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1.<br />
Un univers friab<strong>le</strong><br />
Mon enfance dans la banlieue <strong>de</strong> Vienne<br />
Ma mère alluma une cigarette et en inspira une<br />
profon<strong>de</strong> bouffée.<br />
— Il fait déjà sombre <strong>de</strong>hors. Il aurait pu t’arriver<br />
quelque chose ! dit-el<strong>le</strong> avec un geste désapprobateur<br />
<strong>de</strong> la tête.<br />
C’était en 1998. Mon père et moi avions passé en<br />
Hongrie <strong>le</strong> <strong>de</strong>rnier week-end <strong>de</strong> février. Il y avait<br />
acheté une rési<strong>de</strong>nce secondaire dans un petit village,<br />
non loin <strong>de</strong> la frontière. C’était un vrai taudis aux<br />
murs humi<strong>de</strong>s et au crépi effrité. Au fil <strong>de</strong>s années, il<br />
l’avait rénovée et aménagée avec <strong>de</strong> beaux meub<strong>le</strong>s<br />
anciens, ce qui la rendait presque habitab<strong>le</strong>. Je n’aimais<br />
pourtant pas spécia<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s séjours que nous y faisions.<br />
Mon père avait en Hongrie beaucoup d’amis<br />
qu’il fréquentait assidûment et avec <strong>le</strong>squels <strong>le</strong> taux<br />
<strong>de</strong> change avantageux lui permettait <strong>de</strong> faire la fête<br />
un peu plus qu’il ne l’aurait fallu. Dans <strong>le</strong>s bistrots et<br />
<strong>le</strong>s restaurants où nous nous rendions <strong>le</strong> soir, j’étais<br />
la seu<strong>le</strong> enfant du groupe et je m’ennuyais, assise à<br />
côté <strong>de</strong>s adultes.
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Comme <strong>le</strong>s fois précé<strong>de</strong>ntes, j’y étais allée à contrecœur.<br />
<strong>Le</strong> temps s’était écoulé au ra<strong>le</strong>nti, et j’étais agacée<br />
d’être encore trop petite et trop peu autonome<br />
pour déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> mes faits et gestes. Même quand<br />
nous nous étions rendus aux thermes, <strong>le</strong> dimanche,<br />
mon enthousiasme avait été limité. Je traînais ma<br />
mauvaise humeur dans l’enceinte <strong>de</strong> la piscine, un<br />
dimanche après-midi, lorsqu’une dame que je connaissais<br />
m’interpella :<br />
— Tu ne veux pas prendre une limona<strong>de</strong> avec<br />
moi <br />
J’acceptai d’un hochement <strong>de</strong> tête et la suivis<br />
jusqu’au café. C’était une comédienne qui vivait à<br />
Vienne. J’admirais <strong>le</strong> mélange <strong>de</strong> nonchalance et <strong>de</strong><br />
confiance qui émanait <strong>de</strong> sa personne. Et puis el<strong>le</strong><br />
exerçait précisément <strong>le</strong> métier dont je rêvais en secret.<br />
Je marquai une pause avant d’inspirer profondément<br />
et <strong>de</strong> lancer :<br />
— Tu sais, moi aussi j’aimerais bien être comédienne.<br />
Tu crois que je pourrais <br />
El<strong>le</strong> m’adressa un sourire rayonnant.<br />
— Bien sûr que tu <strong>le</strong> peux, Natascha ! Tu feras<br />
une comédienne magnifique, si tu <strong>le</strong> veux vraiment !<br />
Je sentis mon cœur bondir. J’étais persuadée qu’el<strong>le</strong><br />
ne me prendrait pas au sérieux, qu’el<strong>le</strong> me rirait<br />
peut-être même au nez – comme cela m’arrivait si<br />
souvent.<br />
— L’heure venue, je t’ai<strong>de</strong>rai, me promit-el<strong>le</strong> en<br />
passant un bras sur mes épau<strong>le</strong>s.<br />
Sur <strong>le</strong> chemin qui me ramenait à la piscine, je sautillais<br />
dans la prairie en me disant : « Je peux tout<br />
faire pourvu que je <strong>le</strong> veuil<strong>le</strong> et que je croie suffisam-
Un univers friab<strong>le</strong> 11<br />
ment en moi. » Je ne m’étais pas sentie aussi légère et<br />
insouciante <strong>de</strong>puis longtemps.<br />
Mais mon euphorie ne dura pas longtemps. Bien<br />
que l’après-midi fût déjà largement entamé, mon père<br />
n’avait pas l’air <strong>de</strong> vouloir quitter la piscine. Même<br />
lorsque nous fûmes enfin revenus dans la maison <strong>de</strong><br />
