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L’école des lettres – Collèges – N°9 – 2004/2005<br />
Autobiographie et bande dessinée – 3 ème<br />
Marjane Satrapi – Persépolis<br />
Par L<strong>au</strong>rent Guyon, académie de Grenoble<br />
« Persépolis » est une bande dessinée <strong>au</strong>tobiographique en quatre tomes. Marjane Satrapi relate sa jeunesse <strong>au</strong><br />
rythme des événements politiques qui secouent son pays, l’Iran, de 1980 à 1944. Les deux premiers tomes concernent<br />
la période 1980-1984 : Marjane a dix ans lorsque le récit commence. Elle évoque la résistance <strong>au</strong> régime qui se met<br />
en place (la révolution islamique a eu lieu en 1979) ainsi que les débuts de la guerre Iran-Irak (1980 à 1988). Le<br />
troisième tome, que nous choisissons d’étudier, décrit ses années d’exil (1984 à 1988) en Autriche où ses parents<br />
l’envoient pour la mettre à l’abri de la guerre. Le dernier tome parle de son retour en Iran jusqu’à son départ pour la<br />
France, en 1994.<br />
L’étude de « Persépolis » permet d’analyser une œuvre <strong>au</strong>tobiographique intégrale et les mécanismes narratifs<br />
propres <strong>au</strong> genre <strong>au</strong>tobiographique ; de travailler sur l’image et ses relations avec le texte ; de provoquer (nous<br />
l’espérons) des questionnements et des recherches documentaires en rapport direct avec l’actualité.<br />
Nous proposons une étude de six heures en trois séances de deux heures chacune. Le choix du troisième tome<br />
s’explique parce que l’<strong>au</strong>teur y aborde la période difficile d’une jeune fille de quatorze à dix-huit ans dont la situation<br />
(l’exil) exacerbe les problèmes rencontrés à cet âge.<br />
Les élèves devraient s’y reconnaître en partie – c’est bien là un des enjeux de l’<strong>au</strong>tobiographie.<br />
INTRODUCTION A LA LECTURE DE « PERSEPOLIS »<br />
Travail préparatoire<br />
1. Qui est Marjane Satrapi <br />
2. Qui appelle-t-on éditeurs de bande dessinée « indépendants » <br />
3. Expliquez le titre « Persépolis »<br />
1. Marjane Satrapi est née en Iran, en 1970, dans une famille aisée, politisée et cultivée. Exilée en Autriche de<br />
1984 à 1988, elle retourne en Iran pour y suivre des études d’arts plastiques. Puis, en 1994, elle s’installe en<br />
France, où elle suit les cours de l’école supérieure des arts décoratifs de Strasbourg avant de rejoindre à Paris<br />
un groupe de dessinateurs (Christophe Blain, David B., etc.) en rupture avec la bande dessinée traditionnelle.<br />
Elle connaît alors un grand succès avec Persépolis – dont le premier tome est réédité pour la dixième fois – et<br />
reçoit deux fois le prix Alph-Art <strong>au</strong> festival international de la bande dessinée d’Angoulême.<br />
2. En marge des grosses maisons d’édition, les éditeurs de bande dessinée dits « indépendants » sont des petites<br />
éditeurs qui ont créé leur propre circuit de distribution (L’Association, Amok, Ego comme X, Atrabile, Les Requins<br />
Marte<strong>au</strong>x, etc.). Les éditeurs indépendants, en refusant <strong>au</strong>tant que possible les contraintes commerciales qui<br />
encadrent les albums ordinaires, laissent une grande liberté à leurs <strong>au</strong>teurs : choix du format de l’album,<br />
nombre de pages, adoption du noir et blanc, etc.<br />
Ces éditeurs ont favorisé l’émergence d’une tendance récente de la bande dessinée française qui se<br />
caractérise par un lectorat adulte ; par une réflexion sur des sujets, tels que la mort, la maladie, la société, qui<br />
prend souvent le pas sur le récit ; par une place importante donnée <strong>au</strong>x genres de l’intime (<strong>au</strong>tobiographie,<br />
carnets de voyages et <strong>au</strong>tres expériences personnelles) et une évolution des codes qui donne la prim<strong>au</strong>té à la<br />
signification plutôt qu’<strong>au</strong> réalisme, ce qui entraîne une certaine sobriété, un refus de la « belle image », et une<br />
prédominance du noir et blanc.<br />
Les princip<strong>au</strong>x liens entre Persépolis et cette nouvelle bande dessinée sont l’éditeur (L’Association), le genre<br />
(<strong>au</strong>tobiographie) et le graphisme.<br />
3. Persépolis est l’ancienne capitale de la Perse (devenue Iran en 1934, capitale actuelle : Téhéran). Référence à<br />
une civilisation millénaire (premier roy<strong>au</strong>me <strong>au</strong> VIIe s. av. J.-C), puissante (elle a dominé toute l’Asie mineure de<br />
l’Inde à la Turquie – cf. Cyrus, Darios) et à une culture prestigieuse (littérature, architecture, statuaire,<br />
