08.01.2015 Views

Le Livre de Poche a le plaisir de vous proposer le premier chapitre de

Le Livre de Poche a le plaisir de vous proposer le premier chapitre de

Le Livre de Poche a le plaisir de vous proposer le premier chapitre de

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

1.<br />

Un univers friab<strong>le</strong><br />

Mon enfance dans la banlieue <strong>de</strong> Vienne<br />

Ma mère alluma une cigarette et en inspira une<br />

profon<strong>de</strong> bouffée.<br />

— Il fait déjà sombre <strong>de</strong>hors. Il aurait pu t’arriver<br />

quelque chose ! dit-el<strong>le</strong> avec un geste désapprobateur<br />

<strong>de</strong> la tête.<br />

C’était en 1998. Mon père et moi avions passé en<br />

Hongrie <strong>le</strong> <strong>de</strong>rnier week-end <strong>de</strong> février. Il y avait<br />

acheté une rési<strong>de</strong>nce secondaire dans un petit village,<br />

non loin <strong>de</strong> la frontière. C’était un vrai taudis aux<br />

murs humi<strong>de</strong>s et au crépi effrité. Au fil <strong>de</strong>s années, il<br />

l’avait rénovée et aménagée avec <strong>de</strong> beaux meub<strong>le</strong>s<br />

anciens, ce qui la rendait presque habitab<strong>le</strong>. Je n’aimais<br />

pourtant pas spécia<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s séjours que nous y faisions.<br />

Mon père avait en Hongrie beaucoup d’amis<br />

qu’il fréquentait assidûment et avec <strong>le</strong>squels <strong>le</strong> taux<br />

<strong>de</strong> change avantageux lui permettait <strong>de</strong> faire la fête<br />

un peu plus qu’il ne l’aurait fallu. Dans <strong>le</strong>s bistrots et<br />

<strong>le</strong>s restaurants où nous nous rendions <strong>le</strong> soir, j’étais<br />

la seu<strong>le</strong> enfant du groupe et je m’ennuyais, assise à<br />

côté <strong>de</strong>s adultes.


10 3 096 jours<br />

Comme <strong>le</strong>s fois précé<strong>de</strong>ntes, j’y étais allée à contrecœur.<br />

<strong>Le</strong> temps s’était écoulé au ra<strong>le</strong>nti, et j’étais agacée<br />

d’être encore trop petite et trop peu autonome<br />

pour déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> mes faits et gestes. Même quand<br />

nous nous étions rendus aux thermes, <strong>le</strong> dimanche,<br />

mon enthousiasme avait été limité. Je traînais ma<br />

mauvaise humeur dans l’enceinte <strong>de</strong> la piscine, un<br />

dimanche après-midi, lorsqu’une dame que je connaissais<br />

m’interpella :<br />

— Tu ne veux pas prendre une limona<strong>de</strong> avec<br />

moi <br />

J’acceptai d’un hochement <strong>de</strong> tête et la suivis<br />

jusqu’au café. C’était une comédienne qui vivait à<br />

Vienne. J’admirais <strong>le</strong> mélange <strong>de</strong> nonchalance et <strong>de</strong><br />

confiance qui émanait <strong>de</strong> sa personne. Et puis el<strong>le</strong><br />

exerçait précisément <strong>le</strong> métier dont je rêvais en secret.<br />

Je marquai une pause avant d’inspirer profondément<br />

et <strong>de</strong> lancer :<br />

— Tu sais, moi aussi j’aimerais bien être comédienne.<br />

Tu crois que je pourrais <br />

El<strong>le</strong> m’adressa un sourire rayonnant.<br />

— Bien sûr que tu <strong>le</strong> peux, Natascha ! Tu feras<br />

une comédienne magnifique, si tu <strong>le</strong> veux vraiment !<br />

Je sentis mon cœur bondir. J’étais persuadée qu’el<strong>le</strong><br />

ne me prendrait pas au sérieux, qu’el<strong>le</strong> me rirait<br />

peut-être même au nez – comme cela m’arrivait si<br />

souvent.<br />

— L’heure venue, je t’ai<strong>de</strong>rai, me promit-el<strong>le</strong> en<br />

passant un bras sur mes épau<strong>le</strong>s.<br />

Sur <strong>le</strong> chemin qui me ramenait à la piscine, je sautillais<br />

dans la prairie en me disant : « Je peux tout<br />

faire pourvu que je <strong>le</strong> veuil<strong>le</strong> et que je croie suffisam-


