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Jacques Rousseau Lettres à Malesherbes - Le Livre de Poche

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5tiel, ce bon heur étant évi <strong>de</strong>m ment pour lui la preuve qu’il a rai son <strong>de</strong> s’être retiré pour vivreselon son tem pé rament et qu’il doit ache ver <strong>de</strong> se déta cher <strong>de</strong> la société. L’invo ca tion <strong>de</strong> sonexpé rience sen sible consti tue donc pour Rous seau un <strong>de</strong>uxième argu ment.• <strong>Le</strong>ttre 4 (l. 527 <strong>à</strong> 727). <strong>Le</strong> <strong>de</strong>r nier mou ve ment était annoncé par la fin <strong>de</strong> la pre mière lettredans laquelle Rous seau pro cla mait : « <strong>de</strong> tous les hommes que j’ai connus en ma vie, aucun nefut meilleur que moi » (l. 152-153). Il jus ti fie main te nant le choix qu’il a fait <strong>de</strong> vivre <strong>à</strong> l’écartdu mon<strong>de</strong> en affir mant qu’il a pu ainsi « [se] rendre bon <strong>à</strong> [lui]-même et nul le ment méchantaux autres » (l. 537-538) et en déve lop pant ces <strong>de</strong>ux points dans l’ordre inverse : d’une part, loind’être inutile dans sa « retraite », comme le lui reprochent les « phi lo sophes », il a fait du bienaux hommes en pro cla mant les véri tés énon cées dans ses Dis cours et sa <strong>Le</strong>ttre <strong>à</strong> d’Alembert sur lesspec tacles (l. 542 <strong>à</strong> 606) ; d’autre part, il a vécu confor mé ment <strong>à</strong> sa nature en fuyant les grands,<strong>à</strong> la seule excep tion du maré chal <strong>de</strong> Luxembourg qui l’a secouru dans sa détresse et avec lequel,pour tant, il n’a pu ni sou haité éta blir une ami tié intime (l. 607-724). Rous seau réfute donc ici<strong>de</strong> nou velles cri tiques et objec tions (son inuti lité, ses liens avec le maré chal <strong>de</strong> Luxembourg)en déve lop pant <strong>de</strong> nou veaux para doxes. Il ter mine en appe lant <strong>Malesherbes</strong>, main te nant qu’ila « tout dit » (l. 139), <strong>à</strong> por ter, libre ment mais en connais sance <strong>de</strong> cause, un juge ment sur saper sonne et sa conduite.<strong>Le</strong> dés ir <strong>de</strong> convaincre est visible dans la pro gres sion <strong>de</strong> l’argu men ta tion qui fait alter ner argu -ments et réfu ta tions d’objec tions.L’unité thé ma tique<strong>Le</strong> dis cours <strong>de</strong> Rous seau s’orga nise autour <strong>de</strong> trois thèmes prin ci paux, étroi te ment liés :– La jus ti fi cation <strong>de</strong> soi en est le fil direc teur : Rous seau explique son atti tu<strong>de</strong> para doxale qui l’aamené <strong>à</strong> se retirer <strong>à</strong> la cam pagne tout en pour sui vant sa car rière d’écri vain. Il est animé par lesouci <strong>de</strong> réta blir la vérité sur sa per sonne, mal comprise ou calom niée, et oppose ainsi constam -ment le vrai au faux.– La cri tique <strong>de</strong> la vie sociale, <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> lettres et <strong>de</strong>s hommes en géné ral accom pagne donc sesexpli ca tions : Rous seau n’a pas les défauts du siècle.– L’auto bio gra phie <strong>de</strong> Rous seau se trouve ainsi som mai re ment esquis sée puisque, en décri vantce que sa per son na lité a <strong>de</strong> sin gu lier (1 re lettre), il évoque <strong>de</strong>s moments essen tiels <strong>de</strong> sa vie : sonenfance et ses débuts d’écri vain (2 e lettre), sa « retraite » (3 e et 4 e lettre).La visée auto bio gra phique, telle que la conçoit Rous seau, élar git donc très vite la perspec tive ini -tiale : elle appa raît <strong>à</strong> la fin <strong>de</strong> la pre mière lettre avec l’appel au juge ment du lec teur (<strong>Malesherbes</strong>),thème qui se déve loppe ensuite dans la qua trième lettre alors que les trois pre mières suf fi saient <strong>à</strong>rec ti fier les <strong>de</strong>ux erreurs <strong>de</strong> <strong>Malesherbes</strong> en lui expo sant les causes <strong>de</strong> la « retraite » <strong>de</strong> Rous seau(1 re et 2 e lettres) et en lui décri vant son bon heur dans la soli tu<strong>de</strong> et la nature (3 e lettre). Mani -fes te ment, l’auteur est passé <strong>de</strong> la jus ti fi cation <strong>de</strong> sa conduite sur un point essen tiel mais limité(sa « retraite ») <strong>à</strong> une auto justi fi cation glo bale condui sant <strong>à</strong> valo ri ser sa per sonne : les <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong><strong>Malesherbes</strong> sont bien le « som maire » <strong>de</strong>s Confes sions.Un dis cours convain cant ?Ce dis cours est- il convain cant ? Certes, l’enchaî ne ment serré <strong>de</strong>s argu ments et <strong>de</strong>s réfu ta tionspro duit son effet, <strong>de</strong> même que l’invo ca tion, déve lop pée jus qu’au lyrisme, d’une expé riencesen sible qui paraît authen tique (3e lettre). Mais on peut aussi obser ver que Rous seau se laisseempor ter par le dés ir <strong>de</strong> trop prou ver, comme le montrent, d’une part, le carac tère para doxal<strong>de</strong> cer tains <strong>de</strong> ses argu ments, d’autre part, le fait qu’il reconstruit sa vie pour mieux se jus ti fier.Ainsi, par lant <strong>de</strong> ses débuts d’écri vain en 1749, il néglige d’évo quer les publi ca tions qui ont pré -cédé le pre mier Dis cours.En outre – et sur tout –, on peut être irrité par l’auto sa tis faction plus ou moins affi chée qui ins -pire et oriente tout le dis cours et esti mer qu’elle va <strong>à</strong> l’encontre <strong>de</strong> l’entre prise ini tiale <strong>de</strong> réta blis -se ment <strong>de</strong> la vérité. Rous seau, en effet, s’offre au juge ment <strong>de</strong> <strong>Malesherbes</strong> mais avec l’assu ranceque ce juge ment sera posi tif. Il le dit dès la fin <strong>de</strong> la pre mière lettre, avant même d’avoir achevé


6sa démons tra tion : « je mour rai plein d’espoir dans le Dieu suprême, et très per suadé que, <strong>de</strong>tous les hommes que j’ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi » (l. 152). Comment<strong>Malesherbes</strong> pourrait- il s’oppo ser au juge suprême ? <strong>Le</strong> finale recourt au même pro cédé d’inti mi -dation : « jugez- moi », dit Rous seau, mais si votre juge ment n’est pas bien veillant, c’est que vousvous offus quez du « tableau trop véri dique » que j’ai brossé. Comment <strong>Malesherbes</strong> pourrait- iljuger contre la vérité ?On remar quera aussi que le juge ment posi tif que Rous seau porte sur lui- même – et qu’il pressele lec teur <strong>de</strong> faire sien – est fondé sur la vali dité <strong>de</strong> son auto por trait, donc sur l’idée (l’illu -sion) que, le sujet étant trans parent <strong>à</strong> lui- même et opaque aux autres, il est le seul <strong>à</strong> pou voir seconnaître et révé ler son « carac tère natu rel » (l. 123) : « Per sonne au mon<strong>de</strong> ne me connaît quemoi seul », proclame- t-il (l. 137-138).On peut enfin regret ter l’excès <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s tie <strong>de</strong> Rous seau qui parle <strong>de</strong> ces quatre lettres comme<strong>de</strong> « longs fatras » qu’il fau drait « refaire » (l. 329-330) alors que tout ce qui pré cè<strong>de</strong> montre aucontraire <strong>à</strong> quel point la compo si tion et la rédac tion en sont étu diées. En outre, bien qu’ellesaient été écrites dans une rela tive urgence, elles ne sont pas nées tout <strong>à</strong> fait <strong>de</strong> rien : on a retrouvé<strong>de</strong>s frag ments auto bio gra phiques anté rieurs <strong>à</strong> ces lettres, dont le pre mier est inti tulé, signi fi ca ti -ve ment, De l’art <strong>de</strong> jouir (voir ci- <strong>de</strong>ssous).ÉTUDE DU PRE MIEREXTRAIT (l. 71 <strong>à</strong> 123)Dans cette pre mière lettre, Rous seau écarte les expli ca tions fausses que l’on a don nées <strong>à</strong> sa« retraite » avant d’en révé ler « la véri table cause », qui est tout sim ple ment un trait fon da men -tal <strong>de</strong> son « carac tère natu rel ». L’expli ca tion <strong>de</strong>vrait se suf fire <strong>à</strong> elle- même puis qu’elle acquiertun carac tère d’évi <strong>de</strong>nce ; pour tant, dans son souci <strong>de</strong> per sua <strong>de</strong>r son lec teur, l’auteur ne manquepas <strong>de</strong> recou rir <strong>à</strong> <strong>de</strong>s effets rhé to riques. Il brosse en outre <strong>de</strong> lui un auto por trait qui le valo rised’autant plus que sa sin gu la rité le dis tingue <strong>de</strong> ses contem po rains.Une rhé to rique <strong>de</strong> la per sua sion– La compo si tion <strong>de</strong> l’extrait est déter mi née par la visée argumentative, qui lui assure une fortecohé rence thé ma tique : Rous seau entend expli quer la rai son <strong>de</strong> sa « retraite », il pose donc uneques tion (« Quelle est donc enfin cette cause ? », l. 86) et y répond (« Voil<strong>à</strong> […] la véri tablecause… », l. 119) dans le para graphe cen tral, après avoir au préa lable écarté une expli ca tioninexacte et en veillant ensuite <strong>à</strong> réfu ter <strong>de</strong> pos sibles objec tions.– La pro gres sion <strong>de</strong> l’argu men ta tion est ainsi très rigou reuse :• 1 er para graphe (l. 71-85). Rous seau rejette l’expli ca tion <strong>de</strong> sa « retraite » par son orgueil : cen’est pas le dépit <strong>de</strong> « ne pas occu per dans le mon<strong>de</strong> la place [qu’il] y croyai[t] méri ter » (l. 76)qui a sus cité chez lui un « invin cible dégoût » <strong>de</strong> la vie mon daine puisque ce dégoût s’est accruquand sa vanité d’écri vain a été satis faite. L’argu ment paraît impa rable.• 2 e paragraphe (l. 86-108). <strong>Rousseau</strong> propose la vraie cause, son « indomptable esprit <strong>de</strong> liberté ».Ce fai sant, il peut sus citer l’adhésion <strong>de</strong> son lec teur parce que cette expli cation est simple (ellefait réfé rence <strong>à</strong> son « carac tère natu rel », qui ne sau rait donc être affecté), cré dible (la liberté estune valeur uni versellement partagée), productive (elle permet <strong>de</strong> comprendre aussi son goût <strong>de</strong>« l’intime ami tié » et son refus <strong>de</strong>s bien faits) et parce que l’aveu <strong>de</strong> ce « carac tère natu rel » (l. 123)qui comporte un aspect néga tif (une « paresse […] incroyable », l. 91) peut consti tuer un gage <strong>de</strong>sincérité : il ne s’attribuerait pas cette qualification partiellement dépréciative si elle était fausse.• 3 e para graphe (l. 109-123). Rous seau réfute une pos sible objec tion en expli quant que lesefforts qu’il a faits dans sa jeu nesse pour par ve nir ne <strong>de</strong>vaient rien <strong>à</strong> son ambi tion et n’avaientd’autre but que « la retraite et le repos dans [sa] vieillesse » (l. 111).– <strong>Le</strong> dés ir <strong>de</strong> per sua <strong>de</strong>r est visible dans le style, qui fait une large place <strong>à</strong> l’expres sion <strong>de</strong>s lienslogiques (« mais », « mal gré », « cepen dant », « car », « quoique »), au voca bu laire <strong>de</strong> l’argu men -ta tion (« j’ai conclu », l. 83 ; « voil<strong>à</strong> pour quoi », l. 95), cepen dant que l’énu mé ra tion (l. 93-94),la gra da tion (l. 88-89 et 121-122), la répé tition et l’ana phore (« quand », l. 77 et 79 ; « voil<strong>à</strong>pour quoi », l. 95 et 98 ; « cent fois », l. 105-106) emportent le lec teur dans un mou ve mentimpé rieux. <strong>Le</strong>s objec tions pos sibles sont aus si tôt réfu tées (l. 109-118), par fois même avant


