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Calligraphie, arabesque et structures lexicales - Revue des ...

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MICHEL BARBOT<br />

Chaire de Langue,<br />

Littérature <strong>et</strong> Civilisation Arabes<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

<br />

<strong>Calligraphie</strong>, <strong>arabesque</strong><br />

<strong>et</strong> <strong>structures</strong> <strong>lexicales</strong><br />

«Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux». Calligramme<br />

formant un oiseau, d’après Raqim, 1808.<br />

L<br />

’arabe manifeste, au sein de la<br />

famille sémitique <strong>et</strong> du concert <strong>des</strong><br />

langues, un certain nombre de spécificités<br />

propres à ouvrir un regard neuf<br />

sur sa gestation méconnue <strong>et</strong> sa <strong>des</strong>tinée<br />

prestigieuse depuis plus de deux millénaires.<br />

Seul de son groupe linguistique<br />

à ne pas posséder d’écriture jusqu’aux<br />

premiers siècles de l’ère chrétienne, il<br />

a surgi <strong>des</strong> ténèbres de l’histoire avec<br />

la Révélation de l’Islam (VII e s.). En<br />

quelques décennies, il propage la foi<br />

nouvelle, <strong>des</strong> steppes de l’Asie Centrale<br />

à l’Europe méridionale, du Golfe à l’Atlantique.<br />

Son écriture fruste venue du<br />

Nord araméen, jusqu’alors réduite à <strong>des</strong><br />

inscriptions funéraires isolées <strong>et</strong> à <strong>des</strong><br />

usages plus proches d’une sténographie<br />

mnémotechnique que d’un instrument<br />

communicationnel, est utilisée cependant<br />

à noter les vers<strong>et</strong>s coraniques du<br />

vivant même du prophète Muhammad.<br />

Elle se voit rapidement améliorée, perfectionnée,<br />

traitée avec art <strong>et</strong> amour dans<br />

l’élan spirituel de l’époque, haussée peu<br />

à peu jusqu’aux cimes universelles de<br />

la calligraphie manuscrite <strong>et</strong> architecturale.<br />

Dans le même temps, <strong>des</strong> enquêtes<br />

lexicographiques, animées du souci religieux<br />

de préserver la langue où s’était<br />

incarné le message ultime du Créateur,<br />

ont enregistré une littérature poétique<br />

d’un remarquable niveau <strong>et</strong> un vocabulaire<br />

de grande profusion – témoignages<br />

d’un développement ancien <strong>et</strong> continu<br />

160


Michel Barbot<br />

<strong>Calligraphie</strong>, <strong>arabesque</strong> <strong>et</strong> <strong>structures</strong> <strong>lexicales</strong><br />

du système langagier <strong>et</strong> de la culture<br />

diversifiée qu’il avait sustentée. Si l’on<br />

considère que, bien avant l’Islam, <strong>des</strong> foires<br />

séculaires attiraient, de toute la Péninsule<br />

arabique <strong>et</strong> <strong>des</strong> marches du Croissant<br />

Fertile, <strong>des</strong> foules avi<strong>des</strong> de beau langage<br />

<strong>et</strong> de joutes poétiques couronnées de<br />

faveurs, on prend conscience que c<strong>et</strong>te<br />

langue, comme ses locuteurs restés en<br />

marge de l’Histoire, <strong>des</strong> empires mésopotamiens,<br />

<strong>des</strong> royaumes de Canaan, <strong>des</strong><br />

voies ouvertes en Méditerranée <strong>et</strong> autour<br />

de l’Afrique par leurs cousins phéniciens,<br />

loin <strong>des</strong> fastes immémoriaux de la civilisation<br />

nilotique <strong>et</strong> de ses Pharaons, avait<br />

conçu <strong>et</strong> mûri dans son oralité farouche le<br />

plus puissant <strong>des</strong> moyens d’expression, le<br />

plus apte à unir sous la bannière du Prophète<br />

<strong>des</strong> peuples de toutes origines.<br />

La suite allait le démontrer, aux<br />

VII e -VIII e siècles, avec les Omeyya<strong>des</strong><br />

de Damas qui en firent la langue d’administration<br />

de leurs immenses possessions,<br />

avec la fondation de Bagdad au cœur du<br />

nouvel empire abbasside (contemporain<br />

de nos Carolingiens) <strong>et</strong> sa Maison de<br />

la Sagesse: centre officiel d’arabisation<br />

<strong>des</strong> philosophies, sciences <strong>et</strong> techniques<br />

héritées <strong>des</strong> voisins de l’Antiquité, <strong>et</strong> peu<br />

à peu <strong>des</strong> novations importées de la plus<br />

lointaine Asie (papier, soie, thé, boussole,<br />

<strong>et</strong>c.). Impulsée par le vers<strong>et</strong> Dis :<br />

Seigneur, fais-moi croître en savoir, une<br />

activité de recherche tous azimuts fit de<br />

ce que nous nommons Moyen Age islamique<br />

une <strong>des</strong> plus brillantes pério<strong>des</strong> de<br />

la connaissance humaine. Et de l’usage<br />

de l’arabe, la voie incontournable de ses<br />

progrès, y compris par la transmission<br />

vers l’Occident <strong>des</strong> ouvrages traduits du<br />

grec …<br />

Fig. 1 – Calligramme formant un polygone étoilé, où les l<strong>et</strong>tres se mêlent à l’ornement. Source :<br />

Mosquée Al Bardini, Le Caire, XVII e siècle.<br />

Son véhicule graphique, l’alphab<strong>et</strong><br />

arabe, s’est décliné jusqu’à nos jours<br />

à travers une multitude de styles <strong>et</strong> de<br />

supports. Le spécialiste comme l’amateur<br />

ne peuvent que reconnaître l’aptitude<br />

essentielle de ses éléments modulaires<br />

à l’alliance intime du géométrique <strong>et</strong> de<br />

la fantaisie, à l’entrelacs le plus élégant<br />

<strong>des</strong> droites <strong>et</strong> <strong>des</strong> courbes, au jeu illimité<br />

d’une esthétique à la fois souple <strong>et</strong><br />

rigoureuse. La sensation de vie intérieure<br />

qui anime les surfaces ainsi décorées<br />

s’explique par le développement indéfini<br />

<strong>des</strong> relations entre leurs composants, par<br />

le jeu contrasté <strong>des</strong> formes planes <strong>et</strong> <strong>des</strong><br />