Un univers friab<strong>le</strong> 11<br />

ment en moi. » Je ne m’étais pas sentie aussi légère et<br />

insouciante <strong>de</strong>puis longtemps.<br />

Mais mon euphorie ne dura pas longtemps. Bien<br />

que l’après-midi fût déjà largement entamé, mon père<br />

n’avait pas l’air <strong>de</strong> vouloir quitter la piscine. Même<br />

lorsque nous fûmes enfin revenus dans la maison <strong>de</strong><br />

vacances, il ne manifesta aucune hâte. Au contraire,<br />

il voulut faire un petit somme avant <strong>de</strong> partir. Je<br />

jetais <strong>de</strong>s coups d’œil nerveux à ma montre. Nous<br />

avions promis à ma mère d’être rentrés à 7 heures<br />

– j’avais classe <strong>le</strong> <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main matin. Si nous arrivions<br />

en retard à Vienne, j’assisterais à une nouvel<strong>le</strong> et vio<strong>le</strong>nte<br />

dispute. Tandis que mon père ronflait sur <strong>le</strong><br />

canapé, <strong>le</strong> temps s’écoulait inexorab<strong>le</strong>ment. Lorsqu’il<br />

se réveilla enfin et que nous prîmes <strong>le</strong> chemin du<br />

retour, <strong>le</strong> soir était déjà tombé. Assise sur la banquette<br />

arrière, je boudais. Nous n’y serions pas à<br />

temps, ma mère serait furieuse – tout ce que j’avais<br />

vécu <strong>de</strong> bien cet après-midi-là s’était dissipé d’un seul<br />

coup. Comme toujours, je serais prise entre <strong>de</strong>ux<br />

feux. <strong>Le</strong>s adultes abîmaient tout. Lorsque mon père<br />

s’arrêta dans une station-service et acheta du chocolat,<br />

j’en engloutis d’un seul coup une tab<strong>le</strong>tte entière.<br />

C’est vers 8 heures et <strong>de</strong>mie, seu<strong>le</strong>ment, que nous<br />

arrivâmes à proximité <strong>de</strong> la cité. Nous avions une<br />

heure et <strong>de</strong>mie <strong>de</strong> retard.<br />

— Je te laisse ici, cours vite à la maison, dit mon<br />

père en m’embrassant.<br />

— Je t’aime bien, marmonnai-je, comme chaque<br />

fois que nous nous séparions.<br />

Puis je traversai la cour sombre où donnait notre<br />

escalier, et j’ouvris la porte. Je trouvai dans <strong>le</strong> couloir,<br />

à côté du téléphone, un petit mot <strong>de</strong> ma mère : « Je


12 3 096 jours<br />

suis au cinéma, je reviens. » Je posai mon sac et hésitai<br />

un moment. Puis je rédigeai à mon tour un message<br />

à ma mère : je l’attendais chez la voisine du<br />

<strong>de</strong>ssous. Lorsqu’el<strong>le</strong> vint m’y chercher, au bout d’un<br />

certain temps, el<strong>le</strong> était hors d’el<strong>le</strong> :<br />

— Où est ton père me lança-t-el<strong>le</strong> d’une voix<br />

agressive.<br />

— Il n’est pas là, il m’a déposée un peu avant<br />

l’immeub<strong>le</strong>, dis-je à voix basse.<br />

Je n’étais pas responsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> ce retard, je ne pouvais<br />

