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Nouvelles Janvier 2005 - BNP Paribas

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<strong>Nouvelles</strong><br />

C H O I S I E S<br />

N°11 - JANVIER <strong>2005</strong><br />

Supplément encarté dans le n°160 de TelQuel - ne peut être vendu séparément<br />

Le diable à genoux<br />

P AR E L A RBI K HAMRICH<br />

Une nuit particulière<br />

P AR B OUCHRA E L I DRISSI<br />

Candidat au Grand Prix de la Nouvelle<br />

PLUS<br />

Fenêtre sur lumières<br />

P AR M OUHCINE A Y OUCHE<br />

Avec le soutien de la<br />

et la coopération du service culturel de l'Ambassade de France au Maroc


Fenêtre sur lumière<br />

Par Mouhcine ayouche<br />

Un artiste a peint une fenêtre. Je l’ai découverte au printemps<br />

2003 à Zagora, que je visitais pour la première fois de ma vie.<br />

Entre une exposition de photographies prises par des enfants et la<br />

visite d’un site de gravures rupestres, je découvre la fenêtre. En fait<br />

je ne la découvre pas, je regarde au travers. Dès mon arrivée à l’atelier<br />

du peintre, la toile m’attire vers elle, me laissant aveugle et<br />

sourd à tout ce qui m’entoure. Pourtant, que de belles choses sorties<br />

de l’imagination, fertile et créative et du travail acharné d’un<br />

artiste du cru : Mohamed BANNOUR. Il était là avec sa grande<br />

taille, son teint foncé et sa gandoura accueillant ses visiteurs avec<br />

la modestie et l’humilité des âmes sensibles. Emerveillé et effarouché<br />

que son œuvre suscite tant d’enchantement parmi les présents,<br />

c’est à peine s’il ne s’excusait pas d’avoir créé du beau.<br />

La fenêtre était là, centrale, qui réaménageait l’ensemble de<br />

l’espace et redéfinissait l’architecture initiale de la pièce, lui imprimant<br />

son propre cachet. Elle s’offrait, accessible à tous, à portée de<br />

main et l’on savait d’emblée qu’elle était faite pour être ouverte à<br />

satiété au gré de la fantaisie des gens. Entrebaillée, entrouverte,<br />

mi-close, grande-ouverte… elle ne vous privait de rien et surtout<br />

pas de liberté. Elle ne vous emprisonnait pas. Elle vous invite à la<br />

sortie, au voyage vers l’extérieur, vers le monde.<br />

La fenêtre de BANNOUR m’avait entraîné vers elle. Je regardais<br />

à travers et contemplais l’oasis parsemée de constructions ocres et de<br />

palmiers aux cîmes vertes sur laquelle elle donnait, baignant dans<br />

une lumière matinale où se disputaient clarté et limpidité. Cette<br />

lumière vous rendait la sérénité à laquelle aspire toute âme. Elle vous<br />

transperçait de bonheur et vous fait communier avec la nature.<br />

Je me rendis compte que je me trouvais en même temps au<br />

milieu de cette oasis et dans la chambre à la fenêtre. Mieux encore !<br />

Je me voyais déambulant parmi les palmiers, alors que j’étais accoudé<br />

à la fenêtre et penché vers le dehors. Don d’ubiquité, de dédoublement<br />

offert par la magie / sorcellerie du pinceau / baguette de<br />

l’artiste Distanciation de l’être par rapport à soi-même dans un<br />

détachement à la fois lucide et irréel auquel atteignent les grands<br />

acteurs, qui tout en campant des personnages sur scène, restent eux-<br />

* Chapitre de Grâce à Jean de La Fontaine (Ed. Le Fennec, décembre, 2004)


mêmes et cassent les lois de l’identification Je ne sais. Mais j’étais<br />

à cet instant moi-même et quelqu’un d’autre. A la fois dans et hors la<br />

chambre à la fenêtre. Tapi dans l’ombre de cette pièce en terre battue<br />

et éclairé en même temps par la lumière matinale projetée par la<br />

nature sur l’oasis et captée par l’artiste, j’errais entre les maisons, les<br />

arbres et les gens à la découverte des lieux, je sentais quasi physiquement<br />

