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Louise Desjardins

Lettres boréales, revue littéraire des finissants en Arts et Lettres du Cégep de l'Abitibi-Témiscamingue. Revue littéraire portant sur cinq romans de Louise Desjardins.

Lettres boréales, revue littéraire des finissants en Arts et Lettres
du Cégep de l'Abitibi-Témiscamingue.
Revue littéraire portant sur cinq romans de Louise Desjardins.

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<strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong><br />

territoire<br />

Revue des finissants en Lettres du Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue<br />

numéro 5 • mai 2015


Territoire<br />

<strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>


LES MOTS GPS<br />

<strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong><br />

Quand j’étais petite à Noranda, au début des années cinquante, comme je ne possédais pas beaucoup de<br />

livres, je les relisais plusieurs fois, surtout ceux de la comtesse de Ségur que je savais presque par cœur.<br />

Une tante m’avait aussi offert un album de La Semaine de Suzette dans lequel des patrons pour habiller<br />

la poupée Bleuette jouxtaient des histoires de Bécassine à la campagne et de petites filles à la ville qui<br />

finissaient princesses. Je pensais alors que pour exister, un livre devait obligatoirement raconter une histoire<br />

qui se passait sur un autre continent, très loin, à Paris ou en Russie. Les noms de rues me faisaient rêver, des<br />

noms comme Gay-Lussac, Gît-le-Cœur ou Chat-qui-Pêche. Bien entendu, je les trouvais plus mystérieux<br />

que Principale, 2 e Avenue ou Horne.<br />

La première fois que je suis allée à Paris dans la jeune vingtaine, j’avais déjà un GPS installé dans ma tête<br />

liseuse. J’arpentais les rues de Saint-Germain-des-Prés comme si j’avais toujours habité ce quartier,<br />

reconnaissant des lieux, des bistrots, des places, des odeurs, des objets. Nul besoin de boussole ni de<br />

plan pour me retrouver, j’étais dans mon pays rêvé. Tout me paraissait parfait, beau, chargé de la grande<br />

histoire et de la grande littérature. C’était l’euphorie. Puis j’ai commencé à remarquer les hautes clôtures,<br />

les impasses, les fortifications et, malgré toute cette beauté, je sentais que les personnages dont j’avais tant<br />

rêvé auraient pu se sentir comme moi, un peu coincés. À un moment donné s’est alors emparée de moi la<br />

nostalgie des grands espaces, des ciels ardents, de la neige étoilée, des lacs dorés, des bleuets brûlants, et<br />

des cheminées de la mine, même. J’ai compris alors que j’appartenais à mon enfance abitibienne, que mon<br />

pays natal allait m’habiter le reste de mes jours.<br />

À cette époque, je nourrissais déjà le rêve de devenir écrivaine, mais ce rêve me semblait impossible à<br />

réaliser jusqu’à ce que, dans le cadre de mes études, je me mette à lire des ouvrages du Québec et de<br />

l’Amérique. Des livres écrits par des femmes surtout, des femmes comme Anne Hébert, Marie-Claire Blais,<br />

Gabrielle Roy, parce qu’auparavant, pour moi, sauf pour ma vieille comtesse de Ségur, un écrivain devait<br />

être un homme vivant en Europe ou mort depuis longtemps.<br />

Un peu plus tard, en lisant Le cœur est un chasseur solitaire de Carson Mc Cullers, un roman qui se passe<br />

à Columbus, une ville de Géorgie au sud des États-Unis que je ne connaissais pas du tout, je me disais que<br />

si je m’y téléportais, je pourrais reconnaître les lieux qu’arpentait la touchante Mick Kelly. Ce livre était à la<br />

fois un GPS de Colombus, Géorgie, et de l’âme de ses personnages si attachants, même dans leur dénuement,<br />

leur infirmité et leur détresse. J’ai pensé alors que mes histoires les plus précieuses devaient s’ancrer<br />

dans ma terre d’enfance, et j’ai entrepris l’écriture de La 2 e Avenue et ensuite de La love, trouvant ainsi ce<br />

qui, je crois, allait devenir ma voix.<br />

2


C’est un peu ce que j’ai répondu à ces étudiants de Lettres si attentifs, Cédric, Alexandre, Ariane,<br />

Cassandra, Arnaud, Adèle et Raphaël, et aux étudiants en photo qui me demandaient pourquoi mes<br />

histoires se passaient presque toujours en Abitibi. Mes lieux d’enfance, Noranda et le lac Vaudray, font<br />

partie de l’ADN de mon écriture, et je pense qu’ils peuvent permettre à des gens d’ici de se reconnaître<br />

tout en faisant rêver des lecteurs d’ailleurs, qu’ils soient de France, du Mexique, d’Argentine ou d’Égypte.<br />

Cette attirance vers le nord infini, cette région du monde où tout est encore à faire, je l’ai vue dans les<br />

yeux des lecteurs de Momo et Loulou au Caire, je l’ai sentie également au Mexique quand j’ai fait la<br />

lecture d’extraits de Ciels métissés. J’ai reconnu dans leurs yeux le regard que je portais enfant dans ma<br />

petite chambre de Noranda sur Les malheurs de Sophie ou sur d’autres livres qui me permettaient, grâce à<br />

leurs mots GPS, d’arpenter les rues de villes étrangères tout en pénétrant dans un univers auquel je pouvais<br />

m’identifier.<br />

Les noms de lieux existent dans les dictionnaires et dans les livres de géographie, mais ces lieux vivent et<br />

nous parlent vraiment dans les histoires qui s’y passent et dans l’âme de leurs habitants. C’est dans la poésie<br />

et les romans que bat le cœur de l’humanité, là où se trouve ce qui nous rassemble et nous ressemble tous :<br />

notre désir d’aimer, d’être aimé. Les mots sont plus qu’un GPS du territoire, ce sont des GPS de l’âme. Avec<br />

eux, on se perd un peu moins, peut-être, dans le dédale de l’existence.<br />

Merci à Julie Gingras, à Marthe Julien et à leurs étudiants merveilleux de m’avoir invitée dans mon territoire<br />

d’enfance. Ces mots qu’ils reçoivent encore après tant d’années, c’est comme un petit grand bonheur<br />

d’écrivaine…<br />

<strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong><br />

3


TABLE DES MATIÈRES<br />

Les mots GPS, <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> p. 2<br />

Table des matières p. 4<br />

Mot d’Éric p. 5<br />

Mot de Julie p. 6<br />

Mot de Marthe p. 7<br />

Prix et mentions p. 8<br />

À la manière de Proust p. 10<br />

Recette de pain aux canneberges p. 11<br />

La force de la plume, Adèle Méthot p. 12<br />

Ignorer pour s’éduquer.<br />

La love de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> :<br />

un roman d’apprentissage, Raphaël Hachez p. 16<br />

Malaises et amours du pays,<br />

Arnaud Allen-Mercier p. 20<br />

Paternités, Cédric Héroux p. 24<br />

Tuer la mère, Ariane Paquette p. 28<br />

Country Music & Rock’n Roll,<br />

Alexandre Vendette p. 32<br />

Déchéance maternelle,<br />

Cassandra Michaud p. 36<br />

CRÉDITS PHOTOS<br />

Didier Belzile pages 1-13-35<br />

Marie Bisson-Ouimet pages 9-19-29-31 et couverture arrière<br />

Alysson Bolduc page 39<br />

Chloé Sirois page 15<br />

Félix Caouette page 33<br />

Zachary Collin-Borowitzki couverture<br />

Hubert Jacob page 21<br />

Cassandra Lévesque page 27<br />

Léonie Parent pages 17-23-35<br />

Nicolas Robin pages<br />

Chloé Sirois page 15<br />

Éric Aubin pages 5, 7<br />

Sylvain Blais page 6<br />

Julie Gingras page 11 (gâteau)<br />

Marthe Julien pages 2, 3, 12, 16, 20, 24, 28, 32, 36<br />

Photos d’archives personnelles<br />

de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> pages 10 et 11<br />

Merci à tous mes étudiants du cours Images numériques et photographie qui ont soumis chacun sept photos pour la revue.<br />

Un merci particulier à Léonie Parent, Didier Belzile et Nicolas Robin qui ont formé mon comité de conception et de production<br />

de la revue Lettres Boréales. MJ<br />

4


MOT D’ÉRIC<br />

Je tiens tout d’abord à féliciter les étudiantes et étudiants qui ont participé à la production de cette 5 e édition<br />

de la revue Lettres boréales. Vous découvrirez une publication de grande qualité, tant pour la forme que<br />

pour le fond. Il s’agit en effet d’une belle collaboration entre étudiants et enseignants de deux programmes<br />

distincts. On doit aux étudiants en Arts visuels la facture graphique qui vient appuyer les textes des étudiants<br />

en Arts et lettres.<br />

Ce projet est de ceux qui donnent du sens aux travaux des étudiants. Il leur permet de réaliser que, au-delà<br />

du travail scolaire, la valeur de leurs productions peut être reconnue à l’extérieur du contexte académique.<br />

D’ailleurs, dès sa seconde année de parution, en 2012, Lettres boréales a été présentée au Salon du livre de<br />

l’Abitibi-Témiscamingue, ce qui témoigne de l’intérêt qu’elle a suscité.<br />

Un immense merci à l’auteure, <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>, qui s’est prêtée au jeu avec grande générosité. Je tiens<br />

également à manifester mon appréciation toute particulière envers les enseignantes et les enseignants<br />

impliqués. Vous ressentirez sans doute leur engagement et leur passion transparaître en sous-texte tout au<br />

long de la revue.<br />

Bonne lecture!<br />

Éric Aubin<br />

Directeur des études<br />

5


MOT DE JULIE<br />

Territoire<br />

Le mot évoque d’abord pour nous l’Abitibi, ce lieu que l’on habite, que l’on quitte, vers lequel on revient<br />

parfois. Mais il comporte une autre dimension, métaphorique, qui renvoie à l’intériorité des personnages.<br />

Le territoire devient alors cet espace qui donne place à l’identité individuelle, identité que l’on affirme par<br />

la musique et l’écriture, que l’on assume ou que l’on nie, que l’on choisit, qu’on nous impose. Bref, par les<br />

multiples interprétations qu’il nous offre, ce mot nous semble apte à rendre compte des thèmes propres à<br />

l’œuvre romanesque de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> qui font l’objet de nos articles.<br />

<strong>Louise</strong>, merci de nous avoir laissé franchir les limites de ton territoire…<br />

À mes compagnons de route,<br />

Non seulement la revue Lettres boréales célèbre-t-elle cette année son 5 e anniversaire, mais elle célèbre<br />

aussi, comme par le passé, le travail d’un auteur d’ici, de même que celui de nos finissants en lettres. Adèle,<br />

Ariane, Cassandra, Raphaël, Cédric, Alexandre et Arnaud, soyez fiers du chemin parcouru. Et merci pour<br />

tous ces moments de pur bonheur...<br />

À ma fée marraine,<br />

Marthe, même après quatre années de collaboration, j’éprouve toujours devant ton travail et celui de tes<br />

étudiants le même émerveillement. Vous faites de la magie… Quel autre mot pourrait décrire la façon dont<br />

vous parvenez à vous imprégner de l’univers d’un auteur pour ensuite lui offrir une consistance matérielle ?<br />

Didier, Léonie et Nicolas, vous savez l’art de produire des effets merveilleux…<br />

À mon collègue et complice,<br />

Michel, je sais que sur les rives de ton lac Perdu, tu penses à moi en ce printemps. Je le sais parce que je<br />

viens de lire cette petite note qui m’encourage à mener à bon port cette aventure à laquelle tu crois toi aussi.<br />

Fidèle, tu m’as offert, une fois de plus, de jeter un regard critique sur les articles en cours d’écriture. Grâce<br />

à toi, je comprends désormais que malgré la distance, je ne serai jamais seule… Ce cinquième numéro,<br />

c’est à toi que je l’offre.<br />

Je tiens à témoigner également de ma gratitude à Louis Riopel, Marie José Denis, Sara-Jane Smith, Joanie<br />

Gagné-Samuel, Karl Beaulé et Johanne Lafrance, qui ont généreusement accepté de mettre de côté, pour un<br />

moment, les copies à corriger et qui ont bien voulu lire et commenter les textes de nos finissants. Un merci<br />

tout spécial à Micheline Landriault qui a révisé plusieurs des épreuves finales.<br />

Marthe et moi tenons à souligner<br />

la chance que nous avons de pouvoir<br />

compter sur le soutien du Directeur général<br />

et du Directeur des études.<br />

Sans la contribution financière du collège,<br />

cette publication ne pourrait voir le jour.<br />

Julie Gingras<br />

Professeure de littérature<br />

6


MOT DE MARTHE<br />

« Et il y a l’art.<br />

Cette merveilleuse utopie. »<br />

Ariane Ouellet, L’Indice bohémien, vol. 5, no 8<br />

Qu’est-ce que c’est, finalement, que ce projet de revue ?<br />

Une communauté de passionnés qui rend hommage à des auteur.e.s d’ici ?<br />

Une bande de rêveurs qui rend un rêve tangible ?<br />

Pour moi, c’est une occasion extraordinaire qui permet à des jeunes créateurs en littérature et en arts visuels<br />

de se commettre et d’être publiés dans un très beau véhicule qui diffuse lettres et images à un public plus large.<br />