8ÉTUDE DU DEUXIÈMEEXTRAIT (l. 216<strong>à</strong> 261)La pre mière lettre s’achève sur une « objec tion » (for mu lée l. 124-127) : si Rous seau éprouveun « invin cible dégoût » pour « le commerce <strong>de</strong>s hommes » (l. 72-73), s’il recherche la soli tu<strong>de</strong>par goût <strong>de</strong> la « paresse » (l. 91), <strong>de</strong> l’« indo lence » (l. 124), pour quoi s’est- il engagé dans unecar rière d’écri vain, qui sup pose la recherche du suc cès auprès du public ? Pour réfu ter cette objec -tion, Rous seau, selon un pro cédé qu’il affec tionne, trans forme ce qui aurait pu être une contra -dic tion en un para doxe, qui a en outre l’avan tage d’assu rer sa sin gu la rité : il est <strong>de</strong>venu « auteurpresque mal gré [lui] » (l. 250), comme le montre le récit <strong>de</strong> l’expé rience excep tion nelle qui adécidé <strong>de</strong> sa car rière. Ce fai sant, il pour suit son auto por trait et complète son auto justi fi cation.<strong>Le</strong> récit d’une expé rience excep tion nelle– <strong>Le</strong>s cir constances <strong>de</strong> cette expé rience doivent être expli ci tées. <strong>Le</strong>s para graphes pré cé <strong>de</strong>ntsdécrivent l’état d’esprit <strong>de</strong> Rous seau en 1749 : après avoir vai ne ment cher ché le bon heur dansle mon<strong>de</strong>, il est encore « atta ché <strong>à</strong> cette société » que son esprit lui fait pour tant mépri ser,il aime et hait <strong>à</strong> la fois ses contem po rains que, influ encé par ses lec tures roma nesques, il netrouve jamais conformes <strong>à</strong> son idéal. Cette contra dic tion se résout sou dain quand « un heu reuxhasard » (l. 207-208), pré paré par les rela tions que Rous seau entre tient alors avec Di<strong>de</strong>rot et les« phi lo sophes », l’amène <strong>à</strong> cla ri fier ses idées : <strong>à</strong> la ques tion <strong>de</strong> savoir « si le réta blis se ment <strong>de</strong>ssciences et <strong>de</strong>s arts a contri bué <strong>à</strong> épu rer les mœurs », il donne une réponse néga tive et s’engagedans la dénon cia tion <strong>de</strong>s « abus <strong>de</strong> nos ins ti tutions » (l. 237), qui ren<strong>de</strong>nt « les hommes […]méchants ». <strong>Le</strong>s « foules d’idées vives » (l. 223-224) qui lui viennent alors lui donnent la matière<strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux Dis cours et <strong>de</strong> l’É mile.– Cette expé rience consti tue une véri table illu mi na tion, <strong>à</strong> la fois unique et fon da trice puis qu’ellea déter miné la vie et l’œuvre <strong>de</strong> Rous seau. Elle en a les carac té ris tiques par sa sou dai neté etsa vio lence, sou li gnée par le voca bu laire (« ins pi ra tion subite », « tout <strong>à</strong> coup », « une confu -sion qui me jeta »), l’emploi <strong>de</strong>s temps (pas sage au présent <strong>de</strong> nar ra tion, l. 218 et 226-232), lerythme <strong>de</strong>s phrases <strong>de</strong>s lignes 222 <strong>à</strong> 233 dans les quelles se pressent <strong>de</strong>s noms et <strong>de</strong>s verbes expri -mant une gran<strong>de</strong> inten sité sen so rielle, et même sen suelle : les plu riels et les hyper boles (« millelumières », « foules d’idées », l. 223), le voca bu laire du mou ve ment, phy sique et men tal, lesadjec tifs <strong>à</strong> valeur super lative (« idées vives », « trouble inex pri mable », « vio lente pal pi ta tion »,« une telle agi ta tion »), l’évo ca tion <strong>de</strong>s larmes montrent que le corps et l’esprit sont éga le mentaffec tés, jus qu’<strong>à</strong> la perte <strong>de</strong> la conscience <strong>de</strong> soi. Para doxa le ment, cet état combine la fai blesse etl’agi ta tion, la pas si vité et l’acti vité : Rous seau reçoit <strong>de</strong>s sen sa tions et une révé la tion : « ébloui »,la « tête prise par un étour dis se ment », il ne semble pas être l’acteur <strong>de</strong> la pen sée qui se fait enlui et qui est pour tant d’une richesse qui excè<strong>de</strong> ses capa ci tés intel lec tuelles, il a « vu et senti »(l. 234) plus que pensé et, <strong>à</strong> en juger par le pas sif imper son nel (« il n’y eut d’écrit sur le lieumême que la pro so po pée », l. 248-249), l’acte même d’écrire paraît s’être fait en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> savolonté. C’est enfin une expé rience fon da trice qui a bou le versé la vie et l’œuvre <strong>de</strong> l’auteur, ceque sug gère aussi l’emploi du passé composé qui éta blit une conti nuité entre le moment <strong>de</strong> cetteillu mi na tion et le présent <strong>de</strong> l’écri ture.– Comment appré cier cette illu mi na tion ? Elle est proche <strong>de</strong> l’expé rience d’autres grands vision -naires et d’abord <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s mys tiques comme sainte Thérèse d’Avila, <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Pas cal (consi -gnée dans le « Mémo rial » du 23 novembre 1654), <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Clau<strong>de</strong>l <strong>à</strong> Notre- Dame <strong>de</strong> Paris(25 décembre 1886) : comme eux, Rous seau est en proie <strong>à</strong> un trouble phy sique, <strong>à</strong> une émo tionintense et il reçoit la révé la tion <strong>de</strong> « gran<strong>de</strong>s véri tés » (l. 241) dont il se fera l’apôtre, qui sera<strong>à</strong> l’ori gine <strong>de</strong> son œuvre phi lo sophique et <strong>de</strong> la « réforme » <strong>de</strong> sa vie. Mais, s’il sou ligne bienla dis pro por tion entre sa fai blesse et la force <strong>de</strong>s idées qui lui sont venues, on ne sau rait voirl<strong>à</strong> une expé rience mys tique puis qu’il ne fait aucune allu sion <strong>à</strong> la divi nité, évo quant seule ment« un heu reux hasard » (l. 208) et une « ins pi ra tion subite » (l. 221) qu’il ne contrôle pas et quilui donne une intel li gence supé rieure. Cette expé rience est donc <strong>à</strong> rap pro cher d’illu mi na tionsintel lec tuelles comme celle <strong>de</strong> Descartes (10 novembre 1619). On doit aussi faire la part <strong>de</strong>l’exa gé ra tion que le souci <strong>de</strong> se jus ti fier fait naître dans ce récit : Rous seau insiste sur la vio lence<strong>de</strong> l’évé ne ment pour bien mon trer <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong> qu’il n’a pas vrai ment choisi la car rière d’écri -vain.


11– Tou te fois, Rous seau veut encore convaincre les hommes. Pour jus ti fier sa retraite, il rap pelle sathèse fon da men tale, selon laquelle on ne peut trou ver le bon heur (« les vrais plai sirs <strong>de</strong> l’huma -nité, plai sirs si déli cieux, si purs, et qui sont désor mais si loin <strong>de</strong>s hommes » – l. 440-441) queloin <strong>de</strong> la société cor rom pue. Pour mieux s’éle ver contre l’opi nion qui le décrit comme mal -heu reux dans la soli tu<strong>de</strong>, il s’emploie <strong>à</strong> per sua <strong>de</strong>r son lec teur qu’il a vécu un bon heur qui allaitjus qu’<strong>à</strong> une « étour dis sante extase » (l. 473). Il cherche <strong>à</strong> lui rendre sen sible cette expé rience parune ana lyse fine <strong>de</strong> ses sen ti ments qui recourt <strong>à</strong> <strong>de</strong>s for mu la tions redon dantes et d’une inten sitécrois sante pour expri mer l’« élan ce ment du cœur » vers « la nature », « cette immen sité », « cetuni vers », « l’infini » ou le plai sir (« jouis sance », « volupté », « ravis se ment », « extase »). Despara doxes sou lignent la sin gu la rité <strong>de</strong> son état, empreint d’une « tris tesse atti rante » (l. 457)qui allie la plé ni tu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’âme et un sen ti ment <strong>de</strong> « vi<strong>de</strong> inex pli cable ». <strong>Le</strong>s rythmes ter naires,qui peuvent être asso ciés <strong>à</strong> une gra da tion ascen dante (l. 460-461) ou <strong>à</strong> une anti thèse qui dépré -cie l’exer cice <strong>de</strong> la pen sée et valo rise la sen si bi lité (l. 462-464), ainsi que l’excla ma tion finalecherchent <strong>à</strong> faire éprou ver au lec teur dans le mou ve ment, les « trans ports » <strong>de</strong> bon heur qu’aconnus Rous seau.Rous seau décrit minu tieu se ment la pro gres sion <strong>de</strong> son bon heur, <strong>de</strong> la rêve rie heu reuse<strong>à</strong> une extase quasi mys tique.– Notre extrait commence avec la <strong>de</strong>uxième phase <strong>de</strong> cette pro gression (l. 429-447) qui fait inter venirl’ima gi na tion et non plus la seule obser vation. <strong>Rousseau</strong> fait preuve ici d’une gran<strong>de</strong> activitécréa trice, comme le montrent les nom breux verbes d’action <strong>de</strong>s lignes 430-435 rap portés au sujetje. <strong>Le</strong> méca nisme <strong>de</strong> cette créa tion consiste <strong>à</strong> pro jeter le mon<strong>de</strong> intérieur sur le lieu jugé vierge<strong>de</strong> toute pré sence donc <strong>de</strong> toute souillure humaine : Rous seau chasse (l. 431 et 445) <strong>de</strong> sonesprit la société réelle indigne, sou mise <strong>à</strong> « l’opinion », aux « préjugés », aux « passions factices »<strong>de</strong>s contem porains, et lui substitue une société fictive, ses « rêveries » consolatrices prennent lepas sur la réa lité. Peu plant cette société d’« êtres selon [son]cœur », seuls « dignes » d’habi ter lanature déserte et d’y vivre selon ses lois, il vit par l’ima gination les scènes heureuses que la vraievie lui refuse. Ce fai sant, il mul tiplie les images idéalisées <strong>de</strong> lui-même et les contemple avec émo -tion, ver sant <strong>de</strong>s larmes <strong>de</strong> bon heur (comme pen dant l’illumination <strong>de</strong> Vincennes – voir l. 232),goû tant <strong>de</strong>s « plai sirs […] déli cieux » (l. 261), éprou vant un sentiment <strong>de</strong> plénitu<strong>de</strong> (l. 441).– Dans cette pro gression vers le bonheur, la troisième phase (l. 447-458), transitoire, est carac -térisée par une aspira tion <strong>à</strong> « une autre sorte <strong>de</strong> jouis sance » (l. 453-454). Marquée par les tournuresconces sives (« cependant », « quand »), elle constitue un état para doxal où se mêlent leplai sir <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong>s rêves heu reux et la conscience attris tante que ce ne sont que <strong>de</strong>s « chi mères »(l. 448). Rous seau fait donc un bref retour <strong>à</strong> la réa lité, se rappelant que « les vrais plaisirs <strong>de</strong>l’huma nité » ne sont plus <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> mais appar tiennent <strong>à</strong> un passé <strong>à</strong> jamais perdu. Dans cetteexpé rience du manque, le sen timent d’insatis faction est moins un échec qu’une attente : le « vi<strong>de</strong>inexplicable » que <strong>Rousseau</strong> trouve en lui va être comblé, son dés ir vague, sans objet, est encoreun plaisir, « une tristesse attirante ». L’oxymore et la double négation <strong>de</strong> la ligne 457 sou lignentla sin gu la rité <strong>de</strong> cet état (et <strong>de</strong> l’homme qui l’a créé) et pré pare l’accomplissement final.– La qua trième phase (l. 459-476) conduit en effet <strong>à</strong> l’acmé <strong>de</strong> cette expé rience : au sen ti mentdu vi<strong>de</strong> suc cè<strong>de</strong> un mou ve ment d’élé va tion et d’expan sion noté dans la gra da tion <strong>de</strong> la pre mièrephrase du para graphe (l. 460-461) et qui se pro longe ensuite au- <strong>de</strong>l<strong>à</strong> <strong>de</strong> « l’uni vers » jus qu’<strong>à</strong>« l’infini » (l. 470), au- <strong>de</strong>l<strong>à</strong> <strong>de</strong> « tous les êtres <strong>de</strong> la nature » jus qu’au « grand Être » (l. 475). Paral -lè le ment, le plai sir s’accroît, pas sant d’« une sorte <strong>de</strong> volupté » <strong>à</strong> une « étour dis sante extase » quiest <strong>à</strong> la fois sen suelle et spi ri tuelle, mys tique même, dans la mesure où Rous seau semble commu -nier avec la divi nité, « l’Être incom pré hen sible » que l’on ne peut appré hen <strong>de</strong>r par l’intel li genceet le rai son ne ment (voir la triple néga tion <strong>de</strong> la ligne 463) mais uni que ment par la sen si bi lité :il « embrasse tout », il coexiste avec la nature et c’est dans son sein qu’il peut être trouvé, ou plu -tôt éprouvé. Cela sup pose un déta che ment, un arra che ment <strong>à</strong> la conscience <strong>de</strong> soi ordi naire :Rous seau s’aban donne, « se livr[e] sans rete nue » <strong>à</strong> ses « trans ports » (l. 465 et 473), tombe (ouaccè<strong>de</strong>) <strong>à</strong> un « délire » (l. 477) et, entiè re ment occupé <strong>à</strong> sen tir (l. 464), perd la faculté <strong>de</strong> « pen -ser » (l. 476). C’est pour quoi il ne découvre aucun mys tère et ne reçoit d’autre révé la tion que