enluminure, etc.).<br />
Considérant que la bande dessinée n’est plus seulement un genre pour enfants ou de simple divertissement, il<br />
serait intéressant de poser <strong>au</strong>x élèves les questions suivantes et de voir à la fin de la séquence si leurs<br />
réponses ont évolué.<br />
1. Citez des <strong>au</strong>teurs, des héros et des séries de bande dessinée.<br />
2. Que cherchez-vous dans la lecture d’une bande dessinée <br />
3. L’avez-vous trouvé dans « Persépolis »
SEANCE I : ORGANISATION DE « PERSEPOLIS »<br />
Découpage de l’album<br />
Consignes<br />
1. Relevez et numérotez le titre des chapitres (bien que s’oppose <strong>au</strong> choix de l’<strong>au</strong>teur qui n’a pas numéroté les pages, les<br />
repérages pour l’étude de l’œuvre en seront facilités).<br />
2. Déterminez en quelques mots le thème de chaque chapitre ainsi que le sens de chaque titre.<br />
1/ « La soupe » : arrivée en Autriche chez Zozo ; entrée <strong>au</strong> pensionnat. Titre ambivalent : échange symbolique d’un<br />
côté, caractère préfabriqué dénué de valeur affective de l’<strong>au</strong>tre.<br />
2/ « Tyrol » : lycée et vacances <strong>au</strong> Tyrol chez la famille de Lucia. Tyrol devient synonyme d’accueil.<br />
3/ « Les pâtes » : initiation politique et exclusion du pensionnat. Les pâtes sont l’élément déclencheur du renvoi et un<br />
symbole de la vie étudiante.<br />
4/ « La pilule » : vie chez Julie, découverte des mœurs sexuelles des jeunes Viennois. La pilule symbolise la libération<br />
sexuelle.<br />
5/ « Le légume » : puberté, transformations physiques, recherche de repères. Le titre fait référence <strong>au</strong>x effets de la<br />
drogue.<br />
6/ « Le cheval » : nouve<strong>au</strong> foyer ; visite de la mère de Marjane et nouvelle chambre (chez Fr<strong>au</strong> Heller). Le cheval<br />
désigne la logeuse et annonce des relations à venir difficiles mais ce surnom est <strong>au</strong>ssi un signe de complicité entre<br />
Marjane et sa mère.<br />
7/ « Cache-cache » : rencontre des anarchistes, amour déçu avec Enrique. Titre à deux nive<strong>au</strong>x : jeu pratiqué par les<br />
anarchistes (activité dérisoire et déception de Marjane), relations sentimentales avec Enrique.<br />
8/ « Love story » : recherche d’un petit ami, rencontre de Markus. Le titre évoque une histoire d’amour avec une nuance<br />
de dérision.<br />
9/ « Le croissant » : drogue et rupture avec Markus. Le titre rappelle les circonstances de la séparation avec inversion<br />
du rôle du croissant, qui de cade<strong>au</strong> devient c<strong>au</strong>se de rupture.<br />
10/ « Le foulard » : dérive, Marjane SDF, retour en Iran. Le foulard est symbole de renoncement à la liberté<br />
individuelle.<br />
L’album est ainsi découpé en dix chapitres courts centrés sur un aspect de la vie de Marjane. De grands thèmes de<br />
réflexion (action politique, sens de la mort, comparaison entre des sociétés différentes, racisme, etc.) se mêlent à<br />
l’évocation d’événements plus intimes. La dimension symbolique des titres dépasse souvent l’expérience individuelle de<br />
Marjane pour lui donner une valeur plus universelle.<br />
Mais l’organisation du récit obéit avant tout à un découpage temporel selon les périodes de vie de Marjane. Le récit<br />
est donc d’abord structuré par le déroulement du temps.<br />
Histoire d’un triple parcours : temporel, social et psychologique<br />
Consignes<br />
1. Déterminez l’ordre et la durée du récit.<br />
2. En quoi « Persépolis » est-il un récit d’apprentissage <br />
3. Quel est le sujet principal de ce témoignage <br />
1. L’<strong>au</strong>teur raconte un parcours d’une durée de quatre années. L’ordre du récit est globalement chronologique. Il<br />
s’agit cependant d’un récit rétrospectif (premier élément de définition de l’<strong>au</strong>tobiographie) qui joue sur le<br />
rythme de la narration et <strong>au</strong>torise des ruptures temporelles.<br />
Exemple de l’incipit (chapitre I) :<br />
Le rythme du récit<br />
Il peut être ordinaire, avec des ellipses courtes mais nombreuses (présentation de la pension, 5 ème page), ou ralenti,<br />
avec des scènes comme le dialogue entre Marjane et Lucia (7 ème page). A cela s’ajoutent, dans d’<strong>au</strong>tres chapitres, des<br />
accélérations (petits boulots successifs, 2 ème page du « Croissant » ; la toux, 8 ème page du « Foulard ») et des condensés
(vignettes à valeur itérative : les allers et retours entre la pension et le supermarché, 2 ème page des « Pâtes », v. 7 ;<br />
