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Imaginaires du corps social - Revue des sciences sociales

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s'attarder quelque peu sur l'une d'entre<br />

elles, peut-être la plus répan<strong>du</strong>e, celle <strong>du</strong><br />

<strong>corps</strong> <strong>social</strong>. Cette expression, dérivée de<br />

celle de <strong>corps</strong> politique par laquelle les auteurs<br />

de l'Antiquité se représentaient volontiers<br />

la cité, a connu une faveur croissante<br />

lorsqu'au XVII e siècle les hommes se sont<br />

attachés à organiser leur collaboration de<br />

manière plus satisfaisante. Dans les discussions<br />

sans cesse renouvelées depuis à ce<br />

sujet, elle est fréquemment employée par les<br />

publicistes, les législateurs effectifs ou potentiels<br />

et ceux qui s'adonnent à l'étude <strong>des</strong><br />

sociétés. De là elle est tombée dans le domaine<br />

public où son succès ne s'est pas démenti.<br />

Pour expliquer une faveur aussi unanime,<br />

on peut relever que la métaphore <strong>du</strong><br />

<strong>corps</strong> <strong>social</strong> concilie <strong>des</strong> significations imaginaires<br />

opposées : elle exprime aussi bien<br />

l'espoir d'un fondement solide à l'existence<br />

collective que la crainte <strong>des</strong> dangers qui la<br />

menacent. Tenir compte de ses contrastes<br />

permet d'apprécier son intérêt pour la<br />

connaissance et l'action sur la société.<br />

Les avantages<br />

de la métaphore biologique<br />

Face aux désaccords, aux rivalités, aux<br />

dissensions qui séparent les hommes, face<br />

au gigantisme de bien <strong>des</strong> institutions dont<br />

ils relèvent, la métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong><br />

offre l'image rassurante d'une unité fondamentale<br />

faite de complémentarité, d'équilibre<br />

et d'idéal. Elle enracine la recherche<br />

sur la société dans une consistance naturelle<br />

en l'envisageant comme le prolongement<br />

d'une physique qui bénéficierait de surcroît<br />

<strong>des</strong> avancées et <strong>du</strong> prestige <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