rien non plus au fait qu’il ne m’ait pas accompagnée<br />

jusqu’à la porte <strong>de</strong> l’immeub<strong>le</strong>. Et malgré tout,<br />

je me sentais coupab<strong>le</strong>.<br />

— Mais c’est insensé ! Vous avez <strong>de</strong>s heures <strong>de</strong><br />

retard, et moi je suis là à me ronger <strong>le</strong>s sangs. Comment<br />

peut-il te laisser traverser la cour toute seu<strong>le</strong> <br />

Au beau milieu <strong>de</strong> la nuit Il aurait pu t’arriver<br />

quelque chose ! C’est décidé : tu ne verras plus ton<br />

père. J’en ai assez, je ne tolérerai plus cela.<br />

À ma naissance, <strong>le</strong> 17 février 1988, ma mère, âgée<br />

<strong>de</strong> trente-huit ans, avait déjà <strong>de</strong>ux fil<strong>le</strong>s adultes du<br />

même père. Ma première <strong>de</strong>mi-sœur était venue au<br />

mon<strong>de</strong> alors qu’el<strong>le</strong> avait tout juste dix-huit ans, la<br />

<strong>de</strong>uxième naquit une bonne année après. C’était à la<br />

fin <strong>de</strong>s années 1960. Ma mère était débordée par ces<br />

<strong>de</strong>ux enfants en bas âge et ne pouvait compter que<br />

sur el<strong>le</strong>-même – el<strong>le</strong> avait divorcé peu après sa <strong>de</strong>uxième<br />

grossesse. El<strong>le</strong> avait eu du mal à trouver <strong>de</strong><br />

quoi faire vivre sa petite famil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> avait dû se<br />

battre, faire preuve <strong>de</strong> pragmatisme et d’une certaine


Un univers friab<strong>le</strong> 13<br />

dureté envers el<strong>le</strong>-même, et faisait tout pour que ses<br />

enfants surnagent. Il n’y avait pas eu <strong>de</strong> place dans sa<br />

vie pour <strong>le</strong> sentimentalisme et la timidité, l’oisiveté et<br />

la légèreté d’esprit. Mais arrivée à trente-huit ans,<br />

alors que <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux petites fil<strong>le</strong>s étaient <strong>de</strong>venues<br />

adultes, el<strong>le</strong> était, pour la première fois <strong>de</strong>puis longtemps,<br />

libérée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs et <strong>de</strong>s soucis liés à l’éducation<br />

<strong>de</strong>s enfants. C’est à ce moment précis que ma<br />

venue s’annonça. Ma mère ne s’attendait plus à retomber<br />

un jour enceinte. La famil<strong>le</strong> au sein <strong>de</strong> laquel<strong>le</strong> je<br />

vis <strong>le</strong> jour était en réalité en train <strong>de</strong> se décomposer<br />

à son tour. Je mis tout sens <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>ssous : il fallut<br />

al<strong>le</strong>r fouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s cartons pour en ressortir <strong>de</strong>s vêtements<br />

<strong>de</strong> bébé et rég<strong>le</strong>r son emploi du temps sur <strong>le</strong><br />

rythme d’un nourrisson. Même si j’avais été accueillie<br />

dans la joie, même si tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> m’avait gâtée<br />

comme une petite princesse, il m’arriva, au cours <strong>de</strong><br />

mon enfance, <strong>de</strong> me sentir comme la cinquième roue<br />

du carrosse. Je dus me battre pour conquérir ma<br />

place dans un mon<strong>de</strong> où <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s étaient déjà distribués.<br />