les odeurs et les senteurs des alentours et entendais les<br />

bruissements de la nature et les voix des gens autour de moi.<br />

Je me retrouvais dans cette ville de Zagora que je ne connaissais<br />

pas et qui évoquait pour moi quelque chose de lointain, d’irréel.<br />

Un espace tournant le dos au béton avançant sur lui en de<br />

larges coulées de lave grise et malodorante, s’incrustant avec tenacité<br />

dans l’infini fait de sable blond et mobile.<br />

La fenêtre sur lumière était toujours là qui me guidais dans<br />

l’espace, mais aussi dans le temps, comme ces machines magiques<br />

à remonter le temps qui font rêver. Je me revis à peine arrivé la<br />

veille à Zagora avec la caravane civique, pénétrer dans une ruche<br />

où de nombreuses abeilles, toutes antennes dehors, s’activaient<br />

dans tous les sens, donnant ainsi un visage radieux à la société civile<br />

locale. Il y avait d’abord une exposition de photographies prises<br />

par de jeunes écoliers dans le cadre d’une campagne de l’Unicef.<br />

On y découvrait que le regard que portent les enfants de Zagora sur<br />

leur vécu et sur le monde ne diffère pas beaucoup de celui des<br />

enfants de Bogota, de Kuala Lumpur, d’Aden ou de Varsovie.<br />

… Mais fils de ton fils ou fils d’étranger<br />

Tous les enfants sont des sorciers<br />

Fils de l’amour ou fils d’amourette.<br />

Tous les enfants sont des poètes<br />

Ils sont bergers ils sont rois mages<br />

Ils ont des nuages pour mieux voler<br />

Ce n’est qu’après longtemps après….<br />

Chantait Jacques Brel dans ma tête, face à toute cette poésie<br />

photographique.<br />

Après cette vue d’un avenir prometteur, ma fenêtre à remonter<br />

le temps me renvoya vers un passé très lointain, à la rencontre des<br />

aïeuls de ces enfants : nos ancêtres les Amazighs. Ils tiennent à leur<br />

manière à vous accueillir et là vous léguer leur message et leur<br />

4


vision du monde via leurs gravures rupestres-visitées le matin<br />

même-, calligraphiées à même la roche à ciel ouvert.<br />

Ils vous parlent de la nature, de la faune et de la flore qui les<br />

entourent, de leurs activités sociales et domestiques… Les gravures<br />

préservées par la nature et négligées par les officiels ont trouvé<br />

dans les descendants de ces hommes et femmes, société civile d’aujourd’hui,<br />

