance d’être <strong>en</strong> France, parce qu’il y a eu l’espace de la musique contemporaine<br />
et la dynamique de la création qui m’ont été ouverts, pas seulem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> musique, égalem<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> peinture, dans toutes formes d’expression artistique. A partir de ce mom<strong>en</strong>t là,<br />
j’ai comm<strong>en</strong>cé à interroger mon héritage qui n’est pas forcém<strong>en</strong>t seulem<strong>en</strong>t un héritage<br />
libanais ou arabe, mais c’est aussi un héritage occid<strong>en</strong>tal. C’est là où les choses devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
un peu compliquées !<br />
Thierry Fabre<br />
Ça s’appelle la Méditerranée ! Dans la façon de les relier <strong>en</strong> tout cas.<br />
Zad Moultaka<br />
Voilà. A partir de ce mom<strong>en</strong>t là, quelle attitude avoir avec ces choses là qui me constitu<strong>en</strong>t<br />
? Comm<strong>en</strong>t travailler avec ça ? Comm<strong>en</strong>t mettre les choses <strong>en</strong> t<strong>en</strong>sion, comm<strong>en</strong>t,<br />
<strong>en</strong> fait, trouver un espace qui est, on a souv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vie de dire, un espace de fusion, on<br />
aime bi<strong>en</strong> aujourd’hui ces mots de fusion. C’est un espace de, c’est une quête de cohér<strong>en</strong>ce<br />
intérieure parce que, comme on est fait de mille morceaux, de choses complètem<strong>en</strong>t<br />
diffractées, et de plus <strong>en</strong> plus aujourd’hui dans la globalisation. Dans la mondialisation,<br />
tout est tellem<strong>en</strong>t éclaté, on a l’impression que l’être aussi a subi ce choc. Ce<br />
choc et ce morcellem<strong>en</strong>t, on le subit chacun de nous et la question, c’est finalem<strong>en</strong>t,<br />
c’est pour ça que je dis que ce n’est pas tout à fait une posture, c’est comm<strong>en</strong>t arriver à<br />
un espace intérieur cohér<strong>en</strong>t qui soit finalem<strong>en</strong>t dans une paix, pour rec<strong>en</strong>trer l’être.<br />
Thierry Fabre<br />
Jacques Berque, qui est un spécialiste du monde arabe et qui <strong>en</strong>seignait au Collège de<br />
France, avait fait un livre qui s’appelait « L’Ori<strong>en</strong>t Second ». Pour expliquer un peu cette<br />
quête là, il pr<strong>en</strong>ait deux exemples : <strong>en</strong> peinture Paul Klee avec son fameux voyage <strong>en</strong><br />
Tunisie où il dit « J’ai découvert la couleur, je suis peintre », et Bartok, musici<strong>en</strong> qui non<br />
seulem<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>ait au Congrès de Musique Arabe du Caire et qui s’est beaucoup intéressé<br />
à cette histoire, mais surtout, qui a r<strong>en</strong>oué avec ce qu’on appelait alors le folklore. Je sais<br />
bi<strong>en</strong> que ce n’est pas de cela dont il s’agit pour vous mais il s’agit quand même de<br />
r<strong>en</strong>ouer avec des voix, des formes de chant, des formes musicales. En écoutant par exemple<br />
la pièce « Ezan », il serait intéressant d’<strong>en</strong> dire quelques mots, vous essayez de réin-<br />
171
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
v<strong>en</strong>ter une polyphonie, à partir d’une forme tellem<strong>en</strong>t répandue, mais d’une façon<br />
détournée. C’est ça l’art de la composition ?<br />
Zad Moultaka<br />
C’est aussi une volonté d’appropriation. Finalem<strong>en</strong>t, peut-être qu’on fonctionne comme<br />
un <strong>en</strong>fant. C’est à dire qu’un <strong>en</strong>fant, au début, il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d des sons, des mots, un langage,<br />
et il essaie à travers son expéri<strong>en</strong>ce d’<strong>en</strong>fant de capter des choses et de reconstituer un<br />
langage et de trouver son propre langage, donc de s’approprier les mots, les bruits <strong>en</strong> fait<br />
qui sont autour de lui. Finalem<strong>en</strong>t, si on réfléchit bi<strong>en</strong>, peut-être que l’humanité a fonctionné<br />
comme ça.<br />
Thierry Fabre<br />
C’est assez général, mais pr<strong>en</strong>ons un exemple qui est celui de « Ezan ».<br />
Zad Moultaka<br />
Voilà, je voulais arriver à ça. Quand j’étais petit, <strong>en</strong> fait je vivais à Beyrouth, il y avait des<br />
sons de cloches le dimanche matin, il y avait les sons de Ezan, qui est la cantilation du<br />
Coran, l’appel à la prière, j’ai été bercé par ça. A un mom<strong>en</strong>t donné la mémoire ferme des<br />
choses. J’ai oublié ça. Et il y a peu de temps, j’étais au Liban et le matin, je me réveille,<br />
<strong>en</strong> fait, je fais un rêve…<br />
Je fais un rêve, qui était un rêve inouï parce que c’était un rêve sonore. J’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais une<br />
musique, peut-être la plus belle musique à laquelle je puisse rêver. Je me réveille, et je<br />
me dis, « Qu’est-ce que j’aimerai écrire cette musique ». Je me demandais, « Est-ce que<br />
c’est quelque chose qui peut avoir une exist<strong>en</strong>ce physique ? ». J’étais tellem<strong>en</strong>t perturbé<br />
par ça que je me suis dit que c’était impossible. C’est sûrem<strong>en</strong>t quelque chose de physique<br />
qui se passe au niveau du cerveau p<strong>en</strong>dant le sommeil qui fait qu’on inv<strong>en</strong>te, qu’on<br />
rêve de quelque chose qui fait que c’est utopique. On rêve, ça ne peut pas exister. Le l<strong>en</strong>demain,<br />
à peu près au même mom<strong>en</strong>t, autant que je puisse le savoir dans la nuit, car la<br />
lumière était la même, je fais exactem<strong>en</strong>t le même rêve. Deux fois de suite. Et là, dans le<br />
sommeil, je me dis : « Ti<strong>en</strong>s, c’est curieux, c’est le même, donc j’aimerais bi<strong>en</strong> capter<br />
quelque chose ». J’essaie un peu d’ouvrir les yeux et je vois une étoile. C’est le souv<strong>en</strong>ir<br />
que j’<strong>en</strong> ai. Il y avait le ciel, je vois une étoile, et après, hop, je rebascule dans le sommeil.<br />
Le troisième jour, exactem<strong>en</strong>t à la même heure, même chose.<br />
Thierry Fabre<br />
Ça n’a pas duré sept jours quand même ? La métaphore de la création !<br />
Zad Moultaka<br />
Le troisième jour, je dis, bon ! Je me réveille. C’est vraim<strong>en</strong>t étonnant. Et je r<strong>en</strong>tre <strong>en</strong><br />
France avec ça. Quelques mois plus tard, je retourne au Liban, et pareil, je refais exactem<strong>en</strong>t<br />
le même rêve. A un mom<strong>en</strong>t donné, il y a quelque chose qui se passe. Je me<br />
réveille, je me dis : « C’est pas possible, c’est quoi ? ». Et <strong>en</strong> fait, ça n’était pas du tout<br />
chimique, c’était tout à fait la réalité : j’étais dans un immeuble au 11ème étage, et c’était<br />
l’heure de la prière, il y avait toutes les cantilations, tous les muezzin appelai<strong>en</strong>t à la<br />
prière, et il y avait des haut-parleurs qui faisai<strong>en</strong>t tourner <strong>en</strong> fait le son. Tout se mélangeait<br />
et c’était une expéri<strong>en</strong>ce sonore unique. Ce n’était pas un rêve.<br />
Thierry Fabre<br />
Mais le rêve a donné de la réalité parce que ça a donné quelque chose de composé.<br />
Zad Moultaka<br />
A partir de ça, je me suis dit que j’aimerai écrire une musique qui soit proche de ça, qui<br />
essaie de s’approcher d’une expéri<strong>en</strong>ce comme celle-là. Ce soir, vous allez <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre, justem<strong>en</strong>t<br />
avec Ziya Azazi, la fin du concert. On s’est r<strong>en</strong>contré hier soir et c’est une très<br />
belle r<strong>en</strong>contre parce que <strong>en</strong> fait on n’a jamais travaillé <strong>en</strong>semble.<br />
Thierry Fabre<br />
On est dans les nouvelles écritures, presque improvisées !<br />
172
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
Zad Moultaka<br />
Hier, je dis à Ziya Azazi, ti<strong>en</strong>s, « Est-ce que ça te dit quelque chose cette bande là ?», et<br />
il me dit « Bi<strong>en</strong> sûr ». On essaie de faire quelque chose. Finalem<strong>en</strong>t, j’ai pu faire le montage,<br />
parce que j’ai eu des problèmes techniques. Vous allez l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> fin de concert.<br />
J’ai pris un chanteur de « ezan », que j’ai coupé. Jai coupé dans ce qu’il fait et j’ai fait une<br />
espèce de polyphonie parce que, <strong>en</strong> plus, c’est relié à un rêve de la musique arabe qui<br />
est d’arriver à une polyphonie. La musique arabe n’a jamais été polyphonique. Comme<br />
vous le savez sûrem<strong>en</strong>t, c’est une musique linéaire, qui n’a jamais réussi, <strong>en</strong>fin, elle<br />
n’avait pas ce besoin là, ce besoin de verticalité. Elle était dans une horizontalité et ça<br />
lui suffisait. C’est d’une très grande richesse, mais dans l’horizontalité. Sauf que nous,<br />
aujourd’hui, je dis nous, je parle des compositeurs qui sont à cheval <strong>en</strong>tre l’ori<strong>en</strong>t et l’occid<strong>en</strong>t,<br />
pour aller très vite dans des schémas faciles…<br />
Thierry Fabre<br />
Qu’on est justem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>train d’essayer de casser ! On est là pour ça !<br />
Zad Moultaka<br />
Voilà ! Justem<strong>en</strong>t. Il y a cette volonté de r<strong>en</strong>ouer, un peu comme ce qui s’est passé au<br />
12 ème , 13 ème siècle, à l’époque du schisme, de r<strong>en</strong>ouer avec un mom<strong>en</strong>t où il n’y avait pas<br />
de notion d’horizontalité ou de verticalité. A un mom<strong>en</strong>t, l’occid<strong>en</strong>t a pris son <strong>en</strong>vol avec<br />
la musique occid<strong>en</strong>tale, avec la musique écrite et qui a pu, par ce biais là, développer<br />
énormém<strong>en</strong>t la verticalité. J’ai aussi ce rêve qui consiste à me demander : est-ce que c’est<br />
possible de rapprocher ces deux attitudes, c’est à dire une attitude verticale, d’un point<br />
de vue, même philosophique, de vision du monde aussi. Est-ce que ce rapprochem<strong>en</strong>t<br />
est possible ? Dans cette pièce là, c’est un clin d’œil, c’est un « tajwid», donc une cantilation<br />
coranique, mais qui, <strong>en</strong> même temps, vous allez l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre tout à l’heure, arrive à<br />
une verticalité, comme si c’était une polyphonie du 15 ème arabe, alors que ça n’a jamais<br />
existé.<br />
Thierry Fabre<br />
Le rêve toujours recomm<strong>en</strong>cé, peut-être pas des réconciliations, mais <strong>en</strong> tout cas, de<br />
l’arc qui permet de t<strong>en</strong>ir, de mettre <strong>en</strong> t<strong>en</strong>sion les deux sources, les deux formes musicales.<br />
Je dis les deux, mais…<br />
Zad Moultaka<br />
Oui mais aussi peut-être qu’<strong>en</strong> chacun de nous il y a une s<strong>en</strong>sation de perte de quelque<br />
chose. Finalem<strong>en</strong>t, quand on parle de l’occid<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tant qu’ori<strong>en</strong>taux, je me dis que j’ai<br />
peut-être perdu une part de moi-même. Et peut-être que l’occid<strong>en</strong>t a perdu une partie de<br />
lui-même. Finalem<strong>en</strong>t, ce ne sont pas des choses séparées, et on essaie de faire des jonctions<br />
pour retrouver une mémoire qui a été perdue il y a très longtemps.<br />
Thierry Fabre<br />
C’est souv<strong>en</strong>t le détour par l’autre qui r<strong>en</strong>voie, qui permet de redécouvrir par effet de<br />
prisme. C’est Adonis qui expliquait qu’il avait relu les textes d’un grand poète d’origine<br />
syri<strong>en</strong>ne, qui expliquait qu’il avait relu les textes de la poésie classique arabe <strong>en</strong> les<br />
lisant complètem<strong>en</strong>t différemm<strong>en</strong>t après avoir lu Mallarmé, et surtout Rimbaud, avec<br />
« La Lettre du Voyant ». C’est cette idée du détour. Je vais me tourner vers Ziya Azazi,<br />
d’abord pour vous le prés<strong>en</strong>ter. Il m’a expliqué que son langage était d’abord un langage<br />
du corps. Il est danseur, chorégraphe, il ne parle pas avec un concept, mais avec le corps.<br />
Je p<strong>en</strong>se que la meilleure façon de compr<strong>en</strong>dre son projet, c’est de regarder ce qu’il fait.<br />
Il vi<strong>en</strong>t d’un double héritage, au moins, qui est un héritage turc et un héritage arabe. Il<br />
vi<strong>en</strong>t d’Antioche, qui était la province de Syrie qui a été annexée par la Turquie dans les<br />
années 20. Il part d‘une source qu’il a non seulem<strong>en</strong>t détournée mais déplacée, qui est<br />
celle de l’héritage de cette danse sacrée qui est la danse des Derviches, de cet art de tourner<br />
et tourner <strong>en</strong>core, pour atteindre une forme d’absolu. Il y a une dim<strong>en</strong>sion mystique<br />
qui vi<strong>en</strong>t de ce grand poète qui était Djalal-ud-Din Rûmî. Là aussi, c’est comme pour le<br />
« ezan», il y a un déplacem<strong>en</strong>t, une transgression.<br />
Mais la question que j’aimerai poser à Ziya Azazi, c’est comm<strong>en</strong>t se construit, et c’est une<br />
façon d’interroger cette solitude du créateur, le li<strong>en</strong> avec l’héritage, avec la forme traditionnelle<br />
de la danse des Derviches et comm<strong>en</strong>t est v<strong>en</strong>ue l’idée d’<strong>en</strong> faire un acte de<br />
danse contemporaine ? Au fond, quel est ce langage là ? Je crois que ça s’appelle un<br />
173
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
« sama », c’est ça ? Tout le monde compr<strong>en</strong>d l’anglais parce que ça éviterait une traduction<br />
? So, say it in English.<br />
Ziya Azazi<br />
So if there is any need, you just scream, here we are ! (à sa traductrice) She is there! First,<br />
I would like to say that I’m really happy to be here, it’s for me a very nice experi<strong>en</strong>ce to<br />
have many differ<strong>en</strong>t levels at the same time. As a prologue, I would like to explain something.<br />
For me, being alone, being in “solitude”, is not something juste personal. I can be<br />
on my own, but for example, now, we also are alone, with each other. It means that we<br />
forget that we are in Toulon, outside, life gœs on, but we are sitting here, alone. But we<br />
have the same goal. In reality, the <strong>en</strong>ergy tries to go deeper to build up oneself or to<br />
replace oneself as wished to become more powerfull, that we become more, or that we<br />
can unsderstand more, or that we have more freedom. Therefore, we go one step back. It<br />
dœsn’t matter if it’s with ourselves, ou with a group, or that could be geography, or a<br />
country, or population, or sometimes, you do it in differ<strong>en</strong>t ways. It dep<strong>en</strong>ds on how is<br />
the mom<strong>en</strong>t. Solitude means to step back, or just to take time, as we are doing now. The<br />
artist dœs it too. So dœs the human being.<br />
Thierry Fabre<br />
You try not to be in the global mouvem<strong>en</strong>t. To be aside.<br />
Ziya Azazi<br />
Exactly. Just like the atom. I used to learn it, I’m sorry I don’t remember well, but if I think<br />
about the atoms, like Oxyg<strong>en</strong>, it is...<br />
La traductrice<br />
En fait il est ingénieur des Mines de formation.<br />
Ziya Azazi<br />
...it is looking for two electrons. If it finds two extra electrons, th<strong>en</strong> it is free, it is happy.<br />
It’s constantly looking for them. Where are they? Th<strong>en</strong>, finally, it finds Hydrog<strong>en</strong>, which<br />
has one electron. The hydrog<strong>en</strong> says sorry I would not give you my electron. But I can<br />
share with you. So they decide to share it, but Oxyg<strong>en</strong> needs two. Therefore, it asks for a<br />
second Hydrog<strong>en</strong>, and two Hydrog<strong>en</strong>s come to the Oxyg<strong>en</strong>, and they stay together for<br />
ever. This is called water. They are happy, and they stay alone. This human beings have<br />
many differ<strong>en</strong>t forms to stay together or to be alone. Finding a balance betwe<strong>en</strong> being<br />
alone and being in freedom. We search for deepness, I think, that’s the only thing. In<br />
nature, we have another example. We have four seasons, I never though about it before,<br />
but while we have be<strong>en</strong> talking I realise actually that the summer is the solitude of<br />
nature. They have a lot of mouvem<strong>en</strong>ts during the three seasons. Either they are distructive,<br />
or constructive, or they are receiving or absorbing <strong>en</strong>ergy from the elem<strong>en</strong>ts, what<br />
they need, and in the summer, they can stop. The river is clean, the sky is clean, the waether<br />
is clean, the tree is happy, I am happy, I can swim, the fish is looking for the food,<br />
everyone is in balance. This is like the solitude of the <strong>en</strong>ergy.<br />
Thierry Fabre<br />
The same in dancing !<br />
Ziya Azazi<br />
It is much easier in the summer, you go dancing ! What I feel is that everything is mouvem<strong>en</strong>t.<br />
Nowadays, I take for example a mango tree. I put it in Austria in a zoo, I can find<br />
a mango tree in Vi<strong>en</strong>na. Outside, it is minus fourty degrees. It works ! The human being<br />
is like that now. Nothing is like what we know from before. Therefore, wh<strong>en</strong> I go with my<br />
old history, I go to another geography, to another temperature, so I start to become<br />