<strong>Le</strong> jour où je suis née, mes parents vivaient en<br />

coup<strong>le</strong> <strong>de</strong>puis trois ans. Ils avaient fait connaissance<br />

par <strong>le</strong> biais d’une cliente <strong>de</strong> ma mère ; couturière<br />

diplômée, Maman gagnait sa vie pour el<strong>le</strong>-même et<br />

pour ses <strong>de</strong>ux fil<strong>le</strong>s en faisant <strong>de</strong>s ouvrages et <strong>de</strong>s<br />

retouches pour <strong>le</strong>s femmes <strong>de</strong>s environs. L’une <strong>de</strong> ses<br />

clientes, originaire <strong>de</strong> Süssenbrunn, près <strong>de</strong> Vienne,<br />

tenait avec son mari et son fils une boulangerie et une<br />

petite boutique d’alimentation. Ludwig Koch Junior<br />

l’avait parfois accompagnée aux essayages et était<br />

toujours resté un peu plus longtemps que nécessaire,<br />

afin <strong>de</strong> bavar<strong>de</strong>r avec ma mère. Cel<strong>le</strong>-ci était bientôt


14 3 096 jours<br />

tombée amoureuse <strong>de</strong> ce jeune boulanger à la carrure<br />

imposante, qui la faisait rire avec ses histoires. Au<br />

bout d’un certain temps, il était venu la voir <strong>de</strong> plus<br />

en plus souvent, el<strong>le</strong> et ses <strong>de</strong>ux petites fil<strong>le</strong>s, dans <strong>le</strong><br />

grand immeub<strong>le</strong> municipal où el<strong>le</strong>s vivaient à la<br />

lisière nord <strong>de</strong> Vienne. Ici, <strong>le</strong>s rues se mê<strong>le</strong>nt aux<br />

champs du Marchfeld et semb<strong>le</strong>nt ne pas vouloir<br />

vraiment choisir entre la vil<strong>le</strong> et la campagne. C’est<br />

un secteur qui paraît avoir été jeté là au hasard,<br />

dépourvu <strong>de</strong> centre et sans visage, un endroit où tout<br />

semb<strong>le</strong> possib<strong>le</strong> et où <strong>le</strong> hasard règne en maître.<br />

Zones d’activité et usines s’éten<strong>de</strong>nt au milieu <strong>de</strong> terrains<br />

en friche où <strong>le</strong>s chiens <strong>de</strong>s cités jouent en meute<br />

dans l’herbe haute. Entre ces blocs, <strong>le</strong>s cœurs <strong>de</strong>s<br />

anciens villages luttent pour conserver <strong>le</strong>ur i<strong>de</strong>ntité,<br />

qui s’effrite exactement <strong>de</strong> la même manière que <strong>le</strong><br />

crépi <strong>de</strong>s petites maisons du début du XIX e sièc<strong>le</strong>. Des<br />

reliques d’époques révolues, relayées par d’innombrab<strong>le</strong>s<br />

immeub<strong>le</strong>s construits par la vil<strong>le</strong>, ces utopies<br />

<strong>de</strong> la construction <strong>de</strong> logements sociaux, plantés à la<br />

diab<strong>le</strong> comme <strong>de</strong>s billots sur la verte prairie où on <strong>le</strong>s<br />

a abandonnés à eux-mêmes. C’est dans l’une <strong>de</strong>s plus<br />

gran<strong>de</strong>s cités <strong>de</strong> ce secteur que j’ai grandi.<br />

L’immeub<strong>le</strong> municipal du Rennbahnweg avait été<br />

<strong>de</strong>ssiné et édifié dans <strong>le</strong>s années 1970 ; c’était la<br />

matérialisation <strong>de</strong> la vision d’urbanistes qui voulaient<br />

créer un environnement nouveau pour <strong>de</strong>s hommes<br />

nouveaux : <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s heureuses et travail<strong>le</strong>uses <strong>de</strong><br />

l’avenir, logées dans <strong>de</strong>s vil<strong>le</strong>s-satellites mo<strong>de</strong>rnes aux<br />

lignes claires, dotées <strong>de</strong> centres commerciaux et d’un<br />

bon réseau <strong>de</strong> transports en commun pour se rendre<br />

à Vienne.


