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Imaginaires du corps social - Revue des sciences sociales

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lorsque L. Pauwels accuse la jeunesse d'être<br />

atteinte de « sida mental » dans <strong>des</strong> termes<br />

qui rappellent les diatribes contre la dégénérescence<br />

(17) . Ainsi se confirme la parenté<br />

entre les maladies <strong>social</strong>es d'hier et d'aujourd'hui<br />

et leur rapport avec la dénonciation<br />

de l'amenuisement de la vitalité <strong>social</strong>e.<br />

Le double <strong>corps</strong> de la société<br />

Si la modernité ne s'est pas affranchie<br />

<strong>des</strong> croyances traditionnelles au sujet <strong>du</strong><br />

<strong>des</strong>tin collectif, elle les a volontiers transcrites<br />

en un langage biologique. Celui-ci<br />

peut se déployer dans deux directions, selon<br />

que l'on considère la vie comme la forme la<br />

plus accomplie de l'ordre ou comme l'expression<br />

de toutes les limites de la condition<br />

humaine soumise aux atteintes imparables<br />

<strong>du</strong> temps et de la mort. L'image de l'organisme,<br />

appliquée au niveau collectif, donne<br />

lieu au double <strong>corps</strong> de la société : d'un côté,<br />

le <strong>corps</strong> glorieux, harmonieux, idéal, <strong>du</strong><br />

fonctionnalisme, où l'unité émane de la différenciation<br />

et la régulation de la maîtrise de<br />

la complexité ; de l'autre, un <strong>corps</strong> souffrant,<br />

déséquilibré, diminué par la maladie et le<br />

vieillissement; d'une part, une orientation<br />

homogénéisante qui prévaut notamment<br />

dans les tentatives de réforme globale et la<br />

logique administrative de hiérarchisation<br />

<strong>des</strong> <strong>corps</strong> professionnels; d'autre part, une<br />

rhétorique de la crise et de la sclérose. La coexistence<br />

de ces deux tendances contrastées<br />

témoigne d'une bipolarisation de l'imaginaire<br />

sur la société. Nos rêveries sur son devenir<br />

oscillent entre le registre de l'utopie et<br />

celui <strong>du</strong> cauchemar. L'expérience <strong>du</strong><br />

XX e siècle a incité la sensibilité contemporaine<br />

à les conjuguer plus systématiquement,<br />

selon un syncrétisme où la tonalité<br />

crépusculaire prend aisément le <strong>des</strong>sus<br />

puisque le meilleur <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> peut s'avérer<br />

la forme accomplie <strong>du</strong> pire sans que la<br />

réciproque se vérifie.<br />

Le balancement entre l'idéal et l'épouvante<br />

ne caractérise pas uniquement la<br />

science-fiction, mais l'imaginaire en général.<br />

Celui-ci suit habituellement la pente de<br />

l'excès, ce qui l'empêche de se conformer à<br />

toutes les nuances de la réalité et l'a définitivement<br />

ren<strong>du</strong> suspect à la tradition rationaliste.<br />

Certes il simplifie, mais cela ne présente-t-il<br />

que <strong>des</strong> inconvénients? On se<br />

souvient que, d'après Bachelard, les<br />

connaissances, en se transmettant, se généralisent<br />

et se chargent d'images qui constituent<br />

autant d'obstacles au développement<br />

ultérieur <strong>du</strong> savoir (18) . L'imaginaire biologique<br />

est-il une entrave à l'étude et à l'amélioration<br />

de la société? Sans doute peut-il le<br />

devenir s'il provoque une assimilation pure<br />

et simple entre différents niveaux de réalité.<br />

Il se fige alors en associations obligées qui,<br />

sans cesse répétées, perdent la puissance<br />

heuristique propre aux métaphores qui établissent<br />

un rapprochement entre deux domaines<br />

de signification restant perçus<br />

comme distincts (19) . Sous réserve <strong>du</strong> maintien<br />

<strong>des</strong> différences entre ses références<br />

constitutives et de la préservation de ses<br />

contrastes fondamentaux, l'image <strong>du</strong> <strong>corps</strong><br />