vacances, il ne manifesta aucune hâte. Au contraire,<br />
il voulut faire un petit somme avant <strong>de</strong> partir. Je<br />
jetais <strong>de</strong>s coups d’œil nerveux à ma montre. Nous<br />
avions promis à ma mère d’être rentrés à 7 heures<br />
– j’avais classe <strong>le</strong> <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main matin. Si nous arrivions<br />
en retard à Vienne, j’assisterais à une nouvel<strong>le</strong> et vio<strong>le</strong>nte<br />
dispute. Tandis que mon père ronflait sur <strong>le</strong><br />
canapé, <strong>le</strong> temps s’écoulait inexorab<strong>le</strong>ment. Lorsqu’il<br />
se réveilla enfin et que nous prîmes <strong>le</strong> chemin du<br />
retour, <strong>le</strong> soir était déjà tombé. Assise sur la banquette<br />
arrière, je boudais. Nous n’y serions pas à<br />
temps, ma mère serait furieuse – tout ce que j’avais<br />
vécu <strong>de</strong> bien cet après-midi-là s’était dissipé d’un seul<br />
coup. Comme toujours, je serais prise entre <strong>de</strong>ux<br />
feux. <strong>Le</strong>s adultes abîmaient tout. Lorsque mon père<br />
s’arrêta dans une station-service et acheta du chocolat,<br />
j’en engloutis d’un seul coup une tab<strong>le</strong>tte entière.<br />
C’est vers 8 heures et <strong>de</strong>mie, seu<strong>le</strong>ment, que nous<br />
arrivâmes à proximité <strong>de</strong> la cité. Nous avions une<br />
heure et <strong>de</strong>mie <strong>de</strong> retard.<br />
— Je te laisse ici, cours vite à la maison, dit mon<br />
père en m’embrassant.<br />
— Je t’aime bien, marmonnai-je, comme chaque<br />
fois que nous nous séparions.<br />
Puis je traversai la cour sombre où donnait notre<br />
escalier, et j’ouvris la porte. Je trouvai dans <strong>le</strong> couloir,<br />
à côté du téléphone, un petit mot <strong>de</strong> ma mère : « Je
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suis au cinéma, je reviens. » Je posai mon sac et hésitai<br />
un moment. Puis je rédigeai à mon tour un message<br />
à ma mère : je l’attendais chez la voisine du<br />
<strong>de</strong>ssous. Lorsqu’el<strong>le</strong> vint m’y chercher, au bout d’un<br />
certain temps, el<strong>le</strong> était hors d’el<strong>le</strong> :<br />
— Où est ton père me lança-t-el<strong>le</strong> d’une voix<br />
agressive.<br />
— Il n’est pas là, il m’a déposée un peu avant<br />
l’immeub<strong>le</strong>, dis-je à voix basse.<br />
Je n’étais pas responsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> ce retard, je ne pouvais<br />
rien non plus au fait qu’il ne m’ait pas accompagnée<br />
jusqu’à la porte <strong>de</strong> l’immeub<strong>le</strong>. Et malgré tout,<br />
je me sentais coupab<strong>le</strong>.<br />
— Mais c’est insensé ! Vous avez <strong>de</strong>s heures <strong>de</strong><br />
retard, et moi je suis là à me ronger <strong>le</strong>s sangs. Comment<br />
peut-il te laisser traverser la cour toute seu<strong>le</strong> <br />
Au beau milieu <strong>de</strong> la nuit Il aurait pu t’arriver<br />
quelque chose ! C’est décidé : tu ne verras plus ton<br />
père. J’en ai assez, je ne tolérerai plus cela.<br />
À ma naissance, <strong>le</strong> 17 février 1988, ma mère, âgée<br />
<strong>de</strong> trente-huit ans, avait déjà <strong>de</strong>ux fil<strong>le</strong>s adultes du<br />
même père. Ma première <strong>de</strong>mi-sœur était venue au<br />
mon<strong>de</strong> alors qu’el<strong>le</strong> avait tout juste dix-huit ans, la<br />
<strong>de</strong>uxième naquit une bonne année après. C’était à la<br />
fin <strong>de</strong>s années 1960. Ma mère était débordée par ces<br />
<strong>de</strong>ux enfants en bas âge et ne pouvait compter que<br />
sur el<strong>le</strong>-même – el<strong>le</strong> avait divorcé peu après sa <strong>de</strong>uxième<br />
grossesse. El<strong>le</strong> avait eu du mal à trouver <strong>de</strong><br />
quoi faire vivre sa petite famil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> avait dû se<br />
battre, faire preuve <strong>de</strong> pragmatisme et d’une certaine