« C’était toujours Thierry qui roulait les pétards », 4 ème page du « Légume », v.1 ; recherche de mégots et de nourriture<br />
dans les poubelles, 7 ème page du « Foulard »).<br />
Les ruptures<br />
La première page précise la date (« Novembre 1984 »). Le présent « Je suis » s’oppose <strong>au</strong>x temps du passé (« étais<br />
venue », « déposa », etc.) et établit le moment présent du récit <strong>au</strong>tour duquel apparaissent des ruptures dans l’ordre du<br />
récit :<br />
- retour en arrière de onze jours de la deuxième à la sixième page (on remarquera le rôle introducteur de<br />
l’encadré en deuxième page). Les trois dernières pages reviennent <strong>au</strong> moment présent du récit. La septième<br />
page est la suite chronologique exacte de la première. L’absence d’encadré s’explique par le fait que<br />
l’histoire, lancée, n’a plus besoin de texte récitatif, signe par excellence du récit ;<br />
- ellipses de deux sortes. Certaines sont liées <strong>au</strong> récit et indiquées par un déplacement spatial (de la 6 ème à la<br />
7 ème page) ou par un changement de situation (deuxième bande<strong>au</strong> de la 3 ème page). Ces ellipses sont<br />
implicites ou explicites (cf. les encadrés : « Le week-end suivant », 4 ème page de « Love story », v.1). D’<strong>au</strong>tres<br />
ellipses sont constitutives du genre de la bande dessinée. En effet, chaque case représente un moment et<br />
l’enchaînement est créé par des raccords de mouvements (cf. les deux dernières vignettes de l’incipit), de<br />
récitatifs (de « m’occuper de mon linge… » à « … Je me suis précipitée », 5 ème page, v.8 et 9), de dialogues<br />
(avec Chirine) ou de proximité (le sens de chaque vignette dépend de celles qui l’entourent, cf. la rencontre<br />
avec Lucia).<br />
Ainsi, apparaît la notion de lecture séquentielle, convention d’un temps graphique dans laquelle, à l’inverse d’un<br />
table<strong>au</strong> (qui joue sur un effet de condensation et résume en un seul moment une action étalée dans le temps), la bande<br />
dessinée fonctionne sur le double principe de la segmentation et de la continuité. Ce système de lecture fonde un code<br />
spécifique à la bande dessinée ;<br />
- annonces (« Je ne savais pas encore que ce serait mon unique nourriture pendant les quatre années à venir », 6 ème<br />
page, v.5).<br />
En conclusion, ce premier chapitre joue pleinement son rôle d’exposition en définissant la situation d’énonciation<br />
(rapport <strong>au</strong>teur-narrateur-personnage, genre, lieux, époque, situation).<br />
2. Persépolis décrit le parcours d’une jeune exilée, avec un début, un apprentissage progressif et un<br />
aboutissement. Certains enjeux sont communs <strong>au</strong>x jeunes et <strong>au</strong>x personnes immigrées : <strong>au</strong>tonomie, repères<br />
nouve<strong>au</strong>x, insertion dans une société nouvelle, etc. Les épreuves à surmonter sont nombreuses : solitude,<br />
examens, différences linguistiques, culturelles, xénophobie, drogue, difficultés matérielles, etc. Le parcours<br />
individuel évoqué se termine par une forme de descente <strong>au</strong>x enfers (la rue en plein hiver) et un constat<br />
d’échec. Pourtant, ces épreuves <strong>au</strong>ront contribué à forger la personnalité de l’<strong>au</strong>teur et à lui faire prendre<br />
conscience d’une hiérarchie des valeurs.<br />
3. Le sujet principal de ce témoignage est double : témoignage sociologique d’une part (regard extérieur sur la<br />
société <strong>au</strong>trichienne, exemple de dérive d’une jeune immigrée exilée qui ne trouve nulle part sa place dans la<br />
société d’accueil), témoignage psychologique d’<strong>au</strong>tre part (isolement affectif, culturel). Là encore, il s’agit d’un<br />
parcours, social et psychologique.<br />
Prolongements possibles<br />
- Langue : les systèmes des temps (présent et passé). On remarquera que les temps des verbes dans la première<br />
page offrent un bon éventail d’emplois différents.<br />
- Écriture : rédaction d’une ellipse (exemple : le séjour <strong>au</strong> Tyrol entre les vignettes 5 et 6 de la dernière page<br />
de « Tyrol »).<br />
- Notions : explicite et implicite ; symbole et allégorie.<br />
- Lecture cursive de récits d’apprentissage.<br />
- Recherches donnant lieu à un exposé oral ou à un dossier constitué : histoire de l’Iran, en particulier depuis la<br />
Seconde Guerre mondiale ; le statut des femmes en Iran ; les relations entre l’Iran et le reste du monde ;<br />
l’évolution politique de l’Autriche depuis la Seconde Guerre mondiale ; les <strong>au</strong>teurs et hommes politiques cités<br />
dans Persépolis.