l’intelligence du cœur pour les faire connaître et les valoriser<br />

à leur juste titre.<br />

M’arrachant à mon enchantement et au temps, la fenêtre me<br />

ramène à l’intérieur de l’atelier où je découvre les autres œuvres de<br />

l’artiste. Il peint sur des louhas de msid (ardoises en bois utilisées<br />

par les élèves des msids, écoles primaires traditionnelles).<br />

Sur une louha, une femme drapée dans son khôl, ses tatouages,<br />

ses bracelets, son beau collier en argent et sa tenue régionale est assise<br />

en tailleur, le regard rêveur. Son visage dégage la dignité de celles<br />

qui travaillent à la maison sans rien perdre de leur coquetterie.<br />

Sur une autre louha (louha signifie également toile d’artiste ou<br />

panneau), la khorsa (le heurtoir ) d’une porte en bois vous invite à<br />

frapper, sûr que vous êtes que la porte s’ouvrira immédiatement et<br />

que vous serez invité à entrer et accueilli en ami.<br />

Tout autour des tableaux, des signes et des dessins encadrent le<br />

thème central. On a tendance à les négliger au premier abord. En y<br />

revenant, je m’aperçois qu’ils me renvoient aux gravures rupestres<br />

de la région. Non qu’ils leurs ressemblent ou les copient, mais parce<br />

qu’ils dégagent une forme d’expression faite pour durer et traverser<br />

les siècles en témoignage d’une culture et d’une civilisation.<br />

Sorti de l’enchantement de la fenêtre à laquelle je m’étais<br />

accoudé et entouré de louhas/toiles, je me suis vu au m’sid dans<br />

lequel j’ai fait quelques passages pendant mes vacances scolaires.<br />

Le fquih nous répétait sans cesse : "Al Ilmou Nour" (la science est<br />

lumière). Bannour a mis de la lumière sur un support de la science.<br />

En fait lui-même, BANNOUR (Ibnou Nour), ne porte-t-il pas le<br />

nom de fils de la lumière <br />

Pour ma part, la rencontre avec son art m’aura appris à ne plus<br />

me contenter de regarder les fenêtres, mais à essayer de voir à travers<br />

elles en prenant le temps de m’y accouder. ❙<br />

5


Le diable à genoux<br />

Par El Arbi Khamrich<br />

Cette femme était une utile légende vivante. Son existence<br />

était entourée d'un mystère tel, qu'on ne lui connaissait ni<br />

parents ni amis. Quoique sa maison fut contigüe à la nôtre, je<br />

n'ai jamais pu y pénétrer, alors qu'enfant, j'avais le loisir d'entrer<br />

bien souvent chez nos autres voisins.<br />

Le dos cassé, pliée sur des hanches difformes, elle était toujours<br />

habillée de blanc et lors de ses rares apparitions, se servait<br />

d'une grande canne qui dépassait sa taille et qu'elle tenait par le<br />

milieu en s'aidant de ses deux mains aux doigts crochus. Malgré<br />

son âge avancé, sa chevelure ne comptait pas un seul cheveu blanc.<br />

Par coquetterie, elle en laissait voir les deux nattes bien tressées<br />

qui pendaient de part et d’autre de ses épaules, couraient le long de<br />

son dos et venaient balayer le sol de leurs pointes. Leur volume et<br />

leur brillance alimentaient les commérages des voisines qui déséspéraient<br />

de ne point porter une toison aussi fournie et aussi saine.<br />

Son secret semblait-il, résidait dans la consommation de soufre,<br />

dont elle avalait régulièrement une cuillerée sans aucun préjudice<br />

apparent pour sa santé. Quiconque l'approchait d'un peu plus près<br />

sentait l'odeur particulière de ce minerai jaune et remarquait une<br />

sor- te de fluorescence qui se dégageait de tous les pores de sa peau<br />

luisante.<br />

On la disait centenaire et fidèle à un époux disparu voilà<br />

plus de deux générations. Seules quelques rares connaissances<br />

assuraient avoir connu son mari de son vivant et lorsqu'elles en<br />

parlaient, le décrivaient comme un amateur d'ésotérisme, féru<br />

d'alchimie et un fidèle suppôt de satan.<br />

Le passé de son mari occupait constamment son esprit et<br />

m'obsédait tellement que je résolus d'en connaître le secret.<br />

Aussi trouvai-je un jour le stratagème infaillible pour acculer<br />

la vieille femme et l'obliger à lever le voile sur la vie secrète<br />

de son défunt époux.<br />

Pour arriver à mes fins, je priai ma mère de l'inviter à l'heure du<br />

goûter. Une fois à l'intérieur de la maison, je m'empressai de fermer<br />

discrètement la porte à clé. Mais toutes mes précautions s’avérèrent<br />

inutiles, car à ma grande surprise, les questions que je redoutais de<br />

poser reçurent une réponse franche et spontannée.<br />

“Esotérisme est un bien faible mot, me répondit-elle, en<br />

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gloussant, un gâteau dans une main et un verre de thé fumant<br />