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dureté envers el<strong>le</strong>-même, et faisait tout pour que ses<br />
enfants surnagent. Il n’y avait pas eu <strong>de</strong> place dans sa<br />
vie pour <strong>le</strong> sentimentalisme et la timidité, l’oisiveté et<br />
la légèreté d’esprit. Mais arrivée à trente-huit ans,<br />
alors que <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux petites fil<strong>le</strong>s étaient <strong>de</strong>venues<br />
adultes, el<strong>le</strong> était, pour la première fois <strong>de</strong>puis longtemps,<br />
libérée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs et <strong>de</strong>s soucis liés à l’éducation<br />
<strong>de</strong>s enfants. C’est à ce moment précis que ma<br />
venue s’annonça. Ma mère ne s’attendait plus à retomber<br />
un jour enceinte. La famil<strong>le</strong> au sein <strong>de</strong> laquel<strong>le</strong> je<br />
vis <strong>le</strong> jour était en réalité en train <strong>de</strong> se décomposer<br />
à son tour. Je mis tout sens <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>ssous : il fallut<br />
al<strong>le</strong>r fouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s cartons pour en ressortir <strong>de</strong>s vêtements<br />
<strong>de</strong> bébé et rég<strong>le</strong>r son emploi du temps sur <strong>le</strong><br />
rythme d’un nourrisson. Même si j’avais été accueillie<br />
dans la joie, même si tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> m’avait gâtée<br />
comme une petite princesse, il m’arriva, au cours <strong>de</strong><br />
mon enfance, <strong>de</strong> me sentir comme la cinquième roue<br />
du carrosse. Je dus me battre pour conquérir ma<br />
place dans un mon<strong>de</strong> où <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s étaient déjà distribués.<br />
<strong>Le</strong> jour où je suis née, mes parents vivaient en<br />
coup<strong>le</strong> <strong>de</strong>puis trois ans. Ils avaient fait connaissance<br />
par <strong>le</strong> biais d’une cliente <strong>de</strong> ma mère ; couturière<br />
diplômée, Maman gagnait sa vie pour el<strong>le</strong>-même et<br />
pour ses <strong>de</strong>ux fil<strong>le</strong>s en faisant <strong>de</strong>s ouvrages et <strong>de</strong>s<br />
retouches pour <strong>le</strong>s femmes <strong>de</strong>s environs. L’une <strong>de</strong> ses<br />
clientes, originaire <strong>de</strong> Süssenbrunn, près <strong>de</strong> Vienne,<br />
tenait avec son mari et son fils une boulangerie et une<br />
petite boutique d’alimentation. Ludwig Koch Junior<br />
l’avait parfois accompagnée aux essayages et était<br />
toujours resté un peu plus longtemps que nécessaire,<br />
afin <strong>de</strong> bavar<strong>de</strong>r avec ma mère. Cel<strong>le</strong>-ci était bientôt
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tombée amoureuse <strong>de</strong> ce jeune boulanger à la carrure<br />
imposante, qui la faisait rire avec ses histoires. Au<br />
bout d’un certain temps, il était venu la voir <strong>de</strong> plus<br />
en plus souvent, el<strong>le</strong> et ses <strong>de</strong>ux petites fil<strong>le</strong>s, dans <strong>le</strong><br />
grand immeub<strong>le</strong> municipal où el<strong>le</strong>s vivaient à la<br />
lisière nord <strong>de</strong> Vienne. Ici, <strong>le</strong>s rues se mê<strong>le</strong>nt aux<br />
champs du Marchfeld et semb<strong>le</strong>nt ne pas vouloir<br />
vraiment choisir entre la vil<strong>le</strong> et la campagne. C’est<br />
un secteur qui paraît avoir été jeté là au hasard,<br />
dépourvu <strong>de</strong> centre et sans visage, un endroit où tout<br />
semb<strong>le</strong> possib<strong>le</strong> et où <strong>le</strong> hasard règne en maître.<br />
Zones d’activité et usines s’éten<strong>de</strong>nt au milieu <strong>de</strong> terrains<br />
en friche où <strong>le</strong>s chiens <strong>de</strong>s cités jouent en meute<br />
dans l’herbe haute. Entre ces blocs, <strong>le</strong>s cœurs <strong>de</strong>s<br />
anciens villages luttent pour conserver <strong>le</strong>ur i<strong>de</strong>ntité,<br />