SEANCE II : ENGAGEMENT ET DISTANCIATION DANS « PERSEPOLIS »<br />
L’expression de soi donne un rôle central à l’énonciation, qui dépend de la position de l’<strong>au</strong>teur par rapport <strong>au</strong> récit.<br />
Cette position, particulière dans le cas d’une œuvre <strong>au</strong>tobiographique, oscille entre deux pôles : engagement et<br />
distanciation.<br />
Personne<br />
Condition première de l’<strong>au</strong>tobiographie, l’identité <strong>au</strong>teur-narrateur-personnage est respectée. Implication ou<br />
engagement (opinion, émotion) apparaissent dans l’emploi de la première personne. Mais l’intérêt pour le lecteur est<br />
dans la dimension universaliste de l’expérience vécue et racontée.<br />
L’image pose la question de la représentation de l’<strong>au</strong>teur-narrateur : lorsque Marjane se représente, ce n’est plus une<br />
focalisation interne stricte, condition de l’<strong>au</strong>tobiographie. Un code propre à l’image (fixe ou animée) est alors adopté.<br />
Nous citerons deux exemples de f<strong>au</strong>sses focalisation Internet : la découverte de la trahison de Markus (« Le croissant »,<br />
10 ème page, trois premières vignettes) ; les commentaires des trois filles <strong>au</strong> café (avant-dernière page du « Légume »)<br />
où la progression parallèle des plans (passage d’un plan large à fonction explicative à un gros plan psychologique)<br />
sur les filles et sur Marjane ne respecte pas le principe de focalisation interne stricte puisque cette dernière ne voit pas<br />
plus celles qui médisent dans son dos qu’elle ne se voit elle-même.<br />
Temps<br />
L’<strong>au</strong>tobiographie se caractérise par une oscillation entre le passé et le présent, un va-et-vient entre le temps du<br />
souvenir coupé de la situation d’énonciation et le présent de la narration. Dans Persépolis, ces différents nive<strong>au</strong>x<br />
temporels sont explicités essentiellement par le texte des encadrés (« Même <strong>au</strong>jourd’hui, après tout ce temps […]<br />
détergent aromatisé », « La soupe », 6 ème page, v.4 ; « Je pense que je préférais […] une nihiliste médiocre », avantdernière<br />
page de la bande dessinée, v.8).<br />
L’emploi du passé dans les encadrés institue une mise à distance entre l’<strong>au</strong>teur et son récit. L’évolution physique du<br />
personnage, graphiquement représentée, laisse elle <strong>au</strong>ssi percevoir l’écart entre Marjane en 1984 et l’<strong>au</strong>teur qui<br />
raconte cette histoire dix-huit ans après.<br />
Récit et discours<br />
Marjane Satrapi peut s’identifier à ce qu’elle raconte ou prendre de la distance : elle intervient alors pour commenter<br />
ce qu’elle est en train de raconter, elle alterne narration et analyse. Distanciation et détachement (objectivité,<br />
distance critique, ironie, humour) apparaissent dans le discours qui prend la forme d’encadrés (« C’était comme dans un<br />
m<strong>au</strong>vais film américain », dernière page du « Croissant » ; les explications avec Enrique, dernière page de « Cachecache<br />
») mais <strong>au</strong>ssi dans le traitement graphique (2 ème page du « Cheval », v.4). De manière générale, l’humour<br />
inst<strong>au</strong>re une mise à distance (Dieu et les épreuves du bac).<br />
Les passages de récit pur, c’est-à-dire sans commentaires surajoutés (cf. la scène d’exclusion dans « La soupe »), sont<br />
moins fréquents et font oublier le recul, temporel notamment, qu’impose dans le reste du livre la présence sensible de<br />
l’<strong>au</strong>teur.<br />
Le style graphique<br />
Le graphisme de Persépolis prend le contre-pied du réalisme ou du semi-réalisme de la bande dessinée européenne en<br />
refusant une identification trop immédiate. Ses principales caractéristiques sont :<br />
- l’usage du noir et blanc ;<br />
- des formes simples constituées de traits et de grandes masses sans modelés ni effets de relief. L’ensemble<br />
rappelle la technique de l’e<strong>au</strong>-forte (cf. le trait blanc à l’intérieur d’une masse noire) et la formation en arts<br />
plastiques de l’<strong>au</strong>teur ;<br />
- des décors réduits, schématisés ou absents ;<br />
- la prévalence des lois psychologiques, <strong>au</strong> détriment parfois des règles de perspectives ou de proportions<br />
(taille non réaliste des personnages, par exemple, cf. dernière page du « Croissant », v.7). Il s’ensuit souvent,<br />
