Nanook of the North et le cinéma ethnographique - Film Studies ...
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NICHOLAS SERRUYS<br />
NANOOK OF TH E NORTH ET LE CI NÉMA<br />
ETH NOGRAPH IQU E : CI NÉDOC OU SYN ECDOQU E ?<br />
Résumé: Robert Flaherty produced <strong>the</strong> first documentary with a view to exalting <strong>the</strong><br />
survival <strong>of</strong> <strong>the</strong> fittest among <strong>the</strong> Inuit. Like many discourses on <strong>the</strong> o<strong>the</strong>r, this film is<br />
at once ce<strong>le</strong>bratory and condescending. The director worked within a socio-historical<br />
context that had faith in <strong>the</strong> ability <strong>of</strong> anthropology and cinema to document <strong>the</strong> o<strong>the</strong>r<br />
in an objective fashion. But his perspective is romanticized through <strong>the</strong> <strong>le</strong>ns <strong>of</strong> preestablished<br />
ideologies. This tension b<strong>et</strong>ween reality and fiction generates both admiration<br />
for <strong>the</strong> film and denunciation <strong>of</strong> its preconceptions, <strong>of</strong> documentary practices<br />
in general and <strong>of</strong> <strong>et</strong>hnographic discourse as a who<strong>le</strong>. However, to appreciate <strong>the</strong><br />
scope <strong>of</strong> Flaherty’s work, one must take into consideration his aes<strong>the</strong>tic intentions<br />
and <strong>the</strong> limitations <strong>of</strong> <strong>the</strong> medium. Because <strong>of</strong> its inherently fragmentary character,<br />
<strong>the</strong> cinematic apparatus always substitutes <strong>the</strong> part for <strong>the</strong> who<strong>le</strong>: <strong>the</strong> synecdoche<br />
is integral to <strong>the</strong> “cine-doc”. Having carefully chosen to suspend a postcolonial critique,<br />
<strong>the</strong> author considers <strong>the</strong> narrative forms <strong>of</strong> myth and al<strong>le</strong>gory as a means not<br />
to apologize for <strong>the</strong> film, but ra<strong>the</strong>r to acknow<strong>le</strong>dge its transcultural potential.<br />
Robert J. Flaherty, explorateur <strong>et</strong> <strong>et</strong>hno-cinéaste par excel<strong>le</strong>nce, conçut <strong>Nanook</strong><br />
<strong>of</strong> <strong>the</strong> <strong>North</strong> (Canada, 1922) dans l’intention d’exalter la lutte universel<strong>le</strong> <strong>et</strong><br />
incessante des êtres humains contre la nature tenace. Plus particulièrement, il<br />
s’agissait de m<strong>et</strong>tre en scène <strong>le</strong>s épreuves que <strong>le</strong>s autochtones (<strong>et</strong> encore plus précisément<br />
<strong>le</strong> héros <strong>Nanook</strong> <strong>et</strong> sa famil<strong>le</strong> itivimuit) doivent endurer pour assurer<br />
<strong>le</strong>ur survie dans <strong>le</strong>s conditions extrêmes du Grand Nord canadien. Dans l’histoire<br />
du <strong>cinéma</strong>, ce proj<strong>et</strong> ambitieux est considéré comme précurseur exemplaire du<br />
genre qu’est <strong>le</strong> documentaire <strong>et</strong>hnographique. 1 Mais, comme tout discours qui<br />
s’occupe de la question de l’autre, l’œuvre de Flaherty n’est pas dépourvue d’une<br />
« herméneutique » à la fois glorificatrice <strong>et</strong> condescendante. Dans ce type de<br />
milieu sociohistorique, <strong>le</strong>s disciplines de l’anthropologie <strong>et</strong> de la <strong>cinéma</strong>tographie<br />
prétendent affirmer la capacité de documenter <strong>et</strong> d’interpel<strong>le</strong>r l’autre de façon<br />
respectueuse <strong>et</strong> objective. Toutefois, à l’image des récits de voyage des conquistadors<br />
de l’époque de Christophe Colomb, l’analyse de Flaherty est souvent<br />
romancée. La tension entre la réalité <strong>et</strong> la fiction reste au centre de l’appréciation<br />
<strong>et</strong> de la dénonciation de ce film en particulier comme el<strong>le</strong> l’est du genre documentaire<br />
en général, voire de tout discours <strong>et</strong>hnographique.<br />
CANADIAN JOURNAL OF FILM STUDIES • REVUE CANADIENNE D’ÉTUDES CINÉMATOGRAPHIQUES<br />
VOLUME 17 NO. 2 • FALL • AUTOMNE 2008 • pp 59-76
Il ne faut pas oublier que l’appareil <strong>cinéma</strong>tographique possède aussi bien<br />
la capacité d’inventer par omission (<strong>et</strong> ainsi, éventuel<strong>le</strong>ment, de mentir) que<br />
cel<strong>le</strong> de représenter la réalité. Il est vrai que <strong>le</strong>s procédés techniques du <strong>cinéma</strong><br />
sont réducteurs <strong>et</strong> ne perm<strong>et</strong>tent que de construire une interprétation <strong>et</strong> non de<br />
documenter la réalité. Mais, il faut aussi tenir compte du contexte <strong>et</strong> des intentions<br />
de Flaherty, ainsi que des contraintes de réalisation, choisies ou imposées,<br />
afin d’apprécier l’envergure du proj<strong>et</strong>. En nous écartant prudemment du concept<br />
postcolonial d’exotisme, c’est selon une comparaison entre <strong>le</strong> récit mythique <strong>et</strong><br />
<strong>le</strong> récit allégorique que nous voulons entreprendre non pas une apologie du proj<strong>et</strong><br />
de Flaherty, mais plutôt une reconnaissance du potentiel transculturel qu’aurait<br />
pu engendrer son œuvre.<br />
En principe, ces deux approches narratives, c’est-à-dire <strong>le</strong> my<strong>the</strong> <strong>et</strong> l’allégorie<br />
– deux concepts qui concernent aussi bien la mise en œuvre de certains récits<br />
en général que la production <strong>et</strong> la réception critique de <strong>Nanook</strong> <strong>of</strong> <strong>the</strong> <strong>North</strong> –,<br />
se distinguent respectivement par la permanence <strong>et</strong> <strong>le</strong> provisoire. Comme <strong>le</strong><br />
remarque Darko Suvin: « <strong>le</strong> my<strong>the</strong> se propose comme l’explication définitive de<br />
l’essence des phénomènes ». 2 L’allégorie, pour sa part, est didactique puisqu’el<strong>le</strong><br />
sert <strong>le</strong> plus souvent de présentation d’idées <strong>et</strong> de trame d’idées analogues à la<br />
réalité empirique de l’audience ciblée. C’est en tenant compte de ces distinctions<br />
terminologiques que nous croyons que la vie itivimuit est présentée comme une<br />
prétendue vérité permanente <strong>et</strong> universel<strong>le</strong> alors qu’el<strong>le</strong> n’est que captée provisoirement<br />
par un médium mystificateur. La caméra fait preuve d’une perspective<br />
limitée qui fige <strong>Nanook</strong> dans un « présent <strong>et</strong>hnographique » dépourvu de toute<br />
notion d’historicité. 3<br />
Le my<strong>the</strong> est un mode de représentation qui se veut universel <strong>et</strong> qui se prétend<br />
véridique. Sa trame narrative est censée re<strong>le</strong>ver – <strong>et</strong> révé<strong>le</strong>r – des va<strong>le</strong>urs <strong>et</strong><br />
des mœurs propres à la communauté pour <strong>et</strong> par laquel<strong>le</strong> il est créé. Le my<strong>the</strong>, que<br />
ce soit dans <strong>le</strong> cadre d’une tradition ora<strong>le</strong> ou écrite, sera tantôt mimétique, tantôt<br />
symbolique. En littérature, il empruntera volontiers <strong>le</strong>s voies de l’imaginaire.<br />
L’allégorie, à la différence du my<strong>the</strong> – spécifions-<strong>le</strong> afin de bien saisir <strong>le</strong><br />
principe du parallélisme fiction/réel qu’el<strong>le</strong> cherche à m<strong>et</strong>tre en œuvre –, exige<br />
toujours de la part du récepteur idéal une appréciation à deux niveaux d’interprétation.<br />
Le premier concerne <strong>le</strong> développement des personnages <strong>et</strong> <strong>le</strong> dérou<strong>le</strong>ment<br />
des événements du récit. Le second demande que l’on constate un rapport direct<br />
entre l’histoire esthétisée <strong>et</strong> la réalité empirique. Bien évidemment, ce rapport change<br />
de va<strong>le</strong>ur selon l’époque dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> texte est reçu. Si <strong>le</strong> texte est invariant, <strong>le</strong>s<br />
différents contextes dans <strong>le</strong>squels il peut désormais s’inscrire varient. Ainsi, la<br />
va<strong>le</strong>ur allégorique est provisoire parce que l’interprétation de la signification du<br />
récit est soumise aux transformations historiques. Il y a deux types d’allégorie.<br />
L’allégorie explicite marque clairement, par <strong>le</strong> biais de marqueurs ou d’« embrayeurs<br />
rhétoriques, » 4 <strong>le</strong> lien direct entre <strong>le</strong>s deux registres en jeu (celui de la fiction<br />
<strong>et</strong> celui de la réalité). L’allégorie implicite, pour sa part, rejoint en quelque sorte<br />
60 NICHOLAS SERRUYS
<strong>le</strong> my<strong>the</strong> en ce que la va<strong>le</strong>ur du constat – ou de la <strong>le</strong>çon, car, répétons-<strong>le</strong>, il s’agit<br />
souvent de récits didactiques – est suj<strong>et</strong>te à l’interprétation d’un récepteur idéal,<br />
juge potentiel de la pertinence de la « mora<strong>le</strong> », selon une époque définie.<br />
L’allégorie <strong>et</strong>hnographique pose problème lorsqu’el<strong>le</strong> m<strong>et</strong> explicitement en<br />
scène une communauté qui est considérée comme primitive par rapport à la<br />
communauté dite civilisée qui fait alors de l’autre une fabulation, en l’occurrence<br />
selon <strong>le</strong> paradigme d’où provient <strong>et</strong> que promeut <strong>le</strong> regard <strong>cinéma</strong>tographique.<br />
Certes, il y a d’importantes conséquences sur la réalité lorsque l’allégorie relève non<br />
plus d’un fond inventé (tel celui des bêtes qui par<strong>le</strong>nt dans La Ferme des animaux<br />
d’Orwell) mais d’une culture existante exposée dans <strong>le</strong>s limites de l’optique<br />
