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M - Notes du mont Royal

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<strong>Notes</strong> <strong>du</strong> <strong>mont</strong> <strong>Royal</strong>www.notes<strong>du</strong><strong>mont</strong>royal.comCeci est une œuvre tombéedans le domaine public, ethébergée sur « <strong>Notes</strong> <strong>du</strong> <strong>mont</strong><strong>Royal</strong> » dans le cadre d’un exposégratuit sur la littérature.Source des imagesBibliothèque nationale de France


COLLECTIONHETZEL


Ouvrage couronné par l'Académie françaiseFATlfV^


*A LUCIE MALOTPendant que j'ai écrit ce livre, j'ai constamment penseà toi, mon enfant, et ton nom m'est venu à chaque instantsur les lèvres. — Lucie scntira-t-clle cela ? — Lucie prendrat-elleintérêt à cela? Lucie, toujours. Ton nom, prononcé sisouvent, doit donc cire inscrit en tête de ces pages : je nesais la fortune qui leur est réservée, mais quelle qu'elle soit,elles in auront donné des plaisirs qui valent Ions les succès,— la satisfaction de penser que tu peux les lire, — lajoie de te les offrir.HECTOR V\CALOT.


SANSFAMILLEPREMIÈRE PARTIECHAPITRE 1AUVILLAGEAJe suis un enfant trouvé.Mais, jusqu'à huit ans:, j'ai cru que, comme tous les autres enfants,j'avais une mère, car, lorsque je pleurais, il y avait une femme quime serrait si doucement dans ses bras en me berçant, que meslarmes s'arrêtaient de couler.Jamais je ne me couchais dans mon lit sans qu'une femme vintm'embrasscr, cl, quand le venl de décembre collait la neige contreles vitres blanchies, elle me prenait les pieds entre ses deux mainset elle restait à me les réchauffer en me chantant une chanson, dontje retrouve encore dans ma mémoire l'air et quelques paroles.Quand je gardais notre vache le long des chemins herbus ou dans1X


SANS FAMILLE.les brandes, et que j'étais surpris par une pluie d'orage, elle accouraitau-devant de moi et me forçait à m'abriter sous son jupon delaine soigneusement ramené par elle sur ma tête et sur mes épaules.Enfin, quand j'avais une querelle avec un de mes camarades, elleme faisait conter mes chagrins, et presque toujours elle trouvaitde bonnes paroles pour me consoler ou me donner raison.Par tout cela et par bien d'autres choses encore, par la façon dont«lie me parlait, par la façon dont elle me regardait, par ses caresses,par la douceur qu'elle mettait dans ses gronderies, je croyais qu'elleétait ma mère.Voici comment j'appris qu'elle n'était que ma nourrice.Mon village, ou, pour parler plus justement, le village où j'ai étéélevé, car je n'ai pas eu de village à moi, pas de lieu de naissance,pas plus que je n'ai eu de père et de mère, le village enfin où j'aipassé mon enfance se nomme Chavanon ; c'est l'un des plus pauvres<strong>du</strong> centre de la France.Cette pauvreté, il la doit non à l'apathie ou à la paresse de seshabitants, mais à sa situation même dans une contrée peu fertile.liC sol n'a pas de profondeur, et pour pro<strong>du</strong>ire de bonnes récoltesil lui faudrait des engrais ou des amendements qui manquent dansle pays. Aussi ne rencontre-t-on (ou tout au moins ne rencontraitonà l'époque dont je parle) que peu de champs cultivés, tandisqu'on voit partout de vastes éten<strong>du</strong>es de brandes dans lesquelles necroissent que des bruyères et des genêts. Là où les brandes cessent,les landes commencent; et sur ces landes élevées les vents âpresrabougrissent les maigres bouquets d'arbres qui dressent ça et làleurs branches tor<strong>du</strong>es et tourmentées.Pour trouver de beaux arbres, il faut abandonner les hauteurset descendre dans les plis <strong>du</strong> terrain, sur les bords des rivières,où, dans d'étroites prairies, poussent de grands châtaigniers et deschênes vigoureux.C'est dans un de ces replis de terrain, sur les bords d'un ruisseauqui va perdre ses eaux rapides dans un des affluents de la Loire,que se dresse la maison où j'ai passé mes premières années.Jusqu'à huit ans, je n'avais jamais vu d'homme dans cette maison ;cependant ma mère n'était pas veuve, mais son mari, qui était tail-


AU VILLAGE.leur de pierre, comme un grand nombre d'autres ouvriers de lacontrée travaillait à Paris, et il n'était pas revenu au pays depuisque fêtais en âge de voir ou de comprendre ce qui m'entourait. Detemps en temps seulement, il envoyait de ses nouvelles par un deses camarades qui rentrait au village.« Mère Barberin, votre homme va bien; il m'a chargé de vousdire que l'ouvrage marche fort, et de vous remettre l'argent quevoilà; voulez-vous compter? »Et c'était tout. Mère Barberin se contentait de ces nouvelles : sonhomme était en bonne santé; l'ouvrage donnait; il gagnait sa vie.De ce que Barberin était resté si longtemps à Paris, il ne faut pascroire qu'il était en mauvaise amitié avec sa femme. La question dedésaccord n'était pour rien dans cette- absence. 11 demeurait à Parisparce que le travail l'y retenait; voilà tout. Quand il serait vieux,il reviendrait vivre près de sa vieille femme, et avec l'argent qu'ilsauraient amassé ils seraient à l'abri de la misère pour le temps oùl'âge leur aurait enlevé la force et la santé.Un jour de novembre, comme le soir tombait, un homme, que jene connaissais pas, s'arrêta devant notre barrière. J'étais sur leseuil de la maison occupé à casser une bourrée. Sans pousser la barrière,mais en levant sa tête par-dessus en me regardant, l'hommeme demanda si ce n'était pas là que demeurait la.mère Barberin.Je lui dis d'entrer.11 poussa la barrière qui cria dans sa bart, et à pas lents il s'avançavers la maison.Jamais je n'avais vu un homme aussi crotlô ; des plaques deboue, les unes encore humides, les autres déjà sèches, le couvraientdes pieds à la tête, et à le regarder on comprenait que depuis longtempsil marchait dans les mauvais chemins.Au bruit de nos voix, mère Barberin accourut et, au moment oùil franchissait notre seuil, elle se trouva face à face avec lui.« J'apporte des nouvelles de Paris, » dit-il.C'étaient là des paroles bien simples et qui déjà plus d'une foisavaient frappé nos oreilles; mais le ton avec lequel elles furent prononcéesno ressemblait en rien à celui qui autrefois accompagnaitles mots : « Votre homme va bien, l'ouvrage marche'. »


SANS FAMILLE.« Ali ! mon Dieu! s'écria mère Barberin en joignant les mains,un malheur est arrivé à Jérôme!— Eh bien, oui, mais il ne faut pas vous rendre malade de peur;votre homme a été blessé, voilà la vérité ; seulement il n'est pasmort. Pourtant il sera peut-être estropié. Pour le moment il est àrhôpital. J'ai été son voisin de lit, et, commeje rentrais au pays, ilm'a demandé de vous dire la chose en passant. Je ne peux pasm'arrêter, car j'ai encore trois lieues à faire, et la nuit vient vite. »Mère Barberin, qui voulait en savoir plus long, pria l'homme derester à souper; les roules étaient mauvaises ; on parlait de loupsqui s'étaient <strong>mont</strong>rés dans les bois ; il repartirait le lendemainmatin.11 s'assit dans le coin de la cheminée et, tout en mangeant, il nousraconta comment le malheur était arrivé : Barberin avait été àmoitié écrasé par des échafaudages qui s'étaient abattus, et commeon avait prouvé qu'il ne devait pas se trouver à la place où ilavait été blessé, l'entrepreneur refusait de lui payer aucune indemnité.« Pas de chance, le pauvre Barberin, dit-il, pas de chance; il ya des malins qui auraient trouvé ïà-dedans un moyen pour se fairefaire des rentes, mais votre homme n'aura rien. »Et, tout en séchant les jambes de son pantalon qui devenaientraides sous leur en<strong>du</strong>it de boue <strong>du</strong>rcie, il répétait ce mot : « pas dechance», avec une peine sincère, qui <strong>mont</strong>rait que, pour lui, il sefût fait volontiers estropier dans l'espérance de gagner ainsi debonnes rentes.« Pourtant, dit-il en terminant son récit, je lui ai donné leconseil de faire un procès à l'entrepreneur.— Un procès, cela coûte gros.— Oui, mais quand on le gagne ! »Mère Barberin aurait voulu aller à Paris, mais c'était une terribleaffaire qu'un voyage si long et si coûteux.Le lendemain matin, nous descendîmes au village pour consulterle curé. Celui-ci ne voulut pas la laisser partir sans savoir avant sielle pouvait être utile à son mari. Il écrivit à l'aumônier de l'hôpitaloù Barberin était soigné, et, quelques jours après, il reçut une ré-


AU VILLAGE.ponse, disant que mère Barberin ne devait pas se mettre en route,mais quelle devait envoyer une certaine somme d'argent à. son mari,parce que celui-ci allait faire un procès à l'entrepreneur chez lequelil avait été blessé.Les journées, les semaines s'écoulèrent, et de temps en temps ilarriva des lettres qui toutes demandaient de nouveaux envoisd'argent; la dernière, plus pressante que les autres, disait que,s'il n'y avait plus d'argent, il fallait vendre la vache pour s'enprocurer.Ceux-là seuls qui ont vécu à la campagne avec les paysans saventce qu'il y a de détresses et de douleurs dans ces trois mots :« vendre la vache. »Pour le naturaliste, la vache est un animal ruminant; pour lepromeneur, c'est une bête qui fait bien dans le paysage lorsqu'ellelève au-dessus des herbes son mufle noir humide de rosée ; pouri'enfant des villes, c'est la source <strong>du</strong> café au lait et <strong>du</strong> fromage a lacrème; mais pour le paysan, c'est bien plus et mieux encore. Sipauvre qu'il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il estassuré de ne pas souffrir de la faim tant qu'il a une vache dans soné table. Avec une longe ou même avec une simple h art nouée autourdes cornes, un enfant promène la vache le long des chemins herbus,là où la pâture n'appartient à personne, et le soir la familleentière a <strong>du</strong> beurre dans sa soupe et <strong>du</strong> lait pour mouiller sespommes de terre; le père, lanière, les enfants, les grands commeles petits, tout le monde vit de la vache.Nous vivions si bien de la nôtre, mère Barberin et moi, quejusqu'à ce moment je n'avais presque jamais mangé de viande.Mais ce n'était pas seulement notre nourrice qu'elle était, c'étaitencore notre camarade, notre amie, car il ne faut pas s'imaginerque la vacho est une bête stupide, c'est au contraire un animalplein d'intelligence et de qualités morales d'autant plus développéesqu'on les aura cultivées par l'é<strong>du</strong>cation. Nous caressions lanotre, nous lui parlions,, elle nous comprenait, et de son côté, avecses grands yeux ronds pleins de douceur, elle savait très bien nousfaire entendre ce qu'elle voulait ou ce qu'elle ressentait.Enfin nous l'aimions et elle nous aimait, ce qui est tout dire.


- ^?.*"*SANS FAMILLE.Pourtant il fallut s'en séparer, car c'était seulement par « la ventede la vache » qu'on pouvait satisfaire Barherin.Il vint un marchand à la maison et, après avoir bien examinéla Roussette, après l'avoir longuement palpée en secouant la têted'un air mécontent, après avoir dit et répôlô cent fois qu'elle nelui convenait pas <strong>du</strong> tout, que c'était une vache de pauvres gensqu'il ne pourrait pas revendre, qu'elle n'avait pas de lait, qu'ellefaisait <strong>du</strong> mauvais beurre, il avait fini par dire qu'il voulait bienla prendre, mais seulement par bonté d'âme et pour obliger mèreBarherin qui était une brave femme.La pauvre Roussette, comme si elle comprenait ce qui se passait,avait refusé de sortir de son étable et elle s'était mise à meugler.« Passe derrière et chasse-la, m'avait dit le marchand en me tendantle fouet qu'il portait passé autour de son cou.— Pour ça non, » avait dit mère Barherin.Et, prenant la vache par la longe, elle lui avait parlé doucement.« Allons, ma belle, viens, viens. »Et Roussette n'avait plus résisté; arrivée sur la route, le marchandl'avait attachée derrière sa voiture, et il avait bien falluqu'elle suivît le cheval.Nous étions rentrés dans la maison. Mais longtemps encore nousavions enten<strong>du</strong> ses beuglements.Plus de lait, plus de beurre. Le matin un morceau de pain ; lesoir des pommes de terre au sel.Le mardi gras arriva justement peu de temps après la vente delloussette; l'année pi'écédenle, pour le mardi gras, mère Barherinm'avait fait un régal avec des crêpes et des beignets; et j'en avaistant mangé, tant mangé, qu'elle en avait été tout heureuse.Mais alors nous avions Roussette, qui nous avait donné le laitpour délayer la pâte et le beurre pour mettre dans la poêle.Plus de Roussette, plus de lait, plus de beurre, plus de mardigras ; c'était ce que je m'étais dit tristement.Mais mère Barherin m'avait fait une surprise; bien qu'elle nefût pas emprunteuse, elle avait demandé une tasse de lait à Tunede nos voisines, un morceau de beurre à une autre, et, quand j'étais


AU VILLAGE.rentré, vers midi, je l'avais trouvée en train de verser de la farinedans un grand poêlon en terre.« Tiens! de la farine, dis-je en m'approchant d'elle.— Mais oui, fit-elle en souriant, c'est bien de la farine, monpetit Rémi, de la belle farine de blé; tiens, vois comme elle fleurebon. »Si j'avais osé, j'aurais demandé à quoi devait servir cette farine;mais, précisément parce que j'avais grande envie de le savoir, jen'osais pas en parler. Et puis d'un autre côté je ne voulais pas direque je savais que nous étions au mardi gras, pour ne pas faire dela peine à mère Barberin.« Qu'est-ce qu'on fait avec de la farine? dit-elle me regardant.— Du pain.— Et puis encore?— De la bouillie.— Et puis encore?— Dame— Je ne sais pas.— Si, tu sais bien. Mais, comme tu es un bon petit garçon, tun'oses pas le dire. Tu sais que c'est aujourd'hui mardi gras, le jourdes crêpes et des beignets. Mais, comme tu sais aussi que nousn'avons ni beurre, ni lait, tu n'oses pas en parler. C'est vrai ça?— Oh! mère Barberin.— Comme d'avance j'avais deviné tout cela, je me suis arrangéepour que mardi gras ne te fasse pas vilaine ligure. Regardedans la huche. »Le couvercle levé, et il le fut vivement, j'aperçus le lait, lebeurre, des œufs et trois pommes.« Donne-moi les œufs, me dit-elle, et, pendant que je les casse,pèle les pommes. »Pendant que je coupais les pommes en tranches, elle cassa lesœufs dans la farine et se mit à battre le tout, en versant dessus,de temps en temps, une cuillerée de lait.Quand la pâte fut délayée, mère ^Barberin posa la terrine sur lescendres chaudes, et il n'y eut plus qu'à attendre le soir, car c'étaità notre souper que nous devions manger les crêpes et les beignets.Pour être franc, je dois avouer que la journée me parut longueï "';«.£*'


8 SANS FAMILLE.et que plus d'une fois j'allai soulever le linge qui recouvrait laterrine.« Tu vas faire prendre froid à la pâte, disait mère Barberin, cl .elle lèvera mal. »SJais elle levait bien, et de place en place se <strong>mont</strong>raient des renflemenls, des sortes de bouillons qui venaient crèvera la surfaceDe toule la pâte en fermentation se déaaaeait une bonne odeu?d'oeufs et de lait.


AU VILLAGE.UJI homme était entré, et la flamme qui l'avait éclairé en pleinm'avait <strong>mont</strong>ré qu'il était velu d'une blouse blanche et qu'il tenaità la main un gros bâton.« On fait donc la fêle ici? Ne vous gênez pas, dit-il d'un ton rude.— Ali ! mon Dieu! s'écria mère Barberin en posant vivementsa poêle à terre, c'est toi, Jérôme? »Puis me prenant par le bras elle me poussa vers l'homme qui•s'était arrêté sur le seuil :« C'est ton père. »• &->


. • * v • -t ii.; il-, -'h-} ''T• •CHAPITRE IIUN PERENOURRICIERJe m étais approché pour l'embrasser à mon tour, mais <strong>du</strong> boutde son bâton il m'arrêta :« Qu'est-ce que c'est que celui-là?-— C'est Rémi.— Tu m'avais dit...— Eh bien, oui, mais... ce n'était pas vrai, parce que...— Àh! pas vrai, pas vrai. »11 fit quelques pas vers moi son bâton levé, et instinctivement jereculai.Qu'avais-jefait? De quoi étais-je coupable? Pourquoi cet accueillorsque j'allais à lui pour l'embrasser?Je n'eus pas le temps d'examiner ces diverses questions qui sepressaient dans mon esprit troublé.« Je vois que vous faisiez mardi gras, dit-il ; çâ se trouveilt.»


UN PÈRE NOURRICIER. ' 11bien, car j'ai une solide faim. Qu'est-ce que tu as pour souper?— Je faisais des crêpes.Je vois bien 5 mats ce n'est pas des crêpes que tu vas donnerà manger à un homme qui a dix lieues dans les jambes.— C'est que je n'ai rien; nous ne t'attendions pas.— Comment, rien; rien à souper? »Il regarda autour de lui.« Voilà <strong>du</strong> beurre. »Il leva les yeux au plafond à l'endroit où l'on accrochait le lardautrefois; mais depuis longtemps le crochet était vide, et à lapoutre pendaient seulement maintenant quelques glanes d'ail etd'oignon« Voilà de l'oignon, dit-il en faisant tomber une glane avecson bâton ; quatre ou cinq oignons, un morceau de beurre, et nousaurons une bonne soupe. Retire ta crêpe et fricasse-nous les oignonsdans la poêle. »Retirer la crêpe de la poêle! mère Barberin ne répliqua rien. Aucontraire elle s'empressa de faire ce que son homme demandait,tandis que celui-ci s'asseyait sur le banc qui était dans le coin dela cheminée.Je n'avais pas osé quitter la place où le bâton m'avait amené, et,appuyé contre la table, je le regardais.C'était un homme d'une cinquantaine d'années environ, au visagerude, à Tair <strong>du</strong>r; il portait la tête inclinée sur l'épaule droite parsuite de la blessure qu'il avait reçue, et cette difformité contribuaità rendre son aspect peu rassurant.Mère Barberin avait replacé la poêle sur le feu.« Est-ce que c'est avec ce petit morceau de beurre que tu vas nousfaire la soupe? » dit-il.Alors, prenant lui-même l'assiette où se trouvait le beurre, il littomber la motte entière dans la poêle.Plus de beurre, dès lors plus de crêpes.En tout autre moment, il est certain que j'aurais été profondémenttouché par cette catastrophe; mais je ne pensais plus auxcrêpes, ni aux beignets, et l'idée qui occupait mon esprit, c'était quecet homme qui paraissait si <strong>du</strong>r était mon père.*_


J; i! i« Mon père, mon père! » C'était là le mot que je me répétaismachinalement.Je ne m'étais jamais demandé d'une façon bien précise ce quec'était qu'un père, et vaguement, d'instinct, j'avais cru que c'était,une mère à grosse voix; mais en regardant celui qui me tombait <strong>du</strong>ciel, je me sentis pris d'un effroi douloureux.J'avais voulu l'embrasser, il m'avait repoussé <strong>du</strong> bout de sonbâton, pourquoi? Mère Barberin ne me repoussait jamais lorsquej'allais l'embrasser ; bien aucontraire, elle me prenait dans ses braset me serrait contre elle.« Au lieu de rester immobile comme si tu étais gelé, me dit-il,mets les assiettes sur la table. »Je me hâtai d'obéir. La soupe était faite. Mère Barbarin la servitdans les assiettes.Alors, quittant le coin delà cheminée, il vint s'asseoir à table etcommença à manger, s'arrêtanl seulement de temps en temps pourme regarder.J'étais si troublé, si inquiet, que je ne pouvais manger, et je leregardais aussi, mais h la dérobée, baissant les yeux quand je rencontraisles siens.« Est-ce qu'il ne mange pas plus que ça d'ordinaire ? dit-il tout,à coup en tendant vers moi sa cuiller.— Ali! si, il mange bien.— Tant pis! si encore il ne mangeait pas! »Naturellement, je n'avais pas envie de parler, et mère Barberinn'élait pas plus que moi disposée à la conversation; elle allait etvenait autour de la table, attentive k servir son mari.« Alors tu n'as pas faim? me dit-il.— Non.-—Eh bien, va te coucher, et tâche de dormir tout de suite;sinon, je me fâche. »Mère Barberin me lança un coup d'oeil qui médisait d'obéir sansrépliquer. Mais cette recommandation était inutile, je ne pensaispas h me révolter.Comme cela se rencontre dans un grand nombre de maisons depaysans, notre cuisine était en même temps notre chambre à coui•-tuii i•-i-f ':1SSANS FAMILLE*i • i •: i " 'i --;- ii1 • •t - -! "' •!' -".! «»H-i? -i


UN PÈRE. NOURRICIER. 13cher. Auprès de la cheminée tout ce qui servait au manger, la table,la huche, le buffet; à l'autre bout les meubles propres au coucher;dans un angle le lit de mère Barberin, dans le coin opposé le mien,qui se trouvait dans une sorte d'armoire entourée d'un lambrequinen toile rouge.Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher. Mais dormirétait une autre affaire.On ne dort pas par ordre; on dort parce qu'on a sommeil et qu'onest tranquille.Or je n'avais pas sommeil et n'étais pas tranquille.Terrriblement tourmenté au contraire, et de plus très malheureux.Comment, cet homme était mon père! Alors pourquoi me traitaitilsi <strong>du</strong>rement?Le nez collé ctmtre la muraille, je faisais effort pour chasser cesidées et m'endormir comme il me l'avait ordonné; mais c'était impossible.Le sommeil ne venait pas; je ne m'étais jamais senti sibien éveillé.Au bout d'un certain temps, je ne saurais dire combien, j'entendisqu'on s'approchait de mon lit.Au pas lent, traînant et lourd, je reconnus tout de suite que cen'était pas mère Barberin.Un souffle chaud effleura mes cheveux.« Dors-tu? » demanda une voix étouffée.Je n'eus garde de répondre, car les terribles mots : «je me fâche »retentissaient encore à mon oreille.« 11 dort, dit mère Barberin; aussitôt couché, aussitôt'-endormi,c'est son habitude; tu peux parler sans craindre qu'il t'entende.»Sans doute, j'aurais dû dire que je ne dormais pas, mais je n'osaispoint; on m'avait commandé de dormir, je ne dormais pas, j'étaisen faute.« Ton procès, où en est-il? demanda mère Barberin.— Per<strong>du</strong>! Les juges ont décidé que j'étais en faute de metrouver sous les échafaudages et que l'entrepreneur ne me devaitrien. »


:ii i: ' t'-•i ;ï':t \14 SANS FAMILLE.l \1 : .Là-dessus il donna un coup de poing sur la table et se mit àjurer sans dire aucune parole sensée.« Le procès per<strong>du</strong>, reprit-il bientôt; notre argent per<strong>du</strong>, estropié,la misère; voilà! Et comme si ce n'était pas assez, en rentrantici je trouve un enfant. M'expliqueras-tu pourquoi tu n'as pasfait comme je t'avais dit de faire?— Parce que je n'ai pas pu.— Tu n'as pas pu le porter aux Enfants trouvés?— On n'abandonne pas comme ça un enfant qu'on a nourri deson lait et qu'on aime.—• Ce n'était pas ton enfant.— Enfin je voulais faire ce que tu demandais, mais voilà précisémentqu'il est tombé malade.— Malade?— Oui, malade; ce n'était pas le moment, n'est-ce pas, de leporter à l'hospice pour le tuer?— Et quand il a été guéri ?:—C'est qu'il n'a pas été guéri tout de suite. Après celte maladieen est venue une autre : il toussait, le pauvre petit, à vous fendre lecœur. C'est comme ça que notre petit ÏSicolas est mort; il me semblaitque, si je portais celui-là à la ville, il mourrait aussi.— Mais après ?— Le temps avait marché. Puisque j'avais atten<strong>du</strong> jusque-là, jepouvais bien attendre encore.— Quel âge a-t-il présentement?— Huit ans.— Eh bien! il ira à huit ans là où il aurait dû aller autrefois,et ça ne lui sera pas plus agréable; voilà ce qu'il y aura gagné.— Ah! Jérôme, tu ne feras pas ça.— Je ne ferai pas ça! Et qui m'en empêchera ? Crois-tu que nouspouA T ons le garder toujours? »Il y eut un moment de silence et je pus respirer; l'émotion meserrait à la gorge au point de m'étouffer.Bientôt mère lîarberin reprit :« Ah! comme Paris t'a changé! tu n'aurais pas parlé comme çaavant d'aller à Paris.. V.: r' , 4 "' '' Fw1 >:


UN PÈRE NOURRICIER. 15— Peut-être. Mais ce qu'il y a de sûr, c'est que^ si Paris m'achangé, il m'a aussi estropié. Comment gagner sa vie maintenant,la tienne, la mienne? nous n'avons plus d'argent. La vache est ven<strong>du</strong>e.Faut-il que, quand nous n'avons pas de quoi manger,, nousnourrissions un enfant qui n'est pas le nôtre?— C'est le mien.C e n'est pas plus le tien que le mien. Ce n'est pas un enfantde paysan. Je le regardais pendant le souper : c'est délicat, c'estmaigre, pas de bras, pas de jambes.— C'est le plus joli enfant <strong>du</strong> pays.j 0 li 5 je ne dis pas. Mais solide ! Est-ce que c'est sa gentillessequi lui donnera à manger? Est-ce qu'on est un travailleur avec desépaules comme les siennes ? On est un enfant de la ville, et les enfantsdes villes, il ne nous en faut pas ici.Je te dis que c'est un brave enfant, et il a de l'esprit commeun chat, et avec cela bon cœur. Il travaillera pour nous.— En attendant, il faudra que nous travaillions pour lui, et moije ne peux plus travailler.— Et si ses parents le réclament, qu'est-ce que tu diras?— Ses parents ! Est-ce qu'il a des parents ? S'il en avait, ils l'auraientcherché, et, depuis huitans, trouvé bien sûr. Ali 1 j'ai fait unefameuse sottise de croire qu'il avait des parents qui le réclameraientun jour, et nous payeraient notre peine pour l'avoir élevé. Je n T aiété qu'un nigaud, qu'un imbécile. Parce qu'il était enveloppé dansde beaux langes avec des dentelles, cela ne voulait pas dire que sesparents le chercheraient. Ils sont peut-être morts, d'ailleurs.— Et s'ils ne le sont pas? Si un jour ils viennent nous le demander?J'ai dans l'idée qu'ils viendront.— Que les femmes sont donc obstinées!— Enfin, s'ils viennent?— Eh bien! nous les enverrons à l'hospice. Mais assez causé.Tout cela m'ennuie. Demain je le con<strong>du</strong>irai au maire. Ce soir, jevais aller dire bonjour à François. Dans une heure jo reviendrai. »La porte s'ouvrit et se referma. Il était parti.Alors, me redressant vivementje me mis à appeler mère Barberin.« Àh! maman. »


16 SANS FAMILLE.Elle accourut près de mon lit :« Est-ce que lu me laisseras aller à l'hospice?— Non, mon petit Rémi, non. »Et elle m'embrassa tend rem en l en me serrant dans ses bras.Cette caresse me rendit le courage, et mes larmes s'arrêtèrent de•couler.« Tu ne dormais donc pas? me demanda-t-clle doucement.— Ce n'est pas ma faute.— Je ne te gronde pas; alors lu as enten<strong>du</strong> tout ce qu'à ditJérôme?— Oui, tu n'es pas ma maman : mais lui n'est pas mon père. »Je ne prononçai pas ces quelques mois sur le même ton. car, sij'étais désolé d'apprendre qu'elle n'était pas ma mère, j'étais heureux,presque fier de savoir que lui n'était pas mon père. De là unecontradiction dans mes sentiments qui se tra<strong>du</strong>isit dans nia voix.Mais mère Barberin ne parut pas y prendre attention.« J'aurais peut-être dû, dit-elle, te faire connaître la vérité;mais lu étais si bien mon enfant, que je ne pouvais pas te dire, sansraison, que je n'étais pas la vraie mère! Ta mère, pauvre petit, lul'as enten<strong>du</strong>, on ne la connaît pas. Esl-clle vivante, ne l'est-elleplus? On n'en sait rien. Un matin, à Paris, comme Jérôme allait àson travail et qu'il passait dans une rue qu'on appeïle l'avenue deBrelcuil, qui est large et plantée d'arbres, il entendit les cris d'unenfant. Ils semblaient partir de rembrasurcd'uneportcd'un jardin.C'était au mois de février; il faisait petit jour. 11 s'approcha de laporte et aperçut un enfant couché sur le seuil. Comme il regardaitautour de lui pour appeler quelqu'un, il vit un homme sortir dederrière \u\ gros arbre et se sauver. Sans doute cet homme s'étaitcaché là pour voir si Ton trouverait l'enfant qu'il avait lui-mêmeplacé dans l'embrasure de la porte. Voilà Jérôme bien embarrassé,car reniant criait de toutes ses forces, comme s'il avait comprisqu'un secours lui était arrivé, et qu'il ne fallait pas le laisseréchapper. Pendant que Jérôme réfléchissait à ce qu'il devait faire,il fut rejoint, par d'autres ouvriers, et l'on décida qu'il fallait porter; enfant chez le commissaire de police. Il ne cessait pas de crier.Sans doute il souffrait <strong>du</strong> froid,- Mais, comme dans le bureau <strong>du</strong>


IL KNTENDIT LE CU! D'UX ENFANT (i 1 . 16)


UN PÈRE NOURRICIER. 17commissaire il faisait très chaud, et que les cris continuaient, onpensa qu'il souffrait de la faim, et Ton alla chercher une voisine quivoudrait bien lui donner le sein. Il se jeta dessus. Il était véritablementaffamé. Alors on le déshabilla devant le feu. C'était un beaugarçon de cinq ou six mois, rose, gros, gras, superbe ; les langes et leslinges dans lesquels il était enveloppé disaient clairement qu'il appartenaità des parents riches. C'était donc un enfant qu'on avait volé etensuite abandonné. Ce fut au moins ce que le commissaire expliqua.Qu'allait-on en faire? Après avoir écrit tout ce que Jérôme savait, etaussi la description de l'enfant avec celle de ses langes qui n'étaientpas marqués, le commissaire dit qu'il allait renvoyer à l'hospicedes Enfants trouves, si personne, parmi tous ceux qui étaient là, nevoulait s'en charger; c'était un bel enfant, sain, solide, qui ne seraitpas difficile à élever; ses parents, qui bien sûr allaient le chercher,récompenseraient généreusement ceux qui en auraient pris soin.Là-dessus, Jérôme s'avança et dit qu'il voulait bien s'en charger; onle lui donna. J'avais justement un enfant <strong>du</strong> même âge; mais cen'était pas pour moi une affaire d'en nourrir deux. Ce fut ainsi queje devins ta mère.— Oh! maman.— Au bout de trois mois, je perdis mon enfant, et alors jem'attachai à toi davantage. J'oubliai que tu n'étais pas vraimentnotre fils. Malheureusement Jérôme ne l'oublia pas, lui, et, voyantau bout de trois ans que tes parents ne t'avaient pas cherché, aumoins qu'ils ne t'avaient pas trouvé, il voulut te mettre à l'hospice.Tu as enten<strong>du</strong> pourquoi je ne lui ai pas obéi.— Oh ! pas à l'hospice, m'écriai-je en me cramponnant à elle ;mère Barberin, pas à l'hospice, je t'en prie!— Non, mon enfant, tu n'iras pas. J'arrangerai cela. Jérôme n'estpas un méchant homme, tu verras; c'est le chagrin, c'est la peur <strong>du</strong>besoin, qui l'ont <strong>mont</strong>é. Nous travaillerons, tu travailleras aussi.— Oui, tout ce que tu voudras. Mais pas l'hospice.— Tu n'iras pas, mais à une condition, c'est que tu vas tout desuite dormir. Il ne faut pas, quand il rentrera, qu'il te trouve éveillé. »Et, après m'avoir embrassé, elle me tourna le nez contre lamuraille. J'aurais voulu m'endormir ; mais j'avais été trop rude-3~ L - j * v