something new. For example, if I am an olive tree, and I’m looking for the magnesium in<br />
Antachia, or Syria, or anywhere else, and they put me in Spain, there is also some magnesium,<br />
but it is another magnesium. I should accept this one, because I need to survive.<br />
But as soon as I take this magnesium I become another olive tree. I am not the same as<br />
before. But I still am an olive tree. I’m not Turkish anymore, or Syrian. It dœsn’t matter<br />
who I am. The point is to survive, to stay positive. Survive sounds negative, but...<br />
174
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
Thierry Fabre<br />
It is an example. But could it be possible to...<br />
Ziya Azazi<br />
To say it in danse ! Ok.<br />
Thierry Fabre<br />
Yes ! Your inheritage in dancing. Je posais la question de savoir comm<strong>en</strong>t les métaphores,<br />
les exemples qu’il donnait, de transplantations, de rapport aux arbres, aux atomes,<br />
comm<strong>en</strong>t ça pouvait faire s<strong>en</strong>s dans la question de la rev<strong>en</strong>dication d’un héritage formel<br />
dans la danse, dans la tradition soufi et de la danse des Derviches qui tourn<strong>en</strong>t et de ce<br />
qu’il <strong>en</strong> a fait dans la danse contemporaine.<br />
Ziya Azazi<br />
In my dance, I am searching the basic rules of the universe, of the <strong>en</strong>ergy of “God”,<br />
“Allah”, “devil” I don’t know what it is, and how it works. It works. I don’t know how, but<br />
I’m searching for this basic rules as a dancer. Therefore, I like to speak in an abstract way,<br />
instaed of saying, well, the Dervish was dancing like this, and I decide it’s too ori<strong>en</strong>tal, so<br />
I decide to put some contemporary elem<strong>en</strong>ts and let’s make “<strong>en</strong>chaîné, <strong>en</strong>chaîné,<br />
<strong>en</strong>chaîné”. (Il montre une position de danse classique, un tour).<br />
Thierry Fabre<br />
Enchaîné ?<br />
Ziya Azazi<br />
You know, like a ballerine. For me, it’s too direct, so if I give abstract explanation, this<br />
explanation can be understood for musique, for literature, for dance, for life. That’s why,<br />
if you ask me for an example, I would say I realise that the goal is to repeeat something<br />
while you are dancing. It dœsn’t matter if you shake your head, or your leg, or if you play<br />
with a p<strong>en</strong>, or if you (il tape du pied et tourne ses pouces), or if you smoke cigarettes, all<br />
of them are circles. So you make a circle to fall in another side. I don’t know what it is,<br />
but you fall.<br />
Thierry Fabre<br />
C’était un cercle sacré de la danse, l’héritage des soufi.<br />
Ziya Azazi<br />
What dœs it mean “holly circle”?<br />
Thierry Fabre<br />
Coming from the soufi.<br />
Ziya Azazi<br />
Who is the soufi?<br />
Thierry Fabre<br />
You!<br />
Ziya Azazi<br />
Organism. The <strong>en</strong>ergy, the body, the matter. The matter makes <strong>en</strong>dless combination, and<br />
becomes an organism. And this organism develops itself, and it becomes human. The<br />
human start to think, and he needs to keep his knowledge, because he needs to survive.<br />
And he pays so much att<strong>en</strong>tion to his knowledge, that he starts to forget about the being.<br />
And the being is just to be. Or not to be!<br />
Thierry Fabre<br />
And you can find this in dancing? The experi<strong>en</strong>ce of being?<br />
Ziya Azazi<br />
Yes. What I realise is just to spin, to repeat, it dœsn’t matter how you repeat. In my tradition,<br />
I don’t know how it happ<strong>en</strong>s that they decide mostly for spinning. Not only spinning, there<br />
175
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
are many differ<strong>en</strong>t ways. They have shaking heads, shaking the body, or going back and forth.<br />
La traductrice<br />
C’est la répétition qui compte, ça peut être fait par d’autres mouvem<strong>en</strong>ts que de tourner.<br />
Ziya Azazi<br />
The goal is to repeat. So I said, I think that’s the goal, to repeat, so let’s repeat in a differ<strong>en</strong>t<br />
way.<br />
La traductrice<br />
C’est ça le but, la répétition est le but, et on peut le faire dans des formes différ<strong>en</strong>tes.<br />
Ziya Azazi<br />
I started to search for it. I started to do some work in progress. I realised the function. I<br />
have the same joy. I roll on the floor, and roll and roll in differ<strong>en</strong>t ways, I don’t care about<br />
technique and I saw it functionned. Therefore I say that the goal is to repeat. And wh<strong>en</strong><br />
you see the classical form, th<strong>en</strong> you see something new. We believe this is western dance.<br />
No. It is contemporary. It is “my” contemporary. It dœsn’t have anything to do with western<br />
culture. That’s why I say this is “my” contemporary.<br />
Zad Moultaka<br />
The goal is to repeat or you repeat because you have a goal to catch?<br />
Ziya Azazi<br />
Dœs the egg come from the chick<strong>en</strong> or the chick<strong>en</strong> from the egg?<br />
Zad Moultaka<br />
It is not the same thing.<br />
Ziya Azazi<br />
It is the same.<br />
Zad Moultaka<br />
No, because the egg is good and the chick<strong>en</strong> is good. Maybe there is a goal which is not<br />
at the same level of ...<br />
Ziya Azazi<br />
No, this is real. I feel very guilty sometimes that I don’t go and practice. Because I see if<br />
I have the goal to repeat and just rehearse for myself, th<strong>en</strong> I have more travels. I don’t<br />
know where, but I <strong>en</strong>joy more. I’m out of the knowledge of human being, which is what<br />
we search for. All of us.<br />
Thierry Fabre<br />
But to stress the question of solitude, and the heritage. How are the traditional mouvem<strong>en</strong>ts<br />
of spinning, appreciated in the way you are dancing? Are they accepted?<br />
Ziya Azazi<br />
What I know if one from my geography or this heritage who knows really about God, not in<br />
the rules, who believes in God, he would realize that I fell in love with God. I don’t know<br />
what God means. But I do it with passion. I am real. I believe in that. If he sees me, of course<br />
it works on me. But if someone who is stuck or is struggling with rules, saying for example,<br />
you have to pray like this, you have to go to the mosque five times a day, and you should<br />
turn like this, and you should prepare yourself like this... I say “Thank you, go to school<br />
again, and start working again from the begining”. I oft<strong>en</strong> see this in Turkey. They criticize<br />
me a lot. Maybe you know them, people from the Galata Group, dervishes from Istanbul.<br />
La traductrice<br />
C’est un ordre soufi.<br />
Thierry Fabre<br />
Qui vi<strong>en</strong>t du Mevlana, héritage de l’eddin Rumi, dont le cœur est à Konya.<br />
176
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
Ziya Azazi<br />
I had performances with this group in Germany, and the first time I did it, the boss of the<br />
group, the leader was... So we had an interview and he said: “He is a very good dancer, a<br />
nice boy, he has passion, but what he dœs, we cannot add it into our mevlivision”. I am<br />
not asking to be into the mevlivison. I don’t care. I have my own rituals. But at the <strong>en</strong>d of<br />
the tour, he said, wh<strong>en</strong> you come to Istanbul, come and tour with us. He realized something.<br />
After the last performance, wh<strong>en</strong> they saw me tired, he brought me, he had cut<br />
lemon and after spinning, you bite lemon to recover your body. Because of the shock of<br />
the lemon, you come back and you drink water, and th<strong>en</strong>, you are here again. I didn’t<br />
know it. They brought it for me and said to me that I had be<strong>en</strong> good. So that was <strong>en</strong>ough<br />
for me. It means they accepted me. It meant that I didn’t have to do the same as they did.<br />
And therefore I say, if someone really knows about love, they accept you. That’s the reason<br />
why we are sitting here together.<br />
Catherine Peillon<br />
Je voulais poser une question à nos deux créateurs et poète au sujet de la solitude. Je<br />
p<strong>en</strong>sais à cette attitude presque ascétique qui consiste à aller explorer <strong>en</strong> soi ce qui peut<br />
constituer le c<strong>en</strong>tre vide de nous-mêmes. Cette solitude n’est évidemm<strong>en</strong>t pas une solitude<br />
physique, c’est une solitude spirituelle, et ce qu’il y a de tout à fait étonnant chez<br />
les deux êtres qui sont là, R<strong>en</strong>aud Ego est un cas un peu différ<strong>en</strong>t. Tous les deux vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
de cultures d’immersion dans leur monde, Antioche, Beyrouth, une culture d’immersion,<br />
qui n’est pas forcém<strong>en</strong>t une culture consci<strong>en</strong>tisée, puisque consciemm<strong>en</strong>t, Zad<br />
Moultaka est allé au Conservatoire et a étudié le répertoire classique, le même qu’on étudie<br />
à Toulon, de la même façon qu’il aurait été à Ankara comme Toros Can ou n’importe<br />
quel artiste aujourd’hui au monde. Ziya Azazi c’est pareil, il était plongé dans des problématiques<br />
de danse contemporaine. La question que je veux leur poser, c’est, alors que<br />
tous les deux aujourd’hui, ont un questionnem<strong>en</strong>t et une interrogation tout à fait vifs par<br />
rapport à cet héritage dont on parlait, c’est où et à quel mom<strong>en</strong>t ils sont allés explorer<br />
et comm<strong>en</strong>t ça c’est passé ? Est-ce que c’était une affaire de contagion, parce qu’on est<br />
dans une époque qui a <strong>en</strong>vie de p<strong>en</strong>ser la globalisation, il y a des courants, il y a des<br />
modes, après Bartok, etc, ou bi<strong>en</strong> est-ce que c’est vraim<strong>en</strong>t une démarche intérieure qui<br />
relève de cette solitude intérieure dont on parlait à l’instant ? Comm<strong>en</strong>t ça c’est passé ?<br />
Thierry Fabre<br />
Zad Moultaka peut comm<strong>en</strong>cer avant que la traduction ne se fasse.<br />
Zad Moultaka<br />
Moi, j’ai s<strong>en</strong>ti que c’était une démarche avant tout intérieure. Les choses arrivai<strong>en</strong>t, alors<br />
curieusem<strong>en</strong>t. A chaque fois il y a des choses, des quêtes ou des questions ou des essais<br />
de réponses à des choses qui arrivai<strong>en</strong>t et <strong>en</strong> fait, je me r<strong>en</strong>dais compte que tout à coup<br />
c’est comme si c’était à la mode. Il y a toujours un décalage. C’est comme si <strong>en</strong> fait, le<br />
travail d’écriture permettait d’ouvrir des réseaux et de créer quelque chose qui circule.<br />
Thierry Fabre<br />
Des connections inatt<strong>en</strong>dues…<br />
Zad Moultaka<br />
…<strong>en</strong>tre soi et le monde et qui fait qu’on devi<strong>en</strong>t un peu comme des capteurs ou comme<br />
quelque chose qui se met <strong>en</strong> vibration et qui par cette capacité de se mettre <strong>en</strong> vibration,<br />
finit par capter la vibration des choses qui nous <strong>en</strong>tour<strong>en</strong>t. Ce n’est pas une attitude…<br />
Thierry Fabre<br />
Oui, mais il y a un mom<strong>en</strong>t où quelque chose se déplace. J’ai <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du il y a un ou deux<br />
ans le directeur d’Ars Nova, au Festival de Saintes, expliquer que grâce à la composition<br />
de Zad Moultaka, il avait r<strong>en</strong>oué avec le désir et le plaisir de diriger, alors que c’est un<br />
grand chef d’orchestre de la musique contemporaine, parce que justem<strong>en</strong>t, il y avait<br />
quelque chose d’autre qui était insufflé et qui v<strong>en</strong>ait sans doute d’un ailleurs réapproprié.<br />
Non ?<br />
Zad Moultaka<br />
Oui, c’était très élogieux d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ça. Mais peut-être que, comme justem<strong>en</strong>t, c’est une<br />
177
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
attitude qui est antérieure, c’est par le désir, c’est par une nécessité intérieure qui génère<br />
des formes et des sons, et c’est peut être ça qui génère l’un chez l’autre une <strong>en</strong>vie de<br />
recomm<strong>en</strong>cer à cet <strong>en</strong>droit là qui est un <strong>en</strong>droit de désir. Un <strong>en</strong>droit de nécessité.<br />
Catherine Peillon<br />
Ça questionne au même <strong>en</strong>droit ?<br />
Zad Moultaka<br />
Oui, ça ne vi<strong>en</strong>t pas parce que le monde est aujourd’hui dans tel schéma que finalem<strong>en</strong>t,<br />
on va travailler avec ça. J’ai l’impression que, je revi<strong>en</strong>s à l’<strong>en</strong>fant. C’est comme si à chaque<br />
fois, on se retrouve dans une position du recomm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t possible, d’un début de<br />
quelque chose. Tout le temps, on est à un point zéro de début. Par rapport à ce que tu<br />
disais tout à l’heure, c’est marrant parce que je n’ai pas l’impression que l’on va chercher<br />
dans ce qu’on a de vide à l’intérieur de soi quand on crée. En tout cas moi quand j’écris,<br />
<strong>en</strong> fait, je vais chercher dans ce qu’il y a de trop plein. A un mom<strong>en</strong>t donné, il y a du trop<br />
plein et l’écriture vi<strong>en</strong>t de ce trop plein qu’il faut absolum<strong>en</strong>t délier et justem<strong>en</strong>t peutêtre<br />
à travers l’écriture, peut-être c’est une façon de vider l’espace intérieur pour créer un<br />
vide dans le bon s<strong>en</strong>s du terme.<br />
Catherine Peillon<br />
Je parlais du vide, du Tao, <strong>en</strong>fin, du vide… comme cette solitude.<br />
Thierry Fabre<br />
Peut-être Ziya Azazi, par rapport à la question posée par Catherine Peillon.<br />
Ziya Azazi<br />
Je ne parle pas français. If I could speak Fr<strong>en</strong>ch, of course, I would prefer to speak with<br />
you, but unfortunately, I can’t. To be honest, there are many ways to explain such a question.<br />
I am going to try to use the image of the soufi. They talk about becoming a mirror,<br />
a channel, which means that you forget yourself. Before me, there is a man from the<br />
ori<strong>en</strong>t. A boy from Azazi Family. Before Azazi, I am from this geography. Before this geograghy,<br />
I am human. Before I’m a human, I am an organism. Before I’m an organism, I am<br />
just matter. Before matter, I am just <strong>en</strong>ergy. The story gœs back to the begining. Or to the<br />
<strong>en</strong>d. Because the <strong>en</strong>d is the same. Therefore, if I really search for deepness, for language,<br />
I try to forget myself because I am boring, because it is just me. Of course, I <strong>en</strong>joy being<br />
also me ! The people <strong>en</strong>joy seeing Ziya, and it is also boring sometimes to be with Ziya.<br />
Therefore I make this in my danse too, as everyone dœs, I search to go deeper, which<br />
means, as the soufi explain, to become a mirror. So as much as forget myself, I become<br />
a mirror. If I put the mirror on front of me, the mirror is me, if I put it in front of the<br />
camera, the camera is me, if I put it in front of Thierry, I am the person who speaks with<br />
the others. I am joking. Maybe it is too much. But the point is to become a mirror and<br />
empty yourself, and become clean. I call it clean, because I empty myself. I clean myself.<br />
Thierry Fabre<br />
In the same way as Zad Moultaka.<br />
Ziya Azazi<br />
Yes. Just as you said, to become a child again. You don’t know anything, you just start.<br />
While you’re doing it, you realize. Ah, there is this. There is that. And th<strong>en</strong>, you start building<br />
up yourself. This can become either composition, or s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ces, or danse, mouvem<strong>en</strong>ts.<br />
Therefore I call it going back, cleaning oneself.<br />
Thierry Fabre<br />
Je posais justem<strong>en</strong>t la question à R<strong>en</strong>aud Ego. Si la question du seul et du travail sur soi,<br />
dans l’écriture, s’est posée justem<strong>en</strong>t par rapport à ton propre nom, qui est Ego. Il y a<br />
forcém<strong>en</strong>t un mom<strong>en</strong>t par effet de miroir, un mom<strong>en</strong>t où cette question se pose. Je lui ai<br />
demandé si je pouvais lui poser cette question parce qu’elle peut être très intime. C’est<br />
aussi parce qu’on est <strong>en</strong>tre nous. Je ne poserai jamais cette question <strong>en</strong> public.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Peut-être de façon très seconde, mais… Je vais répondre, mais <strong>en</strong> fait <strong>en</strong> rebondissant<br />
178
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
sur ce qui vi<strong>en</strong>t d’être dit. Chacun avec ses moy<strong>en</strong>s propres cherche quelque chose.<br />
Trouver, dans une vieille acception du terme, c’est tourner. On tourne. Alors, quand je<br />
vois un danseur qui tourne sur lui-même, comme ça, je p<strong>en</strong>se aussi à la roue et je sais<br />
que pour que la roue tourne, pour qu’elle soit capable d’être un mouvem<strong>en</strong>t et au-delà<br />
de son propre mouvem<strong>en</strong>t, une figure du mouvem<strong>en</strong>t, pour mettre les choses <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t,<br />
il y a quelque chose qui doit rester stable et vide, c’est le moyeu. Alors celui-là, on<br />
peut l’appeler l’ego. C’est très important. Il faut le vider de sa dim<strong>en</strong>sion égotique, pour<br />