couleurs, par l’absence de frontières entre<br />

le fermé <strong>et</strong> l’ouvert. Les hampes mêmes<br />

de l’alif (Â) <strong>et</strong> du lâm (L) en viennent à<br />

vibrer optiquement sous le roseau taillé<br />

du calligraphe. L’Europe médiévale que<br />

fascinait l’inépuisable ornementation de<br />

ces Sarrazins « hérétiques », leur ach<strong>et</strong>ait<br />

ses armes damasquinées, ses brocarts<br />

d’or <strong>et</strong> d’argent <strong>des</strong>tinés à ses vêtures<br />

d’apparat, <strong>et</strong>, quoi qu’elle en eût, aux<br />

châsses de ses saints <strong>et</strong> aux chasubles<br />

de ses prêtres. Mais surtout, consciente<br />

de l’indissoluble harmonie entre c<strong>et</strong>te<br />

écriture, c<strong>et</strong>te langue <strong>et</strong> ses peuples, elle a<br />

donné à leur esthétique décorative le nom<br />

d’<strong>arabesque</strong>, qui résume <strong>et</strong> dit tout.<br />

Les livres d’art en parlent d’abondance<br />

depuis près de deux siècles en Occident.<br />

Je me limiterai aux gran<strong>des</strong> lignes d’une<br />

hypothèse argumentée qui prend relief<br />

toujours davantage à la lumière de mes<br />

travaux sur la structuration profonde du<br />

système lexical. Certes, <strong>des</strong> motivations<br />

religieuses ont donné la prééminence en<br />

Islam aux représentations abstraites <strong>et</strong><br />

aux stylisations du vivant, sur le figuratif.<br />

Mais, si l’on tient compte de la liaison<br />

intangible du langage <strong>et</strong> de la pensée,<br />

<strong>et</strong> du fait que toute culture en est l’émanation,<br />

d’autres facteurs intellectuels,<br />

voire affectifs, doivent avoir joué dans le<br />

choix du géométrique <strong>et</strong> de la stylisation<br />

(parfois extrême) <strong>des</strong> formes végétales.<br />

Sur ce point, on ne peut prendre pour<br />

coïncidence le développement arabe<br />

de l’algèbre <strong>et</strong> de la trigonométrie, la<br />

transmission du zéro (chiffre diabolique<br />

pour le Moyen Age chrétien), du système<br />

décimal <strong>et</strong> de la numération de position,<br />

la division du temps en fractions égales<br />

de jour comme de nuit, le développement<br />

<strong>des</strong> instruments d’observation, <strong>et</strong> autres<br />

nouveautés scientifiques qui allaient<br />

161


ouleverser le monde occidental héritier<br />

de l’empire romain. La pratique d’un<br />

système donné d’expression ne peut que<br />

prédisposer à certaines formes d’esprit,<br />

à certaines façons de sentir, de goûter <strong>et</strong><br />

de concevoir, en affinité plus ou moins<br />

étroite avec ce système. Par-delà l’interdit<br />

religieux du figuratif que transgressent<br />

d’ailleurs les Chiites communément,<br />

l’attachement indéfectible <strong>des</strong> Arabes à<br />

l’entrelacs, au « polygone étoilé » (fig.1),<br />

<strong>et</strong> leur maîtrise incontestable en pareille<br />

matière, n’auraient-ils pas à voir avec<br />

une structuration particulière de leur<br />

langage ? Hypothèse non pas préliminaire<br />

à l’apprentissage de celui-ci par un<br />

locuteur étranger, ni fruit de ses progrès<br />

en soudaines suppositions, mais induite<br />

finalement de cinquante ans de recherche<br />

<strong>et</strong> de réflexion. Voyons donc quelques<br />

points communs à ces deux domaines de<br />

l’expression arabe : langage articulé <strong>et</strong><br />

esthétique décorative.<br />

Symétries évidentes<br />

ou cachées<br />

Notons d’abord la mise en lumière de<br />

différents types de symétries formelles<br />

dans la structure <strong>des</strong> mots, la plupart<br />

occultées par le discours traditionnel<br />

(ancien <strong>et</strong> moderne, arabe <strong>et</strong> orientaliste).<br />

La marginalisation <strong>des</strong> racines quadriconsonantiques<br />

(dites aussi quadrilittères)<br />

a été pratiquée par tous, philologues<br />

<strong>et</strong> linguistes d’hier <strong>et</strong> d’aujourd’hui, au<br />

profit de la racine trilittère, proclamée<br />

au principe du langage sémitique <strong>et</strong> donc<br />

« originelle ». L’équilibre formel du triangle<br />

qui a vocation à la visualiser, les connotations<br />

de tous ordres qui entourent ce<br />

polygone fermé minimal (sacralisé par le<br />

monothéisme sémitique, puis, à sa suite,<br />

par la maçonnerie), ont d’ailleurs fait<br />

oublier que son correspondant dans un<br />

univers à trois dimensions, la pyramide,<br />

est plus valablement encore symbole de<br />

perfection, – que sa base soit triangulaire<br />

ou carrée. D’où son émergence, observée<br />

■<br />

sur divers points du globe, en architecture<br />

religieuse. L’intégration <strong>des</strong> différents<br />

types de racines (à 3, 4 ou 5 consonnes)<br />

dans un modèle unique (fig.2) fait<br />

apparaître un centre 0 de symétrie (à la<br />

fois orthocentre <strong>et</strong> centre de gravité du<br />

triangle équilatéral <strong>des</strong> racines trilittères,<br />

<strong>et</strong> point de concours <strong>des</strong> diagonales du<br />

trapèze <strong>des</strong> quadrilittères). C<strong>et</strong>te imbrication<br />

du trilittère <strong>et</strong> du quadrilittère<br />

est établie par un théorème, assorti <strong>des</strong><br />

propriétés de nécessité <strong>et</strong> de suffisance,<br />

qui prouve que ces deux types radicaux<br />

obéissent à une seule <strong>et</strong> même règle de<br />

distribution séquentielle, malgré la différence<br />

arithmétique de leurs composants<br />

phoniques (3 vs 4), <strong>et</strong> plus encore de leurs<br />

séquences binaires (respectivement 3 <strong>et</strong><br />

6) 1 . L’instanciation <strong>des</strong> point 0 <strong>et</strong> 0’ par<br />

une consonne radicale fait apparaître une<br />

combinatoire potentielle, génératrice de<br />

combinaisons ordonnées avec les différents<br />

côtés (= séquences binaires de deux<br />

consonnes) du triangle ou du trapèze considéré.<br />

Ces combinaisons sont largement<br />

attestées en langue (plus de cent mille<br />

Fig. 2 – Modèle triangulaire.<br />

162 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2005, n° 34, « Le rapport à l’image »