dans l'autre. Mon défunt mari commandait en vérité à une<br />

armée de djinns, mais ne s'est jamais servi de cet avantage pour<br />

faire du mal à un seul de ses semblables.<br />

Son honnêteté et ses scrupules l'empêchaient également<br />

d'exploiter leurs immenses aptitudes à des fins lucratives, car<br />

contrairement aux croyances des gens qui ne sont pas initiés<br />

aux sciences occultes, les djinns peuvent être aussi démunis que<br />

nombre d'êtres humains. Bien qu'ils habitent dans les ténèbres<br />

de la terre et que leur morphologie soit différente de la nôtre,<br />

rares sont ceux qui savent que ces êtres sont dépourvus d'appareil<br />

digestif, et c'est cette particularité qui les met à l'abri du<br />

besoin.<br />

Dans leur monde impénétrable, point n'est donc nécessaire<br />

de travailler ou de se livrer à une quelconque activité à caractère<br />

commercial on artisanal pour vivre.<br />

Cela n'empêche pas cependant l'existence d'une hiérarchie<br />

sociale nécessaire pour leur mode de vie et la perpétuation de<br />

leur espèce. Or ,leur existence même échappe à notre explication<br />

rationnelle. S'il est impossible à un être humain de pénétrer<br />

physiquement dans leurs monde, les djinns par contre possèdent<br />

la faculté de se matérialiser et d'apparaître dans le nôtre<br />

sous la forme que nous leur connaissons.”<br />

Surpris par ses révélations extraordinaires et étonné par sa profonde<br />

connaissance du sujet, je lui demandai si elle avait vu ou<br />

approché de près un représentant de ces esprits malins ou bienfaisants<br />

et, dans l'affirmative, la priai de me le décrire dans le détail.<br />

Elle éclata aussitôt d’un rire caverneux qui ressemblait plutôt<br />

au hennissement d'une rosse asthmatique et me répondit :<br />

"Non seulement j'en voyais très souvent des spécimens<br />

quand ils se matérialisaient dans la salle de travail de leur<br />

maître mais un jour, je fus sollicitée par l'un de leurs princes<br />

pour une intervention auprès de mon mari. Voici comment les<br />

choses se sont déroulées. Un jour que je me trouvais dans la<br />

salle commune en train de raccommoder quelques habits, je fus<br />

surprise par la présence soudaine d’un djinn dans tous ses états,<br />

car il était parcouru de tremblements et paraissait en proie à<br />

une terrible crise de nerfs. Les poils de sa peau étaient roussis<br />

en différents endroits et il dégageait une affreuse odeur de<br />

brûlé. La barbe qu'il portait était longue et bien fournie et se<br />

terminait par une pointe recourbée. Son crâne était orné de<br />

7


deux belles cornes, luisantes et pointues. Seul, les yeux ressemblaient<br />

à ceux d'un être humain, quoique énormes, rouges et<br />

dans son cas emplis de larmes.<br />

Effrayée par ce spectacle pour le moins surprenant, je me levai<br />

précipitamment pour quitter la pièce, mais il me barra le chemin.<br />

"- Madame, ayez pitié de moi, s'écria t-il, je vous prie d'intercéder<br />

en ma faveur auprès de votre mari car il ne cesse de me<br />

faire souffrir et de me brûler sur tout le corps ! Voyez…"<br />

A ce moment précis, mon époux fit irruption dans la pièce,<br />

un encensoir fumant dans une main et l'autre tenant fermement<br />

le livre sacré.<br />

"- A genoux, ordonna t-il au pauvre djinn. A genoux ! Je<br />

veux te voir ramper et solliciter mon pardon, autrement je te<br />

ferai davantage goûter aux affres du feu !"<br />

Aussitôt, je vis le djinn se prosterner servilement devant<br />

mon homme et solliciter humblement son pardon. C’est alors<br />

que je remarquai que ses doigts étaient palmés et que ses ongles<br />

avaient la forme de minuscules sabots.<br />

Il lui intima l'ordre de se relever, mais avant qu'ils aient disparu<br />

tous les deux de ma vue, J'eus l'heur et l'opportunité de<br />