Un univers friab<strong>le</strong> 15<br />

Au <strong>premier</strong> regard, l’expérience semblait avoir<br />

réussi. <strong>Le</strong> comp<strong>le</strong>xe est constitué <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mil<strong>le</strong><br />

quatre cents logements habités par plus <strong>de</strong> sept<br />

mil<strong>le</strong> personnes. <strong>Le</strong>s cours qui séparent <strong>le</strong>s tours<br />

d’habitation ont <strong>de</strong>s dimensions généreuses et sont<br />

ombragées par <strong>de</strong> grands arbres, <strong>le</strong>s terrains <strong>de</strong> jeux<br />

alternent avec <strong>de</strong>s arènes en béton et <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

pelouses. On imagine faci<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s urbanistes disposant<br />

sur <strong>le</strong>ur maquette <strong>de</strong>s figurines d’enfants en<br />

train <strong>de</strong> jouer et <strong>de</strong> mères poussant <strong>le</strong>ur landau, on<br />

comprend qu’ils aient pu être persuadés d’avoir<br />

créé un espace capab<strong>le</strong> d’héberger une toute nouvel<strong>le</strong><br />

espèce <strong>de</strong> coexistence socia<strong>le</strong>. Par comparaison<br />

avec <strong>le</strong>s immeub<strong>le</strong>s <strong>de</strong> rapport <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong>, <strong>de</strong>s<br />

logements à l’air confiné et qui ne respectaient aucune<br />

norme, ces habitations neuves et empilées en tours<br />

pouvant atteindre quinze étages étaient aérées et<br />

bien <strong>de</strong>ssinées, pourvues <strong>de</strong> balcons et équipées <strong>de</strong><br />

sal<strong>le</strong>s <strong>de</strong> bains mo<strong>de</strong>rnes.<br />

Mais dès <strong>le</strong> début, la cité était <strong>de</strong>venue un réceptac<strong>le</strong><br />

pour <strong>de</strong> nouveaux venus qui voulaient al<strong>le</strong>r<br />

vivre en vil<strong>le</strong> et n’arrivaient jamais tout à fait jusquelà<br />

: <strong>le</strong>s ouvriers provenant <strong>de</strong> la province autrichienne,<br />

la Basse-Autriche, <strong>le</strong> Burgenland et la Styrie. Peu à<br />

peu s’y ajoutèrent <strong>le</strong>s immigrés, avec <strong>le</strong>squels <strong>le</strong>s<br />

autres habitants se livraient à <strong>de</strong> petites escarmouches<br />

quotidiennes autour <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> cuisine,<br />

<strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong>s enfants et <strong>de</strong>s appréciations divergentes<br />

sur <strong>le</strong> volume sonore. L’ambiance du quartier <strong>de</strong>vint<br />

plus agressive, on vit f<strong>le</strong>urir sur <strong>le</strong>s murs <strong>de</strong>s slogans<br />

nationalistes et xénophobes. Des boutiques bon<br />

marché s’installèrent au centre commercial, et dès<br />

cette époque, <strong>de</strong>s jeunes désœuvrés et <strong>de</strong>s chômeurs


16 3 096 jours<br />

venaient noyer <strong>le</strong>ur frustration dans l’alcool, sur <strong>le</strong>s<br />

grands parvis au pied <strong>de</strong>s immeub<strong>le</strong>s.<br />

Aujourd’hui, la cité est rénovée, <strong>le</strong>s tours d’habitation<br />

bril<strong>le</strong>nt <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs cou<strong>le</strong>urs vives et <strong>le</strong> métro est<br />

enfin terminé. Mais lorsque j’y ai passé mon enfance,<br />

<strong>le</strong> Rennbahnweg était l’exemp<strong>le</strong> même du quartier à<br />

problèmes. On disait qu’il était dangereux <strong>de</strong> <strong>le</strong> traverser<br />

la nuit, et même dans la journée on n’aimait<br />

guère rencontrer ces groupes <strong>de</strong> petits voyous qui<br />

passaient <strong>le</strong>ur temps à traîner entre <strong>le</strong>s immeub<strong>le</strong>s et<br />