Michel Barbot<br />

<strong>Calligraphie</strong>, <strong>arabesque</strong> <strong>et</strong> <strong>structures</strong> <strong>lexicales</strong><br />

relevées par nous à ce jour), <strong>et</strong> non <strong>des</strong><br />

artefacts. Les figures réalisées sont les<br />

graphes (<strong>et</strong> sous-graphes) <strong>des</strong> relations<br />

ordonnées entre somm<strong>et</strong>s (= consonnes<br />

radicales <strong>des</strong> vocables arabes partageant<br />

ces séquences binaires respectives <strong>et</strong>,<br />

d’autre part, un sémantisme particulier).<br />

Or, les symétries linguistiques de ces<br />

graphiques présentent <strong>des</strong> affinités formelles,<br />

non fortuites à mes yeux, avec<br />

celles régissant les polygones étoilés<br />

de l’<strong>arabesque</strong> (v. fig.1). Et en particulier<br />

les combinaisons de fragments de<br />

céramique émaillée dans la mosaïque<br />

dite zellîj en Espagne musulmane <strong>et</strong> au<br />

Maghreb. Que <strong>des</strong> corrélations associent<br />

en langue <strong>des</strong> termes de consonantisme<br />

(radical) différent, selon <strong>des</strong> rapports de<br />

type sémiotique visualisables géométriquement,<br />

nous rappelle incidemment les<br />

formes suscitées sur le carré védique 2<br />

quand on y relie par <strong>des</strong> traits les nombres<br />

identiques. Formes issues <strong>des</strong> nombres, <strong>et</strong><br />

précisément exploitées par les mosaïstes<br />

musulmans dans la conception (à divers<br />

niveaux d’interprétation) de leurs surfaces<br />

ornementales <strong>et</strong> de leurs « tracés<br />

régulateurs » 3 . Dans les deux domaines<br />

de comparaison, la typologie <strong>des</strong> configurations<br />

attestées révèle une composition<br />

Fig. 3 – Le mot «Lui» refl été en miroir.<br />

régulière dont la symétrie n’est pas la<br />

moindre propriété.<br />

La même fig.2 est divisée par l’axe de<br />

symétrie C-C’/0’-0 sur lequel de nombreux<br />

phénomènes (diachroniques <strong>et</strong><br />

synchroniques) trouvent une explication<br />

formelle que je ne peux exposer ici. La<br />

fonctionnalité <strong>des</strong> centre <strong>et</strong> axe de symétrie<br />

déjà signalés correspond, dans l’<strong>arabesque</strong>,<br />

aux points <strong>et</strong> axes fondamentaux<br />

autour <strong>des</strong>quels s’organisent les entrelacs,<br />

– trame rigoureuse dont la sécheresse<br />

disparaît sous les chatoiements de<br />

surface, comme le font les règles combinatoires<br />

<strong>des</strong> sons <strong>et</strong> <strong>des</strong> signifiés lexicaux<br />

sous l’usage en discours <strong>des</strong> mots de la<br />

langue 4 .<br />

De part <strong>et</strong> d’autre de leurs divers axes<br />

de symétries, calligraphie <strong>et</strong> <strong>arabesque</strong><br />

disposent, la première <strong>des</strong> l<strong>et</strong>tres, la<br />

seconde <strong>des</strong> lignes <strong>et</strong> <strong>des</strong> courbes. Deux<br />

possibilités structurelles, exploitées toutes<br />

deux : les <strong>des</strong>sins se font face « en<br />

miroir », ou bien ils s’adossent, orientés<br />

en sens contraire. Les calligrammes<br />

d’esprit religieux ou mystique répètent<br />

ainsi face-à-face le pronom Huwa « Lui »<br />

(renvoyant à Dieu : fig. 3), ou <strong>des</strong> formules<br />

islamiques, construites en arabe sur<br />

le même principe de symétrie telles que<br />

« la paix (soit) sur vous » <strong>et</strong> sa réponse<br />

« sur vous (soit) la paix ». Les calligraphes<br />

chiites représentent le visage stylisé<br />

de Ali – cousin <strong>et</strong> gendre du Prophète,<br />

<strong>et</strong> ancêtre de la lignée légitimiste <strong>des</strong><br />

imams – en tirant parti <strong>des</strong> l<strong>et</strong>tres de son<br />

nom <strong>et</strong> <strong>des</strong> siens (disposées « en miroir »)<br />