conseiller à mon époux de faire preuve de retenue et d'indulgence.<br />

Depuis lors, je suis devenue l'amie adulée et la protectrice<br />

de ce jeune prince des ténébres."<br />

La vieille dame se tut, son récit apparemment terminé.<br />

Cependant, je n'avais pas encore posé la question qui me brûlait<br />

la langue et constituait une énigme dont la révélation devait<br />

permettre de lever le voile sur le mystère qui entourait sa vie<br />

depuis la disparition de son mari .<br />

"- Madame, lui dis-je, personne ne vous a jamais vue faire<br />

vos emplettes au marché ,ni acheter votre pain chez le boulanger<br />

du quartier ou même puiser votre eau à la fontaine publique<br />

comme tout le monde! Comment pouvez-vous vivre dans des<br />

conditions pareilles Éclairez-moi, je vous prie…<br />

- Le Bienfaiteur Tout Puissant et mon bon prince y pourvoient<br />

très largement", me répondit-elle, un sourire énigmatique<br />

au coin des lèvres.<br />

Elle se leva soudain et partit, laissant ma dernière requête sans<br />

8


éponse satisfaisante. Beaucoup de mon scepticisme avait été<br />

écorné et battu en brèche. Toutefois ma curiosité était comblée à<br />

bien des égards et je lui dois ce privilège d'avoir été son premier<br />

confident et le dépositaire unique de son terrible secret.<br />

Lorsqu'elle sentit sa fin imminente, elle prit la décision de<br />

n'en parler à personne. Contrairement à son habitude, elle laissa<br />

un jour grande ouverte la porte d'entrée de sa maison. Le<br />

premier voisin qui y pénétra découvrit un spectacle étrange et<br />

hallucinant à la fois. Dans un ultime geste de coquetterie toute<br />

féminine et comme pour rendre hommage à la mort, la vieille<br />

femme reposait dans son grand lit à baldaquin, le visage soigneusement<br />

fardé et son corps frêle revêtu d'un très beau caftan<br />

aux couleurs chatoyantes.<br />

De jolis petits coussins brodés à la main soutenaient sa tête<br />

et servaient de reposoirs à ses bras. Mais la chose la plus stupéfiante<br />

et qui retenait davantage l'attention était l'ordonnance<br />

parfaite de sa miraculeuse chevelure qui luisait doucement dans<br />

la pénombre de la chambre mortuaire. Les deux nattes, artistiquement<br />

tressées, étalaient de toute leur splendeur sur sa<br />

maigre poitrine qui semblait servir d'écrin à une rutilante rivière<br />

de diamants. Le reflet qui s'en dégageait paraissait démentir<br />

que leur propriétaire était passée de vie à trépas. Il communiquait<br />

une sorte de majesté à tout son être. Il y avait là tant de<br />

magnificence dans la mort qu'elle fut ensevelie telle quelle.<br />

Plusieurs dizaines de personnes qui ne lui connaissaient ni<br />

amis ni parents proches ou éloignés se firent un devoir de l'accompagner<br />

jusqu'à sa dernière demeure. EIle eut droit ainsi à<br />

un cortège impressionnant.<br />

Au moment de sa mise en terre, des mains anonymes étendirent<br />

sur le petit corps un ample tissu de coton immaculé.<br />

Celle qui avait si longtemps vécu dans une discrétion absolue<br />

et une quasi réclusion quittait enfin ce monde dans un faste<br />

et un cérémonial sans précédent.❙<br />

9


Une nuit particulière<br />

Par Bouchra El Idrissi<br />

Un vent arrogant déchirait le silence lourd d'une nuit d'automne<br />

particulièrement maussade. Les branches entremêlées des<br />

arbres se pliaient a cet ordre magistral dans des frottements suspects.<br />

Ahmed avançait à tâtons dans cette forêt noire. Seules les<br />

formes gigantesques et sombres des chênes semblaient le guider<br />

dans ce décor d'un film d'horreur. De temps à autre un battement<br />

d'aile furtif ou le cri d'une chouette le faisait tressaillir .Voilà bien<br />

des heures qu'il errait dans cette nature sauvage.<br />

Il regrettait amèrement d’être sorti de chez lui dans un<br />

moment de fureur, pour échapper aux scènes quotidiennes<br />