dans le dessin, une impression de naïveté ou de simplification ;<br />
- l’emploi d’images métaphoriques. Certaines jouent sur les sens propre et figuré, maintenant une distance par le<br />
biais de l’humour (« Le légume », 1 ère page, v.1, la référence <strong>au</strong> personnage d’Hulk, 4 ème page, v.4 ; « Love<br />
story », 1 ère page, v.1). D’<strong>au</strong>tres, de l’ordre du symbolique, intensifient le caractère dramatique d’un passage<br />
(« Le légume », 5 ème page, v.1 ; « Le foulard », 4 ème page, v.4, et 6 ème page, v.3).<br />
On rappellera à cette occasion les différents rapports entre le texte et l’image :<br />
- rapport de redondance. Le texte et l’image se répètent en délivrant le même message (« La soupe », 6 ème<br />
page, v.4) ;<br />
- rapport de complémentarité. Le texte joue un rôle de relais en fournissant les précisions que le dessin ne donne<br />
pas ou en levant une ambiguïté (le rire simulé dans « Le légume », 4 ème page, v.7) ; il a un effet d’insistance ou<br />
d’emphase (cf. la dernière phrase : « J’avais tellement besoin de rentrer chez moi ») ou encore oriente le sens<br />
(dramatique, humoristique, etc.) ;<br />
- rapport d’opposition (non représenté dans l’album). Le texte et l’image délivrent des messages contradictoires.
Les actes d’énonciation<br />
Les actes d’énonciation se manifestent dans Persépolis de différentes manières :<br />
- par la mise en forme des souvenirs en récit. Celle-ci est liée à un processus de (re)construction et de<br />
(re)formulation. Marjane Satrapi revendique la réalité du travail de scénario dans l’<strong>au</strong>tobiographie. Elle<br />
explique dans une interview : « Je n’ai pas inventé les choses, mais je ne raconte pas mon quotidien non plus. Sur<br />
un millier de souvenirs que j’ai, j’en prends trente qui vont intéresser le lecteur. » L’<strong>au</strong>teur travaille donc sur un<br />
matéri<strong>au</strong> (les souvenirs) pour reconstruire une réalité. Elles e livre <strong>au</strong>ssi à une interprétation a posteriori des<br />
événements (cf. les considérations sur Markus dans « Le foulard », 4 ème et 5 ème pages) ;<br />
- par le choix de la mise en page. Le refus de constructions accrocheuses avec effets cinématographiques<br />
caractérise le découpage de la planche. Linéarité et lisibilité du récit sont privilégiées. Cependant, la<br />
monotonie est évitée grâce à la variété des plans (cf. la fonction traditionnelle des plans : gros plan<br />
psychologique, plan moyen dramatique, plan large informatif), des angles de vue (plongée, contre-plongée),<br />
des champs contrechamps, de la profondeur de champ (arrière-plan) ;<br />
- par la présence de motifs décoratifs. Si la culture iranienne apparaît peu dans l’album, certains éléments du<br />
dessin rappellent parfois l’art oriental : les motifs des dessus-de-lit et des ride<strong>au</strong>x de la pension en volutes<br />
(3 ème page des « Pâtes ») ; les nuages (4 ème page de « Love story »). L’écriture arabe (8 ème page du<br />
« Cheval », v.3) rend elle <strong>au</strong>ssi sensible la réalité de cet arrière-plan culturel qui n’a pas de rôle explicite dans<br />
l’histoire proprement dite mais qui donne une tonalité orientale et fait partie de la personnalité de Marjane.<br />
Prolongements possibles<br />
- Analyse d’image : étude d’une gravure (par exemple, Félix Vallotton, 1865-1925, dont se rapproche Marjane<br />
Satrapi par l’usage d grandes zones noires).<br />
- Recherche : les techniques de gravure ; les arts plastiques persans (enluminure, etc.) ; l’influence de l’Orient<br />
dans la peinture française (cf. les peintres « nabis », comme M<strong>au</strong>rice Denis, Edouard Vuillard, Pierre Bonnard,<br />
regroupés <strong>au</strong>tour de P<strong>au</strong>l Sérusier, en 1888, etc.).<br />
- Écriture : rédaction d’un passage avec changement de point de vue (par exemple les trois filles <strong>au</strong> café dans<br />
« Le légume »).<br />
SEANCE III : LES ENJEUX DE « PERSEPOLIS »<br />
Les enjeux d’une <strong>au</strong>tobiographie se définissent à deux nive<strong>au</strong>x : celui du lecteur et celui de l’<strong>au</strong>teur. La notion de<br />
contrat de lecture qui lie <strong>au</strong>teur et lecteur implique chez chacun une attitude définie : l’<strong>au</strong>teur s’engage à dire la<br />
vérité ; le lecteur part du principe que ce qui est raconté est vrai. C’est le pacte <strong>au</strong>tobiographique.<br />