qui s’effrite exactement <strong>de</strong> la même manière que <strong>le</strong><br />
crépi <strong>de</strong>s petites maisons du début du XIX e sièc<strong>le</strong>. Des<br />
reliques d’époques révolues, relayées par d’innombrab<strong>le</strong>s<br />
immeub<strong>le</strong>s construits par la vil<strong>le</strong>, ces utopies<br />
<strong>de</strong> la construction <strong>de</strong> logements sociaux, plantés à la<br />
diab<strong>le</strong> comme <strong>de</strong>s billots sur la verte prairie où on <strong>le</strong>s<br />
a abandonnés à eux-mêmes. C’est dans l’une <strong>de</strong>s plus<br />
gran<strong>de</strong>s cités <strong>de</strong> ce secteur que j’ai grandi.<br />
L’immeub<strong>le</strong> municipal du Rennbahnweg avait été<br />
<strong>de</strong>ssiné et édifié dans <strong>le</strong>s années 1970 ; c’était la<br />
matérialisation <strong>de</strong> la vision d’urbanistes qui voulaient<br />
créer un environnement nouveau pour <strong>de</strong>s hommes<br />
nouveaux : <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s heureuses et travail<strong>le</strong>uses <strong>de</strong><br />
l’avenir, logées dans <strong>de</strong>s vil<strong>le</strong>s-satellites mo<strong>de</strong>rnes aux<br />
lignes claires, dotées <strong>de</strong> centres commerciaux et d’un<br />
bon réseau <strong>de</strong> transports en commun pour se rendre<br />
à Vienne.
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Au <strong>premier</strong> regard, l’expérience semblait avoir<br />
réussi. <strong>Le</strong> comp<strong>le</strong>xe est constitué <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mil<strong>le</strong><br />
quatre cents logements habités par plus <strong>de</strong> sept<br />
mil<strong>le</strong> personnes. <strong>Le</strong>s cours qui séparent <strong>le</strong>s tours<br />
d’habitation ont <strong>de</strong>s dimensions généreuses et sont<br />
ombragées par <strong>de</strong> grands arbres, <strong>le</strong>s terrains <strong>de</strong> jeux<br />
alternent avec <strong>de</strong>s arènes en béton et <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />
pelouses. On imagine faci<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s urbanistes disposant<br />
sur <strong>le</strong>ur maquette <strong>de</strong>s figurines d’enfants en<br />
train <strong>de</strong> jouer et <strong>de</strong> mères poussant <strong>le</strong>ur landau, on<br />
comprend qu’ils aient pu être persuadés d’avoir<br />
créé un espace capab<strong>le</strong> d’héberger une toute nouvel<strong>le</strong><br />
espèce <strong>de</strong> coexistence socia<strong>le</strong>. Par comparaison<br />
avec <strong>le</strong>s immeub<strong>le</strong>s <strong>de</strong> rapport <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong>, <strong>de</strong>s<br />
logements à l’air confiné et qui ne respectaient aucune<br />
norme, ces habitations neuves et empilées en tours<br />
pouvant atteindre quinze étages étaient aérées et<br />
bien <strong>de</strong>ssinées, pourvues <strong>de</strong> balcons et équipées <strong>de</strong><br />
sal<strong>le</strong>s <strong>de</strong> bains mo<strong>de</strong>rnes.<br />
Mais dès <strong>le</strong> début, la cité était <strong>de</strong>venue un réceptac<strong>le</strong><br />
pour <strong>de</strong> nouveaux venus qui voulaient al<strong>le</strong>r<br />
vivre en vil<strong>le</strong> et n’arrivaient jamais tout à fait jusquelà<br />
: <strong>le</strong>s ouvriers provenant <strong>de</strong> la province autrichienne,<br />
la Basse-Autriche, <strong>le</strong> Burgenland et la Styrie. Peu à<br />
peu s’y ajoutèrent <strong>le</strong>s immigrés, avec <strong>le</strong>squels <strong>le</strong>s<br />
autres habitants se livraient à <strong>de</strong> petites escarmouches<br />
quotidiennes autour <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> cuisine,<br />
<strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong>s enfants et <strong>de</strong>s appréciations divergentes<br />
sur <strong>le</strong> volume sonore. L’ambiance du quartier <strong>de</strong>vint<br />
