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Imaginaires du corps social - Revue des sciences sociales

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PASCAL HINTERMEYER<br />

<strong>Imaginaires</strong><br />

<strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong><br />

Les hommes ne se posent<br />

pas seulement les questions<br />

auxquelles ils peuvent<br />

répondre. Ils se préoccupent<br />

même tout particulièrement<br />

de celles qui dépassent leur<br />

expérience. De quoi l'avenir<br />

sera-t-il fait, comment se le<br />

rendre propice, voilà <strong>des</strong><br />

interrogations récurrentes qui<br />

taraudent même les esprits<br />

les plus positifs.<br />

Pascal Hintermeyer<br />

UFR <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>social</strong>es<br />

Tout un chacun se rend bien compte<br />

que son sort est lié à celui <strong>du</strong> groupe<br />

dont il fait partie, mais il sait aussi<br />

qu'à ce niveau beaucoup de choses lui<br />

échappent. Un immense effort, il est vrai, est<br />

déployé par les sociétés modernes pour saisir<br />

l'état dans lequel elles se trouvent. Un<br />

grand nombre de spécialistes, l'œil rivé sur<br />

la conjoncture, enregistrent les moindres<br />

oscillations <strong>des</strong> indicateurs statistiques.<br />

Malgré ces sophistications de la connaissance,<br />

il est fréquent que le recul nous<br />

manque pour comprendre les processus à<br />

l'œuvre. Nous estimant soumis à une véritable<br />

«dictature <strong>du</strong> provisoire», le sociologue<br />

A. Bourdin écrivait récemment : «Les<br />

tableaux de bord prolifèrent mais étudier<br />

l'évolution d'un phénomène depuis la dernière<br />

guerre présente une difficulté croissante»<br />

(1) . Du moins la multiplicité <strong>des</strong> informations<br />

auxquelles nous avons accès ne<br />

nous permet-elle pas toujours de savoir dans<br />

quelle direction nous allons, ni quel sens<br />

prend l'aventure humaine à laquelle nous<br />

participons. Lorsque notre préoccupation<br />

<strong>du</strong> <strong>des</strong>tin collectif se heurte au laconisme<br />

<strong>des</strong> chiffres, elle s'exprime autrement.<br />

C'est dans les interstices, les brèches et<br />

les lacunes de la connaissance que s'engouffre<br />

l'imaginaire. Il vient ainsi compenser<br />

les incertitu<strong>des</strong> sur les sujets tenus pour<br />

essentiels. La société est l'un d'eux puisque<br />

nul ne peut s'affranchir <strong>des</strong> dynamiques de<br />

coopération et d'opposition qui la traversent<br />

et qui, pour ceux qui en relèvent, s'avèrent<br />

souvent difficiles à maîtriser, voire à repérer.<br />

L'impression pour chacun d'être livré à <strong>des</strong><br />

forces collectives auxquelles il contribue<br />

mais qui le dépassent se renforce à mesure<br />

que la modernité se complexifie. D'où le<br />

recours à toute une série de métaphores susceptibles<br />

de rendre compte à la fois de la<br />

cohésion <strong>social</strong>e et de ce qui la menace, <strong>des</strong><br />

principes qui sont au fondement <strong>du</strong> vivre ensemble<br />

et <strong>des</strong> limites de leur application.<br />

Ces métaphores de la société imprègnent les<br />

représentations communes et les médias.<br />

Elles sont largement utilisées dans le discours<br />

politique et dans celui de tous ceux<br />

qui, à un titre ou à un autre, se proposent de<br />

transformer la société ou l'une de ses parties.<br />

Elles sont aussi familières aux spécialistes<br />

<strong>des</strong> diverses <strong>sciences</strong> humaines. Sous leur<br />

plume, elles servent souvent à rendre plus<br />

accessible et sensible la conception qu'ils se<br />

font <strong>des</strong> relations entre les hommes.<br />

Mais les images auxquelles il est ainsi<br />

fait appel ne peuvent être considérées<br />

comme de simples illustrations, comme <strong>des</strong><br />

commodités d'expression neutres. En fait<br />

elles entraînent la pensée dans <strong>des</strong> associations<br />

qui orientent le cours de la réflexion.<br />

Ainsi, comparer la société à une machine<br />

con<strong>du</strong>it à s'intéresser à ses mécanismes, ses<br />

rouages, ses sources d'énergie ainsi qu'aux<br />

réparations propres à pallier d'éventuelles<br />

pannes. De même, raisonner en terme de jeu<br />

<strong>social</strong> incite à en expliciter les règles et à se<br />

pencher sur les rôles, les chances et les tactiques<br />

<strong>des</strong> participants. Ou, pour prendre un<br />

autre exemple, le tissu <strong>social</strong> évoque la solidité<br />

de la trame qui insère les indivi<strong>du</strong>s, les<br />

accrocs ou les déchirures qui la détériorent,<br />

les travaux de ravaudage qui la restaurent.<br />

On ne se propose pas ici d'inventorier les diverses<br />

métaphores de la société (12) , mais de<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1993 1 92


s'attarder quelque peu sur l'une d'entre<br />

elles, peut-être la plus répan<strong>du</strong>e, celle <strong>du</strong><br />