C’est un défi. C’est un échange, une collaboration. C’est du travail d’ébauche, de développement. C’est de<br />

la sueur de cerveau. C’est l’essence du mot collégialité !<br />

C’est aussi l’occasion d’une rencontre avec une auteure et son territoire d’écriture.<br />

Merci à <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> pour sa grande générosité et ce partage de mots, d’une sensibilité toute particulière.<br />

Je suis toujours excitée et émue par ces rencontres avec les auteures. Elles se livrent avec tant d’honnêteté<br />

et de simplicité en nous permettant de pénétrer leur espace de création. Jouissant.<br />

Merci au programme Arts et lettres, en la personne de Marie José Denis, qui a initié cette vraiment belle<br />

aventure. Et puis à Julie Gingras, qui a pris la relève pour la suite... Ce qui nous permet de vivre toutes les<br />

deux un grand moment d’intensité, parsemé de petites angoisses et de grands plaisirs.<br />

Merci aux étudiant.e.s qui participent à cette création, bien sûr. Je leur suis infiniment reconnaissante. Sans<br />

leur apport et sans le support de toustes, rien de tout cela ne serait possible. Merci à Léonie, Didier et Nicolas,<br />

qui constituent cette année l’équipe de production visuelle de la revue. Leur implication est sans<br />

faille. Choix des photos, calibrage, recadrage, mise en page… Un défi qu’ils ont relevé avec brio ! Mais ça<br />

prend du contenu pour mettre dans cette jolie boîte… La qualité des textes des finissants en Arts et lettres<br />

m’impressionne toujours, chaque année. Leurs textes, impitoyablement passés dans le sas de Julie et de ses<br />

collègues, deviennent de véritables bijoux à déguster.<br />

Et merci à notre institution qui nous soutient dans<br />

ce projet, monétairement et de mille autres façons.<br />

Marthe Julien,<br />

professeure en arts visuels.<br />

Artiste, syndicaliste, féministe.<br />

Et utopiste!<br />

7


Prix<br />

et<br />

mentions<br />

<strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> est à la<br />

fois romancière, poète,<br />

nouvelliste, essayiste,<br />

traductrice.<br />

Elle a publié les œuvres<br />

suivantes :<br />

Poésie<br />

Ciels métissés (2014)<br />

Nos saisons, « Tango », en collaboration avec Jeanne-Mance Delisle, Louis Hamelin<br />

et Margot Lemire (2011)<br />

Les silences (2008)<br />

La nouvelle catastrophe (2007)<br />

Silencieux lassos (2004) Traduction en espagnol par Silvia Pratt : Silenciosos lazos (2009)<br />

Ni vu ni connu (2001)<br />

Poèmes faxés, en collaboration avec Jean-Paul Daoust et Mona Latif-Ghattas (1994)<br />

Le désert des mots (1991)<br />

La 2 e avenue (1990)<br />

La minutie de l’araignée (1987)<br />

Vingt petits trucs (1986)<br />

La catastrophe (1985)<br />

Les verbes seuls (1985)<br />

Petite sensation (1985)<br />

Rouges chaudes suivi de Journal du Népal (1983)<br />

Récit<br />

Rapide-Danseur (2012)<br />

Le fils du Che (2008)<br />

So long (2005) Traduction en anglais par Sheila Fischman : So Long (2012)<br />

Momo et Loulou, en collaboration avec Mona Latif-Ghattas (2004) Traduction en arabe<br />

par May Telmissany et Walid Et Khachab (2006)<br />

Cœurs braisés (2001)<br />

Darling (1998)<br />

La love (1993)<br />

Biographie<br />

Pauline Julien La Vie à mort (1999)<br />

8<br />

Traductions<br />

« Inmaculada », d’Eugenia Noriega,<br />

en collaboration avec Ana Cristina Zúñiga (2012)<br />

La porte, de Margaret Atwood (2009)<br />

Politique de pouvoir, de Margaret Atwood (1995)<br />

Poèmes de serpent, de Margaret Atwood (1991)


Essais<br />

« Mouches noires en patins à roulettes », lecture de Libellules, couleuvres et autres merveilles<br />

de Jean-Paul Daoust (2011)<br />

« Un mot rare perdu au creux de l’oreiller », témoignage sur Roland Giguère (2004)<br />

« Qui a peur de Jovette Bernier? », présentation de la réédition de Mon deuil en rouge<br />

de Jovette Bernier (2000)<br />

« Les grands mots-remèdes » (1997)<br />

« Lettre pour ne pas emprunter ce qui nous appartient » (1995)<br />

« Présentation », dans Politique de pouvoir de Margaret Atwood (traduction) (1995)<br />

« Présentation », dans Poèmes de serpent de Margaret Atwood (traduction) (1991)<br />

« Comparaison entre Power Politics de Margaret Atwood et Bloody Mary de France Théoret<br />

(ou comment on disait Je t’aime dans les années soixante-dix) » (1990)<br />

« Stratégie du vertige de <strong>Louise</strong> Dupré » (1990)<br />

« M’étamper violette », De l’avant-texte 2 (1987)<br />

Sans titre, présentation de Guy Moineau, « Aucune intention de bonheur » (1984)<br />

« The Raison d’être for Pleine Lune » (1983)<br />

« La lettre de l’amour et la crise du cœur » (1982)<br />

Elle s’est mérité les honneurs que voici :<br />

1994 - Grand Prix du Journal de Montréal, La love<br />

1994 - Prix des Arcades de Bologne, La love<br />

1995 - Finaliste au Prix du Gouverneur général, La 2 e avenue<br />

9


À la manière de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> ...<br />

À la manière de Marcel Proust, écrivain français de la fin du XIX e siècle et du début du<br />

XX e , nous avons soumis à <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> le questionnaire suivant.<br />

Nous la remercions de s’être prêtée au jeu!<br />

1<br />

2<br />

3<br />

4<br />

5<br />

6<br />

Qui est votre idole de jeunesse?<br />

Comme bien des ados des années cinquante, j’étais folle<br />

d’Elvis Presley. Avec mon amie Cathy j’allais voir tous ses films<br />

et je connaissais par cœur ses 45 tours. Love me tender, ah!<br />

Quelle est la première qualité qu’un homme doit posséder?<br />

J’hésite entre l’intégrité et la sensibilité. Un mélange des deux,<br />

c’est parfait pour moi.<br />

Quel est le pire défaut de l’être humain?<br />

Sa volonté de dominer, d’exercer son pouvoir sur les autres<br />

êtres humains, son instinct de possession.<br />

Quelle est la meilleure chose que l’être humain<br />

ait accomplie?<br />

Ici, je cherche beaucoup la réponse. L’art sous toutes ses<br />

formes, sans doute. La musique me fascine, c’est un grand<br />

mystère pour moi.<br />

De quoi ne pourriez-vous pas vous passer?<br />

De l’amour, de lire, d’écrire.<br />

Quelle est la première chose que vous faites<br />

en vous levant?<br />

Je lis Le Devoir. Ensuite j’écris en compagnie de mon café.<br />

<strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>, juillet 1981 à Katmandou au Népal<br />

10<br />

<strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> entourée de ses parents et de ses<br />

deux frères, Paul (g.) et Roger (d.) vers 1946 devant<br />

la maison de l’Avenue B à Noranda<br />

7<br />

8<br />

9<br />

10<br />

11<br />

12<br />

13<br />

Quelle est votre destination de rêve pour des vacances?<br />

Le lac Vaudray, le lac de mon enfance, le plus beau du monde.<br />

Je vais y passer tous mes étés.<br />

Si vous étiez un livre, lequel seriez-vous?<br />

Écrire la vie de Annie Ernaux.<br />

Dans quel genre de magasin pourriez-vous<br />

dépenser tout votre argent?<br />

Je déteste magasiner sauf dans les librairies où je peux flâner<br />

des heures et où j’achète beaucoup de livres.<br />

Est-ce que le verre est à moitié plein ou à moitié vide?<br />

Toujours plein!<br />

Quelle est la plus grande qualité chez une femme?<br />

L’intégrité et la sensibilité. Les deux ensemble.<br />

Que remarquez-vous en premier chez un homme?<br />

Son regard, s’il est direct et bon.<br />

Quelle personnalité connue est votre préférée?<br />

Je ne suis fan de personne et mes goûts changent selon les<br />

saisons. Ces temps-ci j’aime bien Gabriel Nadeau-Dubois et<br />

sa pertinente analyse de notre société malade.


14<br />

15<br />

16<br />

17<br />

18<br />

19<br />

Quelle est votre odeur préférée?<br />

L’odeur des cèdres au lac Vaudray après la pluie.<br />

Si vous aviez à être un animal, lequel seriez-vous?<br />

Une gazelle. J’aime ce mot.<br />

(Mais je ne pourrais pas, comme elle,<br />

m’abstenir de boire pendant de longues périodes.)<br />

Vous avez le choix d’un seul livre à apporter<br />

sur une île déserte. Lequel prendrez-vous?<br />

Un dictionnaire. Ça contient tous les mots<br />

qu’on peut agencer à l’infini. Ça fait rêver.<br />

Préféreriez-vous une vie marquée par une certaine<br />

stabilité émotive ou une vie de grands malheurs<br />

et de grands bonheurs?<br />

J’ai une préférence pour les grands bonheurs (sans les<br />

malheurs) et une certaine stabilité émotive (sans l’ennui).<br />

J’ai sans doute une préférence pour l’utopie.<br />

Entre tout savoir et être malheureuse<br />

ou ne rien savoir et être heureuse, que choisissez-vous?<br />

Savoir me rend heureuse. Ne pas savoir m’angoisse.<br />

Si vous deviez vous identifier à une divinité,<br />

quel dieu ou quelle déesse vous représenterait le mieux?<br />

J’espère ne jamais avoir à faire une telle chose!<br />

Les dieux et les déesses sont des créatures inventées<br />

pour alimenter notre désir de soumission.<br />

20<br />

21<br />

22<br />

23<br />

24<br />

Entre la terre, l’eau, l’air et le feu,<br />

quel élément choisiriez-vous?<br />

La terre, je pense. L’humus dans la forêt au printemps.<br />

Moelleux, porteur, odorant.<br />

Dans l’univers de quel roman (parmi tous les romans ayant<br />

été publiés à ce jour sur terre) aimeriez-vous vivre?<br />

Une ardente patience du Chilien Antonio Skarmeta. Mais<br />

j’aime baigner dans cette amitié toute poétique entre le facteur<br />

Mario et le grand Pablo Neruda, dans cet amour jouissif<br />

entre Mario et sa fiancée Beatriz. Je l’ai lu plusieurs fois et le<br />

relis encore avec plaisir.<br />

Quelle est votre constellation favorite?<br />

La Grande Ourse, je la reconnais à cause de sa casserole.<br />

Êtes-vous plus chocolat ou vanille?<br />

Pile ou face. Face. Chocolat.<br />

Êtes-vous une femme du matin ou du soir?<br />

J’aime le matin, ce moment où tout est clair et possible.<br />

<strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>, été 1965 à Florence, premier voyage en<br />

Europe<br />

11


La force de la plume<br />

Adèle Méthot<br />

L’écriture a cette vertu de nous faire exister quand<br />

nous n’existons plus pour personne.<br />

Georges Perros<br />

Au début des années 1990, après avoir exploré le genre poétique, <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> se tourne vers le<br />

roman. Outre ses recueils de poésie, sa production littéraire compte à ce jour cinq œuvres romanesques.<br />

Après les avoir étudiées en profondeur, il est intéressant de s’attarder aux thèmes récurrents de son imaginaire.<br />

Cet article, qui porte sur les principales manifestations et fonctions de l’écriture, abordera, d’une part,<br />

les motivations respectives des personnages masculins et féminins et, d’autre part, l’écriture comme moyen<br />

de prise de pouvoir par les femmes.<br />

12<br />

Dans quelques-uns des romans de l’auteure abitibienne, on retrouve des personnages masculins ayant<br />

recours à l’écriture. Dans So long, Katie McLeod, la narratrice, nous présente la routine quotidienne de<br />

son père, qui consiste à écrire dans un petit agenda, avant de jouer de son violon. Dès la première page,<br />

on met en évidence la fascination qu’exerce la plume de James Mcleod sur sa fille. Katie, enfant, porte un<br />

regard admiratif sur l’acte d’écriture de son père, ce qui fait en sorte que la scène semble sortie tout droit<br />

d’un conte de fées. Par contre, à la page suivante, la protagoniste devenue adulte découvre le contenu des<br />

mystérieux agendas de James : « J’espérais y débusquer des trésors, saisir enfin ce qui se tramait dans sa<br />

tête têtue, me mettre en contact avec son âme. Je n’ai trouvé que des faits : la météo, ses petites dépenses,<br />

le nombre d’heures passées au Look-Out à jouer du violon. C’est tout. » (<strong>Desjardins</strong>, 2005, p. 12). Ainsi,<br />

pour James McLeod, cette activité revêt un caractère pratique; elle n’a aucune fonction émotive. Croyant<br />

pouvoir comprendre la nature profonde de son père, Katie est alors déçue de ne pas réussir à percer la carapace<br />

qu’il s’était créée. Dans un même ordre d’idées, Raoûl, grand-père retraité dans Le fils du Che, écrit<br />

lui aussi. Après sa mort, sa femme trouve son journal, dans lequel il ne faisait que relater des faits et des<br />

événements. Bref, tout comme les cahiers de James, les siens révèlent une certaine froideur et du détachement.<br />

En contrepartie, Alex, le petit-fils de Raoûl dans Le fils du Che, est le seul personnage masculin<br />

dont l’écriture est expressive. Puisqu’il a grandi au début des années 2000, l’adolescent est familier avec les<br />

ordinateurs; il utilise le clavardage comme moyen d’expression. En effet, c’est un garçon solitaire qui<br />

« fait la grève des mots » (<strong>Desjardins</strong>, 2008, p. 15) et refoule de la frustration, notamment celle causée par<br />

sa relation conflictuelle avec sa mère. Celle-ci refuse de lui révéler l’identité de son père, malgré qu’Alex ait<br />

besoin de cette personne dans sa vie.


