104 LE PLUS <strong>CAMEROUN</strong>LITTÉRATURELa colère desmodernesPlus proche de la verve du XVIII e siècle français que de lʼépopée lyrique de la négritude, leroman camerounais contemporain a une place à part dans le corpus francophone africain.«J’ai du mal à être légèreet gaie », se plaît à direLéonora Miano, l’étoilemontante de la nouvellelittérature camerounaise. Un refus duléger et du futile qui renvoie, au-delà dela pratique littéraire propre à cette jeuneromancière, à une tendance profonde desproductions littéraires des deux rives duMungo, dont celle-ci est issue.Depuis leur entrée en scène il y asoixante ans, les écrivains camerounaismodernes se sont distingués par leurécriture puissante, aux prises avec le3 QUESTIONS À…ROMUALDFONKOUAProfesseur de littérature française etafricaine à l’université de Strasbourg-IIsocial et le politique, volontiers dénonciatriceet combative. Ce tropisme sociopolitiquede la littérature camerounaisede langue française s’explique en partiepar les conditions de son émergence audébut du XX e siècle. C’est, d’une part, enréduisant à néant les premières tentativesde production littéraire en langueslocales et, d’autre part, en minorant lesproductions en anglais et en allemandque l’administration coloniale française aérigé sa langue comme principal idiome.Et la mémoire collective n’a pas oubliél’histoire tragique du sultan IbrahimJEUNE AFRIQUE: Avec l’entrée en scène, ces dix dernières années,1de Miano, Effa, Ebodé, Nganang…, peut-on parler d’un nouveausouffl e de la littérature camerounaise?ROMUALD FONKOUA : Oui, à condition de ne pas oublier qu’elle ne seréduit pas aux écrivains de la diaspora. Aux côtés des noms que vousavez cités, qui sont pour l’essentiel publiés à l’étranger, il y a ceux qu’onpourrait appeler des écrivains de l’intérieur. Notamment des poètes, desdramaturges. Ils sont publiés par des maisons d’édition sur place, commeles éditions Clé. On connaît mal ces écrivains à l’étranger, mais ils ont unlectorat substantiel.Y a-t-il une spécificité camerounaise dans le corpus littéraire africain?2Cette spécificité consiste à avoir été les premiers à dénoncer la situationcoloniale. Mongo Beti et Ferdinand Oyono ont été en quelque sorteles pionniers de la contestation. On se souvient de la critique virulentequ’avait faite Beti, dans les pages de Présence africaine, de L’Enfant noir,du Guinéen Camara Laye. Son article s’intitulait « <strong>Afrique</strong> noire, littératurerose »! L’autre spécificité est le bilinguisme. Le Cameroun est le seul paysafricain à posséder une littérature à la fois en anglais et en français.Trois romans camerounais qu’il faut absolument lire?3Perpétue de Mongo Beti (paru chez Buchet-Chastel en 1974), Le VieuxNègre et la médaille de Ferdinand Oyono (paru chez Julliard en 1956) et,au choix, l’un des quatre romans de Léonora Miano. Peut-être Contoursdu jour qui vient (paru chez Plon en 2006). ■Propos recueillis par T.C.D.R.Njoya qui inventa, à la fi n du XIX e siècle,l’alphabet bamoun et rédigea des textesd’érudition dans cette écriture. Le colonisateurs’est acharné à faire disparaîtrecette œuvre et à s’assurer qu’elle nepourrait être transmise en détruisant lespresses et en fermant les écoles.LE FEU SACRÉ DE LA RÉVOLTEC’est cette violence coloniale que lapremière génération de romancierscamerounais – Mongo Beti, René Philombe,Francis Bebey et FerdinandOyono – s’est attachée à représenterà partir des années 1950. La secondegénération, qui compte nombre de femmes(Marie-Thérèse Assiga Ahanda,Lydie Dooh-Bunya, Werewere Liking,Calixthe Beyala), perpétue ce feu sacréde la révolte en interpellant la sociétépatriarcale camerounaise et en donnantà voir ses violences et sa barbarie.La nouvelle génération d’écrivainsest autrement politisée, qui, depuisles années 1990, assure la relève desgrands anciens et exprime, à traversdes récits souvent de grande qualité, sacolère contre les faiblesses et la corruptiondes hommes politiques, contre lepoids des traditions, contre une