18 SANS I-AMIU.K.ment ébranlé, trop profondément ému pour trouver à volonté lecalme et le sommeil.Ainsi, mère iiarberin. si bonne, si douce pour moi. n'était pas mavraie mère! mais alors qu'était donc une vraie mère? Meilleure,plus douce encore? Oh! non. ce n'était pas possible.Mais ce que je comprenais, ce que je sentais parfaitement, c'estqu'un père eût été moins <strong>du</strong>r que Barberin,et ne m'eût pas regardéavec ces yeux froids, le bâton levé.Il voulait m'envoyer à l'hospice ; mère Iiarberin pourrait-elle l'enempêcher? Qu'était-ce que l'hospice?Il y avait au village deux enfants qu'on appelait « les enfants del'hospice»; ils avaient une plaque de plomb au cou avec un numéro; ils étaient mal habillés et sales; on se moquait d'eux; on lesbattait. Les autres enfants avaient la méchanceté de les poursuivresouvent comme on poursuit un chien per<strong>du</strong> pour s'amuser, et aussiparce qu'un chien per<strong>du</strong> n'a personne pour le défendre.Ah ! je ne voulais pas être comme ces enfants ; je ne voulais pasavoir un numéro au cou, je ne voulais pas qu'on courût après moien criant : « A l'hospice! à l'hospice! »Cettepensée seule me donnait froid et me faisaitclaquer les dents.Et je ne dormais pas. Et liarberin allait rentrer.Heureusement il ne revint pas aussitôt qu'il avait diL et le sommeilarriva pour moi avant lui.\


iiiiî ÉHriiifiCHAPITRE 111I.A TROUPE DU SIGNORVLTALISSans doute je dormis toute la nuit sous l'impression <strong>du</strong> chagrinet de la crainlc, carie lendemain matin en m'évcillant mon premiermouvement lut de ta ter mon lit. et de regarder autour de moi, pourêtre certain qu'on ne m'avait pas emporté.Pendant toute la matinée, Barberin ne me dit rien, et je commençaià croire que le projet de nVenvoycr à l'hospice était abandonné.Sans doiUc mère Barberin avait parlé-, elle l'avait décidé àme garder.Mais, comme midi sonnait, Barberin me ditde mettre ma casquetteet de le suivre.Effrayé, je tournai les yeux, vers mère Barberin pour implorerson secours. Mais, à la dérobée, elle me fit un signe qui disait queje devais obéir; en même temps un mouvement de sa main merassura : il n'y avait rien à craindre.


t -20 SANS FAMILLE.i • '1i-Alors, sans répliquer, je me mis en route derrière Barberin.La distance est longue de notre maison au village ; il y en a bienpour une heure de marche. Cette heure s'écoula sans qu'il m'adressâtune seule fois la parole. Il marchait devant, doucement, en clopinant,sans que sa tête fit un seul mouvement, et die temps entemps il se retournait tout d'une pièce pour voir si je le suivais.Où me con<strong>du</strong>isait-il?Cette question m'inquiétait, malgré le signe rassurant quem'avait fait mère Barberin, et, pour me soustraire à un danger queje pressentais sans le connaître, je pensais à me sauver.Dans ce but, je tâchais de rester en arrière; quand je serais assezloin, je me jetterais dans le fossé, et il ne pourrait pas me rejoindre.Tout d'abord, il se contenta de me dire de marcher sur sestalons; mais bientôt il devina sans doute mon intention et me pritpar le poignet.Je n'avais plus qu'à le suivre, ce que je lis.Ce fut ainsi que nous entrâmes dans le village, et tout le mondesur notre passage se retourna pour nous voir passer, car j'avais l'aird'un chien hargneux qu'on mène en laisse.Comme nous passions devant le café, un homme qui se trouvaitsur le seuil appela Barberin et l'engagea à entrer.Celui-ci, me prenant par l'oreille, me fit passer devant lui, et,quand nous fûmes entrés, il* referma la porte.Je me sentis soulagé; le café ne me paraissait pas un endroitdangereux; et puis d'un autre côté c'était le café, et il y avait long- |temps que j'avais envie de franchir sa porte.Le café, le café de l'auberge Notre-Dame ! qu'est-ce que celapouvait bien être? ,Combien de fois m'étais-je posé cette question !J'avais vu des gens sortir <strong>du</strong> café la figure enluminée et les jambesflageolantes ; en passant devant sa porte, j'avais souvent enten<strong>du</strong>des cris et des chansons qui faisaient trembler les vitres.Que faisait-on là-dedans? Que se passait-il derrière ses rideauxrouges ?J'allais donc le savoir.Tandis que Barberin se plaçait à une table avec le maître <strong>du</strong>"'•'''•£-"' •^-•^-.••H;r. • •-.•v..- o•Vil•i'3&mï-ï-;m.4S*-••ti•1t •


•^LA TROUPE DU S1GN0R VITALIS. 21café qui l'avait engagé à entrer, j'allai m'asseoir près de la cheminéeet regardai autour de moi.Dans le coin opposé à celui que j'occupais, se trouvait un grandvieillard à barbe blanche, qui portait un costume bizarre et tel queje n'en avais jamais vu.Sur ses cheveux, qui tombaient en longues mèches sur sesépaules, était posé un haut chapeau de feutre gris orné de plumesvertes et rouges. Une peau de mouton, dont la laine était en dedans,le serrait à la taille. Cette peau n'avait pas de manches, et, pardeux trous ouverts aux épaules, sortaient, les bras vêtus d'uneétoffe de velours qui autrefois avait <strong>du</strong> être bleue. De grandesguêtres en laine lui <strong>mont</strong>aient jusqu'aux genoux, et elles étaientserrées par des rubans rouges qui s'entre-croisaient plusieurs foisautour des jambes.Il se tenait allongé sur sa chaise, le menton appuyé dans sa maindroite; son coude reposait sur son genou ployé.Jamais je.n'avais vu une personne vivante dans une attitude sicalme; il ressemblait à l'un des saints en bois de notre église.Auprès de lui trois chiens, tassés sous sa chaise, se chauffaientsans remuer : un caniche blanc, un barbet noir, et une petitechienne grise à la mine futée et douce ; le caniche était coiffé d'unvieux bonnet de police retenu sous son menton par une lanièrede cuir.Pendant que je regardais le vieillard avec une curiosité étonnée,Barberin et le maître <strong>du</strong> café causaient à demi-Yoix, et j'entendaisqu'il était question de moi.Barberin racontait qu'il était venu au village pour me con<strong>du</strong>ireau maire, afin que celui-ci demandât aux hospices de lui payer unepension pour me garder.C'était donc là ce que mère Barberin avait pu obtenir de sonmari, et je compris tout de suite que, si Barberin trouvait avantageà me garder près de lui, je n'avais plus rien à craindre.Le vieillard, sans en avoir l»air, écoutait aussi ce qui-se disait;tout à coup il étendit la main droite vers moi et, s'adressant àBarberin :« C'est cet enfant-là qui vous gêne? dit-il avec un accent étranger.


_ -* "-1:1 ;i-\22 SANS FAMILLE.Fi! ;t ;r ;ê :1 ;t. •Lui-même.Et vous croyez que l'administration des hospices de votredépartement va vous payer des mois de nourrice?— Dame! puisqu'il n'a pas de parents et qu'il est à ma charge,il faut bien que quelqu'un paye pour lui; c'est juste, il me semble.— Je ne dis pas non; mais croyez-vous que tout ce qui est justepeut toujours se faire?— Pour ça non.— Eh bien, je crois bien que vous n'obtiendrez jamais la pensionque vous demandez.— Alors, il ira à l'hospice; il n'y a pas de loi qui me force à legarder dans ma maison, si je n'en veux pas.— Vous avez consenti autrefois à le recevoir, c'était prendrel'engagement de le garder.— Eh bien, je ne le garderai pas, et, quand je devrais le mettredans la rue, je m'en débarrasserai.— 11 y aurait peut-être un moyen de vous en débarrasser toutde suite, dit le vieillard après un moment de réflexion, et même degagner à cela quelque chose.— Si vous me donnez ce moyen- à, je vous paye une bouteille,et de bon cœur encore."" '— Commandez la bouteille, et votre affaire est faite.— Sûrement?— Sûrement. »Le vieillard, quittant sa chaise, vint s'asseoir vis-à-vis de Barberin.Chose étrange, au moment où il se leva, sa peau de moutonfut soulevée par un mouvement que je ne m'expliquai pas; c'étaità croire qu'il avait un chien dans le bras gauche.Qu'allait-il dire? Qu'allait-il se passer?Je l'avais suivi des yeux avec une émotion cruelle.« Ce que vous voulez, n'est-ce pas, dit-il, c'est que cet enfant nemange pas plus longtemps votre pain;ou bien, s'il continue à lemanger, c'est qu'on vous le paye? *— Juste ; parce que...— Oh ! le motif, vous savez, ça ne me regarde pas, je n'ai doncpas besoin de le connaître; il me suffit de savoir que vous nei-i -•.


LA TROUPE DU SIGNOR V1TALLS.2ivoulez plus de l'enfant; s'il en est ainsi, donnez-le-moi, je m'encharge.— Vous le donner 1— Dame! ne voulez-vous pas vous en débarrasser?Vous donner un enfant comme celui-là, un si bel enfant, caril est bel'enfant, regardez-le.— Je l'ai regardé.— Rémi ! viens ici. »Je m'approchai de la table en tremblant.« Allons, n'aie pas peur, petit, dit le vieillard.— Regardez, continua Barberin.— Je ne dis pas que c'est un vilain enfant. Si c'était un vilainenfant, je n'en voudrais pas; les monstres, ce n'est pas mon affaire.— Ah ! si c'était un monstre à deux têtes, ou seulement unnain...— Vous ne parleriez pas de l'envoyer à l'hospice. Vous savezqu'un monstre a de la valeur et qu'on peut en tirer profit, soit enle louant, soit en l'exploitant soi-même. Mais celui-là n'est ni nainni monstre; bâti comme tout le monde, il n'est bon à rien*— Il est bon pour travailler.— Il est bien faible.— Lui faible, allons donc! il est fort comme un homme et solideet sain; tenez, voyez ses jambes, en avez-vous jamais vu de plusdroites? » .Barberin releva mon pantalon.« Trop minces, dit le vieillard.— Et ses bras? continua Barberin.— Les bras sont comme les jambes; ça peut aller; mais ça nerésisterait pas à la fatigue et à la misère.— Lui ne pas résister; mais tâtez donc, voyez, tâtez vousmême.»Le vieillard passa sa main décharnée sur mes jambes en les palpant,secouant la tête et faisant la moue.J'avais déjà assisté à une scène semblable quand le marchandétait venu pour acheter notre vache. Lui aussi l'avait tâtée et palpée.Lui aussi avait secoué la tête et fait la moue : ce n'était pas une


\mM1 :fi;;u\l!lI ({ ;!H« * •2kSANS FAMILLE.• • ;triI •ybonne vache, il lui serait impossible de la revendre, et cependantil l'avait achetée, puis emmenée.Le vieillard allait-il m'acheter et m'eramener ? ah ! mère Barberin,mère Barberin!Malheureusement elle n'était pas là pour me défendre.Si j'avais osé, j'aurais dit que la veille Barberin m'avait précisémentreproché d'être délicat et de n'avoir ni bras ni jambes; mais jecompris que cette interruption ne servirait à rien qu'à m'attirer unebourrade, et je me tus.« C'est un enfant comme il y en a beaucoup, dit le vieillard,voilà la vérité, mais un enfant des villes ; aussi est-il bien certainqu'il ne sera jamais bon à rien pour le travail de la terre; mettezleun peu devant la charrue à piquer les bœufs, vous verrez combienil <strong>du</strong>rera.— Dix ans.— Pas un mois.— Mais voyez-le donc.— Voyez-le vous-même. »J'étais au bout de la table entre Barberin et le vieillard, poussépar l'un, repoussé par l'autre.« Enfin, dit le vieillard, tel qu'il est, je le prends. Seulement,bien enten<strong>du</strong>, je ne vous l'achète pas, je vous le loue. Je vous endonne vingt francs par an.— Vingt francs !— C'est un bon prix et je paye d'avance; vous touchez quatrebelles pièces de cent sous et vous êtes débarrassé de l'enfant.— Mais, si je le garde, l'hospice me payera plus de dix francs parmois.— Mettez-en sept, mettez-en huit, je connais les prix, et encorefaudra-t-il que vous le nourrissiez.— Il travaillera.— Si vous le sentiez capable de travailler, vous ne voudriez pasle renvoyer. Ce n'est pas pour l'argent de leur pension qu'onprend les enfants de l'hospice, c'est pour leur travail; on en fait desdomestiques qui payent et ne sont pas payés. Encore un coup, sicelui-là était en état de vous rendre des services, vous le garderiez.! i'tIi.


LA TK0UPI2 L)U SIGNOH V1TALIS. 25En tout cas, j'aurais toujours les dix francs.Et si l'hospice, au lieu de vous le laisser, le donne à un autre,vous n'aurez rien <strong>du</strong> tout; tandis qu'avec moi pas de chance àcourir : toute votre peine consiste à allonger la main. »Il fouilla dans sa poche et en tira une bourse de cuir danslaquelle il prit quatre pièces d'argent qu'il étala sur la table en lesfaisant sonner.« Pensez donc, s'écria Barberin, que cet enfant aura des parentsun jour ou l'autre!— Qu'importe?— Il y aura <strong>du</strong> profit pour ceux qui l'auront élevé; si je n'avaispas compté là-dessus, je ne m'en serais jamais chargé. »Ce mot de Barberin : « Si je n'avais pas compté sur ses parents,je ne me serais jamais chargé de lui, » me fit le détester un peuplus encore. Quel méchant homme !« Et c'est parce que vous ne comptez plus sur ses parents, dit levieillard, que vous le mettez à la porte. Enfin, à qui s'adresserontils,ces parents, si jamais ils paraissaient? à vous, n'est-ce pas, etnon à moi qu'ils ne connaissent pas?— Et si c'est vous qui les retrouvez?— Alors convenons que, s'il a des parents un jour, nous partageronsle profit, et je mets trente francs.— Mettez-en quarante.— Non; pour les services qu'il me rendra, ce n'est pas possible.— Et quels services voulez-vous qu'il vous rende? Pour de bonnesjambes, il a de bonnes jambes; pour de bons bras, il a de bonsbras; je m'en tiens à ce que j'ai dit, mais enfin à quoi le trouvezvouspropre? »Le vieillard regarda Barberin d'un air narquois, et, vidant sonverre à petits coups :« A me tenir compagnie, dit-il ; je me fais vieux et le soir quelquefois,après une journée de fatigue, quand le temps est mauvais,j'ai des idées tristes ; il me distraira.—11 est sûr que pour cela les jambes seront assez solides.— Mais pas trop, car il faudra danser, et puis sauter, et puis- 1 ^Si


i!••=\-3#** i' • - *t • - -,i'ifi*h'.fr.fitUY.:'.{•:•v :i-.î ;i •Y •f .>• •t* ••i ,•t -.81t!26 SANS FAMILLE.marcher, et puis, après avoir marché, sauter encore; enfin il prendraplacedans la troupe <strong>du</strong> signor Yilalis.— Et où est-elle, votre troupe?— Le signor yilalis, c'est moi, comme vous devez vous en douter;la troupe, je vais vous la <strong>mont</strong>rer, puisque vous désirez faire saconnaissance. »Disant cela, il ouvrit sa peau de mouton et prit dans sa main unanimal étrange qu'il tenait sous son bras gauche serré contre sa.poitrine.C'était cet animal qui plusieurs fois avait fait soulever la peau demouton;mais ce n'était pas un petit chien comme je l'avais pensé.Quelle pouvait être cette bête?Etait-ce même une bête?Je ne trouvais pas de nom à donner à cette créature bizarre queje voyais pour la première fois, et que je regardais avec stupéfaction.Elle était vêtue d'une blouse rouge bordée d'un galon doré; maisles bras et les jambes étaient nus, car c'étaient bien des bras et desjambes qu'elle avait et non des patles; seulement ces bras et cesjambes étaient couverts d'une peau noire, et non blanche ou carnée.Noire aussi était la tête, grosse à peu près comme mon poingfermé; la face était large et courte, le nez était retroussé avec desnarines écartées, les lèvres étaient jaunes; mais ce qui plus que toutle reste me frappa, ce furent deux yeux très rapprochés l'un del'autre,<strong>du</strong>ne mobilité extrême, brillants comme des miroirs.« Ah! le vilain singe ! » s'écria Barberin.Ce mot me tira de ma stupéfaction, car, si je n'avais jamais vu dessinges, j'en avais au moins enten<strong>du</strong> parler; ce n'était donc pas unenfant noir que j'avais devant moi, c'était un singe.« Yoici le premier sujet de ma troupe, dit Yitalis, c'est M. Joli-Coeur. Joli-Cœur, mon ami, saluez la société. »Joli-Cœur porta sa main fermée à ses lèvres et nous envoya àtous un baiser.« Maintenant, continua Yitalis étendant sa. main vers le canicheblanc, à un autre; le signor Capi va avoir l'honneur de présenterses amis à l'estimable société ici nvésente. »1-iS.!ilil"!iiï%


LA TROUPE DU SIGNOR V1TAL1S. 27A ce commandement le caniche, qui jusque-là n'avait pas fait leplus petit mouvement, se leva vivement et, se dressant sur ses pattesde derrière, il croisa ses deux pattes de devant sur sa poitrine, puisil salua son maître si has que son bonnet de police toucha le sol.Ce devoir de politesse accompli, il se tourna vers ses camarades,et d'une patte, tandis qu'il tenait toujours l'autre sur sa poitrine,il leur fit signe d'approcher.Les deux chiens, qui avaient les yeux attachés sur leur camarade,se dressèrent aussitôt, et, se donnant chacun une patte dedevant, comme on se donne la main dans le monde, ils firent gravementsix pas en avant, puis après trois pas en arrière, et saluèrentla société.« Celui que j'appelle Capi, continua Yitalis, autrement ditCapilano en ilalien, est le chef des chiens ; c'est lui qui, comme leplus intelligent, transmet mes ordres. Ce jeune élégant à poil noirest lesignorZerbino, ce qui signifie le galant, nom qu'il mérite à tousles égards. Quant à cette jeune personne à l'air modeste, c'est lasignora Dolce, une charmante Anglaise qui n'a pas volé son nomde douce. C'est avec ces sujets remarquables à des titres différentsque j'ai l'avantage de parcourir le monde en gagnant ma vie plusou moins bien, suivant les hasards de la bonne ou de la mauvaisefortune. Capi ! »Le caniche croisa les pattes.« Capi, venez ici, mon ami, et soyez assez aimable, je vous prie,— ce sont des personnages bien élevés à qui je parle toujours poliment,— soyez assez aimable pour dire à ce jeune garçon, qui vousregarde avec des yeux ronds comme des billes, quelle heure il est. »Capi décroisa les pattes, s'approcha de son maître, écarta la peaude mouton, fouilla dans la poche <strong>du</strong> gilet, en tira une grosse <strong>mont</strong>reen argent, regarda le cadran et jappa deux fois distinctement;puis après ces deux jappements bien accentués, d'une voix forte etnette, il en poussa trois autres plus faibles.• Il était en effet deux heures et trois quarts.« C'est bien, dit Yitalis, je vous remercie, signor Capi ; et, maintenant,je vous prie d'inviter la signora Dolce à nous faire le plaisirde danser un peu à la corde. »


f :lr-"T^V^!iil 1h*'i" _I' .* i •il-.28 SANS FAMILLE.!i r 'T: ,i .1* .I.';. iT. -!• •'i: f:t-Capi fouilla aussitôt dans la poche de la veste de son maître eten tira une corde. Il fit un signe à Zerbino, et celui-ci alla vivementlui faire vis-à-vis. Alors Capi lui jeta un bout de la corde, et tousdeux se mirent gravement à la faire tourner.Quand le mouvement fut régulier, Dolce s'élança dans le cercleet sauta légèrement en tenant ses beaux yeux tendres sur les veuxde son maître.« Yous voyez, dit celui-ci, que mes élèves sont intelligents ; maisl'intelligence ne s'apprécie à toute sa valeur que par la comparaison.Voilà pourquoi j'engage ce garçon dans ma troupe; il fera le rôled'une bête, et l'esprit de mes élèves n'en sera que mieux apprécié.— Oh! pour faire la bête... interrompit Barbcrin.— Il faut avoir de l'esprit, continua Vitalis, et je crois que cegarçon n'en manquera pas quand il aura pris quelques leçons. Aureste, nous verrons bien. Et pour commencer nous allons en avoirtout de suite une preuve. S'il est intelligent, il comprendra qu'avecle signor Vitalis on a la chance de se promener, de parcourir laFrance et dix autres pays, de mener une vie libre au lieu de resterderrière des bœufs, à marcher tous les jours dans le même champ,<strong>du</strong> matin au soir, tandis que, s'il n'est pas intelligent, il pleurera,il criera, et, comme le signor Vitalis n'aime pas les enfants méchants,il ne l'emmènera pas avec lui. Alors l'enfant méchant iraà l'hospice où il faut travailler <strong>du</strong>r et manger peu. »J'étais assez intelligent pour comprendre ces paroles; mais de lacompréhension à l'exécution, il y avait une terrible distance à franchir.Assurément les élèves <strong>du</strong> signor Vitalis étaient bien drôles, bienamusants, et ce devait être bien amusant aussi de se promenertoujours; mais, pour les suivre et se promener avec eux, il fallaitquitter mère Barbcrin.Il est vrai que, si je refusais, je ne resterais peut-être pas avecmère Barberin; on m'enverrait à l'hospice.Comme je demeurais troublé, les larmes dans les yeux, Vitalisme frappa doucement <strong>du</strong> bout <strong>du</strong> doigt sur la joue.. « Allons, ait-il, l'enfant comprend, puisqu'il ne crie pas; la raisonentrera dans cette petite tête, et demainî-a !'ilnt. '


LA TROUPE DU SIGNOR VITALIS. 29— Oh! monsieur, m'écriai-je, laissez-moi à maman Barberin,je vous en prie ! »Mais avant d'en avoir dit davantage je fus interrompu par unformidable aboiement de Capi.En même temps le chien s'élança vers la table sur laquelleJoli-Cœur était resté assis.Celui-ci, profitant d'un moment où tout le monde était tournévers moi, avait doucement pris le verre de son maître, qui étaitplein de vin, et il était en train de le vider. Mais Capi, qui faisaitbonne garde, avait vu cette friponnerie <strong>du</strong> singe, et, en fidèle serviteurqu'il était, il avait voulu l'empêcher.« Monsieur Joli-Cœur, dit Vitalis d'une voix sévère, vous êtesun gourmand et un fripon ; allez vous mettre là-bas, dans le coin,le nez tourné contre la muraille, et vous, Zerbino, <strong>mont</strong>ez la gardedevant lui ; s'il bouge, donnez-lui une bonne claque. Quant à vous,monsieur Capi, vous êtes un bon chien ; tendez-moi la patte, queje vous la serre. »Tandis que le singe obéissait en poussant des petits cris étouffés,le chien, heureux, fier, tendait la patte à son maître.« Maintenant, continua Vitalis, revenons à nos affaires. Je vousdonne donc trente francs.— Non, quarante. »Une discussion s'engagea, mais bientôt Vitalis l'interrompit:« Cet enfant doit s'ennuyer ici, dit-il; qu*il aille donc se promenerdans la cour de l'auberge et s'amuser. »En même temps il fit un signe à Barberin.« Oui, c'est cela, dît celui-ci, va dans la cour, mais n'en bougepas avant que je t'appelle, ou sinon je me fâche. »Je n'avais qu'à obéir, ce que je fis.J'allai donc dans la cour, mais je n'avais pas le cœur à m'amuser.Je m'assis sur une pierre et restai à réfléchir.C'était mon sort qui se décidait en ce moment même. Quelallait-il être? Le froid et l'angoisse me faisaient grelotter.La discussion entre Vitalis et Barberin <strong>du</strong>ra longtemps, cjiril s'écoula plus d'une heure avant que celui-ci vînt dans lacour.


30 SANS FAMILLE,Enfin je le vis paraître; il était seul. Venait-il me chercher pourme remettre aux mains de Vilalis?« Allons, me dit-il, en roule pour la maison. »[.a maison! Je ne quitterais donc pas mère Barberin?J'aurais voulu l'interroger, mais je n'osai pas. car il paraissaitde fort mauvaise humeur.La route se lit silencieusement.Mais, environ dix minulcsavantd'arriver, lîarbcrin, qui marchaitdevant, s'arrêta :« Tu sais, me dit-il en me prenant rudement par roreille, que,si lu racontes un seul mot de ce que lu as enten<strong>du</strong> aujourd'hui, tu1° payeras cher; ainsi, attention! »*?• « f c < W è X M u > - ^ H t mw w w v •• ^ ? #..s*lî .N*^->x^ O i\. 'V.


CHAPITRE IVVK MAISON MATERNELLE« Eh bien ! demanda mère liarberin quand nous rentrâmes.qu'a dit le maire?— JNous ne l'avons pas vu.— Comment! vous ne l'avez pas vu?— Non. j'ai rencontré des amis au cale Notre-Dame ci, quand noussommes sortis, il était trop tard; nous y retournerons demain. »Ainsi !>arberin avait bien décidémenl renoncé à son marché avecl'homme aux chiens.En route je m'étais plus d'une ibis demandé s'il n'y avait pasune ruse dans ce retour à la maison ; mais ces derniers mots chassèrentles doutes qui s'agitaient confusément dans mon esprittroublé. Puisque nous devions retourner le lendemain au villagepour voir le maire, il était certain que Barberin n'avait pas acceptéles propositions de Vitalis.


, til-i-ùM:;32 SANS FAMILLE.I*i. -,i : *•I . -! \I rili'. ;I£ " •r ' '•I. --.&i'! '.i.Cependant, malgré ses menaces, j'aurais parlé de mes doutes àmère Barherin, si j'avais pu me trouver seul un instant avec elle*,mais de toute la soirée Barherin ne quitta pas la maison, et je mecouchai sans avoir pu trouver l'occasion que j'attendais.Je m'endormis en me disant que ce serait pour le lendemain.Mais, le lendemain, quand je me levai, je n'aperçus point mèreBarherin.« Maman ?— Elle est au village, elle ne reviendra qu'après midi. »Sans savoir pourquoi, cette absence m'inquiéta. Elle n'avait pasdit la veille "qu'elle irait au village. Comment n'avait-elle pas atten<strong>du</strong>pour nous accompagner, puisque nous devions y aller aprèsmidi? Serait-elle revenue quand nous partirions?Une crainte vague me serra le cœur; sans me rendre compte <strong>du</strong>danger qui me menaçait, feus cependant, le pressentiment d'undanger.Barherin me regardait d'un air étrange, peu fait pour me rassurer.Voulant échapper à ce regard, je m'en allai dans le jardin.Ce jardin, qui n'était pas grand, avait pour nous une valeur considérable,car c'était lui qui nous nourrissait, nous fournissant, àl'exception <strong>du</strong> blé, à peu près tout ce que nous mangions : pommesde terre, fèves, choux, carottes, navels. Aussi n'y trouvait-on pasde terrain per<strong>du</strong>. Cependant mère Barherin m'en avait donné unpetit coin dans lequel j'avais réuni une infinité de plantes, d'herbes,de mousses arrachées le matin à la lisière des hois ou le long deshaies pendant que je gardais notre vache, et replantées l'après-mididans mon jardin, pêle-mêle, au hasard, les unes à côté des autres.Assurément ce n'était point un beau jardin avec des allées biensablées et des plates-bandes divisées au cordeau, pleines de fleursrares; ceux qui passaient dans le chemin ne s'arrêtaient point pourle regarder par-dessus la haie d'épine ton<strong>du</strong>e au ciseau, mais telqu'il était il avait ce mérite et ce charme de m'apparlenir. Il étaitma chose, mon bien, mon ouvrage; je l'arrangeais comme je voulais,selon ma fantaisie de l'heure présente, et, quand j'en parlais,r.e qui m'arrivait vingt fois par jour, je disais « mon jardin. »r;i .t.i-.1.1-L.i'fl •L* "


LA MAISON MATERNELLE. 33C'était pendant Tété précédent que j'avais récolté et planté macollection, c'était donc au printemps qu'elle devait sortir de terre,les espèces précoces sans même attendre la fin de l'hiver, les autressuccessivement.De là ma curiosité, en ce moment vivement excitée.Déjà les jonquilles <strong>mont</strong>raient leurs boutons, dont la pointe jaunissait;les lilas de terre poussaient leurs petites hampes pointillécsde violet, et <strong>du</strong> centre des feuilles ridées des primevères sortaientdes bourgeons qui semblaient prêts à s'épanouir.Comment tout cela fleurirait-il?C'était ce que je venais voir tous les jours avec curiosité.Mais il y avait une autre partie de mon jardin, que j'étudiais avecun sentiment plus vif que la curiosité, c'est-à-dire avec une sorted'anxiété.Dans cette partie de jardin, j'avais planté un légume qu'onm'avait donné et qui était presque inconnu dans notre village, —des topinambours. On m'avait dit qu'il pro<strong>du</strong>isait des tuberculesbien meilleurs que ceux des pommes de terre, car ils avaient legoût de l'artichaut, <strong>du</strong> navet et plusieurs autres légumes encoreCes belles promesses m'avaient inspiré l'idée d'une sui'prise à faireà mère Barberin. Je ne lui disais rien de ce cadeau, je plantais mestubercules dans mon jardin ; quand ils poussaient des tiges, je luilaissais croire que c'étaient des fleurs; puis, un beau jour, quand lemoment de la maturité était arrivé, jfe profitais de l'absence demère Barberin pour arracher mes topinambours, je les faisais cuiremoi-même; comment? je ne savais pas trop, mais mon imaginationne s'inquiétait pas d'un aussi petit détail, et, quand mère Barberinrentrait pour souper, je lui servais mon plat.Qui était bien étonnée? mère Barberin.Qui était bien contente? encore mère Barberin.Car nous avions un nouveau mets pour remplacer nos éternellespommes de terre, et mère Barberin n'avait plus autant à souffrirde la vente de la pauvre Roussette.Et l'inventeur de ce nouveau mets, c'était moi, moi Rémi : j'étaisdonc utile dans la maison.Avec un pareil projet dans la tête, on comprend combien je devais:i


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LA MAISON MATERNELLE. 3*« Où est le paquet? demanda Vitalis.Le voilà, répondit Barberin' en <strong>mont</strong>rant un -mouchoir encotonnade bleue noué par les quatre coins. »Vitalis délit ces nœuds et regarda ce que renfermait le mouchoir ;il s'y trouvait deux de mes chemises et un pantalon de toile.ce Ce n'est pas de cela que nous étions convenus, dit Vitalis; vousdeviez me donner ses affaires et je ne trouve là que des guenilles.— Il n'en a pas d'autres.— Si j'interrogeais l'enfant, je suis sûr qu'il dirait que ce n'estpas vrai. Mais je ne veux pas disputer là-dessus. Je n'ai pas letemps. Il faut se mettre en route. Allons, mon petit. Comment senomme-t-il?— Rémi.— Allons, Rémi, prends ton paquet, et passe devant Capi; en.avant, marche ! »Je tendis les mains vers lui, puis vers Barbcrin ; mais tous deuxdétournèrent la tête, et je sentis que Vitalis me prenait par le poignet.Il fallut marcher.Ah ! la pauvre maison, il me sembla, quand j'en franchis le seuil rque j'y laissais un morceau de ma peau.Vivement je regardai autour de moi, mes yeux obscurcis par leslarmes ne virent personne à qui demander secours: personne surla route, personne dans les prés d'alentour.Je me mis à appeler :« Maman! mère Barberin ! »Mais personnelle répondit à ma voix, qui s'éteignit dans unsanglot.Il fallut suivre Vitalis, qui ne m'avait pas lâché le poignet.« Bon voyage! » cria Barberin.Et il rentra clans la maison.Hélas ! c'était fini.« Allons, Rémi, marchons, mon enfant, » dit Vitalis.Et sa main tira mon bras.Alors je me mis à marcher près de lui. Heureusement il ne pressapoint son pas, et même je crois bien qu'il le régla sur le mien.