Par ailleurs, il envoie régulièrement des messages électroniques à une jeune fille de son voisinage, Lola.<br />

Cette correspondance lui permet d’exprimer et de partager ce qu’il vit avec quelqu’un. De plus, il s’intéresse<br />

beaucoup à la littérature et compose des poèmes : « Je ne sais d’où je viens, / je ne sais où je suis,/<br />

je ne sais où je vais. / Je suis une ombre au tableau. / Impossible de m’effacer. » (<strong>Desjardins</strong>, 2008, p. 34).<br />

L’écriture est donc une façon, pour Alex, de mettre en mots ce qu’il ressent, notamment sa détresse et sa<br />

colère envers sa mère. Cette dernière n’est ni présente ni à l’écoute de ses besoins. Cette faculté d’extérioriser<br />

ses sentiments par l’entremise de l’écriture chez un personnage masculin est unique dans l’œuvre<br />

romanesque de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>.<br />

S’il est rare de voir un personnage masculin se servir des mots pour traduire ce qu’il ressent, il en va cependant<br />

autrement des personnages féminins pour lesquels l’écriture tend vers l’expression personnelle. Dans<br />

le roman La love, Claude est une adolescente aux prises avec les tourments de ses premières amours.<br />

Durant cette période de découvertes et de remises en question, de petits calepins noirs servent de confidents<br />

à la jeune fille, qui écrit quotidiennement à propos d’Eddy Goldstein, « le mâle le plus exotique en<br />

ville » (<strong>Desjardins</strong>, 1993, p. 22). Cet amour, qui lui apporte son lot de joies et de peines, alimente son<br />

besoin d’exprimer ses émotions. Dans Darling, l’écriture vient aussi en aide au personnage principal.<br />

Pauline, une femme dans la fin trentaine, se questionne sur sa situation familiale. Elle se sent « prise au<br />

piège » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 40) par son rôle d’épouse et de mère, qui prend le dessus sur son individualité.<br />

Son quotidien l’étouffe et elle sent le besoin de fuir avec Carlo, un chanteur italien rencontré dans un bar,<br />

et de se réfugier en Abitibi, sa terre natale. Après avoir abandonné sa famille et se voyant elle-même rejetée<br />

par son amant, elle trouve finalement une forme de libération dans l’écriture de chansons. Le roman<br />

So long tout entier, quant à lui, est basé sur la journée du 55 e anniversaire de Katie McLeod. Dans ce cas-ci,<br />

l’écriture du personnage est antérieure au récit, puisqu’elle relit ses journaux intimes. Cette relecture lui<br />

permet de jeter un regard rétrospectif sur son passé et fait ressurgir les blessures de son enfance, notamment<br />

celles causées par l’attitude paternelle. Ainsi, son journal rend compte de toute l’émotion ressentie au fil<br />

des années : « Je n’aime pas le non-dit des eaux troubles. J’aime les yeux clairs qui me regardent dans les<br />

yeux, qui ne sont pas des fenêtres opaques. Papa me regardait parfois dans les yeux, et tout ce que je voyais,<br />

c’était un mur de glace » (<strong>Desjardins</strong>, 2005, p. 24). Bref, pour Claude, Pauline et Katie, l’écriture constitue<br />

un moyen d’affirmer leurs idées et leurs sentiments et, ainsi, d’alléger le fardeau qu’elles ont à porter.<br />

13


Outre ses fonctions utilitaire et expressive,<br />

l’écriture recèle une forme de prise de pouvoir<br />

par les femmes dans les romans de <strong>Desjardins</strong>.<br />

Les carnets de Claude, dans La love,<br />

lui permettent une prise de parole qui lui est<br />

refusée en dehors de l’écriture. À la maison,<br />

elle est la seule fille; son père et ses frères<br />

s’amusent à la ridiculiser dès qu’elle ouvre la<br />

bouche ou l’empêchent de dire quoi que ce<br />

soit. « Mon père disait souvent : “Tais-toi, la<br />

Suffragette, tu parles trop, tu parles trop fort”,<br />

confie-t-elle. Dans des moments d’épanchement<br />

très rares, il m’appelle Chouchoune.<br />

Mais je ne mérite ce surnom que lorsque je<br />

suis très fine, c’est-à-dire lorsque j’écoute<br />

sans broncher les histoires qu’il raconte<br />

à table ou quand je ne dis rien même si je<br />

ne suis pas d’accord avec lui » (<strong>Desjardins</strong>,<br />

1993, p. 36). Cette impossibilité de partager<br />

ses idées ou ses opinions est dévastatrice pour<br />

la jeune fille et la force à se replier sur ellemême.<br />

L’écriture constitue donc le principal<br />

moyen qu’elle a trouvé pour ne pas être totalement<br />

soumise à la suprématie des hommes<br />

de la famille. Dans le roman Darling, Pauline<br />

réussit également à prendre sa place grâce<br />

à l’écriture. Elle se découvre un talent pour<br />

la composition de chansons et ose tenter sa<br />

chance dans le milieu de la musique. C’est<br />

elle qui fait les premiers pas en contactant les<br />

musiciens des Blue Kids pour leur offrir de se<br />

joindre à eux. Les moqueries et les préjugés<br />

de ces hommes ne viennent pas à bout de sa<br />

détermination et, malgré qu’elle n’ait pas le<br />

« profil » d’une chanteuse western typique,<br />

son talent pour les mots lui permet finalement<br />

d’avoir une place au sein du groupe. Enfin,<br />

on peut considérer cette femme comme un<br />

modèle, puisque non seulement elle réussit à<br />

percer dans le domaine de la musique, mais<br />

elle y parvient grâce à son talent authentique et non parce qu’elle est jeune et jolie. En ce qui concerne Katie,<br />

l’héroïne de So long, le geste d’écriture quotidien de son père l’intrigue énormément, tout comme sa plume<br />

dorée. Pour elle, comme pour Claude et Pauline, l’acte d’écriture illustre une prise de pouvoir, une manifestation<br />

de ce que les critiques féministes appellent l’« empowerment » 1 .<br />

1<br />

Le terme « empowerment » provient des États-Unis. Il apparaît au début des années 1900 et réfère à la<br />

prise de pouvoir des femmes. Il est souvent utilisé par les critiques féministes.<br />

14


D’un point de vue métaphorique, l’or du stylo représente la richesse et le pouvoir qui s’y trouvent associés.<br />

Lorsque Katie se l’approprie après la mort de son père, cet objet passe alors symboliquement aux mains<br />

d’une femme autrefois écrasée, brisée, forcée au silence par un père dur et autoritaire. « Et chaque fois que<br />

je donnais mon opinion, raconte Katie, mon père me remettait à ma place, étouffant dans l’œuf toute possibilité<br />

de discussion. » (<strong>Desjardins</strong>, 2005, p. 64). En somme, l’écriture permet aux femmes que sont Claude,<br />

Pauline et Katie d’affirmer une existence qui leur est refusée dans le monde masculin.<br />

Bref, après avoir fait ressortir les caractéristiques de l’écriture chez les personnages romanesque de <strong>Louise</strong><br />

<strong>Desjardins</strong>, il est possible de constater que cette activité, de manière générale, occupe une place beaucoup<br />

plus importante dans la vie des femmes que dans celle des hommes, car elle leur sert d’abord d’exutoire.<br />

La nature prosaïque de l’écriture des pères, dans La love et So long, ramène la figure paternelle à des<br />

proportions plus modestes, alors qu’à l’opposé, la valorisation de l’acte d’écriture chez les femmes montre<br />

qu’elles ont la capacité d’égaler, voire de surpasser la gent masculine. Ces romans exposent les préoccupations<br />

des femmes, qui se ressemblent partout à travers le monde. En effet, on peut établir des liens entre les<br />

œuvres de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> et le roman Une si longue lettre, de Mariama Bâ, une auteure sénégalaise qui<br />

témoigne, elle aussi, de la réalité des femmes de son pays, de leurs épreuves et de leurs rêves.<br />

Bibliographie<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2008), Le fils du Che, Montréal, Boréal, 172 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2005), So long, Montréal, Boréal, 160 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2000), La love, Montréal, Bibliothèque québécoise, 155 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (1998), Darling, Montréal, Leméac, 233 p.<br />

15


Ignorer pour s’éduquer<br />

La love de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> :<br />

un roman d’apprentissage<br />

Raphaël Hachez<br />

Bien que son entrée dans le monde littéraire passe par le genre poétique, <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> se tourne vers<br />

la narration en 1993 et publie La love. Ce premier récit, qui raconte le passage d’un enfant à la vie adulte,<br />

se classe dans la catégorie du « Bildungsroman ». Cet article définira ce concept, car il a pour objectif d’en<br />

faire la démonstration. Dans les lignes qui suivent, les principales caractéristiques de ce que l’on appelle<br />

aussi « roman de formation » seront présentées et illustrées par des exemples concrets.<br />

C’est en Allemagne, au XIX e siècle, que Wilhelm Dilthey donne le nom de « Bildungsroman » aux œuvres<br />

connues sous l’appellation de romans d’initiation, de formation ou d’apprentissage, « qui font le récit de<br />

la formation du héros » (Demorand, 1995, p. 14-15). Goethe en offre, avec Les années d’apprentissage de<br />

Wilhelm Meister, un exemple idéal. Avec l’apparition du « Bildungsroman », l’enfant devient le héros de<br />

l’histoire. L’évolution du récit repose donc sur la formation du personnage principal, sur son développement<br />

personnel et social, et sur la prise de conscience du monde qui l’entoure lorsqu’il devient adulte.<br />

Ce processus s’étend sur plusieurs années. Dans un article intitulé « Roman d’éducation ou Bildungsroman »<br />

(Burgelin, 2015, p. 4), Claude Burgelin précise que le roman d’initiation comporte trois étapes : l’enfance,<br />

l’apprentissage et l’application. L’enfance est marquée par l’ignorance et l’illusion, l’apprentissage correspond<br />

aux années d’éducation et de découverte auxquelles est associée la perte des illusions, puis l’application<br />

témoigne de l’entrée dans la vie d’adulte, le protagoniste maîtrisant désormais ses apprentissages.<br />

16<br />

Le roman La love se présente comme un récit d’initiation puisqu’il s’ouvre sur la jeunesse du personnage<br />

principal, qui est présenté dans toute son innocence. Claude est une adolescente de quinze ans inexpérimentée<br />

qui ne connaît rien de l’amour et de la sexualité. Elle a comme seul point de repère son éducation<br />

religieuse qui défend « la théorie de l’opération du Saint-Esprit » (<strong>Desjardins</strong>, 2000, p. 14). C’est pour cette<br />

raison qu’elle ignore notamment ce qui entoure la conception d’un enfant : « Quand Ronnie m’embrasse,<br />

j’ai très peur parce que je sais que c’est défendu. Au fond, j’ai peur d’être enceinte. Je pense que “frencher”<br />

veut dire “faire l’amour” et que les bébés viennent quand on les veut, comme ça, par un acte de volonté<br />

pure et simple, en s’embrassant » (<strong>Desjardins</strong>, 2000, p. 14). Sa méconnaissance de la sexualité est problématique.<br />

En effet, elle est à l’âge où, comme les autres filles de son groupe d’amies, elle commence à<br />

s’intéresser aux garçons. Cependant, l’éducation qu’elle a reçue la plonge dans le mensonge et la force à<br />

vivre dans la crainte. Sa curiosité la pousse toutefois à percer le mystère entourant les relations hommesfemmes<br />