12la cer ti tu<strong>de</strong>, l’évi <strong>de</strong>nce sen sible <strong>de</strong> l’exis tence divine, qui se confond avec le sen ti ment <strong>de</strong> l’exis -tence <strong>à</strong> l’état pur. En ne « rai sonna[nt] pas », il s’oppose encore aux « phi lo sophes » ; son atti tu<strong>de</strong>illustre la posi tion qu’il adopte en matière <strong>de</strong> reli gion et qu’il expli quait ainsi dans une lettre <strong>à</strong>Jacob Vernes : « J’ai donc laissé l<strong>à</strong> la rai son, et j’ai consulté la nature, c’est- <strong>à</strong>-dire le sen ti mentinté rieur qui dirige ma croyance, indé pen dam ment <strong>de</strong> ma rai son » (février 1758).Évo quer les sou ve nirs heu reux d’une époque qu’il juge révo lue a mani fes te ment été pour Rous -seau un plai sir, et l’on sai sit l<strong>à</strong> une <strong>de</strong>s rai sons qui l’ont amené <strong>à</strong> recou rir <strong>à</strong> l’écri ture auto bio gra -phique : « En me disant “j’ai joui”, je jouis encore 1 », notera- t-il plus tard dans un Art <strong>de</strong> jouirres té <strong>à</strong> l’état <strong>de</strong> frag ments. Mais en décri vant la plé ni tu<strong>de</strong> du bon heur qu’il trou vait dans lasoli tu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la forêt, il enten dait aussi – et sur tout – jus ti fier son choix <strong>de</strong> mener une vie reti réeet confir mer la sin gu la rité <strong>de</strong> sa per son na lité, infir mant ainsi les accu sa tions por tées contre lui.Il est bien l’homme <strong>de</strong>s para doxes : s’il fait l’éloge du plai sir, il s’agit <strong>de</strong> « plai sirs […] purs »(l. 441) que seule la retraite peut don ner, loin <strong>de</strong>s « pas sions fac tices » (l. 432) <strong>de</strong> la société ;s’il exalte la sen si bi lité, l’ima gi na tion, la rêve rie (au point d’ouvrir la voie au roman tisme fran -çais), c’est pour en tirer argu ment et mieux impo ser <strong>à</strong> son lec teur la bonne image qu’il a <strong>de</strong>lui- même.DEUXIÈME QUES TIOND’ENSEMBLE :LES LETTRES ÀMALES HERBES RELÈVENT- ELLES DE L’AUTO BIO GRA -PHIE OU DE L’APO LOGIE ?Cette ques tion naît d’un double constat : d’une part, ces lettres se pré sentent comme une ver -sion réduite, par anti ci pation, <strong>de</strong>s Confes sions (un « som maire », selon Rous seau lui- même) ;d’autre part, l’auto justi fi cation y occupe une place impor tante, comme l’ont mon tré les étu<strong>de</strong>s<strong>de</strong> textes. L’écri ture auto bio gra phique n’est- elle pas aussi, dans un tel cas, apo lo gé tique ?<strong>Le</strong>s <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong> constituent- elles une auto bio gra phie ?– <strong>Le</strong> rap pel <strong>de</strong>s carac té ris tiques <strong>de</strong> l’auto bio gra phie va per mettre <strong>de</strong> sérier les pro blèmes.1. Contrai re ment au roman, le récit auto bio gra phique confond l’auteur, le nar ra teur et leper son nage.2. Tout y est vu <strong>à</strong> tra vers le per son nage prin ci pal, l’auteur, qui a pour objec tif d’expo ser,d’expli quer sa per son na lité.3. L’auteur- narrateur pré sente un récit rétros pec tif <strong>de</strong> son exis tence, <strong>de</strong> son enfance aumoment <strong>de</strong> l’écri ture, <strong>à</strong> par tir duquel il ordonne et recom pose sa vie ; il en sait plus que le lec -teur mais aussi que le per son nage (ou les per son nages) qu’il a été.4. Ce récit est adressé <strong>à</strong> un <strong>de</strong>s ti na taire, il fait appel <strong>à</strong> son juge ment et pré tend obéir <strong>à</strong> uneexi gence <strong>de</strong> vérité.– <strong>Le</strong>s <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong> comportent bien les traits carac té ris tiques <strong>de</strong> l’auto bio gra phie.<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux pre miers sont res pec tés : Rous seau cherche <strong>à</strong> rendre compte <strong>de</strong> lui- même. <strong>Le</strong> <strong>de</strong>r -nier est constam ment affirmé, mais avec une telle insis tance que le lec teur peut s’inter ro gersur la liberté <strong>de</strong> juge ment que lui laisse un auteur qui affirme d’emblée qu’« aucun [homme]ne fut meilleur que [lui] » (I, l. 152-153). <strong>Le</strong> troi sième est assez lar ge ment véri fié mal gré labriè veté <strong>de</strong> l’œuvre : certes, celle- ci ne pré sente pas un récit chro no lo gique, complet <strong>de</strong> la vie<strong>de</strong> l’auteur mais elle s’assigne le but <strong>de</strong> l’auto bio gra phie en cher chant <strong>à</strong> faire comprendre aulec teur la per son na lité <strong>de</strong> Rous seau, son tem pé rament soli taire et para doxal (pre mière lettre), <strong>à</strong>par tir <strong>de</strong> quelques évé ne ments déci sifs <strong>de</strong> son exis tence : son enfance et ses lec tures pré coces (II,l. 170-200), son entrée dans la car rière d’écri vain (II, l. 216-261), sa mala die et sa déci sion <strong>de</strong> seretirer du mon<strong>de</strong> (II, l. 275-291 ; III, 348-349 ; IV, 542-606), sa vie soli taire (troi sième lettre),la rup ture défi ni tive avec ses amis « phi lo sophes » (IV, l. 612) et la ren contre <strong>de</strong> M. et Mme <strong>de</strong>Luxembourg (l. 614-715), ainsi que l’« accès <strong>de</strong> folie » (évo quée <strong>de</strong> manière très allu sive dansla pre mière lettre, l. 9 et 47-70) qu’il a tra ver sée <strong>à</strong> la fin <strong>de</strong> 1761 et qui l’a conduit <strong>à</strong> écrire ceslettres. Cette œuvre auto bio gra phique contient ainsi les élé ments dis per sés d’un auto por traitqu’il convient main te nant <strong>de</strong> réunir.1. « Biblio thèque <strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong> », p. 1174.


