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Imaginaires du corps social - Revue des sciences sociales

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ordre de la société en vue d'une organisation<br />

plus élaborée et comme la défense de l'intégrité<br />

collective face à la violence interne et<br />

externe. En jouant sur les deux sens de la<br />

métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong>, elle retrouve le<br />

rythme cyclique qui l'a toujours caractérisée<br />

: aux phases de corruption, de division,<br />

de dissolution, doivent succéder <strong>des</strong> moments<br />

d'harmonie, de solidarité et de régénération.<br />

L'aspiration à une telle alternance<br />

et le découragement lorsqu'elle semble hors<br />

de portée sont <strong>des</strong> facteurs essentiels de<br />

l'énergie politique.<br />

Impasses et fécondité<br />

de l'imaginaire <strong>du</strong> <strong>corps</strong><br />

<strong>social</strong><br />

L'imaginaire biologique appliqué à la<br />

politique a aussi basculé dans la démesure.<br />

La volonté de cohésion et de protection se<br />

justifie par la poursuite de l'intérêt général,<br />

au-delà de la représentation <strong>des</strong> intérêts particuliers.<br />

Mais là où ces deux principes se<br />

systématisent, ils acquièrent une efficacité<br />

redoutable. L'obsession de l'unité a con<strong>du</strong>it<br />

bien <strong>des</strong> sociétés européennes à un refus <strong>des</strong><br />

disparités qui leur sont pourtant essentielles.<br />

L'imaginaire de l'organisme, en se radicalisant,<br />

a inspiré le passage à un ordre totalitaire<br />

où le pouvoir ne peut plus être récusé<br />

puisqu'il est censé être l'incarnation même<br />

de la collectivité, où les indivi<strong>du</strong>s sont sommés<br />

en permanence de faire la preuve de<br />

leur utilité <strong>social</strong>e, où une attitude critique,<br />

voire l'expression de la subjectivité, passent<br />

pour révélateurs de présomption, d'insubordination,<br />

de trahison. En écho à cette unification<br />

forcée, l'ordre technocratique tra<strong>du</strong>it<br />

l'intention de prévoir ce qui doit arriver,<br />

d'uniformiser les comportements, de planifier<br />

ce qu'il faut faire. La fixation sur la dimension<br />

tragique, elle aussi, peut devenir<br />

dévastatrice. Elle risque de hâter l'avènement<br />

de ses plus sombres prophéties et de<br />

précipiter les catastrophes qu'elle prétend<br />

prévenir. Lorsqu'elle exagère les périls, elle<br />

incite à réagir par une attitude agressive qui<br />

participe d'ordinaire à une escalade presque<br />

impossible à enrayer. La hantise de la défaillance<br />

est allée jusqu'à la mise en cause,<br />

l'élimination même, de ceux à qui il était<br />

reproché d'affaiblir la collectivité.<br />

L'exacerbation de ces deux dimensions<br />

et leur association ont entraîné le XX e siècle<br />

dans les pires régressions. Elles ont donné<br />

lieu à un délire de l'unité, de l'homogénéité,<br />

de la pureté. Aujourd'hui encore, lorsque les<br />

problèmes entre les hommes paraissent inextricables,<br />

la tentation est forte d'en appeler<br />

au repli sur un ordre communautaire.<br />

Mais en privilégiant ainsi le retour nostalgique<br />

à l'organique (au sens restreint que lui<br />

donnait Tönnies), on tourne le dos à la société<br />

et aux prodigieuses possibilités qu'elle<br />

acquiert en suscitant l'expression de ses différences.<br />

Rabattre la dynamique collective<br />

sur la célébration répétitive <strong>du</strong> même revient<br />

à une forme d'auto-condamnation. Narcisse<br />

est tellement fasciné par la contemplation de<br />

son propre <strong>corps</strong> qu'il finit par s'y abîmer et<br />

par en périr. Ce <strong>des</strong>tin funeste guette ceux<br />

qu'obnubile l'image de leur perfection.<br />

De telles dérives se sont révélées particulièrement<br />

dangereuses à notre époque<br />

mais elles ne représentent qu'une direction,<br />

à vrai dire sans issue, de l'imaginaire <strong>du</strong><br />

<strong>corps</strong> <strong>social</strong> qui, à mesure qu'il se développe,<br />

est amené à tenir compte de l'hétérogénéité<br />

interne et externe. Alors que l'unité<br />

intégrale fusionne, fige et stérilise, la diversité<br />

et l'inachèvement stimulent la créativité.<br />

Aucun organisme ne peut <strong>du</strong>rablement se<br />

renfermer sur lui-même, il lui faut s'ouvrir<br />

aux autres et au monde. D'abord pour<br />

s'adapter à son environnement. Mais aussi<br />

parce que le désir ne se confine pas à l'identique<br />

et à l'immédiat, qu'il se porte vers<br />

l'autre et le lointain. Toutes les civilisations<br />

se sont animées par la quête d'un ailleurs auquel<br />

elles ont allègrement sacrifié leurs certitu<strong>des</strong><br />

trop familières, donc trop peu attrayantes.<br />

« Je est un autre », disait Rimbaud.<br />

C'est vrai <strong>des</strong> indivi<strong>du</strong>s comme <strong>des</strong> groupes.<br />