<strong>corps</strong> <strong>social</strong>. Cette expression, dérivée de<br />

celle de <strong>corps</strong> politique par laquelle les auteurs<br />

de l'Antiquité se représentaient volontiers<br />

la cité, a connu une faveur croissante<br />

lorsqu'au XVII e siècle les hommes se sont<br />

attachés à organiser leur collaboration de<br />

manière plus satisfaisante. Dans les discussions<br />

sans cesse renouvelées depuis à ce<br />

sujet, elle est fréquemment employée par les<br />

publicistes, les législateurs effectifs ou potentiels<br />

et ceux qui s'adonnent à l'étude <strong>des</strong><br />

sociétés. De là elle est tombée dans le domaine<br />

public où son succès ne s'est pas démenti.<br />

Pour expliquer une faveur aussi unanime,<br />

on peut relever que la métaphore <strong>du</strong><br />

<strong>corps</strong> <strong>social</strong> concilie <strong>des</strong> significations imaginaires<br />

opposées : elle exprime aussi bien<br />

l'espoir d'un fondement solide à l'existence<br />

collective que la crainte <strong>des</strong> dangers qui la<br />

menacent. Tenir compte de ses contrastes<br />

permet d'apprécier son intérêt pour la<br />

connaissance et l'action sur la société.<br />

Les avantages<br />

de la métaphore biologique<br />

Face aux désaccords, aux rivalités, aux<br />

dissensions qui séparent les hommes, face<br />

au gigantisme de bien <strong>des</strong> institutions dont<br />

ils relèvent, la métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong><br />

offre l'image rassurante d'une unité fondamentale<br />

faite de complémentarité, d'équilibre<br />

et d'idéal. Elle enracine la recherche<br />

sur la société dans une consistance naturelle<br />

en l'envisageant comme le prolongement<br />

d'une physique qui bénéficierait de surcroît<br />

<strong>des</strong> avancées et <strong>du</strong> prestige <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

biologiques et médicales. La parenté ainsi<br />

invoquée avec les <strong>sciences</strong> de la matière autorise<br />

à appliquer l'esprit d'analyse qui s'est<br />

révélé si fécond dans leur domaine. De<br />

même que tout organisme est composé par<br />

un grand nombre de cellules, de même la famille,<br />

selon Rousseau, peut-elle être considérée<br />

comme la cellule de base de la<br />

société (3) . Le passage de la première à la seconde<br />

et le changement progressif d'échelle<br />

s'effectuent de proche en proche à la faveur<br />

de l'image <strong>du</strong> tissu qui, préalablement à la<br />

connotation textile évoquée ci-<strong>des</strong>sus, était<br />

utilisée par les sociologues dans son acception<br />

histologique d'un ensemble homogène<br />

de cellules.<br />

En fait les perspectives analytiques <strong>des</strong><br />

rapprochements avec les <strong>sciences</strong> physiques<br />

demeurent limitées par rapport aux ouvertures<br />

liées à l'approche plus spécifiquement<br />

biologique de la vie comme phénomène<br />

global qui ne se ré<strong>du</strong>it pas à la somme de ses<br />

composantes. Dans cette optique, un <strong>corps</strong><br />

est un tout dont les parties sont nécessairement<br />

et intrinsèquement liées. Il est constitué<br />

de membres et d'organes dont chacun, à<br />

sa place, contribue à l'intégrité et à la puissance<br />

de l'ensemble qu'ils forment. Aucun<br />

d'entre eux ne pourrait subsister isolément et<br />

indépendamment parce qu'il se trouve dans<br />

une situation d'interdépendance où il est tributaire<br />

<strong>des</strong> autres qui le sont pareillement de<br />

lui. Le <strong>corps</strong> véhicule l'image d'une entité<br />

indissociable composée d'éléments complémentaires.<br />

C'est précisément la conception<br />

que se fait Durkheim de la solidarité organique<br />

qui prévaut dans les sociétés modernes<br />

caractérisées par la spécialisation <strong>des</strong><br />

tâches et la différenciation <strong>des</strong> types humains<br />

qui dépendent davantage les uns <strong>des</strong><br />

autres à mesure qu'ils se spécifient* 4 '. Une<br />

telle interprétation répond à sa manière à la<br />

volonté qu'avait Auguste Comte de mettre<br />

l'accent sur «le sentiment intime de la solidarité<br />

<strong>social</strong>e » (5) mais cette insistance, qui<br />

n'est pas propre à la sociologie française, se<br />

retrouve chez bien <strong>des</strong> auteurs issus de la<br />

tradition allemande ou anglo-saxonne, eux<br />

aussi sensibles aux attraits de la métaphore<br />

<strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong>.<br />

L'un <strong>des</strong> problèmes qu'elle résout est<br />

celui de la conjonction entre compétences<br />

diversifiées. Pour ordonner, hiérarchiser et<br />

intégrer les activités partielles, il suffit de<br />

décliner les opérations caractéristiques de<br />

l'organisme. Les organes relèvent d'appareils<br />

(circulatoire, respiratoire, digestif, repro<strong>du</strong>cteur)<br />

qui assurent chacun une fonction<br />

nécessaire à la survie de l'ensemble.<br />

Ces fonctions en interaction organisent les<br />

rapports <strong>du</strong> <strong>corps</strong> avec son environnement<br />

en déterminant ses besoins, ses niveaux de<br />

dépendance et son autonomie relative.<br />

Celle-ci est d'autant plus marquée que l'organisme<br />

met en œuvre les régulations appropriées<br />

au maintien de son équilibre à travers<br />

les variations auxquelles il est soumis.<br />

Par ces processus homéostatiques, il préserve<br />

la régularité de son fonctionnement<br />

face aux aléas <strong>des</strong> perturbations extérieures.<br />

Il est même capable, dans certaines limites,<br />

de s'adapter aux modifications <strong>des</strong> conditions<br />

dans lesquelles il se trouve placé et de<br />

transmettre à sa <strong>des</strong>cendance ces ajustements<br />

structurels.<br />

Ces prodigieuses facultés, peu à peu expliquées<br />

par les <strong>sciences</strong> de la vie, ne pouvaient<br />

laisser indifférents ceux qui ont entrepris<br />

de faire advenir celles de la société.<br />

Depuis deux siècles ils les ont eues constamment<br />

présentes à l'esprit et cette proximité<br />

délibérée a marqué bien <strong>des</strong> élaborations<br />

théoriques comme le fonctionnalisme, le<br />

structuralisme, la théorie <strong>des</strong> systèmes. Elle<br />

a aussi con<strong>du</strong>it à <strong>des</strong> interprétations critiquables,<br />