13Une per son na lité para doxalePara doxal, Rous seau l’est par sa sin gu la rité qui le dis tingue <strong>de</strong>s autres et par sa capa cité <strong>à</strong> réunir<strong>de</strong>s contraires. Cela vaut pour l’homme comme pour l’écri vain.– L’homme se défi nit par un trait majeur <strong>de</strong> son tem pé rament (une « pas sion domi nante »,l. 115) : un « indomp table esprit <strong>de</strong> liberté » (l. 87), un amour <strong>de</strong> l’« indé pen dance » (l. 22, 314)qui prend la forme d’une « indo lence » (l. 124), d’une « paresse […] incroyable » (l. 91). C’estce refus <strong>de</strong>s contraintes (l. 98-104) qui explique son « amour natu rel pour la soli tu<strong>de</strong> » (l. 38)et le rend impropre <strong>à</strong> la vie active et <strong>à</strong> la vie sociale. Chez lui, l’amour <strong>de</strong> la liberté a en outreun aspect poli tique : Rous seau « hai[t] sou ve rai ne ment l’injus tice » (l. 32-33) et éprouve « unevio lente aver sion pour les états qui dominent les autres » (l. 649-650), « [il] hai[t] les grands »(l. 657). Une série <strong>de</strong> para doxes compose son por trait : s’il fuit les hommes (l. 34-35), ce n’estpas par misan thro pie (l. 30-31) mais parce qu’ils s’écartent trop <strong>de</strong> son idéal (« c’est parce que jeles aime que je les fuis » – l. 624) et qu’il leur pré fère <strong>de</strong>s « êtres selon [son] cœur » (l. 431) ; il ale goût du « plai sir » (l. 21), le dés ir <strong>de</strong> « jouir » (l. 119, 84) mais recherche <strong>de</strong>s plai sirs « purs »(l. 441) dans la soli tu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature et la rêve rie (3 e lettre) ; il a « un cœur très aimant, mais quipeut se suf fire <strong>à</strong> lui- même » (l. 620), « l’intime ami tié [lui] est […] chère » (l. 96-97) mais il s’estséparé <strong>de</strong> ses anciens amis les « phi lo sophes », notam ment Di<strong>de</strong>rot (« ils ne m’aimaient pas »,(l. 640) ; il « hai[t] les grands » mais goûte une « inti mité déli cieuse » (l. 694) auprès <strong>de</strong> M. <strong>de</strong>Luxembourg ; il se dit dénué <strong>de</strong> vanité (l. 22) mais « [a] pour [lui] une haute estime » (l. 541) ettient <strong>à</strong> démen tir la mau vaise opi nion que l’on a <strong>de</strong> lui (1 re lettre) ; il a « un tem pé rament ar<strong>de</strong>nt,bilieux facile <strong>à</strong> s’affec ter et sen sible <strong>à</strong> l’excès » (l. 161-162) mais ne connaît plus la « mélan co lie »(l. 45) <strong>de</strong>puis qu’il s’est retiré <strong>à</strong> la cam pagne.– L’écri vain est tout aussi para doxal. Il a connu le suc cès, il est <strong>de</strong>venu célèbre, il est pro tégépar M. <strong>de</strong> <strong>Malesherbes</strong>, direc teur <strong>de</strong> la Librai rie et ami <strong>de</strong>s « phi lo sophes », mais il méprise les« gens <strong>de</strong> lettres » (l. 542) que fré quente <strong>Malesherbes</strong>, les « bar bouilleurs » (l. 252), « ces tas<strong>de</strong> dés œu vrés payés <strong>de</strong> la graisse du peuple pour aller six fois la semaine bavar <strong>de</strong>r dans une aca -dé mie » (l. 546-548). Ils condamnent sa vie soli taire qui le rend « inutile <strong>à</strong> tout le mon<strong>de</strong> » ?Il leur retourne l’accu sa tion et les traite <strong>de</strong> para sites. Tou te fois, ce juge ment l’a tou ché : c’estun homme blessé qui cherche <strong>à</strong> se dis culper et mul ti plie les argu ments dans un mou ve mentexalté, ora toire (l. 542-606), qui culmine dans l’ana phore <strong>de</strong>s lignes 554-560. Est- il convain -cant ? Est- il lui- même convaincu ? On peut en dou ter dans la mesure où il ter mine en invo -quant comme ultime argu ment son propre sen ti ment (« je me crois tout <strong>à</strong> fait quitte avec [lasociété] ») et en réaf fi r mant <strong>de</strong> manière hyper bo lique son dés ir <strong>de</strong> vivre « pour [lui] seul » etnon en écri vain.Rous seau, en effet, dit n’être <strong>de</strong>venu écri vain que par acci <strong>de</strong>nt, « presque mal gré [lui] » et n’avoird’autre talent que celui que lui donne une forte convic tion (l. 250-261), il dépré cie d’ailleurs leslettres qu’il est en train d’écrire et qui ne seraient que « fatras » (l. 329, 722). Ce fai sant, il se valo -rise : contrai re ment <strong>à</strong> un « fai seur <strong>de</strong> livres » (l. 707) qui recher che rait le seul suc cès, il n’écritque pour faire connaître « la vérité », <strong>à</strong> laquelle il se dit « pas sion né ment atta ché » (l. 259). Sonécri ture est authen tique, c’est pour quoi, s’il se moque <strong>de</strong> sa célé brité (l. 604-606), il a le souci<strong>de</strong> la pos té rité (l. 669).L’accumulation <strong>de</strong>s paradoxes assure la singularité <strong>de</strong> <strong>Rousseau</strong>, son unicité, tout en la jus tifiantpuisque cet auto portrait le valorise en l’opposant <strong>à</strong> ses contem porains, constamment discrédités.Quelle est la part <strong>de</strong> l’auto justi fi cation ?La pre mière <strong>de</strong>s <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong> per met d’ana ly ser ainsi le pro jet Rous seau :1. Il se connaît par fai te ment (« Per sonne au mon<strong>de</strong> ne me connaît que moi seul », l. 138) et ila une bonne opi nion <strong>de</strong> lui- même (« <strong>de</strong> tous les hommes que j’ai connus en ma vie, aucun nefut meilleur que moi », l. 152-153).2. Il souffre <strong>de</strong> se savoir mal jugé, « d’être connu <strong>à</strong> <strong>de</strong>mi » (l. 157).3. Il va donc se peindre tota le ment, « sans fard et sans mo<strong>de</strong>s tie » (« tel que je me vois, et telque je suis », l. 134), <strong>de</strong> façon <strong>à</strong> modi fier le juge ment d’autrui. D’où la struc ture d’oppo si tionqui sous- tend ces lettres : Rous seau rejette les images fausses <strong>de</strong> lui- même au pro fit <strong>de</strong> celles qu’il


14juge vraies et, plus fon da men ta lement, dans une vision binaire, il oppose sa per son na lité sin gu -lière (unique) <strong>à</strong> celle <strong>de</strong>s autres hommes.– Ainsi la visée argumentative est constante. Rous seau veut démon trer qu’il n’est ni vani -teux (l. 22), ni misan thrope (l. 31), ni mélan co lique (l. 45), ni méchant (l. 620), ni inutile(l. 543-570), ni mal heu reux dans sa « retraite » (3 e lettre), et il fait pour cela grand usage dupara doxe : c’est parce qu’il aime les hommes qu’il les fuit (« je souffre moins <strong>de</strong> leurs mauxquand je ne les vois pas », IV, l. 624-625). Il vit retiré <strong>de</strong> la société, mais cette vie est la seule quiconvienne <strong>à</strong> sa nature : « Il dépen dait <strong>de</strong> moi, non <strong>de</strong> me faire un autre tem pé rament ni un autrecarac tère, mais <strong>de</strong> tirer parti du mien, pour me rendre bon <strong>à</strong> moi- même et nul le ment méchantaux autres » (IV, l. 537-538). Ainsi, sa res pon sa bi lité se trouve limi tée, ce qui ne l’empêche pas<strong>de</strong> se glo ri fier <strong>de</strong> son choix, <strong>de</strong> lui don ner une valeur uni ver selle, exem plaire, en affir mant qu’ilrépond aussi <strong>à</strong> une haute exi gence morale : « il est désor mais démon tré pour moi par l’expé -rience que l’état où je me suis mis est le seul où l’homme puisse vivre bon et heu reux, puis qu’ilest le plus indé pen dant <strong>de</strong> tous, et le seul où on ne se trouve jamais pour son propre avan tagedans la néces sité <strong>de</strong> nuire <strong>à</strong> autrui » (II, l. 286-291). Il s’attri bue <strong>de</strong>s défauts, mais qui sont indis -so ciables <strong>de</strong> qua li tés supé rieures (sa paresse est une mani fes ta tion <strong>de</strong> son amour <strong>de</strong> la liberté, sonabsence <strong>de</strong> talent fait <strong>de</strong> lui un écri vain authen tique et non un écri vain <strong>de</strong> métier qui veut plaireau public comme les « gens <strong>de</strong> lettres »). Il reconnaît aussi « [ses] folies », « [ses] grands défauts »,« tous [ses] vices », mais « avec tout cela » il se dit « très per suadé que, <strong>de</strong> tous les hommes [qu’ila] connus en [sa] vie, aucun ne fut meilleur que [lui] » (I, l. 151-153). Il va jus qu’<strong>à</strong> se poser enmodèle <strong>de</strong> vertu puis qu’en menant une vie reti rée il peut « don ner l’exemple aux hommes <strong>de</strong> lavie qu’ils <strong>de</strong>vraient tous mener », ce qui jus ti fie la « haute estime » qu’il a pour lui- même (IV,l. 555 et 541). Cette entre prise d’auto justi fi cation recourt aussi aux pro cé dés rhé to riques.– Rous seau a écrit ces lettres pour per sua <strong>de</strong>r son lec teur. Loin <strong>de</strong> se réduire <strong>à</strong> un « fatras », elles sontcompo sées selon un ordre qui rend sen sible l’unité d’un tem pé rament et d’une vie : tout s’éclaire,les mal en ten dus se dis sipent, les objec tions sont pré vues (« Vous me direz, Mon sieur… », I,l. 124) et réfu tées, les défauts pèsent moins que les qua li tés. Elles imposent l’idée <strong>de</strong> sa sin gu la -rité et <strong>de</strong> sa supé riorité morales par <strong>de</strong>s for mu la tions para doxales (qui signalent et expliquentsa complexité) ou hyper bo liques (qui accen tuent sa sen si bi lité sin gu lière). Rous seau se montreéloquent, jus qu’au lyrisme quand il raconte son illu mi na tion (2 e lettre) et son extase mys tiquedans la nature (3 e lettre), et son élo quence prend <strong>de</strong>s accents ora toires quand l’argu men ta tionse déve loppe en pério<strong>de</strong>s solen nelles et ana pho riques pour reje ter une accu sa tion qui le blesse(IV, l. 554-564). Dans la <strong>de</strong>r nière lettre, il se fait polé miste pour dis crédi ter ses pré ten dus amis(« Quand je les aimais, ils ont voulu paraître m’aimer », l. 635-636) ; ils lui ont repro ché d’êtreinutile dans sa retraite, il stig matise « ces tas <strong>de</strong> dés œu vrés payés <strong>de</strong> la graisse du peuple pouraller six fois la semaine bavar <strong>de</strong>r dans une aca dé mie » (l. 546-548), et les voil<strong>à</strong> assi mi lés <strong>à</strong> <strong>de</strong>spara sites, <strong>à</strong> <strong>de</strong>s « beaux par leurs » (l. 578). Sa pau vreté <strong>de</strong>vient ainsi le signe <strong>de</strong> sa vertu et <strong>de</strong>sa liberté dans une société cor rom pue puisque lui, contrai re ment <strong>à</strong> eux, « ne mange du painqu’autant [qu’il] en gagne » (l. 579).– Tou te fois, l’excès même d’argu men ta tion peut lais ser le lec teur scep tique. On peut rele ver cer tainsdéfauts <strong>de</strong> cohé rence interne et remar quer par exemple que Rous seau explique d’abord sondégoût <strong>de</strong> la société contem po raine par les lec tures roma nesques <strong>de</strong> sa jeu nesse et pré sente sesrêves <strong>de</strong> société idéale comme <strong>de</strong>s « folies » (II, l. 178) avant d’affir mer qu’il a bien <strong>de</strong>s « rai sons<strong>de</strong> […] haïr » (l. 212) les hommes, en par ti cu lier « les grands » (IV, l. 657) et ceux qui viventdans les villes, foyers <strong>de</strong> cor rup tion (l. 574). On peut aussi être sen sible au fait que Rous seaudonne pour juge suprême <strong>de</strong> sa conduite sa propre conscience et pré tend impo ser ce juge mentau lec teur : il s’offre au juge ment <strong>de</strong> <strong>Malesherbes</strong> (I, l. 138 et IV, l. 721) mais se dit cer tainque « <strong>de</strong> tous les hommes [qu’il a] connus en [sa] vie, aucun ne fut meilleur que [lui] » (I,l. 152-153). C’est déj<strong>à</strong> ce que lui fai sait obser ver Di<strong>de</strong>rot pen dant leur que relle d’octobre 1757 :« Je sais bien que, quoi que vous fas siez, vous aurez tou jours le témoi gnage <strong>de</strong> votre conscience ;mais ce témoi gnage suffit- il seul, et est- il per mis <strong>de</strong> négli ger jus qu’<strong>à</strong> cer tain point celui <strong>de</strong>s autreshommes ? » On peut obser ver encore que Rous seau invoque sa per son na lité ori gi nale et unique