<strong>et</strong>hnographique, optique qui présente un décalage foncier entre l’<strong>et</strong>hnographe <strong>et</strong><br />
l’<strong>et</strong>hnographié. Ce décalage se caractérise notamment (contrairement à la réalité<br />
de celui qui documente) par l’incapacité du spectateur à poser des repères historiques.<br />
Ainsi, en figeant la temporalité de l’autre sous prétexte d’en donner un<br />
aperçu totalisant, l’<strong>et</strong>hnographe compartimente l’identité de l’<strong>et</strong>hnographié en la<br />
réduisant arbitrairement à quelques traits de caractère clés. D’où <strong>le</strong> titre de la<br />
présente étude, qui cherche à comprendre l’<strong>et</strong>hno-<strong>cinéma</strong>tographie comme discours<br />
qui a nécessairement recours à la substitution d’une partie de la réalité<br />
qu’il traite pour <strong>le</strong> tout : Le « cinédoc » envisagé comme une synecdoque.<br />
Le point principal de notre étude sur <strong>le</strong> phénomène <strong>Nanook</strong> demeure la<br />
notion d’au<strong>the</strong>nticité dans la représentation culturel<strong>le</strong>, notion qui reste la problématique<br />
principa<strong>le</strong> du domaine <strong>et</strong>hnographique. Interviendront dans un<br />
second temps <strong>le</strong>s enjeux théoriques <strong>et</strong> thématiques, qui relèvent de la rhétorique,<br />
de l’esthétique <strong>et</strong> du postcolonialisme.<br />
Avant d’aborder <strong>le</strong>s grands thèmes de l’herméneutique <strong>et</strong> de l’interpellation<br />
de l’autre, considérons premièrement <strong>le</strong>s conditions dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s l’inspiration<br />
de l’excursion de Flaherty se manifeste. Délégué par Sir William MacKenzie, <strong>le</strong><br />
gérant du proj<strong>et</strong> de chemin de fer transcontinental The Canadian Nor<strong>the</strong>rn,<br />
Flaherty était habitué au climat nordique. Cherchant des dépôts de fer, il avait<br />
fait, sur une durée de six ans, quatre déplacements dans <strong>le</strong>s environs de la côte<br />
de la Baie d’Hudson, de l’î<strong>le</strong> Baffin <strong>et</strong> des î<strong>le</strong>s Belcher. 5<br />
L’équipement <strong>cinéma</strong>tographique avec <strong>le</strong>quel il a été pourvu n’était qu’accessoire,<br />
simp<strong>le</strong> ressource pour observer <strong>le</strong>s territoires <strong>et</strong> ses habitants afin de se<br />
procurer des fonds pour pouvoir continuer ses expéditions. Entre 1913 <strong>et</strong> 1914,<br />
Flaherty tourne quelques 9000 mètres de métrage mais il perdra la documentation<br />
dans un incendie à Toronto. Pourtant, à l’époque, ce n’était que de la documentation<br />
disparate, sans utilité narrative en vue. Flaherty adm<strong>et</strong> même que l’incendie<br />
lui a peut-être porté chance, en <strong>le</strong> motivant à r<strong>et</strong>ourner dans <strong>le</strong> Nord pour recréer<br />
ce qu’auparavant il n’avait que documenté. 6 C<strong>et</strong>te occasion de révision lui a permis<br />
de réévaluer la manière dont il voulait présenter « ses Eskimos ». Les documents<br />
filmiques sont ainsi devenus une priorité lorsqu’il s’est avéré qu’il n’y avait<br />
qu’une quantité infime de fer dans <strong>le</strong> territoire exploré. Son énergie sera désormais<br />
NANOOK OF THE NORTH ET LE CINÉMA ETHNOGRAPHIQUE 61
consacrée à la promotion de la culture inuit. Flaherty reçu, pour son film, <strong>le</strong><br />
financement enthousiaste de la compagnie Revillon Frères qui pratiquait déjà<br />
<strong>le</strong> troc avec <strong>le</strong>s Inuits. La distribution du film fut assurée grâce au soutien financier<br />
de Pathé car <strong>le</strong>s maisons américaines avaient refusé de financer <strong>le</strong> proj<strong>et</strong>.<br />
Le <strong>cinéma</strong> documentaire, tel que l’exploitait Flaherty, constitue une entreprise<br />
sémiotique tout à fait révolutionnaire. La conviction que ce moyen ne pourrait<br />
jamais mentir ou être manipulé était fort présente. À c<strong>et</strong>te époque, la photographie<br />
<strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> étaient considérés comme des « inscriptions scientifiques. » 7 Ces<br />
moyens servaient moins à représenter la rencontre de « nouvel<strong>le</strong>s » cultures qu’à<br />
rég<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s disputes territoria<strong>le</strong>s qui existaient, de 1900 à 1910, entre <strong>le</strong>s États-Unis<br />
<strong>et</strong> <strong>le</strong> Canada. 8<br />
Ainsi, lorsqu’on tente de cerner <strong>le</strong> genre documentaire, la distinction entre<br />
représentation <strong>et</strong> transformation demeure souvent floue. C’est pour c<strong>et</strong>te raison<br />
que Maya Deren reprend l’idée de la « technonature » chez Philippe Roqueplo:<br />
« La réalité dont l’homme tire son savoir [...] a été amplifié[e] non seu<strong>le</strong>ment par<br />
<strong>le</strong> développement d’instruments analytiques; el<strong>le</strong> est, de plus en plus devenue el<strong>le</strong>même<br />
une réalité créée par <strong>le</strong>s manipulations des instruments. » 9<br />
L’invention de <strong>Nanook</strong> se trouverait donc à mi-chemin entre la découverte<br />
(l’observation <strong>et</strong> l’analyse) <strong>et</strong> la production (la synthèse). 10 Les choix formel <strong>et</strong><br />
thématique de l’œuvre étant préétablis par diverses influences (dont la soutenance<br />
financière du proj<strong>et</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong>s attentes de Flaherty), il fallait aussi tenir compte<br />
du plaisir du public à qui <strong>le</strong> film était destiné. C<strong>et</strong>te dernière obligation est un<br />
élément décisif en ce qui concerne la manière dont l’Inuit est reçu <strong>et</strong> conçu par<br />
<strong>le</strong> spectateur dit civilisé. L’accord établi implicitement entre <strong>le</strong> public <strong>et</strong> l’autorité<br />
de l’anthropologue (ici Flaherty) oblige ce dernier à fournir une représentation<br />
se conformant aux attentes du public. Autrement dit, il faut que la découverte<br />
ou la production du réalisateur rencontre <strong>le</strong>s notions préconçues du spectateur à<br />
l’égard de l’ « Eskimo ».<br />
Quoique <strong>le</strong> film de Flaherty ne représente pas une découverte spontanée,<br />
car la production est prévue avant <strong>le</strong> tournage (<strong>le</strong> film est, rappelons-<strong>le</strong>, <strong>le</strong> résultat<br />
d’un deuxième filmage), il est perçu par <strong>le</strong> public comme une seu<strong>le</strong> <strong>et</strong> unique<br />
expérience. De plus, certaines informations par rapport aux Inuits n’étaient pas<br />
tout à fait nouvel<strong>le</strong>s pour l’audience ciblée, car l’Inuit, comme on <strong>le</strong> conçoit à la<br />
fin du XVIIIe sièc<strong>le</strong> <strong>et</strong> au début du XIXe, est déjà connu dans <strong>le</strong> contexte de<br />
l’exposition dans <strong>le</strong>s cirques <strong>et</strong> <strong>le</strong>s musées. Le contexte de réception du film à<br />
l’étranger est déjà suffisamment documenté pour qu’il soit besoin de <strong>le</strong> commenter,<br />
ici, davantage.<br />
L’image de l’Inuit, tel<strong>le</strong> que la présente Flaherty, n’est donc pas une interpellation<br />
identitaire relative à la vie itivimuit, mais plutôt un renforcement<br />
herméneutique de l’altérité qui convient aux attentes d’ail<strong>le</strong>urs. Pour Flaherty,<br />
<strong>le</strong>s Inuits représentaient un échantillon de notre passé, voire un mode de vie non<br />
abîmé par l’empiètement de la civilisation. Mais, on se demande si son intervention<br />
62 NICHOLAS SERRUYS
<strong>Nanook</strong> <strong>of</strong> <strong>the</strong> <strong>North</strong><br />
(Robert Flaherty, 1922)<br />
constitue el<strong>le</strong>-même un exemp<strong>le</strong> de c<strong>et</strong> empiètement. L’<strong>et</strong>hnographie se veut-el<strong>le</strong><br />
salvatrice, c’est-à-dire rédemptrice, là où, paradoxa<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> risque de s’imposer<br />
négativement? Développons maintenant quelques éléments c<strong>le</strong>fs de la dynamique<br />
en jeu.<br />
Du point de vue de l’au<strong>the</strong>nticité <strong>et</strong>hnographique, la rencontre entre l’<strong>et</strong>hnographe<br />
<strong>et</strong> l’<strong>et</strong>hnographié reste problématique. Fatima Tobing Rony constate qu’il<br />
y aurait un esprit de conquête <strong>et</strong> de possession qui accompagne l’exploitation du<br />
médium. La caméra véhicu<strong>le</strong>rait <strong>le</strong>s idéaux coloniaux en imposant sa présence<br />
<strong>et</strong> en clamant que tout ce qui frappe son objectif lui appartient. Dans l’optique<br />
d’une critique postcolonia<strong>le</strong>, <strong>le</strong> film de Flaherty ne relève que <strong>le</strong>s points positifs<br />
d’une tel<strong>le</strong> rencontre colonisatrice <strong>et</strong> <strong>le</strong>s images que <strong>le</strong> film m<strong>et</strong> en scène témoignent<br />
de c<strong>et</strong>te approche bienveillante. Par contre, selon Siegfried Kracauer, qui cite<br />
<strong>le</strong> journal tenu par <strong>le</strong> réalisateur <strong>et</strong> publié ultérieurement, l’intention de Flaherty<br />
n’échappe aucunement à l’exotisme puisqu’il voulait rendre hommage à ce peup<strong>le</strong><br />
majestueux avant que la présence des étrangers (à part la sienne, bien sûr) ne <strong>le</strong><br />
fasse s’écrou<strong>le</strong>r. 11 Il reste encore à juger si la présence de Flaherty contribue à c<strong>et</strong><br />
écrou<strong>le</strong>ment. Pourtant, du point de vue esthétique <strong>et</strong> éthique, son document<br />
dépasse largement <strong>le</strong>s récits de voyage qu’ont produit ses prédécesseurs.<br />