à lancer <strong>de</strong>s obscénités dans <strong>le</strong> dos <strong>de</strong>s fil<strong>le</strong>s. Ma<br />

mère franchissait toujours d’un pas rapi<strong>de</strong> <strong>le</strong>s cours<br />

et <strong>le</strong>s cages d’escalier, en me serrant fort la main. El<strong>le</strong><br />

avait beau être une femme résolue et ne pas manquer<br />

<strong>de</strong> repartie, el<strong>le</strong> ne supportait pas <strong>le</strong>s grossièretés<br />

auxquel<strong>le</strong>s el<strong>le</strong> était exposée dans <strong>le</strong> Rennbahnweg.<br />

El<strong>le</strong> tentait <strong>de</strong> me protéger autant que possib<strong>le</strong>,<br />

m’expliquait pourquoi el<strong>le</strong> n’aimait pas me voir jouer<br />

<strong>de</strong>hors et pourquoi el<strong>le</strong> trouvait <strong>le</strong>s voisins vulgaires.<br />

J’avais du mal à <strong>le</strong> comprendre, je n’étais encore<br />

qu’une enfant, mais la plupart du temps je respectais<br />

ses instructions.<br />

C’est un souvenir encore vif : je me revois, petite<br />

fil<strong>le</strong>, prendre régulièrement la décision <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre<br />

tout <strong>de</strong> même jouer dans la cour. Je m’y préparais<br />

pendant <strong>de</strong>s heures, je me <strong>de</strong>mandais ce que je dirais<br />

aux autres enfants, je me rhabillais, je me changeais.<br />

Je choisissais <strong>de</strong>s jouets pour <strong>le</strong> bac à sab<strong>le</strong>, et <strong>le</strong>s<br />

rangeais <strong>de</strong> nouveau peu après ; je passais beaucoup<br />

<strong>de</strong> temps à me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quel<strong>le</strong> poupée je pourrais<br />

bien emporter pour nouer <strong>le</strong> contact avec <strong>le</strong>s autres.<br />

Mais lorsque je <strong>de</strong>scendais effectivement dans la<br />

cour, je n’y restais jamais que quelques minutes : je


Un univers friab<strong>le</strong> 17<br />

ne pouvais pas surmonter <strong>le</strong> sentiment <strong>de</strong> ne rien<br />

avoir à y faire. J’avais tel<strong>le</strong>ment intériorisé l’attitu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> refus <strong>de</strong> mes parents que ma propre cité restait<br />

pour moi un univers étranger. Je préférais al<strong>le</strong>r me<br />

coucher sur mon lit d’enfant et me perdre dans mes<br />

rêveries. Ma chambre, cette pièce peinte en rose, avec<br />

sa moquette claire et ses ri<strong>de</strong>aux à motifs que ma<br />

mère avait cousus et que l’on n’ouvrait même pas<br />

dans la journée, était pour moi comme une enveloppe<br />

protectrice. C’est là que je forgeais mes grands<br />

projets et que je passais <strong>de</strong>s heures à me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

quel objectif je pourrais bien atteindre dans la vie. En<br />

tout cas, je <strong>le</strong> savais, je ne prendrais pas racine ici,<br />

dans cette cité.<br />

Au cours <strong>de</strong>s <strong>premier</strong>s mois <strong>de</strong> mon existence, je<br />

fus <strong>le</strong> centre <strong>de</strong> notre famil<strong>le</strong>. Mes sœurs pouponnaient<br />