15comme une jus ti fi cation ultime <strong>à</strong> sa manière <strong>de</strong> vivre, ce qui le dis pense d’être jugé comme unhomme ordi naire ; il écri vait <strong>de</strong> même <strong>à</strong> Grimm : « Per sonne ne sait se mettre <strong>à</strong> ma place : onne veut pas voir que je suis un être <strong>à</strong> part, qui n’a point le carac tère, les maximes, les res sources<strong>de</strong>s autres, et qu’il ne faut point juger sur leurs règles », ce qui revient <strong>à</strong> dire que seul Rous seaupeut être le juge <strong>de</strong> Jean- <strong>Jacques</strong>. On peut noter enfin que la soli tu<strong>de</strong>, van tée comme une libé -ra tion et un bon heur dans les <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong>, est asso ciée <strong>à</strong> une souf france dans d’autreslettres, peut- être moins apprê tées : « Je crois, par l’état <strong>de</strong> lan gueur où je suis réduit dans maretraite, méri ter au moins quelques égards », explique- t-il <strong>à</strong> Saint- Lambert le 4 sep tembre 1757 ;il cherche <strong>à</strong> api toyer Mme d’Hou<strong>de</strong>tot : « Ma res pec table amie, je ne vous rever rai jamais, je lesens <strong>à</strong> la tris tesse qui me serre le cœur ; mais je m’occu pe rai <strong>de</strong> vous dans ma retraite. Je son ge -rai que j’ai <strong>de</strong>ux amis au mon<strong>de</strong>, et j’oublie rai que j’y suis seul » (8 novembre 1757) ; quelquesmois plus tard, il cherche <strong>à</strong> rame ner vers lui Di<strong>de</strong>rot : « Votre ami gémit dans sa soli tu<strong>de</strong>, oublié<strong>de</strong> tout ce qui lui était cher. Il peut y tom ber dans le déses poir, y mou rir enfin, mau dis santl’ingrat dont l’adver sité lui fit tant ver ser <strong>de</strong> larmes, et qui l’accable indi gne ment dans la sienne »(2 mars 1758) ; et lors <strong>de</strong> la crise qui est <strong>à</strong> l’ori gine <strong>de</strong>s <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong>, il se décrit comme« un pauvre soli taire » (<strong>Le</strong>ttre <strong>à</strong> Moultou, 12 décembre 1761 ; voir Textes complé men taires,p. 70).Ainsi, mal gré sa <strong>de</strong>vise, Rous seau s’attache sur tout <strong>à</strong> se jus ti fier : il ne conçoit pas autre mentl’écri ture auto bio gra phie, même dans <strong>Le</strong>s Confes sions où il avoue <strong>de</strong>s actions ridi cules ou cou -pables (voir ci- <strong>de</strong>ssous l’étu<strong>de</strong> d’une scène d’aveu). Elle est <strong>de</strong>s ti née – expli ci te ment ici – <strong>à</strong> uninter lo cuteur qui a besoin d’être détrompé sur sa per sonne ; c’est pour quoi elle tire son ori gine <strong>de</strong>sa cor res pon dance, notam ment dans <strong>de</strong>s lettres qu’il écrit en 1757 et 1758 <strong>à</strong> Di<strong>de</strong>rot, Grimm,Mme d’Épinay, Mme d’Hou<strong>de</strong>tot, Saint- Lambert au cours <strong>de</strong>s que relles avec ses anciens amis.Avec les <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong>, pour la pre mière fois il prend <strong>de</strong> la hau teur et cherche <strong>à</strong> embras sersa vie pour mieux se décrire, tel qu’il est, prétend- il, tel qu’il se pense, assu ré ment. Il se défi niten se situant dans la société <strong>de</strong> son époque, en s’oppo sant <strong>à</strong> ceux qui sont si peu ses sem blables,les « grands », les « gens <strong>de</strong> lettres » et les « phi lo sophes », et même les hommes en géné ral. Cefai sant, il réunit diverses facettes <strong>de</strong> sa per son na lité complexe et divers thèmes <strong>de</strong> sa pen sée : enquelques pages, les <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong> donnent <strong>à</strong> voir tout <strong>à</strong> la fois l’homme sen sible, si faci -le ment ému et blessé, mais aussi le rêveur et le rai son neur invé téré, le mora liste exi geant et lemaniaque <strong>de</strong> l’auto justi fi cation, le plé béien défen dant farou che ment sa liberté mais recher chant<strong>de</strong>s pro tec tions, le soli taire et l’ami, l’enthou siaste et le mélan co lique, le lyrique et le polé miste– et c’est ce qui fait <strong>de</strong> ce texte une œuvre digne d’inté rêt et qui mérite d’être connue.DevoirObjets d’étu<strong>de</strong> : l’auto bio gra phie — l’argu men ta tion.Cor pus : Texte A – J.-J. Rous seau, <strong>Le</strong>s Confes sions, Pré am bule, 1782.Texte B – J.-J. Rous seau, <strong>Le</strong>s Confes sions, livre II, 1782.Texte C – J.-J. Rous seau, <strong>Le</strong>s Rêve ries du pro me neur soli taire, 1782.Ques tion (4 points) :<strong>Le</strong>s récits que Rous seau fait dans ses Confes sions (texte B) et dans les Rêve ries du pro me neursoli taire (texte C) sont- ils conformes aux idées qu’il énonce dans le pré am bule <strong>de</strong>s Confes -sions (texte A) ? Votre réponse s’appuiera notam ment sur une étu<strong>de</strong> rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la compo sitiondu récit <strong>de</strong>s Confes sions.Commen taire (16 points) :Rédi gez un commen taire du <strong>de</strong>r nier para graphe du texte B (<strong>de</strong> « J’ai pro cédé ron <strong>de</strong> -ment… », l. 59, <strong>à</strong> la fin).


16510152025303540Texte A. <strong>Le</strong>s Confes sions, Pré am bule (voir texte 16, p. 80-81).Texte B. <strong>Le</strong>s Confes sions, livre IIEn 1728, Rous seau, âgé <strong>de</strong> seize ans, trouva une place <strong>de</strong> laquais chez une aris to crate <strong>de</strong> Turin,Mme <strong>de</strong> Vercellis, veuve et sans enfants. Parmi les nom breux domes tiques, diri gés par un inten dant etsa femme, M. et Mme Lorenzi, figu raient Mlle Pontal, sa femme <strong>de</strong> chambre, et Marion, une jeunecui si nière. Peu après l’arri vée <strong>de</strong> Rous seau, Mme <strong>de</strong> Vercellis mou rut, lais sant comme unique héri tierson neveu, le comte <strong>de</strong> La Roque. L’auteur <strong>de</strong>s Confes sions évoque cet épi so<strong>de</strong> en 1766.Que n’ai- je achevé tout ce que j’avais <strong>à</strong> dire <strong>de</strong> mon séjour chez Mme <strong>de</strong> Vercellis ! Mais, bienque mon appa rente situa tion <strong>de</strong>meu rât la même, je ne sor tis pas <strong>de</strong> sa mai son comme j’y étaisentré. J’en empor tai les longs sou ve nirs du crime et l’insup por table poids <strong>de</strong>s remords dont aubout <strong>de</strong> qua rante ans ma conscience est encore char gée, et dont l’amer sen ti ment, loin <strong>de</strong> s’affai -blir, s’irrite <strong>à</strong> mesure que je vieillis. Qui croi rait que la faute d’un enfant pût avoir <strong>de</strong>s suitesaussi cruelles ? C’est <strong>de</strong> ces suites plus que pro bables que mon cœur ne sau rait se conso ler. J’aipeut- être fait périr dans l’opprobre et dans la misère une fille aimable, hon nête, esti mable, et quisûre ment valait beau coup mieux que moi.Il est bien dif fi cile que la dis so lu tion d’un ménage n’entraîne un peu <strong>de</strong> confu sion dans lamai son, et qu’il ne s’égare bien <strong>de</strong>s choses. Cepen dant, telle était la fidé lité <strong>de</strong>s domes tiques etla vigi lance <strong>de</strong> M. et Mme Lorenzi, que rien ne se trouva <strong>de</strong> manque sur l’inven taire. La seuleMlle Pontal per dit un petit ruban cou leur <strong>de</strong> rose et argent, déj<strong>à</strong> vieux. Beau coup d’autresmeilleures choses étaient <strong>à</strong> ma por tée ; ce ruban seul me tenta, je le volai, et comme je ne lecachais guère, on me le trouva bien tôt. On vou lut savoir où je l’avais pris. Je me trouble, je bal -bu tie, et enfin je dis en rou gis sant que c’est Marion qui me l’a donné. Marion était une jeuneMauriennoise dont Mme <strong>de</strong> Vercellis avait fait sa cui si nière, quand, ces sant <strong>de</strong> don ner <strong>à</strong> man -ger 1 , elle avait ren voyé la sienne, ayant plus besoin <strong>de</strong> bons bouillons que <strong>de</strong> ragoûts fins. Nonseule ment Marion était jolie, mais elle avait une fraî cheur <strong>de</strong> colo ris qu’on ne trouve que dansles mon tagnes, et sur tout un air <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s tie et <strong>de</strong> dou ceur qui fai sait qu’on ne pou vait la voirsans l’aimer ; d’ailleurs bonne fille, sage et d’une fidé lité <strong>à</strong> toute épreuve. C’est ce qui sur pritquand je la nom mai. L’on n’avait guère moins <strong>de</strong> confiance en moi qu’en elle, et l’on jugea qu’ilimpor tait <strong>de</strong> véri fier lequel était le fri pon <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux. On la fit venir ; l’assem blée était nom breuse,le comte <strong>de</strong> La Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban, je la charge effron té ment ; ellereste inter dite, se tait, me jette un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbarecœur résiste. Elle nie enfin avec assu rance, mais sans empor te ment, m’apo strophe, m’exhorte <strong>à</strong>ren trer en moi- même, <strong>à</strong> ne pas désho no rer une fille inno cente qui ne m’a jamais fait <strong>de</strong> mal ; etmoi, avec une impu <strong>de</strong>nce infer nale, je confirme ma décla ra tion, et lui sou tiens en face qu’ellem’a donné le ruban. La pauvre fille se mit <strong>à</strong> pleu rer, et ne me dit que ces mots : « Ah ! Rous seau,je vous croyais un bon carac tère. Vous me ren <strong>de</strong>z bien mal heu reuse ; mais je ne vou drais pas être<strong>à</strong> votre place. » Voil<strong>à</strong> tout. Elle conti nua <strong>de</strong> se défendre avec autant <strong>de</strong> sim pli cité que <strong>de</strong> fer meté,mais sans se per mettre jamais contre moi la moindre invec tive. Cette modé ra tion, compa rée <strong>à</strong>mon ton décidé, lui fit tort. Il ne sem blait pas natu rel <strong>de</strong> sup po ser d’un côté une audace aussidia bo lique, et <strong>de</strong> l’autre une aussi angé lique dou ceur. On ne parut pas se déci <strong>de</strong>r abso lu ment,mais les pré ju gés étaient pour moi. Dans le tra cas où l’on était, on ne se donna pas le tempsd’appro fon dir la chose ; et le comte <strong>de</strong> la Roque, en nous ren voyant tous <strong>de</strong>ux, se contenta <strong>de</strong>dire que la conscience du cou pable ven ge rait assez l’innocent. Sa pré dic tion n’a pas été vaine ;elle ne cesse pas un seul jour <strong>de</strong> s’accom plir.J’ignore ce que <strong>de</strong>vint cette vic time <strong>de</strong> ma calom nie mais il n’y a pas d’appa rence qu’elle aitaprès cela trouvé faci le ment <strong>à</strong> se bien pla cer. Elle empor tait une impu ta tion cruelle <strong>à</strong> son hon -neur <strong>de</strong> toutes manières. <strong>Le</strong> vol n’était qu’une baga telle, mais enfin c’était un vol, et, qui pisest, employé <strong>à</strong> séduire un jeune gar çon ; enfin le men songe et l’obs ti nation ne lais saient rien <strong>à</strong>espé rer <strong>de</strong> celle en qui tant <strong>de</strong> vices étaient réunis. Je ne regar<strong>de</strong> pas même la misère et l’aban don1. Invi ter <strong>à</strong> dîner, comme le fai saient les aris to crates qui menaient une vie mon daine.