Ceux-ci ne cherchent pas seulement à ré<strong>du</strong>ire<br />

l'inconnu au connu mais à ménager la<br />

part de l'imprévu et <strong>du</strong> mystère. Eux aussi<br />

aspirent à d'autres rivages. D'ailleurs, l'imaginaire<br />

n'est-il pas avant tout ce qui leur permet<br />

de s'affranchir de l'ici et <strong>du</strong> maintenant?<br />

Ce qui leur suggère d'autres<br />

perspectives ? En ce sens il répugne à l'uniformisation<br />

comme à un appauvrissement de<br />

l'humain.<br />

L'imaginaire <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong>, on le voit,<br />

est susceptible de diverses orientations. Les<br />

références biologiques et médicales sont<br />

suffisamment riches pour se prêter à <strong>des</strong> significations<br />

multiples et souvent opposées.<br />

Elles attirent l'attention aussi bien sur les facultés<br />

d'adaptation les plus élaborées que<br />

sur leurs dérèglements possibles et leurs limites<br />

essentielles. Ces contrastes, loin de les<br />

disqualifier, font leur intérêt. De même que<br />

la vie est à la fois exubérance et finitude, de<br />

même la société apparaît puissante et fragile<br />

à qui veut la connaître ou la transformer. Si<br />

l'imagination passe aujourd'hui pour un instrument<br />

de recherche, c'est précisément que<br />

sa souplesse lui permet de comprendre la coexistence<br />

<strong>des</strong> contraires. Il arrive aussi<br />

qu'elle se fige en devenant unilatérale. Elle<br />

bascule alors dans un vertige de l'unité<br />

qu'elle ne surmonte que par le sens de l'altérité.<br />

Ainsi l'imaginaire <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong> ne<br />

saurait rester univoque. Sa fécondité tient à<br />

sa pluralité qui, en lui conférant ouverture et<br />

mobilité, le rend apte à saisir les différences,<br />

les paradoxes et les complexités liés à l'existence<br />

<strong>des</strong> groupes humains.<br />

Notes<br />

1 A. Bourdin, «La dictature <strong>du</strong> provisoire», Le<br />

Monde, 12 janvier 1987.<br />

2 P. Hintermeyer, « Le lien <strong>social</strong>, cet obscur objet<br />

de la sociologie», Actions et recherches <strong>social</strong>es,<br />

avril 1989.<br />

3 J.-J. Rousseau, Contrat <strong>social</strong>, 1766.<br />

4 E. Durkheim, De la division <strong>du</strong> travail <strong>social</strong>,<br />

F. Alcan, 1893.<br />

5 A. Comte, Discours sur l'esprit positif, 1844.<br />

6 C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la<br />

société, Seuil, 1975.<br />

7 A. Touraine, Pro<strong>du</strong>ction de la société, Seuil,<br />

1973.<br />

8 M. Eliade, Le mythe de l'éternel retour,<br />

Gallimard, éd. augmentée, 1989.<br />

9 A J. Toynbee, A study of history, London, 1934-<br />

1954.<br />

10 M. Nordau, Dégénérescence, trad. fr. Alcan,<br />

1903.<br />

11 E. Zola, Carnets d'enquête, Pion 1986.<br />

12 P. de Lilienfeld, « La pathologie <strong>social</strong>e », <strong>Revue</strong><br />

internationale de sociologie, 1894.<br />

13 Id.<br />

14 E. Morin, «Cherchez l'irresponsable», Le<br />

Monde, 8 novembre 1992.<br />

15 J. Baudrillard, La transparence <strong>du</strong> mal, Galilée,<br />

1990.<br />

16 P. Chaunu, Histoire et décadence, Perrin, 1981.<br />

17 L. Pauwels, «Le monôme <strong>des</strong> zombis», Figaro<br />

Magazine, 6 décembre 1986.<br />

18 G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique,<br />

P.U.F. 1930.<br />

19 E.R. Mac Cormac, «Metaphor revisited»,<br />

Journal of aesthetics and art criticism, 1971.<br />

20 N. Elias, Qu 'est-ce que la sociologie, trad. fr.<br />

Pandore 1981.<br />

21 J. Freund, L'essence <strong>du</strong> politique, Syrey.<br />

22 P. Hintermeyer, Politiques de la mort, Payot,<br />

1981.<br />

197

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