<strong>et</strong> … de la symétrie (relative, on le sait)<br />

<strong>des</strong> traits humains (fig.4).<br />

Très remarquablement, ces deux<br />

structurations de l’espace à deux dimensions<br />

ont leurs correspondants dans l’ordre<br />

affecté aux consonnes radicales par la<br />

combinatoire. La successivité <strong>des</strong> phonèmes<br />

– contrainte universelle de linéarisation<br />

<strong>des</strong> langages naturels – exploite en<br />

arabe deux types de combinaisons symétriques<br />

: (a) 121 <strong>et</strong> (b) 12-12. Type (a) :<br />

Dans <strong>des</strong> racines (peu fréquentes) à 1ère<br />

<strong>et</strong> 3 e consonnes semblables telles que<br />

√QLQ « agitation ; angoisse » ou √JRJ<br />

« mouvement circulaire ; agitation, <strong>et</strong>c. »,<br />

la 2 e consonne occupe un centre de symétrie<br />

à l’intersection de deux séquences<br />

binaires apparemment « en miroir » : 1-2<br />

vs 2-1. C<strong>et</strong>te combinaison exprime le<br />

plus souvent un va-<strong>et</strong>-vient (symbolisé<br />

par ces deux séquences apparemment<br />

« inverses » mais parfaitement ordonnées)<br />

ou un mouvement circulaire (par<br />

r<strong>et</strong>our final à un point de départ, ce que<br />

matérialise <strong>et</strong> exploite symboliquement<br />

une troisième articulation semblable à<br />

la première) 5 . Type (b) : Il concerne un<br />

type fréquent de racines : 121’2’, où un<br />

axe de symétrie semble passer au milieu :<br />

12 / 1’2’. On remarquera qu’en ce cas, les<br />

deux séquences -12- & -1’2’- sont identiquement<br />

orientées (ni « en miroir », ni<br />

« adossées ») : vers la gauche ou la droite<br />

selon l’écriture adoptée (arabe ou latine).<br />

C<strong>et</strong>te combinaison existe en sémitique,<br />

mais alors qu’elle dépasse le demi-millier<br />

en arabe classique, on en compte dix fois<br />

moins en hébreu. Ex. DaNDaNa « bourdonner;<br />

fredonner » ou KaRKaRa « répéter<br />

; amasser, <strong>et</strong>c. ». Elles sont formées,<br />

enseigne-t-on depuis le grammairien al-<br />

Khalîl b. Ahmad (VIII e s.), sur une base<br />

binaire 12 rédupliquée, avec un espace<br />

vide entre les deux qui représenterait « à<br />

l’origine » l’intermittence onomatopéique<br />

(taqtîε) de cris <strong>et</strong> de bruits répétés.<br />

En fait, mes travaux ont mis en lumière<br />

la présence <strong>et</strong> la fonctionnalité du segment<br />

médian –21’– entre le premier segment<br />

-12- <strong>et</strong> le second segment –1’2’–,<br />

imposé par le r<strong>et</strong>our à zéro d’un système<br />

163


oscillant. Il s’agit d’un cycle articulatoire:<br />

121’2’1‘’2’’… C<strong>et</strong> intervalle nécessaire<br />

2 / 1’ est exploité (= séquentialisé<br />

en –21’–) ou non par la langue, selon<br />

les racines <strong>et</strong> les mots. C<strong>et</strong>te combinaison<br />

121’2’, féconde <strong>et</strong> riche de valeurs,<br />

recèle donc une structuration centrale<br />

triplement agencée « en miroir » : 12-21’<br />

& 21’-1’2’, mais aussi 21’-1...2’, <strong>et</strong> donc<br />

trois axes de symétrie (les deux premiers<br />

diagonaux <strong>et</strong> le troisième horizontal,<br />

parallèle à l’axe du temps). Il suffit, pour<br />

s’en convaincre, de <strong>des</strong>siner le graphe<br />

trapézoïdal de 121’2’ : on découvrira que<br />

les trois axes se croisent au point de concours<br />

0 <strong>des</strong> diagonales du trapèze. C<strong>et</strong>te<br />

triple structuration conduit à exprimer,<br />

en toute transparence formelle, le va-<strong>et</strong>vient,<br />

l’oscillation, la vibration, le tournoiement,<br />

<strong>et</strong>c., <strong>et</strong> plus souvent d’ailleurs<br />

que la simple « répétition » comme on<br />

l’enseigne traditionnellement.<br />

L’analyse a prouvé que non seulement<br />

il n’y avait pas là d’espace vide, mais<br />

encore que la synonymie de doubl<strong>et</strong>s<br />

(en ordre apparemment inverse) tels que<br />

121’2’ <strong>et</strong> 21’2‘’1‘’ ne correspondait, ni à<br />

une métathèse, ni à un ordre indifférent<br />

ou réversible <strong>des</strong> deux articulations concernées<br />

(G. Bohas), mais à deux déclenchements<br />

décalés du cycle articulatoire:<br />

celui-ci commence, soit en t0, soit en t+1,<br />

mais il est, bien entendu, identiquement<br />

ordonné! 6 L’importance de ce segment<br />

médian –21’– <strong>et</strong> de c<strong>et</strong>te triple symétrie<br />

est telle que de nombreuses conséquences<br />

sur le fonctionnement sémiotique du système<br />

lexical (<strong>et</strong> même sur sa structuration<br />

morphologique de surface) ne cessent de<br />

se révéler depuis sa mise en lumière.<br />

L’équilibre <strong>et</strong> la symétrie <strong>des</strong> figures<br />

est le correspondant visuel de l’impression<br />

diffuse de parachèvement qu’inspire<br />

aux Arabes – <strong>et</strong> notamment aux auditeurs<br />

d’une psalmodie coranique ou d’un chefd’œuvre<br />

littéraire – la perception toute<br />

intuitive d’une richesse relationnelle plus<br />

ou moins infinie… On tient là l’expression<br />

formelle de ce qu’en général, les<br />

critiques appellent la poéticité (v. en conclusion),<br />

<strong>et</strong> dont les musulmans voient,<br />

sans clairement se l’expliquer, le modèle<br />

inimitable (‘iεjâz) incarné par le Coran.<br />

Dans ce domaine du langage comme<br />

dans celui du graphisme décoratif, la<br />

densité sans bornes du matériau signifiant<br />

renvoie à une même densité de signifiés<br />

immatériels. Et loin d’être le signe d’un<br />

vertigineux chaos, elles connotent irrésistiblement<br />

la transcendance de l’Absolu.<br />

Points focaux <strong>et</strong><br />

structuration rayonnée ■<br />

Il suffit ensuite de comparer le graphe<br />

« étoilé » d’un quelconque mot arabe (étudié<br />

dans une acception particulière) <strong>et</strong> ses<br />

corrélations multiples avec d’autres unités<br />

<strong>lexicales</strong>, <strong>et</strong>, d’autre part, le rayonnement<br />

centrifuge d’une <strong>arabesque</strong> géométrique<br />

(v. fig.1), considérée au départ d’un point<br />

quelconque de son « tracé régulateur »,<br />

– <strong>et</strong> à plus forte raison, de l’un de ses<br />

centres de symétrie. A partir <strong>des</strong> côtés<br />

du polygone représentatif du mot étudié<br />

(= <strong>des</strong> arcs de son graphe), on découvre<br />

les relations phono-sémantiques que ce<br />

mot (toujours dans l’acception donnée)<br />

entr<strong>et</strong>ient avec le reste du système lexical.<br />

On explore là, formellement, les processus<br />

mentaux d’associations conceptuelles,<br />

tels que l’arabe classique – alors<br />

à son stade oral ! – les avait structurés<br />

autrefois. Faut-il le préciser ? Au fur <strong>et</strong> à<br />

mesure que l’on s’éloigne du « foyer thématique<br />

» ou « focus » initial (l’acception<br />

sélectionnée fonctionnant alors comme<br />

un point focal), les relations se modifient<br />

aux deux plans de l’expression <strong>et</strong> du<br />

contenu. Il ne s’agit là nullement d’un<br />

agglomérat de termes homophones, ni<br />

d’une grappe de (para-)synonymes, mais<br />

de la structuration en réseau d’un (sous-)<br />

champ notionnel. Car la nature <strong>des</strong> signifiés<br />

corrélés reste en rapport sémiotique<br />

avec l’acception de départ. Considérés<br />

trop souvent comme de simples figures<br />

ou tropes, ces rapports participent de<br />

la semiosis arabe qu’ils contribuent à<br />

définir sous la surface <strong>des</strong> faits morphosyntaxiques,<br />

ou même stylistiques. Ainsi<br />

Fig. 4 – « Mohammed, Ali, Hassan, Hussayn, Fatima ». Calligramme en miroir qui crée un visage,<br />

d’après un tableau soufi .<br />

164 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2005, n° 34, « Le rapport à l’image »