17455055606570758085comme le plus grand dan ger auquel je l’aie expo sée. Qui sait, <strong>à</strong> son âge, où le décou ra ge ment <strong>de</strong>l’inno cence avi lie a pu la por ter 1 ? Eh ! si le remords d’avoir pu la rendre mal heu reuse est insup -por table, qu’on juge <strong>de</strong> celui d’avoir pu la rendre pire que moi !Ce sou ve nir cruel me trouble quelque fois, et me bou le verse au point <strong>de</strong> voir dans mes insom -nies cette pauvre fille venir me repro cher mon crime, comme s’il n’était commis que d’hier.Tant que j’ai vécu tran quille, il m’a moins tour menté ; mais au milieu d’une vie ora geuse ilm’ôte la plus douce conso la tion <strong>de</strong>s inno cents per sé cu tés : il me fait bien sen tir ce que je croisavoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s’endort durant un <strong>de</strong>s tin pros père, et s’aigritdans l’adver sité. Cepen dant je n’ai jamais pu prendre sur moi <strong>de</strong> déchar ger mon cœur <strong>de</strong> cetaveu dans le sein d’un ami. La plus étroite inti mité ne me l’a jamais fait faire <strong>à</strong> per sonne, pasmême <strong>à</strong> Mme <strong>de</strong> Warens. Tout ce que j’ai pu faire a été d’avouer que j’avais <strong>à</strong> me repro cher uneaction atroce, mais jamais je n’ai dit en quoi elle consis tait. Ce poids est donc res té jus qu’<strong>à</strong> cejour sans allé ge ment sur ma conscience, et je puis dire que le dés ir <strong>de</strong> m’en déli vrer en quelquesorte a beau coup contri bué <strong>à</strong> la réso lu tion que j’ai prise d’écrire mes confes sions.J’ai pro cédé ron <strong>de</strong> ment 2 dans celle que je viens <strong>de</strong> faire, et l’on ne trou vera sûre ment pas quej’aie ici pal lié 3 la noir ceur <strong>de</strong> mon for fait. Mais je ne rem pli rais pas le but <strong>de</strong> ce livre si je n’expo -sais en même temps mes dis po si tions inté rieures, et que je crai gnisse <strong>de</strong> m’excu ser en ce qui estconforme <strong>à</strong> la vérité. Jamais la méchan ceté ne fut plus loin <strong>de</strong> moi que dans ce cruel moment,et lorsque je char geai cette mal heu reuse fille, il est bizarre mais il est vrai que mon ami tié pourelle en fut la cause. Elle était pré sente <strong>à</strong> ma pen sée, je m’excu sai sur le pre mier objet 4 qui s’offrit.Je l’accu sai d’avoir fait ce que je vou lais faire, et <strong>de</strong> m’avoir donné le ruban, parce que moninten tion était <strong>de</strong> le lui don ner. Quand je la vis paraître ensuite, mon cœur fut déchiré, maisla pré sence <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> fut plus forte que mon repen tir. Je crai gnais peu la puni tion, jene crai gnais que la honte ; mais je la crai gnais plus que la mort, plus que le crime, plus quetout au mon<strong>de</strong>. J’aurais voulu m’enfon cer, m’étouf fer dans le centre <strong>de</strong> la terre ; l’invin ciblehonte l’emporta sur tout, la honte seule fit mon impu <strong>de</strong>nce, et plus je <strong>de</strong>ve nais cri mi nel, plusl’effroi d’en conve nir me ren dait intré pi<strong>de</strong>. Je ne voyais que l’hor reur d’être reconnu, déclarépubli que ment, moi présent, voleur, men teur, calom nia teur. Un trouble uni ver sel m’ôtait toutautre sen ti ment. Si l’on m’eût laissé reve nir <strong>à</strong> moi- même, j’aurais infailli ble ment tout déclaré. SiM. <strong>de</strong> La Roque m’eût pris <strong>à</strong> part, qu’il m’eût dit : « Ne per <strong>de</strong>z pas cette pauvre fille ; si vous êtescou pable, avouez- le-moi », je me serais jeté <strong>à</strong> ses pieds dans l’ins tant, j’en suis par fai te ment sûr.Mais on ne fit que m’inti mi <strong>de</strong>r quand il fal lait me don ner du cou rage. L’âge est encore une atten -tion qu’il est juste <strong>de</strong> faire ; <strong>à</strong> peine étais- je sorti <strong>de</strong> l’enfance, ou plu tôt j’y étais encore. Dans lajeu nesse, les véri tables noir ceurs sont plus cri mi nelles encore que dans l’âge mûr ; mais ce quin’est que fai blesse l’est beau coup moins, et ma faute au fond n’était guère autre chose. Aussi sonsou ve nir m’afflige- t-il moins <strong>à</strong> cause du mal en lui- même qu’<strong>à</strong> cause <strong>de</strong> celui qu’il a dû cau ser. Ilm’a même fait ce bien <strong>de</strong> me garan tir pour le reste <strong>de</strong> ma vie <strong>de</strong> tout acte ten dant au crime, parl’impres sion ter rible qui m’est res tée du seul que j’aie jamais commis, et je crois sen tir que monaver sion pour le men songe me vient en gran<strong>de</strong> par tie du regret d’en avoir pu faire un aussi noir.Si c’est un crime qui puisse être expié, comme j’ose le croire, il doit l’être par tant <strong>de</strong> mal heursdont la fin <strong>de</strong> ma vie est acca blée, par qua rante ans <strong>de</strong> droi ture et d’hon neur dans <strong>de</strong>s occa sionsdif fi ciles, et la pauvre Marion trouve tant <strong>de</strong> ven geurs en ce mon<strong>de</strong>, que, quelque gran<strong>de</strong> qu’aitété mon offense envers elle, je crains peu d’en empor ter la coulpe 5 avec moi. Voil<strong>à</strong> ce que j’avais<strong>à</strong> dire sur cet article. Qu’il me soit per mis <strong>de</strong> n’en repar ler jamais.J.-J. Rous seau, <strong>Le</strong>s Confes sions, livre II, 1782 (post hume, texte écrit en 1766).1. <strong>Le</strong> décou ra ge ment, ima gine Rous seau, a pu conduire Marion <strong>à</strong> se pros ti tuer pour sur vivre.2. Fran che ment.3. Atté nué, mas qué.4. Image men tale, pen sée.5. Péché, faute.


189095100Texte C. <strong>Le</strong>s Rêve ries du pro me neur soli taire[…] je réso lus d’employer <strong>à</strong> m’exa mi ner sur le men songe la pro me na<strong>de</strong> du len <strong>de</strong> main, et j’yvins bien confirmé dans l’opi nion déj<strong>à</strong> prise que le Connais- toi toi- même du temple <strong>de</strong> Delphes 1n’était pas une maxime si facile <strong>à</strong> suivre que je l’avais cru dans mes Confes sions.<strong>Le</strong> len <strong>de</strong> main, m’étant mis en marche pour exé cu ter cette réso lu tion, la pre mière idée quime vint en commen çant <strong>à</strong> me recueillir fut celle d’un men songe affreux fait dans ma pre mièrejeu nesse, dont le sou ve nir m’a trou blé toute ma vie et vient, jusque dans ma vieillesse, contris terencore mon cœur déj<strong>à</strong> navré <strong>de</strong> tant d’autres façons. Ce men songe, qui fut un grand crime enlui- même, en dut être un plus grand encore par ses effets que j’ai tou jours igno rés, mais que leremords m’a fait sup po ser aussi cruels qu’il était pos sible. Cepen dant, <strong>à</strong> ne consi dé rer que ladis po si tion où j’étais en le fai sant, ce men songe ne fut qu’un fruit <strong>de</strong> la mau vaise honte et bienloin qu’il par tît d’une inten tion <strong>de</strong> nuire <strong>à</strong> celle qui en fut la vic time, je puis jurer <strong>à</strong> la face duciel qu’<strong>à</strong> l’ins tant même où cette honte invin cible me l’arra chait j’aurais donné tout mon sangavec joie pour en détour ner l’effet sur moi seul. C’est un délire que je ne puis expli quer qu’endisant, comme je le crois sen tir, qu’en cet ins tant mon natu rel timi<strong>de</strong> sub ju gua tous les vœux<strong>de</strong> mon cœur.J.-J. Rous seau, <strong>Le</strong>s Rêve ries du pro me neur soli taire, « Qua trième pro me na<strong>de</strong> », 1782 (post hume,texte écrit en 1777).Cor rigéQues tionDans le pré am bule <strong>de</strong>s Confes sions, Rous seau s’engage <strong>à</strong> « di[re] le bien et le mal avec la mêmefran chise », <strong>à</strong> ne pas cacher « [ses] indi gni tés », assuré qu’il est qu’aucun homme ne pourra sedire « meilleur » (mora le ment) que lui. Il exprime donc une exi gence <strong>de</strong> vérité abso lue, conformeau titre <strong>de</strong> son auto bio gra phie et <strong>à</strong> la <strong>de</strong>vise qu’il a faite sienne : « Vitam impen<strong>de</strong>re vero ».<strong>Le</strong> livre II semble mettre en pra tique ce prin cipe puis qu’il pré sente d’abord le récit détaillé,favo rable <strong>à</strong> Marion, <strong>de</strong> la faute indigne commise par Rous seau, clai re ment dési gnée comme un« crime ». Il se décerne d’ailleurs ensuite un satis fe cit en fai sant obser ver au lec teur qu’il n’a enrien « pal lié la noir ceur <strong>de</strong> [son] for fait » : sa confes sion a été sin cère. Tou te fois, les <strong>de</strong>ux para -graphes sui vants décrivent lon gue ment le « remords » <strong>de</strong> Rous seau, <strong>de</strong>venu « dans l’adver sité »une souf france cruelle : après avoir plaidé cou pable <strong>de</strong>vant le lec teur, l’auteur sug gère qu’il s’estlui- même condamné (preuve <strong>de</strong> sa haute conscience morale) et qu’il a expié. Il opère ensuite unréexa men <strong>de</strong> la scène ini tiale en four nis sant <strong>de</strong>s expli ca tions sur « [ses] dis po si tions inté rieures »que le lec teur doit tenir pour vraies (elles sont par nature invé ri fiables) et qui consti tuent unejus ti fi cation, comme le mon trera le commen taire détaillé du <strong>de</strong>r nier para graphe. Parmi les nom -breux argu ments invo qués <strong>à</strong> sa décharge figure encore la conscience morale puisque c’est « lahonte » d’un aveu public qui l’a conduit <strong>à</strong> calom nier la jeune fille ; ainsi, par un ren ver se mentpara doxal, le « crime » <strong>de</strong>vient le signe, la preuve <strong>de</strong> l’inno cence fon cière <strong>de</strong> Rous seau, qui nes’est pas conduit comme un méchant trans gres sant cyni que ment la morale : « [sa] faute au fondn’était guère autre chose » qu’une « fai blesse ».<strong>Le</strong>s Rêve ries reviennent briè ve ment, et <strong>de</strong> manière très allu sive, sur cet épi so<strong>de</strong> mal heu reux <strong>de</strong> sajeu nesse et l’évoquent dans les mêmes termes, oppo sant <strong>à</strong> la gra vité du men songe en soi (« ungrand crime ») le sen ti ment (« la dis po si tion ») qui l’a sus cité, lequel ne compor tait nul le ment« une inten tion <strong>de</strong> nuire ». Plus net te ment encore que dans <strong>Le</strong>s Confes sions où il affirme qu’iln’était plus lui- même quand il s’obstinait <strong>à</strong> calom nier Marion, Rous seau affirme ici qu’il étaitvic time d’un « délire » et que son acte était ainsi direc te ment contraire aux « vœux <strong>de</strong> [son]cœur ».1. <strong>Le</strong> phi lo sophe grec Socrate avait fait sienne cette maxime gra vée sur le temple d’Apol lon <strong>à</strong> Delphes,dans laquelle il voyait un prin cipe <strong>de</strong> sagesse. Montaigne s’y réfère dans ses Essais pour jus ti fier le choixqu’il a fait <strong>de</strong> « se ser vir <strong>de</strong> soi pour sujet <strong>à</strong> écrire ».