Du point de vue d’une critique postcolonia<strong>le</strong>, <strong>le</strong> film sert plutôt au renforcement<br />
candide des préjugés qu’à une révélation du méconnu. Ainsi se propage<br />
la dichotomie « sauvage/civilisé » qui se manifeste dans <strong>le</strong> regard porté sur un<br />
peup<strong>le</strong> dit primitif. C<strong>et</strong>te distinction s’appuie sur une pulsion de dissection figurative<br />
de l’autre, ce que Rony appel<strong>le</strong> la « taxidermie ». Pour pouvoir bien déce<strong>le</strong>r<br />
la nature du «specimen» qu’on cherche à reconstruire (par <strong>le</strong> biais des documents<br />
employés pour sa désignation), il faut qu’on accepte sa mort. 12 C’est seu<strong>le</strong>ment<br />
à partir de c<strong>et</strong>te perspective d’objectification qu’on pourrait <strong>le</strong> faire revivre. Pour<br />
c<strong>et</strong>te raison, s’impose à l’autre un présent constant qui prend la forme d’une vie<br />
dépourvue de progrès technoculturel, ce qui signifie la mort pour <strong>le</strong>dit civilisé. 13<br />
NANOOK OF THE NORTH ET LE CINÉMA ETHNOGRAPHIQUE 63
Rony emploie alors <strong>le</strong> mot taxidermie pour illustrer la tentative de réanimer <strong>le</strong><br />
corps du « sauvage » <strong>et</strong> pour analyser ce que, selon <strong>le</strong> réalisateur <strong>et</strong> son audience,<br />
la société contemporaine a dépassé. 14<br />
On perçoit l’arrêt temporel de l’évolution de l’<strong>et</strong>hnographié – marqué<br />
comme mode historique diamétra<strong>le</strong>ment opposé au développement progressif de<br />
la culture dont la caméra est issue – comme la découverte ou la figuration d’une<br />
mort subite imminente (non seu<strong>le</strong>ment cel<strong>le</strong> du protagoniste lui-même dans <strong>le</strong><br />
film en question, mais, par là, de sa communauté). C’est au mérite du film de<br />
réanimer ce corps en montant une séquence de nombreuses images fixes qui<br />
redonnent vie à l’obj<strong>et</strong> inanimé, <strong>le</strong> sauvant ainsi en quelque sorte. Certes la<br />
réanimation est sé<strong>le</strong>ctive, car l’action même de faire un montage d’images<br />
disparates implique aussi un découpage, donc une interprétation de la part du<br />
réalisateur. On pourrait ainsi rajouter à la notion de taxidermie chez Rony cel<strong>le</strong><br />
de charcuterie. 15<br />
On r<strong>et</strong>rouve une allusion parallè<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong> de la taxidermie dans la pensée<br />
de James Clifford lorsqu’il aborde l’allégorie <strong>et</strong>hnographique, un proj<strong>et</strong> anthropologique<br />
conçu en tant qu’exploration de la culture moribonde de l’autre afin<br />
de révé<strong>le</strong>r la nature vivante de la sienne. Dans <strong>le</strong> passage de l’oral à l’écrit, <strong>le</strong><br />
texte embaume l’événement, ou <strong>le</strong> témoignage, en supposant étendre <strong>et</strong> enrichir<br />
sa signification. 16 C<strong>et</strong>te approche se justifie en se présentant comme une <strong>et</strong>hnographie<br />
rédemptrice ou salvatrice, documentant <strong>et</strong> ainsi conservant une culture<br />
qui est à la veil<strong>le</strong> de sa chute. 17<br />
À partir de la supposition allégorique, on induirait que <strong>le</strong> témoignage d’une<br />
société dite primitive illuminera la structure des modè<strong>le</strong>s de la culture contemporaine.<br />
18 Encore une fois, c’est ainsi que l’<strong>et</strong>hnographie rédemptrice ou salvatrice<br />
se justifie <strong>et</strong> se félicite du progrès de son cheminement dans l’histoire: el<strong>le</strong><br />
conserve <strong>le</strong>s qualités perdues d’une société en <strong>le</strong>s redécouvrant par <strong>le</strong> texte, ou<br />
dans ce cas, par <strong>le</strong> film. Cependant, l’importance du document finit souvent par<br />
surplomber <strong>le</strong> contenu de son analyse. Comme l’a très justement remarqué<br />
Andreas Motsch, c’est la division ou <strong>le</strong> déphasage historique qui sert à illustrer<br />
la dynamique d’altérité entre l’<strong>et</strong>hnographe <strong>et</strong> son obj<strong>et</strong> d’étude:<br />
Dans la mesure où <strong>le</strong> monde dans <strong>le</strong>quel s’inscrit <strong>le</strong> texte <strong>et</strong>hnographique<br />
est conçu comme pr<strong>of</strong>ondément historicisé, alors que celui de l’autre est<br />
considéré comme anhistorique, il est logique que ce discours présente<br />
fréquemment <strong>le</strong> moment de la découverte de l’autre comme <strong>le</strong> plus<br />
important dans l’histoire de celui-ci. 19<br />
Flaherty maintient que son film se prête à un traitement dialogique, en raison<br />
de la collaboration avec <strong>le</strong>s Inuits. C<strong>et</strong>te méthode de présentation est justement<br />
l’élément qui lui a conféré la reconnaissance anthropologique <strong>et</strong> <strong>cinéma</strong>tographique.<br />
De surcroît, il compte parmi <strong>le</strong>s pionniers du « <strong>cinéma</strong> de participation. » 20<br />
64 NICHOLAS SERRUYS
Paradoxa<strong>le</strong>ment, c’est en employant l’artifice que <strong>le</strong> réalisateur croit réussir à<br />
communiquer la vérité, par exemp<strong>le</strong> en invitant <strong>le</strong>s indigènes à feindre <strong>le</strong>ur<br />
propre vie quotidienne dans l’objectif de créer une narration « naturel<strong>le</strong> » <strong>et</strong> assez<br />
concise pour répondre à ses besoins. La méthode était considérée « <strong>et</strong>hnographiquement<br />
juste » car <strong>le</strong>s Inuits ont joué <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s volontairement. 21 Pour<br />
justifier la manipulation de la réalité (ou, du moins, de la vraisemblance) à des<br />
fins <strong>cinéma</strong>tographiques, Flaherty réclama « One <strong>of</strong>ten has to distort things to<br />
catch its true spirit. » 22 On revient bel <strong>et</strong> bien à la « technonature » de Roqueplo.<br />
Pourtant, la présentation de Flaherty ne doit pas forcément se réduire à un pur<br />
mensonge. El<strong>le</strong> pourrait plutôt, par <strong>le</strong> biais de la collaboration, s’é<strong>le</strong>ver à une<br />
nouvel<strong>le</strong> conception transculturel<strong>le</strong> du my<strong>the</strong> chez l’Inuit.<br />
Selon une critique postcolonia<strong>le</strong>, la nature monologique, <strong>et</strong> non dialogique<br />
du film s’avère plus évidente car <strong>le</strong> médium recourt à une « scientificité » incontestab<strong>le</strong><br />
<strong>et</strong> ainsi à une seu<strong>le</strong> évidence. L’évidence de la vérifiabilité du proj<strong>et</strong> sert<br />
non seu<strong>le</strong>ment à convaincre <strong>le</strong> spectateur étranger, mais aussi à persuader <strong>le</strong>s<br />
Inuits lorsqu’ils témoignent <strong>le</strong>s résultats impressionnants. La caméra fait preuve<br />
de l’interaction plaisante entre <strong>le</strong>s deux parties impliquées, mais affirme-t-el<strong>le</strong> un<br />
rapport entre égaux ou plutôt une tentative d’assimilation de l’une par l’autre?<br />
Le journal de Flaherty pourrait bien élaborer un esprit colonial. En employant<br />
fréquemment des adjectifs possessifs <strong>et</strong> des allusions aux animaux pour <strong>le</strong>s interpel<strong>le</strong>r,<br />
<strong>et</strong> en se qualifiant de « découvreur » de l’î<strong>le</strong> qu’ils habitent, Flaherty révè<strong>le</strong><br />
sa propre tendance de condescendance envers <strong>le</strong>s Inuits. Il ose même suggérer que<br />
son identification comme membre d’un rang supérieur se trouve confirmer dans<br />
l’estime qu’éprouvent ces derniers à son endroit, en écrivant qu’on l’appelait<br />
« Angarooka » : <strong>le</strong> maître blanc. 23 Par contre, selon une interview récemment entreprise<br />
avec un contemporain de <strong>Nanook</strong>, <strong>le</strong> nom par <strong>le</strong>quel on interpellait Flaherty<br />
signifiait plutôt « <strong>le</strong> grand homme gaucher, » 24 ce qui change la perception du<br />
réalisateur par <strong>le</strong>s Inuits.<br />
L’esprit de c<strong>et</strong>te réalité à laquel<strong>le</strong> recourt Flaherty serait légitime grâce à la<br />
participation créative des Inuits. Le tournage des scènes de paysages est même<br />
attribué à la sensibilité des habitants de l’î<strong>le</strong>. Les prises de l’horizon sont aussi<br />
à considérer comme des qualités redevab<strong>le</strong>s à la perspective de l’Inuit. 25 Une<br />
tel<strong>le</strong> collaboration, comme la documentation écrite de Flaherty en témoigne, est<br />
idéa<strong>le</strong> pour l’intention anthropologique, mais il reste à interpréter la vérifiabilité<br />
de ce qui est documenté. La conception qu’à l’Inuit de sa réalité est-el<strong>le</strong> véritab<strong>le</strong>ment<br />
conforme à la représentation qu’en fait <strong>le</strong> réalisateur? Est-el<strong>le</strong> aussi<br />
simp<strong>le</strong> <strong>et</strong> linéaire que <strong>le</strong> prétend Flaherty en y traçant des limites idéologiquement<br />
marquées? À c<strong>et</strong> égard, Maya Deren, à la différence de ce que suggère Rony, relève<br />
l’idée qu’il est impossib<strong>le</strong> de capter la réalité surnaturel<strong>le</strong> que vivent <strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s<br />
dits primitifs dans <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> documentaire; encore une fois <strong>le</strong> my<strong>the</strong> <strong>et</strong> l’allégorie<br />
<strong>et</strong>hnographique par laquel<strong>le</strong> on tente de <strong>le</strong> cerner sont incompatib<strong>le</strong>s, voire<br />
diamétra<strong>le</strong>ment opposés: l’un relève d’une vision généralisante tandis que l’autre<br />
NANOOK OF THE NORTH ET LE CINÉMA ETHNOGRAPHIQUE 65