qu’on puisse accéder à une dim<strong>en</strong>sion individuelle qui, finalem<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t anonyme<br />
parce qu’elle est partagée, et à ce mom<strong>en</strong>t là, le sujet devi<strong>en</strong>t, il peut dev<strong>en</strong>ir la condition<br />
d’un sujet épique. Au s<strong>en</strong>s de l’épopée. Il peut avoir quelque chose à dire qui est<br />
commun, non pas dans le s<strong>en</strong>s du banal, mais qui peut être partagé. Le Moi <strong>en</strong> tant qu’il<br />
est une sorte de face à face <strong>en</strong> miroir, il est haïssable, et ça donne lieu à des…<br />
Thierry Fabre<br />
Un narcissisme contemporain ?<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Voilà. Un narcissisme dont il ne sort pas forcém<strong>en</strong>t grand chose. Ou alors il faut être<br />
capable d’une introspection imaginante remarquable comme celle de Proust pour réinv<strong>en</strong>ter<br />
sa propre mémoire <strong>en</strong> <strong>en</strong> faisant un théâtre fantastique et mythomane, tel que le<br />
Moi est capable, à ce mom<strong>en</strong>t là, de dev<strong>en</strong>ir un théâtre collectif. Mais s’il s’agit de retrouver<br />
un ego <strong>en</strong> tant que petit soi, et bi<strong>en</strong> je crois qu’on ne trouve pas ce qu’on peut avoir<br />
<strong>en</strong> propre ou alors ça sera toujours quelque chose d’extrêmem<strong>en</strong>t infime.<br />
Thierry Fabre<br />
La quête d’un propre est effectivem<strong>en</strong>t un imm<strong>en</strong>se travail sur soi.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
C’est un imm<strong>en</strong>se travail sur soi et je dirais que…<br />
Thierry Fabre<br />
C’est le travail de la création.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Oui. On a des matériaux qui sont communs après tout. Zad Moultaka travaille avec des<br />
notes qui sont communes à tous les musici<strong>en</strong>s. Simplem<strong>en</strong>t avec des notes communes<br />
à tous les musici<strong>en</strong>s, il va essayer de construire une phrase qui sera peut-être le nom propre<br />
d’une situation à laquelle il essaiera de r<strong>en</strong>dre compte. Moi avec des noms communs,<br />
si j’essaie de décrire une scène, même la plus banale, elle est singulière, mais je<br />
n’ai que des noms communs pour essayer de la dire. Si je veux dire ce qu’elle a <strong>en</strong> propre,<br />
et bi<strong>en</strong> avec ces noms communs, je vais faire un travail qui va me permettre d’essayer<br />
de dire ce qu’elle peut avoir <strong>en</strong> propre. Ça c’est un travail vers la dim<strong>en</strong>sion impersonnelle<br />
des choses. Mais non pas <strong>en</strong> tant qu’elles sont vides, mais <strong>en</strong> tant que leur s<strong>en</strong>s<br />
est ouvert et non pas clos <strong>en</strong> lui-même.<br />
Thierry Fabre<br />
C’est peut-être un des grands <strong>en</strong>jeux du travail d’écriture contemporaine. J’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais<br />
Jean-François Kahn qui disait une critique très vigoureuse sur le phénomène des blogs,<br />
<strong>en</strong> disant que c’est une écriture, non pas qui est <strong>en</strong> partage, mais d’un grand narcissisme,<br />
et d’un <strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> soi, pour soi, qui n’est pas une façon de se partager, mais de<br />
mettre <strong>en</strong> scène son ego au s<strong>en</strong>s d’égotisme.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Oui, c’est un peu le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t que ça donne et on n’a pas l’impression à ce mom<strong>en</strong>t là<br />
que ce sont des lieux comme des ronds qui tourn<strong>en</strong>t. Parce que quand je parle de la roue<br />
qui tourne, ça veut dire d’être exposé, comme ça, exposé au monde avec tout un corps<br />
et on regarde tout autour de soi. Que ce soit de regarder à l’intérieur d’une chambre, ou<br />
que ce soit un petit peu loin dans un pays, ou un petit peu plus loin dans ce qu’on va<br />
appeler un monde. Si cette figure du tour est importante, c’est que très souv<strong>en</strong>t par le<br />
biais du tour, des détours, on arrive à retrouver parfois ce qui est son propre héritage.<br />
Pour accéder à un passé, à un héritage, on est obligé de passer par un ailleurs. C’est une<br />
179
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
figure curieuse, mais c’est comme si c’était une nécessité ou une possibilité intellectuelle<br />
que parfois on appelle l’exil. Juste pour donner un exemple. Moi dans la tradition<br />
poétique d’où je vi<strong>en</strong>s, j’ai travaillé avec le vers libre. Le vers libre c’est une chose. La<br />
question des formes fixes se posait pour moi comme un héritage dont je ne savais pas<br />
quoi faire. Il se trouve que cet héritage des formes fixes, je l’ai trouvé à travers deux choses.<br />
C’est un détour par le Japon, où j’ai compris ce qu’était la valeur substantielle du<br />
vide, et qui m’a permis de compr<strong>en</strong>dre ce que pouvait être un rythme fixe. Par exemple<br />
un rythme de 10 pieds ou de 12 pieds, où ce qui m’intéressait était moins la stabilité du<br />
vers que l’intervalle <strong>en</strong>tre les temps qui dev<strong>en</strong>ait important. La deuxième chose qui m’a<br />
permis d’accéder à ça, c’est un détour par l’histoire, à travers la question des natures<br />
mortes, et plus particulièrem<strong>en</strong>t des natures mortes espagnoles. Finalem<strong>en</strong>t on est toujours<br />
<strong>en</strong>train de se détourner pour essayer de se voir soi-même.<br />
Zad Moultaka<br />
Mais comm<strong>en</strong>t par la nature morte espagnole ?<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Ah ! Comm<strong>en</strong>t par la nature morte espagnole, c’est tout d’un coup la question du vide,<br />
comme substance. Si j’avais eu cette intuition, <strong>en</strong> séjournant plusieurs fois au Japon que<br />
c’était comme ça que je pouvais réinvestir un rythme régulier, ça n’était pas suffisant. Il<br />
se trouve que j’avais besoin d’une figure presque visuelle. Ce que m’a donné la nature<br />
morte, c’est que, quels que soi<strong>en</strong>t les objets qu’on pouvait poser ou disposer sur une<br />
table par exemple, trois pommes, ou je p<strong>en</strong>se à une nature morte espagnole qui pour<br />
moi a beaucoup compté, c’est une peinture de Zurbaran où il y a trois pots <strong>en</strong> terre et<br />
une coupe d’étain. Et bi<strong>en</strong> la force de cette peinture ne t<strong>en</strong>ait pas à ces figures, mais à<br />
l’articulation <strong>en</strong>tre elles et au fait que c’était le vide <strong>en</strong>tre elles qui leur permettai<strong>en</strong>t de<br />
dev<strong>en</strong>ir un objet commun. C’est comme ça que j’ai pu rev<strong>en</strong>ir questionner des formes<br />
fixes, qui étai<strong>en</strong>t aussi des formes justes pour essayer de parler de quelque chose dont<br />
le mouvem<strong>en</strong>t, pour moi, aujourd’hui était problématique. Justem<strong>en</strong>t cette question de<br />
la prose. Justem<strong>en</strong>t cette question de l’histoire qu’on s<strong>en</strong>t un peu bégayer, qu’on s<strong>en</strong>t un<br />
peu être dans une situation de répétition, à ce mom<strong>en</strong>t là, la répétition, la scansion<br />
retrouvait un s<strong>en</strong>s. Elle était pour moi une forme qui pouvait être réinvestie d’un s<strong>en</strong>s<br />
au-delà de la répétition comme rythme, comme marche, comme ordre, comme cosmos.<br />
Parce que c’est ça, un sonnet, c’est construit comme quelque chose d’extrêmem<strong>en</strong>t stable<br />
avec une répétition, une scansion, un accomplissem<strong>en</strong>t, mais cette forme là, dans sa<br />
globalité, elle r<strong>en</strong>voit à un cosmos qui a totalem<strong>en</strong>t volé <strong>en</strong> éclats. Donc je ne pouvais<br />
plus m’<strong>en</strong> servir. En revanche, des formes de rythme stable, relativem<strong>en</strong>t stable, et bi<strong>en</strong><br />
je pouvais les réinvestir. Ce ne sont pas finalem<strong>en</strong>t des rythmes pairs que j’ai réinvestis,<br />
c’est peut-être comme ça que je m’<strong>en</strong> sortais, mais ce sont des rythmes impairs parce<br />
que dans les rythmes impairs, le temps fort va tomber sur le vide. Il va tomber sur le creux<br />
c’est à dire, <strong>en</strong>tre les choses. Je vais avoir un rythme qui ne va pas chanter, il va déchanter.<br />
Il va même être un peu dans une espèce de bégaiem<strong>en</strong>t. Alors tout ça, ce temps mort,<br />
ce temps vide, ce bégaiem<strong>en</strong>t et <strong>en</strong> même temps la recherche d’une forme dont j’avais<br />
besoin pour essayer de redonner forme à quelque chose qui était justem<strong>en</strong>t, qui ne pouvait<br />
pas t<strong>en</strong>ir dans la forme du vers libre, et bi<strong>en</strong> curieusem<strong>en</strong>t, il a fallu que j’aille la<br />
trouver à travers la question du vide au Japon, et puis dans un autre détour historique<br />
avec l’apparition de la nature morte.<br />
Thierry Fabre<br />
Moi je voudrai rajouter, pour connaître un peu le travail d’écriture de R<strong>en</strong>aud Ego, un<br />
autre déplacem<strong>en</strong>t, qui n’est pas dans le rythme cette fois ci mais dans la figure, dans<br />
l’image, qui est, je p<strong>en</strong>se que ça vaut la peine aussi parce que c’était une quête solitaire,<br />
de la peinture rupestre des salles ? Peut-être que R<strong>en</strong>aud peut vous expliquer brièvem<strong>en</strong>t<br />
cette trajectoire là parce que c’est assez extraordinaire, y compris dans la découverte qui<br />
a été faite de ces images rarissimes que l’on trouve <strong>en</strong> Afrique du Sud.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
C’est difficile de tout résumer, mais je vais le dire <strong>en</strong> quelques mots. Il y a <strong>en</strong> Afrique<br />
Australe des peintures très belles, qui sont ce qu’on appelle de l’art pariétal, des peintures<br />
rupestres, qui sont peu connues. Maint<strong>en</strong>ant, le site comm<strong>en</strong>ce à être connu. Mais<br />
lorsque j’ai vu ces peintures et pour certaines d’<strong>en</strong>tre elles, je les ai découvertes, c’était<br />
180
La solitude, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
juste après la fin de l’Apartheid, au milieu des années 90. Alors il y avait quelques chercheurs<br />
qui avai<strong>en</strong>t travaillé sur ces peintures, mais <strong>en</strong> raison de l’Apartheid, on n’avait<br />
pas une connaissance à l’extérieur, de ces peintures. Et puis, on a la chance <strong>en</strong> Europe,<br />
<strong>en</strong> France et <strong>en</strong> Espagne, d’avoir un art pariétal paléolithique assez extraordinaire, alors<br />
finalem<strong>en</strong>t, ça éclipsait la curiosité qu’on pouvait avoir pour cet art. Pour des raisons<br />
aussi de nécessité de détour, parce que si je voyage, c’est pour rev<strong>en</strong>ir à moi, comme ça<br />
dans une figure du détour, j’ai eu la chance de voir ces peintures.<br />
Thierry Fabre<br />
Pas seulem<strong>en</strong>t de les voir, aussi d’aller les chercher.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
D’aller les chercher, mais laissons de côté la dim<strong>en</strong>sion, je dirai de l’av<strong>en</strong>ture, ce n’est<br />
pas très grave. Mais c’est vrai qu’à un mom<strong>en</strong>t donné, l’apparition, la façon dont se<br />
t<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t ces peintures, dans leur étrangeté, dans leur immobilité, dans leur rayonnem<strong>en</strong>t,<br />
c’est quelque chose qui m’a permis de rev<strong>en</strong>ir questionner quelque chose qui est<br />
très problématique dans la littérature qui est la question de l’image. Parce qu’on sort<br />
d’un siècle d’inflation d’images, au point que… la littérature est toujours <strong>en</strong> train d’inv<strong>en</strong>ter<br />
des images visuelles, mais disons qu’il comm<strong>en</strong>çait à y <strong>en</strong> avoir trop. Il y avait trop<br />
d’images <strong>en</strong> littérature. La littérature faisait images, mais elles étai<strong>en</strong>t éblouissantes et<br />
elles faisai<strong>en</strong>t écran. Donc, il y a eu tout une recherche d’une littérature, qui à mon avis<br />
était beaucoup plus juste, qui est une littérature plus désincarnée, par exemple, avec des<br />
écritures plus blanches, qui assez justem<strong>en</strong>t témoignai<strong>en</strong>t d’une désincarnation de<br />
l’homme contemporain. Ça a été par exemple le travail de Beckett. Mais, on ne pouvait<br />
pas aller jusqu’au bout, si on allait au bout de cette ligne, il y avait une sorte d’extinction.<br />
Donc, à un mom<strong>en</strong>t donné, la ligne, si on veut la continuer, elle passe par un détour<br />
et moi j’avais besoin de réinvestir quelque chose qui était la question de l’image, et sans<br />
savoir très bi<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>t le faire, et bi<strong>en</strong>, c’est le surgissem<strong>en</strong>t de ces images, alors là,<br />
je vais dire dans leur solitude extraordinaire, parce que j’avais la chance de pouvoir les<br />
voir tout seul, dans des déserts, dans des montagnes. Certaines sont proprem<strong>en</strong>t fabuleuses,<br />
que j’ai pu me demander comm<strong>en</strong>t est-ce qu’on peut faire t<strong>en</strong>ir cette apparition.<br />
Comm<strong>en</strong>t peut-on restaurer ce pouvoir d’apparition ? Mais je ne mets dans ce mot d’apparition<br />
aucune notion religieuse. Comm<strong>en</strong>t est-ce qu’on peut réussir à faire apparaître<br />
des choses dans le langage ? Voilà.<br />
Thierry Fabre<br />
A travers la poésie ou l’écriture, l’écriture musicale, l’écriture chorégraphique et l’écriture<br />
du corps dans l’espace, et à travers ce fil conducteur de l’expéri<strong>en</strong>ce du travail sur soi et<br />
du seul, on s’est peut être donné comme ça ce soir <strong>en</strong>tre nous quelques pistes qui font<br />
s<strong>en</strong>s pour réfléchir sur les écritures et les nouvelles écritures et d’essayer d’ouvrir des<br />
espaces nouveaux à la création, sans être dans l’infinie répétition du même dans laquelle<br />
on se retrouve aujourd’hui. C’est un peu le s<strong>en</strong>s de la soirée de ce soir, de prés<strong>en</strong>ter des<br />
formes nouvelles qui sont <strong>en</strong>train d’adv<strong>en</strong>ir, et c’est aussi le rôle d’une revue, c’est ce que<br />
nous essayons de faire à la P<strong>en</strong>sée de Midi, c’est d’être à l’écoute de ces formes nouvelles,<br />
d’être à l’écoute de ce qui vi<strong>en</strong>t, d’une littérature, d’une expression artistique. Il faut des<br />
lieux d’émerg<strong>en</strong>ce.<br />
Catherine Peillon<br />
Des lieux d’apparition !<br />
Thierry Fabre<br />
Des lieux d’apparition. Ce n’est pas le pèlerinage à San <strong>en</strong> Afrique du Sud, mais c’est un<br />
lieu d’apparition de formes nouvelles. Si vous avez quelques questions, allez-y. Sinon,<br />
ils doiv<strong>en</strong>t jouer ce soir, donc… Merci pour votre écoute et à tout à l’heure pour les<br />
spectacles.<br />
181
182
VENDREDI 16<br />
NOVEMBRE<br />
2007<br />
TRADITIONS, TRANSGRESSIONS<br />
proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
Avec Zad Moultaka, R<strong>en</strong>aud Ego, DJ Click, Thierry Fabre, Catherine Peillon<br />
Catherine Peillon<br />
Les grèves qui ont cours aujourd’hui ont empêché les g<strong>en</strong>s qui devai<strong>en</strong>t arriver ce matin<br />
de faire leurs balances, et ils n’ont pu arriver qu’à 4 heures et demie, ils ont voyagé toute<br />
la journée donc tout a été un peu décalé. On ne peut pas organiser un spectacle sans<br />
vérifier que tout marche, le son, la lumière etc. Voilà, c’était la première chose. On va<br />
tâcher de rattraper ce retard par la d<strong>en</strong>sité et la qualité.<br />
Zad Moultaka<br />
Et par la rapidité du débit de la parole.<br />
Catherine Peillon<br />
Hier, nous nous sommes r<strong>en</strong>contrés autour du thème de la solitude. Aujourd’hui, on a<br />
choisi un thème d’une certaine manière plus facile, qui est celui de la tradition, les traditions,<br />
et la problématique de la transgression. Ces r<strong>en</strong>contres avai<strong>en</strong>t été articulées<br />
autour de deux créateurs, l’un d’<strong>en</strong>tre eux est <strong>en</strong>train de dormir, parce qu’il faut qu’il<br />
recharge ses batteries pour ce soir, c’est Ziya Azazi.<br />
Thierry Fabre<br />
Il est <strong>en</strong>train de méditer. C’est un spectacle qui a une grosse charge spirituelle, il doit se<br />
rec<strong>en</strong>trer.<br />
Catherine Peillon<br />
De méditer. C’est pour cela qu’il n’est pas avec nous.<br />
Thierry Fabre<br />
Il n’était pas prévu.<br />
Catherine Peillon<br />
Oui, mais j’explique quand même ceci parce qu’il est concerné <strong>en</strong> premier chef par cette<br />
problématique. Le second créateur…<br />
Zad Moultaka<br />
…va bi<strong>en</strong>tôt dormir !<br />
Thierry Fabre<br />
Prélude et fugue !<br />
Catherine Peillon<br />
Zad Moultaka est ici. En commun, ces deux là, parce qu’évidemm<strong>en</strong>t ils ne sont pas<br />
exclusifs des autres, ils ont beaucoup de choses. D’une part, ils vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de pays du<br />
Moy<strong>en</strong> Ori<strong>en</strong>t et du Proche Ori<strong>en</strong>t, le Liban et la Turquie. Ils ont aussi <strong>en</strong> commun d’avoir<br />
fait le choix d’un langage qu’on peut appeler contemporain. En commun <strong>en</strong>core, d’avoir<br />