36 SANS FAMILLE.Le chemin que nous suivions s'élevait en lacets le long de la <strong>mont</strong>agne,et, à chaque détour, j'apercevais la maison de more Barherinqui diminuait, diminuait. Bien souvent j'avais parcouru ce cheminetje savais que, quand nous serions à son dernier détour, j'apercevraisla maison encore une fois, puis qu'aussitôt que nous aurionsfait quelques pas sur le plateau, ce serait fini ; plus rien ; devantmoi l'inconnu; derrière moi la maison où j'avais vécu jusqu'à cejour si heureux, et que sans doute je ne reverrais jamais.Heureusement la <strong>mont</strong>ée était longue; cependant, à force de marcher,nous arrivâmes au haut.Vitalis ne m'avait pas lâché le poignet.« Voulez-vous me laisser reposer un peu? lui dis-je.— Volontiers, mon garçon. »Et, pour la première fois, il desserra la main.Mais, en même temps, je vis son regard se diriger vers Capi, etfaire un signe que celui-ci comprit.Aussitôt, comme un chien de berger, Capi abandonna la tôle de latroupe et vint se placer derrière moi.Cette manœuvre acheva de me faire comprendre ce que le signem'avait déjà indiqué: Capi était mon gardien ; si je faisais un mouvementpour me sauver, il devait me sauter aux jambes.J'allai m'asseoir sur le parapet gazonné, et Capi me suivit deprès.Assis sur le parapet, je cherchai de mes yeux obscurcis par leslarmes la maison de mère Barherin.Au-dessous de nous descendait le A r al!on que nous venions dere<strong>mont</strong>er, coupé do prés et de bois, puis tout au bas se dressaitisolée la maison maternelle, celle où j'avais été élevé.Elle était d'autant plus facile a trouver au milieu des arbres,qu'en ce moment même une petite colonne de fumée jaune sorlaitde sa cheminée, et, <strong>mont</strong>ant droit dans l'air tranquille, s'élevaitjusqu'à nous.Soit illusion <strong>du</strong> souvenir, soit réalité, cette fumée m'apportaitl'odeur des feuilles de chêne qui avaient séché autour des branchesdes bourrées avec lesquelles nous avions fait <strong>du</strong> feu pendant toutl'hiver; il me sembla que j'étais encore au coin <strong>du</strong> foyer, sur mon


v '>VITALIS NI: M'AVAIT PASTLACHë LE POIGNET (P. 36)


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mm*;LA MAISON MATERNELLE. 37petit banc, les pieds dans les cendres, quand le vent s'engouffrantdans la cheminée nous rabattait la fumée au visage.Malgré la distance et la hauteur à laquelle nous nous trouvions,les choses avaient conservé leurs formes nettes, distinctes, diminuées,rapetissées seulement.Sur le fumier, notre poule, la dernière qui restât, allait deçà etdelà, mais elle n'avait plus sa grosseur ordinaire, et, si je ne l'avaispas bien connue, je F aurais prise pour un petit pigeon. Au bout dela maison je voyais le poirier au tronc crochu que pendant si longtempsj'avais transformé en cheval. Puis, à côté <strong>du</strong> ruisseau quitraçait une ligne blanche dans l'herbe verte, je devinais le canal dedérivation que j'avais eu tant de peine à creuser pour qu'il allâtmettre en mouvement une roue de moulin, fabriquée de mes mains,laquelle roue, hélas! n'avait jamais pu tourner malgré tout le travailquelle m'avait coulé.Tout était là à sa place ordinaire, et ma brouette, et ma charruefaite d'une branche torse, et la niche dans laquelle j'élevais des, lapins quand nous avions des lapins, et mon jardin, mon cherjardin.Qui les verrait fleurir, mes pauvres fleurs? Qui les arrangerait,mes topinambours? Barberin sans doute, le méchant Barberiri.Encore un pas sur la route, et à jamais tout cela disparaissait.Tout à coup, dans le chemin qui <strong>du</strong> village <strong>mont</strong>e h la maison,j'aperçus au loin une coiffe blanche. Elle disparut derrière ungroupe d'arbres-, puis elle reparut bientôt.La distance était telle que je ne distinguais que la blancheur de lacoiffe, qui, comme un papillon printanier aux couleurs pâles, voltigeaitentre les branches.Mais il y a des moments où le cœur voit mieux et plus loin queles yeux les plus perçants : je reconnus mère Barberin ; c'était elle ;j'en étais certain ; je sentais que c'était elle.« Eh bien? demanda Yilalis, nous mettons-nous en route?— Oh ! monsieur, je vous en prie....— C'est donc faux ce qu'on disait, tu n'as pas de jambes ; pour


33 SANS FAMILLE.si peu, déjà fatigué-, cela ne nous promet pas de bonnes journées.»Mais je ne répondis pas, je regardais.C'était mère Barbcrin; c'était sa coiffe, c'était son jupon bleu,c'était elle.Elle marchait à grands pas. comme si elle avait bâte de rentrer àla maison.Arrivée devant notre barrière, elle la poussa et entra dans la courqu'elle traversa rapidement.Aussitôt je me levai debout sur le parapet, sans penser à Capi quisauta près de moi.Mère Barbcrin ne resta pas longtemps dans la maison. Elleressortit et se mit à courir deçà et delà, dans la cour, les braséten<strong>du</strong>s.Elle me cherchait.Je me penchai en avant, et de toutes mes forces je me mis àcrier :« Maman ! maman ! »Mais ma voix ne pouvait ni descendre, ni dominer le murmure <strong>du</strong>ruisseau, elle se perdit dans l'air.« Qu'as-tu donc? demanda Vilalis, deviens-tu fou? »Sans répondre, je restai les yeux attachés sur mère Barbcrin;mais elle ne me savait pas si près d'elle cl elle ne pensa pas à leverla tôle.Elle avait traversé la cour et, revenue sur le chemin, elle regardaitde tous côtés.Je criai plus fort, mais, comme la première fois, inutilement.Alors Vilalis, soupçonnant la vérité, <strong>mont</strong>a aussi sur le parapet.11 ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir la coiffe blanche.« Pauvre petit! dit-il à mi-voix.— Oh ! je vous en prie, m'écriai-je encouragé par ces mots decompassion, laissez-moi retourner. »Mais il me prit par le poignet et me fit descendre sur la roule.« Puisque lu es reposé, dit-il, en marche, mon garçon. »Je voulus me déuairer. mais il me tenait solidement.


LA MAISON MATERNELLE. 30« Capi, dit-il. Zcrbino! »El les deux chiens m'entourèrent : Capi derrière, Zcrbino devant.Il fallut suivre Vilalis.Au bout de quelques pas, je tournai la Icle.Nous avions dépassé la eréle de la <strong>mont</strong>agne, et je ne vis plus ninotre vallée, ni noire maison. Tout.au loin seulement des collinesbleuâtres semblaient re<strong>mont</strong>er jusqu'au ciel; mes yeux se perdirentdans des espaces sans bornes.1 x


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*i'EN ROUTE.klblie pas que, si tu voulais te sauver, Capi et Zerbino t'auraient bienvite rejoint; ils ont les dents pointues. »Me sauver, je sentais que c'était maintenant impossible et quepar suite il était inutile de le tenter.Je poussai un soupir.


«->^'k% SANS FAMILLE.Pas de maisons, pas d'arbres. Un plateau couvert de bruyèresrousses, avec çà et là de grandes nappes de genêts rabougris quiondoyaient sous le souffle <strong>du</strong> vent.« Tu vois, me'dit Vitalis étendant la main sur la lande, qu'ilserait inutile de cherchera te sauver, tu serais tout de suite reprispar Capi et Zerbino. »Me sauver ! Je n'y pensais plus. Où aller d'ailleurs? Chez qui?Après tout, ce grand et beau vieillard à barbe blanche n'étaitpeut-être pas aussi terrible que je l'avais cru d'abord ; et s'il étaitmon maître, peut-être ne serait-il pas un maître impitoyable.Longtemps nous cheminâmes au milieu de tristes solitudes, nequittant les landes que pour trouver des champs de hrandes, etn'apercevant tout autour de nous, aussi loin que le regard s'étendait,que quelques collines arrondies aux sommets stériles.I :Je m'étais fait une tout autre idée des voyages, et quand parfois,dans mes rêveries enfantines, j'avais quitté mon village, c'avait étépour de belles contrées qui ne ressemblaient en rien à celle que laréalité me <strong>mont</strong>rait.C'était la première fois que je faisais une pareille marche d'uneseule traite et sans me reposer.Mon maître avançait d'un grand pas régulier, portant Joli-| Cœur- sur son épaule ou sur son sac, et autour de lui les chienstrottinaient sans s'écarter.De temps en temps Vitalis leur disait un mot d'amitié, tantôt enfrançais, tantôt dans une langue que je ne connaissais pas.Ni lui ni eux ne paraissaient penser à la fatigue. Mais il n'enétait pas de même pour moi. J'étais épuisé. La lassitude physique,s 5 ajoutant au trouble moral, m'avait mis à bout de forces.Je traînais les jambes et j'avais la plus grande peine à suivre monmaître. Cependant je n'osais pas demander à m'arrêter.« Ce sont tes sabots qui te fatiguent, me dit-il ; à Ussel je t'achèteraides souliers. »Ce mot me rendit le courage.En effet, des souliers avaient toujours été ce que j'avais le plusardemment désiré. Le fils <strong>du</strong> maire et aussi le fils de l'aubergisteavaient des souliers, de sorte que le dimanche, quand ils arrivaientt ;i


^wEN ROUTE. " 43â la messe, ils glissaient sans bruit sur les dalles sonores, tandisque nous autres paysans, avec nos sabots, nous faisions un tapageassourdissant.« Ussel, c'est encore loin?— Yoilà un cri <strong>du</strong> cœur, dit Vitalis en riant; tu as donc bienenvie d'avoir des souliers, mon garçon? Eh bien! je t'en prometsavec des clous dessous. Et je te promets aussi une culotle de velours,une veste et un chapeau. Cela va sécher tes larmes, j'espère, et tedonner des jambes pour faire les six lieues qui nous restent. »Des souliers avec des clous dessous! Je fus ébloui. C'était déjàune chose prodigieuse pour moi que ces souliers, mais, quandj'entendis parler de clous, j'oubliai mon chagrin.Non, bien certainement, mon maître n'était pas un méchanthomme.Est-ce qu'un méchant se serait aperçu que mes sabots mefatiguaient?Des souliers, des souliers à clous! une culotte de velours! uneveste ! un chapeau !Ah! si mère Barberin me voyait, comme elle serait contente,comme elle serait fière de moi !Quel malheur qu : Ussel fût encore si loin !Malgré les souliers et la culotte de velours qui étaient au boutdes six lieues qui nous restaient à faire, il me sembla que je nepourrais pas marcher si loin.Heureusement le temps vint à mon aide.Le ciel, qui avait été bleu depuis notre départ, s'emplit peu à peude nuages gris, et bientôt il se mit à tomber une pluie fine qui necessa plus.Avec sa peau de mouton, Vitalis était assez bien protégé, et ilpouvait abriter Joli-Cœur qui, à la première goutte de pluie, étaitpromptement rentré dans sa cachette. Mais les chiens et moi, quin'avions rien pour nous couvrir, nous n'avions pas tardé à êtremouillés jusqu'à la peau ; encore les chiens pouvaient-ils de tempsen temps se secouer, tandis que, ce moyen naturel n'étant pas faitpour moi, je devais marcher sous un poids qui m'écrasait et meglaçait.*»


Vl-s^ri~---?rf£-i•- il'. -II ,kkSANS FAMILLE.t.ï >vl':•« T'enrhumes-tu facilement? me demanda mon maître.— Je ne sais pas'; je ne me rappelle pas avoir été jamaisenrhumé.— Bien cela, bien ; décidément il y a <strong>du</strong> bon en toi. Mais je neveux pas t'exposer inutilement, nous n'irons pas plus loin "aujourd'hui."Voilà un village là-bas, nous y coucherons..»Mais il n'y avait pas d'auberge dans ce village, et personne nevoulut recevoir une sorte de mendiant qui traînait avec lui un enfantet trois chiens aussi crottés les uns que les autres.« On ne loge pas ici, •» nous disait-on.Et l'on nous fermait la porte au nez. Nous allions d'une maison àl'autre, sans qu'aucune s'ouvrît.Faudrait-il donc faire encore, et sans repos, les quatre lieues quinous séparaient d'Ussel? La nuit arrivait, la pluie nous glaçait, etpour moi je sentais mes jambes raides comme des barres de bois.Ah ! la maison de mère Barberin !Enfin un paysan plus charitable que ses voisins voulut biennous ouvrir la porte d'une grange. Mais, avant de nous laisserentrer, il nous imposa la condition de ne pas avoir de lumière.a Donnez-moi vos allumettes, dit-il à Vitalis; je vous les rendraidemain, quand vous partirez. »Au moins nous avions un toit pour nous abriter et la pluie nenous tombait plus sur le corps.Vitalis était un homme de précaution qui ne se mettait pas enroute sans provisions. Dans le sac de soldat qu'il portait sur sesépaules se trouvait une grosse miche de pain qu'il partagea enquatre morceaux.Alors je vis pour la première fois comment il maintenait l'obéissanceet la discipline dans sa troupe.Pendant que nous errions de porte en porte, cherchant notregite,Zerbino était entré dans une maison, et il en était ressorti aussitôtrapidement, portant une croûte dans sa gueule. Vitalis n'avait ditqu'un mot :« A ce soir, Zerbino. »Je ne pensais plus à ce vol, quand je vis, au moment où notremaître coupait la miche, Zerbino prendre une mine basse.t : ;• L


M&:EN ROUTE.teNous étions assis sur deux hottes de fougère, Vitalis et moi. àcôté l'un de l'autre, Joli-Cœur entre nous deux; les trois chiensétaient alignés devant nous, Capi et Dolce les yeux attachés surceux de leur maître, Zerhino le nez incliné en avant, les oreillesrasées.« Que le voleur sorte des rangs, dit Vitalis d'une voix de corn .mandement, et qu'il aille dans un coin ; il se couchera sans souper.»Aussitôt Zerhino quitta sa place et, marchant en rampant, il allase cacher dans le coin que la main de son maître lui avait indiqué.Il se fourra tout entier sous un amas de fougère, et nous ne le vîmesplus; mais nous l'entendions souffler plaintivement avec des petitscris étouffés.Cette exécution accomplie, Vitalis me tendit mon pain, et, tout enmangeant le sien, il partagea par petites bouchées, entre Joli-Cœur,Capi et Dolce, les morceaux qui leur étaient destinés.Pendant les derniers mois que j'avais vécu auprès de mère Barberin,je n'avais certes pas été gâté; cependant le changement meparut rude.Ah! comme la soupe chaude, que mère Barberin nous faisait tousles soirs, m'eût paru bonne, même sans beurre !Comme le coin <strong>du</strong> feu m'eût été agréable! comme je me seraisglissé avec bonheur dans mes draps, en re<strong>mont</strong>ant les couverturesjusqu'à mon nez!Mais, hélas! il ne pouvait être question ni de draps, ni de couvertures,et nous devions nous trouver encore bien heureux d'avoirun lit de fougère.Brisé par la fatigue, les pieds ôcorchés par mes sabots, je tremblaisde froid dans mes vêtements mouillés.La nuit était venue tout à fait, mais je ne pensais pas à dormir.« Tes dents chiquent, dit Vitalis, tu as froid?— Un peu. «Je l'entendis ouvrir son sac.« Je n'ai pas une garde-robe bien <strong>mont</strong>ée, dit-il, mais voici unechemise sèche et un gilet dans lesquels tu pourras t'envelopperaprès avoir défait tes vêtements mouillés; puis tu t'enfonceras sousla fougère, tu ne tarderas pas à te réchauffer et à t'endormir. »£1-3


kBSANS FAMILLE.Cependant, je ne me réchauffai pas aussi vite que Vilalis lacroyait; longtemps je me tournai et me retournai sur mon lit defougère, trop endolori, trop malheureux pour pouvoir m'endormir.Est-ce qu'il en serait maintenant tous les jours ainsi? marchersans repos sous la pluie, coucher dans une grange, trembler defroid, n'avoir pour souper qu'un morceau de pain sec, personnepour me plaindre, personne à aimer, plus de mère Barhcrîn !Comme je réfléchissais tristement, le cœur gros et les yeux pleinsde larmes-, je sentis \u\ souffle tiède me passer sur le visageJ'étendis la main en avant et je rencontrai le poil laineux de Capi.11 s'était doucement approché de moi, s'avançant avec précautionsur la fougère, et il me sentait; il reniflait doucement; sonhaleine nie courait sur la figure et dans les cheveux.Que voulait-il ?11 se coucha bientôt sur la fougère, tout près de moi, et délicatementil se mit à me lécher la main.Tout ému de cette caresse, je me soulevai à demi et l'embrassaisur son nez froid.11 poussa un petit cri étouffé, puis, vivement, il mit sa pattedans ma main et ne bougea plus.Alors j'oubliai fatigue et chagrins; ma gorge contractée sedesserra, je respirai, je n'étais plus seul : j'avais un ami.


CHAPITRE. VIMHSDEBUTSLe lendemain nous nous mimes en rouie de bonne heure.Plus de pluie ; un ciel bleu, et, grâce au vont sec qui avait sou filépendant la nuit, peu de boue. Les oiseaux chantaient joyeusementdans les buissons <strong>du</strong> chemin, et les chiens gambadaient autour denous. De temps en temps, flapi se dressait sur ses pattes de derrière,et il me lançait au visage deux ou trois aboiements dont je comprenaistrès bien la signification.«Du courage, <strong>du</strong> courage! » disaient-ils.Car c'était un chien fort intelligent, qui savait tout comprendreet toujours se faire comprendre, lïicn souvent j'ai enten<strong>du</strong> dire qu'ilne lui manquait que la parole. Mais je n'ai jamais pense ainsi.Dans sa queue seule il y avait plus d'esprit et d'éloquence que,dans la langue ou dans les yeux de bien des gens. En tout cas laparole n'a jamais été utile entre lui et moi • <strong>du</strong> premier jour nousnous sommes tout de suite compris.


_ ,, - ".- '-* VkSSANS FAMILLE.-.1N'étant jamais sorti de mon village, j'étais curieux de voir uneville.Mais je dois avouer qu'Ussel ne m'éblouit point. Ses vieillesmaisons à tourelles, qui font sans doute le bonheur des archéologues,me laissèrent tout à fait indifférent.Il est vrai de dire que, dans ces maisons, ce que je cherchais, cen'était point le pittoresque.Une idée emplissait ma tête et obscurcissait mes yeux, ou tout aumoins ne leur permettait de voir qu'une seule chose : une boutiquede cordonnier.Mes souliers, les souliers promis par Yitalis, Fhcure était venuede les chausser.Où était la bienheureuse boutique qui allait me les fournir?C'était cette boutique que je cherchais; le reste, tourelles, ogives,colûnnes, n'avait aucun intérêt pour moi.Aussi le seul souvenir qui me reste d : Ussel est-il celui d'uneboutique sombre et enfumée située auprès des halles. Il y avait enétalage devant sa devanture de vieux fusils, un habit galonné surles coutures avec des épaulettes en argent, beaucoup de lampes, etdans des corbeilles de la ferraille, surtout des cadenas et des clefsrouillées.Il fallait descendre trois marches pour entrer, et alors on setrouvait dans une grande salle, où la lumière <strong>du</strong> soleil n'avait assurémentjamais pénétré depuis que le toit avait été posé sur lamaison.Comment une aussi belle chose que des souliers pouvait-elle sevendre dans un endroit aussi affreux !Cependant Yitalis savait ce qu'il faisait en venant dans cetteboutique, et bientôt j'eus le bonheur de chausser mes pieds dansdes souliers ferrés qui pesaient bien dix fois le poids de messabots.La générosité démon maître ne s'arrêta pas là; après les souliers,il m'acheta une veste de velours bleu, un panlalon.de laine et unchapeau de feutre; enfin tout ce qu'il m'avait promis.Du velours pour moi, qui n'avais jamais porté que de la toile;des souliers; un chapeau quand je n'avais eu que mes cheveux\ :.-•:•••[ • ,! '- >--1 - -v -"{--^s •L"V:î.;!• .'i. :l-i; ,fi.i. .1 '1:11


MES DEBUTS, «pour coiffure ; décidément c'était le meilleur homme <strong>du</strong> monde, leplus généreux et le plus riche.Il est vrai que le velours était froissé, il est vrai que la laine étaitrâpée; il est vrai aussi qu'il était fort difficile de savoir quelle avaitété la couleur primitive <strong>du</strong> feutre, tant il avait reçu de pluie et depoussière; mais, ébloui par tant de splendeurs, j'étais insensible auximperfections qui se cachaient sous leur éclat.J'avais Mie de revêtir ces beaux habits; mais, avant de me lesdonner, Vitalis leur fit subir une transformation qui me jeta dansun étonnement douloureux.En rentrant à l'auberge, il prit des ciseaux dans son sac et coupales deux jambes de mon pantalon à la hauteur des genoux.Comme je le regardais avec des yeux effarés :« Ceci est à seule fin, me dit-il, que tu ne ressembles pas à toutle monde. Nous sommes en France, je t'habille en Italien; si nousallons en Italie, ce qui est possible, je t'habillerai en Français. »Celle explication ne faisant pas cesser mon étonnement, il continua:« Que sommes-nous? Des artistes, n'est-ce pas? des comédiensqui par leur seul aspect doivent provoquer la curiosité. Crois-tuque,'si nous allions tantôt sur la place publique habillés commedes bourgeois ou des paysans, nous forcerions les gens à nous re- .garder et à s'arrêter autour de nous? Non, n'est-ce pas? Apprendsdonc que dans la vie le paraître est quelquefois indispensable; cela .est fâcheux, mais nous n'y pouvons rien. »Voilà comment, de Français que j'étais le malin, je devins Italienavant le soir.Mon pantalon s'arrélanl au genou, Vitalis attacha mes bas avecdes cordons rouges croisés tout le long de la jambe ; sur mon feutreil croisa aussi d'autres rubans, et il l'orna d'un bouquet de fleursen laine.Je ne sais pas ce que d'autres auraient pu penser de moi, mais,pour être si acéré, je dois déclarer que je me trouvai superbe etcela devait être, car mon ami Capi, après m'avoir longuement contemplé,me tendit la patte d'un air satisfait.L'approbation que Capi donnait à ma transformation me fut7


'^"'*>^m.*— : -""• "450 SANS FAMILLE.:• -1• ivt• -c :t-c.11!'•:.'-Md'autant plus agréable que, pendant que j'endossais mes nouveauxvêtements, Joli-Cœur s'était campé devant moi et avait imité mesmouvements en les exagérant. Ma toilette terminée, il s'était poséles mains sur les hanches et, renversant sa tête en arrière, il s'étaitmis à rire en poussant, des petits cris moqueurs.f; J'ai enten<strong>du</strong> dire que c'était une question scientifique intéressantede savoir si les singes riaient. Je pense que ceux qui se sont,posé cette question sont des savants en chambre, qui n'ont jamaispris la peine d'étudier les singes. Pour moi qui, pendant longtemps,ai vécu dans l'intimité de Joli-Cœur, je puis affirmer qu'il riait etsouvent même d'une façon qui me mortifiait. Sans doute son riren'était pas exactement semblable à celui de l'homme. Mais enfin,lorsqu'un sentiment quelconque provoquait sa gaieté, on voyaitles coins de sa bouche se tirer en arrière; ses paupières se plissaient,ses mâchoires remuaient rapidement, et ses yeux noirs semblaientlancer des flammes comme de petits charbons sur lesquelson aurait soufflé.Au reste, je fus bientôt à même d'observer en lui ces signes caractéristiques<strong>du</strong> rire dans des conditions assez pénibles pour monamour-propre.« Maintenant que voilà ta toilette terminée, me dit Yitalis quand-je me fus coiffé de mon chapeau, nous allons nous mettre au travail,afin de donner demain, jour de marché, une grande représentationdans laquelle tu débuteras. »Je demandai ce que c'était que débuter, et Yitalis m'expliquaque c'était paraître pour la première fois devant le public en jouantla comédie.« Nous donnerons demain notre première représentation, dit-il ?et tu y figureras. Il faut donc que je te fasse répéter le rôle que jete destine. »Mes yeux étonnés lui dirent que je ne le comprenais pas..« J'entends par rôle ce que tu auras à faire dans cette représentation.Si je t'ai emmené avec moi, ce n'est pas précisément pourte procurer le plaisir de la promenade. Je ne suis pas assez richepour cela. C'est pour que tu travailles. Et ton travail consistera ajouer la comédie avec mes chiens et Joli-Cœur.Api;1' ' Ii! * .1';-ïi!-i' • ;fcs •'• I'î; ". •ni-;


33ï£-MES DÉBUTS. 51Mais je ne sais pas jouer la comédie! m'écriai-je effrayé.C'est justement pour cela que je dois te rapprendre. Tupenses bien que ce n'est pas naturellement que Capi marche sio-racieusemenl sur ses deux pâlies de derrière, pas plus que cen'est pour son plaisir que Dolce danse à la corde. Capi a appris àse tenir debout sur ses pattes, et Dolce a appris aussi à. danser àla corde; ils ont même dû travailler beaucoup et longtemps pouracquérir ces talents, ainsi que ceux qui les rendent d'habiles comédiens.Eh bien! toi aussi, tu dois travailler pour apprendre lesdifférents rôles que tu joueras avec eux. Mettons-nous donc à l'ouvrage.»J'avais à celle époque des idées tout à fait primitives sur le travail.Je croyais que pour travailler il fallait bêcher la terre, ou fendreun arbre, ou tailler la pierre, et n'imaginais point autre chose.« La pièce que nous allons représenter, continua Vilalis, a pourtitre le Domestique de M. Joli-Cœur ou le Plus bêle des deux riest pascelui qu'on pense. Voici le sujet : M. Joli-Cœur a eu jusqu'à ce jourun domestique dont il est très content, c'est Capi. Mais Capi devientvieux; et, d'un autre côté, M. Joli-Cœur veut un nouveaudomestique. Capi se charge de lui en procurer un. Mais ce ne serapas un chien qu'il se donnera pour successeur, ce sera un jeunegarçon, un paysan nommé Rémi.— Comme moi?— Non, pas comme toi, mais toi-même. Tu arrives de Ion villagepour entrer au service de Joli-Cœur.— Les singes n'ont pas de domestiques.— Dans les comédies ils en ont. Tu arrives donc, et M. Joli-Cœur trouve que tu as l'air d'un imbécile.— Ce n'est pas amusant, cela.—- Qu'est-ce que cela te fait, puisque c'est pour rire? D'ailleurs,figure-loi que tu arrives véritablement chez un monsieur pour êtredomestique et qu'on te dit, par exemple, de mettre la table. Précisémenten voici une qui doit servir dans notre représentation.Avance et dispose le couvert. »Sur cette table, il y avait des assiettes, un verre, un couteauune fourchette et <strong>du</strong> linge blanc.