biologiques et médicales. La parenté ainsi<br />

invoquée avec les <strong>sciences</strong> de la matière autorise<br />

à appliquer l'esprit d'analyse qui s'est<br />

révélé si fécond dans leur domaine. De<br />

même que tout organisme est composé par<br />

un grand nombre de cellules, de même la famille,<br />

selon Rousseau, peut-elle être considérée<br />

comme la cellule de base de la<br />

société (3) . Le passage de la première à la seconde<br />

et le changement progressif d'échelle<br />

s'effectuent de proche en proche à la faveur<br />

de l'image <strong>du</strong> tissu qui, préalablement à la<br />

connotation textile évoquée ci-<strong>des</strong>sus, était<br />

utilisée par les sociologues dans son acception<br />

histologique d'un ensemble homogène<br />

de cellules.<br />

En fait les perspectives analytiques <strong>des</strong><br />

rapprochements avec les <strong>sciences</strong> physiques<br />

demeurent limitées par rapport aux ouvertures<br />

liées à l'approche plus spécifiquement<br />

biologique de la vie comme phénomène<br />

global qui ne se ré<strong>du</strong>it pas à la somme de ses<br />

composantes. Dans cette optique, un <strong>corps</strong><br />

est un tout dont les parties sont nécessairement<br />

et intrinsèquement liées. Il est constitué<br />

de membres et d'organes dont chacun, à<br />

sa place, contribue à l'intégrité et à la puissance<br />

de l'ensemble qu'ils forment. Aucun<br />

d'entre eux ne pourrait subsister isolément et<br />

indépendamment parce qu'il se trouve dans<br />

une situation d'interdépendance où il est tributaire<br />

<strong>des</strong> autres qui le sont pareillement de<br />

lui. Le <strong>corps</strong> véhicule l'image d'une entité<br />

indissociable composée d'éléments complémentaires.<br />

C'est précisément la conception<br />

que se fait Durkheim de la solidarité organique<br />

qui prévaut dans les sociétés modernes<br />

caractérisées par la spécialisation <strong>des</strong><br />

tâches et la différenciation <strong>des</strong> types humains<br />

qui dépendent davantage les uns <strong>des</strong><br />

autres à mesure qu'ils se spécifient* 4 '. Une<br />

telle interprétation répond à sa manière à la<br />

volonté qu'avait Auguste Comte de mettre<br />

l'accent sur «le sentiment intime de la solidarité<br />

<strong>social</strong>e » (5) mais cette insistance, qui<br />

n'est pas propre à la sociologie française, se<br />

retrouve chez bien <strong>des</strong> auteurs issus de la<br />

tradition allemande ou anglo-saxonne, eux<br />

aussi sensibles aux attraits de la métaphore<br />

<strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong>.<br />

L'un <strong>des</strong> problèmes qu'elle résout est<br />

celui de la conjonction entre compétences<br />

diversifiées. Pour ordonner, hiérarchiser et<br />

intégrer les activités partielles, il suffit de<br />

décliner les opérations caractéristiques de<br />

l'organisme. Les organes relèvent d'appareils<br />

(circulatoire, respiratoire, digestif, repro<strong>du</strong>cteur)<br />

qui assurent chacun une fonction<br />

nécessaire à la survie de l'ensemble.<br />

Ces fonctions en interaction organisent les<br />

rapports <strong>du</strong> <strong>corps</strong> avec son environnement<br />

en déterminant ses besoins, ses niveaux de<br />

dépendance et son autonomie relative.<br />

Celle-ci est d'autant plus marquée que l'organisme<br />

met en œuvre les régulations appropriées<br />

au maintien de son équilibre à travers<br />

les variations auxquelles il est soumis.<br />

Par ces processus homéostatiques, il préserve<br />

la régularité de son fonctionnement<br />

face aux aléas <strong>des</strong> perturbations extérieures.<br />

Il est même capable, dans certaines limites,<br />

de s'adapter aux modifications <strong>des</strong> conditions<br />

dans lesquelles il se trouve placé et de<br />

transmettre à sa <strong>des</strong>cendance ces ajustements<br />

structurels.<br />

Ces prodigieuses facultés, peu à peu expliquées<br />

par les <strong>sciences</strong> de la vie, ne pouvaient<br />

laisser indifférents ceux qui ont entrepris<br />

de faire advenir celles de la société.<br />

Depuis deux siècles ils les ont eues constamment<br />

présentes à l'esprit et cette proximité<br />

délibérée a marqué bien <strong>des</strong> élaborations<br />

théoriques comme le fonctionnalisme, le<br />

structuralisme, la théorie <strong>des</strong> systèmes. Elle<br />

a aussi con<strong>du</strong>it à <strong>des</strong> interprétations critiquables,<br />

par exemple l'organicisme, le darwinisme<br />

<strong>social</strong>, plus récemment la sociobiologie.<br />

Mais il est remarquable que les<br />

réserves quant à de telles orientations n'ont<br />

nullement entamé le crédit de la référence<br />

biologique. C'est sans doute qu'elle permettait<br />

de concevoir un ordre qui ne soit ni<br />

général, ni figé, ni mécanique et qui combine<br />

souplesse et permanence, un ordre qui<br />

dérive d'une aptitude spontanée à générer un<br />

équilibre autonome et <strong>du</strong>rable par la maîtrise<br />

de sa complexité interne et la sélection,<br />

dans l'immensité <strong>du</strong> monde, <strong>des</strong> facteurs<br />

propices à son propre développement.<br />

Une représentation<br />

rassurante de la société<br />

Un tel modèle est bien sé<strong>du</strong>isant mais il<br />

ne doit pas trop faire illusion. Il suppose<br />

imaginairement résolu le problème qui se<br />

pose aux sociétés et à leurs réformateurs les<br />

mieux intentionnés, celui d'une harmonie<br />

défectueuse. Les groupes humains ne<br />

connaissent pas forcément l'équilibre. Leur<br />

existence est bien souvent perturbée et chaotique,<br />

en proie aux turbulences, aux revirements,<br />

aux déchirements, parfois à l'éclatement<br />

et à la disparition. Elle traverse ainsi<br />

toute sorte de démesures. Peut-être même la<br />

conscience de l'instabilité et <strong>du</strong> désordre, au<br />

moins sur un mode rési<strong>du</strong>el, la perspective<br />

d'une évolution imprévisible et dramatique,<br />

au moins au titre d'une éventualité, sontelles<br />

à l'origine de l'intérêt pour les relations<br />

entre les hommes. Il arrive en tout cas que<br />

celles-ci soient placées sous le signe <strong>du</strong><br />

conflit, voire de la confrontation. Face à de<br />

telles inquiétu<strong>des</strong>, la métaphore <strong>du</strong> <strong>corps</strong><br />

<strong>social</strong> a quelque chose de rassurant. Elle<br />

renoue avec la concorde et la cohérence.<br />

Elle substitue à la multiplicité <strong>des</strong> initiatives,<br />

<strong>des</strong> mouvements, <strong>des</strong> événements qui agitent<br />

la société, l'image d'une unité fidèle à<br />

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