Michel Barbot<br />

<strong>Calligraphie</strong>, <strong>arabesque</strong> <strong>et</strong> <strong>structures</strong> <strong>lexicales</strong><br />

peut-on voir les syndromes de la traumatologie<br />

dorsale ou de la sénescence<br />

– tels que l’arabe classique les a analysés,<br />

puis enregistrés corrélativement en langue<br />

– s’étoiler tout autour <strong>des</strong> triangles<br />

<strong>des</strong> adjectifs ‘azjar « qui a le dos blessé /<br />

les vertèbres endommagées (chameau) »,<br />

ou encore kahîm « usé par l’âge <strong>et</strong> la<br />

misère » (fig. 5) 7 :<br />

Il est clair, à présent, qu’une même<br />

structuration rayonnée s’observe en langue<br />

comme en esthétique géométrique.<br />

Mais les parcours (en théorie <strong>des</strong> graphes:<br />

les chemins) de ces deux types de<br />

tracés n’impliquent pas que l’on parte<br />

nécessairement d’un point focal prédéterminé.<br />

L’œil comme l’esprit ont toute<br />

liberté, dans ces deux systèmes d’expression,<br />

pour circuler, pour aller <strong>et</strong> venir.<br />

En matière d’<strong>arabesque</strong>, c’est d’ailleurs<br />

l’un <strong>des</strong> buts recherchés, car propre à la<br />

contemplation, voire au recueillement.<br />

L’esprit n’est pas distrait par <strong>des</strong> figures<br />

de ce monde fugace <strong>et</strong> s’absorbe dans le<br />

spectacle de l’immuable formel – métaphore<br />

de l’infini. Ainsi les multiples rosaces<br />

de l’art musulman symbolisent-elles,<br />

à travers leur point central (<strong>et</strong> simultanément)<br />

la présence de Dieu au départ<br />

de toute création, sa transcendance qui<br />

embrasse <strong>et</strong> régit l’ensemble <strong>des</strong> êtres, <strong>et</strong><br />

finalement, achevant la trajectoire centripète<br />

de notre existence ici-bas: le point<br />

d’arrivée de toute créature. La formule<br />

pieuse <strong>des</strong> funérailles musulmanes ne<br />

dit-elle pas: ‘innâ lillâhi wa-‘innâ ‘ilayhi<br />

râjiεûna « nous sommes à Dieu <strong>et</strong> à Lui<br />

nous r<strong>et</strong>ourn(er)ons »… Cela est indéniable<br />

quand <strong>des</strong> calligrammes circulaires<br />

concentrent, au sens mathématique du<br />

mot, <strong>des</strong> vers<strong>et</strong>s du Coran dont les hampes<br />

convergent vers l‘Origine de toute<br />

chose, <strong>et</strong> précisément l’auteur divin de la<br />

Parole matérialisée (fig. 6) 8 .<br />

Espace combinatoire<br />

<strong>et</strong> saturation<br />

On constate, par exploration heuristique<br />

<strong>des</strong> graphes relationnels, que le<br />

système lexical arabe a densifié à l’extrême<br />

sa structure théorique, c’est-à-dire<br />

l’ensemble <strong>des</strong> combinaisons possibles<br />

■<br />

de ses consonnes radicales. De même,<br />

les surfaces à décorer abstraitement ne<br />

laissent guère de place aux espaces vi<strong>des</strong>,<br />

aux « blancs » du support. Mais on peut<br />

aller plus loin dans la comparaison. La<br />

mosaïque du zellîj est elle-même fondée<br />

sur un « alphab<strong>et</strong> », fait de pièces multiformes<br />

patiemment découpées dans <strong>des</strong><br />

carreaux de faïence monochromes 9 . Leur<br />

combinaison en panneaux s’opère selon<br />

<strong>des</strong> trames géométriques dont l’ouvrage<br />

cité en note détaille les principes <strong>et</strong> fournit<br />

les plus précises illustrations. Elle est<br />

constamment renouvelée sous l’apparence<br />

trompeuse d’éternelles imitations de<br />

schémas traditionnels, <strong>et</strong> cela en fonction<br />

<strong>des</strong> goûts du maître zellijeur <strong>et</strong>/ou de<br />

son client, <strong>des</strong> besoins de toute nature à<br />

satisfaire, mais aussi <strong>des</strong> contraintes de la<br />

surface à décorer. Il en va de même dans<br />

le langage articulé: les contextes divers<br />

de toute énonciation conditionnent très<br />

largement son actualisation en discours.<br />

Ce dernier se fonde certes sur la langue<br />

apprise d’autrui, mais il se moule en actes<br />

de parole selon le locuteur <strong>et</strong> l’interlocuteur,<br />

la situation, les contextes. Phonè-<br />

Fig. 5 – KaHîM «accablé par l’âge <strong>et</strong> la misère» au foyer d’un champ notionnel (syndrome de la sénescence) (Barbot, 1999).<br />

165


mes, vocables, phrases sont repris d’actes<br />

passés, mémorisés tels quels ou reconstitués,<br />

<strong>et</strong> plus ou moins adaptés, voire<br />

renouvelés, à partir de schémas généraux<br />

reçus de l’expérience langagière.<br />

Mais ce qui distingue l’arabe <strong>des</strong><br />

autres langues, y compris ses sœurs <strong>et</strong><br />

cousines du domaine (chamito-)sémitique,<br />

c’est une exploitation maximale de<br />

la structure théorique mise en place par<br />

la combinatoire <strong>des</strong> sons <strong>et</strong> <strong>des</strong> significations<br />