Les enjeux pour le lecteur<br />
Consignes<br />
1. Quels passages montrent que Marjane Satrapi prend explicitement en compte son lecteur <br />
2. Quels obstacles peuvent empêcher l’<strong>au</strong>teur d’atteindre son objectif de vérité <br />
3. Que recherchez-vous dans la lecture d’une <strong>au</strong>tobiographie Qu’avez-vous trouvé dans « Persépolis » <br />
1. Plusieurs passages montrent que le lecteur est non seulement explicitement pris en compte mais qu’il peut même<br />
être interpellé :<br />
- les notes explicatives hors cases (5 ème page de « La soupe » ; 2 ème page de « Tyrol ») ;<br />
- les indications visant à genre immédiatement intelligible le sens d’une image (« Ma pension », « Le<br />
supermarché », 2 ème page des « Pâtes », v.7 ; « Moi à quinze ans », 1 ère page du « Légume ») ;<br />
- l’impression que certaines paroles prononcées par Marjane s’adressent directement <strong>au</strong> lecteur, de même que<br />
son regard (« Ah les menteuses ! », dernière page des « Pâtes », v.8 ; 6 ème page de « La pilule ») ;<br />
- le style direct, représenté par la bulle, comme lors de la présentation de sa fenêtre et de sa chambre dans la<br />
première page du « Cheval ».<br />
Ce souci d’explication et de « sur-lisibilité » rompt la plupart du temps avec les codes de la narration traditionnelle qui<br />
se suffit habituellement à elle-même pour donner les éléments nécessaires à la compréhension et apporter un effet de<br />
réel. En cela Persépolis fait bien partie de cette bande dessinée <strong>au</strong> ton nouve<strong>au</strong> propre <strong>au</strong>x éditeurs indépendants.<br />
2. Les obstacles sont les suivants :<br />
- l’<strong>au</strong>teur raconte ses souvenirs d’un point de vue subjectif. Tout raconter étant impossible, Marjane Satrapi doit<br />
choisir et opérer une sélection dans ses souvenirs, ce qui peut l’amener à trahir la vérité ou tout <strong>au</strong> moins à la<br />
simplifier. Il y a <strong>au</strong>ssi d’<strong>au</strong>tres c<strong>au</strong>ses de distorsion de la réalité : la connaissance de soit n’est pas facile ; être<br />
sincère est parfois douloureux ; les souvenirs et les perceptions se déforment avec le temps. Les visions<br />
successives de Markus en sont un exemple ;
- écriture et dessin transforment les choses en les transposant. Dans le cas d’une bande dessinée, la<br />
représentation elle-même pose problème : quelle est l’importance de la ressemblance <strong>au</strong> réel Une œuvre<br />
strictement fidèle opterait pour un dessin hyperréaliste proche de la photographie. Or, Persépolis, sans verser<br />
pour <strong>au</strong>tant dans la caricature, se situe résolument en dehors du style réaliste. On reconnaît pourtant<br />
facilement Sartre, Bakounine ou Marjane elle-même. En fait, le graphisme de Persépolis, qui fonctionne<br />
parfaitement en terme d’outil narratif, déjoue les pièges communs <strong>au</strong>x genres de l’<strong>au</strong>tobiographie et du récit<br />
réaliste (ou naturaliste) fondés sur les principes d’effet de réel et de vraisemblable. On rappellera que, selon<br />
Barthes, cette mimésis recherchée et affichée est illusoire et que les « arts du réel » obéissent comme les <strong>au</strong>tres<br />
à une esthétique de convention soumise à des techniques et des codes.<br />
En définissant les limites de sa fidélité <strong>au</strong> réel et en jouant avec les codes de la bande dessinée occidentale (cf. le<br />
dessin du légume, d’un graphisme plus naïf que le reste de l’album, crée une rupture de ton. Ce procédé, peu courant<br />
dans la bande dessinée occidentale, est fréquent dans les mangas), Persépolis s’affirme avant tout comme une création.<br />
3. Dans la lecture d’une <strong>au</strong>tobiographie on peut rechercher simultanément divers éléments : le témoignage d’une<br />
expérience que l’on sait vraie : une sincérité qui n’est pas de mise dans d’<strong>au</strong>tres genres ; une curiosité de<br />
l’<strong>au</strong>tre (surtout, comme c’est le cas ici, dans les <strong>au</strong>tobiographies de personnes étrangères ou d’un milieu<br />
différent) ; un désir de connaître la singularité de l’<strong>au</strong>tre en même temps qu’on se reconnaît soi-même dans son<br />
expérience ou ses sentiments. Tous ces points sont largement présents dans Persépolis.<br />
Les enjeux pour l’<strong>au</strong>teur<br />