d'un mariage brisé par tant de haine et de lamentations<br />

funèbres. II avait roulé en voiture des heures durant sur une<br />

route hasardeuse, quand soudain il tomba en panne d'essence,<br />

sur un sentier non loin de la gigantesque forêt. Il avait attendu<br />

des heures, mais personne ne semblait vouloir s'engager sur<br />

cette piste désolée. II avança dans les pénombres d'une nuit<br />

d'enfer, son coeur brisé par l'amertume battait à présent au<br />

rythme de cette forêt, mi-endormie mi-narquoise qui l'engloutissait<br />

au fur et à mesure qu'il marchait.<br />

Tous ses sens étaient en alerte, le moindre craquement de<br />

feuilles lui glaçait le sang. Le vent, en soufflant, faisait vibrer les<br />

buissons et une mélodie agaçante retentissait comme un écho<br />

diabolique à travers toute la forêt. Son rythme cardiaque s'accélérait.<br />

Éssouffle, angoissé, Ahmed vivait la plus forte émotion<br />

de sa triste vie d'homme d'affaires. Il était seul, sans amour,<br />

sans passion, sans famille, sans amis, sans enfants, sans argent.<br />

Il était là, au coeur d'une tragédie de la nature. Pourtant, bientôt,<br />

ses yeux s’habituèrent à l'obscurité, son instinct d’animal se<br />

réveilla et il continua à marcher. Alors il vit au loin une petite<br />

lueur vacillante. Il se mit à courir, les yeux fixés sur ce petit<br />

rayon à peine perceptible. Il trébucha, se releva. Son coeur battait<br />

la chamade. Une petite cabane se dressait là, dans une petite<br />

clairière.<br />

Le vent sembla tout a coup arrêter son manège sournois. Une<br />

mélodie berbère se faisait entendre dans cette clairière, qu’une<br />

lumière orangée éclairait comme par magie. Une voix de femme.<br />

- "Dieu du ciel, une vieille femme, ici ! Enfin une famille."<br />

pensa-t-il, le coeur soulagé.<br />

10


La porte de la cabane s'ouvrit brusquement, et l'encadrement<br />

apparut une femme voilée de noir qui entrouvrait ses bras<br />

dans un geste de bienvenue. Elle ressemblait à un oiseau qui<br />

repliait ses ailes pour s’arrêter de voler. Une brise légère soufflait<br />

dans son voile. Un ange semblait attendre Ahmed. Un ange<br />

drapé de noir !<br />

- "Approche, n'aie pas peur, je suis Aïcha".<br />

Ahmed eut soudain la chair de poule.<br />

- "Mon Dieu tout clément, me voila face a Aïcha<br />

"Qandicha", il ne manquait plus que cela à ma triste journée."<br />

Et il se mit à regretter sa femme. II avança vers Aïcha et jeta<br />

un regard rapide à ses pieds. Elle éclata d’un rire innocent qui<br />

raisonna dans la clairière comme une cascade d'eau.<br />

- "Je ne suis pas celle que tu penses !" Elle releva légèrement<br />

sa longue robe noire.<br />

- "Tu vois j'ai des orteils comme toi, je ne suis pas une "djennia",<br />

viens rentre, tu sembles effrayé.<br />

Quand Ahmed entra dans la cabane, il ressentit une caresse<br />

effleurer son âme. Des nattes et des peaux de mouton recouvraient<br />

le sol en une mosaïque originale. Une odeur épicée se<br />

dégageait d'une marmite en argile posée sur brasero géant. Sur<br />

une petite table basse trônait un pichet. Sentant le regard de<br />

l'homme se poser sur le pichet, Aïcha se précipita et lui versa une<br />

rasade d'eau dans un Gobelet en cuivre rouge. Dans cette atmosphère<br />

si simple, si modeste, jamais Ahmed n’avait ressenti tant<br />

de paix, tant de sincérité,tant de sérénité. Toutes ses frayeurs<br />

s’étaient dissipées ,laissant place à une curiosité perverse.<br />

- "Que fais-tu là, Aïcha, dans cet endroit perdu Es-tu seule<br />

"<br />

- "On est toujours seul quelque part, sans l'être vraiment.<br />

Mais toi, tu sembles l’être sérieusement, ce soir."<br />

Elle se dirigea vers la marmite, souleva le couvercle. Une<br />

vapeur alléchante emplit la cabane. Elle lui versa un bol d'une<br />

mixture colorée et pâteuse.<br />