a nécessairement recours à une corrélation métaphorique, à une remise en<br />
contexte définie afin que <strong>le</strong> sens essentiel du message soit recevab<strong>le</strong> pour<br />
l’audience idéa<strong>le</strong> à qui il est spécifiquement destiné.<br />
Pour revenir à la question de la légitimité de l’interpellation, la défense de<br />
Flaherty demeure dans la conviction que son invitation à laisser <strong>le</strong>s Inuits<br />
critiquer <strong>le</strong> film au fur <strong>et</strong> à mesure qu’on tournait <strong>le</strong>s scènes était un moyen équitab<strong>le</strong><br />
de rendre juste son interprétation <strong>et</strong> sa représentation de <strong>le</strong>ur identité. Il<br />
semb<strong>le</strong> vouloir suggérer que c’est pour <strong>le</strong> bénéfice de l’au<strong>the</strong>nticité du film qu’il<br />
cherche <strong>le</strong>s conseils des Inuits, mais il est aussi possib<strong>le</strong> qu’il ne cherchait qu’à<br />
signa<strong>le</strong>r à ses suj<strong>et</strong>s – ses interprètes – <strong>le</strong>urs fautes dramatiques. Il est vrai que<br />
la participation des suj<strong>et</strong>s du documentaire renforce la méthode dite au<strong>the</strong>ntique<br />
de Flaherty, mais il ne faut pas non plus prendre pour acquis que l’enthousiasme<br />
à suivre tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong> directive signifie que l’interprétation de l’autre conçue par<br />
<strong>le</strong> film est une représentation plausib<strong>le</strong> de son identité. Autrement dit, l’idée que<br />
<strong>le</strong> film représente autant la conception de soi itivimuit que la conception de<br />
l’<strong>et</strong>hno-cinéaste à l’endroit de c<strong>et</strong> autre ne provient que des souvenirs idylliques<br />
de Flaherty <strong>et</strong> de la critique anthropologique qui n’a que <strong>le</strong>s souvenirs de<br />
Flaherty comme sources.<br />
En revanche, <strong>le</strong> réalisateur ne manque pas l’occasion de faire remarquer une<br />
certaine contre-critique de la part des Inuits, ceux-ci se moquant du spectac<strong>le</strong><br />
comique que Flaherty produit avec tout son équipement <strong>cinéma</strong>tographique. Par<br />
contre, il décrit que <strong>le</strong>ur moquerie a été rapidement dépassée par la prise en<br />
compte des eff<strong>et</strong>s éblouissants de la technologie, qui possèderait une puissance<br />
étonnante, dépassant <strong>le</strong>s savoirs <strong>et</strong> <strong>le</strong>s compétences des Inuits. 26 L’infériorité de<br />
ces derniers en matière de connaissances <strong>et</strong> d’habil<strong>et</strong>és technologiques risque<br />
alors de produire l’impression d’une certaine infériorité civi<strong>le</strong> par rapport à la<br />
société d’où la technologie provient. Il faut se demander si Flaherty essaie bel <strong>et</strong><br />
bien de promouvoir <strong>et</strong> de justifier la représentation d’une dynamique supérieure/<br />
inférieure entre lui <strong>et</strong> « ses Eskimos » en posant ce comp<strong>le</strong>xe comme étant celui<br />
des Inuits, ou s’il illustre tout simp<strong>le</strong>ment en anecdote l’étonnement de la nouveauté<br />
dans la rencontre avec autrui. Dans <strong>le</strong> premier cas, d’un point de vue<br />
sémiotique, <strong>le</strong> savoir <strong>et</strong> <strong>le</strong> pouvoir du progrès scientifique viennent ainsi contraster<br />
avec la stase fabulée de l’autre. Dans <strong>le</strong> second cas, Flaherty cherche tout simp<strong>le</strong>ment<br />
à m<strong>et</strong>tre en lumière, de façon candide, la différence culturel<strong>le</strong>.<br />
Il est toutefois important de signa<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s distinctions marquantes <strong>et</strong> marquées<br />
entre <strong>le</strong>s « Eskimos » (<strong>le</strong>s sous-civilisés) <strong>et</strong> <strong>le</strong>s troqueurs du Sud (avec qui<br />
<strong>le</strong> spectateur est censé s’identifier). Ainsi, on peut bien circonscrire la rencontre<br />
avec autrui, du moins tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> est scénarisée. La domination du « sauvage »<br />
par <strong>le</strong> « civilisé » est non seu<strong>le</strong>ment re<strong>le</strong>vée par la mise en scène des lacunes<br />
technologiques, mais aussi par <strong>le</strong> portrait explicite de l’interaction entre <strong>le</strong>s deux<br />
parties. Il y a une séquence particulière qui démontre la supériorité de la société<br />
de l’<strong>et</strong>hnographe dans <strong>le</strong> domaine des soins. Après avoir filmé deux enfants lors<br />
66 NICHOLAS SERRUYS
d’un repas consistant en graisse, il est signalé que l’un d’entre eux (qui s’est<br />
dé<strong>le</strong>cté à excès) nécessite une guérison que seul <strong>le</strong> troqueur peut fournir. Les<br />
étrangers sont alors plus aptes à soigner <strong>le</strong>s maux qu’éprouvent <strong>le</strong>s Inuits lorsqu’ils<br />
se servent mal de <strong>le</strong>urs dons. Il faut alors <strong>le</strong>s surveil<strong>le</strong>r comme des animaux<br />
domestiques qui surconsommeraient instinctivement n’importe quel aliment qui<br />
<strong>le</strong>ur serait <strong>of</strong>fert. D’ail<strong>le</strong>urs, un des outils que Flaherty emploie pour signa<strong>le</strong>r <strong>le</strong><br />
clivage entre <strong>le</strong>s sociétés en question est justement <strong>le</strong> rapprochement des Inuits<br />
aux bêtes: ce n’est pas un hasard s’il existe de nombreuses occasions dans <strong>le</strong> film<br />
où l’on juxtapose la famil<strong>le</strong> en train de manger avec des gros plans de <strong>le</strong>urs<br />
chiens qui grognent en souhaitant partager <strong>le</strong> repas de chair crue.<br />
Mais, pour reprendre c<strong>et</strong>te idée d’ignorance technologique – <strong>et</strong> éventuel<strong>le</strong>ment<br />
culturel<strong>le</strong> – comme paradigme diviseur, on peut ajouter que <strong>le</strong> concept même est<br />
inventé <strong>et</strong> propagé par Flaherty: l’époque dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> film est tourné témoigne<br />
de l’introduction à une économie monétaire parmi <strong>le</strong>s Inuits du Québec, car <strong>le</strong><br />
prix des fourrures augmente à <strong>le</strong>ur point culminant. Ils étaient en fait bien habitués<br />
à la présence d’obj<strong>et</strong>s technologiques comme des fusils, des gramophones <strong>et</strong> des<br />
vêtements du Sud. 27 Le fait qu’on montre <strong>Nanook</strong> mâchant un disque audio avec<br />
la capacité analytique d’une bête atteste de la position condescendante de<br />
Flaherty d’autant que c’est lui qui organise de tel<strong>le</strong>s scènes. En fait, <strong>le</strong>s<br />
séquences en question ont été formulées comme des annonces propagandistes<br />
de la part de Revillon Frères, qui était concurrent de la compagnie de la Baie<br />
d’Hudson. 28 Leur thématique porte sur la notion de la rencontre harmonieuse<br />
entre la sauvagerie <strong>et</strong> la civilisation à travers <strong>le</strong> troc, mais propose un ordre encore<br />
plus raffiné: l’échange monétaire. En considérant <strong>le</strong> message dans c<strong>et</strong>te perspective,<br />
ce que l’on signifie par la civilisation est, en eff<strong>et</strong>, la commercialisation–<br />
paradigme qui, en l’occurrence, veut distinguer <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s de modernité méridiona<strong>le</strong><br />
des coutumes indigènes septentriona<strong>le</strong>s. Ce paradigme sert d’élément c<strong>le</strong>f de<br />
l’écart qui <strong>le</strong>s distingue, non seu<strong>le</strong>ment sur <strong>le</strong> plan spatial, mais surtout temporel:<br />
il est question de la commodification progressive de la société moderne par rapport<br />
au manque de ce phénomène chez l’autre; de la vision de l’autre comme<br />
spécimen de son propre passé, fabulé comme antécédent universel, <strong>et</strong>hnographiquement<br />
allégoricisé.<br />
Tenant compte des décalages fantasmés qui séparent <strong>le</strong>s actants d’une<br />
manifestation <strong>et</strong>hnographique, Ca<strong>the</strong>rine Russell propose une troisième voie historiographique<br />
pour concilier <strong>le</strong>s deux extrémités diamétra<strong>le</strong>ment opposées de<br />
l’appréciation des développements culturels répandus dans l’anthropologie.<br />
Rappelons que <strong>le</strong> premier pô<strong>le</strong>, plutôt moderne, conçoit l’histoire dans son<br />
ensemb<strong>le</strong> comme étant linéaire, téléologique, inéluctab<strong>le</strong>ment suj<strong>et</strong>te à un certain<br />
mode de progrès que devrait suivre toute société, au rythme relatif de la société<br />
donnée; 29 deuxièmement, il y a celui, plutôt postmoderne, qui voit l’histoire (ou<br />
plutôt <strong>le</strong>s histoires) comme fragmentée(s), non téléologique(s), en perpétuel<strong>le</strong>s<br />
mutations <strong>et</strong> régie(s) par <strong>le</strong>s caprices d’événements particuliers. Russell attribue<br />
NANOOK OF THE NORTH ET LE CINÉMA ETHNOGRAPHIQUE 67
<strong>le</strong> premier pô<strong>le</strong>, <strong>le</strong> moderne, à la vision de Baudrillard – vision éventuel<strong>le</strong>ment<br />
dystopique car une certaine destinée historique la rend insurmontab<strong>le</strong> –, tandis<br />
que <strong>le</strong> deuxième, <strong>le</strong> postmoderne, serait conforme à la pensée de Benjamin – pensée<br />
éventuel<strong>le</strong>ment utopique car munie d’un certain espoir de changement, voire de<br />
survie par l’amélioration de la condition socioculturel<strong>le</strong>. En bref, il s’agit de m<strong>et</strong>tre<br />
en contraste la stase <strong>et</strong> la transformabilité dans la conception de l’histoire.<br />
Tenant aussi compte de la notion des différences de perspectives sur l’histoire<br />