quitté à un mom<strong>en</strong>t donné les voies de ce langage pour aller explorer leur propre passé,<br />
leur propre héritage et des traditions qu’ils véhiculai<strong>en</strong>t consciemm<strong>en</strong>t ou pas <strong>en</strong> eux. Ils<br />
ont donc fait ce retour, cette conversion, presque, au s<strong>en</strong>s étymologique du terme, vers<br />
une partie d’eux-mêmes. Donc ça c’est déjà un témoignage intéressant, nous verrons<br />
celui de Zad Moultaka sur cette question. Ce retour n’est pas un retour à jamais,<br />
puisqu’<strong>en</strong> fait, on est dans quelque chose qui est très fluide et qui circule. A un mom<strong>en</strong>t<br />
donné, si ce retour est volontaire et approfondi, de toute façon, il est inscrit dans une<br />
démarche de va et vi<strong>en</strong>t qui les nourrit et qui, vous l’avez peut-être constaté hier soir, et<br />
vous pourrez le constater ce soir, donne lieu à des créations qui sont extrêmem<strong>en</strong>t puis-<br />
183
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
santes, du point de vue émotionnel, du point de vue artistique, parce qu’elles sont<br />
ancrées dans cette sincérité là, dans une recherche très radicale.<br />
Nous avons d’autres interv<strong>en</strong>ants ce soir. DJ Click qui est dans une problématique assez<br />
différ<strong>en</strong>te, mais qui relève <strong>en</strong> même temps aussi des traditions et de leur transgression,<br />
puisqu’il le dit lui-même, c’est comme s’il était orphelin, et qu’il n’était dét<strong>en</strong>teur d’aucune<br />
tradition. Qu’est-ce qu’il a fait ? Il est allé chercher la tradition des autres. Il travaille<br />
sur un matériau complètem<strong>en</strong>t halogène, puisqu’il travaille aussi bi<strong>en</strong> sur les traditions,<br />
sur l’art populaire maghrébin, que balkanique, que russe, <strong>en</strong>fin, du monde <strong>en</strong>tier, et il<br />
s’<strong>en</strong> sert pour créer. Alors évidemm<strong>en</strong>t, on est dans une toute autre démarche, une autre<br />
problématique, mais on va essayer de trouver les li<strong>en</strong>s qui exist<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre elles.<br />
Ensuite, R<strong>en</strong>aud Ego, lui aura un point de vue <strong>en</strong>core différ<strong>en</strong>t de ces deux premiers<br />
points de vue exposés, puisqu’il est <strong>en</strong> même temps, aussi, je ne dirais pas <strong>en</strong> tant qu’occid<strong>en</strong>tal,<br />
mais d’une certaine manière, il y a aussi, dans son travail, cette s<strong>en</strong>sation de<br />
travailler à partir d’un matériau qui est étranger, qui ne lui apparti<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong> propre. En<br />
même temps, il se situe dans une ligne qui est complètem<strong>en</strong>t cohér<strong>en</strong>te par rapport à<br />
l’histoire et par rapport à la recherche de ces nouvelles écritures.<br />
J’aimerai comm<strong>en</strong>cer par Zad Moultaka, même si on l’a déjà <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du hier, notamm<strong>en</strong>t<br />
par rapport à cette rupture qui s’est opérée dans sa vie d’artiste, puisqu’il a comm<strong>en</strong>cé<br />
comme concertiste, pianiste brillant, avec une carrière qui s’ouvrait devant lui, et qu’il a<br />
volontairem<strong>en</strong>t coupée à un mom<strong>en</strong>t donné pour chercher, sans savoir sans doute à ce<br />
mom<strong>en</strong>t là ce qu’il cherchait. Il y a donc une rupture, et le passage d’un mode de représ<strong>en</strong>tation<br />
artistique à l’écriture.<br />
Zad Moultaka<br />
Quelle est la question ?<br />
Catherine Peillon<br />
Par rapport à ces traditions, tu es allé explorer. Dans « Anashid », qui était une ébauche,<br />
dans « Zarani », et dans tes projets futurs, notamm<strong>en</strong>t par exemple, et tu as pour <strong>en</strong>vie<br />
de créer un opéra arabe, ce qui n’existe pas vraim<strong>en</strong>t à proprem<strong>en</strong>t parler aujourd’hui.<br />
Là, tu te situes vraim<strong>en</strong>t par rapport à des traditions et leur transgressions. C’est comme<br />
ton travail sur Jérusalem. C’est transgressif aussi, de travailler sur Jérusalem alors qu’on<br />
est Libanais.<br />
Zad Moultaka<br />
Est-ce que c’est véritablem<strong>en</strong>t dans la transgression? Je ne sais pas. Dans ce terme, il y<br />
a du volontarisme. C’est à dire, d’aller contre quelque chose. Je p<strong>en</strong>se que du mom<strong>en</strong>t<br />
qu’il y a une quête de quelque chose qui est intérieure, qui est <strong>en</strong> soi, de toute façon,<br />
quelque chose opère au niveau de la mémoire, au niveau du rapport à la mémoire et à la<br />
tradition, qui pass<strong>en</strong>t par des chemins qui sont inhabituels. On ne peut pas repr<strong>en</strong>dre<br />
des formes anci<strong>en</strong>nes, on ne peut pas travailler sur des choses tout <strong>en</strong> les gardant exactem<strong>en</strong>t<br />
à l’<strong>en</strong>droit où elles sont. On est obligé de faire transiter cette mémoire là, cette<br />
tradition là par son propre filtre intérieur, c’est là qu’il peut y avoir un espace de création.<br />
Catherine Peillon<br />
La notion d’interdit existe, tu l’as r<strong>en</strong>contrée, <strong>en</strong> travaillant avec d’autres artistes ?<br />
Zad Moultaka<br />
Oui, bi<strong>en</strong> sûr. Même avec soi. Quand on travaille avec cette matière là, on se bat avec ses<br />
propres limites, ses propres <strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>ts, parce que quand on hérite de quelque chose,<br />
de quelque chose de fort, parce que ce sont des choses qui sont très fortes, c’est à double<br />
tranchant. En même temps, c’est d’une grande richesse, et c’est aussi un <strong>en</strong>droit qui<br />
peut dev<strong>en</strong>ir un <strong>en</strong>droit d’<strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>t et de peur aussi. La question, c’est comm<strong>en</strong>t travailler<br />
dans l’écriture, avec ces choses là, tout <strong>en</strong> les acceptant comme une matière,<br />
comme une nourriture, qui est une nourriture très importante, et <strong>en</strong> même temps, trouver<br />
un espace de liberté, un espace où l’on peut réagir avec ça, avec ces élém<strong>en</strong>ts, avec<br />
le plus de liberté possible ? Il faut trouver ce lieu d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>te <strong>en</strong>tre l’héritage et ce qu’on a<br />
<strong>en</strong>vie d’<strong>en</strong> faire.<br />
Catherine Peillon<br />
Ça serait intéressant tout à l’heure de rev<strong>en</strong>ir à cette question parce qu’il y a aussi la<br />
184
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
question de l’appropriation, de l’appart<strong>en</strong>ance à une tradition. Est-ce qu’à un mom<strong>en</strong>t<br />
donné, tu as pu rev<strong>en</strong>diquer cette mémoire comme ti<strong>en</strong>ne, car n’est-ce que quand on<br />
s’<strong>en</strong> s<strong>en</strong>t responsable qu’on peut allègrem<strong>en</strong>t et sereinem<strong>en</strong>t la transgresser ? Ça serait<br />
la problématique presque inverse de celle de DJ Click.<br />
Zad Moultaka<br />
J’ai s<strong>en</strong>ti qu’il y avait une mémoire. On a tous une mémoire qu’on a <strong>en</strong>vie de rev<strong>en</strong>diquer,<br />
de dire : « Moi, je vi<strong>en</strong>s de tel <strong>en</strong>droit ». Mais <strong>en</strong> fait, plus on s’approche de cette chose<br />
là, plus on a l’impression qu’elle s’échappe. Plus on a l’impression qu’on se dit : « Mais<br />
<strong>en</strong> fait, qu’est-ce que je garde de cette mémoire ? En quoi elle m’apparti<strong>en</strong>t ? Quel est<br />
véritablem<strong>en</strong>t l’espace dans lequel elle opère ? A quel point n’ai-je pas moi-même<br />
construit des choses qui ne sont peut-être pas justes, avec le rapport à la mémoire ? ».<br />
C’est à dire, où ça se situe exactem<strong>en</strong>t ? Où est cet <strong>en</strong>droit d’appropriation justem<strong>en</strong>t ?<br />
N’y a t-il pas des choses qui sont de l’ordre du fantasme, qui sont passées par des appropriations,<br />
ou des par<strong>en</strong>ts, qui font que l’on croit que ce sont des choses qui nous apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
mais c’est aussi un travail de savoir ce qu’on a <strong>en</strong>vie de laisser de côté, qu’est<br />
ce qui nous met <strong>en</strong> vibration avec ces choses et de quoi on a <strong>en</strong>vie de se débarrasser ?<br />
C’est important de dire que cette mémoire là m’apparti<strong>en</strong>t, et je vais <strong>en</strong> faire quelque<br />
chose, mais <strong>en</strong> travaillant avec elle, on se r<strong>en</strong>d compte qu’il y a beaucoup de choses<br />
qu’on ne connaît pas aussi profondém<strong>en</strong>t qu’on le croyait.<br />
Catherine Peillon<br />
R<strong>en</strong>aud Ego, on disait que c’était un petit peu plus difficile de cerner ton propre rapport<br />
à la tradition.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
C’est à dire qu’avant d’avoir un rapport à la tradition, on a le rapport à un instrum<strong>en</strong>t, qui<br />
est un instrum<strong>en</strong>t dont on hérite, c’est à dire une langue. On n’<strong>en</strong> est pas le dépositaire,<br />
mais on <strong>en</strong> hérite. Le problème c’est que l’on appr<strong>en</strong>d, dans cette langue, et <strong>en</strong> même<br />
temps, il va falloir curieusem<strong>en</strong>t, qu’on inv<strong>en</strong>te un peu <strong>en</strong> soi une langue étrangère, si on<br />
veut comm<strong>en</strong>cer à réussir à parler. C’est un peu étrange. Ce qui est d’autant plus étrange,<br />
c’est qu’on peut lire Homère et recevoir quelque chose de cette langue là. Qu’est-ce qui<br />
se passe ? Qu’est-ce qui vi<strong>en</strong>t de là ? De cette langue qui est apportée là, alors même que<br />
si j’essaie de me servir de cette langue à mon tour, ça sera radicalem<strong>en</strong>t impossible. Je<br />
ne sais pas mais Zad Moultaka peut parfaitem<strong>en</strong>t écouter un concerto de Beethov<strong>en</strong>,<br />
mais ça lui serait impossible, je me permets de dire ça, d’utiliser le même langage musical.<br />
Donc, c’est comme s’il y avait une circulation de quelque chose qui v<strong>en</strong>ait de ce langage<br />
vers nous, mais <strong>en</strong> revanche, ça ne pouvait pas être une articulation inverse, que<br />
nous, on ne pouvait pas retourner à ce langage. Donc, je ne sais pas ce que ça veut dire.<br />
Je p<strong>en</strong>se que d’un point de vue sci<strong>en</strong>tifique, il y a des circulations qui se font comme ça<br />
à un seul s<strong>en</strong>s, comme si l’espace était plié, des espaces intransitifs.<br />
Thierry Fabre<br />
L’esprit du temps.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Peut-être, peut-être.<br />
Thierry Fabre<br />
A un mom<strong>en</strong>t quelque chose a eu lieu et les œuvres majeures ont rythmé le temps, lui<br />
ont laissé une empreinte, et à partir de là, on ne peut plus p<strong>en</strong>ser, écrire de la musique<br />
de la même façon. Il y a des bifurcations qui scand<strong>en</strong>t le temps, et qui font qu’effectivem<strong>en</strong>t,<br />
toute t<strong>en</strong>tative rétrospective est un passéisme ou une célébration du folklore,<br />
quelque chose qui fige, qui fossilise.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t de ça, qui serait une démarche passéiste, si moi j’avais le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t<br />
que ce n’était pas impossible de recourir à des formes anci<strong>en</strong>nes sauf à les subvertir, à<br />
les réinv<strong>en</strong>ter, c’est là où l’on peut arriver à la question de la transgression. C’est comme<br />
si on mettait un propos dans une forme, qu’elle soit musicale, ou de l’ordre du langage<br />
dont on se sert, et déposée dans le temps, elle avait aussi <strong>en</strong> dépôt <strong>en</strong> elle-même une<br />
185
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
époque. Ce qui fait qu’elle va ressurgir <strong>en</strong> nous alors même que nous n’avons aucune<br />
légitimité, et là, c’est très important, à parler de cette époque que nous ne pouvons pas<br />
vivre. Parce qu’<strong>en</strong>suite, s’il y a un propos qui peut comm<strong>en</strong>cer à se construire, si on peut<br />
comm<strong>en</strong>cer à construire une langue, cette langue étrangère qui est la notre, c’est à condition<br />
qu’on ait au moins le courage de s’exposer au temps contemporain qui est le nôtre.<br />
Moi, je vais travailler avec des s<strong>en</strong>sations, avec un corpus de s<strong>en</strong>sations et d’expéri<strong>en</strong>ces<br />
qui r<strong>en</strong>voie avant tout à mon espace contemporain. Je dois me charger de tout ça, pour<br />
<strong>en</strong>suite le mettre <strong>en</strong> forme, à l’aide de langages que je vais peut-être <strong>en</strong>suite chercher<br />
dans cet héritage qui m’a formé. Je ne sais pas si c’est clair, mais la ligne est extrêmem<strong>en</strong>t<br />
étroite et elle est étroite parce que finalem<strong>en</strong>t, c’est assez facile de dire : « Ah, finalem<strong>en</strong>t,<br />
je vais changer de forme, de format, quoi ». Mais est-ce que ça va fonctionner ?<br />
Pour que ça fonctionne, il faut qu’on se ti<strong>en</strong>ne dans une ligne de crête très étroite.<br />
Thierry Fabre<br />
Pour rester sur la poésie justem<strong>en</strong>t, on a beaucoup parlé de crise de l’écriture poétique<br />
française, après, je dirai une façon post-mallarméiste de travailler sur la langue qui<br />
consiste presque à épuiser une forme. Aujourd’hui, avec un premier regard non averti, on<br />
a l’impression qu’effectivem<strong>en</strong>t, cette forme, ce travail sur la langue a desséché le rapport<br />
à la poésie. Alors qu’<strong>en</strong> fait, il y a bi<strong>en</strong> d’autres courants qui sont à l’œuvre. Je crois<br />
que c’est intéressant de parler de poètes avec qui tu es <strong>en</strong> dialogue. Je p<strong>en</strong>se par exemple<br />
à Matthieu Messagier, ou d’autres poètes qui rouvr<strong>en</strong>t des espaces de la parole poétique,<br />
de l’écriture poétique et qui ne sont pas anecdotiques. Dans l’espace éditorial, je<br />
ne parle pas évidemm<strong>en</strong>t de l’espace télévisuel, dans lequel, pour le coup, il n’existe plus<br />
du tout, le champ poétique est mineur, alors qu’il était majeur au 19ème siècle dans la<br />
littérature française, et qu’il l’est resté p<strong>en</strong>dant une partie du 20ème. Peut-être que la<br />
dernière grande figure c’est R<strong>en</strong>é Char. Mais aujourd’hui, les poètes n’occup<strong>en</strong>t plus<br />
cette place. Alors qu’<strong>en</strong> même temps, ils ont un travail sur la langue, et sur la connaissance,<br />
je dirai dans une autre forme de connaissance qui est là, visionnaire, qui rest<strong>en</strong>t<br />
majeurs.<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Ce que je peux dire, c’est qu’il y a là vraim<strong>en</strong>t un problème presque de mise au point.<br />
Pourquoi on fait la mise au point ? Le roman contemporain globalem<strong>en</strong>t, est une forme<br />
qui fonctionne à plein tube mais qui ne produit pas beaucoup de choses exceptionnelles.<br />
Et, simplem<strong>en</strong>t pour rester dans le champ de la littérature française, il y a une diversité<br />
des voix et des voies. La capacité qu’à la langue à être des terminaisons s<strong>en</strong>sibles,<br />
des terminaisons de vue, est extraordinaire dans le champ de la poésie. Parce que, finalem<strong>en</strong>t<br />
il y a un vrai travail sur la plasticité de la langue, une vraie réflexion sur ses formes.<br />
On éprouve aussi la capacité de la langue à dire des choses <strong>en</strong> jouant sur ses formes,<br />
alors que finalem<strong>en</strong>t, on ne le fait pas tellem<strong>en</strong>t dans le champ du roman, où on<br />
reste dans quelque chose qui est de l’ordre d’une histoire qui, dans ses formes, est déjà<br />
comme déposée. Elle a été déposée au s<strong>en</strong>s où un roi a été déposé mais on ne le sait<br />
pas <strong>en</strong>core. C’est comme le canard dont la tête est coupée qui continue à courir et là, il<br />
court depuis un bout de temps, mais personne ne veut dire qu’il est mort. Il faudrait<br />
effectivem<strong>en</strong>t qu’on <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ne acte, sauf effectivem<strong>en</strong>t à subvertir ses formes, ce que font<br />
de très grands romanciers contemporains. Je p<strong>en</strong>se qu’il y a un problème qui est aussi<br />
lié à un problème éditorial, on n’<strong>en</strong> parle pas beaucoup. Il y a un problème de c<strong>en</strong>sure,<br />
c’est possible. Il y a aussi un problème qui est lié au fait que…<br />
Thierry Fabre<br />
C<strong>en</strong>sure, tu l’écris comme Bernard Noël, avec un « s » ?<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Dans tous les s<strong>en</strong>s du terme, c’est à dire comme une c<strong>en</strong>sure éditoriale, « on n’<strong>en</strong> parle<br />
pas », et puis quelque chose qui a effectivem<strong>en</strong>t pour but d’interdire au s<strong>en</strong>s de se produire.<br />
Là, c’est une « s<strong>en</strong>sure », comme l’écrit très justem<strong>en</strong>t un écrivain contemporain<br />
qui est un très grand poète qui s’appelle Bernard Noël, avec un « s ». Il désigne par là<br />
tous les mécanismes éditoriaux, politiques, techniques qui sont des mécanismes de privation<br />
de s<strong>en</strong>s.<br />
186
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