19Dans ces <strong>de</strong>ux récits, l’aveu <strong>de</strong> la faute répond <strong>à</strong> une exi gence <strong>de</strong> vérité mais celle- ci est tem pé réepar le souci fla grant <strong>de</strong> trou ver <strong>à</strong> cette faute <strong>de</strong>s cir constances atté nuantes qui font d’elles unesimple « fai blesse ».Pro po si tion <strong>de</strong> commen taireLa réponse <strong>à</strong> la ques tion ini tiale a mon tré que Rous seau a pris soin <strong>de</strong> dis tin guer soi gneu se -ment le récit <strong>à</strong> charge <strong>de</strong> sa faute et l’exposé <strong>de</strong>s inten tions et <strong>de</strong>s sen ti ments qui la lui ont faitcommettre : l’évo ca tion <strong>de</strong> la faute ne se réduit pas <strong>à</strong> l’aveu, <strong>à</strong> l’accu sa tion, moment essen tield’une confes sion, elle se pro longe, dans un <strong>de</strong>uxième moment qui équi libre et oriente d’ailleurssecrè te ment le pre mier, par l’énu mé ra tion <strong>de</strong>s cir constances, néces sai re ment atté nuantes, <strong>de</strong>cette faute. L’auto bio gra phie se fait ici récit et plai doyer : il convient donc d’étu dier d’abordl’argu men ta tion pro duite puis d’éva luer sa vali dité avant d’ana ly ser l’image que Rous seau donne<strong>de</strong> lui- même.1. Rous seau pré sente une série d’argu ments <strong>de</strong>s ti nés <strong>à</strong> atté nuer sa culpa bi litéUn bref pré am bule pré pare le lec teur <strong>à</strong> accep ter les argu ments qui vont suivre : Rous seau rap -pelle que, confor mé ment <strong>à</strong> l’enga ge ment énoncé dans le pré am bule, il s’est accusé sans détouret ce gage <strong>de</strong> sa sin cé rité ne peut que sus ci ter la confiance du lec teur ; mais cette totale sin cé ritéjus ti fie aussi l’exposé <strong>de</strong> ses « dis po si tions inté rieures » et il ne doit pas craindre <strong>de</strong> « [s’]excu ser »quand « la vérité » l’oblige aussi <strong>à</strong> par ler en sa faveur.– Rous seau trouve dans ses « dis po si tions inté rieures » <strong>de</strong>ux argu ments prou vant qu’iln’a pas agi par « méchan ceté ». <strong>Le</strong> mot ne pour rait lui être appli qué que par <strong>de</strong>s per sonnesqui le condamnent sans le connaître vrai ment et jugent sur <strong>de</strong>s appa rences ; en effet, selon unpara doxe reven di qué (« il est bizarre mais il est vrai »), la pre mière phrase sub sti tue <strong>à</strong> ce motcelui d’« ami tié », qui signi fie ici « amour » (offrir un ruban <strong>à</strong> une jeune fille était d’ailleurs unemanière <strong>de</strong> lui faire la cour). Ce pre mier argu ment révèle que le jeune homme était animé parun sen ti ment posi tif, que son cœur était bon. <strong>Le</strong> lec teur a été dis posé <strong>à</strong> accep ter cette expli ca -tion par la <strong>de</strong>s crip tion ini tiale <strong>de</strong> Marion (« on ne pou vait la voir sans l’aimer »). Un <strong>de</strong>uxièmeargu ment est aus si tôt invo qué : le « trouble » du cou pable <strong>de</strong>vant « la honte » qui le mena çaitlui a inter dit d’avouer, et cet argu ment est d’ailleurs <strong>à</strong> triple détente. Il confirme d’abord que lejeune Rous seau avait le cœur bon puisque, comme on l’a vu, un méchant aurait été insen sible<strong>à</strong> la honte. Il sug gère aussi que dans cette cir constance, il n’était plus lui- même, « un troubleuni ver sel [lui] ôtait tout autre sen ti ment », il n’agis sait pas selon sa véri table nature ; ainsi, cen’est pas par insen si bi lité qu’il a per sisté dans sa calom nie mais jus te ment par excès <strong>de</strong> sen si bi lité(autre para doxe, qui explique qu’un « cœur déchiré » par le « repen tir » reste muet) : la honted’avoir commis une faute lui en a fait commettre une plus gran<strong>de</strong> pour tenter d’y échap per. Cetargu ment incri mine enfin le « mon<strong>de</strong> » qui assiste <strong>à</strong> la scène et qui rend impos sible l’aveu. Ainsi,Rous seau pou vait appa raître <strong>à</strong> Marion comme l’incar na tion même <strong>de</strong> l’impu <strong>de</strong>nce alors quecelle- ci n’était que l’effet <strong>de</strong> son bon cœur, <strong>de</strong> son tem pé rament pas sionné (que le texte sou lignepar <strong>de</strong>s répé titions, <strong>de</strong>s ana phores et <strong>de</strong>s gra da tions ascen dantes) dans <strong>de</strong>s cir constances par ti cu -lières. (Sur l’impor tance <strong>de</strong> la honte chez Rous seau, voir ci- <strong>de</strong>ssous le Texte B.)– Rous seau s’attri bue en outre <strong>de</strong>s cir constances atté nuantes, pro dui sant par l<strong>à</strong> <strong>de</strong>ux nou -veaux argu ments pour sa défense. Il explique d’abord sa per sé vé rance dans le crime par l’atti tu<strong>de</strong>inap pro priée <strong>de</strong> son entou rage : M. <strong>de</strong> La Roque a eu tort <strong>de</strong> vou loir obte nir un aveu public ;pressé <strong>de</strong> rendre son juge ment il s’est mon tré peu déli cat et peu habile, n’a pas compris queRous seau n’était plus lui- même, qu’il avait besoin d’encou ra ge ments pour agir selon son cœuret sur mon ter son amour- propre. L’erreur fatale <strong>de</strong> l’aris to crate qui n’a pas fait ce qu’« il fal -lait » est sou li gnée par les mots « mais » et « quand » expri mant l’oppo si tion. L’auteur invoqueensuite sa jeu nesse, qu’il accen tue <strong>à</strong> <strong>de</strong>s sein en par lant <strong>de</strong> son « enfance » alors qu’il avait déj<strong>à</strong>seize ans. Il se gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> récla mer une indul gence auto ma tique du fait <strong>de</strong> son âge, il se montremême par ti cu liè re ment sévère envers les crimes <strong>de</strong> la jeu nesse mais c’est pour mieux les oppo ser<strong>à</strong> sa faute, qu’il pré sente main te nant comme une « fai blesse » (voir les <strong>de</strong>ux tour nures res tric -tives) : le jeune Rous seau n’avait donc pas <strong>de</strong> noirs <strong>de</strong>s seins, il a seule ment man qué <strong>de</strong> cou rage


20pour se dénon cer publi que ment. Cet argu ment, qui pro longe habi le ment le pré cé <strong>de</strong>nt, se fon<strong>de</strong>sur le lieu commun qui carac té rise l’enfant par sa fai blesse : il peut être faci le ment accepté parle lec teur.– À la fin <strong>de</strong> son plai doyer, Rous seau tend <strong>à</strong> effa cer complè te ment sa culpa bi lité en pro -dui sant trois nou veaux argu ments. Il commence par affir mer que ses remords lui sont ins pi rés« moins <strong>à</strong> cause du mal en lui- même qu’<strong>à</strong> cause <strong>de</strong> celui qu’il a dû cau ser ». Or, ce <strong>de</strong>r niermal n’est pas cer tain, même s’il a été pré senté comme pro bable dans le récit ini tial (et au pas -sage Rous seau s’attri bue ici une qua lité en se mon trant par ti cu liè re ment scru pu leux sur le planmoral). En outre, s’il s’est pro duit, c’est, d’une part, que Marion a cédé au « décou ra ge ment »(fai blesse liée <strong>à</strong> son âge), d’autre part, qu’elle a été trai tée indi gne ment par une société domi néepar les pré ju gés et la cor rup tion, prompte <strong>à</strong> refu ser un emploi hon nête <strong>à</strong> une jeune fille et <strong>à</strong>faire d’elle une pros ti tuée. De ce mal, Rous seau ne serait donc que par tiel le ment res pon sable.<strong>Le</strong> <strong>de</strong>uxième argu ment consiste <strong>à</strong> dire que cette calom nie, par son hor reur même, a eu un effetbéné fique sur le cou pable en lui ren dant odieux le crime et le men songe : cette faute a été uniqueet elle l’a boni fi é, le lec teur peut avoir <strong>de</strong> la sym pa thie pour l’homme qui a connu ensuite « qua -rante ans <strong>de</strong> droi ture et d’hon neur ». Il doit aussi éprou ver <strong>à</strong> son égard <strong>de</strong> la compas sion, pro -pice au par don, et c’est l<strong>à</strong> un troi sième argu ment : Rous seau a expié sa faute, sa vie mal heu reuses’est char gée <strong>de</strong> le punir, sa culpa bi lité est donc effa cée.2. La ques tion est main te nant <strong>de</strong> savoir si ce plai doyer est entiè re ment rece vable.L’ana lyse pré cé <strong>de</strong>nte conte nait déj<strong>à</strong> <strong>de</strong>s réserves ; elles doivent être déve lop pées et complé tées.– Dans le <strong>de</strong>r nier para graphe <strong>de</strong> son récit, Rous seau conti nue certes <strong>à</strong> s’accu ser. Il condamneson acte en par lant <strong>de</strong> « la noir ceur <strong>de</strong> [son] for fait », <strong>de</strong> son « crime », <strong>de</strong> son « impu <strong>de</strong>nce »,<strong>de</strong> son « men songe […] noir », <strong>de</strong> la « gran<strong>de</strong> […] offense » qu’il a faite <strong>à</strong> Marion. Il se pré sentecomme un calom nia teur qui a « charg[é] cette mal heu reuse fille », qui lui a fait vivre un « cruelmoment ». Mais il évoque aussi, et <strong>de</strong> plus en plus net te ment, sa propre souf france, qui équi -libre celle <strong>de</strong> Marion : c’est d’abord « [son] cœur […] déchiré » au moment même <strong>de</strong>s faits ;c’est ensuite le remords qui l’« afflige » constam ment <strong>de</strong>puis lors ; c’est enfin les nom breux « mal -heurs dont la fin <strong>de</strong> [sa] vie est acca blée » et qui valent comme une véri table expia tion. On apu noter aussi que sa « faute », insen si ble ment, a été soi gneu se ment dis tin guée <strong>de</strong>s « véri tablesnoir ceurs » et réduite <strong>à</strong> une « fai blesse ».– À trop vou loir prou ver, Rous seau sus cite le doute chez le lec teur qu’il presse <strong>de</strong> croire<strong>à</strong> son inno cence fon cière. Il accu mule déli bé ré ment les expli ca tions <strong>de</strong> tous ordres qui ontvaleur d’argu ments (sept se suc cè<strong>de</strong>nt dans ce para graphe, rigou reu se ment ordon nées), cetteaccu mu la tion étant d’ailleurs sou li gnée par l’adverbe « encore » qui sug gère que Rous seau n’enmanque pas et que sa cause est fina le ment facile <strong>à</strong> défendre. Parmi ces argu ments, <strong>de</strong>ux peuventêtre jugés par ti cu liè re ment peu convain cants. D’une part, l’invo ca tion <strong>de</strong> ses « dis po si tions inté -rieures » fait <strong>de</strong> lui le seul juge éclairé <strong>de</strong> lui- même puis qu’il est le seul <strong>à</strong> connaître les sen ti mentssecrets qui ont rendu pos sible sa faute ; <strong>à</strong> la fois juge et par tie, il peut ainsi affir mer n’avoir pascommis <strong>de</strong> « véri tables noir ceurs », celles- ci consis tant dans la volonté déli béré <strong>de</strong> faire le mal,comme il le dit dans <strong>Le</strong>s Rêve ries du pro me neur soli taire : « J’ai très peu fait <strong>de</strong> bien, je l’avoue,mais pour du mal, il n’en est entré dans ma volonté <strong>de</strong> ma vie, et je doute qu’il y ait aucunhomme au mon<strong>de</strong> qui en ait réel le ment fait moins que moi » (« Sixième Pro me na<strong>de</strong> »). Cetteappré cia tion <strong>de</strong> l’action en fonc tion <strong>de</strong> l’inten tion qui l’ins pire n’est pas sans rap pe ler la casuis -tique jésuite (avec cette dif fé rence, tou te fois, que le rai son ne ment inter vient après la faute, pourl’excu ser et non pour l’auto ri ser). Dou ble ment per suadé <strong>de</strong> sa totale sin cé rité et <strong>de</strong> sa capa cité <strong>à</strong>se connaître par fai te ment, Rous seau n’envi sage pas que le lec teur puisse mettre en doute ce qu’ildit <strong>de</strong>s sen ti ments qui l’ani maient alors, il réaf firme sans cesse cette illu sion <strong>de</strong> la trans pa rencedu sujet <strong>à</strong> lui- même : « je ne crains point d’être vu tel que je suis », écrivait- il <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong> enlui adres sant un « tableau trop véri dique » <strong>de</strong> lui- même ; un peu plus tard, c’est au lec teur <strong>de</strong>sConfes sions qu’il déclare : « Je sens mon cœur […]. Je me suis mon tré tel que je fus », pre nant<strong>à</strong> témoin l’« Être éter nel » : « J’ai dévoilé mon inté rieur tel que tu l’as vu toi- même ». <strong>Le</strong> regardqu’il porte sur lui- même étant celui d’un dieu omnis cient, comment le lec teur pourrait- il mettre