empirique, ainsi que de <strong>le</strong>urs interrelations inéluctab<strong>le</strong>s–organisées selon la<br />
conception de la réalité de l’observateur donné 30 – Russell conçoit la multiplicité<br />
de perspectives possib<strong>le</strong>s comme autant de preuve d’un fond infiniment vaste, <strong>et</strong><br />
donc incernab<strong>le</strong> dans son ensemb<strong>le</strong> par une forme qui est limitée de façon inhérente.<br />
Ceci dans plusieurs sens: au niveau de l’appareil, <strong>le</strong> cadre s’impose, transformant<br />
<strong>le</strong> paysage selon <strong>le</strong>s limites prescrites par l’entremise du médium, c’est-à-dire<br />
selon l’optique <strong>cinéma</strong>tographique. Sur <strong>le</strong> plan du contenu, <strong>le</strong>s actants ne sauraient<br />
représenter un échantillon culturel compl<strong>et</strong> <strong>et</strong> au<strong>the</strong>ntique en raison du<br />
nombre inéluctab<strong>le</strong>ment restreint des participants <strong>et</strong> des événements documentés.<br />
Ce qui est considéré digne d’inclusion dans <strong>le</strong> produit final l’est alors selon des<br />
critères qui font abstraction de la rigueur d’une représentation culturel<strong>le</strong> exacte,<br />
pour adhérer plutôt aux désirs scopophiliques d’une audience ciblée à c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong>.<br />
Tout document historique, par <strong>le</strong>s limites de sa forme <strong>et</strong> de son contenu privilégié,<br />
ne saurait qu’être partitif.<br />
Sur <strong>le</strong> plan du contenu, lorsque l’on procède par synecdoque, la représentation<br />
d’une culture dans son ensemb<strong>le</strong> par l’intermédiaire d’un ou de quelques-uns de<br />
ses membres est réductrice, sinon expressément falsificatrice, voire même une<br />
supercherie, du moins pour ce qui est d’un texte qui se veut exemplaire de<br />
l’<strong>et</strong>hnographie proprement dite. 31 Lorsqu’on fait du membre <strong>le</strong> plus héroïque de<br />
la communauté <strong>le</strong> héros du film, <strong>le</strong> produit final ne saurait être qu’un aperçu<br />
faussement emblématique de la lutte éprouvante pour la survie dans <strong>le</strong> Nord.<br />
<strong>Nanook</strong> est censé exemplifier l’épreuve de sa communauté dans son ensemb<strong>le</strong>,<br />
mais ses exploits individuels, surtout tels qu’ils sont dramatisés selon la vision<br />
qu’en avait Flaherty, ne peuvent que représenter une fraction infime de la réalité<br />
quotidienne itivimuit <strong>et</strong> ce dans un registre foncièrement romancé. Certes,<br />
l’exception – ou bien l’hyperbo<strong>le</strong> – ne fait pas la règ<strong>le</strong>. Par contre, en représentant<br />
c<strong>et</strong> échantillon culturel d’une manière peu banalisée, sinon de façon exagérément<br />
passionnée, on voit malgré tout la pertinence – ou du moins l’intention –<br />
de l’allégorie <strong>et</strong>hnographique: on fait aisément <strong>le</strong> lien entre c<strong>et</strong> acharnement<br />
primordial de s’affirmer dans <strong>le</strong> monde (celui de l’<strong>et</strong>hnographié) <strong>et</strong> celui de<br />
s’imposer dans l’esprit colonial (celui de l’<strong>et</strong>hnographe). Pourtant, s’il avait été<br />
question de m<strong>et</strong>tre en avant un sens d’au<strong>the</strong>nticité, il aurait fallu al<strong>le</strong>r au-delà de<br />
la mise en parallè<strong>le</strong> binaire des singularités culturel<strong>le</strong>s dont il est question (cel<strong>le</strong><br />
de l’observateur <strong>et</strong> cel<strong>le</strong> de l’observé). Pour ce faire, il faut reconnaître <strong>le</strong> bagage<br />
idéologique <strong>et</strong> esthétique qui précède la rencontre interculturel<strong>le</strong>, ce qui risque<br />
68 NICHOLAS SERRUYS
de réduire toute tentative de représentation à un portrait caricatural, non pas<br />
conforme à la société qui fait l’obj<strong>et</strong> du document <strong>et</strong>hnographique, mais à la<br />
vision déformée qu’en aurait la société qui l’observe.<br />
Nous préférons donc proposer <strong>le</strong> my<strong>the</strong> comme moyen de surmonter <strong>le</strong><br />
piège allégorique. Ce dernier risque de faire de la trame fabulée – cel<strong>le</strong> qui représente<br />
la réalité de l’<strong>et</strong>hnographié dépassé – un miroir déformant, sinon magique,<br />
pour la société avancée qui l’observe saine <strong>et</strong> sauve depuis la sal<strong>le</strong> de <strong>cinéma</strong>.<br />
L’autre reflète pour c<strong>et</strong>te dernière des origines pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s on peut ressentir<br />
de la nostalgie ou bien envers <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s on peut éprouver une arrogance: il s’agirait<br />
d’une version insuffisante de soi; incomplète, dépourvue de progrès <strong>et</strong> donc<br />
vouée à la mort. Mais au delà de c<strong>et</strong>te perspective condescendante qu’on peut<br />
reprocher à certaines approches <strong>et</strong>hnographiques, l’objectif réel de Flaherty était<br />
moins de faire un témoignage anthropologique que de m<strong>et</strong>tre en scène un drame<br />
métaphysique, vraisemblab<strong>le</strong>ment (quoique partiel<strong>le</strong>ment) tiré de son expérience<br />
réel<strong>le</strong>. Une poétique documentaire (dans <strong>le</strong> sens d’une représentation censément<br />
objective <strong>et</strong> donc fidè<strong>le</strong> à la réalité devant laquel<strong>le</strong> on tourne son film) ne<br />
convient tout simp<strong>le</strong>ment pas à son proj<strong>et</strong>.<br />
Certes, <strong>le</strong> réalisme narratif reste valab<strong>le</strong> malgré tout, surtout en regard de<br />
l’époque où <strong>le</strong>s conventions <strong>cinéma</strong>tographiques restaient à inventer. C’est justement<br />
ce film qui a inauguré une phase historique de participation véridique dans<br />
<strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> dit documentaire. Toutefois, pour la sensibilité contemporaine – qui<br />
bénéficie de l’expérience d’un sièc<strong>le</strong> de <strong>cinéma</strong> – <strong>le</strong> film demande une indispensab<strong>le</strong><br />
remise en question. Pourtant, malgré <strong>le</strong>s intentions foncièrement douteuses<br />
qu’on peut reprocher à Flaherty en ce qui a trait à l’au<strong>the</strong>nticité du récit, Russell<br />
souligne <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> film persiste dans la culture inuit en tant qu’artefact de<br />
va<strong>le</strong>ur historique: il s’agit d’une représentation de la mémoire col<strong>le</strong>ctive qui<br />
transcende pour la première fois la tradition ora<strong>le</strong>. Ce n’est pas pour autant dire que<br />
l’on estime son contenu comme un témoignage clair <strong>et</strong> n<strong>et</strong>, sans ambiguïté. Au<br />
contraire, il s’agit tout simp<strong>le</strong>ment d’apprécier la teneur nostalgique <strong>et</strong> utopique<br />
de l’œuvre tout en gardant à l’esprit un jugement critique qui tranche sur <strong>le</strong>s<br />
questions de l’esthétisation <strong>et</strong> du contexte réel de l’histoire empirique. Pour <strong>le</strong><br />
peup<strong>le</strong> itivimuit, <strong>le</strong> film devient ainsi, par <strong>le</strong> re-visionnage, la re<strong>le</strong>cture <strong>et</strong> même la<br />
recréation, un autre moyen de se reconstituer dans la représentation mimétique,<br />
de se raconter en s’appropriant une perspective à la fois étrangère <strong>et</strong> familière. 32<br />
Laissons provisoirement de côté la problématique rhétorico-historicoidéologique<br />
du contenu du film <strong>et</strong> abordons sa forme. À plusieurs reprises,<br />
Flaherty reconnaît qu’il favorise la création du film aux dépens de la représentation<br />
de la réalité inuit. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s chasses, sur <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s nous reviendrons<br />
sous peu, sont abandonnées <strong>et</strong> poursuivies pour des raisons techniques, dans <strong>le</strong><br />
but de <strong>le</strong>s documenter ou de <strong>le</strong>s dramatiser. C’est justement la raison pour<br />
laquel<strong>le</strong> il faut revenir à la possibilité d’une apologie du proj<strong>et</strong>, car au fond, ce<br />
qu’on ignore souvent, c’est que c’était une entreprise de fiction, quoique plutôt<br />
NANOOK OF THE NORTH ET LE CINÉMA ETHNOGRAPHIQUE 69
dissimulée. Reprenons un extrait du journal de Flaherty qu’om<strong>et</strong>tent <strong>le</strong>s critiques<br />
parmi <strong>le</strong>squels compte Rony. Il s’agit d’un accord établi entre <strong>le</strong> réalisateur <strong>et</strong><br />
<strong>Nanook</strong> au suj<strong>et</strong> de la chasse au morse, selon ce premier:<br />
« Suppose we go, » said I in conclusion, « do you know that you and your<br />
men may have to give up making a kill, if it interferes with my film?<br />
Will you remember that it is <strong>the</strong> picture <strong>of</strong> you hunting <strong>the</strong> iviuk<br />
[morse] that I want, and not <strong>the</strong>ir meat? » « Yes, yes, <strong>the</strong> aggie [film]<br />
will come first, » earnestly he assured me. « Not a man will stir, not a<br />
harpoon will be thrown until you give <strong>the</strong> sign. It is my word. »<br />
We shook hands and agreed to start <strong>the</strong> next day. 33<br />
Certes ils ont réalisé un film narratif ensemb<strong>le</strong>, mais qu’il s’agisse d’une<br />
documentation légitime de la vie de ses personnages en général <strong>et</strong> de son héros<br />
en particulier est autre chose. Dès qu’on cherchait à signa<strong>le</strong>r ce défaut de la part<br />
de l’explorateur, il fallait tout simp<strong>le</strong>ment qu’il recourût à son identité de salvateur<br />