Ahmed prit le bol sans hésitation dans ses paumes et s'assit<br />

entailleur, tant bien que mal. Sa préoccupation majeure était de<br />

se réchauffer le gosier et de reprendre des forces. Il se délectait<br />

de ce dîner hasardeux, dans un autre monde, avec une génie de<br />

la forêt noire. Rien n'était aussi bon que cette mixture magique<br />

qui lui fit un grand bien.<br />

Aïcha contemplait son hôte discrètement, tout en s’adonnant<br />

à sa tâche de fileuse de laine. Elle maniait le rouet avec<br />

11


12<br />

aisance, habileté et à une vitesse incroyable. Elle filait la laine<br />

sereinement avec des gestes majestueux.<br />

Ahmed, la quarantaine passée faisait plus que son âge, une<br />

barbe mi-blonde mi-blanche auréolait un visage douloureux au<br />

regard moqueur, triste et juvénile. Il était potelé, mais semblait<br />

maladif. Néanmoins, une lueur d'esprit brillait en lui et le rendait<br />

attachant, malgré son attitude prétentieuse, gauche et parfois<br />

vulgaires.<br />

II avalait à grandes gorgées sa soupe, on entendait les clapotis<br />

de sa langue et les glouglous nerveux de sa gorge, dans un<br />

silence qui semblait d'ailleurs. Aïcha posa sa laine sur un pouf<br />

en cuir rouge puis se leva pour préparer le thé<br />

-"Dis- moi Aïcha où es-t ton compagnon "<br />

- "Je n’ai point de mari, point de compagnon. Est-ce qu'une<br />

femme ne peut vivre sans homme "<br />

- "Si, mais pas au milieu de cette forêt lugubre. N'as-tu pas<br />

peur d’être là, entourée d'animaux sauvages, loin des hommes<br />

"<br />

-"Vois-tu, c'est vivre avec les hommes qui me fait peur. Ici,<br />

je suis reine et les loups que tu entends ce soir n'approchent<br />

guère ma demeure. Je suis dans mon élément naturel et j'y suis<br />

heureuse, les hommes qui se risquent ici se font déchiqueter par<br />

les loups. Je n'ai pas besoin d'homme pour me défendre."<br />

- "Et moi, comment ai-je fait pour arriver à ta cabane sans<br />

périr "<br />

- "Parce qu ils ont eu pitié de ton âme en détresse. Peut être<br />

que tu leur ressembles...Au fait, quel est ton nom "<br />

- "Je suis Ahmed, un homme d’affaires assez riche, mais<br />

assez stupide pour tomber en panne d'essence."<br />

- "Que veut dire riche, pour toi On n’est jamais stupide…<br />

tout est prémédité."<br />

Elle lui tendit un verre de thé.<br />

Il sirotait son verre de thé en scrutant du regard le plafond.<br />

Des ombres gigantesques se mouvaient dans ce plafond,<br />

leurs images dansaient à la lueur des bougies placées dans les<br />

quatre coins de la cabane.<br />

II pensait à sa belle demeure, aux mille lustres, à sa vaisselle<br />

en cristal, à ses pyjamas de soie, à ses pantoufles moelleuses,<br />

à son portable muet comme par enchantement, à son carrosse<br />

transforme en citrouille, délaissé sur la piste. Puis il pensait à sa<br />

femme et à ses cris de terreur, à ses maîtresses nocturnes chez<br />

qui il allait se réfugier pour échapper à ces cris de terreur. Enfin,


il pensait à cette femme sortie d'un autre monde, lui servant<br />

une soupe à faire pâlir de jalousie les palaces. II était là, assis en<br />

tailleur, sur une peau de mouton, buvant un thé qu'il ne prenait<br />

jamais, d'habitude.<br />

Plus il pensait, plus il se perdait et plus il s'acharnait à vouloir<br />

comprendre. Comment un hasard mystérieux l’avait-il entraîné, si<br />

loin, dans un endroit perdu, vers cette femme irréelle <br />

- "Qui es-tu, Aicha Dis moi qui tu es " implora-t-il.<br />

- "Je suis, tout simplement, sans date, sans numéro, sans<br />

adresse, sans matricule, je ne figure pas dans vos boîtes à lumière…"<br />

- "Nos ordinateurs, voudrais-tu dire ! Comme c’est amusant,<br />

boîte à lumière !"<br />

- "Mais les ordinateurs, Aïcha c'est bien utile." Dit-il en<br />

riant.<br />

- "Des boîtes à problèmes, Ahmed….rira bien qui rira le dernier.<br />