<strong>lexicales</strong> (en surface) – de l’ordre<br />

du morpho-syntaxique –, <strong>et</strong> par les corrélations<br />

phono-sémantiques du lexique (en<br />

profondeur) – de l’ordre du sémiotique,<br />

on l’a dit. Un exemple parmi <strong>des</strong> milliers :<br />

si on reprend à l’article de Heidelberg<br />

2005 (cité en n. 1) le verbe εaKRaDa<br />

« ramener à la maison son cavalier malgré<br />

lui (monture) », <strong>et</strong> qu’on instancie<br />

par /w/ le point 0 (centre de symétrie<br />

de son graphe trapézoïdal), on constate<br />

la saturation de l’aire combinatoire par<br />

quatre combinaisons triangulaires (= trilittères)<br />

: √εwK « rentrer à la maison »,<br />

√εwD « revenir », √wKR « rentrer au<br />

nid », <strong>et</strong> √wRD « <strong>des</strong>cendre à l’aiguade;<br />

rentrée d’argent, revenu; importation ».<br />

Aussi bien la riche morphologie arabe<br />

(inégalée depuis la mort <strong>des</strong> langues de<br />

Mésopotamie) que le réseau infiniment<br />

complexe <strong>des</strong> corrélations sémiotiques<br />

qui structurent le système lexical, montrent<br />

que ce système s’est développé (oralement)<br />

par involution à l’intérieur même<br />

du matériau reçu du sémitique commun.<br />

Il ne s’est pas agi d’une expansion lexicale<br />

par augments (zawâ’id muεjamiyya<br />

ou « créments ») rapportés à <strong>des</strong> étymons,<br />

comme dans d’autres familles linguistiques,<br />

ou comme la tradition (arabe <strong>et</strong><br />

orientaliste) se représente l’issue du processus,<br />

en réduisant à <strong>des</strong> « excipients »<br />

numériques (Q.S.P. √3 ou √4!) ces prétendues<br />

«l<strong>et</strong>tres serviles», ces rajouts<br />

phoniques inexpliqués.<br />

Mais « les faits ne résistent qu’à <strong>des</strong><br />

outils inappropriés ». Tel un fil<strong>et</strong> aux<br />

mailles trop lâches, la conception qui circule<br />

encore d’une expansion lexicale par<br />

augments (ou « incrémentation ») laisse<br />

échapper une part <strong>des</strong> faits radicaux <strong>et</strong> la<br />

plupart <strong>des</strong> faits relationnels. Toute argumentation<br />

en est par essence biaisée, pour<br />

ne pas dire gravement mutilée. Or, nous<br />

pouvons désormais affirmer qu’en arabe,<br />

toute consonne est signifi ante – qu’elle<br />

soit morphématique ou radicale. Mais la<br />

radicale ne signifie rien en soi <strong>et</strong> ne peut<br />

être à la rigueur qu’« expressive »: seule<br />

sa participation aux contrastes binaires<br />

ordonnés (<strong>et</strong> récurrents en langue) – les<br />

séquences – fonde les signifi cations <strong>lexicales</strong>.<br />

De même encore, dans l’<strong>arabesque</strong>,<br />

lignes, courbes <strong>et</strong> surfaces n’ont d’autre<br />

valeur que « suggestive », même dans ses<br />

stylisations du végétal, <strong>et</strong> elles ne prennent<br />

tout leur sens esthétique qu’en <strong>des</strong><br />

combinaisons régulières <strong>et</strong> récurrentes 10 .<br />

Revenons à ce concept fondamental<br />

d’involution, évoqué jadis par l’illustre<br />

islamologue L. Massignon, mais dans<br />

une application restreinte <strong>et</strong> partiellement<br />

erronée 11 . Il étaye une comparaison de<br />

plus dans les domaines étudiés ici. Chaque<br />

aire combinatoire propre au graphe<br />

du/<strong>des</strong> mot(s) concerné(s) s’est « fragmentée<br />

» de l’intérieur en combinaisons<br />

complémentaires – pour une bonne part<br />

attestées en langue. On peut même souvent<br />

parler de saturation. Et c’est là une<br />

Fig. 6 – <strong>Calligraphie</strong> rayonnant à partir du centre (Dieu) <strong>et</strong> y ramenant.<br />

affinité de plus avec l’investissement<br />

maximal de l’espace décoratif par l’<strong>arabesque</strong><br />

- de style géométrique (tastîr) ou<br />

végétal (tawrîq). De plus, à la façon dont<br />

le polygone étoilé (lui-même fragmenté<br />

de l’intérieur en triangles, losanges, rectangles,<br />

trapèzes, pentagones, hexagones,<br />

octogones ou carrés) se prolonge théoriquement<br />

en toutes directions, au-delà du<br />

cadre que l’artiste ou l’architecte lui ont<br />

assigné, on voit le graphe du sous-ensemble<br />

lexical se prolonger en différentes<br />

directions par <strong>des</strong> arcs relationnels qui<br />

dépassent les « limites » trop tôt escomptées<br />

du champ notionnel pertinent <strong>et</strong><br />

ouvrent, de ce fait, <strong>des</strong> aires combinatoires<br />

complémentaires de la première. La<br />

différence – mais elle est de taille comme<br />

on dit – réside dans le fait que le calligramme,<br />

la miniature enluminée, le panneau<br />

de mosaïque, de plâtre ciselé ou de<br />

bois sculpté, <strong>et</strong>c., restent matériellement<br />

délimités dans l’espace à deux ou trois<br />

166 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2005, n° 34, « Le rapport à l’image »