:


Je cherche à savoir. Ma mère passe son temps à dire que l’amour est la chose la<br />

plus importante dans la vie. Pour moi, l’amour, c’est comme l’amour du bon Dieu,<br />

l’amour de ses parents, l’amour de son prochain : quelque chose qui se passe au<br />

ciel entre les anges. Par contre, quand on regarde des revues d’acteurs et qu’on voit<br />

un homme et une femme qui s’embrassent, mes frères et moi, on appelle ça de la<br />

love, une chose mystérieuse qui se passe entre un homme et une femme et qui<br />

a un rapport avec un des sept péchés capitaux, la luxure, ou avec un des dix<br />

commandements, l’œuvre de chair en mariage seulement. (<strong>Desjardins</strong>, 2000, p.10)<br />

Claude a également de l’amour une vision idéalisée. La chanson Love Me Tender interprétée par Elvis<br />

Presley la fait rêver et lui fait croire que l’amour peut durer toujours. Elle voit en Eddy, un jeune garçon<br />

populaire et séduisant, le parfait amoureux. Ce dernier se révèle plus attirant que les autres, pour Claude,<br />

car il compte déjà plusieurs conquêtes féminines et possède une expérience certaine de ce que ses frères et<br />

elle appellent « la love ».<br />

Comme dans toutes les œuvres qui s’inscrivent dans la catégorie du « Bildungsroman », la seconde étape<br />

du roman La love marque la formation du personnage. Elle se perçoit au moment où Claude entreprend<br />

son apprentissage de la love, c’est-à-dire de l’amour charnel, au contact d’Eddy. En effet, lors d’un voyage<br />

étudiant à Stratford, en Ontario, elle vit ses premières expériences sexuelles : « Eddy a deviné et m’a dit<br />

“Mon ’tite Claude“, puis il a commencé à m’embrasser sur le bord des lèvres. Ce fut comme une explosion<br />

de dynamite dans ma bouche. Il a relevé ma robe, puis il a ouvert son pantalon. Je sentais son sexe dur<br />

appuyé sur mon jupon de dentelle. Puis les doigts d’Eddy, ses grands doigts effilés, ont lentement poussé<br />

l’élastique de ma petite culotte détrempée par les caresses et les baisers » (<strong>Desjardins</strong>, 2000, p. 62). Deux<br />

années plus tard, à l’occasion d’une course de « stock-cars » à McWatters, Claude perd ses illusions :<br />

17


Le temps de le dire, il ouvre sa braguette et sort son dard. Je n’ai jamais vu d’aussi près<br />

un sexe d’homme en érection [...] Je regarde la chose avec curiosité, un vrai bat de<br />

base-ball au bout renflé. Il saisit ma main et l’insère avec force entre ses deux jambes<br />

en me disant : « Fais-moi jouir, stie. » Je retire ma main aussitôt et il m’empoigne le<br />

cou par-derrière pour que j’enfouisse ma tête sur son sexe qui dégage une odeur à<br />

me faire lever le cœur. Je me débats du mieux que je peux. Je ne trouve plus la partie<br />

très drôle et je me mets à pleurer. Puis il finit par me projeter sur la portière en criant :<br />

- Maudite agace-pissette, stie. (<strong>Desjardins</strong>, 2000, p. 94-95)<br />

Eddy, que Claude avait idéalisé, s’est soudain transformé en mauvais garçon. Il ne lui inspire plus que de<br />

la crainte et du dégoût. À partir de ce moment, elle prend conscience de l’écart entre ses rêves et la réalité;<br />

elle perd ses illusions en découvrant ce qui se cache sous les mystères de l’amour charnel. Toutefois,<br />

Claude rencontre d’autres hommes dont un certain Roger et découvre que les contacts physiques peuvent<br />

aussi être empreints de tendresse : « Il prend le temps de me dévêtir morceau par morceau en me<br />

caressant longuement. Je deviens folle, je me tords. Il me lèche partout. Je comprends pour la première fois<br />

toute la complexité et toute la profondeur de l’expression “œuvre de chair”. Mais pourquoi “en mariage<br />

seulement”? » (<strong>Desjardins</strong>, 2000, p. 106). Il est le premier à lui faire découvrir ce qu’elle cherche et à lui<br />

faire comprendre la délicatesse qui peut entourer l’acte sexuel.<br />

Un second aspect de l’éducation du personnage principal, dans La love, touche la question de la situation<br />

politique du Québec. Alors qu’elle poursuit ses études à Ottawa, Claude fait la rencontre de Pierre-Paul, un<br />

étudiant de collège pour garçons. Ce jeune homme lui ouvre les yeux sur le monde politique. En lui parlant<br />

de la dominance des anglophones sur les francophones, de la question de l’indépendance nationale du<br />

Québec que défendent des gens comme Marcel Chaput 1 , il lui fait prendre conscience de son identité de<br />

Québécoise francophone. À partir de ce moment, Claude se rend compte qu’elle ignore la situation politique<br />

du pays et que, dans sa propre ville, les patrons anglophones de la Noranda exercent leur domination<br />

économique sur les ouvriers francophones. Claude jette alors un regard nouveau sur le lieu où elle a grandi :<br />

Dans mon enfance d’Abitibi, sous le ciel méditerranéen de l’hiver, j’ai souvent patiné<br />

avec des amies anglaises. Comment ces filles-là peuvent-elles devenir subitement si<br />

méchantes ? Pierre-Paul prononce « les Anglais » comme un chien gruge son os. C’est<br />

la première fois que la politique m’atteint et je vois tout à coup un fossé se creuser<br />

entre mes amies et mon peuple. J’ai une langue et un peuple, je viens de m’en rendre<br />

compte pour vrai. Ça me tombe dessus comme un fardeau. (<strong>Desjardins</strong>, 2000, p. 69)<br />

En ouvrant les yeux sur cette réalité jusqu’alors inconnue, Claude perd une fois de plus son innocence et ses<br />

illusions. L’image qu’elle entretenait de la fraternité entre francophones et anglophones éclate et la plonge<br />

dans la consternation.<br />

18<br />

1 Nationaliste québécois mort en 1991.


Le dernier aspect de l’apprentissage de Claude est sa formation académique. À l’âge de 16 ans, elle quitte<br />

Noranda pour poursuivre ses études dans un pensionnat en Ontario. C’est là qu’elle découvre sa passion<br />

pour la littérature. L’obtention d’une bourse lui permet de réaliser son rêve. Elle choisit son programme<br />

d’études sans avoir à sacrifier ses désirs pour plaire à sa mère qui veut faire d’elle une « maîtresse d’école ».<br />

Elle comprend qu’il n’y a pas que la love qui puisse la rendre heureuse.<br />

Le roman se termine sur la fin des apprentissages, alors que la formation de Claude est complétée à tous<br />

les niveaux. Elle est devenue femme, a connu l’amour sans pour autant s’être attachée à un seul homme,<br />

elle est instruite et autonome, prête à se trouver un emploi. Elle sait désormais qui elle est, elle connaît ses<br />

besoins et elle distingue ce qui est bon pour elle : « Mais je ne veux pas retourner chez mes parents.<br />

Ma vie n’a plus rien à voir avec la leur. Je tiens à ma petite vie privée, à pouvoir amener quelqu’un dans<br />

mon lit de temps en temps. Pour garder la forme. » (<strong>Desjardins</strong>, 2000, p. 124).<br />

Les caractéristiques du « Bildungsroman » étant présentées et illustrées, on peut affirmer que La love de<br />

<strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> se rattache au roman d’apprentissage sous plusieurs de ses aspects. Il en respecte effectivement<br />

la construction en trois parties, soit l’enfance, l’éducation et l’application. Il semble bien que le<br />

roman de formation, au Québec, ait trouvé d’autres adeptes. À titre d’exemple, le roman Paco de Jacques<br />

Folch-Ribas, publié en 2011, présente des similitudes avec la première œuvre romanesque de l’auteure<br />

abitibienne. En effet, on y retrouve un jeune Espagnol qui approfondit ses connaissances de l’amour et de<br />

la politique et qui se voit accompagné, dans ses apprentissages, par une personne de sexe opposé, Concha.<br />

Bibliographie<br />

Burgelin, Claude [s.d.]. « Roman d’éducation ou Bildungsroman », Encyclopædia Universalis,<br />

http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/roman-d-education-bildungsroman (Consulté le 21 avril 2015).<br />

Demorand, Nicolas (1995). Premières leçons sur le roman d’apprentissage, Paris, PUF, 120 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2000). La love, Montréal, Bibliothèque québécoise, 155 p. 19


Malaises et<br />

amours du pays<br />

Arnaud Allen-Mercier<br />

Dans l’univers romanesque de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>, les personnages sont en inadéquation avec le monde<br />

qui les entoure. Certains se perdent dans leur milieu familial, d’autres échouent dans leur quête conjugale.<br />

Parfois même, le protagoniste est aux prises avec une problématique double. Dans tous les cas,<br />

l’Abitibi joue un rôle dominant, soit dans l’apparition de ces conflits, soit dans leur résolution. Pauline,<br />

dans le roman Darling paru en 1998, se révèle un excellent exemple de l’étroite relation qu’entretiennent<br />

les personnages de <strong>Desjardins</strong> avec leur milieu de naissance. Afin d’expliciter la situation de Pauline, nous<br />

ferons la démonstration de son aliénation dans son milieu extra-abitibien, puis nous examinerons les bénéfices<br />

d’un retour vers la région pour sa recherche identitaire.<br />

Pauline, à l’instar de nombre de personnages dans l’ensemble de l’œuvre de <strong>Desjardins</strong>, souffre d’un<br />

profond malaise occasionné par son milieu initial. Ce malaise se traduit par l’aliénation de son essence,<br />

c’est-à-dire qu’elle voit son identité et sa raison d’être lui échapper. Pauline, qui a grandi à Cléricy, a quitté<br />

la région pour poursuivre ses études universitaires. Elle a rencontré Gilles, l’a épousé, s’est installée à<br />

Montréal avec lui. Ils ont ensuite fondé une famille. Pauline a donc délibérément choisi de renoncer à une<br />

part de son identité initiale pour en adopter une autre, celle de citadine, d’épouse, de mère, qui semble lui<br />

avoir convenu pour un temps mais qui ne lui sied plus. Elle ressent le besoin irrésistible de « souffler sur<br />

[son] château de cartes, de briser le petit cocon qu’[elle a] mis tant d’énergie à tisser. » (<strong>Desjardins</strong>, 1998,<br />

p. 51). Ce problème transparaît notamment dans le nom de famille qu’elle porte. Lorsqu’elle se rend chez<br />

la docteure dans l’optique de comprendre son malaise, le nom que celle-ci utilise pour la désigner éveille<br />

son indignation : « Cloutier. Auger, c’est le nom de mon mari. Je vous l’ai déjà dit. Moi, c’est Cloutier.<br />

Pauline Cloutier.<br />

– Vous avez l’air d’y tenir à votre nom.<br />

– C’est tout ce qu’il me reste, disons. » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 48).<br />

Malgré l’usage convenu d’« Auger » afin de référer à son statut d’épouse, Pauline ne juge plus ce nom apte à<br />

exprimer ce qu’elle est réellement, car elle est « Cloutier ». Et même elle si elle ne porte plus ce nom depuis<br />

longtemps, elle énonce ce « Cloutier » comme étant tout ce qui lui appartient encore. L’identité première<br />

20


de Pauline, latente, demeure pourtant et se manifeste dans son amour du country. Parce que « Willie<br />

Nelson, John Prine, Emmylou Harris, Lou Reed [sont] tous des gens que Pauline aim[e] presque<br />

autant que Marianne Faithful », parce que « personne dans son entourage ne sembl[e] apprécier<br />

[Renée Martel] », parce qu’elle doit l’écouter « en cachette sur son walkman » et parce que Gilles<br />

« aurait bien ri d’elle, de son côté western » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 16) s’il l’avait entendue chanter<br />

les chansons qu’elle préfère interpréter en solitaire, Pauline se voit dépossédée de ses passions, de<br />

sa personne. Son entourage et la vie qu’elle mène avec son mari empêchent ainsi la reconnaissance<br />

de son identité propre et ne lui laissent comme seule propriété qu’un nom oublié pour la lui rappeler.<br />

Puis, curieusement, lorsqu’un épisode du film Scènes de la vie conjugale de Bergman dans lequel<br />

une femme désire le divorce « parce qu’[elle] ne sen[t] rien du tout quand [elle] [se] touche la main » lui<br />

revient en tête, « Pauline non plus ne sen[t] plus sa propre main, elle ne sen[t] même plus rien du tout. »<br />

(<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 12-13). Un parallèle s’installe donc entre deux situations où la femme mariée<br />

cherche l’indépendance afin de renouer avec un corps qui ne semble plus lui appartenir. En raison de<br />

cette aliénation du corps et de l’identité, Pauline prendra plus tard le chemin de Cléricy, en Abitibi, là<br />

où elle a grandi en tant que « Cloutier » avec son père, grand passionné de musique country.<br />