<strong>et</strong>hnographique; d’artiste; de tordeur <strong>et</strong> ainsi de révélateur d’une vérité inaccessib<strong>le</strong><br />
par <strong>le</strong>s moyens conventionnels. La vraisemblance est effectivement un élément<br />
du proj<strong>et</strong> dont il était tout à fait conscient <strong>et</strong> qu’il voulait exploiter.<br />
D’ail<strong>le</strong>urs, en ce qui concerne la première épreuve, il constate, « I had <strong>le</strong>arned to<br />
explore, I had not <strong>le</strong>arned how to reveal. » 34 Nous voilà encore une fois au carrefour<br />
de la découverte <strong>et</strong> de l’invention. Cependant, en dépit de la crédibilité<br />
éventuel<strong>le</strong>ment douteuse du film (<strong>et</strong> malgré <strong>le</strong> fait qu’il soit consciemment garni<br />
de biais), il est certain que l’œuvre dépasse, sur <strong>le</strong> plan esthétique, tout document<br />
qui la précède.<br />
Pourtant la position du réalisateur en tant qu’observateur est assez candide.<br />
Flaherty se situe paradoxa<strong>le</strong>ment comme un membre intérieur de la communauté,<br />
mais aussi comme un étranger objectif. 35 Quoiqu’il se reconnaisse comme<br />
impliqué dans <strong>le</strong>s procédés qu’il documente, il faut aussi que Flaherty nie son<br />
rô<strong>le</strong> affectif dans la vie des Inuits en abandonnant l’idée qu’il existe une suite<br />
historique pour <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> du Nord. 36 C<strong>et</strong>te non-reconnaissance de l’historicité de<br />
l’autre nous ramène à la problématique du déphasage ou de l’allochronisme,<br />
c’est-à-dire la négation du temps coéval 37 , ce qui distingue, répétons-<strong>le</strong>, <strong>le</strong> my<strong>the</strong><br />
de l’allégorie, la permanence du provisoire, l’universel du particulier. La fabrication<br />
de c<strong>et</strong>te perspective de différenciation tota<strong>le</strong> est évidente dans <strong>le</strong>s séquences<br />
d’excursion, lorsque Flaherty <strong>et</strong> « ses Eskimos » s’abordent à documenter <strong>le</strong> quotidien<br />
itivimuit. Par <strong>le</strong> truchement de sa propre distanciation, il crée pour <strong>le</strong>s<br />
Inuits un mode de vie qui lui convient, qui serait plus divertissant <strong>et</strong> apaiserait<br />
plus faci<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s attentes des spectateurs que s’il ne représenterait justement<br />
<strong>le</strong> quotidien des Inuits.<br />
Parmi <strong>le</strong>s plus fameuses séquences de <strong>Nanook</strong> <strong>of</strong> <strong>the</strong> <strong>North</strong>, <strong>le</strong> tournage de<br />
la chasse au morse, est <strong>le</strong> point culminant de la lutte pour la survie des plus<br />
70 NICHOLAS SERRUYS
aptes que Flaherty cherche à glorifier. Mais c’est une lutte complètement fabriquée<br />
lorsqu’on la compare aux moyens réels que possédaient <strong>le</strong>s Inuits pour<br />
poursuivre une tel<strong>le</strong> chasse. Le réalisateur évite délibérément de <strong>le</strong>s aider dans<br />
l’intérêt de documenter une lutte dite au<strong>the</strong>ntique: « ...<strong>the</strong> greatest fight I have<br />
ever seen. For a long time it was nip and tuck — repeatedly <strong>the</strong> crew cal<strong>le</strong>d for<br />
me to use <strong>the</strong> gun — but <strong>the</strong> camera crank was my only interest <strong>the</strong>n and I pr<strong>et</strong>ended<br />
not to understand. » 38<br />
Flaherty veut convaincre <strong>le</strong>s spectateurs qu’ils sont témoins de la vie quotidienne<br />
des Inuits, mais c’est une pure mystification, voire une fabulation<br />
allégorique explicite qui cherche inau<strong>the</strong>ntiquement à évoquer une nostalgie des<br />
origines. Depuis des années ces gens utilisaient des fusils, <strong>et</strong> non uniquement<br />
des harpons, pour se procurer de la nourriture. Selon une critique postcolonia<strong>le</strong>,<br />
<strong>le</strong> refus du réalisateur de fournir aux autres chasseurs l’arme requise est un doub<strong>le</strong><br />
mensonge: non seu<strong>le</strong>ment néglige-t-il sa responsabilité de faire sa part comme<br />
membre inextricab<strong>le</strong> de la bande de chasseurs mais, sous prétexte de rester observateur<br />
objectif <strong>et</strong> passif, il cache activement une de <strong>le</strong>urs ressources de survie<br />
dans l’intérêt de sa propre fabrication de <strong>le</strong>ur mode de vie. Son aveu de feindre<br />
de ne pas comprendre m<strong>et</strong>trait en doute toute son interprétation de l’Inuit. La<br />
présence de Flaherty est justifiée s’il demeure simp<strong>le</strong>ment « observateur », mais dès<br />
qu’il adm<strong>et</strong> <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> qu’il joue en tant qu’agent qui contribue aux changements<br />
dans <strong>le</strong>ur vie, son influence enlève de la crédibilité à la supposée « pur<strong>et</strong>é » de<br />
ce qu’il documente. Cela est fort probab<strong>le</strong>ment la raison pour laquel<strong>le</strong> il insiste<br />
pour exploiter l’ignorance technologique des Inuits, pour tenter de s’écarter de <strong>le</strong>ur<br />
niveau de vie dit primitif. En gardant l’autre dans <strong>le</strong> « présent <strong>et</strong>hnographique »<br />
dont par<strong>le</strong> Fabian, il pense réussir à l’interpel<strong>le</strong>r fixement, car l’autre ne pourrait<br />
jamais transcender son sort.<br />
La chasse au morse n’est pas la seu<strong>le</strong> séquence consciemment falsifiée. La<br />
pêche au phoque, quant à el<strong>le</strong>, n’est même pas une véritab<strong>le</strong> chasse: on a créé<br />
l’illusion d’une lutte, simultanément féroce <strong>et</strong> comique, entre <strong>Nanook</strong> <strong>et</strong> sa « proie »<br />
en installant de l’autre bout de la corde à pêche, hors du cadre, un groupe<br />
d’hommes qui tiraient périodiquement sur cel<strong>le</strong>-là.<br />
Mais, encore une fois, c<strong>et</strong>te critique de l’inau<strong>the</strong>nticité des scènes ne tient<br />
pas compte de l’intention créatrice de Flaherty. Il s’agit d’un ma<strong>le</strong>ntendu qui<br />
concerne la problématique de la découverte <strong>et</strong> de la production. Qui plus est, à<br />
l’époque, la notion de documentaire n’était pas régie selon <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>ments<br />
actuels. Le film de Flaherty a servi de tremplin au genre avant que <strong>le</strong>s conventions<br />
soient établies. Ces reproches rétrospectifs manquent donc de rigueur. Il<br />
faut se rappe<strong>le</strong>r de l’intention première du réalisateur: l’image de la chasse, <strong>et</strong><br />
non la viande de la proie (une intention dont tous ceux qui furent impliqués<br />
étaient, semb<strong>le</strong>-t-il, conscients).<br />
En guise de synthèse, nous nous interrogerons toujours à plusieurs niveaux.<br />
Le proj<strong>et</strong> d’interpréter l’autre est-il futi<strong>le</strong> en soi? Peut-on prêter la voix à l’autre<br />
NANOOK OF THE NORTH ET LE CINÉMA ETHNOGRAPHIQUE 71
de façon objective, sans <strong>le</strong> réifier? L’objectif d’un récit d’altérité est-il tout simp<strong>le</strong>ment<br />
d’interpel<strong>le</strong>r l’autre pour s’identifier en contraste? Certes, ce qu’un tel<br />
exemp<strong>le</strong> nous révè<strong>le</strong>, c’est l’impossibilité de définir ce que l’on n’est pas <strong>et</strong> l’inévitabilité<br />
d’adm<strong>et</strong>tre certaines qualités qui contribuent à faire de nous ce que l’on<br />
est. C’est-à-dire que, en essayant de qualifier l’autre par rapport à nous-mêmes,<br />
nous ne réussissons qu’à découvrir notre propre méconnaissance au lieu d’une<br />
connaissance qui peut être assimilée à un autre. Les moyens qui sont censés faciliter<br />
l’entreprise de tels proj<strong>et</strong>s ne servent souvent qu’à la desservir. Le médium,<br />
que ce soit un texte ou un film, ne réussit qu’à réduire toute « vérité ». Ainsi,<br />
ce qu’il révè<strong>le</strong> ne peut être que fragmentaire, substituant inéluctab<strong>le</strong>ment la<br />
va<strong>le</strong>ur d’une composante par <strong>et</strong> pour la va<strong>le</strong>ur du tout. Le « cinédoc » est donc<br />
une synecdoque. De surcroît, la communication serait aussi gouvernée par un<br />
biais favorisant une idéologie. Flaherty, malgré ses prétentions d’objectivité, ne<br />
réussit pas à identifier justement son obj<strong>et</strong>, mais révè<strong>le</strong> en revanche une interprétation<br />
<strong>et</strong> une interpellation fabriquées <strong>et</strong> parfois condescendantes. Il invente<br />
une réalité pour <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> itivimuit. L’idée que <strong>Nanook</strong> <strong>of</strong> <strong>the</strong> <strong>North</strong> soit une œuvre<br />
documentaire, au sens où on l’entend aujourd’hui, est donc une supercherie.<br />
Par <strong>le</strong> truchement de conventions propres au chronotope dans <strong>le</strong>quel il<br />
s’inscrit, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> documentaire d’ordre <strong>et</strong>hnographique se proposerait comme<br />
un lieu privilégié où l’on puisse se représenter au<strong>the</strong>ntiquement une autre réalité<br />
spatio-temporel<strong>le</strong>, même dépassée. La société à découvrir grâce à l’intervention<br />
<strong>cinéma</strong>tographique sera dépourvue de la capacité d’autodétermination dont <strong>le</strong>s<br />
communautés dites civilisées bénéficient, d’où l’espoir ou <strong>le</strong> désespoir (déplacé<br />
ou non) de c<strong>et</strong>te première. El<strong>le</strong> sera ostensib<strong>le</strong>ment régie par une force téléologique<br />
que la société contemporaine, qui prétend gu<strong>et</strong>ter l’autre depuis un poste<br />
d’observation lointain, aura surmontée en raison de sa logique entropique. 39 Par<br />
