DIDIER LESTRADE 54 Mur - Frédéric Javelaud L.<strong>ART</strong> <strong>en</strong> LOIRE - # 7 - novembre 2014 - DOSSIER D'EXPLORATION : L'ARBRE, CETTE FORÊT
La t<strong>en</strong>tation de la forêt Le problème avec la forêt, c’est que je la vois comme un imm<strong>en</strong>se supermarché. Au lieu de me laisser aller au calme, mon regard est sans cesse conc<strong>en</strong>tré sur ce que je pourrais pr<strong>en</strong>dre, un rocher, une plante, une souche de bois, des pommes de pins ou des graines. Et comme c’est désormais interdit, la frustration s’accumule parce que je tombe sans cesse sur des idées que j’aimerais ram<strong>en</strong>er à la maison. Les meilleures choses dans la vie sont gratuites et heureusem<strong>en</strong>t, il est <strong>en</strong>core possible de piller un petit bois à l’abandon, loin des regards, pour ram<strong>en</strong>er une petite fougère abs<strong>en</strong>te au jardin, une graminée étrange à couleur rousse, des rochers que l’on plante dans le sol, une souche d’arbre qui ressemble à un truc sorti d’un film d’horreur où les kids n’ont aucune idée de survie quand ils se trouv<strong>en</strong>t face à La Colline a des yeux. La forêt est finalem<strong>en</strong>t un lieu inhospitalier dans lequel on peut se perdre, surtout quand on s’av<strong>en</strong>ture dans les deux grandes forêts domaniales qui <strong>en</strong>tour<strong>en</strong>t la ville d’Al<strong>en</strong>çon. Ce sont des espaces si vastes qu’on y trouve toutes les ess<strong>en</strong>ces d’arbres, des résineux comme les thuyas, immondes dans les jardins, mais ici imm<strong>en</strong>ses avec des troncs presque aussi impressionnants que ceux des séquoias. Il y a des collines de pins qui donn<strong>en</strong>t l’impression que le bord de mer est juste à quelques kilomètres, des vallées inquiétantes de hêtres, des landes dégagées après l’abattage d’une parcelle de chênes, des mélèzes, des bruyères et partout des plantes que l’on ne trouve pas ailleurs, protégées par une troupe de garde forestiers qui surveill<strong>en</strong>t ce que vous faites, surtout au mom<strong>en</strong>t des champignons. La forêt est inquiétante et c’est pourquoi elle figure au c<strong>en</strong>tre des films d’horreur et de fantasy. Même avec une carte ou des applications de localisation, c’est l’<strong>en</strong>droit du massacre à la tronçonneuse. Il faut avoir un minimum de s<strong>en</strong>s de l’ori<strong>en</strong>tation pour savoir suivre le soleil afin de retrouver sa voiture garée quelque part - d’ailleurs, ti<strong>en</strong>s, où est-elle? Et puis, il n’y a jamais d’oiseaux. Même pour eux, la vie <strong>en</strong> forêt est trop dure. Trop froide <strong>en</strong> hiver, trop solitaire <strong>en</strong> été. On se promène <strong>en</strong> forêt presque <strong>en</strong> sil<strong>en</strong>ce, avec un cri de buse dans le ciel mais tous les chants domestiques des jardins, et même des villes, y sont abs<strong>en</strong>ts. Bi<strong>en</strong> sûr, je ne suis pas effrayé par la forêt au point de refuser d’y aller. Au contraire, mon point est de dire que j’ai <strong>en</strong>vie de tout emporter à l’arrière de mon pick-up. Le bois et la forêt sont pour moi l’ext<strong>en</strong>sion du bord de la route. Si j’y vois une jolie plante dans un fossé, je vi<strong>en</strong>s la chercher plus tard, au mom<strong>en</strong>t où elle est prête à être transplantée. De plus, avec de nouvelles applications comme PlantNet, on a une idée plus précise si une plante est rare, donc protégée ou si elle est commune et dans ce cas, pr<strong>en</strong>dre un pied parmi une ét<strong>en</strong>due de la même espèce ne sera pas si dramatique. C’est le seul moy<strong>en</strong> de multiplier l’ail des ours chez soi, les primevères veris, beaucoup de sedums tapissant, les joubarbes que tout le monde adore, les ancolies, les fougères, les mousses. Il s’agit de plantes qui se ressèm<strong>en</strong>t beaucoup et qui sont même parfois <strong>en</strong>vahissantes mais ce sont des classiques qu’il faut avoir chez soi autrem<strong>en</strong>t c’est trop injuste. La forêt est belle <strong>en</strong> automne mais c’est un cliché de le dire même si, par ici, les forêts de hêtres sont particulièrem<strong>en</strong>t illuminées, cela ressemble à un dessin animé japonais. Se prom<strong>en</strong>er se fait à deux pour partager son admiration, aller dans la forêt est aussi une chose solitaire et y aller <strong>en</strong> famille est une torture que j’ai laissée tomber depuis des déc<strong>en</strong>nies. Mais à deux c’est plus romantique et aussi très pratique quand l’un fait le guet p<strong>en</strong>dant que l’autre cache ce si joli rocher dans la voiture. J’ai d’ailleurs une histoire assez amusante. Quelques années après m’être installé à la campagne, mon ami Sylvain m’a accompagné dans un coin de la forêt que je connais bi<strong>en</strong> où les rochers ont des formes de tout petits m<strong>en</strong>hirs. On <strong>en</strong> avait déjà mis trois dans le coffre de la R<strong>en</strong>ault 4 que je conduisais après avoir décroché mon permis de conduire et le modèle 1968 était déjà très chargé surtout avec un grand gaillard baraqué poilu (je parle de Sylvain, pas de moi mfgr). Bi<strong>en</strong> sûr, il a fallu que je fasse une mauvaise manœuvre et la voiture avait une roue arrière bloquée dans un fossé. On essayait de soulever le 4L pour la dégager quand arriva une voiture de la G<strong>en</strong>darmerie nationale. Pour moi, c’était évid<strong>en</strong>t qu’ils allai<strong>en</strong>t nous demander ce qu’on faisait là, pourquoi la voiture était si chargée et qu’est-ce qu’il y avait dans le coffre après tout? B<strong>en</strong> non. Dans ma région, les g<strong>en</strong>darmes sont si g<strong>en</strong>tils qu’ils nous ont aidés à dégager la voiture. On était là, deux folles nerveuses et hilares avec des g<strong>en</strong>darmes qui ne voyai<strong>en</strong>t pas de problème. Depuis, ces petits rochers sont plantés à l’<strong>en</strong>trée de ma maison et Sylvain est décédé. Ça dit tout, vraim<strong>en</strong>t. La forêt aime donner ce qu’elle a mais elle pr<strong>en</strong>d toujours quelque chose <strong>en</strong> échange. Si j’avais su... L.<strong>ART</strong> <strong>en</strong> LOIRE - # 7 - novembre 2014 - DOSSIER D'EXPLORATION : L'ARBRE, CETTE FORÊT 55