Piotr KLEMENSIEWICZ « nuance » - Galerie Mons

« Encombrement gris » // 2004 // acrylique sur toile 248x142 cm
qu’une image ? faut-il qu’elle soit aussitôt lisible ? quelle portion du
monde désigne-t-elle ? quels rapports entretient-elle avec son fond,
son contexte, et les autres images ?
Dans ces séries de paysages mentaux – au sens où la peinture de
Magritte, par exemple, est une peinture mentale – j’aimerais maintenant
m’attacher à celle intitulée les « Tas » (2000-03). Sur des fonds
très variables d’un tableau à l’autre, mais où domine le bleu ou le
violet, on voit se dresser dans la moitié inférieure la masse informe
d’une sorte de « tas » plus ou moins géométrique, tandis que la
moitié supérieure de la toile est occupée par un nuage-mensonge,
aux contours, à l’étirement, à la texture variables. Le tas, ou le grand
tas, c’est bien sûr et avant tout un « tas de peinture », qu’on dirait
peint à la manière d’un Philip Guston, avec un mépris hautain pour
la « belle peinture » et le style « léché ». C’est, si l’on veut, la présence
manifeste, concrète, brute et brutale, de la matérialité de la peinture.
C’est ce tas qui encombrait les tables de peinture récupérées
par Klemensiewicz, ce tas originel à partir duquel le peintre va créer
ses lignes ou ses surfaces sur la toile ; et puis on ne peut s’empêcher
de penser à ces autres tas de peinture alignés en haut des
TotemtaboO avant que l’artiste ne prenne sa règle et n’en fasse
des bandes raclées, arasant ainsi les reliefs, étalant la matière picturale
en longs rectangles approximatifs. Mais dans la série dite des
« Tas », c’est aussi, et en même temps, une sorte de montagne sur
fond de ciel, une montagne sans cesse reprise, dans ses variations,
et le paysage de la Sainte-Victoire peint par Cézanne se profile
assez vite à l’horizon imaginaire du tableau, d’autant plus que Piotr
Klemensiewicz a passé plusieurs années entre ce haut lieu de la peinture
moderne et les cheminées verticales des usines de Gardanne.
Au-dessus du pesant tas de peinture flotte un nuage cerné de
noir, qui est peut-être la vue en coupe d’un objet indéfini ou bien,
je l’ai dit, une carte, un monstre. À ces possibilités, j’ajouterai une
autre interprétation, suggérée par la série antérieure intitulée
« Planévations », dont le titre inclut un plan et une élévation d’architecture
: ce qui dans la série des « tas » apparaît comme un
nuage pourrait être le plan au sol du tas inférieur, une hypothèse
renforcée par le fait que la largeur du « nuage » supérieur est toujours
à peu près identique à celle du tas inférieur. Comme pour les
« Planévations », on aurait donc deux vues du même objet et le
tableau proposerait dans son espace propre et suturé deux représentations
selon des plans perpendiculaires : en bas le tas comme
paysage, en haut le tas comme plan.
Néanmoins, cette forme cernée de noir est avant tout un nuagemensonge¸
c’est-à-dire une idée, ou plutôt l’image d’une idée : le
nuage est un animal pour Philostrate, mais il est redevenu un simple
nuage pour le badaud convoqué par le philosophe ; pour nous il
contient le fantôme d’Adam et celui de Eve ; pour le peintre il est
l’image de « mon songe », l’image de « mon idée » et, in fine, l’image
picturale exemplaire de l’idée, l’image incarnée de la peinture
comme idée, cosa mentale selon Léonard de Vinci. Alors, le sens
ultime du tableau est à chercher du côté de la confrontation violente
entre ces deux éléments incompatibles et pourtant réunis ici : en
bas, la matière informe, excrémentielle, de la peinture brute ; en
haut, l’entité aérienne, tantôt une trouée, une percée, tantôt un
objet vaporeux, idéel, placé devant le fond d’un ciel parfois strié de
coulures qui masquent un autre fond, lui-même incluant peut-être des
images recouvertes… La profondeur est à la fois métaphysique
– et l’on peut considérer tout l’œuvre peint de Piotr Klemensiewicz
comme le déploiement de tels conflits sur une scène théâtrale
proprement métaphysique – et très physique, matérielle, car elle
s’inscrit dans le processus pictural d’effacements successifs, de
disparitions programmées, où le fond, captant soudain l’attention
plus que le motif, laisse entrevoir un double, voire un triple fond qui
entraîne le regard vers une ou plusieurs dimensions cachées du
tableau. À cet égard, l’artiste m’a confié s’être longtemps intéressé
aux Annonciations de la Renaissance, et surtout à leur partie centrale,
située entre l’ange Gabriel et la vierge Marie, cet espace intermédiaire
désinvesti du rapport entre le messager divin et la mortelle
élue, ce lieu du fond par excellence, ce no man’s land insidieusement
investi par la pure peinture pour y manifester en douce et en
toute clandestinité sa magnificence et son règne.