•**•m-; /-•:???• -. *\.'•-. •'. ».;?*ÎT!ij 52 SANS FAMILLE.3\K-; *fîf i: I:=iHf'ri- !• Uit-I;.! t- \-'•[''•};, •.- ,iW-i Kir\iï•ici'Comment devait-on arranger tout cela?Comme je me posais ces questions et restais les bras ten<strong>du</strong>s,penché en avant, la bouche ouverte, ne sachant par où commencer,mon maître battit des mains en riant aux éclats.« Bravo, dit-il. bravo! c'est parfait. Ton jeu de physionomie estexcellent. Le garçon que j'avais avant toi prenait une mine futéeet son air disait clairement : « Vous allez voir comme je fais bienla bêle; » tu ne dis rien, toi, tu es, ta naïveté est admirable.— Je ne sais pas ce que je dois faire.— Et c'est par là précisément que tu es excellent. Demain, dansquelques jours tu sauras à merveille ce que lu devras faire. C'estalors qu'il faudra te rappeler l'embarras que tu éprouves présentement,et feindre ce que tu ne sentiras plus. Si lu peux retrouverce jeu de physionomie et cette attitude, je le prédis le plus beausuccès. Qu'est ton personnage dans ma comédie? celui d'un jeunepaysan qui n'a rien vu et qui ne sait rien; il arrive chez un singeet il se trouve plus ignorant et plus maladroit que ce singe; de làmon sous-titre : ce Le plus bête des deux n'est pas celui qu'onpense. » Plus bête que Joli-Cœur, voilà ton rôle; pour le jouer dansla perfection, tu n'aurais qu'à rester ce que tu es en ce moment;mais, comme cela est impossible, tu devras te rappeler ce que tuas été et devenir par effort d'art ce que tu ne seras plus naturellement.Le Domestique de M. Joli-Cœur n'élait pas une grande comédie,et sa représentation ne prenait pas plus de vingt minutes. Maisnoire répétition <strong>du</strong>ra près de trois heures, Yitalis nous faisantrecommencer deux fois, quatre fois, dix fois la même chose, auxchiens comme à moi.Ceux-ci. en effet, avaient oublié certaines parties de leur rôle, etil fallait les leur apprendre de nouveau.Je fus alors bien surpris de voir la patience et la douceur denotre maître. Ce n'était point ainsi qu'on traitait les bêtes dans monvillage, où les jurons et les coups étaient les seuls procédés d'é<strong>du</strong>cationqu'on employât à leur égard.Pour lui, tant que se prolongea celle longue répétition, il ne sefâcha pas une seule fois; pas une seule fois il ne jura.* ' i11


jj*-.MES DÉBUTS. 53«Allons, recommençons, disait-il sévèrement:, quand ce qu'ilavait demandé n'était pas réussi; c'est mal, Capi; vous ne faitespas attention, Joli-Cœur, vous serez grondé. »Et c'était tout ; mais cependant c'était assez.« Eh bien, me dit-il, quand la répétition fut terminée, crois-tuque tu t'habitueras à jouer la comédie?— Je ne sais pas.— Cela t'cnnuie-l-il?— Non, cela m'amuse.— Alors tout ira bien ; tu as de l'intelligence et, ce qui est plusprécieux encore peut-être, de raltention ; avec de raltention et dela docilité, on arrive à tout. Vois mes chiens et compare-les à Joli-Cœur. Joli-Cœur a peut-être plus de vivacité et d'intelligence, maisil n'a pas de docilité. 11 apprend facilement ce qu'on lui enseigne,mais il l'oublie aussitôt. D'ailleurs ce n'est jamais avec plaisir qu'ilfait ce qu'on lui demande; volontiers il se révolterait, et toujoursil est contrariant. Cela tient à sa nature, et voilà pourquoi je neme facile pas contre lui : le singe n'a pas, comme le chien, la conscience<strong>du</strong> devoir, et par là il lui est très-inférieur. Comprends-tucela?— Il me semble.— Sois donc attentif, mon garçon; sois docile; fais de tonmieux ce que tu dois faire. Dans la vie, tout est là! »Causant ainsi, je m'enhardis à lui dire que ce qui m'avait leplus étonné dans cette répétition, c'avait été l'inaltérable patiencedont il avait fait preuve, aussi bien avec Joli-Cœur et les chiensqu'avec moi.Il se mit alors à sourire doucement :(f On voit bien, me dit-il, que tu n'as vécu jusqu'à ce jourqu'avec des paysans <strong>du</strong>rs aux bêtes et qui croient qu'on doit con<strong>du</strong>irecelles-ci le bâton toujours levé.— Maman Barberin était très douce pour notre vache la Roussette^lui dis-je.— Elle avait raison, reprit-il. Tu me donnes une bonne idée demaman Barberin; c'est qu'elle savait ce que les gens de campagneignorent trop souvent, qu'on obtient peu de chose par la brutalité,-1 *


kSANS FAMILLE.tandis qu'on obtient beaucoup, pour ne pas dire tout, par la douceur.Pour moi. c'est en ne me lâchant jamais contre mes bêlesque j'ai fait d'elles ce qu'elles sont. Si je les avais battues, ellesseraient craintives, et la crainte naralvse l'intelligence. Au rcslc.en me laissant aller à la colère avec elles, je ne serais pas moimêmece que je suis, cl je n'aurais pas acquis celle patience à toutépreuve qui m'a gagne la confiance. C'est que qui instruit lesautres s'instruit soi-même. Mes chiens m'ont donne aillant de leçonsqu'ils en ont reçu de moi. J'ai développé leur intelligence, ilsm'ont formé le caractère. »Ce que j'entendais me parut si étrange, que je me mis à rire.« Tu trouves cela bien bizarre, n'est-ce pas, qu'un chien puissedonner des leçons à un homme? Et cependant rien n'est plus vrai.Réfléchis un peu. Admets-tu qu'un chien subisse l'influence de sonmaître?— Oh! bien sûr.— Alors lu vas comprendre que !c maître est obligé de veillersur lui-même quand il entreprend l'é<strong>du</strong>cation d'un chien. Ainsisuppose un moment qu'en instruisant Capi je me sois abandonnéà l'emportement et à la colère. Qu'aura fait Capi? il aura pris l'habitudede la colère et de l'emportement, c'est-à-dire qu'en se modelantsur mon exemple il se sera corrompu. Le chien est presquetoujours le miroir de son maître, et qui voit l'un voit l'autre.Montre-moi ton chien, je dirai qui tu es. Le brigand a pour chienun gredin : le voleur, un voleur: le paysan sans intelligence, unchien grossier; l'homme poli et affable, un chien aimable. »Mes camarades, les chiens et le singe, avaient sur moi le irrandavantage d'être habitués h paraître en public, de sorte qu'ils virentarriver le lendemain sans crainte. Pour eux il s'agissait de fairece qu'ils avaient, déjà fait cent fois, mille fois peut-être.Mais pour moi, je n'avais pas leur tranquille assurance. Quedirait Vitalis. si je jouais mal mon rôle? Que diraient nos spectateurs?Celte préoccupation troubla mon sommeil et, quand jem'endormis, je vis en rêve des gens qui se tenaient les côtes à forcede rire, tant ils se moquaient de moi.Aussi mon émotion était-elle vive, lorsque, le lendemain, nous


VITA1.1S oUVlïAIT LA^I.MîClli: (l*.bb). -i


MES DÉBUTS.5bquittâmes notre auberge pour nous rendre sur la place, où devaitavoir lieu noire représentation.Yilalis ouvrait la marche, la iêle haute, la poitrine cambrée, etil marquait le pas des deux bras et des pieds en jouant une valsesur un fifre en métal. Derrière lui venait Capi, sur le dos <strong>du</strong>quelse prélassait M. Joli-Cœur, en costume de général anglais, habitet panlulon rouges galonnés d'or, avec un chapeau à claque sur<strong>mont</strong>éd'un large plumet. Puis, à une dislance respectueuse,s'avançaient sur une même ligne Zerbino et Dolce. Enfin je formaisla queue <strong>du</strong> cortège, qui, grâce à l'espacement indiqué parnoire maître, tenait une certaine place dans la rue.Mais ce qui, mieux encore quela pompe de notre défilé, provoquaitrallculion, c'étaient les sons perçants <strong>du</strong> fifre qui allaient jusqu'aulond des maisons éveiller la curiosité des habitants d'Ussel. On accouraitsur les portes pour nous voir passer; les rideaux de toutesles fenêtres se soulevaient rapidement.Quelques enfants s'étaient mis à nous suivre; des paysansébahis s'étaient joints à eux, et, quand nous étions arrivés sur laplace, nous avions derrière nous et autour de nous un véritablecortège.Notre salle de spectacle fut bien vite dressée; elle consistait enune corde attachée à quatre arbres, de manière à former un carrélong, au milieu <strong>du</strong>quel nous nous plaçâmes.La première partie de la représentation consista en différents toursexécutés par les chiens; mais ce que furent ces tours, je ne sauraisle dire, occupé que j'étais à me répéter mon rôle et troublé par l'inquiétude.Tout ce que je me rappelle, c'est que Vilalis avait abandonnéson fifre et l'avait remplacé par un violon au moyen <strong>du</strong>quel il accompagnaitles exercices des chiens, tantôt avec des airs de danse,tantôt avec une musique douce et tendre.La foule s'était rapidement amassée contre nos cordes, et, quandje regardais autour de moi, machinalement bien plus qu avec uneintention déterminée, je voyais une infinité de prunelles qui, toutesfixées sur nous, semblaient projeter des rayons.La première pièce terminée, Capi prit une sébile entre ses dénis


fer*"i- Viit. (56 SANS FAMILLE. lj|n.Ilis1I!•'s P.liïii-ir-ïPiil1-'!


MES DEBUTS. 57compréhensible, Vilalis l'accompagnait de quelques paroles qui préparaientles situations de la pièce et les expliquaient.Ce fut ainsi que, jouant en sourdine un air guerrier, il annonçaTentrée de M. Joli-Cœur, général anglais qui avait gagné ses gradeset sa fortune dans les guerres des Indes. Jusqu'à, ce jour, M. Joli-Cœur n'avait eu pour domestique que le seul Capi, mais il voulaitse faire sevrir désormais par un homme, ses moyens lui permettantce luxe : les bêles avaient été assez longtemps les esclaves deshommes, il était temps que cela changeât.En attendant que ce domestiqne arrivât, le générai Joli-Cœur sepromenait en long et en large, et fumait son cigare. Il fallait voircomme il lançait sa fumée au nez <strong>du</strong> public!11 s'impatientait, le général, et il commençait à rouler de grosyeux comme quelqu'un qui va se mettre en colère ; il se mordaitles lèvres cl frappait la terre <strong>du</strong> pied.Au troisième coup de pied, je devais entrer en scène-, amené parCapi.Si j'avais oublié mon rôle, le chien me l'aurait rappelé. Au momentvoulu, il me tendit la patte et m'intro<strong>du</strong>isit auprès <strong>du</strong> général.Celui-ci, en m'apcrcevanl, leva les deux bras d'un air désolé.Eh quoi ! c'était là le domestique qu'on lui présentait?Puis il vintme regarder sous le nez et tourner autour de moi en haussant lesépaules. Sa mine fut si drolatique que tout le monde éclata derire : on avait compris qu'il me prenait pour un parfait imbécile,et c'était aussi le sentiment des spectateurs.La pièce était, bien enten<strong>du</strong>, bâtie pour <strong>mont</strong>rer cette imbécillitésous toutes les faces; dans chaque scène je devais faire quelque balourdisenouvelle, tandis que Joli-Cœur, au contraire, devait trouverune occasion pour développer son intelligence et son adresse.Après m'avoir examiné longuement, le général, pris de pitié, mefaisait servir à déjeuner.« Le général croit que, quand ce garçon aura mangé, il sera moinsbête, disait Yitalis; nous allons voir cela. »Et je m'asseyais devant une petite table sur laquelle le couvertétait mis, une serviette posée sur mon assiette.Que faire de cette serviette?8


mOESANS FAMILLE.Capi m'indiquait que je devais m'en servir. Mais comment?Après avoir bien cherché, je fis le gcsle de me moucher dedans.La-dessus le général se tordit de rire, et Capi tomba les quatrepattes en l'air renversé par ma stupidité.Voyant que je me trompais, je contemplais de nouveau laservielle,me demandant comment remployer.Enfin une idée m'arriva; je roulai la serviette et m'en lis unecravate.Nouveaux rires <strong>du</strong> général, nouvelle chute de Capi. El ainsi desuite jusqu'au moment où le général exaspéré m'arracha de machaise, s'assit à ma place et mangea le déjeuner qui m'était destiné.Ah! il savait se servir d'une serviette, le général. Avec quellegrâce il la passa dans une boutonnière de son uniforme et l'élalasur ses genoux! Avec quelle élégance il cassa son pain et vida sonverre !Mais où ses belles manières pro<strong>du</strong>isirent un effet irrésistible, cefut lorsque, le déjeuner terminé, il demanda un cure-dentet le passarapidement entre ses dents.Alors les applaudissements éclatèrcntde tous les cotés, ella représentations'acheva dans un triomphe.Comme le singe était intelligent! comme le domestique était bute!En revenant à notre auberge, Vilalis me fit ce compliment, clj'étais si bien comédien, que je fus fier de cet éloge.^ f - ^ ^ p ' l i j i ' '!:•; "^âfSe-- i N.>BsRKSft • v v****&? '*^ ,/-


CHAPITRE VIIJ APPRENDSA LIRECelaient assurément des comédiens <strong>du</strong> plus grand talent, queceux qui composaient la troupe <strong>du</strong> signor Vitalis, —je parle deschiens et <strong>du</strong> singe, — mais ce lalcnl n'élail pas très varié.Lorsqu'ils avaient donné trois ou quatre représentations, on connaissaitloutleur répertoire ; ils ne pouvaient plus que se répéter.De là résultait la nécessité de ne pas rester longtemps dans unemême ville.Trois jours après noire arrivée à Ussel. iï fallut donc se remettreen roule.Où allions-nous? Je m'étais assez enhardi avec mon maîtrpour me permettre celle question.« Tu connais le pays? me répondit-il en me regardant.— Non.•— Alors pourquoi me dcmandes-lu où nous allons?!, e


trtiÎM,-.\: ; irî-i§'>•i-\>•'1!60 SANS FAMILLE.ÎKS;•3sInilitii :H;f il:— Pour savoir.I i •—- Savoir quoi? »•y.Je restai interloqué, regardant sans trouver un mot, la routeIblanche qui s'allongeait devant nous au fond d'un vallon boisé.« Si je te dis, continua-t-il, que nous allons à Àurillacpour nous|| k . diriger ensuite sur Bordeaux et de Bordeaux sur les Pyrénées^sp .;qu'est-ce que cela t'apprendra?I| i — Mais vous, vous connaissez donc le pays?— Je n'y suis jamais venu.! | '• — Et pourtant vous savez où nous allons? »iVPI! S 1ï 4li :llUni vilï i.iiN- : .-iisji;t!|!•:•!t ï.=. :i filf: -'_U[II ri il I! •p ui1 :ilIl me regarda encore longuement comme s'il cherchait quelquechose en moi.« Tu ne sais pas lire, n'est-ce pas? me dit-il.— Non!— Sais-tu ce que c'est qu'un livre?— Oui; on emporte les livres à la messe pour dire ses prièresquand on ne récite pas son chapelet; j'en ai vu, des livres, et desbeaux, avec des images dedans et <strong>du</strong> cuir tout autour.— Bon; alors tu comprends qu'on peut meLtre des prières dansun livre?— Oui.— On peut y mettre autre chose encore. Quand tu récites Ion chapelet,tu récites des mots que ta mère t'a mis dans l'oreille, et quide ton oreille ont été s'entasser dans ton esprit pour revenir ensuiteau bout de ta langue et sur tes lèvres quand tu les appelles. Eh bien,ceux qui disent leurs prières avec des livres ne tirent point les motsdont se composent ces prières de leur mémoire, mais ils les pren-'nent avec leurs yeux dans les livres où ils ont été mis, c'est-à-direqu'ils lisent.i— J'ai vu lire, dis-je tout glorieux, comme une personne quin'est point une bête, et qui sait parfaitement ce dont on lui parle.— Ce qu'on fait pour les prières, on le fait pour tout. Dans unlivre que je vais te <strong>mont</strong>rer quand nous nous reposerons, nous trouve-ronsles noms et l'histoire des pays que nous traversons/Des hommesqui ont habité ou parcouru ces pays ont mis dans mon livre cequ'ils avaient vu ou appris ; si bien que je n'ai qu'à ouvrir ce livre4 ' '- ;"-h


J'APPRENDS A LIUE. 61et à le lire pour connaître ces pays; je les vois comme si je les regardaisavec mes propres yeux; j'apprends leur histoire comme sion me la racontait, »J'avais élé élevé comme un véritable sauvage qui n'a aucune idéede la vie civilisée. Ces paroles furent pour moi une sorte de révélation,confuse d'abord, mais qui peu à peu s'éclaircit. Il est vraicependant qu'on m'avait envoyé à l'école. Mais ce n'avait été quepour un mois. Et, pendant ce mois, on ne m'avait pas mis un livreentre les mains, on ne m'avait parlé ni de lecture, ni d'écritureon ne m'avait donné aucune leçon de quelque genre que ce fût.Il ne faut pas conclure de ce qui se passe actuellement dans lesécoles, que ce que je dis là est impossible. A l'époque dont je parle,il y avait un grand nombre de communes en France qui n'avaientpasd'écoles, et parmi celles qui existaient il s'en trouvait qui étaientdirigées par des maîtres qui, pour une raison ou pour une autreparce qu'ils ne savaient rien, ou bien parce qu'ils avaient autrechose à faire, ne donnaient aucun enseignement aux enfants qu'onleur confiait. Ils gardaient les enfants, croyant que c'était le principal.--. • *"y,"- •-->':C'était là le cas <strong>du</strong> maître d'école de notre village. Savait-il quelquechose? c'est possible, et je ne veux pas porter contre lui uneaccusation d'ignorance. Mais la vérité est que, pendant le temps queje restai chez lui, il ne nous donna pas la plus petite leçon ni àmes camarades, ni à moi. Étant d* son véritable métier sabotier,c élaità ses sabots qu'il travaillait, et, <strong>du</strong> matin au soir, on le voyait(aire voler autour de lui les copeaux de hêtre et de noyer. Jamaisil ne nous adressait la parole, si ce n'est pour -nous parler de nosparents, ou bien <strong>du</strong> froid, ou bien de la pluie; mais de lecture, docalcul, jamais un mot. Pour cela il s'en remettait à sa fille, qui étaitchargée de le remplacer et de nous faire la classe. Mais, commecelle-ci de son véritable métier était couturière, elle faisait commeson père, et, tandis qu'il manœuvrait sa plane ou sa cuiller, ellepoussait vivement son aiguille.Il fallait bien vivre, et, comme nous étions douze élèves payantchacun cinquante centimes par mois, ce n'était pas six francs quipouvaient nourrir deux personnes pendant trente jours; les sabots


mm62 SANS FAMILLE.ït1et la couture complétaient ce que l'école ne pouvait pas fournir. Onn'a de tout que pour son argent. Je n'avais donc absolument rienappris à l'école, pas même mes lettres.« C'est difficile de lire? demantlai-je à Vilalis après avoir marchéassez longtemps en réfléchissant.— C'est difficile pour ceux qui ont la tête <strong>du</strong>re, et plus difficileencore pour ceux qui ont mauvaise volonté. A s-lu la lele <strong>du</strong>re?— Je ne sais pas, mais il me semble que, si vous vouliez m'apprendreà lire, je n'aurais pas mauvaise volonté.— Eh bien, nous verrons*, nous avons <strong>du</strong> temps devant nous. »Du temps devant nous ! Pourquoi ne pas commencer aussitôt?Je ne savais pas combien il est difficile d'apprendre à lire, et jem'imaginais que tout de suite j'allais ouvrir un livre et voir cequ'il y avait dedans.Le lendemain 5 comme nous cheminions, je vis mon maître sebaisser et ramasser sur la route un bout de planche à moitié recouvertpar la poussière.« Voilà le livre dans lequel tu vas apprendrez lire, » me dit-il.Un livre, cette planche ! Je le regardai pour voir s'il ne se moquaitpas de moi. Puis, comme je le trouvai sérieux, je regardai attentivementsa trouvaille.C'était bien une planche, rien qu'une planche de bois de hêtre,longue comme le bras, large comme les deux mains, bien polie; ilne se trouvait dessus aucune inscription, aucun dessin.Comment lire sur cette planche, et quoi lire?« Ton-esprit travaille, me dit Vitalis en riant.— Vous voulez vous moquer de moi?— Jamais, mon garçon; la moquerie peut avoir <strong>du</strong> bon pourréformer un caractère vicieux, mais, lorsqu'elle s'adresse à l'ignorance,elle est une marque de sottise chez celui qui remploie.Attends que nous soyons arrivés à ce bouquet d'arbres qui est làbas; nous nous y reposerons, et tu verras comment je peux t'enseignerla lecture avec ce morceau de bois. »Nous arrivâmes rapidement à ce bouquet d'arbres et/nos sacs misà terre, nous nous assîmes sur le gazon qui commençait à reverdiret dans lequel des pâquerettes se <strong>mont</strong>raient çà et là. Joli-Cœur,r?**


J'APPRENDS A LIRE. .63débarrassé de sa chaîne, s'élança sur un des arbres en secouant lesbranches les unes après les autres, comme pour en faire tomber desnoix, tandis que ïcs-chiens, plus tranquilles et surtout plus fatigués,se couchaient en rond autour de nous.Alors Vitalis, tirant son couteau de sa poche, essaya de détacherde la planche une petite lame de bois aussi mince que possible.Ayant réussi, il polit cette lame sur ses deux faces, dans toute salongueur, puis, cela fait, il la coupa en petits carrés, de sorte qu'ellelui donna une douzaine de petits morceaux plats d'égale grandeur..Je ne le quittais pas des yeux, mais j'avoue que, malgré ma tensiond'esprit, je ne comprenais pas <strong>du</strong> tout comment avec ces petitsmorceaux de bois il voulait faire un livre, car enfin, si ignorantque je fusse, je savais qu'un livre se composait d'un certain nombrede feuilles de papier sur lesquelles étaient tracés des signes noirs.Où étaient les feuilles de papier? Où étaient les signes noirs?« Sur chacun de ces petits morceaux de bois, me dit-il, je creuseraidemain, avec la pointe démon couteau, une lettre de-l'alphabet.Tu apprendras ainsi la forme des lettres, et, quand tu les saurasbien sans te tromper, de manière à les reconnaître rapidement àpremière vue, tu les réuniras les unes au bout des autres de manièreà former des mots. Quand tu pourras ainsi former les mots que jete dirai, tu seras en état de lire dans un livre. »Bientôt j'eus mes poches pleines d'une collection de petits morceauxde bois, et je ne tardai pas à connaître les lettres de l'alphabet;mais, pour savoir lire, ce fut une autre affaire, les choses n'allèrentpas si vite, et il arriva même un moment où je regrettai d'avoirvoulu apprendre à lire.Je dois dire cependant, pour être juste envers moi-même, que cene fut pas la paresse qui m'inspira ce regret, ce fut l'amour-propre.En m'apprenant les lettres de l'alphabet, Vitalis avait pensé qu'ilpourrait les apprendre en même temps à Capi ; puisque le chienavait bien su se mettre les chiffres des heures dans la tête, pourquoine s'y mettrait-il pas les lettres?Et nous avions pris nos leçons en commun; j'étais devenu lecamarade de classe de Capi, ou le chien était devenu le mien,comme on voudra. Bien enten<strong>du</strong> Capi ne devait pas appeler les" v v-v;^


-i ; .• •1lt'r&£&*3&64 SANS FAMILLE.§S3CJ.JSSii• i1jï. iiit :tI :lettres qu'il voyait, puisqu'il n'avait pas la parole; mais, lorsquenos morceaux de bois étaient étalés sur l'herbe, il devait avec sapatte tirer les lettres que notre maître nommait.Tout d'abord j'avais fait des progrès plus rapides que lui, mais,si j'avais l'intelligence plus prompte, il avait par contre la mémoireplus sûre : une chose bien apprise était pour lui une chose sue pourtoujours; il ne l'oubliait plus, et, comme il n'avait pas de distractions,il n'hésitait ou ne se trompait jamais.Alors, quand je me trouvais en faute, notre maître ne manquaitjamais de dire :^« Capi saura lire avant Rémi. »-S-;Et le chien, comprenant sans doute, remuait la queue d'un airte:de triomphe.ï;'"!« Plus bête qu'une bêle, c'est bon dans la comédie, disait encoreYitalis, mais dans la réalité c'est honteux. »Cela me piqua si bien, que je m'appliquai de tout cœur, et, tandisque le pauvre chien en restait à écrire son nom, en triant les quatrelettres qui le composent parmi toutes les lettres de l'alphabet, j'arrivaienfin à lire dans un livre.«Maintenant que tu sais lire l'écriture, me dit Yitalis, veux-tuapprendre à lire la musique?— Est-ce que, quand je saurai la musique, je pourrai chantercomme vous?»Yitalis chantait quelquefois, et sans qu'il s'en doutât c'était unefête pour moi de récouler.(S« Tu voudrais donc chanter comme moi ? j— Oh ! pas comme vous, je sais bien que cela n'est pas possible, fmais enlîn chanter.i•t— Tu as <strong>du</strong> plaisir à m'entendre chanter?— Le plus grand plaisir qu'on puisse éprouver ; le rossignolchante bien, mais il me semble que vous chantez bien mieuxencore. Et puis ce n'est pas <strong>du</strong> tout la même chose ; quand vousIi.chantez, vous faites de moi ce que vous voulez, j'ai envie de pleurerou bien j'ai envie de rire, et puis je vais vous dire une chose quiva peut-être vous paraître bête : quand vous chantez un air douxou triste, cela me ramène auprès de mère Barberin, c'est à elle que3K8mI1I


J'APPRENDS-A LIRE. 65je pense, c'est elle que je vois dans notre maison ; et pourtant je necomprends pas les paroles que vous prononcez, puisqu'elles sontitaliennes. »Je lui parlais en le regardant, il me sembla voir ses yeux semouiller; alors je m'arrêtai et lui demandai si je le peinais deparier ainsi.« Non, mon enfant, me dit-il d'une A r oix émue, tu ne me peinespas, bien au contraire, Lu me rappelles ma jeunesse, mon beautemps; sois tranquille, je t'apprendrai à chanter, et, comme tu as <strong>du</strong> •cœur, toi aussi tu feras pleurer et tu seras applaudi, tu verras.... »Il s'arrêta tout à coup, et je crus comprendre qu'il ne voulaitpoint se laisser aller sur ce sujet. Mais les raisons qui le retenaient,je ne les devinai point. Ce fut plus tard seulement que je les aiconnues, beaucoup plus tard, et dans des circonstances douloureuses,terribles pour moi, que je raconterai lorsqu'elles se présenterontau cours de mon récit.Dés le lendemain, mon maître fit pour la musique ce qu'il avaitdéjà fait pour la lecture, c'est-à-dire qu'il recommença à tailler despetits carrés de bois, qu'il grava avec la pointe de son couteau.Mais ceLte fois son travail fut plus considérable, car les diverssignes nécessaires à la notation de la musique offrent des combinaisonsplus compliquées que l'alphabet.Afin d'alléger mes poches, il utilisa les deux faces de ses carrésde bois, et, après les avoir rayées toutes deux de cinq lignes qui représentaientla portée, il inscrivit sur une face la clé de sol et surl'autre la clé de fa. Puis, quand il eut tout préparé, les leçonscommencèrent, et j'avoue qu'elles ne furent pas moins <strong>du</strong>res quene l'avaient été celles de lecture. Plus d'une fois Yitalis, si patientavec ses chiens, s'exaspéra contre moi.« Avec une bête, s'écriait-il, on se contient parce qu'on sait quec'est une bêle, mais toi tu me feras mourir I »Et alors, levant les mains au ciel dans un mouvement théâtral,il les laissait tomber tout à coup sur ses cuisses où elles claquaientfortement. Joli-Cœur, qui prenait plaisir à répéter tout ce qu'iitrouvait drôle, avait copié ce geste, et, comme il assistait presquetoujours à mes leçons, j'avais le dépit, lorsque j'hésitais, de le voir9


66 SANS FAMILLE.lever les bras au ciel et laisser tomber ses mains sur ses cuisses enles faisant claquer.« Joli-Cœur lui-même se moque de toi! » s'écriait Vitalis.Si j'avais osé, j'aurais répliqué qu'il se moquait autant <strong>du</strong> maîtreque de relève, mais le respect autant qu'une certaine crainte vaguearrêtèrent toujours heureusement cette repartie; je me contentaide me la dire tout bas. quand Joli-Cœur faisait claquer ses mainsavec une mauvaise grimace, et cela me rendait jusqu'à un certainpoint la mortification moins pénible.Enfin les premiers pas furent franchis avec plus ou moins depeine, cl j'eus la satisfaction de solfier un air écrit par Yiialis surune feuille de papier.Ce jour-là il ne lit pas claquer ses mains, mais il me donna deuxbonnes petites lapes amicales sur chaque joue, en déclarant que. sije continuais ainsi, je deviendrais certainement un grand chanteur.Bien enten<strong>du</strong>, ces études ne se firent pas en un jour, et, pendantdes semaines, pendant des mois, mes poches furent constammentremplies de mes petits morceaux de bois.D'ailleurs, mon travail n'était pas régulier comme celui d'unenfant qui suit les classes d'une école, et c'était seulement à sesmoments per<strong>du</strong>s que mon maître pouvait me donner mes leçons.11 fallait chaque jour accomplir notre parcours, qui était plusou moins long, selon que les villages étaient plus ou moins éloignésles uns des autres; il fallait donner nos représentations partout oùnous avions chance de ramasser une recette; il fallait faire répéterles rôles aux chiens et à M. Joli-Cœur; il fallait préparernous-mêmes notre déjeuner ou notre dîner, et c'était seulementaprès tout cela qu'il était question de lecture ou de musique, le plus"souvent dans une halte, au pied d'un arbre, ou bien sur un las decailloux, le gazon ou la route servant de table pour étaler mes morceauxde bois.Cette é<strong>du</strong>cation ne ressemblait guère à celle que reçoivent tantd'enfants, qui n'ont qu'à travailler, et qui se plaignent pourtant den'avoir pas le temps de faire les devoirs qu'on leur donne. Mais ilfaut bien dire qu'il y a quelque chose de plus important encoreque le temps qu'on emploie au travail, c'est l'application qu'on y



J'APPRENDS A LIBE. 67apporte; ce n'est pas l'heure que nous passons sur notre leçon quimet cette leçon dans notre mémoire, c'est la volonté d'apprendre.Par bonheur, j'étais capable de tendre ma volonté sans me laissertrop souvent entraîner par les distractions qui nous entouraient.Qu'aurais-je appris, si je n'avais pu travailler que dans une chambre,les oreilles bouchées avec mes deux mains, les yeux collés sur unlivre comme certains écoliers? llien, car nous n'avions pas de chambrepour nous enfermer, et, en marchant le long des grandes routes,je devais regarder au bout de mes pieds, sous peine de me laissersouvent choir sur le nez.Enfin j'appris quelque chose, et en même temps j'appris aussi àfaire de longues marches qui ne me furent pas moins utiles que lesleçons de Vilalîs. J'étais un enfant assez chétif quand je vivais avecmère Barberin, et la façon dont on avait parlé de moi le prouvebien ; « un enfant de la ville, » avait dit Barberin, « avec des jambeset des bras trop minces, » avait dit Vitalis; auprès de mon maîtreet vivant de sa vie en plein air, à la <strong>du</strong>re, mes jambes et mes brasse fortifièrent, mes poumons se développèrent, ma peau se cuirassa,et je devins capable de supporter, sans en souffrir, le froid comme lechaud, le soleil comme la pluie, la peine, les privations, les fatigues.Et ce me fut un grand bonheur que cet apprentissage; il me mità même de résister aux coups qui plus d'une fois devaient s'abattresur moi, <strong>du</strong>rs et écrasants, pendant ma jeunesse.