C'est moi qui te le dis. D’ailleurs te soulageront-elles de ta<br />

solitude un jour Ces boîtes à lumières feront le malheur des<br />

hommes un jour."<br />

Il ne sut que répondre. Perdu dans ce décor mirage, que<br />

pouvait-il penser <br />

- "Qui pourra me dépanner pour ma panne d'essence "<br />

esquiva t-il.<br />

- "Personne, mais, quand tu voudras repartir, je te ferai partir…<br />

tout de suite si tu veux", dit-elle d'un ton triste.<br />

- "Personne ne m'attend, dès que le jour se lèvera je m'en<br />

irai."<br />

Ahmed, après s'être assoupi se réveilla en sursaut. Combien<br />

de temps avait-il dormi <br />

Il regarda autour de lui, il faisait jour. Il était adossé au siège<br />

de sa voiture. Le regard perdu, il essaya de rassembler ses idées.<br />

Où était-il <br />

Un soleil radieux brillait sur un champ de tournesols. Des<br />

oiseaux chantaient pour le retour d'un printemps encore lointain,<br />

Ahmed paniquait dans ses réflexions.<br />

Où est Aïcha Quel jour Quelle date Quelle saison ...<br />

Il mit sa voiture en marche. Elle ronronnait...et alors la<br />

panne d'essence... et la forêt <br />

Aucune forêt à l’horizon. Délirait-il II se mit a crier "Aïcha!<br />

Aïcha !".. Personne ne répondit, même pas l'écho.<br />

Le téléphone portable sonna…<br />

-"Où êtes-vous monsieur Nous sommes inquiets, vous êtes<br />

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en retard pour la réunion. Tous les requins de la finance sont là,<br />

monsieur…"<br />

Il n'y comprenait plus rien, voilà que son portable fonctionnait.<br />

Dans un moment de total égarement, son regard alla vers le<br />

rétroviseur, ses cheveux, alors se hérissèrent car il y vit Aïcha,<br />

souriante, calme le visage auréolé de son voile noire.<br />

-"Souviens-toi, on n'est jamais seul ", lui murmura-t-elle.<br />

Il se retourna hâtivement, voulant saisir son image, sa voix,<br />

cette paix, mais plus personne...<br />

Devenait-il fou <br />

Une voix se faisait entendre, de plus en plus lointaine<br />

- "Je reviendrai, dans tes instants perdus. Va vers ta famille<br />

qui t'attend, oublie tes haines et tes rancoeurs, car tu es éphémère,<br />

comme la nuit passée dans les illusions du temps. Va vers<br />

tes enfants, tout est chimère, tout est provisoire.. Ne sombre<br />

pas dans les mirages de la vie. Va Ahmed, ne regarde plus en<br />

arrière, prêche la tolérance et la passion, efface le mal. Car tu<br />

peux devenir prêcheur, éloigne-toi des blasphèmes hallucinatoires,<br />

de tes instants d'égarement pervers, car même le loup<br />

ignore ces instants là. Va, Ahmed, ne te retourne plus. Tu me<br />

retrouveras dans ta persévérance pour l'amour d’autrui".<br />

Un bourdonnement strident détonna dans le ciel, une<br />

lumière aveuglante zébra l’azur. Ahmed contempla le ciel, puis<br />

une sérénité magique, emplit son être. Il planait dans une quiétude<br />

euphorisante, dans un bonheur apaisant. Désormais Aïcha<br />

serait avec lui, dans son jardin secret, son âme. Il reprit ses sens<br />

et continua son chemin. ❙<br />

Chers auteurs,<br />

Merci pour tout l’intérêt que vous portez à votre supplément<br />

<strong>Nouvelles</strong> choisies. En atteste le nombre de textes que nous recevons<br />

régulièrement. Par souci de transparence et pour parvenir à une<br />

meilleure qualité, nous précisons que les critères de sélection<br />

sont l’existence d’une intrigue, la force des personnages (bien<br />

campés), la rigueur de la construction, la conviction de l’écriture et<br />

l’originalité de la chute. Compte tenu du grand nombre de nouvelles<br />

que nous recevons, la seule réponse que nous donnons aux auteurs les<br />

informant que leur texte est retenu (ou pas) est sa publication (ou pas).<br />

Bonne chance à tous.<br />

Tarik Éditions<br />

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