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Imaginaires du corps social - Revue des sciences sociales

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elle-même à travers ses transformations<br />

maîtrisées.<br />

Elle présente un autre avantage : en elle<br />

se mêle ce qui est et ce qui devrait être. En<br />

contrepoint aux difficultés <strong>du</strong> présent, elle<br />

constitue un appel à l'idéal. Tout organisme<br />

tend à optimiser son propre fonctionnement.<br />

La société elle aussi doit stimuler les<br />

échanges et les communications entre ses<br />

parties afin que chacune remplisse le mieux<br />

possible son office en étant dépendante <strong>des</strong><br />

autres et en le devenant toujours davantage.<br />

La solidarité est ainsi à la fois un fait et une<br />

exigence. Conséquence de la division <strong>du</strong> travail,<br />

elle donne lieu dans tous les groupes<br />

humains à <strong>des</strong> transferts au profit <strong>des</strong> plus<br />

vulnérables et cette entraide doit se développer<br />

avec le procès de civilisation. Elle est<br />

une nécessité puisque dans un <strong>corps</strong> aucun<br />

membre, le plus vil soit-il, ne peut être<br />

abandonné sans secours aux difficultés dont<br />

il ne peut venir à bout. Un tel sacrifice n'affaiblirait<br />

pas seulement l'organisme en le<br />

privant de la contribution d'une de ses composantes,<br />

il compromettrait à terme son intégrité,<br />

sa santé et sa survie. La solidarité est<br />

le mouvement par lequel un groupe affermit<br />

son existence en renforçant sa cohésion. Le<br />

passage de la réalité à l'idéal est ici insensible.<br />

La solidarité organique de Durkheim<br />

est prolongée par le solidarisme de Léon<br />

Bourgeois. A qui répugnerait un tel mélange<br />

<strong>des</strong> genres on pourrait faire remarquer, avec<br />

Castoriadis, qu'un groupe ne définit pas<br />

seulement son identité par son fonctionnement,<br />

mais avant tout par un projet commun<br />

(6) . Certes cette visée collective est de<br />

l'ordre de l'imaginaire. Mais elle relève<br />

aussi <strong>du</strong> réel (qui ne se ré<strong>du</strong>it pas à ce que<br />

les esprits positifs entendent par ce terme)<br />

car elle donne sens et fait agir. Que le <strong>corps</strong><br />

<strong>social</strong> synthétise un ordre complexe et une<br />

orientation vers l'avenir, qu'il soit à la fois<br />

une nécessité et un choix, voilà qui explique<br />

sans doute une part de sa popularité.<br />

Les épreuves <strong>du</strong> temps<br />

La métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong> se prête à<br />

la conjonction de ses éléments constitutifs<br />

ainsi qu'à celle <strong>du</strong> présent et de l'avenir,<br />

mais elle s'accommode aussi <strong>des</strong> hiatus et<br />

<strong>des</strong> imperfections. L'organisme diffère de la<br />

machine par ses possibilités supérieures<br />

d'autonomie, de régulation, d'adaptation,<br />

mais le revers de ces qualités est une indéniable<br />

fragilité. Il est vulnérable à toutes<br />

sortes d'agressions qui provoquent en lui <strong>des</strong><br />

altérations passagères ou <strong>du</strong>rables. Un <strong>corps</strong><br />

est sujet à quantité d'épreuves et de maladies<br />

qui entravent ou compromettent l'exercice<br />

de ses talents. Ses limites les plus rigoureuses<br />

ne sont pas celles qui viennent <strong>du</strong> dehors<br />

mais celles qui dérivent de son inscription<br />

dans le temps: tout ce qui vit se<br />

développe puis s'affaiblit. La société n'estelle<br />

pas condamnée à une telle évolution,<br />

certes plus lente que celle que connaissent<br />

les indivi<strong>du</strong>s, mais peut-être tout aussi inéluctable<br />

? Dès lors que la cité <strong>des</strong> hommes<br />

est déconnectée de l'ordre divin et que s'estompent<br />

ses garants méta-sociaux (7) , se ravivent<br />

les craintes quant à sa déchéance. La<br />

métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong> a été une expression<br />

privilégiée <strong>des</strong> doutes, <strong>des</strong> désenchantements,<br />