Michel Barbot<br />

<strong>Calligraphie</strong>, <strong>arabesque</strong> <strong>et</strong> <strong>structures</strong> <strong>lexicales</strong><br />

dimensions, alors que les corrélations<br />

du réseau lexical sont à ce point interconnectées<br />

qu’aucun champ arabe ne se<br />

laisse réduire aux arborescences ou aux<br />

tableaux d’inventaire que l’on connaît <strong>et</strong><br />

pratique ailleurs 12 (cf. fig. 5).<br />

Conclusion<br />

Nous avons vu que l’esthétique araboislamique<br />

repose sur la mise en œuvre<br />

de principes géométriques rigoureux<br />

sous-jacents à <strong>des</strong> réalisations dynamiques<br />

alliant le matériel <strong>et</strong> le spirituel.<br />

La sensation de vie intérieure, voire de<br />

mouvement, qui anime les figures de<br />

l’<strong>arabesque</strong> au lieu de s’y figer, s’explique<br />

par le développement indéfini <strong>des</strong> lignes,<br />

<strong>des</strong> surfaces, <strong>des</strong> couleurs <strong>et</strong> de leurs<br />

combinaisons, par l’absence de frontières<br />

entre le fermé <strong>et</strong> l’ouvert. L’invisible y<br />

circule, qu’il soit de l’ordre de l’abstrait<br />

ou de son interprétation. Le regard <strong>et</strong><br />

l’esprit sont entraînés toujours plus loin<br />

que ce qui les mobilise en l’instant, <strong>et</strong> ils<br />

ne peuvent s’arrêter sur un contour, un<br />

détail, une forme particulière. L’équilibre<br />

<strong>et</strong> la symétrie sont présents partout, mais<br />

toujours au profit d’une contemplation à<br />

la fois sensible <strong>et</strong> réfléchie <strong>des</strong> merveilles<br />

structurées de la Création, de la profusion<br />

auto-régulée de la Vie ici-bas. Nous sommes<br />

aux antipo<strong>des</strong> de la dérive de Babel<br />

ou du sacrilège de Prométhée.<br />

La langue arabe paraît en harmonie<br />

totale avec l’<strong>arabesque</strong>. Au niveau graphique<br />

bien entendu, car ses l<strong>et</strong>tres se<br />

prêtent parfaitement aux stylisations les<br />

plus raffinées. Mais c<strong>et</strong>te harmonie se<br />

révèle au plus profond du langage dans<br />

lequel s’est incarné le message coranique,<br />

<strong>et</strong> donc l’inspiration première de<br />

c<strong>et</strong>te esthétique. Les symétries les plus<br />

rigoureuses s’associent en arabe aux<br />

entrelacs les plus nuancés de la forme <strong>et</strong><br />

du fond. Produit historique auto-régulé<br />

d’une myriade d’interactions orales <strong>et</strong><br />

psychiques à travers l’espace <strong>et</strong> le temps,<br />

ce monde symbolique n’est pas un simple<br />

outil de communication. En tant que<br />

langage articulé, économie <strong>et</strong> ergonomie<br />

s’y manifestent bien plus en profondeur<br />

qu’en surface. Et il en va de même pour<br />

sa poéticité essentielle que stylistique <strong>et</strong><br />

rhétorique effleurent à coups de tropes<br />

<strong>et</strong> de figures, <strong>et</strong> surtout d’observations<br />

ponctuelles, sans pouvoir en dégager les<br />

■<br />

principes, ni en approfondir les applications.<br />

De fait, l’univers sémiotique auquel<br />

se réfère le lexique arabe à toute époque<br />

est d’une densité <strong>et</strong> d’une complexité qui<br />

démonétisent les approches <strong>des</strong>criptives<br />

en cours, d’esprit morpho-syntaxique (<strong>et</strong><br />

non pas cognitives, comme il le faudrait).<br />

Elles sont toutes canalisées par la<br />

tradition dans une vision linéaire où les<br />

apparentements lexicaux les plus riches<br />

d’informations sont ramenés à de simples<br />

intersections, <strong>des</strong> articulations ou<br />

<strong>des</strong> l<strong>et</strong>tres (sic) rajoutées (sans justification<br />