<strong>social</strong> peut éviter de se transformer en métaphore<br />

morte. Tant qu'elle reste paradoxale,<br />

elle stimule la connaissance et l'action<br />

sur la société.<br />

Du point de vue de la connaissance, elle<br />

peut contribuer à faire prendre conscience<br />

que les phénomènes collectifs sont à la fois<br />

emprunts de stabilité et de fragilité. Cette<br />

double détermination est sans doute une<br />

condition de possibilité de leur compréhension.<br />

Elle dérive <strong>des</strong> relations d'interdépendance<br />

qui les constituent et qui expliquent<br />

que, si un groupe, une institution, une entreprise<br />

peuvent subsister indépendamment<br />

<strong>des</strong> dispositions à leur égard de tel indivi<strong>du</strong><br />

en faisant partie, en même temps ils sont<br />

vulnérables aux déperditions de sens susceptibles<br />

de les priver d'une part de leur raison<br />

d'être. La découverte concomitante de la<br />

stabilité et de la fragilité de la société semble<br />

même être à l'origine <strong>du</strong> projet de l'étudier<br />

pour elle-même. Ceux qui s'y consacrèrent<br />

furent à la fois frappés par sa résistance aux<br />

tentatives pour la façonner rationnellement,<br />

ce manque de plasticité révélant une irré<strong>du</strong>ctible<br />

spécificité, et par ses difficultés à<br />

retrouver son équilibre à la suite <strong>des</strong> bouleversements<br />

qui lui avaient été infligés et qui<br />

l'avaient précipitée dans <strong>des</strong> troubles impossibles<br />

à dissiper. Bien sûr, ces deux observations<br />

semblaient difficiles à concilier,<br />

de même qu'il était mal aisé de concevoir un<br />

ordre qui ne se dé<strong>du</strong>ise pas directement <strong>des</strong><br />

catégories de l'esprit humain. Mais ce sont<br />

précisément ces problèmes, rebelles à toute<br />

solution a priori, qui exigeaient d'entreprendre<br />

<strong>des</strong> recherches nouvelles et de les<br />

soutenir par <strong>des</strong> analogies avec le domaine<br />

<strong>du</strong> vivant où étaient attestés <strong>des</strong> processus<br />

d'organisation spécifiques ainsi que leur dérèglement<br />

éventuel ou nécessaire. Comme le<br />

fait remarquer judicieusement N. Elias, «si<br />

l'esprit utilise <strong>des</strong> images pour saisir la réalité<br />

ultime <strong>des</strong> choses, c'est justement parce<br />

que cette réalité se manifeste d'une manière<br />

contradictoire et par conséquent ne saurait<br />

être exprimée par <strong>des</strong> concepts » (20) . La métaphore<br />

biologique aide alors à reconnaître<br />

les contradictions au sein de la société.<br />

Du point de vue de l'action, la métaphore<br />

<strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>social</strong> a été peut-être plus indispensable<br />

encore. On sait que la politique<br />

moderne est censée se soumettre aux exigences<br />

de la représentation <strong>des</strong> citoyens et<br />

de la séparation <strong>des</strong> pouvoirs. Mais ce que<br />

cela in<strong>du</strong>it comme discordances et comme<br />

conflits est compensé par le recours à deux<br />

principes de légitimité très anciens et toujours<br />

efficaces. Le premier est l'appel à la<br />

concorde, à la cohésion, à la coopération,<br />

afin de faire prévaloir le bien commun (21) par<br />

la soumission de tous à une autorité qui, tel<br />

le cerveau dans l'organisme, coordonne<br />

l'activité <strong>des</strong> différentes parties. Le second<br />

est la justification <strong>du</strong> commandement et de<br />

l'obéissance par le danger réel ou potentiel<br />

que traverserait la société, qui la menacerait<br />

de déclin, de subordination, voire de disparition,<br />

et exigerait un effort concerté sous la<br />

direction de ceux qui sont capables d'affronter<br />

la mort et autorisés, en vue de la survie<br />

collective, à obtenir tous les sacrifices de<br />

ceux qu'ils gouvernent' 22 '. Ces deux principes<br />

se renforcent mutuellement et le second<br />

apporte au premier un appui parfois salutaire;<br />

C'est pourquoi, lorsque le débat<br />

politique devient plus âpre et incertain, il<br />

tend à se dramatiser. Ainsi, la consultation<br />

populaire sur le traité de Maastricht a-t-elle<br />

davantage intéressé l'opinion lorsqu'elle a<br />

quitté le terrain <strong>des</strong> dispositions techniques<br />

de l'Union économique et monétaire pour<br />

rejoindre celui de la vie et de la mort collective,<br />

les uns soutenant que le rejet <strong>du</strong><br />

texte condamnerait l'œuvre de construction<br />

européenne menée depuis près d'un demisiècle<br />

et isolerait le pays dans un monde<br />

plein de dangers, les autres s'opposant à la<br />

ratification pour préserver l'existence même<br />

de la nation, menacée de disparaître dans un<br />

ensemble plus large au profit <strong>du</strong>quel elle renoncerait<br />

à <strong>des</strong> dimensions essentielles de sa<br />

souveraineté. Cet exemple récent rappelle<br />

que dans les décisions importantes les<br />

craintes l'emportent souvent sur les projets.<br />

Si la proportion entre ces deux éléments<br />

varie, l'essentiel est leur <strong>du</strong>alité, la politique<br />

se présentant à la fois comme une mise en<br />

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