£•-' 'ii•itmmte- !$.•ESiîc ;iCHAPITRE VIIIPAU MONTS ET PAR VAUXl a.L1- t•t! 1• is *13Nous avions parcouru une partie <strong>du</strong> midi de la France : l'Auvergne,le Velay, le Vivarais, le Quercy, lellouergue, lesCévennes,le Languedoc. Notre façon de voyager était des plus simples : nousallions droit devant nous, au hasard, et, quand nous trouvions unvillage qui de loin ne nous paraissait pas trop misérable, nousnous préparions pour faire une entrée triomphale. Je faisais latoilette des chiens, coiffant Dolce, habillant Zerbino, mettant unemplâtre sur l'œil de Capi pour qu'il pût jouer le rôle d'un vieuxgrognard; enfin je forçais Joli-Cœur à endosser son habit de général. *Mais c'était là la partie la plus difficile de ma tâche, car le singe,qui savait très bien que cette toilette était le prélude d'un travailpour lui, se défendait tant qu'il pouvait, et inventait les tours lesplus drôles pour m'empccher de l'habiller. Alors j'appelais Capi hmon aide, et par sa vigilance, par son instinct et sa finesse, il arrivaitpresque toujours à déjouer les malices <strong>du</strong> singe.•i-ïi•SiI*T"r! -.1ris


PAR MONTS ET PAU VAUX. 69La troupe en grande tenue, Vitalis prenait son fifre, et, nous mettanten bel ordre, nous défilions par le village.Si le nombre des curieux que nous entraînions derrière nous étaitsuffisant,nous donnions une représentation; si, au contraire, il étaittrop faible pour faire espérer une recette, nous continuions notremarche. Dans les villes seulement nous restions plusieurs jours, etalors, le matin, j'avais la liberté d'aller me promener où je voulais.Je prenais Capi avec moi, — Capi, simple chien, bien enten<strong>du</strong>,sans son costume de théâtre, et nous flânions par les rues.Vitalis, qui d'ordinaire me tenait étroitement près de lui, pourcela me mettait volontiers la bride sur le cou.« Puisque le hasard, me disait-il, te fait parcourir la France àun âge où les enfants sont généralement à l'école ou au collège,ouvre les yeux, regarde et apprends. Quand tu seras embarrassé,quand tu verras quelque chose que tu ne comprendras pas, si tu asdes questions à me faire, adresse-les-moi sans peur. Peut-être nepourrai-je pas toujours te répondre, car je n'ai pas la prétention detout connaître, mais peut-être aussi me sera-t-il possible de satisfaireparfois ta curiosité. Je n'ai pas toujours été directeur d'une trouped'animaux savants, et j'ai appris autre chose que ce qui m'esten ce moment utile pour « présenter Capi ou M. Joli-Cœur devantl'honorable société. »— Quoi donc?— Nous causerons de cela plus tard. Pour le moment sache seulementqu'un <strong>mont</strong>reur de chiens peut avoir occupé une certaineposition dans le monde. En même temps, comprends aussi que, sien ce moment tu es sur la marche la plus basse de l'escalier de la vie,tu peux, si tu le veux, arriver peu à peu h une plus haute. Cela dépenddes circonstances pour un peu, et pour beaucoup de toi. Écoute mesleçons, écoute mes conseils, enfant, et plus tard, quand tu serasgrand, tu penseras, je l'espère, avec émotion, avec reconnaissance, aupauvre musicien qui t'a fait si grande peur quand il t'a enlevé à lamère nourrice ; j'ai dans l'idée que notre rencontre te sera heureuse.»Quelle avait pu être cette position dont mon maître parlait assezsouvent avec une retenue qu'il s'imposait? Cette question excitaitma curiosité et faisait travailler mon esprit. S'il avait été sur une


I !M•••'•&i••iw'X•t• - - . - * JIs!ht;fat?3.îHri-Îlï1 :?:S!! * .70 SANS FAMILLE.marche haute de l'escalier de la vie, comme il disait, pourquoiétait-il maintenant sur une marche basse? Il prétendait que je pouvaism'élever, si je le voulais, moi qui n'étais rien, qui ne savaisI}jj rien, qui étais sans famille, qui n'avais personne pour m'aider. ÏM||{ Alors pourquoi lui-même était-il descen<strong>du</strong>?Après avoir quitté les <strong>mont</strong>agnes de l'Auvergne, nous étions arrivésdans les causses <strong>du</strong> Quercy. On appelle ainsi de grandes plainesinégalement on<strong>du</strong>lées, où Ton ne rencontre guère que des terrainsu| incultes et de maigres taillis. Aucun pays n'est plus triste, plusi| pauvre. Et ce qui accentue encore cette impression que le voyageur| reçoit en le traversant, c'est que presque nulle part il n'aperçoit des| eaux. Point de rivières, point de ruisseaux, point d'étangs. Çàetlà| des lits pierreux de torrents, mais vides. Les eaux se sont engouf-\ frées dans des précipices et elles ont disparu sous la terre, pourIaller sourdre plus loin et former des rivières ou des fontaines.Au milieu de cette plaine, brûlée par la sécheresse au momentoù nous la traversâmes, se trouve un gros village qui a nom la Bastide-Murat;nous y passâmes la nuit dans la grange d'une auberge« C'est ici, me dit Yitalis en causant le soir avant de nous coucher,c'est ici, dans ce pays, et probablement dans cette auberge,qu'est né un homme qui a fait tuer des milliers de soldats et qui,ayant commencé la vie par être garçon d'écurie, est devenu princeet roi : il s'appelait Murât ; on en a fait un héros et l'on a donneson nom à ce village. Je l'ai connu, et bien souvent je me suis entretenuavec lui. »Malgré moi une interruption m'échappa.« Quand il était garçon d'écurie?— Non, répondit Vitalis en riant, quand il était roi. C'est la premièrefois que je viens à la Bastide, et c'est à Naples que je l'aiconnu, au milieu de sa cour.— Vous avez connu un roi ? »Il esta croire que le ton de mon exclamation fut fort drôle, car lerire de mon maître éclata de nouveau et se prolongea longtemps.Nous étions assis sur un banc devant l'écurie, le dos appuyécontre la muraille qui gardait la chaleur <strong>du</strong> jour. Dans un grandsycomore qui nous couvrait de son feuillage, des cigales chantaientfil-Vjs-r4$&^ - r "p1-'-•'":i 'i . -t i: f •lisïll •***fil»«ei


PAR MONTS ET PAU VAUX. 71y£•3'Sleur chanson monotone. Devant nous, par-dessus le toit des maisons,la pleine lune, qui venait de se lever, <strong>mont</strong>ait doucement auciel. Celte soirée était pour nous d'autant plus douce que la journéeavait été brûlante.« Veux-tu dormir? me demanda Vilalis, ou bien veux-tu que jete conte l'histoire <strong>du</strong> roi Murât?— Oh! l'histoire <strong>du</strong> roi, je vous en prie. ».Alors il me raconta tout au long cette histoire, et, pendant plusieursheures, nous restâmes sur notre banc; lui, parlant, moi, lesyeux attachés sur son visage, que la lune éclairait de sa pâle lumière.Eli quoi, tout cela était possible; non-seulement possible,mais encore vrai!Je n'avais eu jusqu'alors aucune idée de ce qu'était l'histoire.Qui m'en eût parlé? Pas mère Barherin, à coup sûr; elle ne savaitmême pas ce que c'était. Elle était née à Chavanon, et elle devait ymourir. Son esprit n'avait jamais élé plus loin que ses yeux. Elpour ses yeux l'univers tenait dans le pays qu'enfermait l'horizonqui se développait <strong>du</strong> haut <strong>du</strong> <strong>mont</strong> Audouze.Mon maître avait vu tant de choses!Qu'était donc mon maître, au temps de sa jeunesse? Et commentétait-il devenu ce que je le voyais au temps de sa vieillesse?Il y avait là, on en conviendra, de quoi faire travailler une imaginationenfantine, éveillée, alerte et curieuse de merveilleux.> o:


i- '."•-'S1* 'Pi.ih- T • .'Aii;; filî?i rr.5-iï \h Il*• i.IlCHAPITRE IXJE RENCONTRE UN GEANT CHAUSSE DE BOTTESDE SEPTLIEUESlî.i I:Vs-'t;. MEn quittant le sol desséché des causses et des garrigues, je metrouve, par le souvenir, dans une vallée toujours fraîche et verte,celle de la Dordogne, que nous descendons à petites journées, carla richesse <strong>du</strong> pays fait celle des habitants, et nos représentationssont nombreuses ; les sous tombent assez facilement dans la sébilede Capi.Un pont aérien, léger, comme s'il était soutenu dans le brouillardpar des fils de la Vierge, s'élève au-dessus d'une large rivièrequi roule doucement ses eaux paresseuses ; — c'est le pont de Gubzac,et la.rivière est la Dordogne.Une ville en ruine avec des fossés, des grottes, des tours, et, aumilieu des murailles croulantes d'un cloître, des cigales qui chantentdans les arbustes accrochés ça et lu, — c'est Saint-Emilion.•3'# •-fc !•s "'iiîifini•i:'EI !'I;;*


" UN GÉANT CHAUSSÉ DE BOTTES DE SEPT LIEUES. 73Mais tout cela se brouille confusément dans ma mémoire, tandisque bientôt se présente un spectacle qui la frappe assez fortementpour qu'elle garde l'empreinte qu'elle en a alors reçue et se lereprésente aujourd'hui avec tout son relief.Nous avions couché dans un village assez misérable, et nous enétions partis le matin, au jour naissant. Longtemps nous avionsmarché sur une route poudreuse, lorsque tout à coup nos regards,jusque-là. enfermés dans un chemin que bordaient des vignes, s'étendirentlibrement sur un espace immense, comme si un rideau,touché par une baguette magique, s'était subitement abaissé devantnous.Une large rivière s'arrondissait doucement autour de la collinesur laquelle nous venions d'arriver ; et, au delà de cette rivière, lesloits et les clochers d'une grande ville s'éparpillaient jusqu'à lacourbe indécise de l'horizon. Que de maisons! que de cheminées!Quelques-unes plus hautes et plus étroites, élancées comme des colonnes,vomissaient des tourbillons de fumée noire qui, s'envolantau caprice de la brise, formait au-dessus de la ville un nuage devapeur sombre. Sur la rivière, au milieu de son cours et le longd'une ligne de quais, se tassaient de nombreux navires qui, commeles arbres d'une forêt, emmêlaient les uns dans les autres leurs matures,leurs cordages, leurs voiles, leurs drapeaux multicolores quiilottaient au vent. On entendait des ronflements sourds, des bruitsde ferraille et de chaudronnerie, des coups de marteaux et pardessustout le tapage pro<strong>du</strong>it par le roulement de nombreuses voituresqu'on voyait courir ça et là sur les quais.' « C'est Bordeaux, » meditYitalis.Pour un enfant élevé comme moi, qui n'avait vu jusque-là queles pauvres villages de la Creuse, ouïes quelques petites villes quele hasard de la route nous avait fait rencontrer, c'était féerique.Sans que j'eusse réfléchi, mes pieds s'arrêtèrent, je restai immobile,regardant devant moi, au loin, auprès, tout à l'entour.Mais bientôt mes yeux se fixèrent sur un point : la rivière et lesnavires qui la couvraient. En effet, il se pro<strong>du</strong>isait là un mouvementconfus qui m'intéressait d'autant plus fortement que je n'ycomprenais absolument rien.10


litîi•I7^SANS FAMILLE.Des navires, leurs voiles déployées, descendaient la rivière légè-I j * rement inclinés sur un côté, d'autres la re<strong>mont</strong>aient; il y en avait:Û !t i•!1\Hu(SfiI -L(••3ilr!iIS5 j1ir•il!•:•. 'F.i•3!S!Lqui restaient immobiles comme des îles, et il y en avait aussi quitournaient sur eux-mêmes sans qu'on vît ce qui les faisait tourner;enfin il y en avait encore qui, sans mâture^ sans voilure, mais avecune cheminée qui déroulait dans le ciel des tourbillons de fumée,se mouvaient rapidement, allant en tous sens et laissant derrièreeux, sur l'eau jaunâtre, des sillons d'écume blanche.« C'est l'heure de la marée, me dit Yitalis, répondant, sans queje l'eusse interrogé, à monétonnement; il y a des navires qui arriventde la pleine mer, après de longs voyages : ce sont ceux dont lapeinture est salie et qui sont comme rouilles; il y en a d'autres quiquittent le port; ceux que tu vois, au milieu de la rivière, tournersur eux-mêmes, évitent sur leurs, ancres de manière à présenter leurproue au flot <strong>mont</strong>ant. Ceux qui courent enveloppés dans desi nuages de fumée sont des remorqueurs. »Que de mots étranges pour moi ! que d'idées nouvelles !Lorsque nous arrivâmes au pont qui fait communiquer la Bastideavec Bordeaux, Yitalis n'avait pas eu le temps de répondre à lacentième partie des questions que je voulais lui adresser.Jusque-là nous n'avions jamais fait long séjour dans les villesqui s'étaient trouvées sur notre passage, car les nécessités de notrespectacle nous obligeaient à changer chaque jour le lieu de nos-!treprésentations, afin d'avoir un public nouveau. Avec des coméjIdiens tels que ceux qui composaient « la troupe de l'illustre signorYitalis», le répertoire ne pouvait pas en effet être bien varié, et,quand nous avions joué le Domestique de M. Joli-Cœur, la Mort <strong>du</strong>général, le Triomphe <strong>du</strong> juste, le Malade purgé et trois ou quatreautres pièces, c'était fini, nos acteurs avaient donné tout ce qu'ilspouvaient ; il fallait ailleurs recommencer le Malade purgé ou leTriomphe <strong>du</strong> juste devant des spectateurs qui n'eussent pas vu cespièces.Mais Bordeaux est une grande ville, où le public se renouvellefacilement, et en changeant de quartier nous pouvions donnerjusqu'à trois et quatre représentations par jour, sans qu'on nouscriât, comme cela nous était arrivé à Cahors :(i•i-:• >,'• 5''l?J;:•HtSi *


UN GÉANT CHAUSSÉ DE BOTTES DE SEPT LIEUES. 75


V: \3 x r--r'--i=r-|t>ii•If.fI"| 76 SANS FAMILLE.,isans avancer, car le spectacle était toujours le même : toujours desbruyères, toujours des genêts, toujours des mousses; puis des fougères,dont les feuilles souples et mobiles on<strong>du</strong>laient sous la pression<strong>du</strong> vent, se creusant, se redressant, se mouvant comme desvagues.À de longs intervalles seulement nous traversions des bois depetite éten<strong>du</strong>e; mais ces bois n'égayaient pas le paysage comme!cela se pro<strong>du</strong>it ordinairement. Ils étaient plantés de pins dont les•iîbrandies étaient coupées jusqu'à la cime. Le long de leur tronc ontavait fait des entailles profondes, et par ces cicatrices rouges8s'écoulait leur résine en larmes blanches cristallisées. Quand leïvent passait par rafales dans leurs ramures, il pro<strong>du</strong>isait uneimusique si plaintive qu'on croyait entendre la voix même de cesipauvres arbres mutilés qui se plaignaient de leurs blessures.Yitalis m'avait dit que nous arriverions le soir à un village oùnous pourrions coucher.v11 ; Mais le soir approchait, et nous n'apercevions rien qui nouslîlils -i*ihvJ-":VI•t-signalât le voisinage de ce village : ni champs cultivés, ni animauxpâturant dans la lande, ni au loin une colonne de fumée qui nousaurait annoncé une maison.J'étais fatigué de la route parcourue depuis le matin, et encoreplus abattu par une sorte de lassitude générale. Ce bienheureuxvillage ne surgirait-il donc jamais au bout de cette route interminable?J'avais beau ouvrir les yeux et regarder au loin, je n'apercevaisrien que la lande, et toujours la lande dont les buissons se brouillaientde plus en plus dans l'obscurité qui s'épaississait.L'espérance d'arriver bientôt nous avait fait hâter le pas, et monmaître lui-même, malgré son habitude des longues marches, sesentait fatigué. Il voulut s'arrêter et se reposer un moment sur lebord de la route.Mais, au lieu de m'asseoir près de lui, je voulus gravir un petit<strong>mont</strong>icule planté de genêts qui se trouvait à une courte distance <strong>du</strong>chemin, pour voir si de là je n'apercevrais pas quelque lumièredans la plaine.J'appelai Capi pour qu'il vînt avec moi; mais Capi, lui aussi,% l:1 r


UN GÉANT CHAUSSÉ DE BOTTES DE SEPT LIEUES. 77était fatigué, et il avait fait la sourde oreille, ce qui était sa lactiquehabituelle avec moi lorsqu'il ne lui plaisait pas de m'obéir.« As-tu peur? » demanda Vitalis.Ce mot me décida à ne pas insister, et je partis seul pour monexploration; je voulais d'autant moins m'exposer aux plaisanteriesde mon maître que je ne me sentais pas la moindre frayeur.Cependant la nuit était venue, sans lune, mais avec des étoilesscintillantes qui éclairaient le ciel et versaient leur lumière dansl'air chargé de légères vapeurs que le regard traversait.Tout en marchant et en jetant les yeux à droite et à gauche, jeremarquai que ce crépuscule vaporeux donnait aux choses desformes étranges. Il fallait faire un raisonnement pour reconnaîtreles buissons, les bouquets de genêts, et surtout les quelques petitsarbres qui çà et là dressaient leurs troncs tor<strong>du</strong>s et leurs branchescontournées ; de loin ces buissons, ces genêts et ces arbres ressensblaient à des êtres vivants appartenant à un monde fantastique.Cela était bizarre, et il semblait qu'avec l'ombre la lande s'étaittransfigurée comme si elle s'était peuplée d'apparitions mystérieuses.L'idée me vint, je ne sais comment, qu'un autre à ma placeaurait peut-être été effrayé par ces apparitions ; cela était possible,après tout, puisque Vitalis m'avait demandé si j'avais peur ; cependant,en m'interrogeant, je ne trouvai pas en moi cette frayeur.À mesure que je gravissais la pente <strong>du</strong> <strong>mont</strong>icule, les genêtsdevenaient plus forts, les bruyères et les fougères plus hautes; leurcime dépassait souvent ma tête, et parfois j'étais obligé de meglisser sous leur couvert.Cependant je ne tardai pas à atteindre le sommet de ce petittertre. Mais j'eus beau ouvrir les yeux, je n'aperçus pas la moindrelumière. Mes regards se perdaient dans l'obscurité : rien que desformes indécises, des ombres étranges, des genêts qui semblaienttendre leurs branches vers moi comme de longs bras flexibles, desbuissons qui dansaient.Ne voyant rien qui m'annonçât le voisinage d'une maison,j'écoulai pour tâcher de percevoir un bruit quelconque, le meuglementd'une vache, l'aboiement d'un chien., 5- . V-:-'y-^


miJ73 SANS FAMILLE. |ghH%:i.iAprès être resté un moment l 1 oreille ten<strong>du</strong>e, ne respirant paspour mieux entendre, un frisson me fit tressaillir, le silence de lalande m'avait effaré ; j'avais peu?. De quoi ? Je n'en savais rien. Dusilence sans doute, de la solitude et de la nuit. En tout cas, je me$3sentais comme sous le coup d'un danger.À ce moment même, regardant autour de moi avec angoisse,j'aperçus au loin une grande ombre se mouvoir rapidement audessusdes genêts, et en même temps j'entendis comme un bruissementde branches qu'on frôlait.J'essayai de me dire que c'était la peur qui m'abusait, et que ceque je prenais pour une ombre était sans doute un arbre, que toutd'abord je n'avais pas aperçu.ïSMais ce bruit, quel était-il? Il ne faisait pas un souffle de vent.Les branches, si légères qu'elles soient, ne se meuvent pas seules,teil faut que la brise les agite, ou bien que quelqu'un les remue. %Quelqu'un? Mais non, ce ne pouvait pas être un homme, ce grandcorps noir qui venait sur moi ; un animal que je ne connaissais pasplutôt, un oiseau de nuit gigantesque, ou bien'une immense araignéeà quatre pattes dont les membres grêles se découpaient audessusdes buissons et des fougères sur la pâleur <strong>du</strong> ciel.Ce qu'il y avait de certain, c'est que cette bête, <strong>mont</strong>ée sur desjambes d'une longueur démesurée, s'avançait de mon côté par desbonds précipités.Assurément elle m'avait vu, et c'était sur moi qu'elle accourait.Cette pensée me fit retrouver mes jambes, et, tournant sur moimême,je me précipitai dans la descente pour rejoindre Vitalis.Mais, chose étrange! j'allai moins vite en dévalant que je n'avaisété en <strong>mont</strong>ant; je me jetais dans les touffes de genêts et de bruyères,me heurtant, m'accrochant, j'étais à chaque pas arrêté.En me dépêtrant d'un buisson, je glissai un regard en arrière;la bête s'était rapprochée, elle arrivait sur moi.Heureusement la lande n'était plus embarrassée de broussailles,je pus courir plus vite à travers les herbes.Mais, si vite que j'allasse, la bête allait encore plus vite que moi ;je n'avais plus besoin de me retourner, je la sentais sur mon dos.Je ne respirais plus, étouffé que j'étais par l'angoisse et par ma--!.-££fer;frVfBÎ: ;.••r *•:•


UN GÉANT CHAUSSÉ DE BOTTES DE SEPT LIEUES. 79course folle; je fis cependant un dernier effort et vins tomber auxpieds de mon maître, tandis que les trois chiens, qui s'étaient brusquementlevés, aboyaient à pleine voix.Je ne pus dire que deux mots que je répétai machinalement :« La bête, la bête !»Au milieu des vociférations des chiens,-"j'entendis tout à coup ungrand éclat de rire. En. même temps mon maître, me posant la mainsur l'épaule, m'obligea à me retourner.« La bête, c'est toujours toi, disait-il en riant; regarde donc unpeu, si tu l'oses. »Son rire, plus encore que ses paroles, m'avait rappelé à la raison; j'osai ouvrir les yeux et suivre la direction de sa main.L'apparition qui m'avait affolé s'était arrêtée, elle se tenait immobilesur la route.J'eus encore, je l'avoue, un premier moment de répulsion et d'effroi;mais je n'étais plus au milieu de la lande, Vitalis était là, leschiens m'entouraient, je ne subissais plus l'influence troublantede la solitude et <strong>du</strong> silence.Je m'enhardis et je fixai sur elle des yeux plus fermes.Était-ce une bête? Etait-ce un homme?De l'homme, elle avait le corps, la tête et les bras.De la bête, une peau velue qui la couvrait entièrement, et deuxlongues pattes maigres de cinq ou six pieds de haut sur lesquelleselle restait posée.Bien que la nuit se fût épaissie, je distinguais ces détails, carcette grande ombre se dessinait en noir, comme une silhouette, surle ciel, où de nombreuses étoiles versaient une pâle lumière.Je serais probablement resté longtemps indécis à tourner et retournerma question, si mon maître n'avait adressé la parole à monapparition.« Pourriez-vous me dire si nous sommes éloignés d'un village? »demanda-t-il.C'était donc un homme, puisqu'on lui parlait?Mais pour toute réponse je n'entendis qu'un rire sec semblableau cri d'un oiseau.C'était donc un animal?


§!J-.€0 SANS FAMILLE.Cependant mon maître continua ses questions, ce qui me paruttout à fait déraisonnable, car chacun sait que, si les animaux comprennentquelquefois ce que nous leur disons, ils ne peuvent pasnous répondre.Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cet animal dit qu'iln'y avait pas de maisons aux environs, mais seulement une bergerie,où il nous proposa de nous con<strong>du</strong>ire!4OPuisqu'il parlait, comment avait*il des pattes?Si j'avais osé, je me serais approché de lui, pour voir commentétaient faites ces pattes*, mais, bien qu'il ne parût pas méchant, jen'eus pas ce courage, et, ayant ramasse mon sac, je suivis monmaître sans rien dire.« Vois-tu maintenant ce qui t T a fait si grande peur? me demanda-t-ilen marchant.— Oui, mais je ne sais pas ce que c'est : il y a donc des géantsdans ce pays-ci?— Oui, quand ils sont <strong>mont</strong>és sur des échasscs. »Et il m'expliqua comment les Landais, pour traverser leursterres sablonneuses ou marécageuses et ne pas enfoncer dedansjusqu'aux hanches, se servaient de deux longs bâtons garnis d'unétrier, auxquels ils attachaient leurs pieds.« Et voilà comment ils deviennent des géants avec des bottes desept lieues pour les enfants peureux. »


CHAPITRE XDïiVANT I.A JUSTICEDe Pau il m'est resté un souvenir agréable; dans celte ville, levent ne souffle presque jamais. Et, comme nous y restâmes pendantl'hiver, passant nos journées dans les rues, sur les placespubliques et sur les promenades, on comprend que je <strong>du</strong>s être sensibleà un avantage de ce genre.Ce ne l'ut pourtant pas cette raison qui, contrairement à noshabitudes, détermina ce long séjour en un même endroit, mais uneautre très légitimement toute-puissante auprès de mon maître, —veux dire l'abondance de nos recettes.J*En effet, pendant tout l'hiver, nous eûmes un public d'enfantsquine se fatigua point de notre répertoire et ne nous cria jamais :.« C'est donc toujours la même chose! »C'étaient, pour le plus grand nombre, des enfants anglais : degros garçons avec des chairs roses et de jolies petites filles avec desu


-fi'«M|i:•/: tm --• i\i- -"Vï *•'•"•Î?S; il![ 82 SANS FAMILLE.4!I!' ii'tf\îïïl&ï-i1 N'1 • >!i:i • »i - -.-igrands yeux doux, presque aussi beaux que ceux de Dolce. Ce futalors que j'appris à connaître les Âlberl, les Hunlley et autres pâtisseriessèches, dont, avant de sortir, ils avaient soin de bourrerleurs poches, pour les distribuer ensuite généreusement"entre Joli-Cœur, les chiens et moi.Quand le printemps s'annonça par de chaudes journées, notrepublic commença à devenir moins nombreux, et, après la représentation,plus d'une fois des enfants vinrent donner des poignéesde main à Joli-Cœur et à Capi. C'étaient leurs adieux qu'ils faisaient;le lendemain nous ne devions plus les revoir.* Bientôt nous nous trouvâmes seuls sur les places publiques, etil fallut songer à abandonner, nous aussi, les promenades de laBasse-Plante et <strong>du</strong> Parc.Un matin nous nous mîmes en route, et nous ne tardâmes pasà perdre de vue les tours de Gaston Phœbus et de Montauset.Nous avions repris notre vie errante, à l'aventure, par les grandschemins.Pendant longtemps, je ne sais combien de jours, combien desemaines, nous allâmes devant nous, suivant des vallées, escaladantdes collines, laissant toujours à notre droite les cimes bleuâtresdes Pyrénées, semblables à des entassements de nuages.Puis, un soir, nous arrivâmes dans une grande ville, située aubord d'une rivière, au milieu d'une plaine fertile. Les maisons,fort laides pour la plupart, étaient construites en briques rouges;les rues étaient pavées de petits cailloux pointus, <strong>du</strong>rs aux piedsdes voyageurs qui avaient fait une dizaine de lieues dans leurjournée.Mon maître me dit que nous étions à Toulouse et que nous yresterions longtemps.Comme à l'ordinaire, notre premier soin, le lendemain, fut dechercher des endroits propices à nos représentations.Nous en trouvâmes un grand nombre, car les promenades nemanquent pas à Toulouse, surtout dans la partie de la ville quiavoisine le Jardin des Plantes; il y a là une belle pelouse ombragéede grands arbres, sur laquelle viennent déboucher plusieursboulevards qu'on appelle des allées. Ce fut dans une de ces alléesEFISVï1M f! $\« ri-- •ir. i :•* ïii"i".V- :FFJ -i itî'


DEVANT LA JUSTICE. 831 que nous nous installâmes, et dès nos premières représentations1 nous eûmes un public nombreux.1 Par malheur, l'homme de police qui avait la garde de cette alléeI vit celte installation avec déplaisir, et, soit qu'il n'aimât pas lesI chiens, soit que nous fussions une cause de dérangement dans son1 service, soit toute autre raison, il voulut nous faire, abandonnerI)| notre place.1 Peut-être, dans notre position, eût-il été sage de céder à cetteI tracasserie, car la lutte entre de pauvres saltimbanques tels quei§ nous et des gens de police n'était pas à armes égales; mais, parg suite d'une disposition d'esprit qui n'élait pas ordinaire à mon% maître, presque toujours très patient, il n'en jugea pas ainsi.H Bien qu'il ne fût qu'un <strong>mont</strong>reur de chiens savants pauvre etM vieux, — au moins présentement, — il avait de la fierté; de plus, ilU: avait ce qu'il appelait le sentiment de son droit, c'est-à-dire, ainsi|i qu'il me l'expliqua, la conviction qu'il devait être protégé tantU qu'il ne ferait rien de contraire aux lois ou règlements de police.S| Il refusa donc d'obéir à l'agent lorsque celui-ci voulut nous expulserde notre allée.Lorsque mon maître ne voulait pas se laisser emporter par lacolère, il avait pour habitude d'exagérer sa politesse italienne :c'était à croire alors, en entendant ses façons de s'exprimer, qu'ils'adressait à des personnages considérables.