la liberté individuel<strong>le</strong> <strong>et</strong> la maîtrise de l’environnement, el<strong>le</strong> aura exercé des<br />
choix effectués dans l’histoire, principa<strong>le</strong>ment en fonction des progrès scientifiques.<br />
Éventuel<strong>le</strong>ment, c<strong>et</strong>te fenêtre sur un univers jusqu’alors inconnu donnera<br />
tantôt lieu à la nostalgie d’un paradis perdu, tantôt à la pitié, à la honte ou au<br />
mépris des origines dites primitives, sauvages.<br />
La prétendue revivification du passé par l’appareil fonctionne à partir de la<br />
supposition que l’obj<strong>et</strong> qu’il capte est figé, voire mort. C<strong>et</strong>te insistance sur son<br />
immuabilité est censée servir à crédibiliser l’envergure totalisante de l’outil<br />
employé pour mener la représentation, <strong>et</strong> par là <strong>le</strong> contenu de l’enquête. Par<br />
contre, dans l’œuvre qui nous concerne, nous postulons que la vraisemblance se<br />
heurte aux limites de la poétique dans laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> s’inscrit. Là où <strong>le</strong> my<strong>the</strong> se<br />
raconte en paro<strong>le</strong>s qui se veu<strong>le</strong>nt globalisantes sans faire directement appel à la<br />
réalité de son audience, l’allégorie explicite se tourne inéluctab<strong>le</strong>ment en images<br />
partitives, prétendant capter l’essentiel du paradigme esthétisé dans l’intérêt<br />
d’en superposer certains éléments sur <strong>le</strong> monde empirique, <strong>et</strong> vice-versa. Par<br />
rapport à l’obj<strong>et</strong> de son observation, partant de l’universel <strong>et</strong> aboutissant au<br />
72 NICHOLAS SERRUYS
particulier, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> documentaire <strong>et</strong>hnographique ne saurait que se livrer à un<br />
traitement synecdoqual. Remaniant des fragments d’une sorte de témoignage, il<br />
tente de restituer un tout malgré l’insuffisance des composantes à sa disposition.<br />
Ainsi, il s’efforce de donner un aperçu total en faisant en sorte qu’un élément<br />
choisi l’emporte comme point principal, comme fil conducteur qui prétend perm<strong>et</strong>tre<br />
une appréciation englobante de l’obj<strong>et</strong> de l’œuvre.<br />
On pourrait pardonner à Flaherty la naïv<strong>et</strong>é de son proj<strong>et</strong>, c’est-à-dire la<br />
supposition candide qu’il se livra, par son témoignage, à une représentation parfaitement<br />
englobante <strong>et</strong> non partitive de la culture itivimuit. S’il avait suivi un<br />
autre genre d’approche – en l’occurrence cel<strong>le</strong> de l’allégorie implicite ou du my<strong>the</strong><br />
– ou s’il s’était tout simp<strong>le</strong>ment contenté de conter l’histoire d’un héros dans<br />
<strong>le</strong>quel on reconnaîtrait <strong>le</strong>s mœurs <strong>et</strong> <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs du peup<strong>le</strong> dont il est membre,<br />
l’œuvre aurait <strong>le</strong> mérite d’avoir exploité de manière innovatrice un terrain riche en<br />
symbolisme. Le film aurait gagné en vraisemblance <strong>et</strong> la question de l’exactitude<br />
ne figurerait pas au premier plan. De ce point de vue, la synecdoque serait moins<br />
une faib<strong>le</strong>sse, voire une lacune dans la quête totalisante de véracité <strong>et</strong> d’au<strong>the</strong>nticité,<br />
qu’une figure de sty<strong>le</strong> qui témoignerait, dans <strong>le</strong> cadre de la fiction <strong>et</strong> de<br />
manière substitutive, de la façon dont une certaine culture se conçoit <strong>et</strong> peut être<br />
conçue. Le film pourrait actuel<strong>le</strong>ment donner lieu à une réception ambiva<strong>le</strong>nte<br />
en raison de la voie choisie.<br />
C’est justement (<strong>et</strong> paradoxa<strong>le</strong>ment) <strong>le</strong>s marqueurs de la rencontre qui<br />
étaient censés légitimer la vraisemblance de la chose pour l’audience de l’époque.<br />
Par exemp<strong>le</strong>, on présentait l’Inuit, autrement dépourvu de matériaux <strong>et</strong> de technologies<br />
modernes ou même d’obj<strong>et</strong>s quotidiens reconnaissab<strong>le</strong>s par <strong>le</strong>s spectateurs,<br />
confronté à ceux-là <strong>et</strong> manifestement étonné. Son enchantement devant<br />
<strong>le</strong>s merveil<strong>le</strong>s du Sud sert à <strong>le</strong> différencier foncièrement des citoyens provenant<br />
de ce lieu véritab<strong>le</strong>ment autre. Ainsi s’explicite la poétique de l’allégorie <strong>et</strong>hnographique.<br />
Mais, ces éléments déstabilisent son au<strong>the</strong>nticité pour l’audience<br />
contemporaine, c<strong>et</strong>te dernière étant en principe plutôt instruite par rapport à la<br />
critique de l’esthétique exploitée. Sa « documentation » se prête ainsi assez faci<strong>le</strong>ment<br />
à une interprétation post-exotique qui rangerait <strong>le</strong> film avec ceux re<strong>le</strong>vant<br />
d’un primitivisme quelque peu gratuit. En tant que document anthropologique,<br />
exploitant inéluctab<strong>le</strong>ment l’allégorie <strong>et</strong>hnographique explicite (m<strong>et</strong>tant en scène<br />
l’interaction de l’<strong>et</strong>hnographe <strong>et</strong> de l’<strong>et</strong>hnographié), <strong>le</strong> film se présente orné d’un<br />
certain biais dia<strong>le</strong>ctique qui prétend contrebalancer <strong>le</strong>s mœurs dites primitives<br />
des Inuits <strong>et</strong> cel<strong>le</strong>s de la civilisation du Sud qui <strong>le</strong>ur est contemporaine au<br />
moment de la parution de l’œuvre, tout en livrant un discours condescendant. 40<br />
Toutefois, un récit foncièrement fictionnel aurait pu faire de l’entreprise une<br />
nouvel<strong>le</strong> forme de my<strong>the</strong>, <strong>cinéma</strong>tographié, m<strong>et</strong>tant en scène une histoire d’héroïsme<br />
exemplaire, éventuel<strong>le</strong>ment vraisemblab<strong>le</strong> mais jouant plutôt sur <strong>le</strong><br />
registre symbolique. Ainsi, la lutte de l’être contre <strong>le</strong>s conditions environnantes<br />
imposées par la force de la nature – l’image dont Flaherty voulait justement que<br />
NANOOK OF THE NORTH ET LE CINÉMA ETHNOGRAPHIQUE 73
sa caméra serve de témoin –, aurait pu tenir <strong>le</strong> coup. El<strong>le</strong> aurait suscité moins de<br />
questions sur la fiabilité du contenu, travaillant hors du contexte d’une poétique<br />
qui prend souvent, <strong>et</strong> imprudemment, l’inscription du réel pour acquise. Une<br />
approche mythique aurait permis au spectateur de suspendre volontairement son<br />
incrédulité pour apprécier l’œuvre à un niveau fictionnel, qui contiendrait en<br />
quelque sorte un élément de véracité. Mais une fois que <strong>le</strong>s embrayeurs rhétoriques<br />
de l’allégorie <strong>et</strong>hnographique interviennent, des questions « métaévaluatives<br />
» (éventuel<strong>le</strong>ment inattendues), d’intentionnalité, d’interpellation, <strong>et</strong> de<br />
représentabilité, apparaissent. Selon la sensibilité du spectateur, <strong>le</strong>s questions<br />
qui s’imposent à l’endroit des intentions derrière l’intervention explicite dans <strong>le</strong><br />
monde de l’autre peuvent bel <strong>et</strong> bien nuire à l’eff<strong>et</strong> de réel, sinon décrédibiliser<br />
ou délégitimer l’entreprise dans son ensemb<strong>le</strong> en raison du déséquilibre ou de la<br />
tension créée par la n<strong>et</strong>te rupture entre <strong>le</strong>s deux cultures en contact.<br />
Pourtant, sans tomber dans un positivisme naïf, répétons qu’il ne faut pas<br />
nier complètement la va<strong>le</strong>ur du film. En tenant compte de son intention, tel<strong>le</strong><br />
qu’explicitée dans <strong>le</strong> journal du réalisateur, nous pourrions nous demander si,<br />
dans l’ensemb<strong>le</strong>, Flaherty aurait été injuste malgré lui. S’il s’était tout simp<strong>le</strong>ment<br />
contenté de tourner <strong>le</strong>s scènes artificiel<strong>le</strong>s, sans recourir à la mise en scène<br />
de la rencontre (sinon la rupture) entre c<strong>et</strong>te civilisation mystifié <strong>et</strong> la sienne, il<br />
suffirait alors de classer l’œuvre parmi <strong>le</strong>s my<strong>the</strong>s afin d’apprécier sa pertinence<br />
esthétique. Par <strong>le</strong> biais de ce genre d’approche, Flaherty aurait peut-être évité de<br />
poser un déterminisme allégorique <strong>et</strong> allochronique sur la société itivimuit, jugement<br />
que <strong>le</strong> spectateur critique d’aujourd’hui risque toujours de lui reprocher.<br />
NOTES<br />
Une esquisse du présent artic<strong>le</strong> a été présentée au 20 ème congrès mondial du<br />
Conseil International d’Études Francophones, « Francophonies <strong>et</strong> dialogues interculturels<br />
», à Sinaïa, Roumanie, <strong>le</strong> 25 juin 2006. À Caroline Lebrec, Andreas<br />
Motsch, Daniel Vaillancourt <strong>et</strong> Michael Zryd, je tiens à exprimer ma reconnaissance<br />
pour <strong>le</strong>urs observations critiques <strong>et</strong> <strong>le</strong>urs conseils incontournab<strong>le</strong>s grâce<br />
auxquels ma réf<strong>le</strong>xion sur <strong>Nanook</strong> s’est enrichie au cours des années menant à<br />
l’achèvement de c<strong>et</strong> artic<strong>le</strong>.<br />
1. Fatimah Tobing Rony répartit <strong>le</strong> genre en trois phases chevauchantes, que Russell résume<br />
ainsi: <strong>le</strong> mode positiviste de la recherche scientifique (l’idée d’archiver <strong>le</strong>s cultures en<br />
disparition avant qu’il ne soit trop tard) ; <strong>le</strong> mode taxidermique ou revivificateur institué<br />
<strong>et</strong> canonisé par <strong>le</strong> film de Flaherty en 1922 ; <strong>et</strong> <strong>le</strong> mode de l’exploitation commercia<strong>le</strong>.<br />