par exemple l'organicisme, le darwinisme<br />

<strong>social</strong>, plus récemment la sociobiologie.<br />

Mais il est remarquable que les<br />

réserves quant à de telles orientations n'ont<br />

nullement entamé le crédit de la référence<br />

biologique. C'est sans doute qu'elle permettait<br />

de concevoir un ordre qui ne soit ni<br />

général, ni figé, ni mécanique et qui combine<br />

souplesse et permanence, un ordre qui<br />

dérive d'une aptitude spontanée à générer un<br />

équilibre autonome et <strong>du</strong>rable par la maîtrise<br />

de sa complexité interne et la sélection,<br />

dans l'immensité <strong>du</strong> monde, <strong>des</strong> facteurs<br />

propices à son propre développement.<br />

Une représentation<br />

rassurante de la société<br />

Un tel modèle est bien sé<strong>du</strong>isant mais il<br />

ne doit pas trop faire illusion. Il suppose<br />

imaginairement résolu le problème qui se<br />

pose aux sociétés et à leurs réformateurs les<br />

mieux intentionnés, celui d'une harmonie<br />

défectueuse. Les groupes humains ne<br />

connaissent pas forcément l'équilibre. Leur<br />

existence est bien souvent perturbée et chaotique,<br />

en proie aux turbulences, aux revirements,<br />

aux déchirements, parfois à l'éclatement<br />

et à la disparition. Elle traverse ainsi<br />

toute sorte de démesures. Peut-être même la<br />

conscience de l'instabilité et <strong>du</strong> désordre, au<br />

moins sur un mode rési<strong>du</strong>el, la perspective<br />

d'une évolution imprévisible et dramatique,<br />

au moins au titre d'une éventualité, sontelles<br />

à l'origine de l'intérêt pour les relations<br />

entre les hommes. Il arrive en tout cas que<br />

celles-ci soient placées sous le signe <strong>du</strong><br />

conflit, voire de la confrontation. Face à de<br />

telles inquiétu<strong>des</strong>, la métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong><br />

<strong>social</strong> a quelque chose de rassurant. Elle<br />

renoue avec la concorde et la cohérence.<br />

Elle substitue à la multiplicité <strong>des</strong> initiatives,<br />

<strong>des</strong> mouvements, <strong>des</strong> événements qui agitent<br />

la société, l'image d'une unité fidèle à<br />

193


elle-même à travers ses transformations<br />

maîtrisées.<br />

Elle présente un autre avantage : en elle<br />

se mêle ce qui est et ce qui devrait être. En<br />

contrepoint aux difficultés <strong>du</strong> présent, elle<br />

constitue un appel à l'idéal. Tout organisme<br />

tend à optimiser son propre fonctionnement.<br />

La société elle aussi doit stimuler les<br />

échanges et les communications entre ses<br />

parties afin que chacune remplisse le mieux<br />

possible son office en étant dépendante <strong>des</strong><br />

autres et en le devenant toujours davantage.<br />

La solidarité est ainsi à la fois un fait et une<br />

exigence. Conséquence de la division <strong>du</strong> travail,<br />

elle donne lieu dans tous les groupes<br />

humains à <strong>des</strong> transferts au profit <strong>des</strong> plus<br />

vulnérables et cette entraide doit se développer<br />

avec le procès de civilisation. Elle est<br />

une nécessité puisque dans un <strong>corps</strong> aucun<br />

membre, le plus vil soit-il, ne peut être<br />

abandonné sans secours aux difficultés dont<br />

il ne peut venir à bout. Un tel sacrifice n'affaiblirait<br />

pas seulement l'organisme en le<br />

privant de la contribution d'une de ses composantes,<br />

il compromettrait à terme son intégrité,<br />

sa santé et sa survie. La solidarité est<br />

le mouvement par lequel un groupe affermit<br />

son existence en renforçant sa cohésion. Le<br />

passage de la réalité à l'idéal est ici insensible.<br />

La solidarité organique de Durkheim<br />

est prolongée par le solidarisme de Léon<br />

Bourgeois. A qui répugnerait un tel mélange<br />

<strong>des</strong> genres on pourrait faire remarquer, avec<br />

Castoriadis, qu'un groupe ne définit pas<br />

seulement son identité par son fonctionnement,<br />

mais avant tout par un projet commun<br />

(6) . Certes cette visée collective est de<br />

l'ordre de l'imaginaire. Mais elle relève<br />

aussi <strong>du</strong> réel (qui ne se ré<strong>du</strong>it pas à ce que<br />

les esprits positifs entendent par ce terme)<br />

car elle donne sens et fait agir. Que le <strong>corps</strong><br />

<strong>social</strong> synthétise un ordre complexe et une<br />

orientation vers l'avenir, qu'il soit à la fois<br />

une nécessité et un choix, voilà qui explique<br />

sans doute une part de sa popularité.<br />

Les épreuves <strong>du</strong> temps<br />

La métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong> se prête à<br />

la conjonction de ses éléments constitutifs<br />

ainsi qu'à celle <strong>du</strong> présent et de l'avenir,<br />

mais elle s'accommode aussi <strong>des</strong> hiatus et<br />

<strong>des</strong> imperfections. L'organisme diffère de la<br />

machine par ses possibilités supérieures<br />

d'autonomie, de régulation, d'adaptation,<br />

mais le revers de ces qualités est une indéniable<br />

fragilité. Il est vulnérable à toutes<br />

sortes d'agressions qui provoquent en lui <strong>des</strong><br />

altérations passagères ou <strong>du</strong>rables. Un <strong>corps</strong><br />

est sujet à quantité d'épreuves et de maladies<br />

qui entravent ou compromettent l'exercice<br />

de ses talents. Ses limites les plus rigoureuses<br />

ne sont pas celles qui viennent <strong>du</strong> dehors<br />

mais celles qui dérivent de son inscription<br />

dans le temps: tout ce qui vit se<br />

développe puis s'affaiblit. La société n'estelle<br />

pas condamnée à une telle évolution,<br />

certes plus lente que celle que connaissent<br />

les indivi<strong>du</strong>s, mais peut-être tout aussi inéluctable<br />

? Dès lors que la cité <strong>des</strong> hommes<br />

est déconnectée de l'ordre divin et que s'estompent<br />

ses garants méta-sociaux (7) , se ravivent<br />

les craintes quant à sa déchéance. La<br />

métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong> a été une expression<br />

privilégiée <strong>des</strong> doutes, <strong>des</strong> désenchantements,<br />