21en doute son juge ment quand il dit sa cer ti tu<strong>de</strong> <strong>de</strong> n’être pas condamné par Dieu ? C’est pour -tant ce <strong>à</strong> quoi conduit la lec ture cri tique, qui observe en outre que cette trans pa rence illu soire esttoute rétros pec tive et appa raît ainsi comme le pro duit d’une reconstruc tion <strong>de</strong> la scène vécue.Elle s’accom mo<strong>de</strong> en effet – c’est un nou veau para doxe – d’une sorte d’incom pré hen sion dunar ra teur <strong>de</strong>vant le jeune homme qu’il a été, comme le sug gèrent les réfé rences au démon, <strong>à</strong>l’« impu <strong>de</strong>nce infer nale » qui l’ani mait alors : la faute a été le fait d’un autre qui se serait sou -dain sub sti tué au vrai – et bon – Rous seau, c’est pour quoi il aurait suffi que M. <strong>de</strong> La Roquel’ait « laissé reve nir <strong>à</strong> [lui]-même » pour que tout rentre dans l’ordre ; elle est mise sur le compted’« un trouble uni ver sel [qui lui] ôtait tout autre sen ti ment », d’un accès <strong>de</strong> folie, d’un « délire »(le mot est employé dans <strong>Le</strong>s Rêve ries, <strong>à</strong> la fin du texte C) dont celui qui écrit ne se reconnaîtpas res pon sable. L’argu ment est sans cesse repris dans <strong>Le</strong>s Confes sions et dans la cor res pon dance :voir <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong>, 1 re lettre, l. 68, ou la lettre <strong>à</strong> Moultou du 23 décembre 1761 où Rous -seau regrette d’avoir cru <strong>à</strong> un complot dans lequel trem pait son libraire : « Je sens pour tant quela source <strong>de</strong> cette folie ne fut jamais dans mon cœur. <strong>Le</strong> délire <strong>de</strong> la dou leur m’a fait perdre larai son avant la vie ; en fai sant <strong>de</strong>s actions <strong>de</strong> méchant, je n’étais qu’un insensé » – cet « insensé »n’est pas vrai ment lui…– La lec ture cri tique conduit aussi <strong>à</strong> rele ver dans l’argu men ta tion <strong>de</strong> Rous seau nombre<strong>de</strong> para doxes et <strong>de</strong> sophismes. Des para doxes : Rous seau dit être animé par une exi gence <strong>de</strong>vérité mais pra tique l’auto justi fi cation ; il assure le lec teur <strong>de</strong> son « ami tié » pour Marion mais lacalom nie cruel le ment ; il craint la honte mais fait preuve d’une gran<strong>de</strong> « impu <strong>de</strong>nce » ; il se ditsen sible mais sup porte sans mot dire que son cœur soit « déchiré » par le mal heur <strong>de</strong> Marion ; ilasso cie au mal qu’il a fait le bien qui en est résulté pour lui ; <strong>de</strong> cette argu men ta tion para doxale,témoignent les emplois répé tés <strong>de</strong> la conjonc tion mais et <strong>de</strong>s tour nures conces sives. Ces para -doxes défi nissent une per son na lité complexe, jouant <strong>de</strong> ses contra dic tions et atten tive <strong>à</strong> don nerune image posi tive d’elle- même, fût- ce au prix <strong>de</strong> sophismes. On peut consi dé rer comme tell’expli ca tion où Rous seau dit s’être « excus[é] sur le pre mier objet qui s’offrit » <strong>à</strong> sa pen sée, alorsoccu pée par son « ami tié » pour Marion : qu’est- ce que cet amour qui se mani feste d’abord parune calom nie grave ? Sophisme aussi l’enchaî ne ment <strong>de</strong>s trois pro po si tions, dont la <strong>de</strong>r nière, quiénonce un juge ment <strong>de</strong> Rous seau sur sa per sonne, se pré sente faus se ment comme la conclu sion<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux pre mières (qui énoncent <strong>de</strong>s idées géné rales accep tables) et n’a en réa lité pas d’autre jus -ti fi cation qu’elle- même. Sophisme enfin l’idée que Marion a été ven gée par ceux qui per sé cutentRous seau dans sa vieillesse, les <strong>de</strong>ux ordres <strong>de</strong> faits étant mani fes te ment indé pen dants.Quelque habile qu’elle soit, l’argu men ta tion <strong>de</strong> Rous seau n’est donc pas entiè re ment convain -cante tant y est per cep tible un parti pris d’auto justi fi cation. L’enjeu <strong>de</strong> ce texte, en effet, n’estpas seule ment <strong>de</strong> per sua <strong>de</strong>r le lec teur <strong>de</strong> la sin cé rité <strong>de</strong>s Confes sions en lui pré sen tant un aveudou lou reux, il est aussi <strong>de</strong> lui impo ser l’image d’un homme fon ciè re ment bon.3. Ce texte consti tue un auto por trait dans lequel Rous seau se met en valeuren s’oppo sant <strong>à</strong> la société.– On relè vera d’abord les élé ments d’un auto por trait qui défi nissent une per son na lité ori -gi nale, carac té ri sée par sa sen si bi lité et ses valeurs. Son extrême sen si bi lité est décrite par <strong>de</strong>stermes hyper bo liques : amou reux <strong>de</strong> Marion, il a le « cœur […] déchiré » quand il la rendmal heu reuse, éprouve une « invin cible honte » qui le para lyse, une « hor reur », un véri table« effroi » <strong>à</strong> l’idée d’être convaincu publi que ment <strong>de</strong> vol et <strong>de</strong> calom nie, il vou drait « [s’]enfon -cer, [s’]étouf fer dans le centre <strong>de</strong> la terre » au moment <strong>de</strong> son crime et en gar<strong>de</strong> une « impres -sion ter rible ». La bles sure d’amour- propre est pro fon<strong>de</strong>, c’est elle aussi qui l’incite <strong>à</strong> don ner <strong>à</strong>cet aveu dou lou reux la forme d’une auto justi fi cation. Il trouve dans l’affir ma tion <strong>de</strong> ses valeursle moyen <strong>de</strong> se valo ri ser : doté d’une gran<strong>de</strong> conscience morale dont témoignent ses remordsper sis tants, il est épris <strong>de</strong> vérité et <strong>de</strong> jus tice. Cela lui per met d’affi cher la bonne opi nion qu’il a<strong>de</strong> lui- même et qui naît aussi d’une évi <strong>de</strong>nce inté rieure : il n’a accom pli une action atroce quesous l’effet <strong>de</strong> sa sen si bi lité exa cer bée qui l’a jeté hors <strong>de</strong> lui- même, il n’a ensuite per sé véré dansson crime que du fait <strong>de</strong>s cir constances, il est « par fai te ment sûr » <strong>de</strong> son cœur, il n’est pas, « aufond », un méchant, la méchan ceté est <strong>à</strong> cher cher dans la société.


22– Rous seau tend en effet <strong>à</strong> se poser en vic time <strong>de</strong> cette société et rejette sur elle une par tie<strong>de</strong> sa culpa bi lité. Son dis cours ajoute en effet la cri tique <strong>à</strong> l’auto cri tique, celle- ci se trou vantmino rée par celle- l<strong>à</strong>. S’il reconnaît bien avoir calom nié Marion, il sug gère que c’est sa condam -na tion défi ni tive par une société par ti cu liè re ment dure avec les domes tiques qui lui a nui le plusen la rédui sant <strong>à</strong> la pros ti tution. L’accu sa tion vise le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s riches, <strong>de</strong>s aris to crates, queRous seau déteste par ti cu liè re ment (« Je hais les grands », écrit- il <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong>) : il dénonceici l’atti tu<strong>de</strong> mépri sante <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> La Roque qui pro cè<strong>de</strong> <strong>à</strong> un inter ro ga toire public, expé di tif,humi liant, ne per met pas au jeune cou pable d’avouer sa faute, « se content[e] » <strong>de</strong> ren voyer les<strong>de</strong>ux domes tiques qu’il méprise assez pour condam ner éga le ment, donc injus te ment, l’innocentaussi bien que le cou pable, sachant bien que cela va en outre pri ver la jeune fille <strong>de</strong> la pos si bi litéd’obte nir un tra vail hon nête. C’est ce même mon<strong>de</strong> qui accable <strong>de</strong> « tant <strong>de</strong> mal heurs » l’auteur<strong>de</strong>s Confes sions.– Rous seau se montre péremp toire dans ses expli ca tions sur ses « dis po si tions inté rieures »,comme si la connais sance <strong>de</strong> soi rele vait pour lui <strong>de</strong> l’intui tion la plus immé diate. Pour écar terl’accu sa tion <strong>de</strong> « méchan ceté », il pro nonce ainsi <strong>de</strong>s juge ments caté go riques sur les sen ti mentsqu’il a éprou vés au cours <strong>de</strong> cette scène, pour tant vieille <strong>de</strong> près <strong>de</strong> qua rante ans, il sait « infailli -ble ment » qu’il se serait dénoncé si on lui avait épar gné la honte publique, il en est « par fai te -ment sûr », <strong>de</strong> même qu’il ne doute pas d’avoir expié sa faute, ni d’avoir vécu « qua rante ans <strong>de</strong>droi ture et d’hon neur » alors que la suite <strong>de</strong>s Confes sions révèle au lec teur d’autres aveux. Il vajus qu’<strong>à</strong> se dire cer tain <strong>de</strong> son inno cence aux yeux <strong>de</strong> Dieu, met tant au défi le lec teur <strong>de</strong> contre -dire le juge suprême. Qui vou drait pour tant contester son point <strong>de</strong> vue s’entend signi fier unefin <strong>de</strong> non- recevoir dans les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>r nières phrases. La pas sion <strong>de</strong> la jus ti fi cation appa raît biencomme un trait essen tiel <strong>de</strong> la per son na lité <strong>de</strong> l’écri vain.« Il n’y a que le méchant qui soit seul », avait écrit Di<strong>de</strong>rot dans sa pièce <strong>Le</strong> Fils natu rel (voirTextes complé men taires, p. 57) : ce juge ment blessa Rous seau et fut <strong>à</strong> l’ori gine <strong>de</strong> la rup tureentre les <strong>de</strong>ux amis. Rous seau était obsédé par l’idée que sa « méchan ceté » était admise dans lemon<strong>de</strong> comme un lieu commun : « Je suis un méchant homme, n’est- ce pas ? Vous en avez lestémoi gnages les plus sûrs ; cela vous est bien attesté », écrit- il dans sa <strong>de</strong>r nière lettre <strong>à</strong> Di<strong>de</strong>rot(2 mars 1758). D’où l’entre prise <strong>de</strong> longue haleine qu’il engage dans ses écrits auto bio gra phiquespour récu ser cette accu sa tion injuste et infa mante : c’est d’abord <strong>de</strong> cela que témoigne cet extrait<strong>de</strong>s Confes sions dans lequel il entend per sua <strong>de</strong>r le lec teur qu’il a pu, une fois, commettre une« action atroce », un « for fait », sans pour autant être un méchant. L’argu men ta tion ser rée qu’ilpro duit, impres sion nante, se révèle pour tant fra gile dans la mesure où elle pré tend démon trerce qui est en fait posé et lui sert même d’argu ment : la bonté natu relle <strong>de</strong> Rous seau, que celuicisent comme une évi <strong>de</strong>nce (« je sens mon cœur », affirme- t-il au début <strong>de</strong>s Confes sions – voirTextes complé men taires, p. 81). Plus tard, il a tem péré quelque peu ce sen ti ment : « le Connaistoitoi-même du temple <strong>de</strong> Delphes n’était pas une maxime si facile <strong>à</strong> suivre que je l’avais crudans mes Confes sions » (voir ci- <strong>de</strong>ssus, Texte C) ; mais il n’a pas cessé <strong>de</strong> se dres ser contre sonsiècle comme le modèle <strong>de</strong> l’innocent per sé cuté.<strong>Jacques</strong> VASSEVIERE

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