En vue d’échapper à l’insidieuse influence du milieu montréalais, elle revient donc vers sa terre natale.<br />

Ce retour au foyer paternel lui rappelle ses origines et l’aide à renouer avec celles-ci. Le souvenir de<br />

son père et de son amour de la musique populaire lui revient en mémoire. Ici, la passion musicale fait<br />

office d’héritage : « C’est son père qui lui avait communiqué cet amour des chansons country, à cause<br />

des mots tout simples, des mots qu’on n’ose jamais dire parce que les autres les trouvent culculs,<br />

indécents. Son père se moquait bien des autres. » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 100). La simplicité musicale<br />

du country que son père appréciait est donc ce qui enchante Pauline, en premier lieu, malgré les préjugés<br />

que nourrissent « les autres » à son égard. Si certains amateurs de musique country souffrent de<br />

complexes et peinent à exprimer leurs goûts musicaux, le père de Pauline, lui, avouait sa simplicité<br />

sans gêne aucune, avec force et indépendance. Confortée dans ses goûts par l’autorité d’un homme<br />

tel que son père, Pauline comprend alors qu’elle n’a pas à refouler et à cacher sa passion originelle,<br />

qui ne peut donc qu’être légitime.<br />

21


D’ailleurs, le souvenir de son père se ravive au contact de son amant, Carlo, qui le lui rappelle en raison<br />

notamment de son métier de chanteur country. De plus, la femme retrouve la sensation de son corps auprès<br />

de cet homme, sensation qu’elle avait perdue avec Gilles. Effectivement, Pauline découvre « un corps neuf »<br />

(<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 20) en faisant l’amour à un chanteur country avec lequel elle n’a pas à dissimuler<br />

ses véritables couleurs. Bref, puisque Carlo incarne ce qu’il y a de plus fidèle à l’homme de son enfance<br />

et que le souvenir de celui-ci lui transmet la force de ses convictions, Pauline renoue avec une partie de<br />

son identité qu’elle avait refoulée parce que son entourage la condamnait.<br />

Enfin, la simplicité de cette Abitibi lointaine permet non seulement à Pauline de se défaire de ses entraves<br />

et de reconquérir une identité perdue, mais elle lui permet également de s’en forger une nouvelle. Pauline,<br />

maintenant hors d’atteinte d’un mari « de plus en plus lour[d] » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 10), peut finalement<br />

se concentrer sur sa passion réelle, la musique, et trouver ses propres mélodies, qui deviendront<br />

salvatrices : « Quand il n’y avait personne dans la maison, elle en profitait pour jouer discrètement avec<br />

sa main droite les mélodies qu’elle inventait, ses mélodies à elles, plus fortes que celles des autres, celles<br />

qui l’avaient hantée depuis son enfance. Elle entendait enfin sa voix, unique. » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 155).<br />

N’ayant plus à se préoccuper que d’elle-même, Pauline se permet de s’approprier la musique qu’elle chérit<br />

depuis l’enfance, celle de son père, au point même de la dépasser en puissance. Sa musique, unique et<br />

forte, fait ainsi écho à une personnalité du même type qui se forge peu à peu. De plus, Pauline se libère,<br />

par la création, de ce qui fut autrefois néfaste à son épanouissement. Écrites dans une volonté personnelle<br />

et introspective seulement possible dans l’éloignement, ses chansons sont « [des] soupape[s] permet[tant]<br />

enfin de libérer des morceaux de solitude, d’abandon, d’amour déçu qui lui serraient la gorge depuis<br />

longtemps. » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 155). Donc, en plus de favoriser l’émancipation identitaire, la musique<br />

de ses racines paternelles et abitibiennes atténue également le mal-être causé par le rejet de l’autre. L’Abitibi<br />

érige par conséquent une barrière entre une vie aliénante et une autre, enrichissante, en permettant<br />

la construction d’une personnalité plus forte et autonome.<br />

En somme, Pauline, qui devient étrangère à elle-même auprès d’un mari qui ne reconnaît pas sa valeur intrinsèque,<br />

retourne en Abitibi dans la maison où elle a grandi avec son père. Elle se sert alors du souvenir<br />

de ce dernier pour raviver en elle la flamme de la musique country, qui lui redonne une raison d’exister.<br />

Cette longue quête identitaire la mène finalement à se réaliser pleinement en tant chanteuse country abitibienne<br />

fière et reconnue que l’on invite aux festivités de la Saint-Jean Baptiste de Cléricy. Dans Darling<br />

comme dans les autres romans de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>, l’Abitibi occupe une place prépondérante. Avec le<br />

personnage d’Angèle dans Le fils du Che (2008) et Rapide-Danseur (2012), l’Abitibi devient le lieu où l’on<br />

trouve refuge après avoir renoncé à ses responsabilités. Avec Claude dans La love (1993), il faut la fuir<br />

pour s’épanouir en dehors d’un modèle familial contraignant. Puis, avec Katie, dans So long, elle est le<br />

théâtre d’échecs amoureux et familiaux. <strong>Desjardins</strong> entretient peut-être avec la région une relation mêlée<br />

d’amour et de haine, mais il se révèle certain que, peu importe la situation et à la lumière de ses écrits,<br />

l’Abitibi demeure un passage obligé.<br />

Bibliographie<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (1998). Darling, Montréal, Leméac, 233 p.<br />

22


Paternités<br />

Cédric Héroux<br />

Alors que la littérature québécoise évolue au rythme des changements de la société, les personnages qui<br />

peuplent les œuvres littéraires se voient transformés. Tel est le cas des pères de famille que <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong><br />

décrit dans ses romans. En effet, elle dresse le portrait de cinq pères différents, que l’on peut classer<br />

dans trois grandes catégories qui feront l’objet de cette étude. On retrouve d’abord le père traditionnel,<br />

celui des années 1940 et 1950 qui défend les valeurs conventionnelles. Le modèle paternel qui lui succède<br />

ensuite vit dans la société contemporaine et prône des valeurs modernes. La troisième figure paternelle<br />

est celle du père absent, qui rejette pour un temps ses responsabilités pour ensuite les assumer, mais en<br />

dehors du couple.<br />

Tout d’abord, dans les romans La love et So long de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>, le père de Claude et celui de Katie<br />

représentent tous deux un modèle traditionnel, celui du père pourvoyeur qui inspire la peur et impose le<br />

respect. Ces deux personnages exercent des métiers conventionnels, lesquels étaient associés aux hommes<br />

uniquement. Le père de Claude travaille dans le bois, on peut présumer qu’il est bûcheron, alors que le<br />

père de Katie œuvre dans une mine avant d’ouvrir son magasin de disques et d’instruments de musique.<br />

Ils véhiculent des valeurs traditionnelles et font la loi dans la famille. Ces derniers se montrent durs, colériques,<br />

parfois violents. Ils infligent notamment, de temps à autre, des corrections physiques à leurs enfants :<br />

« Il ne se gêne pas pour donner des volées à mes frères, […] et ma mère lui donne entièrement raison [...] »,<br />

raconte Claude dans La love. (<strong>Desjardins</strong>, 2000, p. 12). La femme donne ici son appui total à son mari et<br />

se montre en accord avec ses agissements. Dans So long, le père frappe sa fille lorsqu’il constate qu’elle<br />

s’est maquillée : « Un jour, mon père est entré sans frapper alors que je tentais de me dessiner des lèvres<br />

Marylin Monroe, Bitch, what the hell are you doing there ? Et le coup est parti. Le rouge du sang se mêlait<br />

au rouge gras des lèvres [...] » (<strong>Desjardins</strong>, 2005, p. 65). Cet extrait témoigne des excès de violence de<br />

24


James, qui s’attaque à sa fille, soit parce qu’il considère vulgaire et indécent une enfant qui se maquille,<br />

soit parce que sa fille lui rappelle les femmes aux mœurs plutôt légères côtoyées au Look-Out Country<br />

Club. Les deux pères ont également une vision purement traditionnelle des femmes. Dans La love, le père<br />

estime que les femmes doivent rester à la maison et s’occuper des enfants. Par conséquent, il considère<br />

que les filles n’ont pas besoin de faire de longues études, car elles ont la possibilité de se trouver un mari<br />

qui les fera vivre, tandis qu’il importe que les garçons soient instruits pour pouvoir subvenir aux besoins<br />

de leur famille. Il est aussi intéressant de signaler que, dans les deux romans, les pères rejettent les interventions<br />

de leur fille. Dans La love, le père appelle sa fille « la Suffragette ». Il utilise ce surnom pour se<br />

moquer du fait qu’elle tente d’exprimer une opinion, ce qui, pour lui, est impensable, car il considère<br />

que les femmes n’ont pas le droit de parole. Dans So long, James a une vision semblable, selon Katie :<br />

« Et chaque fois que je donnais mon opinion, mon père me remettait à ma place, étouffant dans l’œuf<br />

toute possibilité de discussion. » (<strong>Desjardins</strong>, 2005, p. 64). Ce père n’accorde aucune crédibilité aux<br />

propos de sa fille. Il dénigre aussi celle-ci en lui reprochant, entre autres, sa ressemblance avec sa mère<br />

à lui, qu’il dit « détestable » (<strong>Desjardins</strong>, 2005, p. 64). Par ailleurs, dans So long, le père collectionne les<br />

conquêtes féminines. Il veut toutes les femmes, ce qui les rend victimes de son machisme.<br />

Cependant, il y a aussi, dans les romans de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>, une figure paternelle moderne qui s’écarte<br />

du modèle conventionnel. En effet, ce père est attentionné pour ses enfants et effectue des tâches ménagères,<br />

jouant en ce sens le rôle traditionnellement associé à la mère de famille. Ce personnage prend les<br />

traits de Gilles, dans Darling. En effet, Gilles est celui qui prend soin de sa progéniture lorsque sa femme<br />

Pauline quitte la maison en lui laissant les enfants. Il est également celui qui s’occupe des tâches à effectuer<br />

dans la maison : il fait la cuisine, le ménage, conduit les enfants à l’école, etc. Il fait passer leur<br />

bien-être avant le sien. Par exemple, quand Pauline lui annonce qu’elle le quitte, Gilles a comme premier<br />

réflexe de penser aux petits. De plus, il tente de convaincre Pauline de revenir vivre avec lui pour que les<br />

enfants soient heureux, même si cela implique un sacrifice : « Je veux pas qu’on se sépare, à cause des<br />

enfants, pour qu’ils soient heureux.<br />

– Comment tu veux rendre les enfants heureux si on est malheureux nous-mêmes ?<br />

– Ça se fait Pauline, beaucoup de gens font ça. Nos parents. » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 181).<br />

Ce passage montre que Gilles est prêt à sacrifier son propre bonheur pour celui de ses enfants. Gilles a<br />

toutefois un côté conservateur. La famille est sans contredit sa plus grande priorité; il est avant tout père de<br />

famille et il considère d’abord sa femme comme une mère de famille. Voilà pourquoi il l’appelle « maman »,<br />

même lorsqu’ils sont sur le point de divorcer. Il veut garder Pauline auprès de lui pour conserver l’unité<br />

familiale, ou pour préserver l’image d’une famille unie. En ce sens, il se rapproche du modèle paternel<br />

traditionnel. Finalement, la troisième figure paternelle présente, dans les œuvres de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>,<br />

est celle du père absent. Deux d’entre eux se retrouvent dans ses romans. L’un d’eux est Miguel, le père<br />

d’Alex dans Le fils du Che. L’autre est Ray, dans Rapide-Danseur, le tout dernier roman publié par l’auteure.<br />

Ces deux hommes partagent des traits communs. En effet, tous les deux ont abandonné leur fils.<br />

D’un côté, Miguel quitte sa maîtresse Angèle quand elle lui annonce sa grossesse. Il choisit plutôt de rester<br />

avec son épouse, Concepción, également enceinte. Le petit Alex grandit donc sans son père, mais il désire<br />

le rencontrer un jour. Quant à Ray, il délaisse son fils Brian, le confiant aux bons soins de sa grand-mère<br />

(exactement comme Angèle), puis son fils Philémon, qu’il laisse à Simone, la mère du bébé. Ray décrit<br />

25


26<br />

bien la situation : « Je n’en voulais pas de ce bébé, Angel. Je lui ai laissé Philémon pour elle toute seule,<br />

comme ton Miguel t’a laissé Alex [...] » (<strong>Desjardins</strong>, 2012, p. 112). Ray se compare ici à Miguel, car il a lui<br />

aussi renoncé à ses responsabilités parentales. Cependant, les deux pères vont éventuellement effectuer un<br />

changement de cap. Après la mort de sa fille Alexandra, Miguel accepte de rencontrer son fils. Bien qu’Angèle<br />

soit contre l’idée, au départ, elle finit par lui céder la garde d’Alex avant de partir définitivement, laissant<br />

tout derrière elle pour refaire sa vie ailleurs. Pour sa part, Ray, qui avait chargé sa mère d’éduquer Brian,<br />

prend la décision de « [...] retrouver ses racines. Il rétabli[t] les liens avec sa mère, sa grand-mère, son fils,<br />

dont il a obtenu la garde partagée. » (<strong>Desjardins</strong>, 2012, p. 44). Il va également voir Philémon à l’occasion.<br />

Miguel et Ray ont donc tenté d’échapper à leurs responsabilités de pères mais, en définitive, ils ont fini par<br />

les accepter. Ils assument toutefois leur rôle en dehors de la structure familiale traditionnelle, ne vivant plus<br />

sous le même toit que la mère de leur enfant.