plus agressive, on vit f<strong>le</strong>urir sur <strong>le</strong>s murs <strong>de</strong>s slogans<br />
nationalistes et xénophobes. Des boutiques bon<br />
marché s’installèrent au centre commercial, et dès<br />
cette époque, <strong>de</strong>s jeunes désœuvrés et <strong>de</strong>s chômeurs
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venaient noyer <strong>le</strong>ur frustration dans l’alcool, sur <strong>le</strong>s<br />
grands parvis au pied <strong>de</strong>s immeub<strong>le</strong>s.<br />
Aujourd’hui, la cité est rénovée, <strong>le</strong>s tours d’habitation<br />
bril<strong>le</strong>nt <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs cou<strong>le</strong>urs vives et <strong>le</strong> métro est<br />
enfin terminé. Mais lorsque j’y ai passé mon enfance,<br />
<strong>le</strong> Rennbahnweg était l’exemp<strong>le</strong> même du quartier à<br />
problèmes. On disait qu’il était dangereux <strong>de</strong> <strong>le</strong> traverser<br />
la nuit, et même dans la journée on n’aimait<br />
guère rencontrer ces groupes <strong>de</strong> petits voyous qui<br />
passaient <strong>le</strong>ur temps à traîner entre <strong>le</strong>s immeub<strong>le</strong>s et<br />
à lancer <strong>de</strong>s obscénités dans <strong>le</strong> dos <strong>de</strong>s fil<strong>le</strong>s. Ma<br />
mère franchissait toujours d’un pas rapi<strong>de</strong> <strong>le</strong>s cours<br />
et <strong>le</strong>s cages d’escalier, en me serrant fort la main. El<strong>le</strong><br />
avait beau être une femme résolue et ne pas manquer<br />
<strong>de</strong> repartie, el<strong>le</strong> ne supportait pas <strong>le</strong>s grossièretés<br />
auxquel<strong>le</strong>s el<strong>le</strong> était exposée dans <strong>le</strong> Rennbahnweg.<br />
El<strong>le</strong> tentait <strong>de</strong> me protéger autant que possib<strong>le</strong>,<br />
m’expliquait pourquoi el<strong>le</strong> n’aimait pas me voir jouer<br />
<strong>de</strong>hors et pourquoi el<strong>le</strong> trouvait <strong>le</strong>s voisins vulgaires.<br />
J’avais du mal à <strong>le</strong> comprendre, je n’étais encore<br />
qu’une enfant, mais la plupart du temps je respectais<br />
ses instructions.<br />
C’est un souvenir encore vif : je me revois, petite<br />
fil<strong>le</strong>, prendre régulièrement la décision <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre<br />
tout <strong>de</strong> même jouer dans la cour. Je m’y préparais<br />
pendant <strong>de</strong>s heures, je me <strong>de</strong>mandais ce que je dirais<br />
aux autres enfants, je me rhabillais, je me changeais.<br />
Je choisissais <strong>de</strong>s jouets pour <strong>le</strong> bac à sab<strong>le</strong>, et <strong>le</strong>s<br />
rangeais <strong>de</strong> nouveau peu après ; je passais beaucoup<br />
<strong>de</strong> temps à me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quel<strong>le</strong> poupée je pourrais<br />
bien emporter pour nouer <strong>le</strong> contact avec <strong>le</strong>s autres.<br />
Mais lorsque je <strong>de</strong>scendais effectivement dans la<br />
cour, je n’y restais jamais que quelques minutes : je
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ne pouvais pas surmonter <strong>le</strong> sentiment <strong>de</strong> ne rien<br />
avoir à y faire. J’avais tel<strong>le</strong>ment intériorisé l’attitu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> refus <strong>de</strong> mes parents que ma propre cité restait<br />
pour moi un univers étranger. Je préférais al<strong>le</strong>r me<br />
coucher sur mon lit d’enfant et me perdre dans mes<br />
rêveries. Ma chambre, cette pièce peinte en rose, avec<br />
sa moquette claire et ses ri<strong>de</strong>aux à motifs que ma<br />
mère avait cousus et que l’on n’ouvrait même pas<br />
dans la journée, était pour moi comme une enveloppe<br />
protectrice. C’est là que je forgeais mes grands<br />
projets et que je passais <strong>de</strong>s heures à me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