Thierry Fabre<br />
Des grandes machines qui sont à l’œuvre aujourd’hui. Mais comm<strong>en</strong>t peut-on les transgresser<br />
justem<strong>en</strong>t ces machines ?<br />
R<strong>en</strong>aud Ego<br />
Par la question des formes. Je vais pr<strong>en</strong>dre juste un exemple qui a l’air tout bête, mais<br />
puisque Hussein nous regarde (il désigne le caméraman), comme ça, il nous regarde avec<br />
son objectif, vous voyez le vocabulaire, l’objectif, comme si c’était transpar<strong>en</strong>t. Mais, il utilise<br />
une certaine focale. S’il fait un zoom sur moi, on ne voit que moi. Bon. S’il pr<strong>en</strong>d un<br />
plan large, il va dire autre chose. Simplem<strong>en</strong>t ça, c’est une forme. Je vais donner un exemple.<br />
Il y a deux ans, il y a eu ces émeutes à Paris. Je crois que heureusem<strong>en</strong>t, il n’y <strong>en</strong> a pas<br />
eu beaucoup ici, ça a été relativem<strong>en</strong>t calme, notamm<strong>en</strong>t à Marseille. Et je lisais la presse<br />
internationale, et on avait l’impression que la France était mise à feu et à sang. C’est une<br />
question de forme. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il y a une voiture qui brûle et on<br />
pr<strong>en</strong>d un objectif avec une grosse focale, 80 millimètres, un 150 millimètres, et cette voiture<br />
qui brûle, elle pr<strong>en</strong>d tout l’espace. Cette forme dit : « l’espace est <strong>en</strong> feu ». Vous changez,<br />
même pas de point de vue, vous changez juste d’objectif, vous mettez cette voiture<br />
dans un espace où il y a d’autres voitures, ça ne veut pas du tout dire la même chose.<br />
C’est pour ça que je dis que la question des formes est ess<strong>en</strong>tielle parce que c’est elle<br />
qui est porteuse de s<strong>en</strong>s. En tout cas, c’est elle qui va pouvoir dire, qui va affecter considérablem<strong>en</strong>t<br />
notre capacité à dire. Et si on est <strong>en</strong>fermé aujourd’hui dans certains types<br />
de formats, c’est aussi à des fins de promouvoir certains types de significations. C’est là<br />
où je dis que nous sommes dans des choses qui sont de l’ordre de la c<strong>en</strong>sure.<br />
Il faut continuer à faire agir dans sa propre langue cette question là, et voir comm<strong>en</strong>t on<br />
va plier légèrem<strong>en</strong>t sa langue pour introduire cette tournure d’esprit qui reste <strong>en</strong>core<br />
vivante. (sil<strong>en</strong>ce) Ça instaure un sacré sil<strong>en</strong>ce !<br />
Une personne dans l’assemblée<br />
C’est un domaine très délicat. Là on parle ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t de musique, mais si on se<br />
rec<strong>en</strong>trait par hasard sur la langue et sur les langues, on est gêné. Il faut avouer que moi<br />
je suis très gêné, très embêté, lorsqu’on évoque ce problème. Je vous parle <strong>en</strong> français,<br />
nous parlons français, si l’histoire de la Prov<strong>en</strong>ce s’était faite autrem<strong>en</strong>t, nous discourrions<br />
<strong>en</strong> prov<strong>en</strong>çal. Les g<strong>en</strong>s v<strong>en</strong>us d’ailleurs se ferai<strong>en</strong>t un plaisir, une nécessité d’appr<strong>en</strong>dre<br />
cette langue. Ce qui se passe aujourd’hui <strong>en</strong> Catalogne sud, pour ne pas dire <strong>en</strong><br />
Catalogne espagnole parce que des catalans ici ne serai<strong>en</strong>t pas satisfaits, c’est quelque<br />
chose qu’il est très difficile de compr<strong>en</strong>dre. C’est quelque chose qui met constamm<strong>en</strong>t<br />
dans la gêne si on ne veut pas apparaître comme agressif. Dire aujourd’hui <strong>en</strong> France :<br />
« B<strong>en</strong> écoutez, ici on est <strong>en</strong> France »... Je ne me pr<strong>en</strong>ds pas pour Mistral ! Moi qui vous<br />
parle, je vi<strong>en</strong>s d’Allemagne, d’Italie, d’un peu partout, hein ! Surtout pas de ça ! Mon<br />
grand-père parlait le prov<strong>en</strong>çal avec l’acc<strong>en</strong>t de Gr<strong>en</strong>oble ! Pourquoi, parce qu’il avait fait<br />
son service ici, il s’est marié avec une dame itali<strong>en</strong>ne née <strong>en</strong> Italie, et ce que je sais, je<br />
ne les ai jamais connus, mais ils étai<strong>en</strong>t am<strong>en</strong>és à parler prov<strong>en</strong>çal. Sinon, ils n’aurai<strong>en</strong>t<br />
pas eu de contacts avec la population. C’était dans des milieux populaires à Toulon.<br />
Pourtant, Toulon est une ville qui depuis très longtemps est investie par le français, grâce<br />
à la Marine. C’est un débat, c’est un débat.<br />
Thierry Fabre<br />
Je p<strong>en</strong>se que l’exemple de la catalogne est très intéressant, parce que, à la fois ça peut être<br />
prés<strong>en</strong>té comme une très grande réussite d’un point de vue linguistique, politique, et surtout<br />
d’un point de vue économique, mais <strong>en</strong> même temps, j’ai deux exemples à vous faire<br />
part. Un écrivain d’origine catalane qui écrit <strong>en</strong> castillan et <strong>en</strong> arabe qui est Juan Goytisolo,<br />
disait : « C’est quand même pathétique de voir la télévision catalane et de regarder des<br />
séries américaines traduites <strong>en</strong> catalan ». Ça le faisait bondir. Il trouvait ça assez grotesque.<br />
Un des élém<strong>en</strong>ts qui me frappe, c’est le fait que même si Barcelone est un port, une<br />
ville-monde, dans laquelle des expressions contemporaines exist<strong>en</strong>t, des lieux exist<strong>en</strong>t,<br />
comme le CCB, le Musée d’art contemporain, qui sont des lieux culturels majeurs, on s<strong>en</strong>t<br />
là aussi comme le prov<strong>en</strong>çalisme, un catalanisme, on s<strong>en</strong>t une fermeture. On s<strong>en</strong>t quelque<br />
part un nombrilisme qui est assez pénible <strong>en</strong> Catalogne et <strong>en</strong> particulier à Barcelone,<br />
qui est à la fois la rev<strong>en</strong>dication d’une affirmation linguistique, id<strong>en</strong>titaire, etc, mais qui<br />
parfois pr<strong>en</strong>d la forme d’une id<strong>en</strong>tité exclusive et qui est assez peu ouverte aux autres.<br />
187
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
Une personne dans l’assemblée<br />
Je p<strong>en</strong>se qu’il y a deux mouvem<strong>en</strong>ts. Il y a l’ouverture tous azimuts sur la Catalogne, qui<br />
se donne un destin universel, mondial, exagéré, et d’un autre côté, une réaction peut-être<br />
elle aussi exagérée de repli. Je me demande dans quelle mesure, <strong>en</strong>fin, je ne me<br />
demande pas, j’<strong>en</strong> suis certain, que c’est justem<strong>en</strong>t l’agression historique qui s’est portée<br />
sur une région, le Franquisme, sur, je ne sais plus quel mot employer, province ?<br />
Thierry Fabre<br />
Les Catalans dis<strong>en</strong>t nation.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Cette agression peut se manifester de deux manières, dont la manière d’extrême droite,<br />
ou maurrassi<strong>en</strong>ne. C’est un repli. Pourquoi ? Parce qu’il y a une agression. Après tout,<br />
moi, qu’il y ait des séries américaines <strong>en</strong> catalan, je m’<strong>en</strong> fiche, je suis contre les séries<br />
américaines, qu’elles soi<strong>en</strong>t <strong>en</strong> français ou dans d’autres langues.<br />
Une femme dans l’assemblée<br />
Pourquoi Goytisolo lui refuse ce droit, avec de gros guillemets, à la Catalogne ? Ça la r<strong>en</strong>voie<br />
dans son traditionalisme de façon obligée alors ?<br />
Thierry Fabre<br />
Non, mais si l’expression du catalanisme, c’est traduire des séries américaines…<br />
Une femme dans l’assemblée<br />
On est bi<strong>en</strong> d’accord dans le fond, mais pourquoi le refuser ?<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Ça devi<strong>en</strong>t fatal. Pourquoi préserver une langue de ses maladies ? Je ne vois pas pourquoi.<br />
Catherine Peillon<br />
Ce qui devi<strong>en</strong>t fatal, c’est aussi la marche du monde et la mondialisation. On ne peut pas<br />
reprocher, on ne va pas dire à ce public catalan : « Vous serez différ<strong>en</strong>ts de tous les autres<br />
qui sont au monde ». Peut-être pas nous qui sommes ici, mais la plupart des g<strong>en</strong>s se<br />
repaiss<strong>en</strong>t de ces séries américaines. Mais moi je voudrai juste évoquer, parce que je vois<br />
que l’heure tourne, une autre question qui rejoint celle là.<br />
Thierry Fabre<br />
Le temps passe vite <strong>en</strong> bonne compagnie !<br />
Catherine Peillon<br />
Exactem<strong>en</strong>t. Notamm<strong>en</strong>t par rapport à la danse. Comme ça on va sortir du langage. On<br />
va passer à un autre type de langage. Je vais pr<strong>en</strong>dre l’exemple du flam<strong>en</strong>co. Le<br />
Flam<strong>en</strong>co, c’est une danse qui est quand même très liée à l’Andalousie, aux Gitans. Il y<br />
a évidemm<strong>en</strong>t dans le Flam<strong>en</strong>co, les traditionalistes qui se rev<strong>en</strong>diqu<strong>en</strong>t du Flam<strong>en</strong>co<br />
pur, qui ne support<strong>en</strong>t pas que Juan Carmona, par exemple, que tout le monde connaît<br />
ici, ajoute même une percussion. Même le « cajon » à un mom<strong>en</strong>t donné c’était mal vu,<br />
alors qu’aujourd’hui on p<strong>en</strong>se que ça, c’est la tradition du Flam<strong>en</strong>co. Donc il y a ça. Et<br />
puis, ce soir, on va écouter et voir, puisque nos deux s<strong>en</strong>s sont interpellés, la pièce de<br />
Zad Moultaka qui s’appelle « Non », qui est un hommage à Samir Kassir. L’interprète de<br />
cette pièce s’appelle Yalda Younes. Elle est Libanaise. Il se trouve qu’elle a une maman<br />
vénézuéli<strong>en</strong>ne mais qui est au Liban depuis qu’elle a 20 ans, je crois, elle est purem<strong>en</strong>t<br />
libanaise. Elle anime des sessions de flam<strong>en</strong>co, elle danse le Flam<strong>en</strong>co traditionnel, elle<br />
a fait ses classes à Séville et à Xérès, <strong>en</strong>fin, dans la plus pure tradition justem<strong>en</strong>t. Ça c’est<br />
déjà surpr<strong>en</strong>ant. J’avais r<strong>en</strong>contré par exemple des Suisses qui sont très branchés sur la<br />
danse ou la guitare, des japonais aussi. C’est quelque chose qui essaime absolum<strong>en</strong>t<br />
partout. Là, <strong>en</strong> l’occurr<strong>en</strong>ce, Yalda Younes va <strong>en</strong> plus interpréter une danse particulière<br />
parce qu’elle est écrite par un compositeur et non pas par un chorégraphe de métier,<br />
même si c’est une chorégraphie, au fond. C’est un compositeur de musique qui écrit<br />
cette chorégraphie. Il est libanais, il travaille sur un espace qui est celui de la guerre et<br />
du refus, de la résistance, qui sont des thèmes universels. Moi-même je suis tombée<br />
188
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
dans l’histoire, dans la querelle du Flam<strong>en</strong>co. Pas l’anci<strong>en</strong>, mais le nouveau pur. Parce<br />
qu’à chaque fois, il y a des nouveaux purs. Par exemple, je déteste quand au Flam<strong>en</strong>co<br />
on ajoute, qu’est-ce qu’on ajoute… Non, pas la guitare. Quand ça se croise avec la musique<br />
sud-américaine, la rumba, tout ça, moi je n’aime pas. C’est quelque chose que je<br />
n’aime pas. Et pourtant, la démarche de Zad Moultaka et de Yalda Younes, et <strong>en</strong> général<br />
dans tout ce qu’elle fait, je la trouve complètem<strong>en</strong>t légitime. J’aimerais bi<strong>en</strong> vous interroger<br />
là-dessus.<br />
Thierry Fabre<br />
Je crois qu’on peut aussi prolonger sur la danse avec l’autre spectacle de danse de Ziya<br />
Azazi, qui part de l’héritage soufi, de l’art de tourner, de tourner, et de tourner <strong>en</strong>core. Il<br />
<strong>en</strong> fait une performance d’art contemporain et d’expression contemporaine. Comme il le<br />
disait hier, quand les traditionnels le voi<strong>en</strong>t danser, ils dis<strong>en</strong>t : « C’est pas nous », mais<br />
<strong>en</strong> même temps, ils vont l’inviter à danser <strong>en</strong>semble, même si c’est <strong>en</strong> même temps totalem<strong>en</strong>t<br />
autre chose. C’est de la danse contemporaine. C’est vraim<strong>en</strong>t une expression<br />
contemporaine. C’est vraim<strong>en</strong>t dans cette t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre les deux. J’avais regardé les textes,<br />
puisque c’est Manuel De Falla et Garcia Lorca, dans les années 20, qui, à Gr<strong>en</strong>ade,<br />
on fait le premier congrès qui a r<strong>en</strong>ouvelé, qui s’est réapproprié le Cante Jondo etc… La<br />
aussi, ils ont réinv<strong>en</strong>té une tradition. Si on est dans cette idée, qu’au fond, les traditions<br />
sont sans cesse à être réinv<strong>en</strong>ter, à réinv<strong>en</strong>ter, c’est à dire qu’elles s’inscriv<strong>en</strong>t dans le<br />
temps, l’<strong>en</strong>nemi principal c’est l’ess<strong>en</strong>tialisme et d’essayer de figer une forme culturelle,<br />
après, tout est ouvert. Place à la création !<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
On n’a pas demandé à Zad Moultaka les réactions des musici<strong>en</strong>s traditionnels arabes par<br />
rapport à sa musique ?<br />
Zad Moultaka<br />
Il y a <strong>en</strong> fait deux catégories. Il y a ceux qui fui<strong>en</strong>t.<br />
Catherine Peillon<br />
Et qui stigmatis<strong>en</strong>t.<br />
Zad Moultaka<br />
Et il y a ceux qui sont intrigués et qui ont <strong>en</strong>vie de r<strong>en</strong>trer dans une av<strong>en</strong>ture comme<br />
celle-là. Pour moi, c’est passionnant parce que ce sont des g<strong>en</strong>s qui sont porteurs d’un<br />
savoir-faire et d’une attitude vis à vis de l’instrum<strong>en</strong>t. Tout à l’heure, je racontais que<br />
j’avais travaillé avec un musici<strong>en</strong>, un joueur de « quanoun », un espèce de psaltérion,<br />
avec les cordes couchées. C’est quelqu’un qui maîtrise très bi<strong>en</strong> l’art du « taksim », l’improvisation,<br />
qui est passé par l’oralité, qui connaît ça depuis tout petit et qui fait ça très<br />
bi<strong>en</strong>. En fait, j’ai essayé de lui donner des formes qui sont différ<strong>en</strong>tes, par exemple de<br />
sortir des modes, ou des gammes qui sont traditionnelles, de lui dire, « Voilà, je te propose<br />
une gamme, avec des intervalles qu’on ne trouve pas du tout dans la musique<br />
arabe, mais qui est quand même basée sur la même chose, qui sont proches au niveau<br />
de l’esprit, des parfums. C’est comme si on pr<strong>en</strong>ait une gamme, qu’on la tordait, qu’on<br />
l’élargissait, qu’elle dev<strong>en</strong>ait élastique et au travers de laquelle on effaçait des notes,<br />
avec des creux. Je lui dis : « Voilà, ce que tu sais faire, ce que tu sais faire avec le taksim,<br />
avec cet instrum<strong>en</strong>t là, est-ce que tu peux le faire à l’intérieur d’une gamme qui n’est pas<br />
la ti<strong>en</strong>ne ? Qui t’est étrangère ? ». Elle n’est pas tout à fait étrangère parce qu’il y a des<br />
<strong>en</strong>droits quand même qui sont des points de repère. En fait, il a joué le jeu, il est r<strong>en</strong>tré<br />
dedans, et c’était absolum<strong>en</strong>t extraordinaire parce qu’il disait : « En même temps, j’ai<br />
l’impression d’être chez moi, et <strong>en</strong> même temps, je n’ai pas l’impression d’y être ». Il avait<br />
<strong>en</strong>vie de recomm<strong>en</strong>cer. Tout à coup, il était dans un espace. Il y a beaucoup de musici<strong>en</strong>s<br />
arabes qui sont, surtout des nouvelles générations, intéressés, qui ont besoin, qui cherch<strong>en</strong>t.<br />
En Turquie c’est la même chose. Des g<strong>en</strong>s qui cherch<strong>en</strong>t un nouvel espace.<br />
Catherine Peillon<br />
Moi je voudrai juste te faire part d’une anecdote, c’est que c’est vrai que les musici<strong>en</strong>s<br />
arabes, sur le mom<strong>en</strong>t, ils peuv<strong>en</strong>t sembler un peu surpris, mais dans le fond, ils sont<br />
très intéressés. Quand ils sont vraim<strong>en</strong>t musici<strong>en</strong>s, quand ils sont créateurs, ils sont toujours<br />
intéressés. D’une part, comme on dit « c’est pas n’importe quoi », ce n’est pas quel-<br />
189
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
que chose qui part, comme ça, ils s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t quelque chose. Je p<strong>en</strong>se par exemple à Nidaa<br />
Abou Mrad, qu’on pourrait presque prés<strong>en</strong>ter comme un intégriste de la tradition. Lui, il<br />
est retourné aux Abbasides, il fait une recherche extrêmem<strong>en</strong>t précise. Il est le grand spécialiste.<br />
Il a étudié non seulem<strong>en</strong>t cette période, mais aussi tous les musicologues qui<br />
avai<strong>en</strong>t étudié cette période. Vous savez, c’est la réflexion, et le discours sur le discours…<br />
Il a tout étudié, c’est un puriste, c’est un intégriste. Au départ, la r<strong>en</strong>contre avec Zad<br />
Moultaka était improbable. Elle était imp<strong>en</strong>sable, parce que, <strong>en</strong> plus, il avait comm<strong>en</strong>cé<br />
par la musique occid<strong>en</strong>tale, le violon baroque… Il est allé tourner un peu partout <strong>en</strong><br />
Europe… Et puis il y a eu cette espèce de retour, comme définitif à cet <strong>en</strong>droit là. Comme<br />
s’il avait trouvé son espace. Donc la r<strong>en</strong>contre avec Zad Moultaka était imp<strong>en</strong>sable. Tu es<br />