Ca<strong>the</strong>rine Russell, Experimental Ethnography: The Work <strong>of</strong> <strong>Film</strong> in <strong>the</strong> Age <strong>of</strong> Video<br />
(Durham and London: Duke University Press, 1999), 12. En réclamant la « maîtrise » de<br />
l’appareil <strong>et</strong> en exploitant <strong>le</strong> réalisme narratif, <strong>le</strong> mode taxidermique prétend pouvoir<br />
représenter de façon au<strong>the</strong>ntique <strong>le</strong>s cultures d’ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s réalités autres.<br />
2. Darko Suvin, Pour une poétique de la science-fiction : Études en théorie <strong>et</strong> en histoire<br />
d’un genre littéraire (Montréal: Les Presses de l’Université du Québec, 1977), 15.<br />
3. James Clifford, “On Ethnographic Al<strong>le</strong>gory,” in Writing Culture: The Po<strong>et</strong>ics and Politics <strong>of</strong><br />
Ethnography (Berk<strong>le</strong>y, Los Ange<strong>le</strong>s, London: University <strong>of</strong> California Press, 1986).<br />
74 NICHOLAS SERRUYS
4. Henri Morier, Dictionnaire de poétique <strong>et</strong> de rhétorique (Paris: Presses Universitaires de<br />
France, 1998), 412.<br />
5. Robert J. Flaherty, “How I <strong>Film</strong>ed <strong>Nanook</strong> <strong>of</strong> <strong>the</strong> <strong>North</strong>,” in <strong>Film</strong>makers on <strong>Film</strong>making,<br />
Harry M. Geduld, ed. (Bloomington: Indiana University Press, 1967), 56-57.<br />
6. Ibid., 57.<br />
7. Brian Winston, “The Documentary <strong>Film</strong> as Scientific Inscription,” in Theorizing<br />
Documentary, Michael Renov, ed. (New York: Rout<strong>le</strong>dge, 1993), 37-57.<br />
8. Fatimah Tobing Rony, “Taxidermy and Romantic Ethnography: Robert Flaherty’s <strong>Nanook</strong><br />
<strong>of</strong> <strong>the</strong> <strong>North</strong>,” in The Third Eye: Race, Cinema, and Ethnographic Spectac<strong>le</strong> (Durham,<br />
NC: Duke University Press, 1996), 110.<br />
9. Alain-Alcide Sudre, Dialogues théoriques avec Maya Deren : du <strong>cinéma</strong> expérimental au<br />
<strong>cinéma</strong> <strong>et</strong>hnographique (Paris: Éditions l’Harmattan, 1996), 238.<br />
10. La présente étude n’abordera pas la problématique de “l’invention,” tel<strong>le</strong> que l’entend<br />
Derrida, mais nous reconnaissons toutefois son apport : “Inventer, c’est produire l’itérabilité<br />
<strong>et</strong> la machine à reproduire, la simulation <strong>et</strong> <strong>le</strong> simulacre.” Jacques Derrida, “Psyché,<br />
invention de l’autre,” in Psyché, inventions de l’autre (Paris: Éditions Galilée, 1987), 47.<br />
11. Siegfried Kracauer, Theory <strong>of</strong> <strong>Film</strong>: The Redemption <strong>of</strong> Physical Reality (New York: Oxford<br />
University Press, 1960), 273-274.<br />
12. Rony, 101.<br />
13. Élément qui implique la supériorité du possédant selon <strong>le</strong> paradigme dont l’<strong>et</strong>hnographe<br />
est originaire.<br />
14. Rony, 101.<br />
15. Par ail<strong>le</strong>urs, c’est une image qui relève aussi pertinemment de la critique iconographique<br />
de la pornographie. Voir plus loin la pertinence qu’y donne Ca<strong>the</strong>rine Russell en parlant<br />
de son rapport à la zoologie dans <strong>le</strong> cadre de l’<strong>et</strong>hnographie, 119-156.<br />
16. Clifford, 115-116.<br />
17. Ibid., 112.<br />
18. Ibid., 110.<br />
19. Andreas Motsch, Lafitau <strong>et</strong> l’émergence du discours <strong>et</strong>hnographique (Paris: Septentrion,<br />
Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001), 139.<br />
20. C<strong>et</strong>te approche, ainsi nommée rétroactivement par David MacDougall, désigne la<br />
collaboration entre l’observateur <strong>et</strong> l’observé. À la différence du <strong>cinéma</strong> d’observation,<br />
qui – en guise d’au<strong>the</strong>ntification – cherche à dissimu<strong>le</strong>r la présence de la caméra (<strong>et</strong><br />
donc d’un créateur), il s’agit de reconnaître consciencieusement <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du médium par<br />
l’intermédiaire duquel l’œuvre existe, ainsi que l’interaction collaborative entre <strong>le</strong> réalisateur<br />
<strong>et</strong> l’obj<strong>et</strong> de son film. David MacDougall, “Beyond Observational Cinema,” in Princip<strong>le</strong>s <strong>of</strong><br />
Visual Anthropology (Hockings, Paul, ed. New York: Mouton de Gruyter, 1995), 115-132.<br />
21. Rony, 116.<br />
22. Cité dans ibid., 116.<br />
23. Ibid., 120.<br />
24. <strong>Nanook</strong> Revisited (Canada, 1988, Claude Massot).<br />
25. Rony, 115.<br />
26. Flaherty, “How I filmed <strong>Nanook</strong> <strong>of</strong> <strong>the</strong> <strong>North</strong>,” 60.<br />
27. Rony, 109.<br />
28. Ibid., 113.<br />
29. Par contre, comme nous <strong>le</strong> voyons chez Clifford, Fabian <strong>et</strong> Motsch, ce décalage temporel<br />
entre certaines sociétés se révè<strong>le</strong> encore plus déstabilisé par l’idée d’un déphasage temporel<br />
total entre l’<strong>et</strong>hnographe <strong>et</strong> l’<strong>et</strong>hnographié, la société du premier est en perpétuel<strong>le</strong><br />
évolution tandis que cel<strong>le</strong> du second stagne, sans la possibilité de se rattraper. Du point<br />
de vue du premier, la réalité du second, sans progrès, est en chute inéluctab<strong>le</strong>.<br />
NANOOK OF THE NORTH ET LE CINÉMA ETHNOGRAPHIQUE 75
30. Notion chère à Clifford.<br />
31. Quel<strong>le</strong>s que soient <strong>le</strong>s intentions du proj<strong>et</strong> <strong>et</strong>hnographique, représenter une communauté<br />
(cel<strong>le</strong> d’un autre ou bien la sienne) de façon réel<strong>le</strong>ment complète <strong>et</strong> objective est a priori<br />
une tâche inachevab<strong>le</strong>, voire impossib<strong>le</strong>. Pourtant, la reconnaissance de ce fait est une<br />
importante étape préalab<strong>le</strong> à de tentatives esthétiques plus rigoureuses. À ce titre,<br />
Russell propose, sans pour autant rég<strong>le</strong>r la chose définitivement, l’<strong>et</strong>hnographie<br />
expérientiel<strong>le</strong> ou expérimenta<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te dernière serait un moyen de comb<strong>le</strong>r (en partie)<br />
<strong>le</strong> vide laissé par <strong>le</strong> genre de proj<strong>et</strong> issu de l’<strong>et</strong>hnographie classique (proj<strong>et</strong> trop ambitieux<br />
en raison de son aperçu rétréci, qualité dont il veut justement faire abstraction pour promouvoir<br />
l’idée d’une vision englobante, sans qu’on se rende compte de sa construction).<br />
À la différence de c<strong>et</strong>te approche rusée, <strong>le</strong>s deux approches que juxtapose Russell, cel<strong>le</strong>s<br />
de l’<strong>et</strong>hnographie <strong>et</strong> de l’expérimentation, se complémentent, l’une par souci d’évaluer <strong>le</strong><br />
discours même de la représentation culturel<strong>le</strong> <strong>et</strong> l’autre en fournissant un mode de discours<br />
non conventionnel <strong>et</strong> donc apte à révé<strong>le</strong>r, <strong>et</strong> à re<strong>le</strong>ver de, ce genre de méta-évaluation<br />
(Russell, xii).<br />
32. Ibid., 113.<br />
33. Robert J. Flaherty, My Eskimo Friends: <strong>Nanook</strong> <strong>of</strong> <strong>the</strong> <strong>North</strong> (New York: Doub<strong>le</strong>day, Page,<br />
1924), 134.<br />
34. Flaherty, “How I filmed <strong>Nanook</strong> <strong>of</strong> <strong>the</strong> <strong>North</strong>,” 57.<br />
35. Rony, 118.<br />
36. Ibid., 110.<br />
37. Johannes Fabian, Time and <strong>the</strong> O<strong>the</strong>r: How Anthropology Makes Its Object (New York:<br />
Columbia University Press, 2002 [1983]).<br />
38. À ce moment-là, on avait quasiment immobilisé la bête à coups d’harpon. Il ne restait<br />
qu’à la tuer à coups de bal<strong>le</strong>s–la méthode choisie des Inuits de l’époque–, malgré ce<br />
que prétend <strong>le</strong> film en <strong>le</strong>ur ôtant c<strong>et</strong> outil moderne. Flaherty, “How I filmed <strong>Nanook</strong> <strong>of</strong><br />
<strong>the</strong> <strong>North</strong>,” 59.<br />
39. Pour un appr<strong>of</strong>ondissement des notions de temps narratologiques, voir Hayden White,<br />
M<strong>et</strong>ahistory: The Historical Imagination in Nin<strong>et</strong>eenth-Century Europe (Baltimore: John<br />
Hopkins University Press, 1973).<br />
40. Encore, nous considérons ce discours comme étant condescendant en raison des scènes<br />
absurdes qui prétendent présenter l’étonnement <strong>et</strong> l’émerveil<strong>le</strong>ment chez <strong>le</strong>s Inuits visà-vis<br />
de la technologie qui <strong>le</strong>s dépasse ; en raison de la mise en parallè<strong>le</strong> de ces êtres<br />
humains avec d’autres espèces anima<strong>le</strong>s, <strong>et</strong>c.<br />
NICHOLAS SERRUYS est doctorant en littérature dans <strong>le</strong> Département d’Études<br />
françaises à l’Université de Toronto. Sa thèse s’intitu<strong>le</strong> « L’art de la dissuasion :<br />
la métamorphose idéologique dans la science-fiction québécoise contemporaine ».<br />
Un de ses artic<strong>le</strong>s sur la SFQ a été publié en 2007, sous <strong>le</strong>s auspices du Centre<br />
d’Études <strong>et</strong> de Recherches sur <strong>le</strong>s Littératures de l’Imaginaire (CERLI, Université<br />
de Paris XII), <strong>et</strong> un autre est à paraître dans un proche avenir, dans la revue Voix<br />
pluriel<strong>le</strong>s (Université Brock). Il est membre du CERLI, de la Soci<strong>et</strong>y for Utopian<br />
<strong>Studies</strong> <strong>et</strong> de L’Association des littératures canadiennes <strong>et</strong> québécoise. Il participe<br />
éga<strong>le</strong>ment à la revue Solaris en tant que chroniqueur.<br />
76 NICHOLAS SERRUYS