<strong>des</strong> appréhensions à propos <strong>du</strong> <strong>des</strong>tin<br />

collectif.<br />

La conception cyclique est l'une <strong>des</strong> plus<br />

anciennes selon laquelle les hommes se représentent<br />

le devenir de leur société qui demeure<br />

insaisissable pour eux puisqu'il excède<br />

la <strong>du</strong>rée de leur existence indivi<strong>du</strong>elle.<br />

Cette croyance se réfère à un âge d'or mythique<br />

<strong>du</strong>quel on s'éloignerait gra<strong>du</strong>ellement<br />

par un processus de déperdition aboutissant<br />

à une disparition qui achève une<br />

phase de l'histoire et en annonce une nouvelle<br />

(8) . La métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong> transporte<br />

ces significations ancestrales jusqu'à<br />

une époque que l'on caractérise généralement,<br />

<strong>du</strong> moins pour ce qui concerne<br />

l'Occident, par sa foi dans le progrès, la<br />

technique et le bonheur. S'agit-il d'une<br />

contrepartie nécessaire à un optimisme excessif<br />

et peut-être superficiel ? Toujours estil<br />

que bien <strong>des</strong> auteurs <strong>des</strong> XIX e et<br />

XX e siècles appliquent à la collectivité le<br />

cycle biologique qui va de la naissance à la<br />

mort en passant par la croissance, la jeunesse,<br />

la maturité, la vieillesse. Ils considèrent<br />

généralement leur propre société<br />

comme parvenue à une étape avancée de<br />

cette évolution et donc vouée à ses sta<strong>des</strong> ultérieurs.<br />

Les épreuves qui marquent leur<br />

temps ou le groupe <strong>social</strong> auquel ils appartiennent<br />

leur paraissent autant de confirmations<br />

d'un âge atteint par la sclérose.<br />

Cela fait plusieurs siècles que chaque génération<br />

s'imagine confrontée à <strong>des</strong> difficultés<br />

sans précédent. Cette impression renforce<br />

le sentiment d'une détérioration accrue<br />

de la vitalité collective qui paraît de plus<br />

conforme aux enseignements de l'histoire<br />

universelle. En particulier l'Europe a été<br />

hantée par l'exemple de la décadence romaine,<br />

invoquée comme la preuve que les<br />

empires les plus soli<strong>des</strong> sont inéluctablement<br />

voués à la décomposition et à la chute.<br />

Certains auteurs font commencer très tôt le<br />

processus de déclin <strong>du</strong> monde antique. Pour<br />

Toynbee il serait avéré dès l'époque hellénistique<br />

(9) . Les considérations sur le caractère<br />

éphémère <strong>des</strong> puissances passées suggèrent<br />

bien <strong>des</strong> parallèles avec le présent.<br />

Aujourd'hui notamment l'effondrement<br />

soudain de pouvoirs qui passaient pour redoutables<br />

peu auparavant incite à renouer<br />

avec les méditations sur la fragilité <strong>des</strong> institutions<br />

humaines. Sous le titre «Fins d'empires»,<br />

le quotidien Le Monde a proposé à<br />

ses lecteurs pendant l'été 1992 un feuilleton<br />

historique dont chaque épisode était marqué<br />

par la dissolution d'un ordre établi. Tant de<br />

cas de déclin incitent à guetter les signes<br />

d'atonie <strong>social</strong>e.<br />

Pathologie <strong>social</strong>e<br />

Bien <strong>des</strong> symptômes ont été invoqués<br />

pour justifier le diagnostic de sénilité collective:<br />

épuisement <strong>des</strong> ressources naturelles,<br />

dégradation irréversible de l'environnement,<br />

renoncement à la transmission<br />

de cultures ou de savoir-faire, montée de<br />

l'indivi<strong>du</strong>alisme, manie commémorative,<br />

etc. L'un d'eux a particulièrement frappé les<br />

esprits: la dégénérescence est devenue au<br />

XIX e siècle une angoisse qui a infléchi dans<br />

un sens biologique l'imaginaire traditionnel<br />

de la décadence. Elle désigne un état chronique<br />

de langueur et de débilité qui rend<br />

ceux qui en sont atteints inaptes ou nuisibles<br />

à toute œuvre collective. Max Nordau, qui<br />

lui consacre tout un ouvrage, considère<br />

qu'elle est <strong>du</strong>e aux conditions de la vie moderne<br />

et qu'elle prend une dimension épidémique<br />

à l'aube <strong>du</strong> XX e siècle. «Nous nous<br />

trouvons actuellement», écrit-il, «au plus<br />

fort d'une grave épidémie intellectuelle,<br />

d'une sorte de peste noire de dégénérescence<br />

et d'hystérie et il est naturel que l'on<br />

se demande de toutes parts avec angoisse :<br />

que va-t-il arriver?» (10) Ce pessimisme à<br />

connotation biologique se retrouve à la<br />

même époque, sous une forme atténuée,<br />

chez <strong>des</strong> auteurs qui trouvent un large public.<br />

Zola, par ailleurs attentif à décrire de<br />

façon méticuleuse les milieux sociaux dans<br />

lesquels ses personnages évoluent (11) ,<br />

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