d’accord ?<br />
Zad Moultaka<br />
Oui.<br />
Catherine Peillon<br />
Elle était excessivem<strong>en</strong>t difficile. En plus, moi j’avais lu beaucoup de témoignages et<br />
d’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s qu’il avait pu accorder à droite et à gauche. Et je me disais : « Comm<strong>en</strong>t<br />
faire ? ». Parce que je voulais absolum<strong>en</strong>t que ces deux personnes aussi exigeantes se<br />
r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t. Outre le fait qu’il avait ce côté un peu puriste, intégriste, je voulais qu’ils se<br />
r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t. C’était une intuition. Finalem<strong>en</strong>t, la r<strong>en</strong>contre a eu lieu. Au départ, chacun<br />
doit faire un effort terrible, mais il y a une sorte de reconnaissance. Notamm<strong>en</strong>t sur la<br />
pièce que vous avez <strong>en</strong>t<strong>en</strong>due hier, « Zourna », pour ceux qui étai<strong>en</strong>t là, qui est juste<br />
après la lecture de R<strong>en</strong>aud Ego, la première pièce au soprano. Quand Nidaa Abou Mrad<br />
a <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du ça, il l’a trouvée extraordinaire. Alors que c’est quelqu’un qui disait : « Hors<br />
Bach, il n’y a point de salut dans musique occid<strong>en</strong>tale. Il n’y a pas de perspective. Il ne<br />
peut pas y avoir de musique arabe contemporaine ».<br />
Zad Moultaka<br />
Oui, c’est surtout ça. Par rapport à la musique arabe, il n’y a pas de transgression possible.<br />
Catherine Peillon<br />
Que c’était impossible. Donc ça, c’est la première chose. La deuxième, c’est que récemm<strong>en</strong>t,<br />
au cours d’un concert qui était vraim<strong>en</strong>t très expérim<strong>en</strong>tal, ce n’était pas un<br />
concert achevé, c’était une forme <strong>en</strong> dev<strong>en</strong>ir, c’était « La f<strong>en</strong>être sur cour », à la Fondation<br />
Royaumont, un « work in progress », comme on dit, est v<strong>en</strong>u un joueur de nay. Mais ce<br />
joueur de nay, <strong>en</strong> fait n’est pas arabe, ni ori<strong>en</strong>tal, il est tout à fait parisi<strong>en</strong>, et cela fait 25<br />
ans qu’il s’est plongé dans ce milieu là. Il a changé son prénom. De Jean-Luc ou de Hervé,<br />
il est dev<strong>en</strong>u Haroun, et ça s’est accompagné de toute une métamorphose intérieure, ditil.<br />
Je fais exprès d’<strong>en</strong> parler juste après Nidaa Abou Mrad, qui d’ailleurs, est un savant, on<br />
n’<strong>en</strong> trouve plus des g<strong>en</strong>s comme ça, il a aussi un diplôme de Médecine, il a aussi…<br />
<strong>en</strong>fin, bon, il est musicologue, il est violoniste… C’est un homme d’une très grande<br />
<strong>en</strong>vergure. Donc, Haroun arrive au concert. Autant dire qu’il n’apprécie pas l’expéri<strong>en</strong>ce<br />
qui est <strong>en</strong>train d’être donnée. A la fin du concert, il parle à une petite fille, qui <strong>en</strong> fait,<br />
nous a tout rapporté. Il a dit qu’il avait fallu qu’il att<strong>en</strong>de d’avoir, je ne sais pas 50 ans,<br />
pour <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre des choses pareilles, aussi scandaleuses. Donc on s’est trouvé dans cette<br />
position où c’est celui qui a emprunté la culture de l’autre qui est bi<strong>en</strong> plus intégriste que<br />
l’autre. Pour répondre à ta question. Donc celui qui fantasme sur cette culture, lui, il<br />
place tout de suite…<br />
Thierry Fabre<br />
La sur<strong>en</strong>chère des convertis.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Parce que ça le déstabilise.<br />
Catherine Peillon<br />
C’est exactem<strong>en</strong>t la même question qui était posée à l’atelier avec l‘histoire de la langue<br />
dont on ne peut tout transcrire, <strong>en</strong> termes de métrique et de rythmique. C’est à dire que lui,<br />
il a épousé une certaine forme de la culture de l’autre, mais cette forme, il ne peut pas, il ne<br />
l’a pas intégrée de manière à pouvoir réellem<strong>en</strong>t vivre avec cette forme et la faire évoluer.<br />
190
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Depuis tout à l’heure, c’est vrai qu’on parle beaucoup de la liberté qu’il y a dans la tradition,<br />
comme si la tradition ne pouvait qu’être quelque chose qui fige le cœur, qui fige<br />
l’âme, qui fige l’être humain. Mais <strong>en</strong> fait, nous ici, là prés<strong>en</strong>ts, avec notre expéri<strong>en</strong>ce, ce<br />
que l’on a connu dans notre vie, ce que l’on a fait, ce que l’on a eu, la question c’était :<br />
« est-ce que nous avons assez de connaissances, de s<strong>en</strong>sations assez plongées dans ce<br />
que peut apporter…? ». En fait quel est le bonheur que ces g<strong>en</strong>s peuv<strong>en</strong>t trouver par la<br />
pratique traditionnelle, comme quand on étudie un « makam », ou un « rag ». Qu’est-ce<br />
que ces êtres là, qu’on peut considérer comme figés, moi non, qu’est-ce qu’<strong>en</strong> fait, ils<br />
peuv<strong>en</strong>t trouver dans cette pratique p<strong>en</strong>dant tant et tant d’années à l’intérieur de ça ? On<br />
a parlé de la liberté, de la tradition comme quelque chose qui peut figer l’être, dans certains<br />
cas, c’est vrai, mais on n’a pas parlé de pourquoi toutes ces personnes passai<strong>en</strong>t<br />
des heures et des heures, des années, à travailler, ce que vous connaissez, sur un makam<br />
ou un rag. Voilà ma question. J’<strong>en</strong> ai une deuxième pour vous, vous avez dit tout à l’heure<br />
que vous détestiez le Flam<strong>en</strong>co et la Rumba mélangés.<br />
Catherine Peillon<br />
Non, je n’ai pas dit que je détestais, c’était pour animer.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Vous avez dit que vous n’aimiez pas cette fusion.<br />
Catherine Peillon<br />
Ça, c’est mon goût personnel. C’était pour me mettre <strong>en</strong> jeu aussi, <strong>en</strong> tant qu’individu<br />
qui a ses goûts, ses barrières, ses blocages.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Ça j’ai compris, ce que je n’ai pas compris, ça rejoint ce que fait DJ Click finalem<strong>en</strong>t. Il est<br />
dans une liberté artistique, il se nourrit de traditions différ<strong>en</strong>tes et de voyages.<br />
Catherine Peillon<br />
C’est une écriture à un autre niveau à mon avis. La rumba c’est pour des raisons commerciales.<br />
Ils le dis<strong>en</strong>t eux-mêmes.<br />
DJ Click<br />
Souv<strong>en</strong>t il y a un créneau dans le Flam<strong>en</strong>co très commercial.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Comme il y a un créneau dans la musique électronique. Dans ta démarche de création<br />
par exemple, quand tu vas de pays <strong>en</strong> pays, de villages <strong>en</strong> villages, r<strong>en</strong>contrer ces g<strong>en</strong>s,<br />
tu co-signes ces titres avec ces g<strong>en</strong>s ?<br />
DJ Click<br />
B<strong>en</strong>, souv<strong>en</strong>t, c’est des traditionnels <strong>en</strong> fait.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Mais est-ce que tu co-signes avec eux ?<br />
DJ Click<br />
Moi je fais un « arrangem<strong>en</strong>t ».<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Est-ce qu’ils ont des droits sur ce que tu vas v<strong>en</strong>dre après ? Est-ce que tu les intègres<br />
dans l’<strong>en</strong>registrem<strong>en</strong>t ?<br />
DJ Click<br />
Pour les droits Sacem, souv<strong>en</strong>t on met « domaine public ». Ils ne touch<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> là-dessus<br />
parce que ce sont de vieux textes ou de vieux airs. On se met <strong>en</strong> « arrangem<strong>en</strong>ts ».<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Vous, <strong>en</strong> tant que musici<strong>en</strong>s, vous vous mettez <strong>en</strong> « arrangem<strong>en</strong>t » ?<br />
191
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
DJ Click<br />
Eux aussi. S’ils chang<strong>en</strong>t des notes. Souv<strong>en</strong>t, on garde un thème, par exemple, un thème traditionnel,<br />
et après, tout ce qui est les paroles, les chœurs, tout ça, c’est nouveau. On crée<br />
un nouveau truc avec juste une toute petite base. Donc on se met <strong>en</strong> « arrangem<strong>en</strong>t », ou<br />
<strong>en</strong> « co-auteur ». Mais il y a tout le temps le domaine public quelque part.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Parce que ce sont des musiques traditionnelles très anci<strong>en</strong>nes qui ne peuv<strong>en</strong>t pas être<br />
déclarées. Mais quand tu samples un musici<strong>en</strong> par exemple ?<br />
DJ Click<br />
Mais ça, ça existe. Il y a quelques personnes de Serbie qui ont déposé les anci<strong>en</strong>s titres<br />
quoi !<br />
Et ça, b<strong>en</strong>, la Sacem est là pour ça.<br />
Catherine Peillon<br />
C’est un grand débat.<br />
DJ Click<br />
Mais c’est faisable, tu sais. Normalem<strong>en</strong>t, la Sacem, <strong>en</strong> France, vérifie tout ça.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Je parlais de ça uniquem<strong>en</strong>t pour le rapport humain.<br />
DJ Click<br />
Mais dans les pays de l’Est, et même au Maghreb, c’est un peu l’anarchie, tout ce qui est<br />
droit d’auteurs.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Et c’est aussi l’anarchie chez les dj qui vont sampler des êtres qui sont absolum<strong>en</strong>t fantastiques<br />
et le mec va mettre deux pieds et une basse et <strong>en</strong> fait, tout le monde va chanter<br />
le thème du monsieur du village qui n’a jamais touché un seul c<strong>en</strong>time.<br />
DJ Click<br />
Moi ça n’est pas ce que je fais. J’ai bi<strong>en</strong> dit que je les avais fait v<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> France et j’ai fait<br />
des papiers tout ça, car je ne trouve pas ça intéressant.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
C’est ce que j’apprécie dans ta démarche.<br />
DJ Click<br />
Bon, ce sont les compils Bouddha Bar, tout le monde connaît. Tu pr<strong>en</strong>ds un truc traditionnel<br />
qui sonne bi<strong>en</strong>, et derrière tu fais ta sauce, avec les plugs-in, l’ordinateur, et tu<br />
passes ça dans un bar, c’est génial, ça chante bi<strong>en</strong>, mais bon…<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Et sur la tradition, alors ?<br />
Catherine Peillon<br />
Moi j’ai une chose à dire sur la tradition, c’est que les g<strong>en</strong>s dont on parle, qui vont bloquer<br />
sur un makam ou sur un raga, déjà, ça relève pour moi, je ne porte aucun jugem<strong>en</strong>t,<br />
parce que…<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Utiliser le terme « bloquer », c’<strong>en</strong> est un de jugem<strong>en</strong>t, immédiatem<strong>en</strong>t.<br />
Catherine Peillon<br />
Non, mais je vais le dire, malgré la connotation des mots, je ne porte pas de jugem<strong>en</strong>t,<br />
parce qu’il est légitime de se nourrir de ce dont on a besoin de se nourrir. On n’a pas de<br />
jugem<strong>en</strong>t à porter là-dessus. Ce dont j’ai besoin à un mom<strong>en</strong>t donné de ma vie. Mais<br />
pour moi, c’est quand même un simulacre, parce qu’au fond, ce que je crois, c’est que la<br />
192
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
tradition, c’est quelque chose qui est <strong>en</strong> perpétuelle transformation. Ce qu’on appelle <strong>en</strong><br />
général des traditions, c’est la fixation de formes à un mom<strong>en</strong>t donné, notamm<strong>en</strong>t, souv<strong>en</strong>t,<br />
c’est à la fin du 19 ème siècle. Et pour moi, la tradition, c’est quelque chose dont on<br />
est porteur, et qui est tout le temps sur la brèche. Tout le temps <strong>en</strong> porte à faux. Tout le<br />
temps, c’est ce que je voulais dire aussi, dans sa propre transgression.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Je parlais simplem<strong>en</strong>t du fait qu’on ait une réponse ou pas par rapport à ce que pouvait<br />
am<strong>en</strong>er une pratique traditionnelle très int<strong>en</strong>se et très rigide. Une réponse qui pourrait<br />
nous faire compr<strong>en</strong>dre pourquoi ces g<strong>en</strong>s là se focalis<strong>en</strong>t sur une pratique qui est très<br />
rude, très int<strong>en</strong>se, très pragmatique, dans un makam ou dans un rag. Quel bonheur il<br />
peut y avoir dedans ?<br />
Zad Moultaka<br />
Ce sont des traditions tellem<strong>en</strong>t fortes, que déjà une pratique comme celle là est un<br />
espace qui est énorme et très important. Je n’ai pas le souv<strong>en</strong>ir qu’on ait dit que…<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Non, mais dans tout le débat, on a parlé de la liberté et de la tradition, du poids de la<br />
tradition, pas de ce que ça pouvait am<strong>en</strong>er.<br />
Zad Moultaka<br />
Il y a quelque chose qui me travaille beaucoup. J’ai l’impression que dans le temps, les<br />
hommes étai<strong>en</strong>t dans une attitude qui était beaucoup plus, bon, c’est un peu dangereux<br />
de parler comme ça, mais c’est pas grave, plus intérieur. Il y avait quelque chose qui les<br />
reliait plus. Les hommes étai<strong>en</strong>t plus reliés qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, on n’est plus<br />
relié, à quelque chose, quelle qu’elle soit. On peut l’appeler Dieu, on peut l’appeler tout<br />
ce qu’on veut. Il y a eu une coupure qui s’est opérée. J’ai l’impression qu’il y a une perte<br />
de s<strong>en</strong>s. Quand on regarde les choses anci<strong>en</strong>nes, les vieilles formes, les vieilles traditions,<br />
toutes ces choses là, on se r<strong>en</strong>d compte que comme il y avait une liaison avec quelque<br />
chose qui dépassait l’homme et son propre… il s’est passé quelque chose, qu’on<br />
peut appeler, je ne sais pas, un espace spirituel, qui a traversé les œuvres et les traditions.<br />
Aujourd’hui, on est dans une attitude de regard, une attitude de consommation et<br />
de distanciation par rapport à tout ça. Moi <strong>en</strong> tout cas, ce que je cherche, c’est ce qui se<br />
disait tout à l’heure, <strong>en</strong> même temps, on ne peut pas rev<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> arrière, c’est impossible.<br />
Dans la nature, une fleur qui pousse ne peut jamais faire un chemin inverse. Elle est<br />
vouée à pousser, à monter, à ce qu’elle monte le plus haut possible, et <strong>en</strong>suite, à ce<br />
qu’elle meure. Toutes les civilisations ont toujours ce chemin là, qu’on le veuille ou pas.<br />
Sauf que chez nous, on a la possibilité de rev<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> arrière parce qu’on a peur.<br />
L’acceptation ou l’inacceptation de la mort, notre consci<strong>en</strong>ce fait qu’on a peur parfois<br />
d’avancer donc on s’accroche à des choses anci<strong>en</strong>nes. Ce que je trouve intéressant<br />
aujourd’hui, <strong>en</strong> tout cas pour moi <strong>en</strong> tant que compositeur, c’est de questionner ces traditions.<br />
A quel <strong>en</strong>droit elles ont quelque chose de très profond ? A quel <strong>en</strong>droit l’ess<strong>en</strong>ce,<br />
parce qu’elles conti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t une ess<strong>en</strong>ce que nous on a perdu aujourd’hui. C’est à cet<br />
<strong>en</strong>droit là que moi j’ai <strong>en</strong>vie de puiser. Elle ne passe pas forcém<strong>en</strong>t par une connaissance,<br />
paradoxalem<strong>en</strong>t. Elle est véhiculée par d’autres choses. Une attitude de liberté<br />
justem<strong>en</strong>t, d’ouverture et d’humilité. En même temps, je suis dans une autre av<strong>en</strong>ture,<br />
je ne veux pas rev<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> arrière, mais <strong>en</strong> même temps, aujourd’hui, comm<strong>en</strong>t faire pour<br />
pouvoir intégrer cette ess<strong>en</strong>ce là qui est vitale, pour moi et pour nous tous finalem<strong>en</strong>t.<br />
C’est peut-être <strong>en</strong> cela qu’il peut y avoir un regard vers ces traditions qui est très important.<br />
Sauf qu’il y a deux attitudes. Le danger c’est qu’il y <strong>en</strong> a qui tomb<strong>en</strong>t justem<strong>en</strong>t dans<br />
le piège de l’<strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>t.<br />
Un homme dans l’assemblée<br />
Là vous avez vraim<strong>en</strong>t répondu à ma question. C’est ce que j’avais <strong>en</strong>vie d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre,<br />
<strong>en</strong>fin, de compr<strong>en</strong>dre surtout. Ce qui me plaît dans ce que vous avez dit, c’est qu’il n’y a<br />
aucun conflit dans ce que vous exprimez et que réellem<strong>en</strong>t il y a une beauté dans votre<br />
démarche, qu’elle soit contemporaine ou dans l’ess<strong>en</strong>ce de la tradition. Je p<strong>en</strong>se qu’il n’y<br />
a pas besoin de conflits pour découvrir les belles choses dans leur universalité. Une dernière<br />
question, j’ai un peu accaparé le débat, excusez-moi. A quel mom<strong>en</strong>t avez-vous<br />
décidé, quel est le signe, la chose <strong>en</strong> vous qui a été un éveil profond, de quitter votre<br />
193
Traditions, transgressions, proposé par La P<strong>en</strong>sée de Midi<br />
métier de concertiste, le chemin que vous aviez choisi, pour une rupture totale avec cet<br />
anci<strong>en</strong> chemin, pour avoir une autre recherche ? Qu’est-ce qui s’est passé <strong>en</strong> vous ?<br />
Zad Moultaka<br />