sociétéincapable de se renouveler, contre sesanomies, ses illusions.La nouvelle générationd’écrivains, politisée,assure la relèvedes grands anciens.Depuis son premier ouvrage, L’Intérieurde la nuit, paru chez Plon en 2005,Léonora Miano s’est imposée comme lechef de fi le de cette nouvelle génération.En quatre romans et quelques dizainesde milliers d’exemplaires vendus, elle aréussi à donner une visibilité magistraleà son univers, sombre et pesant, lourddu poids des traditions. Née à Douala en1973, Miano écrit depuis l’âge de 8 anset a publié L’Intérieur de la nuit à 32 ans.JEUNE AFRIQUE N° 2555-2556 • DU 27 DÉCEMBRE 2009 AU 9 JANVIER 2010
LE PLUS105Il y est question de sacrifices humains etde cannibalisme, de la léthargie d’unesociété malade de son passé, de l’incurieet du chaos post-colonial. Avec une véhémencemaîtrisée de la dénonciation quirappelle Naipaul. Dans Contours du jourqui vient (Plon, 2006), la romancièremet en scène le drame des enfants abandonnéspar leurs parents qui les soupçonnentd’être des « mangeurs d’âmes »:la jeune Musango, rejetée par sa mère,Léonora Miano:la véhémencemaîtrisée,la puissancepoétique, leregard presquechirurgical.tente de la retrouver. Sa quête la conduità travers les bas-fonds, peuplés d’adultesabîmés par la vie. Ce qui frappe dans lesrécits de Miano, c’est sa narration quasidocumentaire, anthropologique, admirablementservie par la force poétique deson style et la lucidité de son regard sanscomplexe et presque chirurgical. Dansson dernier roman, Les Aubes écarlates(Plon, août 2009), l’écrivaine va encoreplus loin dans son exploration du malVINCENT CAPMAN/RIVA PRESSafricain. Elle fusionne les tragédies dupassé et du présent – la traite et le sortdes enfants-soldats – pour dessiner ledestin d’un continent abandonné desdieux. Réunissant l’<strong>Afrique</strong> et sa diasporadans un même souffl e fictionnel, ceroman polyphonique se propose aussi derendre aux Africains leur mémoire, afinqu’ils puissent enfi n combler le trou noircivilisationnel et spirituel creusé par latraite négrière. Car, comme l’expliquela romancière dans une postface de sonroman, « les morts ne sont pas morts ».Ils ne cessent de se rappeler à nous.LES INCONTOURNABLESSi l’œuvre de Léonora Miano estimpressionnante, il ne faut pas oublierpour autant les autres figures, toutesaussi incontournables, des lettres camerounaisescontemporaines, parmi lesquellesEugène Ebodé, Gaston-Paul Effaet Patrice Nganang. Auteur d’une trilogietrès remarquée publiée chez Gallimarddans la collection Continents noirs – LaTransmission (2002), La Divine Colère(2004) et Silikani (2006) –, EugèneEbodé raconte l’exil, l’intime et la sexualité(« l’éjaculation comme apothéose ducorps », selon le critique Xavier Garnier),s’éloignant du thème de l’engagement.Tout comme Gaston-Paul Effa.Arrivé à l’âge de 16 ans en France (oùil est désormais professeur de philosophie),Effa est l’auteur de neuf romansqui se caractérisent par leur recherchelinguistique et esthétique. Ses ouvragesles plus connus – Tout ce bleu (Grasset,1996), Cheval-Roi (Éditions du Rocher,2001) ou Nous, enfants de la tradition(Anne Carrière, 2008) – relèvent autantdu roman autobiographique d’arrachementà l’<strong>Afrique</strong> que de la quête philosophiqueet mystique.Enfi n, avec Patrice Nganang, l’engagementest de retour. Professeur auxÉtats-Unis, cet homme de bientôt 40 ansné à Yaoundé est d’abord un essayistebrillant. Il s’est fait connaître en publiantson magistral Temps de chien (Le Serpentà plumes, 2001), dont le narrateurest un chien philosophe. À travers cettechronique à la fois burlesque et sévère,où les hommes et leurs travers sont jaugés,pesés et dénoncés par le regard d’unchien, Nganang renoue avec la dissidenceet la contestation, qui font les beauxjours des lettres camerounaises francophones.Depuis qu’elles ont repris vie,émergeant des cendres des presses etdes palais du sultan Ibrahim Njoya. ■TIRTHANKAR CHANDAJEUNE AFRIQUE N° 2555-2556 • DU 27 DÉCEMBRE 2009 AU 9 JANVIER 2010