<strong>des</strong> appréhensions à propos <strong>du</strong> <strong>des</strong>tin<br />

collectif.<br />

La conception cyclique est l'une <strong>des</strong> plus<br />

anciennes selon laquelle les hommes se représentent<br />

le devenir de leur société qui demeure<br />

insaisissable pour eux puisqu'il excède<br />

la <strong>du</strong>rée de leur existence indivi<strong>du</strong>elle.<br />

Cette croyance se réfère à un âge d'or mythique<br />

<strong>du</strong>quel on s'éloignerait gra<strong>du</strong>ellement<br />

par un processus de déperdition aboutissant<br />

à une disparition qui achève une<br />

phase de l'histoire et en annonce une nouvelle<br />

(8) . La métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong> transporte<br />

ces significations ancestrales jusqu'à<br />

une époque que l'on caractérise généralement,<br />

<strong>du</strong> moins pour ce qui concerne<br />

l'Occident, par sa foi dans le progrès, la<br />

technique et le bonheur. S'agit-il d'une<br />

contrepartie nécessaire à un optimisme excessif<br />

et peut-être superficiel ? Toujours estil<br />

que bien <strong>des</strong> auteurs <strong>des</strong> XIX e et<br />

XX e siècles appliquent à la collectivité le<br />

cycle biologique qui va de la naissance à la<br />

mort en passant par la croissance, la jeunesse,<br />

la maturité, la vieillesse. Ils considèrent<br />

généralement leur propre société<br />

comme parvenue à une étape avancée de<br />

cette évolution et donc vouée à ses sta<strong>des</strong> ultérieurs.<br />

Les épreuves qui marquent leur<br />

temps ou le groupe <strong>social</strong> auquel ils appartiennent<br />

leur paraissent autant de confirmations<br />

d'un âge atteint par la sclérose.<br />

Cela fait plusieurs siècles que chaque génération<br />

s'imagine confrontée à <strong>des</strong> difficultés<br />

sans précédent. Cette impression renforce<br />

le sentiment d'une détérioration accrue<br />

de la vitalité collective qui paraît de plus<br />

conforme aux enseignements de l'histoire<br />

universelle. En particulier l'Europe a été<br />

hantée par l'exemple de la décadence romaine,<br />

invoquée comme la preuve que les<br />

empires les plus soli<strong>des</strong> sont inéluctablement<br />

voués à la décomposition et à la chute.<br />

Certains auteurs font commencer très tôt le<br />

processus de déclin <strong>du</strong> monde antique. Pour<br />

Toynbee il serait avéré dès l'époque hellénistique<br />

(9) . Les considérations sur le caractère<br />

éphémère <strong>des</strong> puissances passées suggèrent<br />

bien <strong>des</strong> parallèles avec le présent.<br />

Aujourd'hui notamment l'effondrement<br />

soudain de pouvoirs qui passaient pour redoutables<br />

peu auparavant incite à renouer<br />

avec les méditations sur la fragilité <strong>des</strong> institutions<br />

humaines. Sous le titre «Fins d'empires»,<br />

le quotidien Le Monde a proposé à<br />

ses lecteurs pendant l'été 1992 un feuilleton<br />

historique dont chaque épisode était marqué<br />

par la dissolution d'un ordre établi. Tant de<br />

cas de déclin incitent à guetter les signes<br />

d'atonie <strong>social</strong>e.<br />

Pathologie <strong>social</strong>e<br />

Bien <strong>des</strong> symptômes ont été invoqués<br />

pour justifier le diagnostic de sénilité collective:<br />

épuisement <strong>des</strong> ressources naturelles,<br />

dégradation irréversible de l'environnement,<br />

renoncement à la transmission<br />

de cultures ou de savoir-faire, montée de<br />

l'indivi<strong>du</strong>alisme, manie commémorative,<br />

etc. L'un d'eux a particulièrement frappé les<br />

esprits: la dégénérescence est devenue au<br />

XIX e siècle une angoisse qui a infléchi dans<br />

un sens biologique l'imaginaire traditionnel<br />

de la décadence. Elle désigne un état chronique<br />

de langueur et de débilité qui rend<br />

ceux qui en sont atteints inaptes ou nuisibles<br />

à toute œuvre collective. Max Nordau, qui<br />

lui consacre tout un ouvrage, considère<br />

qu'elle est <strong>du</strong>e aux conditions de la vie moderne<br />

et qu'elle prend une dimension épidémique<br />

à l'aube <strong>du</strong> XX e siècle. «Nous nous<br />

trouvons actuellement», écrit-il, «au plus<br />

fort d'une grave épidémie intellectuelle,<br />

d'une sorte de peste noire de dégénérescence<br />

et d'hystérie et il est naturel que l'on<br />

se demande de toutes parts avec angoisse :<br />

que va-t-il arriver?» (10) Ce pessimisme à<br />

connotation biologique se retrouve à la<br />

même époque, sous une forme atténuée,<br />

chez <strong>des</strong> auteurs qui trouvent un large public.<br />

Zola, par ailleurs attentif à décrire de<br />

façon méticuleuse les milieux sociaux dans<br />

lesquels ses personnages évoluent (11) ,<br />

194


Tentation de St Antoine (avec l'aimable autorisation <strong>du</strong> Musée d'Unterlinden, Colmar)<br />