En conclusion, les romans de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> présentent trois modèles paternels distincts. Le premier<br />

est typique des années 1940 et 1950 au cours desquelles le père impose son autorité parentale et subvient<br />

aux besoins de sa famille. Pour lui, les femmes sont des êtres inférieurs aux hommes. Le deuxième modèle<br />

se révèle plus moderne, évoluant dans le Québec contemporain. Le père assume sa part de responsabilité<br />

au sein de sa famille, il effectue des tâches autrefois réservées aux femmes et il montre son désir<br />

et sa capacité de prendre soin de sa progéniture. Pour lui, il n’existe aucune distinction entre les sexes.<br />

Le troisième modèle paternel est celui du père absent, qui délaisse son enfant à la naissance, mais finit<br />

par accepter ses responsabilités parentales. Il est intéressant de constater que ces différents modèles de<br />

pères illustrent l’évolution de la société québécoise. Lors de la Révolution tranquille, le Québec sort de<br />

la Grande Noirceur, tire un trait sur le passé et rejette la tradition. La province accède à la modernité et<br />

revendique des changements. Dans les années 1970 et 1980, le mouvement féministe lutte pour établir<br />

de nouveaux rapports entre l’homme et la femme dans le couple, c’est-à-dire une relation plus égalitaire,<br />

un partage plus juste et équitable des tâches et des responsabilités familiales. À partir des années 1990 1 ,<br />

l’éclatement des familles nucléaires vient modifier la structure familiale. De plus en plus de pères et de<br />

mères exercent dorénavant leur rôle chacun de leur côté.<br />

1<br />

Source : www.mfa.gouv.qc.ca<br />

Bibliographie<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2012). Rapide-Danseur, Montréal, Boréal, 165 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2008). Le fils du Che, Montréal, Boréal, 172 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2005). So long, Montréal, Boréal, 160 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2000). La love, Montréal, Bibliothèque québécoise, 155 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (1998). Darling, Montréal, Leméac, 233 p.<br />

27


Tuer la mère<br />

Ariane Paquette<br />

Les théories psychanalytiques ont permis d’aborder sous un autre angle l’analyse littéraire. En effet, comme<br />

le souligne Robert F. Barsky, il est possible de voir les œuvres littéraires non pas comme des objets, mais des<br />

créations humaines, « la littérature dispos[ant] de ce pouvoir particulier d’exprimer des aspects fondamentaux<br />

de l’existence humaine que l’on ne saurait présenter, raconter ni peut-être même concevoir autrement. »<br />

(Barsky, 1997, p. 166). Sigmund Freud, « le père de la psychanalyse », s’efforcera notamment de faire comprendre<br />

le comportement des individus en puisant ses exemples dans la littérature de la Grèce antique. Le<br />

personnage d’Œdipe prêtera ainsi son nom à l’un des complexes les plus aptes à expliquer l’attirance de<br />

l’enfant mâle pour sa mère 1 . Son collègue Carl Gustav Jung supposera l’existence, chez la petite fille, d’une<br />

attitude semblable à l’endroit du parent de sexe opposé, qu’il nommera « complexe d’Électre » 2 . Nous croyons<br />

retrouver, dans les deux plus récents romans de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>, Le fils du Che et Rapide-Danseur, une illustration<br />

de ce dernier dans la relation que le personnage principal entretient avec ses parents. Nous proposons<br />

d’analyser ces romans à la lumière de ce concept en le définissant d’abord, pour ensuite l’appliquer au Fils<br />

du Che et à Rapide-Danseur et créer des liens avec le personnage d’Angèle 3 qui tente de se rapprocher de<br />

son père et de se débarrasser de sa mère avec laquelle elle entre en conflit.<br />

De manière consciente ou non, <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> offre une représentation du complexe d’Électre dans ses romans<br />

Rapide-Danseur et Le fils du Che avec le personnage d’Angèle, qui nourrit à l’égard de sa mère Anita une immense<br />

rancune. Les frustrations qu’elle a accumulées au fil du temps sont telles qu’elle ressent le besoin, à l’âge de 32 ans,<br />

de la rejeter, de la « tuer », de la faire disparaître de sa vie. Déjà, toute petite, Angèle se voit délaissée par cette dernière.<br />

1<br />

Le complexe d’Œdipe, élaboré par Freud en 1900, apparaît d’abord dans un ouvrage intitulé L’interprétation des rêves. Il s’inspire<br />

du mythe d’Œdipe, dans lequel un oracle prédit qu’il tuera son père et épousera sa mère. En tentant d’éviter sa fatale destinée,<br />

Œdipe réalise involontairement l’oracle et se voit coupable de parricide et d’inceste. La destinée d’Œdipe se révèle donc utile à<br />

Freud qui cherche à expliquer le désir éprouvé par l’enfant âgé de trois à cinq ans pour le parent de sexe opposé, qui s’accompagne<br />

du rejet du parent de même sexe.<br />

2<br />

Conscient que la théorie de Freud s’applique moins bien aux petites filles, le psychanalyste Carl Gustav Jung en élabore une<br />

version « féminine », inspirée du mythe d’Électre. Fille du roi Agamemnon et de Clytemnestre, Électre tue sa mère afin de venger<br />

son père assassiné.<br />

3<br />

Angèle est le personnage principal des deux romans à l’étude.<br />

28


Ses parents, de fervents militants dans une organisation appelée En lutte, s’engagent à venir en aide aux<br />

personnes démunies. Ils tiennent tellement à leur cause qu’ils en délaissent leurs enfants. Angèle jette un<br />

regard sévère sur « […] ces militants de la première heure, plus généreux envers la cause qu’envers les<br />

leurs, se permettant toutes les libertés sous prétexte que la révolution permet tout, l’échangisme, l’adultère,<br />

l’abandon d’enfants. » (<strong>Desjardins</strong>, 2008, p. 103-104). Anita a donc, selon sa fille, accordé la priorité à<br />

ses préoccupations sociales, reléguant sa famille au second rang. Ayant privé sa fille de sa présence, elle<br />

la prive plus tard de son enfant. En effet, lorsqu’Angèle, encore étudiante, donne naissance à son fils Alex,<br />

Anita s’empresse de se l’approprier : « Elle avait tout prévu, le berceau, les biberons, les couches, et jamais<br />

elle ne m’a incluse dans ses préparatifs. Sans qu’elle ait songé à adopter Alex légalement, il est devenu en<br />

douce son bébé à elle. » (<strong>Desjardins</strong>, 2012, p. 24). En lui « volant » ainsi son enfant, Anita dépossède sa<br />

fille de son rôle de mère. Angèle ne pourra donc jamais apprendre à s’occuper de son enfant adéquatement.<br />

Comme si ce n’était pas suffisant, Anita rabaisse sans cesse sa fille et lui reproche son inaptitude généralisée.<br />

Alex remarque que sa grand-mère « ne se privait jamais de déblatérer contre Angèle devant lui : “Elle a les<br />

mains pleines de pouces, pas capable de gagner sa vie comme tout le monde, une éternelle étudiante, une<br />

mère sans allure.‘‘ Quand il était question de sa fille, on aurait juré qu’Anita parlait de sa pire ennemie. »<br />

(<strong>Desjardins</strong>, 2008, p. 42). Assimilant ces propos, Angèle n’aura que très peu d’estime d’elle-même et se<br />

croira incapable d’assumer adéquatement quelque responsabilité que ce soit. Angèle reproche également à<br />

sa mère son aversion profonde pour l’Abitibi, qu’elle qualifie de « trou perdu » (<strong>Desjardins</strong>, 2008, p. 137).<br />

Elle n’en retient que la rigueur du climat, la présence des moustiques, la « désolation du paysage » (<strong>Desjardins</strong>,<br />

2012, p. 69) et s’amuse à dénigrer la famille de son mari Raoûl, qui habite Val-Paradis. Devant tant<br />

de hargne, ce dernier abdique, comme le révèle sa fille : « Mon père avait coupé les ponts avec sa sœur,<br />

il avait fini par céder au mépris qu’entretenait ma mère pour les Michon. Gang de quétaines bizarres, elle<br />

disait. » (<strong>Desjardins</strong>, 2012, p. 20). En parlant ainsi de l’Abitibi et en empêchant Angèle de s’y rendre, Anita<br />

la prive d’une partie de son identité. Bref, pour toutes ces raisons, Angèle quittera définitivement Montréal.<br />

En s’exilant, elle brise les liens qui la rattachent à sa mère, elle la chasse de son existence, la « tue », de<br />

manière symbolique, à l’instar d’Électre. Elle refusera même d’assister à ses funérailles deux ans plus tard,<br />

sa mère étant déjà morte pour elle. Angèle considère d’ailleurs son arrivée en Abitibi comme une deuxième<br />

naissance, sa tante devenant la mère qu’elle aurait voulu avoir, et la région, sa nouvelle patrie.<br />

29


Après avoir ainsi éliminé sa mère de sa vie, Angèle se<br />

rapproche de son père décédé. Suivant son instinct, elle<br />

monte dans un autobus en direction de Rouyn-Noranda,<br />

attirée par cette région de forêts et de neige qui a vu<br />

naître Raoûl. Commence alors son périple; après une<br />

nuit dans la capitale, elle se rend à La Sarre, puis à<br />

Val-Paradis et Rapide-Danseur. À Lucie, une amie qui<br />

lui demande ce qu’elle espère trouver à Val-Paradis, Angèle<br />

répond : « je tiens à revoir la famille de mon père,<br />

je veux savoir d’où je viens, à qui j’appartiens. » (<strong>Desjardins</strong>,<br />

2012, p. 88). Défiant en quelque sorte sa mère qui<br />

déteste l’Abitibi, elle se retrouve précisément là où cette dernière ne voulait pas qu’elle aille et rejoint Normand<br />

et Magdelaine, le frère et la sœur de son père. Magdelaine agit comme un pont reliant sa nièce à ses<br />

racines, lui permettant de se rapprocher de ses origines, tant familiales qu’abitibiennes. D’une part, Angèle<br />

renoue avec la famille Michon au contact de sa tante, qui lui parle de ses grands-parents, de l’enfance et<br />

de l’adolescence de son père : « Tu me fais penser à mon frère, me disait-elle. Même quand il était enfant,<br />

il aimait partir à l’aventure sur son tricycle, se sentir seul au monde. On ne savait jamais où il était ni ce<br />

qu’il faisait, et personne ne s’en inquiétait puisqu’il revenait juste à temps pour les repas, ponctuel comme<br />

un homme d’affaires. » (<strong>Desjardins</strong>, 2012, p. 132). Elle découvre alors tout un pan de sa propre histoire<br />

qu’elle ignorait et qui lui permet de communier avec son père. D’autre part, alors qu’elle vit sous le même<br />

toit que Magdelaine, celle-ci la force à sortir de la maison, à marcher dans les bois et à faire du ski de fond.<br />

Angèle, qui a grandi à Montréal, perd son identité de citadine et devient peu à peu Abitibienne. Ce lien avec<br />

la nature est aussi renforcé lors de sa rencontre avec Ray, un Cri natif de Chisasibi. Elle tombe rapidement<br />

amoureuse de lui et décide de partager sa vie. Ray et elle ont d’ailleurs plusieurs points communs : ils ont<br />

tous deux abandonné des enfants, ils s’épaulent et ne se jugent pas. Les origines autochtones de Ray, et son<br />

propre désir de revenir à ses racines en s’installant dans le village de Chisasibi, permettent encore une fois<br />

à Angèle de se rapprocher de la nature abitibienne, donc de son père. À l’exemple de l’héroïne grecque,<br />

Angèle venge donc son père, en quelque sorte, en réhabilitant la famille Michon et l’Abitibi.<br />

Ainsi, la relation entre le personnage d’Angèle, dans Le fils du Che et Rapide-Danseur, rappelle, à bien des<br />

égards, le concept du complexe d’Électre élaboré par Jung. En effet, Angèle « tue » sa mère afin de venger<br />

son père, dont elle se rapproche. D’autres œuvres de la littérature québécoise abordent ce sujet délicat des<br />

relations familiales conflictuelles. Nommons, à titre d’exemple, le roman Le feu de mon père de Michael<br />

Delisle, en nomination cette année pour le Prix littéraire des collégiens. Comme Angèle, qui veut « éliminer »<br />

sa mère, le narrateur de ce roman éprouve le désir d’être débarrassé de son père égoïste et violent. Il le<br />

considère comme responsable de son malheur et souhaite le voir disparaître.<br />

Bibliographie<br />

30<br />

Barsky, Robert F. (1997). Introduction à la théorie littéraire, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 261 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2012). Rapide-Danseur, Montréal, Boréal, 165 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2008). Le fils du Che, Montréal, Boréal, 172 p.<br />

Freud, Sigmund (1900). L’interprétation des rêves, Vienne, Franz Deuticke, 759 p.<br />

Jung, Carl Gustav (1961). « Freud and Psychoanalysis », Collected Works of C.G. Jung, volume 4, New York, Bolligen Series XX, 368 p.