Quelles raisons ont pu inciter Marjane Satrapi à faire son <strong>au</strong>tobiographie <br />
Il est probable que pour Marjane Satrapi, se représenter et décrire sa propre vie lui ont permis de mieux se<br />
connaître. Ce travail représente, en effet, un gros effort d’introspection et d’élucidation. A la fin de Persépolis, par<br />
exemple, il est difficile de dire quelle part de lucidité consciente il f<strong>au</strong>t attribuer à la jeune Marjane sur le point de<br />
quitter l’Autriche et à l’<strong>au</strong>teur adulte qui revient sur son passé pour l’analyser vingt ans plus tard.<br />
Montrer sa propre évolution permet <strong>au</strong>ssi à l’<strong>au</strong>teur d’apporter une cohérence à sa vie. Le terme de parcours déjà<br />
employé prend donc toute sa valeur : chaque événement de l’existence de Marjane, expliqué et relié <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres par<br />
un système de c<strong>au</strong>ses et de conséquences lui donne un sens. De plus, l’<strong>au</strong>teur cherche visiblement à transmettre une<br />
expérience. Sans se poser un modèle et sans hésiter à montrer certains de ses déf<strong>au</strong>ts (c’est encore plus sensible dans<br />
le quatrième tome), elle expose les multiples difficultés qu’elle a dû surmonter à travers ses diverses conditions d’exilée,<br />
d’étrangère, de jeune fille coupée de sa famille, etc. le désir de dénoncer les injustices (racisme, incompréhension, rejet<br />
de l’étranger) fait certainement partie <strong>au</strong>ssi de cette volonté de témoigner. Pour <strong>au</strong>tant, l’Autriche et les Autrichiens ne<br />
sont jamais caricaturés ni condamnés en tant que tels par un effet de généralisation. Au contraire, Marjane explique<br />
que ces mêmes dangers guettent tous les pays, y compris le sien (cf. 5 ème page du « Croissant », v.5, la comparaison<br />
entre skinheads et gardiens de la Révolution ; sa réflexion, v.7 : « Des cons, il y en a partout […] dirigeants » ; page<br />
suivante, sa défense <strong>au</strong> Tyrol).<br />
Bien que les trois <strong>au</strong>tres tomes développent davantage cet aspect, Persépolis se déroule sur fond d’événements<br />
historiques dont la mémoire est ainsi perpétuée : la guerre Iran-Irak, c<strong>au</strong>se de la présence e Marjane à Vienne,<br />
rapidement évoquée car le personnage refuse de s’appesantir sur ce conflit trop douloureux pour elle ; les conditions<br />
de vie en Iran (cf. l’allusion à son oncle communiste exécuté par le pouvoir iranien) ; l’élection de Kurt Waldheim et la<br />
progression de l’extrême droite en Autriche, etc. Son statut d’étrangère, en décalage, fait que Marjane a un regard<br />
plus lucide sur les événements dont elle est témoin et sur la société qui l’entoure.<br />
Enfin, son existence personnelle offre à Marjane Satrapi matière à raconter. Ses expériences, ses rencontres<br />
deviennent des matéri<strong>au</strong>x narratifs bruts qui sont constitutifs de la métamorphose du récit en œuvre.<br />
Prolongements possibles<br />
• Lecture comparée : comparaison avec les bandes dessinées <strong>au</strong>tobiographiques suivante :<br />
- L’Ascension du H<strong>au</strong>t Mal de David B., L’Association, 1997 à 2003, 6 tomes : l’<strong>au</strong>teur raconte son enfance<br />
marquée par la maladie dont souffre son frère, l’épilepsie. David B. évoque ses relations avec son entourage,<br />
la dégradation progressive de son frère, le retentissement sur chacun de cette vie tout entière organisée<br />
<strong>au</strong>tour de diverses expériences de soins. Le dessin noir et blanc, très stylisé, proche parfois de<br />
l’expressionnisme et chargé de motifs géométriques, exploite symboles et métaphores graphiques.<br />
- Pilules bleues de Frederik Peeters, Atrabile, 2001 : l’<strong>au</strong>teur évoque sa rencontre amoureuse avec une jeune<br />
femme séropositive, les doutes et les questions qu’entraîne la maladie. Témoignage d’une grande force.<br />
- Paroles de t<strong>au</strong>le, collectif Corbeyran-dessinateurs divers, Delcourt, 2001 : en une planche ou en quelques<br />
pages, vingt-cinq évocations de la prison, d’existences qui basculent. Chaque récit est le fruit d’une<br />
collaboration entre une personne incarcérée et un dessinateur professionnel. L’ensemble offre une vision variée<br />
mais toujours jute de la société et de l’univers carcéral.