valable) à <strong>des</strong> formes « originelles »,<br />

<strong>des</strong> permutations aléatoires, ou même un<br />

ordre indifférent (ou réversible) <strong>des</strong> traits<br />

phoniques <strong>et</strong> <strong>des</strong> phonèmes de prétendus<br />

étymons binaires (G. Bohas, passim),<br />

voire à <strong>des</strong> jeux de langage sans intérêt<br />

pour la <strong>des</strong>cription du lexique 13 . L’exploration<br />

préconisée (<strong>et</strong> en partie réalisée)<br />

démontre la structuration du système.<br />

Elle livre <strong>des</strong> enseignements profonds à<br />

différents niveaux <strong>des</strong> sciences humaines.<br />

Elle fait à présent usage, non seulement<br />

de graphes relationnels (toujours induits<br />

<strong>des</strong> faits <strong>et</strong> non plaqués sur eux), mais<br />

aussi de théorèmes, de typologie distributionnelle<br />

<strong>des</strong> relations de relations,<br />

<strong>et</strong> de matrices algébriques intégrant les<br />

données graphiques <strong>et</strong> les numérisant.<br />

Elle ouvre ainsi la voie moderne à un<br />

<strong>des</strong>tin nouveau de la langue: celui d’être<br />

à la fois langage naturel <strong>et</strong> langage compréhensible<br />

par un cerveau artificiel. Et,<br />

à ce niveau de synthèse formalisée, on<br />

n’a plus directement à faire aux affinités<br />

structurelles entre la langue arabe <strong>et</strong> l’esthétique<br />

arabo-islamique qui en a émané<br />

à partir du Livre révélé.<br />

C<strong>et</strong>te structuration réticulaire <strong>des</strong><br />

signes – moteur secr<strong>et</strong> de la pérennité du<br />

langage sémitique à travers les péripéties<br />

<strong>et</strong> les drames de l’histoire – a institué<br />

en arabe une corrélativité générale du<br />

Sens qui se révèle aujourd’hui comme<br />

un précieux outil civilisationnel, apte à<br />

la sauvegarde d’une identité. Car il est<br />

inaccessible par essence aux modèles<br />

standard (pour la plupart anglo-saxons)<br />

qui entendraient le subjuguer par acculturation,<br />

irréductible sinon par la mort<br />

de tous ses locuteurs, irremplaçable donc<br />

quand s’ouvrent <strong>des</strong> temps où, défiant<br />

les autres cultures, une idéologie militaro-économique<br />

déploie, d’échelons en<br />

« Echelon », l’ombre de ses r<strong>et</strong>s sur le<br />

monde. Et là il est question de mise en<br />

tutelle <strong>des</strong> cultures du monde par une<br />

idéologie pour un temps détentrice <strong>des</strong><br />

pouvoirs matériels <strong>et</strong> juge auto-proclamé<br />

<strong>des</strong> axes du Bien <strong>et</strong> du Mal. Et non plus<br />

d’<strong>arabesque</strong>s, de symétries pour l’œil<br />

<strong>et</strong> pour l’esprit, de rythmes sonores ou<br />

visuels, de fragmentation <strong>des</strong> espaces,<br />

de trajectoires harmoniques, de visées<br />

artistiques ou d’horizons spirituels, <strong>et</strong><br />

moins encore de langage articulé sur le<br />

Beau <strong>et</strong> le sens de la Création…<br />

Notes<br />

1. M. Barbot, « Morphogénèse séquentielle<br />

du squel<strong>et</strong>te du MOT de type sémitique.<br />

L’exemple de l’arabe », Mélanges<br />

du Département d’Arabe de l’Université<br />

Marc-Bloch (en mémoire de Fayez Adas),<br />

décembre 2002, p. 54. V. aussi M. Barbot<br />

& K. Bourja, « La structuration sémiotique<br />

du monde par le système lexical de l’arabe<br />

classique », sous presse aux Mélanges en<br />

l’honneur du Pr. R. G. Khoury, Heidelberg<br />

(RFA), 2005.<br />

2. Il s’agit d’un damier de neuf lignes sur<br />

neuf colonnes, dont les cases sont remplies<br />

par <strong>des</strong> chiffres en progression arithmétique.<br />

La première ligne marque une<br />

progression de raison 1 : 1, 2, 3, 4, <strong>et</strong>c. La<br />

deuxième, une progression de raison 2 : 2,<br />

4, 6, 8, <strong>et</strong>c. La troisième, de raison 3: 3,<br />

6, 9, [12 >]3… On constate que les cases<br />

remplies par un même chiffre <strong>des</strong>sinent<br />

<strong>des</strong> formes particulières.<br />

3. A. Paccard, Le Maroc <strong>et</strong> l’artisanat<br />

traditionnel islamique dans l’architecture,<br />

1983, éditions atelier 74, vol. 1,<br />

p. 142-354, (dont le carré védique à 9x9<br />

cases p. 146-147).<br />

4. Voir plus loin l’examen du type 12-12, <strong>et</strong><br />

le détail de l’argumentation dans M. Barbot,<br />

Morphogénèse séquentielle, p. 22-24<br />

<strong>et</strong> 68-69 (dont fig. 26).<br />

5. Rem. la structure de JuRJat- «besace, bissac»<br />

qui m<strong>et</strong> en regard JR– <strong>et</strong> –RJ, comme<br />

le sont les deux poches de l’obj<strong>et</strong> (cf. la<br />

notion d’imsâs dans les Khasâ’is d’Ibn<br />

Jinnî).<br />

6. On en trouvera l’exposé dans M. Barbot<br />

& K. Bourja, « L’organisation du système<br />

lexical de l’arabe classique. Structures de<br />

surface <strong>et</strong> <strong>structures</strong> profon<strong>des</strong> », revue<br />

Luqmân XIV, Automne-Hiver 1997-1998,<br />

Université de Téhéran, § Cycle ou métathèse<br />

?, p. 94-97 ; <strong>et</strong> dans Morphogénèse<br />

séquentielle, p. 22-24 <strong>et</strong> 68-69 (dont<br />

fig. 26 – v. supra).<br />

167


7. V. les fig. 20 <strong>et</strong> 20 bis de Morphogénèse<br />

séquentielle, p. 45-48.<br />

8. Ainsi, la sourate Ahad (L’Unique) dans<br />

les Badâ’iε al-khatt al-εarabî de l’Irakien<br />

Nâjî Zaynuddîn, Bagdad, s.d., Ministère<br />

de l’Information, fig. 533, p. 293,<br />

où le centre est la formule islamique de<br />

la toute-puissance de Dieu: ‘Allâh(u)<br />

‘akbar(u) « Dieu est (le) plus grand ». Cf.<br />

toutefois chez Hassan Massoudy (artiste<br />

également irakien), <strong>Calligraphie</strong> arabe<br />

vivante, Flammarion, Paris, 1981, la p. 92<br />

où la même structure rayonnée s’applique<br />

aux hampes <strong>des</strong> termes de louange adressés…<br />

à un gouverneur turc de la province<br />

d’Alep (Syrie). On voit dévier ici, à <strong>des</strong><br />

fins politiques, l’alliance théologique de la<br />

forme <strong>et</strong> du fond dans la dite structuration.<br />

Mais politique <strong>et</strong> religion savent fusionner<br />

<strong>et</strong> pareillement fluctuer.<br />

9. V. leur répertoire multicolore dans<br />

A. Paccard, op. cit., vol. 1, p. 378-389.<br />

10. Cf. sur ce point les « cellules répétitives »<br />

<strong>et</strong> les rythmes chez H. <strong>et</strong> A. Stierlin,<br />

Alhambra, Imprimerie Nationale, Paris,<br />

2001, p. 112 <strong>et</strong> 121 ; <strong>et</strong> particulièrement<br />

l’étude de l’abstraction géométrique par<br />

K. Gerstner, La forme <strong>des</strong> couleurs, ibid.,<br />

p. 112-115, qui dégage d’un panneau de<br />

mosaïque du Mechouar de Grenade, <strong>des</strong><br />

tracés remarquables <strong>et</strong> pourtant invisibles<br />

à l’œil nu.<br />

11. Morphogénèse séquentielle, p. 77-78.<br />

12. Cf. C.N.D.P. (Académie de Lyon), Le<br />

Taste-mots dans les arbres. Étude<br />

systématique du lexique français à l’usage<br />

<strong>des</strong> lycées, gran<strong>des</strong> écoles <strong>et</strong> universités,<br />

1988.<br />

13. A. Roman, La création lexicale, P.U.L.,<br />

Lyon, 1999, p. 181. La recherche <strong>des</strong><br />

<strong>structures</strong> du lexique est même jugée<br />

p. 203 sans obj<strong>et</strong> discernable! On ne saurait<br />

mieux se fermer à la créativité du<br />

langage étudié.<br />

168 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2005, n° 34, « Le rapport à l’image »


Michel Barbot<br />

<strong>Calligraphie</strong>, <strong>arabesque</strong> <strong>et</strong> <strong>structures</strong> <strong>lexicales</strong><br />

Lion entièrement figuré avec <strong>des</strong> l<strong>et</strong>tres qui forment un texte d’éloge à l’imam Ali, souvent appelé le «Lion de Dieu». D’après un tableau soufi.<br />

169

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