raconte comment, chez les Rougon-<br />

Macquart, les tares se transmettent et se cumulent<br />

de génération en génération.<br />

Un organisme affaibli, délabré ou dégénéré<br />

pouvant contracter toutes sortes de maladies,<br />

il en irait de même d'une société parvenue<br />

au même état. C'est pourquoi, à la fin<br />

<strong>du</strong> XIX e siècle encore, le vice-président de<br />

l'Institut international de sociologie, Paul de<br />

Lilienfeld, suggère de consacrer à l'étude de<br />

ces situations malsaines toute une branche<br />

de la sociologie qu'il propose d'appeler<br />

«pathologie <strong>social</strong>e». Tout en filant la métaphore<br />

médicale, il estime être parvenu en<br />

ce domaine à un premier résultat, celui<br />

d'identifier dans le parasitisme «la cause de<br />

toute une série de maladies <strong>social</strong>es » (12) .<br />

Cette étiologie serait liée à <strong>des</strong> éléments<br />

exogènes en cas d'immigration incontrôlée,<br />

mais elle pourrait aussi bien revêtir un caractère<br />

endogène. En effet, «dans une société<br />

tout indivi<strong>du</strong> ou toute association agricole,<br />

in<strong>du</strong>strielle, commerciale, financière<br />

ou corporative peut acquérir un caractère parasitique.<br />

Cela arrivera chaque fois que les<br />

forces régulatrices de l'organisme se trouveront<br />

hors d'état de retenir l'action de ses<br />

parties dans les limites qui leur sont désignées<br />

par leur nature même et que l'équilibre<br />

<strong>des</strong> forces matérielles et morales de la<br />

communauté en sera rompu» (13) . Sous couvert<br />

de découvrir une loi générale, l'auteur<br />

se livre à une nouvelle apologie <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong>,<br />

de son ordre naturel, harmonieux et régulateur.<br />

Lorsque la société s'écarte de cette<br />

félicité fonctionnaliste, elle se précipite dans<br />

le déséquilibre, le parasitisme et leur cortège<br />

de maladies. Bien sûr tout cela passe aujourd'hui<br />

pour une caricature <strong>du</strong>e à un esprit<br />

mineur. Mais il ne faut pas oublier que<br />

Durkheim lui aussi consacre tout un chapitre<br />

<strong>des</strong> Règles de la méthode sociologique à « la<br />

distinction <strong>du</strong> normal et <strong>du</strong> pathologique».<br />

Et la métaphore de la maladie <strong>social</strong>e n'a<br />

pas disparu depuis. Elle a simplement suivi<br />

l'évolution <strong>des</strong> pathologies, ou <strong>du</strong> moins ses<br />

répercussions sur les sensibilités <strong>des</strong><br />

contemporains. Celles-ci sont aujourd'hui<br />

particulièrement impressionnées par les<br />

maux que la médecine ne maîtrise pas, en<br />

particulier le cancer et le sida. Les sociétés<br />

ne connaissent-elles pas <strong>des</strong> perturbations<br />

analogues? Le cancer pose le problème<br />

d'une prolifération anarchique qui compromet<br />

les équilibres traditionnels et échappe à<br />

toute maîtrise. N'est-ce pas ce qui se passe<br />

dans certaines mégapoles <strong>du</strong> tiers monde qui<br />

s'agrandissent au-delà de toute mesure, se<br />

répandent en excroissances nauséabon<strong>des</strong>,<br />

se rapprochent dangereusement de la paralysie<br />

et de l'asphyxie? Sous l'effet <strong>du</strong> sida<br />

apparaît un imaginaire immunitaire de la société<br />

qui envisage l'identité d'un groupe à<br />

partir <strong>du</strong> système qui lui permet de préserver<br />

son intégrité en se défendant contre les<br />

agressions extérieures. Dans le cas de cette<br />

maladie comme dans celui <strong>des</strong> autres, le<br />

passage <strong>du</strong> sens propre à l'usage métaphorique<br />

est particulièrement aisé lorsqu'il est<br />

question <strong>des</strong> dispositifs censés la combattre.<br />

Dénonçant l'inertie qui a permis la contamination<br />

massive d'échantillons sanguins en<br />

1985, E. Morin écrit: «La présence de<br />

médecins dans l'administration de la santé<br />

procure à celle-ci une immunité particulière<br />

» (14) . Se livrant à une critique systématique<br />

de certaines tendances de la modernité,<br />

J. Baudrillard utilise abondamment<br />

les métaphores <strong>du</strong> cancer et <strong>du</strong> sida. Il écrit<br />

par exemple : « Le système <strong>social</strong>, comme le<br />

<strong>corps</strong> biologique, perd ses défenses naturelles<br />

à mesure de la sophistication de ses<br />

prothèses» (15) . On retrouve ici, dans le recours<br />

à l'imaginaire pathologique, une signification<br />

polémique qui prévaut lorsque P.<br />

Chaunu évoque la «cité cancéreuse»<br />

comme une preuve de décadence (16) ou<br />

195


lorsque L. Pauwels accuse la jeunesse d'être<br />

atteinte de « sida mental » dans <strong>des</strong> termes<br />

qui rappellent les diatribes contre la dégénérescence<br />

(17) . Ainsi se confirme la parenté<br />

entre les maladies <strong>social</strong>es d'hier et d'aujourd'hui<br />

et leur rapport avec la dénonciation<br />

de l'amenuisement de la vitalité <strong>social</strong>e.<br />

Le double <strong>corps</strong> de la société<br />

Si la modernité ne s'est pas affranchie<br />

<strong>des</strong> croyances traditionnelles au sujet <strong>du</strong><br />