C’est quelque chose qui s’est fait sur presque 20 ans. Au début, on ne sait pas très bi<strong>en</strong>,<br />
et à un mom<strong>en</strong>t donné, ça devi<strong>en</strong>t une évid<strong>en</strong>ce. C’est difficile d’<strong>en</strong> parler. J’ai eu l’impression<br />
qu’il y avait un décalage <strong>en</strong>tre ce que je faisais, et le travail que je fournissais,<br />
et le temps que je donnais aux choses que je faisais, et le monde, ma perception du<br />
monde, et donc l’<strong>en</strong>vie que les choses que j’avais <strong>en</strong>vie de dire <strong>en</strong> tant qu’être et de trouver<br />
ma place par rapport à ce qui se trouvait autour de moi. J’avais <strong>en</strong>vie d’exprimer des<br />
choses à mon échelle, à mon <strong>en</strong>droit, juste pour pouvoir exister <strong>en</strong> fait. Ce n’est pas du<br />
tout <strong>en</strong> terme de message, tout ça. C’est juste qu’à un mom<strong>en</strong>t, on est à un <strong>en</strong>droit, et il<br />
faut qu’on réagisse. Avec quel outil on réagit ? Moi l’outil avec lequel je travaillais ne me<br />
suffisait plus. Je s<strong>en</strong>tais que j’étais décalé et dans un chemin qui ne me permettait pas<br />
de questionner le monde comme j’avais <strong>en</strong>vie de le questionner, et du coup de me questionner<br />
dans le monde.<br />
194
LES INTERVENANTS<br />
Daniel LEMAHIEU<br />
Né <strong>en</strong> 1946 à Roubaix. Auteur dramatique et metteur <strong>en</strong> scène, Daniel Lemahieu a lui-même porté à la<br />
scène plusieurs de ses pièces notamm<strong>en</strong>t à La Rose des V<strong>en</strong>ts, scène nationale de Vill<strong>en</strong>euve d'Asq :<br />
D'siré (1983), Carbonezani (1989), La Voix de son maître (1991), et L’Idéal (1989) au Théâtre de l'Athénée-<br />
Louis Jouvet à Paris.<br />
Son parcours d'auteur est marqué par des collaborations artistiques privilégiées avec certains<br />
metteurs <strong>en</strong> scène dont Michel Dubois (La Gangrène, 1977 et L’Etalon or, 1988), Pierre-Eti<strong>en</strong>ne Heymann<br />
(Viols et Enfer et fils, 1980, Entre chi<strong>en</strong> et loup, 1982, Djebels, 1988, Bye Bye Lerhstück, 1990) ou <strong>en</strong>core<br />
Jean-Pierre Ryngaert (Bavures, 1980 et Beaux Draps, 1985). Usinage, mis <strong>en</strong> scène par Claude Yersin à Ca<strong>en</strong><br />
<strong>en</strong> 1984, obti<strong>en</strong>t le prix du syndicat de la critique dramatique « Georges Lerminier » <strong>en</strong> 1985.<br />
Daniel Lemahieu est égalem<strong>en</strong>t l'auteur des adaptations d'Antigone de Sophocle, et de La Tragédie du roi<br />
Richard II de Shakespeare (toutes deux mises <strong>en</strong> scène par Jean-Marc Bourg <strong>en</strong> 1994 et 1995).<br />
Il compose aussi pour les marionnettes et le théâtre d'objet (Paroles Mortes ou Lettres de Pologne), pour<br />
auteurs, marionnettes et prothèses, réalisation de François Lazaro (Clastic Théâtre, Théâtre d'Arras,<br />
1996).<br />
Ses textes ont été montés notamm<strong>en</strong>t par Alain Bézu, Gilone Brun, Jean-Michel Coulon, Patrick Conan,<br />
Dominique Dolmieu, Yves Gourmelon, Thierry Hancisse, Ricardo Lopez Munoz, Gilbert Rouvière.<br />
Collaborateur artistique d'Antoine Vitez et secrétaire général du Théâtre national de Chaillot de 1985<br />
à 1988, puis conseiller artistique au Théâtre national de la communauté française de Belgique, Daniel<br />
Lemahieu est aujourd'hui maître de confér<strong>en</strong>ces à l'Institut d'études théâtrales de la Sorbonne<br />
Nouvelle, Paris III. Par ailleurs il participe à la rédaction d'ouvrages théoriques et de revues sur le<br />
théâtre. Il participe à la rédaction d'ouvrages critiques, parmi lesquels Le dictionnaire <strong>en</strong>cyclopédique du<br />
Théâtre, Les Cahiers de Prospero, Les Cahiers de la Comédie-Française, Théâtre / Public, Europe, L'Art du théâtre,<br />
Registres, Frictions, Pratiques, Répliques, Du théâtre (la revue), Puk, Alternatives théâtrales...<br />
Jean-Pierre RYNGAERT<br />
Professeur (Études théâtrales) à l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle. Auteur d’ouvrages et<br />
d’articles, notamm<strong>en</strong>t Introduction à l’analyse du théâtre, (nelle ed.Nathan) ; sur les dramaturgies contemporaines<br />
(dont Lire le théâtre contemporain, Nathan, 2000 ; et, avec Joseph Danan, Élém<strong>en</strong>ts pour une histoire<br />
du texte de théâtre, Dunod, 1997) et sur les relations <strong>en</strong>tre le théâtre et la formation (Le jeu dramatique <strong>en</strong><br />
milieu scolaire, De Bœck, 3e éd. 1996 (première ed. 1977) ; Jouer, représ<strong>en</strong>ter, CEDIC, 1985).<br />
Récemm<strong>en</strong>t, Nouveaux territoires du dialogue (direction, Actes Sud-Papiers, 2005) et Le personnage théâtral<br />
contemporain (avec J. Sermon, Théâtrales, 2006).<br />
Co-responsable, avec J.P. Sarrazac, d’un groupe de recherche intitulé « Poétique du drame moderne et<br />
contemporain ».<br />
A fondé et dirigé le Théâtre de Nantes (T.U) dans les années quatre-vint-dix.<br />
Metteur <strong>en</strong> scène (récemm<strong>en</strong>t, Celle-là de Daniel Danis <strong>en</strong> Suisse et divers travaux dans des écoles de<br />
théâtre).<br />
Directeur de l’université d’été du festival « La Mousson d’été ».<br />
Nicolas FRIZE<br />
Nicolas Frize comm<strong>en</strong>ce des études de piano à cinq ans et de chant à 8 ans, les poursuit jusqu'au<br />
niveau supérieur, pr<strong>en</strong>d des cours de direction chorale, est l'élève de Pierre Schaeffer dans la classe de<br />
composition électroacoustique du Conservatoire National Supérieur de Paris, conjointe au Stage du<br />
Groupe de recherches musicales de l'INA (1973/1974), puis devi<strong>en</strong>t assistant de John Cage à New-York<br />
durant neuf mois, dans le cadre de la bourse "Villa Médicis - Hors les murs" (1978) octroyée par le<br />
ministère français des Affaires Étrangères.<br />
Nicolas Frize reçoit le Grand Prix de l’Innovation Culturelle du ministère de la Culture (1995 – Philippe<br />
Douste-Blazy) puis est fait Chevalier dans l’Ordre National du Mérite (2000 - Catherine Trautman), s’est<br />
vu décerner successivem<strong>en</strong>t la médaille de la Sacem, la médaille Pénit<strong>en</strong>tiaire et la médaille de la ville<br />
de Saint-D<strong>en</strong>is.<br />
Membre de la LDH (délégué du groupe de travail « Prisons »), de l’AFC, de Pénombre, membre du jury<br />
de la Bourse Zoomeroff, du Cercle des Halles, du Club de la Sirène, du comité d’expert pour le 104, rue<br />
d’Aubervilliers, adhér<strong>en</strong>t à Agir ici…<br />
Philippe GUISGAND<br />
Philippe Guisgand est maître de confér<strong>en</strong>ces <strong>en</strong> arts du spectacle/danse à l'UFR Arts & Culture de<br />
l’Université de Lille 3.<br />
Il est responsable pédagogique de la Lic<strong>en</strong>ce Danse du Départem<strong>en</strong>t de Musique et de Danse.<br />
Il est co-directeur et chercheur au C<strong>en</strong>tre d'Etudes des Arts Contemporains (EA 3587).<br />
Spécialiste de l'œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker, ses autres axes de recherche sont la réception<br />
esthétique du spectacle dansé, la r<strong>en</strong>contre de la danse avec les autres arts, les méthodes d'analyse<br />
des œuvres chorégraphiques.<br />
195
Les interv<strong>en</strong>ants<br />
Gérard MAYEN<br />
Gérard May<strong>en</strong> est journaliste, critique de danse (Mouvem<strong>en</strong>t, Danser, Quant à la danse), titulaire d’un<br />
DEA <strong>en</strong> danse de l’université Paris 8. Il est égalem<strong>en</strong>t pratici<strong>en</strong> de la méthode Feld<strong>en</strong>kraïs et intervi<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> tant que médiateur de la culture chorégraphique pour différ<strong>en</strong>tes structures. Auteur de Marche <strong>en</strong><br />
danse, dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier, l’Harmattan 2005 et Danseurs contemporains du Burkina<br />
Faso, l’Harmattan, 2006.<br />
Patrick BEN SOUSSAN<br />
Pédopsychiatre, membre fondateur et Présid<strong>en</strong>t de l’ARANE (Association pour la Recherche <strong>en</strong><br />
Aquitaine sur le Nourrisson et son Environnem<strong>en</strong>t), Patrick B<strong>en</strong> Soussan est égalem<strong>en</strong>t chargé de<br />
cours pour des écoles de puériculture et de psychomotricité, pour un institut de formation aux soins<br />
infirmiers, à l’Université, <strong>en</strong> facultés de médecine de Bordeaux, Marseille, R<strong>en</strong>nes-Ca<strong>en</strong> et de sci<strong>en</strong>ces<br />
humaines (psychologie) d’Aix-Marseille.<br />
Patrick B<strong>en</strong> Soussan est actuellem<strong>en</strong>t responsable de l’Unité de psycho-oncologie à l’Institut Paoli-<br />
Calmettes <strong>en</strong> région Prov<strong>en</strong>ce-Alpes-Côtes d’Azur.<br />
Il dirige aux éditions Erès, la revue Spirale depuis 1996, les collections Mille et Un bébés, depuis 1997 et<br />
Même pas vrai depuis 2003.<br />
Il aime particulièrem<strong>en</strong>t la littérature jeunesse et s’intéresse aux relations que les <strong>en</strong>fants <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
avec l’art.<br />
Il est auteur de nombreux ouvrages, notamm<strong>en</strong>t Les Bébés vont au théâtre avec Pascale Mignon ( décembre<br />
2006 éditions Erès collection Mille et un bébés ).<br />
Dominique BÉRODY<br />
Délégué général jeunesse et déc<strong>en</strong>tralisation <strong>en</strong> Yvelines au C<strong>en</strong>tre dramatique national de<br />
Sartrouville, il est codirecteur de la collection Heyoka-jeunesse (coédition Actes Sud Papiers/ CDN de<br />
Sartrouville).<br />
Il est présid<strong>en</strong>t de Scènes d’<strong>en</strong>fance et d’ailleurs, association nationale des professionnels des arts de<br />
la scène <strong>en</strong> direction des jeunes publics.<br />
Il est égalem<strong>en</strong>t membre de la commission littérature jeunesse du C<strong>en</strong>tre national du livre (CNL) et<br />
membre du comité d’experts de la DRAC Ile-de-France.<br />
En tant qu’auteur, on lui doit plusieurs ouvrages sur le théâtre jeune public :<br />
Théâtres et <strong>en</strong>fance : l’émerg<strong>en</strong>ce d’un répertoire.- Théâtre aujourd’hui n°9 SCEREN (CNDP). 2003 - Le répertoire<br />
jeune public <strong>en</strong> question - Publication de l’association ANETH - Jeune public <strong>en</strong> France - Chroniques de l'AFAA,<br />
La Docum<strong>en</strong>tation française. 1998<br />
Il est rédacteur <strong>en</strong> chef du numéro spécial sur l’écriture théâtrale pour l'<strong>en</strong>fance et la jeunesse de<br />
Griffon revue de littérature jeunesse (novembre décembre 1998).<br />
Il est égalem<strong>en</strong>t chroniqueur jeune public du théâtre (la revue) Actes-Sud. 1993 - 1998<br />
En tant qu’éditeur, il a créé les éditions « Très Tôt théâtre » 1987/1997. Il publie Bruno Castan, Claude<br />
Morand, Karin Serres, Dominique Paquet, Françoise Pillet, Françoise du Chaxel, Borje Lindstrom,<br />
Reine Bartève, Jean Louis Bauer, Frédéric Révér<strong>en</strong>d.<br />
En tant que chargé de mission (1998 -1999), il a dirigé pour la DRAC Ile-de-France l’Etat des lieux de<br />
l’éducation artistique <strong>en</strong> Ile-de-France, organisé le Colloque sur l’éducation artistique pour l’ Action<br />
culturelle de Trappes (ACT) Festival Banlieues’Art et réalisé, le projet de développem<strong>en</strong>t de la bi<strong>en</strong>nale<br />
Odyssées 78 - Heyoka - C<strong>en</strong>tre dramatique national pour l’<strong>en</strong>fance et la jeunesse de Sartrouville.<br />
196<br />
Christian CARRIGNON<br />
Metteur <strong>en</strong> scène, comédi<strong>en</strong> et codirecteur du Théâtre de Cuisine :<br />
« Mon nom est Christian Carrignon . Et j'ai les mêmes initiales que Christophe Colomb. Je suis gaucher<br />
comme lui. C'est-à-dire que je suis toujours ailleurs, prêt aux grandes av<strong>en</strong>tures, dans la Lune si<br />
l’on veut... En 68 j’ai 20 ans, fac d’Histoire-Géo. L’histoire, c’est un peu le temps, la géo, un peu l’espace.<br />
L’Espace, le Temps, c’est pas bon pour les dyslexiques! Je manifeste ma différ<strong>en</strong>ce. Puis je trouve<br />
ma voie : le théâtre, où l’espace et le temps se laiss<strong>en</strong>t «m<strong>en</strong>tir» docilem<strong>en</strong>t. Je me forme sur le plateau<br />
au Théâtre de la Mama de Paris, au Théâtre de la Clairière. Je frôle Grotowski… Je suis autodidacte.<br />
Je picore là où c’est bon.<br />
Mais est-ce sérieux de dire ça dans un CV?<br />
Puis je fais des marionnettes à la Cie de l’Echelle. Et bi<strong>en</strong> sûr je me mets à côté du castelet, je le fais<br />
tomber d’un coup de pied. Je suis comédi<strong>en</strong> et marionnettiste, coincé dans l’<strong>en</strong>tre-deux, avec la même<br />
quantité de plaisir<br />
d’un côté comme de l’autre. Mes mains se dégant<strong>en</strong>t. Et se rempliss<strong>en</strong>t d’objets dérisoires, un peu<br />
kitchs. Je me r<strong>en</strong>ds compte que je fais du Théâtre d’Objet quand Katy inv<strong>en</strong>te le terme <strong>en</strong> 1981.<br />
Le théâtre d’objet a quelque chose à voir avec les marionnettes, mais il est un peu contre aussi. J’aime<br />
les Vilains Petits Canards… Il y a plusieurs canards qui naiss<strong>en</strong>t <strong>en</strong> même temps : Manarf, Vélo<br />
Théâtre, Théâtre de Cuisine, Bricciole. Ils se ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t chaud <strong>en</strong>semble, histoire de se rassurer sur leurs<br />
démarches inclassables (canards boiteux ?…). Le théâtre d’objet s’inv<strong>en</strong>te à l’aube des années 80. Il<br />
parle de nos vies de banlieusards du monde, au travers de ses objets manufacturés. Et puis le mouvem<strong>en</strong>t<br />
s’affirme et je m’affirme.<br />
Il y a une compagnie, fondée avec Katy Deville <strong>en</strong> 1979, dont le premier spectacle (qui ti<strong>en</strong>t dans une<br />
valise et fait le tour du monde) le Théâtre de Cuisine, donne son nom à la compagnie. En 25 ans, 25 spectacles<br />
balis<strong>en</strong>t le chemin de la compagnie, des spectacles qui fouill<strong>en</strong>t dans les arts plastiques et le<br />
montage cinéma, qui vont voir vers le<br />
muet, comme on dit du cinéma muet et le parlant aussi, comme on dit du théâtre parlant… Certains
Les interv<strong>en</strong>ants<br />
de ces spectacles sont des repères secrets, sept petits cailloux blancs : L’Opéra Bouffe, Catalogue de Voyage,<br />
Opération Jules Verne, Mémoire de Mammouth, Shakespeare-Perrault, La Caverne est un Cosmos, l’Anthologie du théâtre<br />
d’objet. Ils ont été largem<strong>en</strong>t diffusés <strong>en</strong> France et <strong>en</strong> Europe, et ailleurs aussi avec l’AFAA. »<br />
Christian Carrignon, marseille le 1 er avril 2007.<br />
Philippe DORIN<br />
Philippe Dorin écrit des pièces de théâtre pour les <strong>en</strong>fants depuis 25 ans, d’abord au TJP de Strasbourg,<br />
<strong>en</strong>tre 1980 et 1992. En 1994, il r<strong>en</strong>contre Sylviane Fortuny avec laquelle il crée des ateliers d’écriture et<br />
d’arts plastiques. Ensemble, ils fond<strong>en</strong>t la Compagnie Pour Ainsi Dire. Le texte et la création d’espaces<br />
poétiques forts sont la base de leur travail destiné aux <strong>en</strong>fants. De ce compagnonnage naîss<strong>en</strong>t 4<br />
spectacles. Depuis 1999, Philippe Dorin travaille avec d’autres compagnons metteurs <strong>en</strong> scène : Ismaïl<br />
Safwan (Flash marionnettes), Michel Frœhly (Cie L’Heure du Loup), Nathalie B<strong>en</strong>sard (Cie La Rousse),<br />
avec lesquels il poursuit un travail pas uniquem<strong>en</strong>t destiné aux <strong>en</strong>fants. Par ailleurs, il aime créer des<br />
installations à partir de feuilles et de boulettes de papier, afin de prolonger, au-delà des mots, l’univers<br />
rêvé de l’écriture. (Pour <strong>en</strong> savoir plus sur le travail de Philippe Dorin, voir L'Itinéraire d'auteur N°9,<br />
Philippe Dorin, Editions CNES, 2006).<br />
Christian DUCHANGE<br />
C'est <strong>en</strong> dirigeant une troupe amateur d'<strong>en</strong>fants et d'adolesc<strong>en</strong>ts, <strong>en</strong> animant des r<strong>en</strong>contres internationales<br />
de jeunes au Festival d'Avignon puis un atelier de formation pour amateurs au Théâtre de<br />
Bourgogne qu'il attrape définitivem<strong>en</strong>t le virus du théâtre. Il quitte les chemins de l'Education<br />
Nationale, son métier de conseiller pédagogique pour fonder sa compagnie de théâtre L'Artifice. Le<br />
comédi<strong>en</strong> amateur saute le pas, devi<strong>en</strong>t professionnel et reste <strong>en</strong> Côte d'Or. Il décide de créer surtout<br />
pour le jeune public, de porter le théâtre hors de l'institution pour des publics qui n'ont pas l'occasion<br />
de s'y r<strong>en</strong>dre (appartem<strong>en</strong>t, rue, quartier...).<br />
Le metteur <strong>en</strong> scène a su donner la prépondérance au jeu des comédi<strong>en</strong>s, affirmer ses <strong>en</strong>vies de textes,<br />
questionner les formes théâtrales par des projets artistiques à la taille d'une cité. Avec CrasseTignasse,<br />
il fait l'unanimité, <strong>en</strong>tre dans la cour des institutions culturelles et peut continuer son travail sur l'élém<strong>en</strong>tarité<br />
des langages. En 2001, L'Artifice est conv<strong>en</strong>tionnée par la DRAC Bourgogne. En 2005, Lettres<br />
d'amour reçoit le prix du meilleur spectacle jeune public lors de la cérémonie des Molières 2005.<br />
Sylviane FORTUNY<br />
