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24 chaoïd numéro 2 - hiver 2000<br />
de l’instance de la lettre dans la musique 24<br />
pensée s’identifie par le déploiement d’une écriture qui lui est propre.<br />
Avant de développer ce point, quelques remarques complémentaires et<br />
préalables.<br />
La pensée musicale se déploie dans une triple instance : la note, le son et<br />
le mot. Je veux mettre provisoirement l’accent sur l’importance du langage<br />
dans la musique puisque c’est bien là où se manifeste malgré tout l’intellectualité<br />
musicale : dans un certain régime de parole plus que dans l’acte<br />
de composition ou d’interprétation.<br />
* Il y a une grande importance des catégories nominales pour faire de la<br />
musique. La pensée musicale, si elle bien sans concepts, n’est pas sans catégories<br />
(telles celles-ci : mélodie, harmonie, rythme, voix, contrepoint,<br />
polyphonie, dominante...)<br />
* L’intellectualité musicale est une manière de reprendre ces catégories à<br />
distance de soi, non comme de pures et simples catégories opératoires et<br />
techniques mais en excès par rapport aux problèmes qu’elles traitent. D’où<br />
découle un certain redoublement, interne à la pensée musicale, de ces<br />
catégories, redoublement un peu analogue à ce qu’Alain Badiou relevait<br />
comme triple nomination à propos des rapports entre philosophie et<br />
mathématiques et surtout comme double nomination interne aux mathématiques<br />
(dont la seconde est en excès sur ce que la première résout<br />
comme problème singulier).<br />
Par exemple, et avant d’y revenir en détail, la catégorie de note de musique<br />
peut être :<br />
- prise comme catégorie opératoire pour faire de la musique ; c’est alors<br />
celle du solfège ;<br />
- reprise en distance par rapport à la musique ; soit la question : comment<br />
faire de la musique avec des notes ?<br />
D’où un rapport de torsion interne/externe de cette catégorie dans la<br />
musique : à la fois la note est ce qui est dans la musique et en même temps<br />
la musique est ce qui est entre les notes ; soit : comment la musique opèret-elle<br />
avec des notes qui sont à la fois son intérieur et son bord externe ?<br />
Note est alors pensé de deux façons : c’est ce qui structure la musique mais<br />
aussi ce qui atteste que la musique ne s’écrit pas (ce qui ne veut pas dire<br />
que la musique ne soit pas écrite : la musique est écrite sans s’écrire, tel est<br />
l’écart à penser qu’ouvre la catégorie de note).<br />
En ce sens, l’intellectualité musicale serait le travail interne à la pensée<br />
musicale pour opérer ce dédoublement des catégories musicales. Ce<br />
dédoublement ne va pas de soi. Par exemple, il n’est pas fait à mon sens<br />
chez Messiaen par rapport aux catégories qu’il introduit (celles de rythmes<br />
non rétrogradables, de modes à transpositions limitées...) comme catégories<br />
purement techniques ; et il n’est pas ici indifférent qu’il les introduise<br />
dans un ouvrage intitulé : “Techniques de mon langage musical”. A contrario<br />
il est engagé par Boulez sur ses propres catégories musicales (structure,<br />
série, espace, mutations...) dans un livre qu’il a nommé “Penser la musique<br />
aujourd’hui”. Passer de techniques à penser, tout est précisément là.<br />
Ces catégories ont donc un double statut possible dans la musique, qu’on<br />
pourrait peut-être nommer selon la dualité de Benveniste : “catégories de<br />
pensée et catégories de langue” 8 .<br />
Ceci touche au triangle philosophie - mathématiques - musique puisque<br />
des catégories apparemment communes circulent entre ces trois termes.<br />
Il y a des catégories musicales qui ont, ou ont eu, un destin philosophique<br />
: par exemple la catégorie d’harmonie.<br />
Il y a des catégories musicales qui ont, ou ont eu, un destin mathématique<br />
: par exemple celle d’intervalle (diastema 9 ).<br />
Il y a des catégories philosophiques qui ont, ou ont eu, un destin musical<br />
: par exemple des catégories dialectiques (développement, résolution...)<br />
Il y a des catégories mathématiques qui ont, ou ont eu, un destin philosophique<br />
: par exemple celles de groupes, d’ensembles, sans compter<br />
bien sûr des catégories physiques (spectre, enveloppe...).<br />
Il y a aussi des catégories théologiques qui ont, ou ont eu, un destin<br />
musical : par exemple celle de Trinité qui a joué un rôle significatif dans<br />
le débat lors de l’Ars Nova sur les divisions rythmiques (parfaite - en trois<br />
- ou imparfaites...).<br />
On constate donc une grande circulation des catégories entre domaines de<br />
pensée disjoints et l’on est facilement soumis à la nostalgie du temps où<br />
musique, mathématiques et philosophie étaient nouées ensemble, ce<br />
temps présocratique dont traite A. Szabo et que Rousseau étend à toute<br />
l’ère grecque, prenant pour modèle le moment où ces trois disciplines<br />
s’écrivaient dans le même alphabet, où les mêmes lettres permettaient<br />
d’écrire la langue, d’inscrire les chiffres et de noter la mélodie.<br />
8 “Problèmes de linguistique générale” Tome I<br />
9 Cf. A. Szabo.