<strong>des</strong>tin collectif, elle les a volontiers transcrites<br />

en un langage biologique. Celui-ci<br />

peut se déployer dans deux directions, selon<br />

que l'on considère la vie comme la forme la<br />

plus accomplie de l'ordre ou comme l'expression<br />

de toutes les limites de la condition<br />

humaine soumise aux atteintes imparables<br />

<strong>du</strong> temps et de la mort. L'image de l'organisme,<br />

appliquée au niveau collectif, donne<br />

lieu au double <strong>corps</strong> de la société : d'un côté,<br />

le <strong>corps</strong> glorieux, harmonieux, idéal, <strong>du</strong><br />

fonctionnalisme, où l'unité émane de la différenciation<br />

et la régulation de la maîtrise de<br />

la complexité ; de l'autre, un <strong>corps</strong> souffrant,<br />

déséquilibré, diminué par la maladie et le<br />

vieillissement; d'une part, une orientation<br />

homogénéisante qui prévaut notamment<br />

dans les tentatives de réforme globale et la<br />

logique administrative de hiérarchisation<br />

<strong>des</strong> <strong>corps</strong> professionnels; d'autre part, une<br />

rhétorique de la crise et de la sclérose. La coexistence<br />

de ces deux tendances contrastées<br />

témoigne d'une bipolarisation de l'imaginaire<br />

sur la société. Nos rêveries sur son devenir<br />

oscillent entre le registre de l'utopie et<br />

celui <strong>du</strong> cauchemar. L'expérience <strong>du</strong><br />

XX e siècle a incité la sensibilité contemporaine<br />

à les conjuguer plus systématiquement,<br />

selon un syncrétisme où la tonalité<br />

crépusculaire prend aisément le <strong>des</strong>sus<br />

puisque le meilleur <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> peut s'avérer<br />

la forme accomplie <strong>du</strong> pire sans que la<br />

réciproque se vérifie.<br />

Le balancement entre l'idéal et l'épouvante<br />

ne caractérise pas uniquement la<br />

science-fiction, mais l'imaginaire en général.<br />

Celui-ci suit habituellement la pente de<br />

l'excès, ce qui l'empêche de se conformer à<br />

toutes les nuances de la réalité et l'a définitivement<br />

ren<strong>du</strong> suspect à la tradition rationaliste.<br />

Certes il simplifie, mais cela ne présente-t-il<br />

que <strong>des</strong> inconvénients? On se<br />

souvient que, d'après Bachelard, les<br />

connaissances, en se transmettant, se généralisent<br />

et se chargent d'images qui constituent<br />

autant d'obstacles au développement<br />

ultérieur <strong>du</strong> savoir (18) . L'imaginaire biologique<br />

est-il une entrave à l'étude et à l'amélioration<br />

de la société? Sans doute peut-il le<br />

devenir s'il provoque une assimilation pure<br />

et simple entre différents niveaux de réalité.<br />

Il se fige alors en associations obligées qui,<br />

sans cesse répétées, perdent la puissance<br />

heuristique propre aux métaphores qui établissent<br />

un rapprochement entre deux domaines<br />

de signification restant perçus<br />

comme distincts (19) . Sous réserve <strong>du</strong> maintien<br />

<strong>des</strong> différences entre ses références<br />

constitutives et de la préservation de ses<br />

contrastes fondamentaux, l'image <strong>du</strong> <strong>corps</strong><br />

<strong>social</strong> peut éviter de se transformer en métaphore<br />

morte. Tant qu'elle reste paradoxale,<br />

elle stimule la connaissance et l'action<br />

sur la société.<br />

Du point de vue de la connaissance, elle<br />

peut contribuer à faire prendre conscience<br />

que les phénomènes collectifs sont à la fois<br />

emprunts de stabilité et de fragilité. Cette<br />

double détermination est sans doute une<br />

condition de possibilité de leur compréhension.<br />

Elle dérive <strong>des</strong> relations d'interdépendance<br />

qui les constituent et qui expliquent<br />

que, si un groupe, une institution, une entreprise<br />

peuvent subsister indépendamment<br />

<strong>des</strong> dispositions à leur égard de tel indivi<strong>du</strong><br />

en faisant partie, en même temps ils sont<br />

vulnérables aux déperditions de sens susceptibles<br />

de les priver d'une part de leur raison<br />

d'être. La découverte concomitante de la<br />

stabilité et de la fragilité de la société semble<br />

même être à l'origine <strong>du</strong> projet de l'étudier<br />

pour elle-même. Ceux qui s'y consacrèrent<br />

furent à la fois frappés par sa résistance aux<br />

tentatives pour la façonner rationnellement,<br />

ce manque de plasticité révélant une irré<strong>du</strong>ctible<br />

spécificité, et par ses difficultés à<br />

retrouver son équilibre à la suite <strong>des</strong> bouleversements<br />

qui lui avaient été infligés et qui<br />

l'avaient précipitée dans <strong>des</strong> troubles impossibles<br />

à dissiper. Bien sûr, ces deux observations<br />

semblaient difficiles à concilier,<br />

de même qu'il était mal aisé de concevoir un<br />

ordre qui ne se dé<strong>du</strong>ise pas directement <strong>des</strong><br />

catégories de l'esprit humain. Mais ce sont<br />

précisément ces problèmes, rebelles à toute<br />

solution a priori, qui exigeaient d'entreprendre<br />

<strong>des</strong> recherches nouvelles et de les<br />

soutenir par <strong>des</strong> analogies avec le domaine<br />

<strong>du</strong> vivant où étaient attestés <strong>des</strong> processus<br />

d'organisation spécifiques ainsi que leur dérèglement<br />

éventuel ou nécessaire. Comme le<br />

fait remarquer judicieusement N. Elias, «si<br />

l'esprit utilise <strong>des</strong> images pour saisir la réalité<br />

ultime <strong>des</strong> choses, c'est justement parce<br />

que cette réalité se manifeste d'une manière<br />

contradictoire et par conséquent ne saurait<br />

être exprimée par <strong>des</strong> concepts » (20) . La métaphore<br />

biologique aide alors à reconnaître<br />

les contradictions au sein de la société.<br />

Du point de vue de l'action, la métaphore<br />

<strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong> a été peut-être plus indispensable<br />