Les Encombrements jouent d’inversions et de recouvrements
similaires. Les motifs, abstraits ou reconnaissables, en général frag-
painted in the manner of Philip Guston, with a haughty despise of
the « beautiful painting » and of the great style. It is, in a way, the manifest
presence, the brutal evidence of the materiality of painting. It
is this heap which congested the tables of painting salvaged by Klemensiewicz,
this original heap on the palette from which the painter
is going to create his lines or his surfaces on the canvas ; and one
cannot stop thinking of these other heaps of paint which form a line
on the upper part of the TotemtaboO before the artist takes his ruler
and transforms them into scraped strips, levelling the reliefs, spreading
the pictural matter into long approximative rectangles. Even
in the series called the « Heaps », it is also and at the same time, a
kind of mountain on a background of sky, repeated over and over
with different variations, and the landscape of the Montagne Sainte-Victoire
painted by Cézanne comes quickly to the mind, all the
more so when you learn that Piotr Klemensiewicz has spent several
years between this landmark of modern painting and the vertical
chimneys of the Gardanne factories. Over this heavy heap of paint
hovers a black-lined cloud, which could be the cross section of an
indefinite object or, as I have said, a map, a monster. To these possibilities,
I’d like to add another interpretation, suggested by a prior
series untitled « Planévations », a title which alludes to a plan and an
architectural elevation : that which in the « Heap » series appears as
a cloud could be the blueprint of the inferior heap, this hypothesis
being reinforced by the fact that the width of the upper « cloud » is
always approximately the same as that of the bottom heap. As for
the « Planévations », we would then have two views of the same object
and the painting would propose in its own reconciliated space
two representations of perpendicular plans : in the bottom the heap
as landscape, in the upper part the heap as plan.
However, this black-lined form is before all a cloud-lie, that is to say
an idea, or rather, the image of an idea : the cloud is an animal for
Philostratus, but it has become again a simple cloud for the ordinary
man summoned by the philosopher ; and for us, it welcomes
the ghosts of Adam and of Eve ; for the painter, it is the image of «
mon songe » (my dream), the image of « my idea » and, in fine, the
pictural image of the Idea, the incarnate image of painting as Idea,
cosa mentale according to Leonardo da Vinci. Then the ultimate
meaning of the painting must be sought in the violent confrontation
between these two incompatible but here reunited elements :
in the bottom, the informal matter, the excrement of brute paint ; in
the upper part, the airy entity, now a hole, a breakthrough, then a
vaporous object, an ideal, placed in front of a sky sometimes streaked
with drippings that dissimulate another background, which itself
contains maybe other overlapped images… The deepness is at the
same time metaphysical - and all the painted work of Klemensiewicz
can be viewed as the display of such conflicts on a theatrical scene
which is also metaphysical –, and very physical, material, since it occurs
in the pictural process of successive erasings, of programmed
disappearances, where the background, suddenly getting much
more attention than the motif, allows the perception of a second
or of a third background, which leads the eye towards one or several
hidden dimensions of the painting. On this matter, the artist
has told me that for a long time he’s been interested in the Renaissance
Annunciations, and mostly in their central part, between the
angel Gabriel and the virgin Mary, this intermediary surface which
seemingly has no importance in the fundamental religious relation
between the godly messenger and the chosen woman, this elective
place of the background, this no man’s land stealthily stolen by
pure painting, where it can manifest and smuggle its munificence
and its reign.
The Encombrements show similar inversions and overlappings. The
motifs, abstract or recognizable, generally fragmentary, are cast
on the periphery of the painting, which gets paradoxically « disencumbered
». The central zone is then occupied by an absence, an
emptiness, where the painting probably gives its full scale, where it
vibrates most, and where it reveals itself absolutely as painting. The
background becomes the raison d’être of the painting, in its interaction
with all these centrifugal objects which disencumber it and
flee towards the margins in order to offer it to the onlooker – the
truncated K, a piece of a house, many fragments of small paintings
in the painting, a few geometrical structures reminding us of the
wood pieces of a stretcher, sometimes at the bottom of the can-