quel objectif je pourrais bien atteindre dans la vie. En<br />
tout cas, je <strong>le</strong> savais, je ne prendrais pas racine ici,<br />
dans cette cité.<br />
Au cours <strong>de</strong>s <strong>premier</strong>s mois <strong>de</strong> mon existence, je<br />
fus <strong>le</strong> centre <strong>de</strong> notre famil<strong>le</strong>. Mes sœurs pouponnaient<br />
<strong>le</strong> nouveau bébé comme si el<strong>le</strong>s voulaient<br />
s’entraîner pour l’avenir. La première me nourrissait<br />
et me changeait, l’autre me glissait dans un portebébé<br />
pour al<strong>le</strong>r flâner avec moi au centre-vil<strong>le</strong> et<br />
me promenait dans <strong>le</strong>s rues commerçantes où <strong>le</strong>s<br />
passants s’arrêtaient pour admirer mon grand sourire<br />
et mes jolis vêtements. Ma mère était aux anges<br />
lorsqu’el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> lui racontaient. El<strong>le</strong> faisait tous <strong>le</strong>s<br />
efforts possib<strong>le</strong>s pour que j’aie bel<strong>le</strong> allure et me<br />
pourvut, dès ma toute petite enfance, <strong>de</strong> superbes<br />
robes qu’el<strong>le</strong> passait <strong>de</strong> longues soirées à me coudre.<br />
El<strong>le</strong> choisissait <strong>de</strong>s tissus originaux, feuil<strong>le</strong>tait <strong>le</strong>s<br />
revues à la mo<strong>de</strong> pour y trouver <strong>le</strong>s <strong>de</strong>rniers patrons<br />
en date ou m’achetait <strong>de</strong>s babio<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s bou-
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tiques. Tout était assorti, jusqu’aux chaussettes. Au<br />
cœur d’un quartier où beaucoup <strong>de</strong> femmes traînaient<br />
la savate au supermarché avec <strong>le</strong>urs bigoudis,<br />
et où la plupart <strong>de</strong>s hommes portaient <strong>de</strong>s pantalons<br />
<strong>de</strong> survêtement en toi<strong>le</strong>, j’étais habillée comme un<br />
petit mannequin. Insister à ce point sur <strong>le</strong>s apparences<br />
n’exprimait pas seu<strong>le</strong>ment une volonté <strong>de</strong><br />
nous démarquer <strong>de</strong> notre environnement, c’était<br />
aussi <strong>le</strong> moyen pour ma mère <strong>de</strong> me montrer son<br />
amour.<br />
Avec <strong>le</strong> courage et la détermination qui la caractérisaient,<br />
il lui était diffici<strong>le</strong> d’admettre <strong>le</strong>s sentiments,<br />
chez el<strong>le</strong> comme chez <strong>le</strong>s autres. El<strong>le</strong> n’était<br />
pas femme à pouponner à longueur <strong>de</strong> journée. El<strong>le</strong><br />
n’aimait pas plus <strong>le</strong>s larmes que <strong>le</strong>s déclarations<br />
d’amour débordantes. Ma mère, que sa grossesse<br />
précoce avait si tôt forcée à <strong>de</strong>venir adulte, avait fini<br />
par avoir la peau dure. El<strong>le</strong> ne se passait aucune<br />
faib<strong>le</strong>sse, et ne <strong>le</strong>s supportait pas chez <strong>le</strong>s autres.<br />
Enfant, je l’ai souvent vue combattre <strong>de</strong>s refroidissements<br />
par la seu<strong>le</strong> force <strong>de</strong> sa volonté, je l’ai observée<br />
avec fascination prendre à mains nues et sans<br />
broncher <strong>de</strong>s couverts brûlants dans <strong>le</strong> lave-vaissel<strong>le</strong>.<br />
« Un Indien ne connaît pas la dou<strong>le</strong>ur », tel était son<br />
credo – une certaine dureté ne nuit pas, el<strong>le</strong> ai<strong>de</strong><br />
même à tenir bon dans ce mon<strong>de</strong>.<br />
Sous cet ang<strong>le</strong>, mon père était son parfait opposé.<br />
Il me recevait à bras ouverts quand je voulais me<br />
blottir contre lui et s’amusait fol<strong>le</strong>ment avec moi –<br />
quand il était éveillé. Mais à cette époque, lorsqu’il<br />
était encore chez nous, je <strong>le</strong> voyais <strong>le</strong> plus souvent<br />
endormi. Mon père aimait sortir la nuit, il buvait <strong>de</strong><br />
bon cœur avec ses amis, et ne s’en privait pas. Il était