Iff^v>>**I• r.t-•&il!Y-M!Hif!liIL%1'ïï:ttH>»-SisM;Ï-—.'C -;•Pv.-t -,1 ; "t>". ï''•'t 'T- '; i!* ï' ;f! Si 1 , 1iiï:f i1 "i r'•'• ':• ifiïSANS FAMILLE.Mais il revint le lendemain, et, franchissant les cordes qui formaientI 1 enceinte de notre théâtre, il se jeta au beau milieu denotre représentation.ce II faut museler vos chiens, dit-il <strong>du</strong>rement à Vitalis.— Museler mes chiens !— Il y a un règlement de police; vous devez le connaître. »Nous étions en train déjouer le Malade purgé, et, comme c'étaitla première représentation de cette comédie à Toulouse, notre publicétait plein d'attention.L'intervention de l'agent provoqua des murmures et des réclamations.« N'interrompez pas!— Laissez finir la représentation. »Mais d'un geste Yitalis réclama et obtint le silence.Alors, ôlant son feutre dont les plumes balayèrent le sable, tantson salut fut profond, il s'approcha de l'agent en faisant troisgrandes révérences.« Le très respectable représentant de l'autorité n'a-t-il pas ditque je devais museler mes comédiens? demanda-t-il.— Oui, muselez vos chiens, et plus vite que ça.— Museler Capi, Zerbino, Dolce! s'écria Vitalis s'adressant bienplus au public .flu'q. l'agent, mais votre seigneurie n'y pense pas!Comment le savant médecin Capi, connu de l'univers entier,pourra-t-il administrer ses médicaments à son malade, si celui-ciporte au bout de son nez une muselière? C'est par la bouche,signor, permettez-moi de vous le faire remarquer, que la médecinedoit être prise pour opérer son effet. Le docteur Capi ne se seraitjamais permis de lui indiquer une autre direction devant ce publicdistingué. »Sur ce mot, il y eut une explosion de fous rires.Il était clair qu'on approuvait Vitalis; on se moquait de l'agent,et surtout on s'amusait des grimaces de Joli-Cœur, qui, s'élantplacé derrière « le représentant de l'autorité », faisait des grimacesdans le dos de celui-ci, croisant ses bras comme lui, se campantle poing sur la hanche et rejetant sa tête en arrière avec des mineset des contorsions tout à fait réjouissantes.s-' :Iî-SE!lils1 i' *s» ;' i•a ï îï'tïfa i31'S 1 :"


DEVANT LA JUSTICE. 65Agacé par le discours de Vitalis, exaspéré par les rires <strong>du</strong> public,l'agent de police, qui n'avait pas l'air d'un homme patient, tournabrusquement sur ses talons.Mais alors il aperçut le singe qui se tenait le poing sur la hanchedans l'attitude d'un matamore; <strong>du</strong>rant quelques secondes l'hommeet la bête restèrent en face l'un de l'autre, se regardant comme s'ils'agissait de savoir lequel des deux baisserait les yeux le premier.Les rires qui éclatèrent encore, irrésistibles et bruyants, mirentfin à cette scène.« Si demain vos chiens ne sont pas muselés, s'écria l'agent ennous menaçant <strong>du</strong> poing, je vous fais un procès; je ne vous dis quecela.— À demain, signor, dit Vitalis, à demain. »Et, tandis que l'agent s'éloignait à grands pas, Vitalis resta courbéen deux dans une attitude respectueuse; puis, la représentationcontinua.Je croyais que mon maître allait acheter des muselières pour noschiens, mais il n'en fit rien, et la soirée s'écoula même sans qu'ilparlât de sa querelle avec l'homme de police.Alors je m'enhardis à lui en parler moi-même.« Si vous voulez que .Capi ne brise pas demain sa muselière pendantla représentation, lui dis-je, il me semble qu'il serait bon delàlui mettre un peu à l'avance. En le surveillant, on pourrait peutêtrel'v habituer.— Tu crois donc que je vais leur mettre une carcasse de fer?— Dame! il me semble que l'agent est disposé à vous tourmenter.— Sois tranquille, je m'arrangerai demain pour que l'agent nepuisse pas me faire un procès, et en même temps pour que mesélèves ne soient pas trop malheureux. D'un autre côté, il est bonaussi que le public s'amuse un peu. Cet agent nous procurera plustf une bonne recette; il jouera, sans s'en douter, un rôle comique dansla pièce que je lui prépare; cela donnera de la variété à notre répertoireet n'ira pas plus loin qu'il ne faut. Pour cela, tu te rendrastout seul demain à notre place avec Joli-Cœur ; tu tendras les cordes,tu joueras quelques morceaux de harpe, et, quand tu auras autourde toi un public suffisant et que l'agent sera arrivé, je ferai mon


L^lgJgL.T:"'#'r-y,:il' IL• Vi-J'1 ^l& 8S SANS FAMILLE.1Ilï -,?• r-C i -5' 'i.* I .-, k; • f< ^ '.î 1 - .'i.L i"*ïentrée avec les chiens. C'est alors que la comédie commencera. »Je n'avais pas bonne idée de tout cela.II ne me plaisait guère de m'en aller seul ainsi préparer notrereprésentation; mais je commençais à connaître mon maître et àsavoir quand je pouvais lui résister ; or, il était évident que dansles circonstances présentes je n'avais aucune chance de lui faireabandonner l'idée de la petite scène sur laquelle il comptait : je medécidai donc à obéir.Le lendemain je m'en allai à notre place ordinaire, et je tendismes cordes. J'avais à peine joué quelques mesures, qu'on accourutde tous côtés, et qu'on s'entassa dans l'enceinte que je venaisde tracer.En ces derniers temps, surtout pendant notre séjour à Pau, monmaître m'avait fait travailler la harpe, et je commençais à ne pas; trop mal jouer quelques morceaux qu'il m'avait appris. 11 y avaitentre autres une canzonetla napolitaine que je chantais en m'ac-; - compagnant et qui me valait toujours des applaudissements.! - J'étais déjà artiste par plus d'un côté, et par conséquent disposé^à croire, quand notre troupe avait <strong>du</strong> succès, que c'était à mon[ r talent que ce succès était dû ; cependant, ce jour-là, j'eus le bon sens[ ';'' de comprendre que ce n'était point pour entendre ma canzonetla\ qu'on se pressait ainsi dans nos cordes.S Ceux qui avaient assisté la veille à la scène de l'agent de police jsI Vétaient revenus, et ils avaient amené avec eux des amis. On aime peu! i les gens de police à Toulouse, et l'on était curieux de voir commentle vieil Italien se tirerait d'affaire. Bien que Vitalis n'eût pas prononcéd'autres mots que : « À demain, signor, » il avait été comprispar tout le monde que ce rendez-vous donné et accepté étaitl'annonce d'une grande représentation, dans laquelle on trouveraitdes occasions de rire et de s'amuser aux dépens de l'agent maladroitet maussade.De là l'empressement <strong>du</strong> public.Aussi, en me voyant seul avec Joli-Cœur, plus d'un spectateurinquiet m'interrompait-il pour me demander si « l'Italien » neviendrait pas.« Il va arriver bientôt. »'8*} ;:* h:.$ Si


DEVANT LA JUSTICE. 87Et je continuai ma canzonctla.Ce ne fut pas mon maître qui arriva, ce fut l'agent de police.Joli-Cœur l'aperçut le premier, et aussitôt, se campant la main surla hanche et rejetant sa tête en arrière, il se mit à se promener autourde moi en long et en large, raide, cambré, avec une prestanceridicule.Le public partit d'un éclat de rire et applaudit à plusieurs reprises.L'agent fut déconcerté et il me lança des yeux furieux.Bien enten<strong>du</strong>, cela redoubla l'hilarité <strong>du</strong> public.J'avais moi-même envie de rire, mais d'un autre côté je n'étaisguère rassuré. Comment tout cela; allait-il finir? Quand Vitalis étaitlà, il répondait à l'agent. Mais j'étais seul, et, je l'avoue, je ne savaiscomment je m'en tirerais, si l'agent m'interpellait.La figure de l'agent n'était pas faite pour me donner bonne espérance; il était vraiment furieux, exaspéré par la colère.Il allait de long en large devant mes cordes et, quand il passaitprès de moi, il avait une façon de me regarder par-dessus sonépaule qui me faisait craindre une mauvaise fin.Joli-Cœur, qui ne comprenait pas la gravité de la situation,s'amusait de l'attitude de l'agent. Il se promenait, lui aussi, le longde ma corde, mais en dedans, tandis que l'agent se promenait endehors, et en passant devant moi il me regardait à son tour pardessusson épaule avec une mine si drôle, que les rires <strong>du</strong> publicredoublaient.Ne voulant point pousser à bout l'exaspération de l'agent, j'appelaiJoli-Cœur; mais celui-ci n'était point en disposition d'obéissance,ce jeu l'amusait, il continua sa promenade en courant, et m'échappait lorsque je voulais le prendre.Je ne sais comment cela se fit, mais l'agent, que la colère aveuglaitsans doute, simagina que j'excitais le singe, et vivement ilenjamba la corde.En deux enjambées il fut sur moi, et je me sentis à moitié renversépar un soufflet.Quand je me remis sur mes jambes et rouvris les yeux, Vitalis,


88 SANS FAMILLE.survenu, je ne sais comment, était placé entre moi et l'agent qu'iltenait par le poignet.« Je vous défends de frapper cet enfant, dit-il ; ce que vous avezl'ait est une lâcheté. »L'agent voulut déinurer sa main, mais Yitalis serra la sienne.Et, pendant quelques secondes, les deux hommes se regardèrenten l'ace, les yeux dans les veux.L'agent était l'on de colère.j\Ion maître était magnifique de nohlessc; il tenait haute sa belletêteencadrée de cheveux blancs et son visage exprimait l'indignationet le commandement.Il me sembla que, devant cette attitude, l'agent allait rentrersous terre, mais .il n'en fut rien : d'un mouvement vigoureux, il7 O /dégagea sa main, empoigna mon maître par le collet et le poussadevant lui avec brutalité.Yitalis, indigné, se redressa, et, levant son bras droit, il en frappafortement le poignet de l'agent pour se dégager.« Que voulez-vous donc de nous? demanda Yitalis.— Je veux vous arrêter; suivez-moi au poste.— Pour arriver à vos lins, il n'était pas nécessaire de frapper cetenfant, répondit Yitalis.— Pas de paroles, suivez-moi ! »Yitalis avait retrouvé tout son sang-froid ; il ne répliqua pas, mais,se tournant vers moi :« Rentre à l'auberge, me dit-il, restes-y avec les chiens, je te feraiparvenir des nouvelles. »11 n'en put pas dire davantage, l'agent l'entraîna.Ainsi finit cette représentation, que mon maître avait voulu faireamusante et qui finit si tristement.Le premier mouvement des chiens avait élé de suivre leur maître;mais Yitalis leur ordonna de rester près de moi, et, habitués à obéir,ils revinrent sur leurs pas. Je m'aperçus alors qu'ils étaient musclés,mais, au lieu d'avoir le nez pris dans une carcasse en 1er oudans un filet, ils portaient tout simplement une faveur en soie nouéeavec des bouffettes autour de leur museau; pour Capi, qui était àpoil blanc, la faveur était rouge; pour Zcrbino, qui était noir,1 !1 :'.i


'.V• T — c — "v • >VITAI.IS, INDIGNA SU REDRESSA (l\ 8S)HtLytPhïS'V


DEVANT LA JUSTICE. 89blanche; pour Dolce, qui était grise, bleue. Celaient des muselièresde théâtre.Le public s'était rapidement dispersé; quelques personnos seulementavaient gardé leurs places, discutant sur ce qui venait de sepasser,« Le vieux a eu raison.— Il a eu tort.— Pourquoi l'agent a-t-il frappé l'enfant, qui ne hii avait riendit ni rien fait?— Mauvaise affaire ; le vieux ne s'en tirera pas sans prison, sil'agent constate la rébellion. »Je rentrai à l'auberge fort affligé et très inquiet.Je n'étais plus au tepips où Vitalis m'inspirait de l'effroi." A vraidire, ce temps n'avait <strong>du</strong>ré que quelques heures. Assez rapidement,je m'étais attaché à lui d'une affection sincère, et cette affection avaitété en grandissant chaquejour. Nous vivions delà même vie, toujoursensemble <strong>du</strong> matin au soir, et souvent <strong>du</strong> soir au matin, quand, pournotre coucher, nous partagions la même botte de paille. Un père n'apas plus de soins pour son enfant qu'il en avait pour moi. Il m'avaitappris à lire, à chanter, à écrire, à compter. Dans nos longues marches,il avait toujours employé le temps à me donner des leçonstantôt sur une chose, tantôt sur une autre, selon queles circonstancesou le hasard lui suggéraient ces leçons. Dans les journées de grandfroid, il avait partagé avec moi ses couvertures; par les fortes chaleurs,il m'avait toujours aidé à porter la part de bagages et d'objetsdont j'étais chargé. A table, ou plus justement, dans nos repas, carnous ne mangions pas souvent à table, il ne me laissait jamaisle mauvais morceau, se réservant le meilleur; au contraire, ilnous partageait également le bon et le mauvais. Quelquefois, il estvrai qu'il me tirait les oreilles et m'allongeait une taloche; mais iln'y avait pas, dans ces petites corrections, de quoi me faire oublierses soins, ses bonnes paroles et tous les témoignages de tendressequ'il m'avait donnés depuis que nous étions ensemble. Il m'aimaitet je l'aimais.Cette séparation m'atteignit donc douloureusement.Quand nous reverrions-nous?VA


T1- ' • J , '-"a2r• '*•'.ï- -j-.»:• ^ • = •90 SANS FAMILLE.*f&•• ^ :;c.î •^ -» -T - »• - 1 ;t • -; **•' s < •,:.i|i-Vvv'.:) • :. : '• :•:::i1 '1 H\> >.-'••-.u ^>i *•* ' .~! ::• : ; *il!On avait parlé de prison. Combien de temps pouvait <strong>du</strong>rer ceti^ emprisonnem ent ?^!• •-•;i; .;. - ••-,.['. 4 •,;•Il V" "..•|>; «.">•;';|i V;IJ;|î| : ; :-J!-.' *-.*»•.; .-- . ' I 'I î * '! i l(! El: Vl'*:-t "*t -SV :'•\l < ; '." ;^L ; L 'J-' 13: -^i • :• '- • •.*. *• ; - '"ii >;; •:•"5.,£•• -' •' :•: '.:r' -..!'' ifr •!• -S ^-iV:.11 ^!|i3-1 ^ ^ ' \f\Qu'allais-je faire pendant ce temps? Comment vivre? De quoi?Mon maître avait l'habitude de porter sa fortune sur lui, et,avant de se laisser entraîner par l'agent de police, il n'avait pas eule temps de me donner de l'argent.Je n'avais que quelques sous dans ma poche; seraient-ils suffisantspour nous nourrir tous, Joli-Cœur, les chiens et-moi?Je passai ainsi deux journées dans l'angoisse, n'osant pas sortirde la cour de l'auberge, m'occupant de Joli-Cœur et des chiens, qui,tous, se <strong>mont</strong>raient inquiets et chagrins.Enfin, le troisième jour, un homme m'apporta une lettre deVitalis.Par cette lettre, mon maître me disait qu'on le gardait en prisonpour le faire passer en police correctionnelle le samedi suivant, sousla prévention de résistance à un agent de l'autorité, et dévoies defait sur la personne de celui-ci.« En me laissant emporter par la colère, ajoutait-il, j'ai fait unelourde faute qui pourra me coûter cher. Viens à l'audience ; tu ytrouveras une leçon. »Puis il ajoutait des conseils pour ma con<strong>du</strong>ite ; il terminait enm'embrassant et me recommandant de faire pour lui une caresse àCapi, à Joli-Cœur, àDolce et à Zerbino,Pendant que je lisais cette lettre, Capi, entre mes jambes, tenaitson nez dessus, la flairant, reniflant, et les mouvements de sa queueme disaient que, bien certainement, il reconnaissait, par l'odorat,que ce papier avait passé par les mains de son maître-, depuis troisjours, c'était la première fois qu'il manifestait de l'animation et dela joie.Ayant pris des renseignements, on me dit que l'audience de lapolice correctionnelle commençait à dix heures. À neuf heures, lesamedi, j'allai m'adosser contre la porte et, le premier, je pénétraidans la salle. Peu à peu, la salie s'emplit, je reconnus plusieurs personnesqui avaient assisté à la scène avec l'agent de police.Je ne savais pas ce que c'était que les tribunaux et la justice,mais d'instinct j'en avais une peur horrible; il me semblait que,ï ' • : . ' * ^ ' ïa! V ' ' \_ 11 «f t'i-iii r-.- •- ;?« a . -""'•ï* P - ' -Il ïî li.'ji;v i]''''•>.!> -^:';.;3.f ,iJh-.i*.5 Hl!V3 Ï*- L i"1 1*- ;'i• : !•J •»!»•'!•"3 ï : o. V ." - ' !ï: •'•'••'- .t. •


DEVANT LA JUSTICE. 01bien qu'il s'agît de mon maître et non de moi, j'étais en danger.I J'allai me blottir derrière un gros poêle et, m'enfonçant contre lal muraille, je me fis aussi petit que possible.ICe ne fut pas mon maître qu'on jugea le premier, mais des gens1 qui avaient volé, qui s'étaient battus, qui, tous, se disaient inno-1 cents, et qui, tous, furent condamnés. Enfin, Vitalis vint s'asseoir! entre deux gendarmes sur le banc où tous ces gens l'avaient.précédé.| Ce qui se dit tout d'abord, ce qu'on lui demanda, ce qu'il répondit,je n'en sais rien; j'étais trop ému pour entendre, ou tout aumoins pour comprendre. D'ailleurs, je ne pensais pas à écouter, jeregardais. Je regardais mon maître qui se tenait debout, ses grandscheveux blancs rejetés en arrière, dans l'attitude d'un hommehonteux et peiné; je regardais le juge qui l'interrogeait.« Ainsi, dit celui-ci, vous reconnaissez avoir porté des coups àl'agent qui vous arrêtait?-—Non des coups, monsieur le président, mais un coup, et pourme dégager de son étreinte ; lorsque j'arrivai sur la place où devaitï3H3ï-aA r oir lieu notre représentation, je vis l'agent donner un souffletal'enfant qui m'accompagnait.— Cet enfant n'est pas à vous?— Non, monsieur le président, mais je l'aime comme s'il étaitmon fils. Lorsque je le vis frapper, je me laissai entraîner par lacolère, je saisis vivement la main de l'agent et l'empêchai de frapperde nouveau.— Vous avez vous-même frappé l'agent?— C'est-à-dire que, lorsque celui-ci me mit la main au collet,j'oubliai quel était l'homme qui se jetait sur moi, ou plutôt je nevis en-lui qu'un homme au lieu de voir un agent, et un mouvementinstinctif, involontaire, m'a emporté.— À votre âge, on ne se laisse pas emporter.— On ne devrait pas se laisser emporter; malheureusement onne fait pas toujours ce qu'on doit, je le sens aujourd'hui.— Nous allons entendre l'agent. »Celui-ci raconta les faits tels qu'ils s'étaient passés, mais en insistantplus sur la façon dont on s'était moqué de sa personne, de savoix, de ses gestes, que sur le coup qu'il avait reçu.


iliijilillu! *t!ilfcil; b'iilif:m•i *-• t -iiiIIKî&àVr.jKï.r,m.VPt • -,:• -'•.••!•fi:i*E:£-; i ;h ;; ,::i-i't; : ;. , > s\>-f.92 SANS FAMILLE.Pendant cette déposition, Vitalis, au lieu d'écouter avec attention,regardait de tous côtés dans la salle. Je compris qu'il me cherchait.Alors, je me décidai à quitter mon abri, et, me faufilant au milieudes curieux, j'arrivai au premier rang.Il m'aperçut, et sa figure attristée s'éclaira ; je sentis qu'il étaitheureux de me voir, et, malgré moi, mes yeux s'emplirent de larmes.« C'est tout ce que vous avez à dire pour votre défense? demandaenfin le président.— Pour moi, je n'aurais rien à ajouter, mais, pour l'enfant quej'aime tendrement et qui va rester seul, pour lui, je réclame l'in<strong>du</strong>lgence<strong>du</strong> tribunal, et le prie de nous tenir séparés le moins longtempspossible. »Je croyais qu'on allait mettre mon maître en liberté. Mais il n'enfut rien.Un autre magistrat parla pendant quelques minutes; puis leprésident, d'une voix grave, dit que le nommé Vitalis, convaincud'injures et de voies de fait envers un agent de la force publique,était condamné à deux mois de prison et a cent francs d'amende.Deux mois de prison!À travers mes larrves, je vis la porte par laquelle Vitalis étaitentré se rouvrir; celui-ci suivit un gendarme, puis la porte se referma.Deux mois de séparation iOù aller?.i -É*s*."*• -a*0\\1i. mi]


CHAPITRE XIENBATEAUQuand je rentrai à l'auberge, le cœur gros, les yeux rouges, jetrouvai sous la porte de la cour l'aubergiste qui me regarda Ionguement.J'allais passer pour rejoindre les chiens, quand il m'arrêta.« Eh bien, me dit-il, ton maître?— Il est condamné.— À combien?— - À deux mois de prison.— Et à combien d'amende?— Cent francs.— Deux mois, cent francs, » répéta-t-il à trois ou quatre reprises.Je voulus continuer mon chemin ; de nouveau il m'arrêta.:< Et qu'est-ce que tu veux faire pendant ces deux mois?— Je ne sais pas, monsieur.


*vtf-r.'ïtr-ihî.-, LÏ. s *"' h- » •*n:.•1 \t..î9iSANS FAMILLE.r/5Im(S!ili Î-ÎM-il-; iilHi)I L ; • .T- •* . lVf •' •1 ;'•;•- : i, • îi:i-ï


EN BATEAU. 95j/•M— Je te garderai sa lettre.-— Mais, si je ne lui réponds pas?— Àh ! tu m'ennuies à la fin. Je t'ai dit de t'en aller ; il faut sortird'ici, et plus vite que ça ! Je te donne cinq minutes pour partir;si iete retrouve quand je vais revenir dans la cour, tu aurasaffaire à moi. »Je sentis bien que toute insistance était inutile. Comme le disaitl'aubergiste, « il fallait sortir d'ici. »J'entrai à l'écurie, et, après avoir détaché les chiens et Joli-Cœur,après avoir bouclé mon sac et passé sur mon épaule la bretelle dema harpe, je sortis de l'auberge.L'aubergiste était sur sa porte pour me surveiller.« S'il vient une lettre, me cria-t-il, je te la conserverai ! »J'avais hâte de sortir de la ville, car mes chiens n'étaient pasmuselés. Que répondre, si je rencontrais un agent de police? Queje n'avais pas d'argent pour leur acheter des muselières? C'était lavérité, car, tout compte fait, je n'avais que onze sous dans ma poche,et ce n'était pas suffisant pour une pareille acquisition. Ne m'arrêterait-ilpas à mon tour? Mon maître en prison, moi aussi, que deviendraientles chiens et Joli-Cœur? J'étais devenu directeur detroupe, chef de famille, moi, l'enfant sans famille, et je sentais maresponsabilité.Tout en marchant rapidement, les chiens levaient la tête vers moiet me regardaient d'un air qui n'avait pas besoin de paroles pourêtre compris : ils avaient faim.Joli-Cœur, que je portais juché sur mon sac, me tirait de tempsen temps l'oreille pour m'obliger à tourner la tête vers lui; alorsil se brossait le ventre par un geste qui n'était pas moins expressifque le regard des chiens.Moi aussi j'aurais bien, comme eux, parlé de ma faim, car jen'avais pas déjeuné plus qu'eux tous ; mais à quoi bon ?Mes onzesous ne pouvaient pas nous donner à déjeuner et à dîner ;nous devions tous nous contenter d'un seul repas, qui, fait au milieude la journée, nous tiendrait lieu des deux.L'auberge où nous avions logé et d'où nous venions d'êtrechassés se trouvant dans le faubourg Saint-Michel sur la routeyig&iSim•0.


t^=yi% mmig!-L> - v ;,'i Vy.*,"*?-f Vf? ]95 SANS FAMILLE.rîH:j!•»ÏV.î:•iir, i*.= : ii•ït^v-sî;-ï'::-"-!* - j - ;.VI">'î Ki.i' i >'H' i "H.-•ui É:!t!li 'iï't ;.-iL i.'::l.t :!- : i^ "; i :iii!de Montpellier, c'était naturellement cette route que j'avais suivie.Dans ma hâte de fuir une ville où je pouvais rencontrer desagents de police, je n'avais pas le temps de me demander où lesroutes con<strong>du</strong>isaient ; ce que je désirais, c'était qu'elles m'éloignassentde Toulouse, le reste m'importait peu. Je n'avais pas intérêt à allerdans un pays plutôt que dans un autre; partout on nous demanderaitde l'argent pour manger et pour nous loger. Encore la question<strong>du</strong> logement était-elle de beaucoup la moins importante 5 nous étionsdans la saison chaude, et nous pouvions coucher à la belle étoile àl'abri d'un buisson ou d'un mur.Mais manger?Je crois bien que nous marchâmes près de deux heures sans quej'osasse m'arréter, et cependant les chiens me faisaient des yeux deplus en plus suppliants, tandis que Joli-Cœur me tirait l'oreille else brossait le ventre de plus en plus fort.Enfin je me crus assez loin de Toulouse pour n'avoir rien à craindre,ou tout au moins pour dire que je musèlerais mes chiens lelendemain, si on me demandait de le faire, et j'entrai dans la premièreboutique de boulanger que je trouvai.Je demandai qu'on me servît une livre et demie de pain.« Yous prendrez bien un pain de deux livres, me dit la boulangère;avec votre ménagerie ce n'est pas trop; il faut bien le&nourrir, ces pauvres êtes! »Sans doute ce n'était pas trop pour ma ménagerie qu'un pain dedeux livres, car, sans compter Joli-Cœur, qui ne mangeait pas degros morceaux, cela ne nous donnait qu'une demi-livre pour chacunde nous, mais c'était trop pour ma bourse.Le pain était alors à cinq sous la livre, et, si j'en prenais deuxlivres, elles me coûteraient dix sous, de sorte que sur mes onzesous il ne m'en resterait qu'un seul.Or, je ne trouvais pas prudent de me laisser entraîner à uneaussi grande prodigalité avant d'avoir mon lendemain assuré. Enn'achetant qu'une livre et demie de pain qui me coûtait sept souset trois centimes, il me restait pour le lendemain trois sous et deuxcentimes, c'est-à-dire assez pour ne pas mourir de faim et attendreune occasion de gagner quelque argent.s -vtm•^?*is; ïS'"-*-Pi-3 ;• >:\;\ :^ il;ilf • ' s 1 --


EN BATEAU. 9?J'eus vile fait ce calcul et je dis à la boulangère, d'un air que jetâcbai de rendre assuré, que j'avais bien assez d'une livre et demiede pain et que je la priais de ne pas m'en couper davantage.« C'est bon, c'est bon, » répondit-elle.Et, autour d'un beau pain de six livres que nous aurions biencertainement mangé tout entier, elle me coupa la quantité que judemandais et la mit dans la balance, à laquelle elle donna un petitcoup.« C'est un peu fort, dit-elle, cela sera pour les deux centimes, » .Et elle fit tomber mes huit sous dans son tiroir»J'ai vu des gens repousser les centimes qu'on leur rendait, disantqu'ils n'en sauraient que faire; moi, je n'aurais pas repoussé ceuxqui m'étaient <strong>du</strong>s ; cependant je n'osai pas les réclamer et sortissans rien dire, avec mon pain étroitement serré sous, mon bras.Les chiens, joyeux, sautaient autour de moi, et Joli-Cœur metirait les cheveux en poussant des petits cris.. Nous n'allâmes pas bien loin.Au premier arbre qui se trouva sur la route, je posai ma harpecontre son tronc et m'allongeai sur l'herbe; les chiens s'assirent enface de moi, Capi au milieu, Dolce d'un côté, Zerbino de l'autre;quant à Joli-Cœur, qui n'était pas fatigué, il resta debout pourêtre tout prêt à voler les morceaux qui lui conviendraient.C'était une affaire délicate que le découpage de ma miche; j'enlis cinq parts aussi égales que possible, et, pour qu'il n'y eût pas depain gaspillé, je les distribuai en petites tranches ; chacun avait sonmorceau à son tour, comme si nous avions mangé à la gamelle.Joli-Cœur, qui avait besoin de moins de nourriture que nous, setrouva le mieux partagé, et il n'eut plus faim alors que nous étionsencore affamés. Sur sa part je pris trois morceaux que je serraidans mon sac pour les donner aux chiens plus tard; puis, commeil en restait encore quatre, nous en eûmes chacun un; ce fut à lafoisnotre plat de supplément et notre dessert.-; Bien que ce festin n'eût rien de ceux qui provoquent aux discours,le moment me parut venu d'adresser quelques paroles à mescamarades. Je me considérais naturellement comme leur chef, maisje ne me croyais pas assez au-dessus d'eux pour être dispensé de13/KirA^-y


j ,gmmi93 SANS FAMILLE.leur faire part des circonstances graves dans lesquelles nous noustrouvions.Capi avait sans doute deviné mon intention, car il tenait colléssur les miens ses grands yeux intelligents et affectueux.^ Oui, mon ami Capi, dis-je, oui, mes amis Dolce, Zerbino etjoli-Cœur, "oui, mes chers camarades, j'ai une mauvaise nouvelle àvous annoncer : notre maître est éloigné de nous pour deux mois.— Ôuah! cria Capi.— Cela est bien triste pour lui d'abord, et aussi pour nous. C'étaitlui qui nous faisait vivre, et en son absence nous allons noustrouver dans une terrible situation. Nous n'avons pas d'argent.»Sur ce mot, qu'il connaissait parfaitement, Capi se dressa surses pattes de derrière et se mit à mareber en rond comme s'il faisaitla quête dans les «rangs de l'honorable société. »« Tu A r eux que nous donnions des représentations, continuai-je,c'est assurément un bon conseil, mais ferons-nous recette? Toutest là. Si nous ne réussissons pas, je vous préviens que nousn'avons que trois sous pour toute fortune. Il faudra donc se serrerle ventre. Les eboses étant ainsi, j'ose espérer que vous comprendrezla gravité des circonstances, et qu'au lieu de me jouer de mauvaistours A T OUS mettrez votre intelligence au service de la société.Je vous demande de l'obéissance, de-la sobriété et <strong>du</strong> courage.Serrons nos rangs, et comptez sur moi comme je compte sur vous-I mêmes. »Je n'ose pas affirmer que mes camarades comprirent toutes lesbeautés de mon discours improvisé, mais certainement ils en sentirentles idées générales. Ils savaient par l'absence de notre maîtrequ'il se passait quelque cliose de grave, et ils attendaient de moiune explication. S'ils ne comprirent pas tout ce que je leur dis, ilsfurent au moins satisfaits de mon procédé à leur égard, et ils meprouvèrent leur contentement parleur attention.Quand je dis leur attention, je parle des cbiens seulement, car,pour Joli-Cœur, il lui était impossible de tenir son esprit longtempsfixé sur un même sujet. Pendant la première partie de mondiscours, il m'avait écouté avec les marques <strong>du</strong> plus vif intérêt;mais, au bout d'une vingtaine de mots, il s'était élancé sur l'arbre^_?* V"•f- ~J-, •-'-'-" T-"*-"• t.i-ïr "•"".W


OUEN BATEAU. 99ï-i i'AM : Hm.•Mqui nous couvrait de son feuillage, et il s'amusait maintenant à sebalancer en sautant de brandie en branche. Si Capi m'avait faitune pareille injure, j'en aurais certes été blessé, mais de Joli-Cœurrien ne m'étonnait. Ce n'était qu'un étourdi, une cervelle creuse;et puis, après tout, il était bien naturel qu'il eût envie de s'amuser| un peu.jJ'avoue que j'en aurais fait volontiers autant et que comme luije me serais balancé avec plaisir; mais l'importance et la dignité de\ mes fonctions ne me permettaient plus de semblables distractions.IAprès quelques instants de repos, je donnai le signal <strong>du</strong> départ;5 il nous fallait gagner notre coucher, en tout cas notre déjeuner <strong>du</strong>lendemain, si, comme cela était probable, nous faisions l'économiede coucher en plein air.Au bout d'une heure de marche à peu près, nous arrivâmes envue d'un village qui me' parut propre à la réalisation de mondessein.De loin il s'annonçait comme assez misérable, et la recette nepouvait être par conséquent que bien chétive, mais il n'y avait paslà de quoi me décourager ; je n'étais pas exigeant sur le chiffre de^la recette, et je me disais que, plus le village était petit, moins nousavions de chance de rencontrer des agents de police.Je fis donc la toilette de mes comédiens, et, en aussi bel ordre quepossible, nous entrâmes dans ce village; malheureusement le fifrede Yitalis nous manquait et aussi sa prestance qui, comme celled'un tambour 7 major, attirait toujours les regards. Je n'avais pas; comme lui l'avantage d'une grande taille et d'une tête expressive;bien petite au contraire était ma taille, bien mince, et sur monvisage devait se <strong>mont</strong>rer plus d'inquiétude que d'assurance.Tout en marchant je regardais à droite et à gauche pour voirl'effet que nous pro<strong>du</strong>isions; il était médiocre, on levait la tête,puis on la rabaissait, personne ne nous suivait.:: Arrivés sur une petite place au milieu de laquelle se trouvait une;g l fontaine ombragée par des platanes, je pris ma harpe et commençai|g à jouer une valse. La musique était gaie, mes doigts étaient légers,|| mais mon cœur était chagrin, et il me semblait que je portais sur§f mes épaules un poids bien lourd.m


100 SANS FAMILLE.Je dis à Zerbino et à Dolce de valser; ils m'obéirent aussitôt ette mirent à tourner en mesure.Mais personne ne se dérangea pour venir nous regarder, et cependantsur le seuil des portes je voyais des femmes qui tricotaient ouqui causaient.Je continuai de jouer ; Zerbino et. Dolce continuèrent devalser.Peut-être quelqu'un se déciderait-il à s'approcher de nous ; s'ilvenait une personne, il en viendrait une seconde, puis dix, puisvingt autres.Mais j'avais beau jouer, Zerbino et Dolce avaient beau tourner,les gens restaient chez eux; ils ne regardaient môme plus denotre côté.C'était à désespérer.Cependant je ne désespérais pas et jouais avec plus de force,faisant sonner les cordes de ma harpe à les casser.Tout à coup un petit enfant, si petit qu'il s'essayait, je crois bien,à ses premiers pas, quitta le seuil de sa maison et se dirigea versnous.Sa mère allait le suivre sans doute, puis, après la mère, arriveraitune amie, nous aurions notre public, et nous aurions ensuite unerecette.+Je jouai moins fort pour ne pas effrayer l'enfant et pour l'attirerplutôt.Les mains dressées, se balançant sur ses hanches*, il s'avançadoucement.Il venait, il arrivait; encore quelques pas, et il était près denous.La mère leva la tête, surprise sans doute et inquiète de ne pas lesentir près d'elle.Elle l'aperçut aussitôt. Mais alors, au lieu de courir après luicomme je l'avais espéré, elle se contenta de l'appeler, et l'enfantdocile retourna près d'elle.Peut-être ces gens n'aimaient-ils pas la danse. Après tout, c'étaitpossible.Je commandai à Zerbino et à Dolce de se coucher et me mis à


EN BATEAU. 101chanter ma canzonctta; et jamais bien certainement jene m'y appliquaiavec plus de zèle :Fenesta vascia e patrona crudele,Quanta sospïre nVaje falto jettare.J'entamais la deuxième strophe quand je vis un homme vêtud'une veste et coiffé d'un feutre se diriger vers nous.Enfin !Je chantai avec plus d'entraînement.« Holà ! cria-t-il, que fais-tu ici, mauvais garnement? »Je m'interrompis, stupéfié par cette interpellation, et restai àle regarder venir vers moi, bouche ouverte.« Eli bien, répondras-tu ? dit-il.— Yous voyez, monsieur, je chante.— As-tu une permission pour chanter sur la place de notrecommune?— Non, monsieur.— Alors va-t'en, si tu ne veux pas que je te fasse un procès.— Mais, monsieur.-— Appelle-moi monsieur le garde champêtre, et tourne les talons,mauvais mendiant! »Un garde champêtre ! Je savais par l'exemple de mon maître cequ'il en coûtait de vouloir se révolter contrôles sergents de ville etles gardes champêtres.Je ne me fis pas répéter cet ordre deux fois ; je tournai sur mestalons comme il m'avait ordonné, et rapidement je repris le cheminpar lequel j'étais venu.Mendiant! cela n'était pas juste cependant. Je n'avais pasmendié : j'avais chanté, j'avais dansé, ce qui était ma manière detravailler; quel mal avais-je fait?En cinq minutes je sortis de cette commune peu hospitalière,mais bien gardée.Mes chiens me suivaient la tête basse et la mine attristée, comprenant-assurément qu'il venait de nous arriver une mauvaiseaventure.Capi, de temps en temps, me dépassait et, se tournant vers moi, ilv. .5,5.