encore. On sait que la politique<br />

moderne est censée se soumettre aux exigences<br />

de la représentation <strong>des</strong> citoyens et<br />

de la séparation <strong>des</strong> pouvoirs. Mais ce que<br />

cela in<strong>du</strong>it comme discordances et comme<br />

conflits est compensé par le recours à deux<br />

principes de légitimité très anciens et toujours<br />

efficaces. Le premier est l'appel à la<br />

concorde, à la cohésion, à la coopération,<br />

afin de faire prévaloir le bien commun (21) par<br />

la soumission de tous à une autorité qui, tel<br />

le cerveau dans l'organisme, coordonne<br />

l'activité <strong>des</strong> différentes parties. Le second<br />

est la justification <strong>du</strong> commandement et de<br />

l'obéissance par le danger réel ou potentiel<br />

que traverserait la société, qui la menacerait<br />

de déclin, de subordination, voire de disparition,<br />

et exigerait un effort concerté sous la<br />

direction de ceux qui sont capables d'affronter<br />

la mort et autorisés, en vue de la survie<br />

collective, à obtenir tous les sacrifices de<br />

ceux qu'ils gouvernent' 22 '. Ces deux principes<br />

se renforcent mutuellement et le second<br />

apporte au premier un appui parfois salutaire;<br />

C'est pourquoi, lorsque le débat<br />

politique devient plus âpre et incertain, il<br />

tend à se dramatiser. Ainsi, la consultation<br />

populaire sur le traité de Maastricht a-t-elle<br />

davantage intéressé l'opinion lorsqu'elle a<br />

quitté le terrain <strong>des</strong> dispositions techniques<br />

de l'Union économique et monétaire pour<br />

rejoindre celui de la vie et de la mort collective,<br />

les uns soutenant que le rejet <strong>du</strong><br />

texte condamnerait l'œuvre de construction<br />

européenne menée depuis près d'un demisiècle<br />

et isolerait le pays dans un monde<br />

plein de dangers, les autres s'opposant à la<br />

ratification pour préserver l'existence même<br />

de la nation, menacée de disparaître dans un<br />

ensemble plus large au profit <strong>du</strong>quel elle renoncerait<br />

à <strong>des</strong> dimensions essentielles de sa<br />

souveraineté. Cet exemple récent rappelle<br />

que dans les décisions importantes les<br />

craintes l'emportent souvent sur les projets.<br />

Si la proportion entre ces deux éléments<br />

varie, l'essentiel est leur <strong>du</strong>alité, la politique<br />

se présentant à la fois comme une mise en<br />

196


ordre de la société en vue d'une organisation<br />

plus élaborée et comme la défense de l'intégrité<br />

collective face à la violence interne et<br />

externe. En jouant sur les deux sens de la<br />

métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong>, elle retrouve le<br />

rythme cyclique qui l'a toujours caractérisée<br />

: aux phases de corruption, de division,<br />

de dissolution, doivent succéder <strong>des</strong> moments<br />

d'harmonie, de solidarité et de régénération.<br />

L'aspiration à une telle alternance<br />

et le découragement lorsqu'elle semble hors<br />

de portée sont <strong>des</strong> facteurs essentiels de<br />

l'énergie politique.<br />

Impasses et fécondité<br />

de l'imaginaire <strong>du</strong> <strong>corps</strong><br />

<strong>social</strong><br />

L'imaginaire biologique appliqué à la<br />

politique a aussi basculé dans la démesure.<br />

La volonté de cohésion et de protection se<br />

justifie par la poursuite de l'intérêt général,<br />

au-delà de la représentation <strong>des</strong> intérêts particuliers.<br />

Mais là où ces deux principes se<br />

systématisent, ils acquièrent une efficacité<br />

redoutable. L'obsession de l'unité a con<strong>du</strong>it<br />

bien <strong>des</strong> sociétés européennes à un refus <strong>des</strong><br />

disparités qui leur sont pourtant essentielles.<br />

L'imaginaire de l'organisme, en se radicalisant,<br />

a inspiré le passage à un ordre totalitaire<br />

où le pouvoir ne peut plus être récusé<br />

puisqu'il est censé être l'incarnation même<br />

de la collectivité, où les indivi<strong>du</strong>s sont sommés<br />

en permanence de faire la preuve de<br />

leur utilité <strong>social</strong>e, où une attitude critique,<br />

voire l'expression de la subjectivité, passent<br />

pour révélateurs de présomption, d'insubordination,<br />

de trahison. En écho à cette unification<br />

forcée, l'ordre technocratique tra<strong>du</strong>it<br />

l'intention de prévoir ce qui doit arriver,<br />

d'uniformiser les comportements, de planifier<br />

ce qu'il faut faire. La fixation sur la dimension<br />

tragique, elle aussi, peut devenir<br />

dévastatrice. Elle risque de hâter l'avènement<br />

de ses plus sombres prophéties et de<br />

précipiter les catastrophes qu'elle prétend<br />

prévenir. Lorsqu'elle exagère les périls, elle<br />

incite à réagir par une attitude agressive qui<br />

participe d'ordinaire à une escalade presque<br />

impossible à enrayer. La hantise de la défaillance<br />

est allée jusqu'à la mise en cause,<br />

l'élimination même, de ceux à qui il était<br />

reproché d'affaiblir la collectivité.<br />

L'exacerbation de ces deux dimensions<br />

et leur association ont entraîné le XX e siècle<br />

dans les pires régressions. Elles ont donné<br />

lieu à un délire de l'unité, de l'homogénéité,<br />

de la pureté. Aujourd'hui encore, lorsque les<br />

problèmes entre les hommes paraissent inextricables,<br />

la tentation est forte d'en appeler<br />

au repli sur un ordre communautaire.<br />

Mais en privilégiant ainsi le retour nostalgique<br />

à l'organique (au sens restreint que lui<br />

donnait Tönnies), on tourne le dos à la société<br />

et aux prodigieuses possibilités qu'elle<br />

acquiert en suscitant l'expression de ses différences.<br />

Rabattre la dynamique collective<br />

sur la célébration répétitive <strong>du</strong> même revient<br />

à une forme d'auto-condamnation. Narcisse<br />

est tellement fasciné par la contemplation de<br />

son propre <strong>corps</strong> qu'il finit par s'y abîmer et<br />

par en périr. Ce <strong>des</strong>tin funeste guette ceux<br />

qu'obnubile l'image de leur perfection.<br />

De telles dérives se sont révélées particulièrement<br />

dangereuses à notre époque<br />

mais elles ne représentent qu'une direction,<br />

à vrai dire sans issue, de l'imaginaire <strong>du</strong><br />

<strong>corps</strong> <strong>social</strong> qui, à mesure qu'il se développe,<br />