<strong>le</strong> nouveau bébé comme si el<strong>le</strong>s voulaient<br />

s’entraîner pour l’avenir. La première me nourrissait<br />

et me changeait, l’autre me glissait dans un portebébé<br />

pour al<strong>le</strong>r flâner avec moi au centre-vil<strong>le</strong> et<br />

me promenait dans <strong>le</strong>s rues commerçantes où <strong>le</strong>s<br />

passants s’arrêtaient pour admirer mon grand sourire<br />

et mes jolis vêtements. Ma mère était aux anges<br />

lorsqu’el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> lui racontaient. El<strong>le</strong> faisait tous <strong>le</strong>s<br />

efforts possib<strong>le</strong>s pour que j’aie bel<strong>le</strong> allure et me<br />

pourvut, dès ma toute petite enfance, <strong>de</strong> superbes<br />

robes qu’el<strong>le</strong> passait <strong>de</strong> longues soirées à me coudre.<br />

El<strong>le</strong> choisissait <strong>de</strong>s tissus originaux, feuil<strong>le</strong>tait <strong>le</strong>s<br />

revues à la mo<strong>de</strong> pour y trouver <strong>le</strong>s <strong>de</strong>rniers patrons<br />

en date ou m’achetait <strong>de</strong>s babio<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s bou-


18 3 096 jours<br />

tiques. Tout était assorti, jusqu’aux chaussettes. Au<br />

cœur d’un quartier où beaucoup <strong>de</strong> femmes traînaient<br />

la savate au supermarché avec <strong>le</strong>urs bigoudis,<br />

et où la plupart <strong>de</strong>s hommes portaient <strong>de</strong>s pantalons<br />

<strong>de</strong> survêtement en toi<strong>le</strong>, j’étais habillée comme un<br />

petit mannequin. Insister à ce point sur <strong>le</strong>s apparences<br />

n’exprimait pas seu<strong>le</strong>ment une volonté <strong>de</strong><br />

nous démarquer <strong>de</strong> notre environnement, c’était<br />

aussi <strong>le</strong> moyen pour ma mère <strong>de</strong> me montrer son<br />

amour.<br />

Avec <strong>le</strong> courage et la détermination qui la caractérisaient,<br />

il lui était diffici<strong>le</strong> d’admettre <strong>le</strong>s sentiments,<br />

chez el<strong>le</strong> comme chez <strong>le</strong>s autres. El<strong>le</strong> n’était<br />

pas femme à pouponner à longueur <strong>de</strong> journée. El<strong>le</strong><br />

n’aimait pas plus <strong>le</strong>s larmes que <strong>le</strong>s déclarations<br />

d’amour débordantes. Ma mère, que sa grossesse<br />

précoce avait si tôt forcée à <strong>de</strong>venir adulte, avait fini<br />

par avoir la peau dure. El<strong>le</strong> ne se passait aucune<br />

faib<strong>le</strong>sse, et ne <strong>le</strong>s supportait pas chez <strong>le</strong>s autres.<br />

Enfant, je l’ai souvent vue combattre <strong>de</strong>s refroidissements<br />

par la seu<strong>le</strong> force <strong>de</strong> sa volonté, je l’ai observée<br />

avec fascination prendre à mains nues et sans<br />

broncher <strong>de</strong>s couverts brûlants dans <strong>le</strong> lave-vaissel<strong>le</strong>.<br />

« Un Indien ne connaît pas la dou<strong>le</strong>ur », tel était son<br />

credo – une certaine dureté ne nuit pas, el<strong>le</strong> ai<strong>de</strong><br />

même à tenir bon dans ce mon<strong>de</strong>.<br />

Sous cet ang<strong>le</strong>, mon père était son parfait opposé.<br />

Il me recevait à bras ouverts quand je voulais me<br />

blottir contre lui et s’amusait fol<strong>le</strong>ment avec moi –<br />

quand il était éveillé. Mais à cette époque, lorsqu’il<br />

était encore chez nous, je <strong>le</strong> voyais <strong>le</strong> plus souvent<br />

endormi. Mon père aimait sortir la nuit, il buvait <strong>de</strong><br />

bon cœur avec ses amis, et ne s’en privait pas. Il était

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!