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SEANCE II : ENGAGEMENT ET DISTANCIATION DANS « PERSEPOLIS »<br />
L’expression de soi donne un rôle central à l’énonciation, qui dépend de la position de l’<strong>au</strong>teur par rapport <strong>au</strong> récit.<br />
Cette position, particulière dans le cas d’une œuvre <strong>au</strong>tobiographique, oscille entre deux pôles : engagement et<br />
distanciation.<br />
Personne<br />
Condition première de l’<strong>au</strong>tobiographie, l’identité <strong>au</strong>teur-narrateur-personnage est respectée. Implication ou<br />
engagement (opinion, émotion) apparaissent dans l’emploi de la première personne. Mais l’intérêt pour le lecteur est<br />
dans la dimension universaliste de l’expérience vécue et racontée.<br />
L’image pose la question de la représentation de l’<strong>au</strong>teur-narrateur : lorsque Marjane se représente, ce n’est plus une<br />
focalisation interne stricte, condition de l’<strong>au</strong>tobiographie. Un code propre à l’image (fixe ou animée) est alors adopté.<br />
Nous citerons deux exemples de f<strong>au</strong>sses focalisation Internet : la découverte de la trahison de Markus (« Le croissant »,<br />
10 ème page, trois premières vignettes) ; les commentaires des trois filles <strong>au</strong> café (avant-dernière page du « Légume »)<br />
où la progression parallèle des plans (passage d’un plan large à fonction explicative à un gros plan psychologique)<br />
sur les filles et sur Marjane ne respecte pas le principe de focalisation interne stricte puisque cette dernière ne voit pas<br />
plus celles qui médisent dans son dos qu’elle ne se voit elle-même.<br />
Temps<br />
L’<strong>au</strong>tobiographie se caractérise par une oscillation entre le passé et le présent, un va-et-vient entre le temps du<br />
souvenir coupé de la situation d’énonciation et le présent de la narration. Dans Persépolis, ces différents nive<strong>au</strong>x<br />
temporels sont explicités essentiellement par le texte des encadrés (« Même <strong>au</strong>jourd’hui, après tout ce temps […]<br />
détergent aromatisé », « La soupe », 6 ème page, v.4 ; « Je pense que je préférais […] une nihiliste médiocre », avantdernière<br />
page de la bande dessinée, v.8).<br />
L’emploi du passé dans les encadrés institue une mise à distance entre l’<strong>au</strong>teur et son récit. L’évolution physique du<br />
personnage, graphiquement représentée, laisse elle <strong>au</strong>ssi percevoir l’écart entre Marjane en 1984 et l’<strong>au</strong>teur qui<br />
raconte cette histoire dix-huit ans après.<br />
Récit et discours<br />
Marjane Satrapi peut s’identifier à ce qu’elle raconte ou prendre de la distance : elle intervient alors pour commenter<br />
ce qu’elle est en train de raconter, elle alterne narration et analyse. Distanciation et détachement (objectivité,<br />
distance critique, ironie, humour) apparaissent dans le discours qui prend la forme d’encadrés (« C’était comme dans un<br />
m<strong>au</strong>vais film américain », dernière page du « Croissant » ; les explications avec Enrique, dernière page de « Cachecache<br />
») mais <strong>au</strong>ssi dans le traitement graphique (2 ème page du « Cheval », v.4). De manière générale, l’humour<br />
inst<strong>au</strong>re une mise à distance (Dieu et les épreuves du bac).<br />
Les passages de récit pur, c’est-à-dire sans commentaires surajoutés (cf. la scène d’exclusion dans « La soupe »), sont<br />
moins fréquents et font oublier le recul, temporel notamment, qu’impose dans le reste du livre la présence sensible de<br />
l’<strong>au</strong>teur.<br />
Le style graphique<br />
Le graphisme de Persépolis prend le contre-pied du réalisme ou du semi-réalisme de la bande dessinée européenne en<br />
refusant une identification trop immédiate. Ses principales caractéristiques sont :<br />
- l’usage du noir et blanc ;<br />
- des formes simples constituées de traits et de grandes masses sans modelés ni effets de relief. L’ensemble<br />
rappelle la technique de l’e<strong>au</strong>-forte (cf. le trait blanc à l’intérieur d’une masse noire) et la formation en arts<br />
plastiques de l’<strong>au</strong>teur ;<br />
- des décors réduits, schématisés ou absents ;<br />
- la prévalence des lois psychologiques, <strong>au</strong> détriment parfois des règles de perspectives ou de proportions<br />
(taille non réaliste des personnages, par exemple, cf. dernière page du « Croissant », v.7). Il s’ensuit souvent,<br />
dans le dessin, une impression de naïveté ou de simplification ;<br />
- l’emploi d’images métaphoriques. Certaines jouent sur les sens propre et figuré, maintenant une distance par le<br />
biais de l’humour (« Le légume », 1 ère page, v.1, la référence <strong>au</strong> personnage d’Hulk, 4 ème page, v.4 ; « Love<br />
story », 1 ère page, v.1). D’<strong>au</strong>tres, de l’ordre du symbolique, intensifient le caractère dramatique d’un passage<br />
(« Le légume », 5 ème page, v.1 ; « Le foulard », 4 ème page, v.4, et 6 ème page, v.3).<br />
On rappellera à cette occasion les différents rapports entre le texte et l’image :<br />
- rapport de redondance. Le texte et l’image se répètent en délivrant le même message (« La soupe », 6 ème<br />
page, v.4) ;<br />
- rapport de complémentarité. Le texte joue un rôle de relais en fournissant les précisions que le dessin ne donne<br />
pas ou en levant une ambiguïté (le rire simulé dans « Le légume », 4 ème page, v.7) ; il a un effet d’insistance ou<br />
d’emphase (cf. la dernière phrase : « J’avais tellement besoin de rentrer chez moi ») ou encore oriente le sens<br />
(dramatique, humoristique, etc.) ;<br />
- rapport d’opposition (non représenté dans l’album). Le texte et l’image délivrent des messages contradictoires.