est amené à tenir compte de l'hétérogénéité<br />

interne et externe. Alors que l'unité<br />

intégrale fusionne, fige et stérilise, la diversité<br />

et l'inachèvement stimulent la créativité.<br />

Aucun organisme ne peut <strong>du</strong>rablement se<br />

renfermer sur lui-même, il lui faut s'ouvrir<br />

aux autres et au monde. D'abord pour<br />

s'adapter à son environnement. Mais aussi<br />

parce que le désir ne se confine pas à l'identique<br />

et à l'immédiat, qu'il se porte vers<br />

l'autre et le lointain. Toutes les civilisations<br />

se sont animées par la quête d'un ailleurs auquel<br />

elles ont allègrement sacrifié leurs certitu<strong>des</strong><br />

trop familières, donc trop peu attrayantes.<br />

« Je est un autre », disait Rimbaud.<br />

C'est vrai <strong>des</strong> indivi<strong>du</strong>s comme <strong>des</strong> groupes.<br />

Ceux-ci ne cherchent pas seulement à ré<strong>du</strong>ire<br />

l'inconnu au connu mais à ménager la<br />

part de l'imprévu et <strong>du</strong> mystère. Eux aussi<br />

aspirent à d'autres rivages. D'ailleurs, l'imaginaire<br />

n'est-il pas avant tout ce qui leur permet<br />

de s'affranchir de l'ici et <strong>du</strong> maintenant?<br />

Ce qui leur suggère d'autres<br />

perspectives ? En ce sens il répugne à l'uniformisation<br />

comme à un appauvrissement de<br />

l'humain.<br />

L'imaginaire <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong>, on le voit,<br />

est susceptible de diverses orientations. Les<br />

références biologiques et médicales sont<br />

suffisamment riches pour se prêter à <strong>des</strong> significations<br />

multiples et souvent opposées.<br />

Elles attirent l'attention aussi bien sur les facultés<br />

d'adaptation les plus élaborées que<br />

sur leurs dérèglements possibles et leurs limites<br />

essentielles. Ces contrastes, loin de les<br />

disqualifier, font leur intérêt. De même que<br />

la vie est à la fois exubérance et finitude, de<br />

même la société apparaît puissante et fragile<br />

à qui veut la connaître ou la transformer. Si<br />

l'imagination passe aujourd'hui pour un instrument<br />

de recherche, c'est précisément que<br />

sa souplesse lui permet de comprendre la coexistence<br />

<strong>des</strong> contraires. Il arrive aussi<br />

qu'elle se fige en devenant unilatérale. Elle<br />

bascule alors dans un vertige de l'unité<br />

qu'elle ne surmonte que par le sens de l'altérité.<br />

Ainsi l'imaginaire <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong> ne<br />

saurait rester univoque. Sa fécondité tient à<br />

sa pluralité qui, en lui conférant ouverture et<br />

mobilité, le rend apte à saisir les différences,<br />

les paradoxes et les complexités liés à l'existence<br />

<strong>des</strong> groupes humains.<br />

Notes<br />

1 A. Bourdin, «La dictature <strong>du</strong> provisoire», Le<br />

Monde, 12 janvier 1987.<br />

2 P. Hintermeyer, « Le lien <strong>social</strong>, cet obscur objet<br />

de la sociologie», Actions et recherches <strong>social</strong>es,<br />

avril 1989.<br />

3 J.-J. Rousseau, Contrat <strong>social</strong>, 1766.<br />

4 E. Durkheim, De la division <strong>du</strong> travail <strong>social</strong>,<br />

F. Alcan, 1893.<br />

5 A. Comte, Discours sur l'esprit positif, 1844.<br />

6 C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la<br />

société, Seuil, 1975.<br />

7 A. Touraine, Pro<strong>du</strong>ction de la société, Seuil,<br />

1973.<br />

8 M. Eliade, Le mythe de l'éternel retour,<br />

Gallimard, éd. augmentée, 1989.<br />

9 A J. Toynbee, A study of history, London, 1934-<br />

1954.<br />

10 M. Nordau, Dégénérescence, trad. fr. Alcan,<br />

1903.<br />

11 E. Zola, Carnets d'enquête, Pion 1986.<br />

12 P. de Lilienfeld, « La pathologie <strong>social</strong>e », <strong>Revue</strong><br />

internationale de sociologie, 1894.<br />

13 Id.<br />

14 E. Morin, «Cherchez l'irresponsable», Le<br />

Monde, 8 novembre 1992.<br />

15 J. Baudrillard, La transparence <strong>du</strong> mal, Galilée,<br />

1990.<br />

16 P. Chaunu, Histoire et décadence, Perrin, 1981.<br />

17 L. Pauwels, «Le monôme <strong>des</strong> zombis», Figaro<br />

Magazine, 6 décembre 1986.<br />

18 G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique,<br />

P.U.F. 1930.<br />

19 E.R. Mac Cormac, «Metaphor revisited»,<br />

Journal of aesthetics and art criticism, 1971.<br />

20 N. Elias, Qu 'est-ce que la sociologie, trad. fr.<br />

Pandore 1981.<br />

21 J. Freund, L'essence <strong>du</strong> politique, Syrey.<br />

22 P. Hintermeyer, Politiques de la mort, Payot,<br />

1981.<br />

197

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