Country Music<br />

and Rock’n Roll<br />

Alexandre Vendette<br />

Que serait une œuvre littéraire sans son rapport avec le reste du monde ? J’ai toujours pensé comme lecteur<br />

que, pour aimer un personnage, il faut qu’il ait une corrélation avec notre réalité. Quelque chose à quoi<br />

nous rattacher et qui nous ressemble. Le microcosme qu’est la littérature est un monde en soi, mais l’auteur<br />

qui tisse un lien avec le réel augmente ses chances de rejoindre son public. Ce lien, que l’on appelle la<br />

médiation, fait appel, la plupart du temps, à la culture populaire et aux connaissances générales du lecteur.<br />

C’est ce qu’on constate chez l’auteure abitibienne <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> qui glisse, dans ses romans, de nombreuses<br />

références à la musique populaire, plus précisément au rock’n roll et au country. Mais la musique<br />

n’est pas que nommée pour le plaisir, ce serait trop superficiel. Le quatrième art sert à refléter ce que le<br />

personnage éprouve, et aussi à le faire vivre.<br />

Ces petits grains de sel que sont les références musicales dans les romans de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> renvoient<br />

bien souvent à la situation ou à l’émotion que vit le personnage, notamment dans La love. À certains moments,<br />

Claude se trouve confrontée à des situations très éprouvantes pour une jeune adolescente, et c’est par<br />

la musique que sera représentée l’émotion véhiculée. Quand elle se prépare pour son premier rendez-vous<br />

avec Eddy Goldstein, par exemple, Claude fait jouer la chanson Love Me Tender. Dans ce classique, Elvis<br />

Presley chante : « Love me tender, love me dear, / Tell me you are mine. / I’ll be yours through all the years, /<br />

Till the end of time. » Ces paroles témoignent de ce que Claude ressent quand elle pense à Eddy. Depuis<br />

l’instant où elle l’a invité à sortir pour la première fois, elle s’imagine qu’il est l’amour de sa vie et voudrait<br />

lui appartenir « jusqu’à la fin des temps ». Vers la fin du roman, la situation du personnage, devenu adulte,<br />

est traduite par la chanson Are You Lonesome Tonight? Cet autre grand succès du King, présent au début<br />

du roman, refait surface et montre que, malgré le fait qu’elle ait atteint la maturité, Claude demeure seule,<br />

le « cœur empli de douleur » 1 puisqu’Eddy semble être définitivement sorti de sa vie. Bref, dans les paroles<br />

1<br />

Traduction libre des paroles originales de la chanson Are You Lonesome Tonight? : « heart filled with pain ».<br />

32


de ces deux chansons, le lecteur peut entendre Claude s’adresser à Eddy. La musique joue le même rôle<br />

dans Darling, le second roman de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>. Dans cette œuvre, l’auteure enchâsse d’autres références<br />

musicales telles que The Ballad Of Lucy Jordan interprétée par Marianne Faithfull, qui se forge une<br />

place importante et marque l’histoire au fer rouge. L’un des moments cruciaux lors duquel Pauline fait<br />

jouer cette chanson apparaît au début du récit, alors qu’elle constate que son mariage bat de l’aile. Il est<br />

question de liberté dans cette chanson, de celle que l’on ressent en roulant dans les rues d’une ville comme<br />

Paris aux côtés d’un nouvel amoureux. Pauline rêve d’indépendance. Suivant l’exemple de Lucy Jordan, elle<br />

quitte son mari pour Carlo, avec qui elle veut tout recommencer : « And she bowed and curtsied to the man /<br />

Who reached and offered her his hand ». 2 Ainsi, ces paroles lui procurent une forme d’encouragement, car<br />

elles la convainquent de succomber à l’attirance qu’elle éprouve pour Carlo. La musique fait aussi résonner<br />

le sentiment de liberté qu’elle ressent quand elle se retrouve enfin seule sans sa famille. Le vent dans les<br />

cheveux, plus de mari dans les jambes, un joint à la main, rien de stressant à l’horizon, quoi demander de<br />

mieux ? La musique fait également écho à ce que Pauline éprouve au moment où Carlo la quitte pour rentrer<br />

à Montréal, l’abandonnant à son sort. Elle fait alors jouer la chanson Darling de Renée Martel, dans laquelle<br />

il est dit : « Depuis qu’on s’est quittés / Je suis déboussolée » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 155). Les mots de Renée<br />

Martel, comme ceux de Marianne Faithfull, servent encore ici de reflet au récit, un peu comme le fait un<br />

miroir. Bref, dans les romans de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>, la musique sert à illustrer la situation des personnages<br />

ou à exprimer leurs aspirations les plus profondes.<br />

Non seulement la musique se fait-elle la voix des désirs des personnages, mais elle aide aussi ces derniers<br />

à vivre, au sens propre et au sens figuré. Pauline rencontre son amant Carlo dans un club où il joue de la<br />

musique, et c’est avec ses chansons et sa voix country qu’il parvient à envoûter son cœur. Alors que son<br />

mariage plonge dans un gouffre, les caresses de son amant musicien viennent réveiller en elle des désirs<br />

sensuels qu’elle avait perdus. Avec son mari, Pauline ne sentait plus rien, mais le premier soir où elle<br />

s’abandonne à son nouvel amant, elle se sent revivre. Elle profite pleinement « de ce voyage à travers un<br />

corps neuf » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 20). Quand Carlo prend la fuite, l’existence de Pauline perd son sens,<br />

mais elle trouve une raison de vivre en composant sa propre musique, une mélodie qui se fait l’expression<br />

de ses émotions, de ses aventures mais, surtout, de son passage en ce monde. Grâce à cet art, Pauline trouve<br />

sa voie, celle d’une auteure-compositrice-interprète.<br />

2<br />

Traduction libre : « Elle salua et fit une révérence à l’homme qui lui tendait et offrait sa main ».<br />

33


De retour à Montréal, elle fait entendre ses compositions à Carlo qui lui propose de les interpréter en spectacle<br />

à sa place. Elle refuse catégoriquement et convainc les Blues Kids, groupe de Montréal, de l’intégrer<br />

dans leur band. Finalement, elle monte sur scène pour chanter : « Toute la vie se tient devant moi / Je ne suis<br />

plus derrière toi / Je ne suis plus la dernière / Vois-tu je serai la première » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 233). Carlo<br />

est dans la foule et la regarde. Ces paroles qu’elle a écrites semblent lui être destinées. En résumé, Pauline<br />

atteste, dans cette chanson, qu’elle est maintenant forte et indépendante et qu’elle envisage l’avenir avec<br />

optimisme. La musique sauve Pauline, dans tous les sens du terme, d’une mort, ou d’une existence, triste<br />

et lente. Dans le même ordre d’idées, dans So long, le père de Katie, la narratrice, vit entièrement avec la<br />

musique. James subvient aux besoins de sa famille grâce aux revenus du McLeod Music Store, dont il est<br />

propriétaire. De plus, il est lui-même musicien et joue du violon dans un orchestre au Look-Out Country<br />

Club. Le couple qu’il forme avec Gracia est d’ailleurs maintenu vivant, en quelque sorte, par les cordes de<br />

son violon. Même si ces dernières ne sont plus effleurées par l’archet du désir, les cœurs vibrent à l’unisson<br />

dès l’instant où il prend son instrument : « Il jouait du violon comme il respirait, raconte Katie, et, à cause<br />

de ce talent fou qu’il avait de nous extraire du monde dès que son archet glissait sur une corde, [ma mère]<br />

l’aimait sans doute à sa façon. » (<strong>Desjardins</strong>, 2005, p. 13). Pour Katie, la musique est associée à l’un des<br />

seuls souvenirs heureux qu’elle garde de son enfance : celui d’une soirée au cours de laquelle les membres<br />

de sa famille sont tous réunis pour interpréter Greensleeves sur la scène du Look-Out. James fait frémir son<br />

violon, ses fils l’accompagnent à la guitare et au piano, alors qu’elle chante avec sa mère. Ce moment lui<br />

revient plusieurs fois en mémoire une fois adulte, comme le fantôme du bonheur qui la hante après la mort<br />

de ses parents.<br />

Bref, la musique donne une raison d’exister aux personnages tout en les rendant plus réels, plus proches du<br />

lecteur. Nous avons vu que non seulement la musique sert à refléter et à exprimer ce que les personnages<br />

de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> ressentent, mais aussi qu’elle les aide à vivre, au sens propre et au sens figuré. Les<br />

personnages prennent goût à ce que le monde a à leur offrir au son de la musique, et celle-ci leur permet<br />

de gagner leur vie. Le métier de Pauline est celui de chanteuse, et la famille McLeod survit grâce aux<br />

revenus qu’elle rapporte. La musique est le reflet de l’âme. On peut comprendre que <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> a<br />

elle aussi l’habitude d’être immergée dans la musique. Son écriture témoigne de cette passion pour l’art<br />

et, comme elle, d’autres auteurs ont la chance de mettre leur bagage musical au service de leurs oeuvres.<br />

C’est le cas notamment du romancier allemand Thomas Bernhard. Dans Le Naufragé, le narrateur et ses<br />

deux compagnons se consacrent à leur carrière musicale en Allemagne. La musique peut donc faire vivre<br />

un personnage autant qu’elle peut nourrir l’imaginaire d’un écrivain.<br />

Bibliographie<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2005), So long, Montréal, Boréal, 160 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2000), La love, Montréal, Bibliothèque québécoise, 155 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (1998), Darling, Montréal, Leméac, 233 p.<br />

34


Déchéance<br />

maternelle<br />

Cassandra Michaud<br />

« Ils se marièrent et eurent de nombreux enfants. » En admettant que<br />

ce soit le bonheur de finir comme ça, bien sûr.<br />

Le fils du Che<br />

« Une mère qui abandonne son enfant est une malade mentale, tout le monde le sait, le pense et le dit. »<br />

Une mère indigne, c’est un tabou, c’est une réalité qui choque, qui provoque et qui force la réflexion, qui<br />

pousse à revoir ses valeurs. Par l’intermédiaire de ses personnages, <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> cherche à comprendre<br />

comment une femme en arrive à abandonner son enfant. Avec le talent qu’on lui connaît, elle s’inspire de<br />

cette thématique dans quatre romans. Il nous apparaît possible de dégager, à la lecture des romans Darling,<br />

So long, Le fils du Che et Rapide-Danseur, trois modèles maternels « déviants » au sens où ils s’écartent de la<br />

conception traditionnelle de la maternité : la mère aliénée, la mère aliénante et « l’a-mère ».<br />

Les mères aliénées : Pauline et Katie<br />

36<br />

L’un des modèles maternels déviants observé dans l’œuvre de <strong>Desjardins</strong> est celui de la mère aliénée par le<br />

mariage et/ou la maternité, incarné par les personnages de Pauline et de Katie. Pauline Cloutier, protagoniste<br />

de Darling, est une femme de trente-sept ans, mariée, mère de deux enfants, heureuse propriétaire d’un chien<br />

et d’un chat, le tout joliment emballé dans une belle maison de Montréal-Nord. Elle gagne sa vie en occupant<br />

diverses fonctions dans un petit journal de quartier et, à première vue, n’a aucune raison de se plaindre<br />

de son existence confortable. Bref, rien ne manque à son bonheur… ou presque. Toutefois, son emploi ne<br />

la satisfait pas, son quotidien l’étouffe, son mari parfait en apparence l’ennuie et son attachement pour ses<br />

enfants s’étiole lentement : « […] elle se demandait ce qu’elle faisait là, à Montréal-Nord, dans un cottage semi-détaché<br />

plus triste qu’un matin d’automne, avec un mari et des enfants qui lui semblaient de plus en plus<br />

lourds. » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 10). Elle se sent mourir, ensevelie sous cette vie sans failles qui fait des envieux<br />

mais qui l’asphyxie, l’empêche de s’épanouir librement. Pauline prend alors une décision fracassante : elle<br />

choisit de quitter sa famille et son travail afin de retourner dans son village natal, au cœur de l’Abitibi, où elle<br />

pourra se retrouver, ou plutôt se trouver. Selon Gilles, elle a perdu la raison. Mais Pauline serait-elle vraiment<br />

folle ? Folle de désirer son bien-être, sa survie ? Folle de laisser tomber le parfait archétype de la vie rangée ?<br />