102 SANS FAMILLE.|:ï;Ist>-'}t'.i.. fme regardait curieusement avec ses yeux intelligents. Tout autre àsa place m'eût interrogé; mais Capi était un chien trop bien élevé,trop bien discipliné pour se permettre une question indiscrète; il secontentait seulement de manifester sa curiosité, et je voyais sesmâchoires trembler, agitées par l'effort qu'il faisait pour retenir*ses aboiements.Lorsque nous fûmes assez éloignés pour n'avoir plus à craindrela brutale arrivée <strong>du</strong> garde champêtre, je fis un signe de la main,et immédiatement les trois chiens formèrent le cercle autour demoi, Capi au milieu, immobile, les yeux sur les miens.Le moment était venu de leur donner l'explication qu'ils attendaient.« Comme nous n'avons pas de permission pour jouer, dis-je, onnous renvoie.— Et alors? demanda Capi d'un coup de tête.— Alors nous allons coucher à la belle étoile, n'importe où, sanssouper. »Au mot souper, il y eut un grognement général.Je <strong>mont</strong>rai mes trois sous.« Vous savez que c'est tout ce qui nous reste ; si nous dépensonsnos trois sous ce soir, nous n'aurons rien pour déjeuner demain ;or, comme nous avons mangé aujourd'hui, je trouve qu'il est sagede penser au lendemain. »Et je remis mes trois sous dans ma poche.Capi et Dolce baissèrent la tête avec résignation; mais Zerbino,qui n'avait pas toujours bon caractère et qui de plus était gourmand,continua de gronder.Après l'avoir regardé sévèrement sans pouvoir le faire taire, jeme tournai vers Capi :« Explique à Zerbino, lui dis-je, ce qu'il paraît ne pas vouloircomprendre; il faut nous priver d'un second repas aujourd'hui, sinous voulons en faire un seul demain. »Aussitôt Capi donna un coup de patte à son camarade, et une discussionparut s'engager entre eux.Qu'on ne trouve pas le mot « discussion » impropre parce qu'ilest appliqué à deux bêtes. Il est bien certain, en effet, que les bêtesi*


**§NEN BATEAU. 103• V *••'-Hont un langage particulier à chaque espèce. Si vous avez habitéune maison aux corniches ou aux fenêtres de laquelle les hirondellessuspendent leurs nids, vous êtes assurément convaincu que .ces oiseaux ne sifflent pas simplement un petit air de musique,alors qu'au jour naissant elles jacassent si vivement entre elles; cesont de vrais discours qu'elles tiennent, des affaires sérieusesqu'elles agitent, ou des paroles de tendresse qu'elles échangent. Etles fourmis d'une même tribu, lorsqu'elles se rencontrent dans unsentier et se frottent antennes contre antennes, que croyez-vousqu'elles fassent, si vous n'admettez pas qu'elles se communiquentce qui les intéresse? Quant aux chiens, non seulement ils saventparler, mais encore ils savent lire : voyez-les le nez en l'air, oubien la tête basse flairant le sol, sentant les cailloux et les. buissons;tout à coup ils s'arrêtent devant une touffe d'herbe ou unemuraille et ils restent là un moment; nous ne voyons rien sur cettemuraille, tandis que le chien y lit toutes sortes de choses curieuses,écrites dans un caractère mystérieux que nous ne voyons même pas.Ce que Capi dit à Zerbino, je ne l'entendis pas, car, si les chienscomprennent le langage des hommes, les hommes ne comprennentpas le langage des chiens ; je vis seulement que Zerbino refusaitd'entendre raison et. qu'il insistait pour dépenser immédiatementles trois sous ; il fallut que Capi se fâchât, et ce fut seulement quandil eut <strong>mont</strong>ré ses crocs que Zerbino, qui n'était pas très brave, serésigna au silence.La question <strong>du</strong> souper étant ainsi réglée, il ne restait plus quecelle <strong>du</strong> coucher.Heureusement le temps était beau, la journée était chaude, etcoucher à la belle étoile en cette saison n'était pas bien grave; ilFallait s'installer seulement de manière à échapper aux loups, s'il yen avait dans le pays, et ce qui me paraissait beaucoup plus dangereux,aux gardes champêtres, les hommes étant encore plus àcraindre pour nous.Il n'y avait donc qu'à marcher droit devant soi sur la routeblanche jusqu'à la rencontre d'un gîte.Ce que nous fîmes.La route s'allongea, les kilomètres succédèrent aux kilomètres,,- .-v J i-v'S.-?§.


10% SANS FAMILLE,et les dernières lueurs roses <strong>du</strong> soleil couchant avaient disparu <strong>du</strong>ciel que nous n'avions pas encore trouvé ce gîte.11 fallait, tant bien que mal, se décider.Quand le me décidai à nous arrêter pour passer la nuit, nousétions dans un bois que coupaient çà et là des espaces dénudés aumilieu desquels se dressaient des blocs de granit. L'endroit étaitbien triste, bien désert, mais nous n'avions pas mieux à choisir, et |je pensai qu'au milieu de ces blocs de granit nous pourrions trouverun abri contre la fraîcheur de la nuit. Je dis nous, en parlant de| Joli-Cœur et de moi, car, pour les chiens, je n'étais pas en peine•i-ÈtuVd'eux ; il n'y avait pas à craindre qu'ils gagnassent la fièvre à coucherdehors. Mais, pour moi, je devais être soigneux, car j'avaisconscience de ma responsabilité. Que deviendrait ma troupe, si jetombais malade? que dcviendrais-je moi-même, si j'avais Joli-Cœur .à soigner?Quittant la route, nous nous engageâmes au milieu des pierres,et bientôt j'aperçus un énorme bloc de granit planté de travers demanière à former une sorte de cavité à sa base et un toit à son sommet.Dans cette cavité les vents avaient amoncelé un lit épais d'aiguillesde pin desséchées. Nous ne pouvions mieux trouver : unmatelas pour nous étendre, une toiture pour nous abriter; il nenous manquait qu'un morceau de pain pour souper; mais il fallaittâcher de ne pas penser à cela ; d'ailleurs le proverbe n'a-t-il pasdit : « Qui dort dîne ? »Avant de dormir, j'expliquai à Capi que je comptais sur lui pournous garder, et la bonne bêle, au lieu devenir avec nous se coucher{ ')' sur les aiguilles de pin,resta en dehors de notre abri, postée en senlinelle.Je pouvais être tranquille, je savais que personne ne nousapprocherait sans que j'en fusse prévenu.'Cependant, bien que rassuré sur ce point, je ne m'endormis pa&aussitôt que je me fus éten<strong>du</strong> sur les aiguilles de pin, Joli-Cœurenveloppé près de moi dans ma veste, Zerbiho et Dolce couchés enrond à mes pieds, mon inquiétude étant plus grande encore que nu».fatigue.La journée, cette première journée de voyage, avait été mauvaise;que serait celle <strong>du</strong> lendemain? J'avais faim, j'avais soif, et il ne meï-*"-••t .Î-:! *


V**-Sj\EN BATEAU. 105restait que trois sous. J'avais beau les manier machinalement dansma poche, ils n'augmentaient pas : un, deux, trois, je m'arrêtaistoujours à ce chiffre.Comment nourrir ma troupe, comment me nourrir moi-même, sije ne trouvais pas le lendemain et les jours suivants à donner desreprésentations? Des muselières, une permission pour chanter, oùvoulait-on que j'en eusse? Faudrait-il donc tous mourir de faim aucoin d'un bois, sous un buisson?Et, tout en agitant ces tristes questions, je regardais les étoilesqui brillaient au-dessus de ma tête dans le ciel sombre. Il nefaisait pas un souffle de vent. Partout le silence, pas un bruissementde feuilles, pas un cri d'oiseau, pas un roulement devoiture sur la route ; aussi loin que ma vue pouvait s'étendre dansles profondeurs bleuâtres, le vide. Comme nous étions seuls, abandonnés!Je sentis mes yeux s'emplir de larmes, puis tout à coup je me misà pleurer : pauvre mère Barberin! pauvre Yilalis !Je m'étais couché sur le ventre, et je pleurais dans mes deuxmains sans pouvoir m'arrêter quand je sentis un souffle tiède passerdans mes cheveux ; vivement je me retournai, et une grande languedouce et chaude se colla sur mon visage. C'était Capi, qui m'avaitenten<strong>du</strong> pleurer et qui venait me consoler, comme il était déjà venuà mon secours lors de ma première nuitMe voyage.Je le pris par le cou à deux bras et j'embrassai son museauhumide; alors il poussa deux ou trois gémissements étouffés, et ilme sembla qu'il pleurait avec moi.Quand je me réveillai, il faisait grand jour, et Capi, assis devantmoi, me regardait ; les oiseaux sifflaient dans le feuillage; au loin,tout au loin, une cloche sonnait YAngélus; le soleil, déjà haut dansle ciel, lançait des rayons chauds et réconfortants, aussi bien pourle cœur que pour le corps.Notre toilette matinale fut bien vite faite, et nous nous mîmes enroute, nous dirigeant <strong>du</strong> côté d'où venaient les tintements de lacloche; là était un village, là sans doute était un boulanger; quandon s'est couché sans dîner et sans souper, la faim parle de bonneheure.14


V106 SANS FAMILLE.Mon parti était pris : je dépenserais mes trois sous, et après nousverrions.En arrivant dans le village, je n'eus pas besoin de demander oùétait la boulangerie ; notre nez nous guida sûrement vers elle 5 j'eusl'odorat presque aussi fin que celui de mes cliiens pour sentir deloin la bonne odeur <strong>du</strong> pain chaud.Trois sous de pain quand il coûte cinq sous la livre ne nousdonnèrent à chacun qu'un bien petit morceau, et notre déjeuner futrapidement terminé.Le moment était donc venu de voir, c'est-à-dire d'aviser auxmoyens de faire une recette dans la journée. Pour cela je me mis àparcourir le village en cherchant la place la plus favorable à unereprésentation, et aussi en examinant la physionomie des gens pourtacher de deviner s'ils nous seraient amis ou ennemis.Mon intention n'était pas de donner immédiatement cette représentation,car riicure n'était pas convenable, mais d'étudier le pays,de faire choix <strong>du</strong> meilleur emplacement, et de revenir dans lemilieu de la journée, sur cet emplacement, tenter la chance.J'étais absorbé par cette idée, quand tout à coup j'entendis crierderrière moi ; je me retournai vivement et je vis arriver Zerbinopoursuivi par une vieille femme. Il ne me fallut pas longtempspour comprendre ce qui provoquait cette poursuite et ces cris : profilantde ma distraction; Zerbino m'avait abandonné, et il étaitentré dans une maison où il avait volé un morceau de viande qu'ilemportait clans sa gueule.« Au voleur! criait la vieille femme, arrêtez-le, arrêtez-lestous! »;«-En entendant ces derniers mots, me sentant coupable, ou toutau moins responsable de la faute de mon chien, je me mis à couriraussi. Que répondre, si la vieille femme me demandait le prix <strong>du</strong>X:j; morceau de viande volé? Comment le payer? Une fois arrêtés, nej| nous garderail-on pas?j! Me voyant fuir, Capi et Dolce ne restèrent pas en arrière, et jej; - les sentis sur mes talons, tandis que Joli-Cœur que je portais sur|j ' : mon épaule m'empoignait par le cou pour ne pas tomber.| ;; 11 n'y avait guère à craindre qu'on nous attrapât en nous rejoi-nI


EN BATEAU. 107'4.%* -~*» -1gnant, mais on pouvait nous arrêter au passage, et justement il mesembla que telle était l'intention de deux ou trois personnes quibarraient la route. Heureusement une ruelle transversale venaitdéboucber sur la route avant ce groupe d'adversaires. Je me jetaidedans accompagné des chiens, et, toujours courant à toutes jambes,nous fûmes bientôt en pleine campagne. Je m'arrêtai lorsque larespiration commença à me manquer, c'est-à-dire après avoir faitau moins deux kilomètres. Alors je me retournai, osant regarderen arrière ; personne ne nous suivait ; Capi et Dolce étaient toujourssur mes talons, Zerbino arrivait tout au loin, s'étant arrêté sansdoute pour manger son morceau de viande.Je l'appelai; mais Zerbino, qui savait qu'il avait mérité unesévère correction, s'arrêta, puis, au lieu de venir à moi, il sesauva.C'était poussé par la faim que Zerbino avait volé ce morceau deviande. Mais je ne pouvais pas accepter cette raison comme uneexcuse. Il y avait vol. Il fallait que le coupable fût puni, ou bienc'en était fait de la discipline dans ma troupe; au prochain village,Dolce imiterait son camarade, et Capi lui-même finirait par succomberà la tentation.Je devais donc administrer une correction publique à Zerbino.Mais pour cela il fallait qu'il voulût bien comparaître devant moi,et ce n'était pas chose facile que de le décider.J'eus recours à Capi.« Va me chercher Zerbino. »Et il partit aussitôt pour accomplir la mission que je lui confiais.Cependant il me sembla qu'il acceptait ce rôle avec moins de zèleque de coutume, et dans le regard qu'il me jeta avant de partir jecrus voir qu'il se ferait plus volontiers l'avocat de Zerbino que mongendarme.Je nlavais plus qu'à attendre le retour de Capi et de son prisonnier,ce qui pouvait être assez long, car Zerbino, très probablement,ne se laisserait pas ramener tout de suite. Mais il n'y avait rien debien désagréable pour moi dans cette attente. J'étais assez loin <strong>du</strong>village pour n'avoir guère à craindre qu'on me poursuivît. Et d'unautre côté, j'étais assez fatigué de ma course pour désirer me reposerw•


JL*.-.•!l~^3108 SANS FAMILLE.un moment. D'ailleurs à quoi bon me presser, puisque je ne savaispas où aller et que je n'avais rien à faire?Justement l'endroit où je m'étais arrêté était fait à souhait pourl'attente et le repos. Sans savoir où j'allais dans ma course folle.j'étais arrivé sur les bords <strong>du</strong> canal <strong>du</strong> Midi, et, après avoir traversédes campagnes poussiéreuses depuis mon départ de Toulouse, jeme trouvais dans un pays vert et frais : des eaux, des arbres, del 3 herbe, une petite source coulant à travers les fentes d'un rochertapissé de plantes qui tombaient en cascades fleuries suivant le coursde l'eau; c'était charmant, et j'étais là à merveille pour attendre leretour des chiens.1Une heure s'écoula sans que je les visse revenir ni l'un ni Tautre,et je commençais à m'inquiéter, quand Capi reparut seul, laétête basse.| « Où estZerbino? »| Capi se coucha dans une altitude craintive; alors, en le regardant,je m'aperçus qu'une de ses oreilles était ensanglantée.! Je n'eus pas besoin d'explication pour comprendre ce qui s'étaitpassé : Zerbino s'élait révolté contre la gendarmerie, il avait faitrésistance, et Capi, qui peut-être n'obéissait qu'à regret à un ordrequ'il considérait comme bien sévère, s 3 était laissé battre.. Fallait-il le gronder et le corriger aussi? Je n'en eus pas le courage,je n'étais pas en disposition de peiner les autres, étant déjàbien assez affligé de mon propre chagrin.L'expédition de Capi n'ayant pas réussi, il ne me restait qu'une| ressource, qui était d'attendre que Zerbino voulût bien revenir; jeil'y.le connaissais, après un premier mouvement de révolte, il se résigneraità subir sa punition, et je le verrais apparaître repentant.Je m'étendis sous un arbre, tenant Joli-Cœur attaché, de peurqu'il ne lui prît fantaisie de rejoindre*Zerbino; Capi et Dolces'étaient couchés à mes pieds.Le temps s'écoula, Zerbino ne parut pas; insensiblement le sommeilme prit et je m'endormis.Quand je m'éveillai le soleil était au-dessus de ma tête, et lesheures avaient marché. Mais je n'avais plus besoin <strong>du</strong> soleil pourme dire qu'il était tard, mon estomac me criait qu'il y avait long-il'-."••{ f.MÉ--Y" t1 v-i;vi -8I


EN BATEAU. 109temps que. j'avais mangé mon morceau de pain. De leur côlé lesdeux chiens et Joli-Cœur me <strong>mont</strong>raient aussi qu'ils avaient faim,Capi et Doïce avec des mines piteuses, Joli-Cœur avec des grimaces.Et Zerbino n'apparaissait toujours pas. #Je l'appelai, je le sifflai; mais tout fut inutile, il ne parut pas;ayant bien déjeuné, il digérait tranquillement, blotti sous quelquebuisson.Ma situation devenait critique : si je m'en allais, il pouvait trèsbien se perdre et ne pas nous rejoindre ; si je restais, je ne trouvaispas l'occasion de gagner quelques sous et de manger.Et précisément le besoin de manger devenait de plus en plusimpérieux. Les yeux des chiens s'attachaient sur les miens désespérément,et Joli-Cœur se brossait le ventre en poussant des petits crisde colère.Le temps s'écoulant et Zerbino ne venant pas, j'envoyai une foisencore Capi à la recherche de son camarade; mais, au bout d'unedemi-heure, il revint seul et me fit comprendre qu'il ne l'avait pastrouvé.Que faire?Bien que Zerbino fût coupable et nous eût mis tous par sa fauteencore dans une terrible situation, je ne pouvais pas avoir l'idéede l'abandonner. Que dirait mon maître, si je ne lui ramenais passes trois chiens? Et puis, malgré tout, je l'aimais, ce coquin de Zerbino.Je résolus donc d'attendre jusqu'au soir; mais il était impossiblede rester ainsi dans l'inaction à écouter notre estomac crier la faim,car ses cris étaient d'autant plus douloureux qu'ils étaient seuls àse faire entendre, sans aucune distraction aussi bien que sans relâche.Il fallait inventer quelque chose qui pût nous occuper tous lesquatre et nous distraire.Si nous pouvions oublier que nous avions faim, nous aurionsassurément moins faim pendant ces heures d'oubli.Mais à quoi nous occuper?Comme j'examinais cette question, je me souvins que Vitalis


110 SANS FAMILLE.m'avait dit qu'à la guerre, quand un régiment était fatigué parune longue marche, on faisait jouer la musique, si bien qu'enentendant des airs gais ou entraînants les soldats oubliaient leursfatigues.Si je jouais un air gai, peut-être oublierions-nous tous noirefaim; en tout cas, étant occupé à jouer et les chiens à danser avecJoli-Cœur, le temps passerait plus vile pour nous.Je pris ma harpe, qui était posée contre un arbre, et, tournant ledos au canal, après avoir mis mes comédiens en position, je commençaià jouer un air de danse, puis, après, une valse.Tout d'abord mes acteurs ne semblaient pas très disposés à ladanse; il était évident que le morceau de pain eût bien mieux: faitleur affaire; mais peu à peu ils sanimercnl. la musique pro<strong>du</strong>isitson effet obligé, nous oubliâmes tous le morceau de pain que nousn'avions pas et nous ne pensâmes plus, moi qu'à jouer, eux qu àdanser.Tout à coup j'entendis une voix: claire, une voix d'enfant crier :« Bravo! » Celle voix, venait de derrière moi. Je me retournai vivement.Un bateau était arrêlé sur le canal, l'avant tourné vers la rivesur laquelle je me trouvais; les deux, chevaux qui le remorquaientavaient fait halle sur la rive opposée.C'était un singulier bateau, et tel que je n'en avais pas encore vude pareil : il était beaucoup plus court que les péniches qui serventordinairement à la navigation sur les canaux, et au-dessus de sonpont peu élevé au-dessus de l'eau était construite une sorte de galerievitrée. À l'avant de cette galerie se trouvait une vérandahombragée par des plantes grimpantes, dont le feuillage, accroché çàet là aux découpures <strong>du</strong> toit, retombait par places en cascadesvertes; sous celle vérandah j'aperçus deux personnes : une damejeune encore, à l'air noble et mélancolique, qui se tenait debout, etun enfant, un garçon à peu près de mon âge, qui me parut couché.C'était cet enfant sans doute qui avait crié « bravo. »Remis de ma surprise, car cette apparition n'avait rien d'effrayant,je soulevai mon chapeau pour remercier celui qui m'avaitapplaudi.


. .-k"m vins MA 'tt.VKPr. (p. 110)


7*V"EN BATEAU. 111« C'est pour votre plaisir que vous jouez? me demanda la dame,parlant avec un accent étranger.— C'est pour faire travailler mes comédiens et aussi... pour medistraire. »L'enfant fit un signe, et la dame se pencha vers lui.« Voulez-vous jouer encore? » me demanda la dame en relevantli tête.Si je voulais jouer ! Jouer pour un public qui m'arrivait si à propos! Je ne me fis pas prier.« Voulez-vous une danse ou une comédie? dis-je.— Oh! une comédie! » s'écria l'enfant.Mais la dame interrompît pour dire qu'elle préférait une danse.« La danse, c'est trop court, s'écria l'enfant.— Après la danse, nous pourrons, si l'honorable société le désire,représenter différents tours, « tels qu'ils se font dans les cirquesde Paris. »C'était une phrase de mon maître, je tâchai de la débiter commelui avec noblesse. En réfléchissant, j'étais bien aise qu'on eût refuséla comédie, car j'aurais été assez embarrassé pour organiser la représentation,d'abord parce queZerbino me manquait et aussi parceque je n'avais pas les costumes et les accessoires nécessaires.Je repris donc ma harpe et je commençai à jouer une valse 5aussitôt Capi entoura la taille de Dolce avec ses deux pattes, et ilsse mirent à tourner en mesure. Puis Joli-Cœur dansa un pas seul.Puis successivement nous passâmes en revue tout notre répertoire.Nous ne sentions pas la fatigue. Quant à mes comédiens, ils avaientassurément compris qu'un dîner serait le payement de leurs peines,et ils ne s'épargnaient pas plus que je ne m'épargnais moi-même.Tout à coup, au milieu d'un de mes exercices, je vis Zerbinosortir d'un buisson, et, quand ses camarades passèrent près de lui,il se plaça effrontément au milieu d'eux et prit son rôle.Tout en jouant et en surveillant mes comédiens, je regardais delemps en temps le jeune garçon, et, chose étrange, bien qu'il parûtprendre grand plaisir à nos exercices, il ne bougeait pas; il restaitcouché, allongé, dans une immobilité complète, ne remuant que:les deux mains pour nous applaudir.


IÎ.-J;ili!U2SANS FAMILLE,•r ':ïfiïi 1Mi-* i'>îiiM!• ' ^ •• 11:: i1 |1 ;'^ •'V'P.• 'ivil••'.«!V ;!V'iÉtait il paralysé? il semblait qu'il était attaché sur une planche., Insensiblement le vent avait poussé le bateau contre la berge surlaquelle je me trouvais, et je voyais maintenant l'enfant comme sij'avais été sur le bateau même et près de lui : il était blond de cheveux,son visage était pâle, si pâle qu'on voyait les veines bleuesAde son front sous sa peau transparente; son expression était la douceuret la tristesse, avec quelque chose de maladif.« Combien faites vous payer les places à votre théâtre? me demandala dame.— On paye selon le plaisir qu'on a éprouvé.— Alors, maman, il faut payer très cher, » dit l'enfant.Puis il ajouta quelques paroles dans une langue que je ne comprenaispas.« Arthur voudrait voir vos acteurs de plus près, » me dit ladame.Je fis un signe à Capi qui, prenant son élan, sauta dans le bateau.« Et les autres? » cria Arthur,Zerbino et Dolce suivirent leur camarade.« Et le singe ! »Joli-Cœur aurait facilement fait le saut, mais je n'étais jamaissûr de lui-, une fois à bord, il pouvait se livrer à des plaisanteriesqui n'auraient peut-être pas élé <strong>du</strong> goût de la dame.« Est-il méchant? demanda-t-elle.— Non, madame, mais il n'est pas toujours obéissant, et j'aipeur qu'il ne se con<strong>du</strong>ise pas convenablement.— Eh bien! embarquez avec lui. »Disant cela, elle fit signe à un homme qui se tenait à l'arrièreauprès <strong>du</strong> gouvernail, et aussitôt cet homme,passant à l'avant, jetaune planche sur la berge.C'était un pont. Il me permit d'embarquer sans risquer le sautpérilleux, et j'entrai dans le bateau gravement, ma harpe surl'épaule et Joli-Cœur dans ma main.« Le singe! le singe! » s'écria Arthur.Je m'approchai de l'enfant, et, tandis qu'il flattait et caressaitJoli-Cœur, îe nus l'examiner à loisir.t 1Ai•fi:i:£ ii/


EN BATEAU.m"-£-4- y -i'\ '..• 1-'-'.''!. ' 'il'"- 'îT$3£îllChose surprenante! il était bien véritablement attaché sur uneplanche, comme je Pavais cru tout d'abord.« Vous ayez un père, n'est-ce pas, mon enfant? me demanda ladame.— Oui, mais je suis seul en ce moment.— Pour longtemps?— Pour deux mois.— Deux mois! Oh! mon pauvre petit! comment, seul ainsi poursi longtemps, à votre âge!— Il le faut bien, madame!— Votre maître vous oblige sans doute à lui rapporter unesomme d'argent au bout de ces deux mois?— Non, madame ; il ne m'oblige à rien. Pourvu que je trouve avivre avec ma troupe, cela suffit.— Et YOUS avez trouvé à vivre jusqu'à ce jour? »J'hésitai avant de répondre; je n'avais jamais vu une dame quim'inspirât un sentiment de respect comme celle qui m'interrogeait.Cependant elle me parlait avec tant de bonté, sa voix était si douce,son regard était si affable, si encourageant, que je me décidai à.dire la vérité. D'ailleurs, pourquoi me taire?Je lui racontai donc comment j'avais dû me séparer de Vitalis,condamné à la prison pour m'avoir défen<strong>du</strong>, et comment, depuisque j'avais quitté Toulouse, je n'avais pas pu gagner un sou.Pendant que je parlais, Arthur jouait avec les chiens; mais cependantil écoutait et entendait ce que je disais.« Comme YOUS devez tous avoir faim ! » s'écria-t-ihA ce mot, qu'ils connaissaient bien, les chiens se mirent à aboyer,.et Joli-Cœur se frotta le ventre avec frénésie.« Oh! maman, » dit Arthur.La dame comprit cet appel; elle dit quelques mots en langueétrangère à une femme qui <strong>mont</strong>rait sa tête dans une porte entre-bail*lée, et presque aussitôt cette femme apporta une petite table servie« Asseyez-vous, mon enfant, » me dit la dame.* Je ne me fis pas prier, je posai ma harpe et m'assis vivement devantla table; les chiens se rangèrent aussitôt autour de moi, et Joli-Cœur prit place sur mon genou.Xf>V-


iIi vil; i f:M|ifilI Si! i;iSi1 s•iiI!•i ci.1 irllii* nii' I•-iF£• îii11; laquelle elle soulevait des objections.Lli i !• • î •'X '•:'M& !-S !•t' iX- '-v :£ 1114 SANS FAMILLE.« Vos chiens mangent-ils <strong>du</strong> pain? » me demanda Arthur.S'ils mangeaient <strong>du</strong> pain! Je leur en donnai à chacun un morceauqu'ils dévorèrent.« Et le singe? » dit Arthur.Mais il n'y avait pas .besoin de s'occuper de Joli-Cœur, car, tandisque je servais les chiens, il s'était emparé d'un morceau de croûtede pâté avec lequel il était en train de s'étouffer sous la table.A mon tour, je pris une tranche de pain, et, si je ne m'étouffaipas comme Joli-Cœur, je dévorai au moins aussi gloutonnementque lui.« Pauvre enfant! » disait la dame en emplissant mon verre.Quanta Arthur, il ne disait rien; mais il nous regardait, les yeuxccarquillés, émerveillé assurément de notre appétit, car nous étions \\aussi voraces les uns que les autres, même Zerhino, qui cependantavait dû se rassasier jusqu'à un certain point avec la viande qu'ilavait volée.«Etoù aimez-vous dîné ce soir, si nous ne nous étions pas rencontrés?demanda Arthur.— Je crois bien que nous n'aurions pas dîné.— Et demain, où dînerez-vous?— Peut-être demain aurons-nous la chance de faire une bonnerencontre comme aujourd'hui. »Sans continuer de s'entretenir avec moi, Arthur se tourna vers samère, et une longue conversation s'engagea entre eux dans la langueétrangère que j'avais déjà enten<strong>du</strong>e; il paraissait demander unechose qu'elle n'était pas disposée à accorder ou tout au moins contreTout à coup il tourna de nouveau sa tête vers moi, car son corpsne bougeait pas.«Voulez-vous rester avec nous? » dit-il.Je le regardai sans répondre, tant cette question me prit à l'in>proviste.« Mon fils vous demande si vous voulez rester avec nous.•— Sur ce bateau!— Oui, sur ce bateau; mon fils est malade, les médecins ontordonné de le tenir attaché sur une planche, ainsi que vous le voyez!i-_'.r.