Sylviane Fortuny découvre le théâtre destiné aux <strong>en</strong>fants <strong>en</strong> 1986, comme manipulatrice, puis comme<br />
comédi<strong>en</strong>ne avec Kim Vinter et Bernard Sultan au Théâtre de Sartrouville (Heyoka).<br />
En 1994, elle r<strong>en</strong>contre Philippe Dorin avec lequel elle inv<strong>en</strong>te des ateliers d’écriture où les arts plastiques<br />
ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t une place importante. Ensemble, ils cré<strong>en</strong>t la Compagnie Pour Ainsi Dire dont elle<br />
devi<strong>en</strong>t la metteur <strong>en</strong> scène et dont elle réalise la scénographie des spectacles.<br />
Elle réalise égalem<strong>en</strong>t d’autres mises <strong>en</strong> scène pour d’autres compagnies : Émile et Angèle – correspondance,<br />
de Françoise Pillet et Joël da Silva, et L’<strong>en</strong>volé de Joëlle Rouland.<br />
Isabelle HERVOUËT<br />
Isabelle Hervouët est peintre, comédi<strong>en</strong>ne et metteur <strong>en</strong> scène. Elle dirige avec Paolo Cardona, la compagnie<br />
de théâtre Skappa! qu’ils ont fondée <strong>en</strong>semble. Ils visit<strong>en</strong>t depuis 15 ans les arts plastiques et<br />
le théâtre, développant un langage où se combin<strong>en</strong>t images, paroles, gestes, musiques, comme autant<br />
de mots qui écriv<strong>en</strong>t la phrase du spectacle. Tous deux sont <strong>en</strong>gagés dans une réflexion sur le théâtre<br />
jeune public-tout public mais, qu’il s’agisse des petits des crèches ou des adolesc<strong>en</strong>ts, leur langage est<br />
toujours celui des adultes qu’ils sont et leurs outils ceux de Skappa ! Leurs spectacles reflèt<strong>en</strong>t ainsi<br />
leur propre parcours : théâtre d’ombres, d’objets, théâtre-peinture ; un théâtre qui toujours se cherche<br />
et évolue. À chacune de leur création, Paolo Cardona et Isabelle Hervouët propos<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>ts niveaux<br />
de lecture du propos qui se développe sur scène, imagin<strong>en</strong>t une situation de représ<strong>en</strong>tation chaque fois<br />
différ<strong>en</strong>te : ils cherch<strong>en</strong>t à créer des passerelles <strong>en</strong>tre les publics et les objets artistiques.<br />
Brigitte LALLIER-MAISONNEUVE<br />
Chanteuse et comédi<strong>en</strong>ne de formation, son itinéraire l’a conduite vers le théâtre musical et la mise<br />
<strong>en</strong> scène, réservant toujours dans son travail une place prépondérante au traitem<strong>en</strong>t de la voix, chantée<br />
et parlée. Elle est depuis une quinzaine d’années directrice du Théâtre Athénor à Saint<br />
Nazaire/Nantes, où elle privilégie le croisem<strong>en</strong>t des langages artistiques. Le Théâtre Athénor a fait de<br />
la r<strong>en</strong>contre des jeunes avec la création contemporaine, l’axe principal de son projet. Des formes artistiques<br />
y sont proposées pour tous les publics dès la petite <strong>en</strong>fance.<br />
Depuis 92, elle consacre une partie de sa démarche de recherche aux formes artistiques dédiées à la<br />
petite <strong>en</strong>fance : Câlins, Passages, puis <strong>en</strong> collaboration avec le Tam Teatromusica de Padoue <strong>en</strong> Italie,<br />
Douceamer et l’air de l’eau. Elle participe régulièrem<strong>en</strong>t à des festivals et des colloques consacrés à la<br />
création artistique et l’<strong>en</strong>fance <strong>en</strong> France et à l’étranger.<br />
« Nous faisons un travail de recherche sur le grain de la voix, on se pose dans un coin pour écouter les<br />
tous petits, on se nourrit d’eux. C’est un parcours musical que l’on partage avec les petits, on ne cherche<br />
pas à capter, on est là avec notre voix, notre prés<strong>en</strong>ce. La voix qui chante, c’est un mom<strong>en</strong>t fort,<br />
une prés<strong>en</strong>ce charnelle. L’<strong>en</strong>fant est d’emblée dans l’écoute, le son, dans cette matérialité, le plaisir<br />
d’une forme, d’une s<strong>en</strong>sation, il n’a pas besoin de passer par la représ<strong>en</strong>tation d’une chose, pas besoin<br />
d’histoire. Il est dans la matière ». Brigitte Lallier-Maisonneuve<br />
197
Les interv<strong>en</strong>ants<br />
Anne LUTHAUD<br />
Anne Luthaud est née <strong>en</strong> 1962. Après des études de stylistique et d’histoire, elle a participé à la création<br />
de la Fémis avant d’<strong>en</strong> dev<strong>en</strong>ir directrice d’études, puis a travaillé dans l’édition, <strong>en</strong>tre autres<br />
comme lexicographe et directrice de collection pour les Éditions Larousse. Elle a <strong>en</strong>suite dirigé une<br />
revue de cinéma «Cinémas croisés » y organisant notamm<strong>en</strong>t la r<strong>en</strong>contre d’écrivains et de «fabricants<br />
de cinéma». Anne Luthaud est l’auteur d’un premier roman, Garder (Verticales, 2002 ; Prix de l'INFL ;<br />
Prix de l'ENS Cachan), et mène des travaux d’écriture (ateliers, interv<strong>en</strong>tions avec des plastici<strong>en</strong>s...)<br />
auxquels elle mêle un travail sur l’image. Elle a écrit deux textes pour le théâtre : Le Bleu de Madeleine et<br />
Les clés, la grand-mère et la haine, 3 monologues pour 3 femmes, mis <strong>en</strong> scène par Anne-Marie<br />
Marquès, qui tourne depuis sa création <strong>en</strong> 2005 (consulter la <strong>page</strong> «Paroles d'auteur»).<br />
Elle fait paraître chez Verticales son deuxième livre, Blanc fin septembre 2006. Et aussi à l’automne<br />
2006, Tondue, un texte pour des photos de Philippe Bertin, à L’Atelier du grand Tétras.<br />
Nathalie PAPIN<br />
Formée à l’Art du geste, Nathalie Papin se consacre progressivem<strong>en</strong>t à l’écriture. P<strong>en</strong>dant plusieurs<br />
années, elle a été comédi<strong>en</strong>ne et metteur <strong>en</strong> scène. Elle a animé des ateliers-théâtre pour <strong>en</strong>fants et<br />
adolesc<strong>en</strong>ts et créé plusieurs spectacles dont Les Clefs de Perrault primé au Festival National de théâtre<br />
d’<strong>en</strong>fants à Perros-Guirrec.<br />
Parallèlem<strong>en</strong>t, elle se consacre à la formation théâtrale et anime des ateliers d’écriture pour adultes,<br />
puis a successivem<strong>en</strong>t été chargée de mission pour le jeune public au Carré Magique, Théâtre de<br />
Lannion et responsable de la programmation théâtre dans les Côtes d’Armor.<br />
Responsable du secteur théâtre à la Fédération des œuvres Laïques de Saint-Brieuc, elle met <strong>en</strong> place<br />
des classes d’initiation artistique et des classes culturelles, ainsi qu’un projet de dynamisation des<br />
communes de zone rurale, par le biais de projets culturels à l’école.<br />
L’été, elle <strong>en</strong>cadre des colonies théâtre pour la mairie de Saint-Brieuc et des camps roulottes destinés<br />
aux adolesc<strong>en</strong>ts pour lesquels elle écrit et crée des spectacles : Les Semeurs de rêves ; Le Prince des pierres ;<br />
Mais où sont mes dinosaures ? Panique chez les animaux…<br />
Avec l’association « Chant Manuel » (association pour promouvoir la poésie), elle met <strong>en</strong> scène La<br />
Seule Av<strong>en</strong>ture de Yvon Le M<strong>en</strong>, sélectionnée au Festival de Théâtre d’Enfants sur Scène dans le Limousin.<br />
Elle écrit son premier récit pour adulte <strong>en</strong> 1995. En 1995 et <strong>en</strong> 1999, elle obti<strong>en</strong>t une bourse d’écriture<br />
par le C<strong>en</strong>tre National du Livre. Depuis 1997, elle est chargée de la programmation « théâtre et humour<br />
» à l’Office Départem<strong>en</strong>tal de Développem<strong>en</strong>t Culturel des Côtes d’Armor à Saint-Brieuc. Elle est invitée<br />
à r<strong>en</strong>contrer ses jeunes et moins jeunes lecteurs un peu partout <strong>en</strong> France et ailleurs. En mai 2001,<br />
elle est invitée au Québec, au CEAD, C<strong>en</strong>tre National des Ecritures Dramatiques à Montréal pour un<br />
colloque autour de l’écriture dramatique jeunesse <strong>en</strong> France. En 2002, elle participe à une résid<strong>en</strong>ce<br />
d’écriture intitulée « Ecrire du théâtre pour le jeune public », à la chartreuse de Vill<strong>en</strong>euve-Lès-<br />
Avignon, où elle écrit Camino. Parmi ses pièces, cinq ont été montées <strong>en</strong> France (dont une <strong>en</strong><br />
Nouvelle-Calédonie) et <strong>en</strong> Suisse.<br />
Georges PERPES<br />
Georges Perpes est metteur <strong>en</strong> scène et codirecteur de la compagnie Orphéon Théâtre intérieur, fondée<br />
<strong>en</strong> 1983. En conv<strong>en</strong>tion avec la ville de Cuers depuis 1998, elle joue hors des théâtres et mène une<br />
recherche sur la place du texte dans l’espace public : “la ville est notre terrain de jeu”.<br />
Il est égalem<strong>en</strong>t conseiller au niveau des acquisitions de la Bibliothèque Théâtrale Armand Gatti, de<br />
Cuers (83)<br />
Ziya AZAZI<br />
Née <strong>en</strong> 1969 à Antioche/Turquie, Ziya Azazi finit ses études d’ingénieur à Istanbul où il découvre le<br />
monde de la gymnastique acrobatique et de la danse. De 1990 à 1994 il est <strong>en</strong>gagé par le Theâtre de<br />
l’Etat d’Istanbul. C’est là où il comm<strong>en</strong>ce ses premiers travaux chorégraphiques. Il vit depuis 1994 à<br />
Vi<strong>en</strong>ne. Entre 1994 et 1999 Ziya Azazi participe à différ<strong>en</strong>ts festivals et travaille avec différ<strong>en</strong>tes compagnies<br />
vi<strong>en</strong>noises. En 1999 il obti<strong>en</strong>t une bourse europé<strong>en</strong>ne de (DanceWEB), lors du festival de<br />
danse Sommertanzwoch<strong>en</strong> de Vi<strong>en</strong>ne avec une m<strong>en</strong>tion du jury l’honorant comme le danseur le plus<br />
remarquable de l’année <strong>en</strong> Autriche pour sa performance <strong>en</strong> solo Unterwegs Tabula Rasa.<br />
Entre 2000-2002 Ziya Azazi est <strong>en</strong>gagé par l’Opéra de Vi<strong>en</strong>ne, par le Theaterhaus de Stuttgart et par le<br />
Grand Théatre de G<strong>en</strong>ève.<br />
Ziya Azazi tourne depuis dans le monde <strong>en</strong>tier, <strong>en</strong> Asie, aux Etats-Unis, <strong>en</strong> Amérique latine comme au<br />
Maghreb et au Proche-Ori<strong>en</strong>t. Il a collaboré avec des danseurs et chorégraphes r<strong>en</strong>ommés comme<br />
Sebastian Prantl, Philippe Arlaud, Anne-Marie Gros, Ismael Ivo, Marcia Haydée, Yoshi Oida, Thierry<br />
Smits, Jan Fabre, Cem Ertekin et Aydin Teker.<br />
Depuis 1999, il se consacre à la danse traditionelle des derviches tourneurs. Il a créé plusieurs interprétations<br />
<strong>en</strong> solo sur la trame du rituel soufi, recherchant une synthèse avec la danse contemporaine<br />
occid<strong>en</strong>tale ( Work in progress I & II). En tant que derviche tourneur traditionnel il collabore avec le DJ<br />
Mercan Dede.<br />
Avec son nouveau solo Dervish in Progress, Ziya Azazi s’est produit <strong>en</strong> Autriche, Allemagne, Belgique,<br />
Hollande, Hongrie, Turquie, Italie, Espagne, France, Angleterre, Brésil, V<strong>en</strong>ezuela et Colombie. Il a intégré<br />
sa dernière création Azab (première <strong>en</strong> 2005 au Brésil) dans son œuvre Dervish in Progress, une longue<br />
performance de 45 minutes sous le nom de Dervish.<br />
198
Les interv<strong>en</strong>ants<br />
Zad MOULTAKA<br />
Zad Moultaka, compositeur, né au Liban <strong>en</strong> 1967, poursuit depuis plusieurs années une recherche personnelle<br />
sur le langage musical, intégrant les données fondam<strong>en</strong>tales de l’écriture contemporaine<br />
occid<strong>en</strong>tale – structures, t<strong>en</strong>dances, familles et signes – aux caractères spécifiques de la musique<br />
arabe – monodie, hétérophonie, modalité, rythmes, vocalité… Cette recherche touche de nombreux<br />
domaines d’expérim<strong>en</strong>tation…<br />
La l<strong>en</strong>te maturation d’une forme d’expression très personnelle a fait naître, à partir de 2003, une série<br />
d’œuvres dont la production s’est peu à peu amplifiée. De la musique chorale à la musique d’<strong>en</strong>semble,<br />
de la musique de chambre à la musique vocale soliste, de l’électroacoustique aux installations<br />
sonores et à la chorégraphie…<br />
Zad Moultaka est un <strong>en</strong>fant de la guerre et sa musique est traversée par ses réminisc<strong>en</strong>ces sonores,<br />
celles de la ville et de son ori<strong>en</strong>t natal.<br />
Il a une personnalité complexe qui le pousse à déchiffrer inlassablem<strong>en</strong>t les énigmes et les résistances<br />
qui surgiss<strong>en</strong>t <strong>en</strong> lui, questionnant l’histoire, la mémoire, le monde contemporain, à explorer les<br />
limites, les rêves, avec ce s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’urg<strong>en</strong>ce propre aux créateurs.<br />
Zad Moultaka a <strong>en</strong>tamé une collaboration musicale avec de nombreux artistes à travers le monde dont<br />
les <strong>en</strong>sembles Ars Nova, Sillages, Accroche note, Les Percussions de Strasbourg, Symblema,<br />
Musicatreize, le Netherland Radio Choir, l’<strong>en</strong>semble Schönberg d’Amsterdam, le Nouvel Ensemble<br />
Moderne de Montréal, le chœur de chambre de Strasbourg, la Maîtrise des Bouches du Rhône et le<br />
chœur de chambre Les Elém<strong>en</strong>ts… Ce travail continue parallèlem<strong>en</strong>t à l’<strong>en</strong>trée <strong>en</strong> résid<strong>en</strong>ce pour trois<br />
ans à la Fondation Royaumont et à des projets de l’autre côté de l’Atlantique.<br />
Thierry FABRE<br />
Thierry Fabre, essayiste, est rédacteur <strong>en</strong> chef de la revue La P<strong>en</strong>sée de midi et concepteur des R<strong>en</strong>contres<br />
d’Averroès (Marseille). Il a notamm<strong>en</strong>t publié Le Noir et le Bleu (Librio, 1998), Traversées (Actes Sud, 2001,<br />
Grand Prix littéraire de Prov<strong>en</strong>ce) et Les Représ<strong>en</strong>tations de la Méditerranée (Maisonneuve et Larose, 2000).<br />
R<strong>en</strong>aud EGO<br />
R<strong>en</strong>aud Ego, écrivain, critique littéraire, auteur d’essais, de romans et de poésies, (Il a notamm<strong>en</strong>t<br />
publié Le Désastre d’Ed<strong>en</strong> (Paroles d’aube, 1995), San (Adam Biro, 2000) et un essai sur l’œuvre du poète<br />
Matthieu Messagier, L’arp<strong>en</strong>t du poème dépasse l’année-lumière, aux éditions Jean-Michel Place (2004<br />
Yalda YOUNES<br />
Née à Beyrouth le 13 avril 1978.<br />
Vit et travaille à Paris.<br />
Créatrice et ispiratrice de la pièce Non , <strong>en</strong> hommage à Samit Kassir, le 2 juin 2006, à l’occasion du premier<br />
anniversaire de l’assassinat de l’intellectuel libanais.<br />
Yalda Younes est danseuse. Elève d’Israel Galván, elle cherche dans le flam<strong>en</strong>co une rigueur et un<br />
"sello" très personnel pour aborder les rivages de la création contemporaine. Ses origines libanaises,<br />
son imprégnation de la culture ori<strong>en</strong>tale, donn<strong>en</strong>t à ses gestes une force et une fragilité nées de cette<br />
ambiguïté initiale.<br />
Dj CLICK<br />
Globe trotteur, directeur artistique, musici<strong>en</strong> et producteur sur son label No Fridge, Dj ClicK, l’un des<br />
plus av<strong>en</strong>tureux Dj français, continue d’explorer la world music et le métissage musical pour nous<br />
livrer un mélange ultra vitaminé qui bouscule les g<strong>en</strong>res.<br />
Après avoir monté le groupe UHT° <strong>en</strong> 2001, ouvrant une brèche dans la musique électronique, il a<br />
croisé des Gnawa marocains, exploré les sons de l’Europe de l’Est, et <strong>en</strong> a issu deux albums de la collection<br />
Boum Ba Clash (Gnawa Njoum Exp et Rona Hartner).<br />
Il a <strong>en</strong>suite produit sélectionné et mixé Labesse - l’expression signifiant « Ça va bi<strong>en</strong> ?! », un circuit<br />
euro-méditerrané<strong>en</strong>ne conçu comme un passeport pour l'av<strong>en</strong>ture. Ce disque voulu à la croisée des<br />
cultures dédicacé à la dignité de la femme esquisse aussi un message d’espérance pour la paix au<br />
Proche-Ori<strong>en</strong>t, la fin des fanatismes et les mains t<strong>en</strong>dues <strong>en</strong>tre les peuples grâce à la musique.<br />
Il a fini <strong>en</strong> 2006 la production du second album de UHT°, trio phare de la scène électro-jazz ! Un ovni,<br />
14 titresn sorti <strong>en</strong> papier recyclé dédié à la sauvegarde de nos forêts primitives, où s’<strong>en</strong>trechoqu<strong>en</strong>t le<br />
bois, le v<strong>en</strong>t des instrum<strong>en</strong>ts et le feu des platines.<br />
En 2007 sort son album Flavour, un double CD épicé inspiré et rapporté de saveurs de voyages, où les<br />
parfums sonores de l’Ori<strong>en</strong>t et des Balkans pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t goût à l’électro. Un univers musical précurseur<br />
composé de 28 morceaux la plus part inédits où l’Ori<strong>en</strong>t s’immisce <strong>en</strong> Europe, où la tradition côtoie<br />
la modernité, où les Tziganes jou<strong>en</strong>t de la Drum’n’Bass et du Dub, où les danses folkloriques découvr<strong>en</strong>t<br />
les stroboscopes et caissons de basse, où les Gnawa échang<strong>en</strong>t leur guembri contre des synthés…<br />
Un patchwork de tal<strong>en</strong>ts métissés : Leontina Vaduva, Mitsoura, Burhan Öçal, Project Zlust,<br />
Trans Global Underground, Rachid Taha, Fantazia, Laxula, Recycler, Stefano Miele, Tziganiada,<br />
N.o.h.a....<br />
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