En abandonnant ses enfants qu’elle confie à leur père, Pauline envisage néanmoins de leur trouver une mère<br />

de substitution afin de combler son absence : « J’ai demandé à Réjeanne de venir faire un tour tous les<br />

deux jours. Tu pourras pas dire que je pense rien qu’à moi. » (<strong>Desjardins</strong>, 1998, p. 80). Ainsi, même si<br />

elle renonce à exercer son rôle de mère, elle s’assure que celui-ci sera tout de même pris en charge par<br />

quelqu’un d’autre, en l’occurrence sa meilleure amie. C’est sur ce refus catégorique d’assumer plus longtemps


ses responsabilités de mère et d’épouse que Pauline déserte le nid familial et se réfugie en Abitibi, où elle<br />

s’adonnera à sa passion musicale jusqu’à découvrir, dans l’écriture et la composition de chansons, son<br />

identité propre. Pauline trouve enfin sa place dans le monde, sa route éclairée au son de sa voix, un chemin<br />

qu’elle aura librement choisi. Pauline semble vouloir démontrer que la femme est en mesure de se forger une<br />

identité en dehors du mariage et de la maternité, ce cadre fortement prisé par la société patriarcale. Une fois<br />

qu’elle est parvenue à s’occuper d’elle-même, Pauline devient enfin apte à s’occuper des autres et reprend<br />

contact avec ses enfants qu’elle invite à partager son nouvel univers, en les amenant avec elle en Abitibi pour<br />

le concert de la Saint-Jean auquel elle participe.<br />

Si Pauline est aliénée par le mariage et la maternité, rejetant à la fois son mari et ses enfants, Katie McLeod,<br />

dans le roman So long, quant à elle, se dit brimée par le mariage seulement. Mariée à deux reprises et divorcée<br />

autant de fois, elle est mère de deux enfants issus de chacun de ces hymens. À cinquante-cinq ans,<br />

la flamboyante rousse ne s’affiche au bras d’aucun homme et se satisfait de son statut de « véritable<br />

célibataire » (<strong>Desjardins</strong>, 2005, p. 52). Katie, nous pourrions le croire, se présente, sous quelques aspects,<br />

comme un double de Pauline car, à l’intérieur des limites du mariage, elle se sent dépérir et préfère fuir afin<br />

de survivre : « Vous êtes attachées à vos pères, c’est normal, dit-elle à ses filles, mais moi, si je n’avais pas<br />

quitté ces hommes, je serais morte à petit feu. » (<strong>Desjardins</strong>, 2005, p. 124). Privilégiant son bien-être psychologique<br />

au détriment du saint cadre familial, Katie affirme son identité en dehors du mariage. Toutefois, ses<br />

filles lui en veulent beaucoup d’avoir renoncé au modèle familial traditionnel, celui dans lequel le père et la<br />

mère « restent ensemble pour toujours » : « Après des décennies de féminisme, remarque Katie, rien ne semble<br />

avoir atteint ce désir de “pour toujours‘‘ comme dans les romans qui finissent bien. Non, elles n’abandonneront<br />

jamais ce lien sacré que j’ai voulu larguer de toutes mes forces pour survivre. Et voilà que le lasso me<br />

rattrape en pleine cavalcade. » (<strong>Desjardins</strong>, 2005, p. 123). Katie est ici représentée comme un animal tentant<br />

désespérément d’échapper à la capture. Par instinct de survie, elle a voulu se défaire de ces liens du mariage<br />

qui allaient finir par la tuer. Il existe cependant des conséquences au refus de la femme d’assumer son rôle<br />

d’épouse. Elle se questionne sur le bien-fondé de ce choix, de ce rejet des traditions : « Quelle sorte de mère<br />

suis-je ? » (<strong>Desjardins</strong>, 2005, p. 138). Malgré tout cela, malgré cette inquiétude quant aux conséquences de<br />

ses décisions et ce qu’elles révèlent sur sa personne, Katie comprend la nécessité d’un modèle féminin non<br />

traditionnel permettant à la femme de s’épanouir librement.<br />

La mère aliénante : Anita<br />

Par la suite, un second modèle maternel déviant peut être défini : celui de la mère aliénante, incarné par<br />

Anita dans Le fils du Che et dans Rapide-Danseur. Mère de deux enfants, Angèle et Ernest, mariée à Raoûl<br />

Michon et deux fois grand-mère, Anita n’a pas « abandonné » son rôle de mère et d’épouse au même titre<br />

que les personnages des romans précédents. Elle n’abandonne ses enfants qu’au sens figuré, puisqu’elle est<br />

tout de même présente dans leurs vies. Son cas s’avère particulier puisqu’elle renonce à son rôle maternel<br />

pour investir celui du père. Elle s’approprie le pouvoir absolu et, en cela, elle bouleverse l’équilibre familial,<br />

comme l’observe sa fille. Ainsi, plutôt que de trouver en elle une figure maternelle aimante et douce, nous<br />

avons ici une mère autoritaire et dure, accompagnée d’un père plus « mou » et plus tendre, en opposition au<br />

modèle traditionnel du père absent et moins porté aux marques d’affection, d’ordinaire associées d’office à la<br />

mère. En tant que mère déviante, Anita présente aussi plusieurs traits spécifiques. Tout d’abord, comme elle détient<br />

le pouvoir absolu, elle assume seule les tâches domestiques et refuse de laisser qui que ce soit s’approprier<br />

cette responsabilité, ainsi que le constate Angèle : « Anita n’a jamais voulu que je prépare le moindre repas, elle<br />

veut toujours tout faire à sa manière, elle est parfaite, imbattable. » (<strong>Desjardins</strong>, 2008, p. 67). Elle exerce également<br />

son emprise sur son petit-fils Alex dès sa naissance et dépossède ainsi Angèle de son rôle parental : « elle<br />

s’est graduellement détachée de lui, laissant sa mère s’en occuper, sa mère parfaite qui critiquait sans cesse<br />

la façon dont [elle] changeait le bébé, le nourrissait, l’habillait. » (<strong>Desjardins</strong>, 2008, p. 98). Anita, à l’instar<br />

37


d’une mère ourse, protège les responsabilités qu’elle s’approprie en traitant toute potentielle « concurrence »<br />

comme une menace à évincer. À cet égard, elle agit avec sa fille, qui pourrait lui ravir la responsabilité de<br />

l’éducation d’Alex, comme avec « sa pire ennemie » (<strong>Desjardins</strong>, 2008, p. 43). De plus, non satisfaite d’avoir<br />

le monopole du pouvoir dans la famille, elle ne tolère aucune remise en question de son rôle de « chef » et,<br />

pour cette raison, elle apprécie beaucoup Alex, cet enfant qui, ne parlant pas, ne la contredit jamais. Anita<br />

exercera même son contrôle au-delà de son existence terrestre puisque, après sa mort, elle hante l’esprit<br />

d’Angèle : « Toujours ma mère ! Je la fuis et elle me poursuit. Je ne m’en sortirai donc pas ! Elle est morte,<br />

morte. Pourrai-je jamais l’enterrer ? » (<strong>Desjardins</strong>, 2012, p. 69-70). Finalement, ce qui nous étonne le plus<br />

lorsqu’il s’agit d’Anita, le grand manitou du pouvoir familial, c’est que, pour elle, ses enfants ne sont pas<br />

assez importants pour mériter son attention. Elle préfère à leur éducation les grandes causes militantes qui<br />

visent à changer le monde partout sauf chez soi : « Une odeur d’enfance lui arrive alors, tendre et dure<br />

comme son père, comme sa mère, ces militants de la première heure, plus généreux envers la cause<br />

qu’envers les leurs, se permettant toutes les libertés sous prétexte que la révolution permet tout, l’échangisme,<br />

l’adultère, l’abandon d’enfant. » (<strong>Desjardins</strong>, 2008, p. 103-104). Bref, voici donc une mère comblée<br />

par des activités hors du foyer, qui ne ressent pour ses enfants qu’un désintérêt et qui éprouve le besoin<br />

d’affirmer une autorité excessive. Il s’agit d’une mère absente du développement de ses enfants tout en étant<br />

présente. À des fins comparatives, Anita diverge du modèle maternel déviant présenté auparavant mais, bien<br />

qu’elle n’ait pas physiquement abandonné ses enfants ou son mari comme Pauline et Katie, elle est à la fois<br />

trop présente et pas assez, non pas aliénée, mais aliénante.<br />

L’a-mère : Angèle<br />

38<br />

Enfin, un troisième modèle maternel déviant s’offre aux lecteurs, celui de « l’a-mère », pour emprunter les<br />

mots du personnage d’Angèle dans Rapide-Danseur, que l’on pourrait appeler également la mère « adolescente<br />

». Il s’agit ici d’une mère qui n’a pas choisi de l’être et qui se révèle incapable d’assumer ce rôle.<br />

Avec Angèle, <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> ne réserve au modèle maternel traditionnel pas moins qu’un « knock-out »<br />

spectaculaire. Dans ce dernier roman, elle approfondit, d’une main de maître, le personnage d’Angèle, la


plus parfaite figure de proue des mères inaptes. Fille d’Anita, elle représente l’exemple le plus dur de détachement<br />

maternel, car celui-ci apparaît dès la naissance de son enfant. Elle est, en effet, privée de cet instinct<br />

maternel propre à toute mère dite « normale ». Elle n’éprouve rien pour son enfant et ne se sent pas liée à<br />

cet être sorti de ses entrailles, « cette petite boule de chair pleurnicharde sortie de [son] ventre. » (<strong>Desjardins</strong>,<br />

2012, p. 24). Cet état de fait peut scandaliser certains lecteurs, pour qui elle incarne un personnage incompréhensible,<br />

voire antipathique. En désespoir de cause, Angèle se rachète, au moins, en ne tentant pas de<br />

cacher son inaptitude parentale, elle sait qu’elle ne peut pas remplir ce rôle et qu’il s’agit là d’un des plus<br />

grands tabous qui soient : « J’étais inapte à avoir un enfant, je le répète, ce n’est pas naturel, je ne suis pas<br />

assez folle pour ignorer ça. » (<strong>Desjardins</strong>, 2012, p. 37). Sachant qu’elle reconnaît son incapacité d’être mère,<br />

que fera donc Angèle ? Eh bien, elle abandonne son enfant, tout simplement, puisqu’elle sent que son propre<br />

bonheur ainsi que celui du jeune garçon dépendent de cette décision : « je pense que s’il était resté près de<br />

moi plus longtemps, je l’aurais achevé à petit feu. » (<strong>Desjardins</strong>, 2012, p. 37). Bien qu’elle soit convaincue<br />

d’avoir fait ce qu’il fallait, elle se questionne toutefois sur les conséquences de sa décision : « Est-il plus tranquille<br />

sans moi ? Comment se débrouille-t-il avec son père ? » (<strong>Desjardins</strong>, 2012, p. 47). Aux yeux de son<br />

fils et des autres, les raisons de son départ ne sont pas justifiables, car « [d]ire qu’on n’en peut plus n’est pas<br />

suffisant pour abandonner son enfant […] Une mère qui abandonne son enfant est une malade mentale, tout<br />

le monde le sait, le pense et le dit. » (<strong>Desjardins</strong>, 2012, p. 29 et 51). Avec Angèle, <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong> réalise<br />

un coup de maître : inviter le lecteur à réfléchir avec elle au fait qu’on ne naît pas mère, on le devient.<br />

Ainsi, nous pouvons dégager trois conceptions du modèle maternel non traditionnel : la mère aliénée, incarnée<br />

par Pauline et Katie, la mère aliénante, à l’effigie d’Anita, et l’a-mère, parfaitement représentée par<br />

Angèle. Ces trois modèles de maternité déviante sont les fondements d’une réflexion qui a servi de muse<br />

à plus d’une plume. En effet, à l’instar de <strong>Louise</strong> <strong>Desjardins</strong>, Ying Chen, écrivaine sino-québécoise, a aussi<br />

voulu explorer ce territoire qu’est la question de l’identité de la femme-mère avec son roman Un enfant à ma<br />

porte, publié en 2008. Ce roman raconte l’histoire d’une jeune femme qui, un matin, trouve un enfant sur<br />

le pas de sa porte et décide de l’adopter. Elle fera alors face à l’ambivalence du rôle maternel et aux conflits<br />

entre son identité de mère et son identité propre.<br />

Bibliographie<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2012), Rapide-Danseur, Montréal, Boréal, 165 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2008), Le fils du Che, Montréal, Boréal, 172 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2005), So long, Montréal, Boréal, 160 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (2000), La love, Montréal, Bibliothèque québécoise, 155 p.<br />

<strong>Desjardins</strong>, <strong>Louise</strong> (1998), Darling, Montréal, Leméac, 233 p.<br />

39


425, boul. du Collège<br />

Rouyn-Noranda (Québec) J9X 5E5<br />

Téléphone : 819 762 0931

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