- Sentiers battus de Vincent Vanoli, éditions ego comme X, 2002 : suite d’évocations de souvenirs sous forme de<br />
petits récits, le jardin, le petit bois et la cabane où l’<strong>au</strong>teur jouait <strong>au</strong>trefois, ou encore la randonnée à vélo <strong>au</strong><br />
cours de laquelle il laisse partir le groupe de garçons flambeurs pour continuer seul. Un texte narratif à la<br />
première personne accompagne les cases et remplace tout dialogue. L’ensemble est attachant par sa<br />
nostalgie, la sensibilité à la nature et <strong>au</strong>x petits riens de la vie quotidienne.<br />
- Clichés, Beyrouth 1990, Bruno et Sylvain Ricard-Christophe G<strong>au</strong>ltier, Les Humanoïdes associés, 2004 : deux<br />
frères, Sylvain et Bruno, passent trois semaines <strong>au</strong> Liban en 1990. Du couvent de Beyrouth Ouest, où se trouve<br />
leur tante, à l’hôpital de Bhannes où ils aménagent une cour pour des malades ment<strong>au</strong>x, ils rencontrent de<br />
nombreux Libanais, dont un groupe de jeunes. Témoignage émouvant et juste.<br />
- Tante Henriette ou l’éloge de l’avarice d’Isabelle Dethan, Delcourt, 2000 : en cinq courts récits, le portrait d’une<br />
vieille tante bourgeoise, avare et excentrique vue par sa jeune nièce. Le dessin noir et blanc <strong>au</strong> trait fin cerne<br />
sentiments, émotions et atmosphères.<br />
- Blankets, mante<strong>au</strong> de neige de Craig Thompson, Casterman, 2004 : directement inspiré d’une expérience vécue,<br />
cet ouvrage est partiellement <strong>au</strong>tobiographique puisque certains noms de lieux ou de personnages ont été<br />
changés. Ce livre volumineux (près de 600 p.) n’en demeure pas moins d’une force de vérité exceptionnelle<br />
lorsqu’il évoque un premier amour face à la morale de la société et de la religion.<br />
- Les Mangeurs de cailloux de Jean-Luc Loyer, Delcourt, 1998 ; La Boîte à un franc, Delcourt, 2000 : dans ces<br />
deux albums en noir et blanc, l’<strong>au</strong>teur rassemble des souvenirs d’enfance pour construire une histoire. Il raconte<br />
ses jeux, ses croyances et ses peurs d’enfant, évoque ses parents, son frère, sa grand-mère, divers<br />
personnages marquants d’une ville minière du Nord.<br />
- Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa, Vertige graphic, 2003-2004, 5 tomes : souvent présenté comme une<br />
<strong>au</strong>tobiographie, ce long manga relate l’existence d’un enfant qui tente de survivre dans le Japon en guerre et<br />
voit mourir son père, sa sœur et son frère lors du bombardement d’Hiroshima le 6 août 1945. En réalité, ce<br />
récit n’est pas <strong>au</strong>tobiographique (le personnage ne porte d’ailleurs pas le nom de l’<strong>au</strong>teur) mais retranscrit<br />
directement nombre de moments réellement vécus par Keiji Nakazawa.<br />
• Expression : adapter en bande dessinée un épisode de sa vie ou d’une œuvre <strong>au</strong>tobiographique.