EN BATEAU. 115SB'WiPour qu'il ne s'ennuie pas, je le promène dans ce bateau. Vousdemeurerez avec nous. Vos chiens et votre singe donneront desreprésentations pour Arthur, qui sera leur public. Et vous, si vousle voulez bien, mon enfant, vous nous jouerez de la harpe. Ainsivous nous rendrez service, et nous de notre côté nous vousserons peut-être utiles. Vous n'aurez point chaque jour à trouverun public, ce qui, pour un enfant de votre âge, n'est pas toujourstrès facile. »En bateau! Je n'avais jamais été en bateau, et c'avait été mongrand désir. J'allais vivre en bateau, sur l'eau, quel bonheur!Ce fut la première pensée qui frappa mon esprit et l'éblouit.Quel rêve!Quelques secondes de réflexion me firent sentir tout ce qu'il yavait d'heureux pour moi dans cette proposition, et combien ôlailgénéreuse, celle qui me l'adressait.Je pris la main de la dame et la baisai.Elle parut sensible à ce témoignage de reconnaissance, et affectueusement,presque tendrement, elle me passa h plusieurs reprisesla main sur le front.« Pauvre petit! » dit-elle.Puisqu'on me demandait déjouer delà harpe, il me sembla queje ne devais pas différer de me rendre au désir qu'on me <strong>mont</strong>rait;l'empressement était jusqu'à un certain point une manière deprouver ma bonne volonté en même temps que ma reconnaissance.Je pris mon instrument et j'allai me placer tout à l'avant <strong>du</strong>bateau, puis je commençai à jouer.En même temps la dame approcha de ses lèvres un petit sïflïcLen argent et elle en tira un son aigu.Je cessai déjouer aussitôt, me demandant pourquoi elle sifflaitainsi : ôlait-ce pour me dire que je jouais mal ou pour me fairetaire?Arthur, qui voyait tout ce qui se passait autour de lui, devinamon inquiétude.« Maman a sifflé pour que les chevaux se remettent en marche, »dit-il.H| En effet, le bateau, qui s'était éloigné de la berge, commençait àmtemâ


116 SANS CAMILLE.ïi 1er sur les eaux tranquilles <strong>du</strong> canal, entraîné par les chevaux;l'eau clapotait contre la carène, cl de chaque coté les arbres fuyaientderrière nous, éclairés par les rayons obliques <strong>du</strong> soleil couclianL« Voulez-vous jouer? » demanda Arthur.Kt, d'un signe de tète, appelant, sa mère auprès de lui, il lui pritla main et la garda dans les siennes pendant tout le temps que jejouai les divers morceaux que mon maître m'avait appris.


CHAPITREXIIMON PREMIER AMILa mère d'Arthur était Anglaise, clic se nommait M n,c Milligan.Elle était veuve, et je croyais qu'Arthur élait son seul enfant; —-mais j'appris bientôt qu'elle avait eu un fils aîné, disparu dans desconditions mystérieuses. Jamais on n'avait pu retrouver ses traces.Au moment où cela était arrivé, M. Milligan était mourant, etM" 10 Milliçan, très Gravement malade, ne savaif rien de ce qui sepassait autour d'elle. Quand elle était revenue à la vie, son mariétait mort et son fils avait disparu. Les recherches avaient été dirigéespar M. James Milligan, son beau-frère. Ttfais il y avait cela departiculier dans ce choix, que M. James Milligan avait un intérêtopposé à celui de sa belle-sœur. En effet, son frère mort sans enfants,il devenait l'héritier de celui-ci.Cependant M. James Milligan n'hérita point de son frère, car,


\h- » •;••t ut:( ii!litm-•' )'.-i îîÏ1 "1 .V fi_ S-;" ?• .r: ,i•v - : . '• C 1' '» Il.: ij t•. - rl&l:•ïfll':m: ji. !il\%^. -i" j L*. 1 i !•• l '-: S•- 1- f,i- : 11"- !•!.; i-nipit 1*J t•* ;.'. !.* ÏE -••H'\ : H\-'- li ».• :i';t •.» :[';"'•.•!t'• " - E 'iHtn.* *: !»j til1ii:>[.Ff,!1Mil' HI;•"iil:i HtiL-hï\iII; i; î -!! •.\\; if V-• ' !:•;!•\ • !-, 1 ''•,r t''••M-'•\ !'•-(..•: H! . .;i:l " ;•i .-i -i ;1 ; Hl; '•''•}••ṟ < il"i • . -1"i :- ; ri--:ïi-!' 1 '! •:";!*1 *ï'ït ^ 1 !î . ;.:* i* 'i i •;.\ :-.';:'•.•jr*>$:- '1-• :Tiki* Ifn1%' L "" :*'Pfr- -' i,tr:.*. ;.1J'fiujj',t'3.il,:5"iÏM113 SAKS FAMILLE.sept mois après la mort de son mari, M mc Milliganmitaumondeuiienfant, qui était le petit Arthur.Mais cet enfant, chélif et maladif, ne pouvait pas vivre, disaienLles médecins; il devait mourir d'un moment à l'autre, et ce jour-làM. James Milligan devenait enfin l'héritier <strong>du</strong> lilreelde la ibrlunede son frère aîné, car les lois deFhêrilaeene sontnas les mêmes danstous les pays, et, en Angleterre, elles permettent, dans certaines circonstances,que ce soit un oncle qui hérite audétrimenld'une mère.Les espérances de M. James Milligan se trouvèrent donc retardéespar la naissance de son neveu; elles ne furent pas délruilcs; il n'avaitqu'à attendre.Il attendit.Mais les prédictions des médecins ne se réalisèrent point. Arthurresta maladif; il ne mourut pourtant pas, ainsi qu'il avait été décidé;les soins de sa mère le firent vivre; c'est un miracle qui, Dieumerci! se répète assez souvent.Vingt fois on le crut per<strong>du</strong>, vingt fois il fut sauvé; successivement,quelquefois même ensemble, il avait eu toutes les maladiesqui peuvent s'abattre sur les enfants.En ces derniers temps s'était déclaré un mal terrible qu'on appellecoxalgie, et dont le siège est dans la hanche. Pour ce mal on avaitordonné les eaux sulfureuses, etM me Milligan était A r enue dans lesPyrénées. Mais, après avoir essayé des eaux inutilement, on avaitconseillé un autre traitement qui consistait à tenir le malade allongé,sans qu'il pût mettre le pied à terre.C'est alors que M n,c Milligan avait fait construire à Bordeaux lebateau sur lequel je m'étais embarqué.Elle ne pouvait pas penser à laisser son fils enfermé dans unemaison, il y serait mort d'ennui ou de privation d'air; Arthur nepouvant plus marcher, la maison qu'il habiterait devait marcherpour lui.On avait transformé un bateau en maison flottante avec chambre,cuisine, salon et vérandah. C'était dans ce salon ou sous cellevérandah, selon les temps, qu'Arthur se tenait <strong>du</strong> matin au soir,avçc sa mère à ses côtés, et les paysages défilaient devant lui, sansqaïl eût d'autre peine que d'ouvrir les yeux.>'m•4*3=a- ^:J-ç-1-i' 1! A: i


MON-PREMIER AMI. 119Ils étaient partis de Bordeaux depuis un mois, et, après aA T oirre<strong>mont</strong>é la Garonne, ils étaient entrés dans le canal <strong>du</strong> Midi; par cecanal, ils devaient gagner les étangs et les canaux qui longent laMéditerranée, re<strong>mont</strong>er ensuite le llhône, puis la Saône, passer decette rivière dans la Loire jusqu'à Briare, prendre là le canal de cenom, arriver dans la Seine et suivre le cours de ce fleuve jusqu'àilouen, où ils s'embarqueraient sur un grand navire pour rentrer enAngleterre.Le jour de mon arrivée, je fis seulement connaissance de la% cbambrequeje devais occuper dans le bateau qui s'appelait le CygneiBien qu'elle fût toute petite, cette ebambre, deux mètres de longI sur un mètre à peu près de large, c'était la plus ebarmante cabine,la plus étonnante que puisse rêver une imagination enfantine.Le mobilier qui la garnissait consistait en une seule commode;y-\f| mais cette commode ressemblait à la bouteille inépuisable des physiciensqui renferme tant de clioses. Au lieu d'être fixe, la tablette:f£jsupérieure était mobile, et, quand on la relevait, on trouvait souselle un lit complet, matelas, oreiller, couverture. Bien enten<strong>du</strong>, ilÊ4i|f n'élaitpas très large ce lit; cependant il était assez grand pour qu'onHm§8y fût très bien couché. Sous ce lit était un tiroir garni de tous lesobjets nécessaires à la toilette. Etsous ce tiroir s'en trouvait un autredivisé en plusieurs compartiments, dans lesquels on pouvait ranger|| le linge et les vêtements. Point de tables, point de sièges, au moinsdans la forme habituelle, mais contre la cloison, <strong>du</strong> côté de la tête<strong>du</strong> lit, une planchette qui, en s 1 abaissant, formait table, et <strong>du</strong> côtédes pieds, une autre qui formait chaise.-4MmUn petit hublot percé dans le bordage, et qu'on pouvait fermeravec un Yerre rond, servait à éclairer et à aérer cette chambre.Jamais je n'avais rien vu de si joli, ni de si propre; tout étaitrevêtu de boiseries en sapin verni, et sur le plancher était éten<strong>du</strong>eune toile cirée à carreaux noirs et blancs.PMais ce n'étaient pas seulement les yeux qui étaient charmés.|H Quand, après m'êlre déshabillé, je m'étendis dans le lit, j 1 éprouva^un sentiment de bien-être tout nouveau pour moi; c'était la pre-Mmière fois que des draps me flattaient'la peau, au lieu de me lagratter. Chez mère Barberin, je couchais dans des draps de loile demmion-*


120 SANS FAMILLE.chanvre raides et rugueux; avec Yitaîis, nous couchions bien souventsans draps sur la paille ou sur le foin, et, quand on nous endonnait, dans les auberges, mieux aurait valu, presque toujours,une bonne litière. Comme ils étaient fins ceux dans lesquels je m'enveloppais! comme ils étaient doux, comme ils sentaient bon! et lematelas, comme il était plus moelleux que les aiguilles de pin surlesquelles j'avais couché la veille! Le silence de la nuit n'était plusinquiétant, l'ombre n'était plus peuplée, et les étoiles que je regardaispar le hublot ne me disaient plus que des paroles d'encouragementet d'espérance.Si bien couché que je fusse dans ce bon lit, je me levai dès lepoint <strong>du</strong> jour, car j'avais l'inquiétude de savoir comment mes comédiensavaient passé la nuit.Je trouvai tout mon monde à la place où je l'avais installe laveille et dormant comme si ce bateau eût été leur habitation depuisplusieurs mois. À mon approche, les chiens s'éveillèrent et vinrentjoyeusement me demander leur caresse <strong>du</strong> matin. Seul, Joli-Cœur,bien qu'il eût un œil à demi ouvert, ne bougea pas, mais il se mità ronfler comme un trombone.Il n'y avait pas besoin d'un grand effort d'esprit pour comprendrece que cela signifiait : M. Joli-Cœur, qui était la susceptibililéen personne, se fâchait avec une extrême facilité, et, une fois lâché,il boudait longtemps. Dans les circonstances présentes, il était peinéque je ne l'eusse pas emmené dans ma chambre, et il me témoignaitson mécontentement par ce sommeil simulé.Je ne pouvais pas lui expliquer les raisons qui m'avaient obligé,à mon grand regret, à le laisser sur le pont, et, comme je sentaisque j'avais, <strong>du</strong> moins en apparence, des torts envers lui, je le prisdans mes bras, pour lui témoigner mes regrets par quelquescaresses.Tout d'abord il persista dans sa bouderie, mais bientôt, avec samobilité d'humeur, il pensa à autre chose, et par sa pantomime ilm'expliqua que, si je voulais aller me promener avec lui à terre, ilme pardonnerait peut-être.Le marinier que j'avais vu la vaille au gouvernail était déjà levéet il s'occupait à nettoyer le pont- il voulut bien mettre la plan--^ïssMî !«ï;


MON PREMIER AMI. 121che à terre, et je pus descendre dans la prairie avec ma troupe.En jouant avec les chiens et avec Joli-Cœur, en courant, en sautantles fossés, en grimpant aux arbres, le temps passe vite; quandnous revînmes, les chevaux étaient attelés au bateau et atlacliés àun peuplier sur le chemin de halage : ils n'attendaient qu'un coupde fouet pour partir.J'embarquai vite; quelques minutes après, l'amarre qui retenaitle bateau à la rive fut larguée, le marinier prit place au gouvernail,le haleur enfourcha son cheval, la poulie dans laquelle passait laremorque grinça ; nous étions en route.Quel plaisir que le voyage en bateau ! Les chevaux trottaient surle chemin de halage, et, sans que nous sentissions un mouvement,nous glissions légèrement sur l'eau; les deux rives boisées fuyaient,derrière nous, et Ton n'entendait d'autre bruit que celui <strong>du</strong> remouscontre la carène, dont le clapotement se mêlait à la sonnerie desgrelots que les chevaux portaient à leur cou.Nous allions, et, penché sur le bordage, je regardais les peupliersqui, les racines dans l'herbe fraîche, se dressaient fièrement, agitantdans l'air tranquille <strong>du</strong> matin leurs feuilles toujours émues; leurlongue file alignée selon la rive formait un épais rideau vert quiarrêtait les rayons obliques <strong>du</strong> soleil, et ne laissait venir à nousqu'une douce lumière tamisée par le branchage.De place en place l'eau se <strong>mont</strong>rait toute noire, comme si ellerecouvrait des abîmes insondables; ailleurs, au contraire, elle s'étalaiten nappes transparentes qui laissaient voir des cailloux lustréset des herbes Ycloulêcs.J'étais absorbé dans ma contemplation, lorsque j'entendis prononcermon nom derrière moi.Je me retournai vivement : c'était Arthur qu'on apportait sur saplanche; sa mère était près de lui.« Vous avez bien dormi? me demanda Arthur, mieux que dansles champs? »Je m'approchai et répondis en cherchant des paroles polies quej'adressai à la mère tout autant qu'à l'enfant.« Et les chiens? » dit-il.Je les appelai, ainsi que Joli-Cœur; ils arrivèrent en saluant cl1G


122 SANS FAMILLE.Joli-Cœur en faisant des grimaces, comme lorsqu'il prévoyait quenous allions donner une représentationMais il ne fut pas question de représentation, ce matin-là.M me Milligan avait installé son fils à l'abri des rayons <strong>du</strong> soleil,et elle s'ôlait placée près de lui.« Voulez-vous emmener les chiens et le singe? me dit-elle, nousavons à travailler. »Je fis ce qui m'était demandé, et je m'en allai avec ma troupe,tout h l'avant.À quel travail ce pauvre petit malade était-il donc propre?Je A T is que sa mère lui faisait répéter une leçon, dont elle suivaitle texte dans un livre ouvert.Eten<strong>du</strong> sur sa planche, Arthur répétait sans faire un mouvement.Ou, plus justement, il essayait de répéter, car il hésitait terriblement,et ne disait pas trois mots couramment ; encore bien souventse trompait-il.Sa mère le reprenait avec douceur, mais en môme temps avecfermeté.« Tous ne savez pas votre fable, » dit-elle.Cela me parut étrange de l'entendre dire vous à son fils, car je nesavais pas alors que les Anglais ne se servent pas <strong>du</strong> tutoiement.« Oh I maman, dit-il d'une voix désolée.— Vous faites plus de fautes aujourd'hui que vous n'en faisiezhier.— J'ai tâché d'apprendre.— Et vous n'avez pas appris.— Je n'ai pas pu.— Pourquoi?— Je ne sais pas parce que je n ai pas pu Je suis malade.— Vous n'êtes pas malade de la tête; je ne consentirai jamais àce que vous n'appreniez rien, et que, sous prétexte de maladie, vousgrandissiez dans l'ignorance. »Elle me paraissait bien sévère, M mc Milligan, et cependant elleparlait sans colère et d'une voix tendre.« Pourquoi me désolez-vous en n'apprenant pas vos leçons?•S.


MON PREMIER AMI. 123.'•>— Je ne peux pas, maman, je vous assure que je ne peux pas. »Et Arthur se prit à pleurer.Mais M mc Milligan ne se laissa pas ébranler par ses larmes, bienqu'elle parût touchée et même désolée, comme elle avait dit.« J'aurais voulu vous laisser jouer ce matin avec Rémi et avec leschiens, conlinua-t-elle, mais YOUS ne jouerez que quand vousm'aurez répété votre fable sans faute. »Disant cela, elle donna le livre à Arthur et fit quelques pas,comme pour rentrer dans l'intérieur <strong>du</strong> bateau, laissant son filscouché sur sa planche.Il pleurait à sanglots, et de ma place j'entendais sa voix entrecoupée.Comment M mc Milligan pouvait-elle être sévère avec ce pauvrepetit, qu'elle paraissait aimer si tendrement? S'il ne pouvait pasapprendre sa leçon, ce n'était pas sa faute, c'était celle de la maladiesans doute.Elle allait donc disparaître sans lui dire une bonne parole.Mais elle ne disparut pas; au lieu d'entrer dans le bateau, ellerevint vers son fils.« Voulez-vous que nous essayions de l'apprendre ensemble?dit-elle— Oh ! oui, maman, ensemble. »Alors elle s'assit près de lui, et, reprenant le livre, elle commençaà lire doucement ia fable, qui s'appelait : le Loup et le jeune Mouton;après elle, Arthur répétait les mots et les phrases.Lorsqu'elle eut lu cette fable trois fois, elle donna le livre hArthur, en lui disant d'apprendre maintenant tout seul, et elle l'entradans le bateau.Aussitôt Arthur se mit à lire sa fable, et, de ma place où j'étaisresté, je le vis remuer les lèvres.Il était évident qu'il travaillait et qu'il s'appliquait.Mais cette application ne <strong>du</strong>ra pas longtemps; bientôt il leva lesyeux de dessus son livre, et ses lèvres remuèrent moins vite, puistout h coup elles s'arrêtèrent complètement.Il ne lisait plus, et ne répétait plus.Ses yeux, qui erraient ça et là, rencontrèrent les miens.


124 SANS FAMILLE.De la main je lui fis un signe pour l'engager à revenir à sa leçon.Il me sourit doucement comme pour me dire qu'il me remerciaitde mon avertissement, et ses yeux se fixèrent de nouveau surson livre.Mais bientôt ils se relevèrent et allèrent d'une rive à l'autre <strong>du</strong>canal.Comme ils ne regardaient pas de mon côté, je me levai, et, ayantainsi provoqué son attention, je lui <strong>mont</strong>rai son livre.Il le reprit d'un air confus.Malheureusement, deux minutes après, un martin-pêeheur, rapidecomme une flèche, traversa le canal à l'avant <strong>du</strong> bateau, laissantderrière lui un rayon bleu.Arthur souleva la le le pour le suivre.Puis, quand la vision fut évanouie, il me regarda.Alors m'adressant la parole :« Je ne peux pas, dit-il, et cependant je voudrais bien. »Je m'approchai.« Celte fable n'est pourtant pas bien difficile, lui dis-jc.— Oh ! si, bien difficile, au contraire.— Elle m'a paru très-facile; et en écoutant votre maman la lire,il me semble que je l'ai retenue. »11 se mit à sourire d'un air de doute.« Voulez-vous que je vous la dise?— Pourquoi, puisque c'est impossible?— Mais non, ce n'est pas impossible; voulez-vous que j'essaye?prenez le livre. »11 reprit le livre et je commençai à réciter ; il n'eut à me reprendreque trois ou quatre fois.« Comment, vous la savez! s'écria-t-il.•— Pas très-bien, mais maintenant je crois que je la dirais sansfaute.— Comment avez-vous fait pour l'apprendre ?— J'ai écouté votre maman la lire, maisje l'ai écoutée avec attention,sans regarder ce qui se passait autour de nous. »Il rougit et détourna les yeux ; puis, après un court moment dehonte :ï=!


MON PREMIER AMT. 125' )« Je comprends comment vous avez écoulé, dit-il, et je lâcheraid'écouter comme vous; mais comment avez-vous fait pour retenirtous ces mois qui se brouillent dans ma mémoire? »Comment j'avais fait? Je ne savais trop, car je n'avais pas réfléchih cela; cependant je lâchai de lui expliquer ce qu'il me demandait


126 SANS FAMILLE.ii— Non, il est avec d'autres bergers voisins.— Alors, si vous voyez les moutons, le parc, les chiens et le berger,est-ce que A T GUS ne pouvez pas répéter sans faute le commencementde voire fable?— Il me semble.— Essayez. »En m'entendant parler ainsi et lui expliquer comment il pouvaitêtre facile d'apprendre une leçon qui tout d'abord paraissait difficile,Arthur me regarda avec émotion et avec crainte, comme s'iln'était pas convaincu de la vérité de ce que je lui disais; cependant,après quelques secondes d'hésitation, il se décida.« Des moutons étaient en sûreté dans leur parc, les chiens dormaient,et le berger, à l'ombre d'un grand ormeau, jouait de laflûte avec d'autres bergers voisins. »Alors frappant ses mains l'une contre l'autre :« Mais je sais ! s'écria-t-il, je n'ai pas fait de faute.— Voulez-vous apprendre le reste de la fable de la même manière?— Oui, avec vous je suis sûr que je vais l'apprendre. Ah ! commemaman sera contente ! »Et il se mit à apprendre le reste de la fable, comme il avaitappris sa première phrase.En moins d'un quart d'heure il la sut parfaitement, et il était entrain de la répéter sans faute .lorsque sa mère survint derrièrenous.Tout d'abord elle se fâcha de nous voir réunis, car elle crut quenous n'étions ensemble que pour jouer; mais Arthur ne lui laissapas dire deux paroles.« Je la sais, s'écria-t-il, et c'est lui qui me l'a apprise. »M me Milligan me regardait toute surprise, et elle allait sûrementm'interroger, quand Arthur se mit, sans qu'elle le lui demandât,à répéter le Loup et le jeune Mouton. Il le fit d'un air detriomphe et de joie, sans hésitation et sans faute.Pendant ce temps, je regardais M rae Milligan. Je vis son beauvisage s'éclairer d'un sourire, puis il me sembla que ses yeux semouillèrent; mais, comme h ce moment elle se pencha sur son fils


X-MON PREMIER AMI. 127pour l'embrasser tendrement en l'entourant de ses deux bras, jone sais pas si elle pleurait.«Les mots, disait Arthur, c'est bête, ça ne signifie rien, mais leschoses, on les voit, et Rémi m'a fait voir le berger avec sa flûte;quand je levais les yeux en apprenant, je ne pensais plus à ce quim'entourait, je voyais la flûte <strong>du</strong> berger et j'entendais l'air qu'iljouait. Voulez-vous que je vous chante l'air, maman? »Et il chanta en anglais une chanson mélancolique.Cette fois M rae Milligan pleurait pour tout de bon, et quand ellese releva, je vis ses larmes sur les joues de son enfant. Alors elles'approcha de moi et, me prenant la main, elle me la serra si doucementque je me sentis tout ému:« Vous êtes un bon garçon, » me dit-elle.Si j'ai raconté tout au long ce petit incident, c'est pour fairecomprendre le changement qui, à partir de ce jour-là, se fit dansma position. La veille on m'avait pris comme <strong>mont</strong>reur de bêtespour amuser, moi, mes chiens et mon singe, un enfant malade;mais cette leçon me sépara des chiens et <strong>du</strong> singe, je devins uncamarade, presque un ami.11 faut dire aussi, tout de suite, ce que je ne sus que plus tard,c'est que M me Milligan était désolée de voir que son fils n'apprenaitrien, ou, plus justement, ne pouvait rien apprendre. Bien qu'ilfût malade, elle voulait quïl travaillât, et précisément parce quecette maladie devait être longue, elle voulait, dès maintenant,donner à son esprit des habitudes qui lui permissent de réparer letemps per<strong>du</strong>, le jour où la guérison serait venue.Jusque-là, elle avait fort mal réussi. Si Arthur n'était pointrelit* au travail, il Tétait absolument à l'attention et à l'application.11 prenait sans résistance le livre qu'on lui mettait aux mains, ilouvrait même assez volontiers ses mains pour le recevoir, mais sonesprit, il ne l'ouvrait pas, et c'était mécaniquement, comme unemachine, qu'il répétait tant bien que mal, et plutôt mal que bien,les mots qu'on lui faisait entrer de force dans la tête.De là un vif chagrin chez sa mère, qui désespérait de lui.De là aussi une vive satisfaction lorsqu'elle lui entendit répéterune fable apprise avec moi en une demi-heure, qu'elle-même


• .i>12SSANS FAMILLE.V ;i" :t;n'avait pas pu, en plusieurs jours, lui mettre dans la mémoire.Quand je pense maintenant aux jours passés sur ce bateau,auprès de M I1,C Milligan et d'Arthur, je trouve que ce sont les meilleursde mon enfance.Arthur s'était pris pour moi d'une ardente amitié, et, de moncôté, je me laissais aller sans réfléchir et sous l'influence de la sympathieà le regarder comme un frère : pas une querelle entre nous;chez lui pas la moindre marque de la supériorité que lui donnaitsa position, et chez moi pas le plus léger embarras; je n'avaismême pas conscience que je pouvais être embarrassé.Cela tenait sans doute à mon âge et à mon ignorance des chosesde la vie; mais assurément cela tenait beaucoup encore à la délicatesseet à la bonté de M me Milligan, qui bien souvent me parlaitcomme si j'avais été son enfant. .Et puis ce voyage en bateau était pour moi un émerveillement;pas une heure d'ennui ou de fatigue; <strong>du</strong> matin au soir, toutes nqsheures remplies.Depuis la construction des chemins de 1er, on ne visite plus,on ne connaît même plus le canal <strong>du</strong> Midi, et cependant c'est unedes curiosités de la France.De Yillefranche de Lauraguais nous avions été à Avignonnet,et d'Avignonnet aux pierres de Naurousc où s'élève le monumentérigé à la gloire de lliquet, le constructeur <strong>du</strong> canal, à l'endroit $même où se trouve la ligne de faite entre les rivières qui vont sejeter dans l'Océan et celles qui descendent à la Méditerranée.Puis nous avions traversé Castelnaudary, la ville des moulins,Carcassonne, la cité <strong>du</strong> moyen âge, et par l'écluse de Fouscrannes,si curieuse avec ses huit sas accolés, nous étions descen<strong>du</strong>s à Bôziers.Quand le pays était intéressant, nous ne faisions que quelqueslieues dans la journée; quand au contraire il était monotone, nousallions plus vite.C'était la route elle-même qui décidait notre marche et notredépart. Aucune des préoccupations ordinaires aux voyageurs nenous gênait; nous n'avions pas à faire de longues étapes pour gagnerune auberge où nous serions certains de trouver à dîner et àcoucher.Air As1 .


MON PREMIER AMI. 129V3À heure fixe, nos repas étaient servis sous la vérandah; et, tout;en mangeant, nous suivions tranquillement le spectacle mouvantdes deux rives.Quand le soleil s'abaissait, nous nous arrêtions où l'ombre noussurprenait, et nous restions là jusqu'à, ce que la lumière reparut.Toujours chez nous, dans notre maison, nous ne connaissionspoint les heures désœuvrées <strong>du</strong> soir, si longues et si tristes biensouvent pour le voyageur.Ces heures <strong>du</strong> soir, tout au contraire, étaient pour nous souventtrop courtes, et le moment <strong>du</strong> coucher nous surprenait alors quenous ne pensions guère à dormir.Le bateau arrêté, s'il faisait frais, on s'enfermait dans le salon^et, après avoir allumé un feu doux, pour chasser l'humidité ou lebrouillard, qui étaient mauvais pour le malade, on apportait leslampes; on installait Arthur devant la table; je m'asseyais prèsde lui, et M mc Milligan nous <strong>mont</strong>rait des livres d'images ou desvues photographiques. De même que le bateau qui nous portaitavait été construit pour cette navigation spéciale, de même leslivres et les vues avaient été choisis pour ce voyage. Quand nosyeux commençaient à se fatiguer, elle ouvrait un de ces livres etnous lisait les passages qui devaient nous intéresser et que nouspouvions comprendre ; ou bien, fermant livres et albums, elle nousracontait les légendes, les faits historiques se rapportant aux paysque nous venions de traverser. Elle parlait les yeux attachés surceux de son fils, et c'était chose touchante de voir la peine qu'ellese donnait pour n'exprimer que des idées, pour n'employer quedes mots qui pussent cire facilement compris.Pour moi, quand les soirées étaient belles, j'avais aussi un rôleactif; alors je prenais ma harpe et, descendant à terre, j'allais àune certaine distance me placer derrière un arbre qui me cacliaildans son ombre, et là je chantais toutes les chansons, je jouaistous les airs que je savais. Pour Arthur, c'était un grand plaisirque d'entendre ainsi de la musique dans le calme de la nuit, sansvoir celui qui la faisait; souvent il nie criait : « Encore! » et jerecommençais l'air que je venais de jouer.Celait là une vie douce et heureuse pour un enfant qui, comme17


%m- "^ï^130 SANS FAMILLE.. I. f I•1* t: \nI1!4 ;.f •1t j ,\\t :moi, n'avait quitté la chaumière de mère Barberin que pour suivresur les grandes routes le signor Yitalis.Quelle différence entre le plat de pommes de terre au sel de mapauvre nourrice et les bonnes tartes aux fruits, les gelées, lescrèmes, les pâtisseries de la cuisinière de M me Slilligan!Quel contraste entre les longues marches à pied, dans la boue,sous la pluie, par un soleil de feu, derrière mon maître, et cettepromenade en bateau !Mais, pour être juste envers moi-même, je dois dire quej'étais encore plus sensible au bonheur moral que je trouvaisdans cette vie nouvelle qu'aux jouissances matérielles qu'elle medonnait.Oui, elles étaient bien bonnes, les pâtisseries de"M me Mîlligan;oui, il était agréable de ne plus souffrir de la faim, <strong>du</strong> chaud ou<strong>du</strong> froid ; mais combien plus que tout cela étaient bons et agréablespour mon cœur les sentiments qui remplissaient!Deux fois j'avais vu se briser ou se dénouer les liens qui m'attachaientà ceux que j'aimais. : la première, lorsque j'avais été arrachéd'auprès de mère Barberin; la seconde, lorsque j'avais étéséparé de Yitalis; et ainsi deux fois je m'étais trouvé seul aumonde, sans appui, sans soutien, n'ayant d'autres amis que mesbêtes.Et voilà que, dans mon isolement et dans ma détresse, j'avaistrouvé quelqu'un qui m'avait témoigné de la tendresse, eL quej'avais pu aimer : une femme, une belle dame, douce, affable ettendre, un enfant de mon Age qui me traitait comme si j'avais étéson frère.Quelle joie, quel bonheur pour un cœur qui, comme le mien,avait tant besoin d'aimer !Combien de fois, en regardant Arthur couché sur sa planche,pâle et dolent, je me prenais à envier son bonheur, moi, plein desanté et de force !Ce n'était pas le bien-être qui l'entourait que j'enviais, cen'étaient pas ses livres, ses jouets luxueux, ce n'était pas son bateau,c'était l'amour que sa mère lui témoignait.Comme il devait être heureux d'être ainsi aimé, d'être ainsi em-l"&K?---•:


1'•iuââ-.r *--T1 ri1-'"ï-" '-•MON PREMIER AMI, 131brassé dix fois, vingt fois par jour, et de pouvoir lui-même embrasserde tout son cœur cette belle dame, sa mère, dont j'osais àpeine toucher la main lorsqu'elle me la tendait!Et alors je me disais tristement que, moi, je n'aurais jamais unemère qui m'embrasserait et que j'embrasserais. Peut-être un jourje reverrais mère Barberin, et ce me serait une grande joie, maisenfin je ne pourrais plus maintenant lui dire comme autrefois :« Maman, » puisqu'elle n'était pas ma mère.Seul, je serais toujours seul!Aussi cette pensée me faisait-elle goûter avec plus d'intensité lajoie que j'éprouvais à me sentir traiter tendrement par M me Milliganet Arthur.Je ne devais pas me <strong>mont</strong>rer trop exigeant pour ma part debonheur en ce monde, et, puisque je n'aurais jamais ni mère, nifrère, ni famille, je devais me trouver heureux d'avoir des amis.Je devais être heureux et en réalité je l'étais pleinement.Cependant, si douces que me parussent ces nouvelles habitudes,il me fallut bientôt les interrompre pour revenir aux anciennes.ï&±,^^m=:y^^0^


î-.;HmLes*i4 "• S-L ft i4--i.* :t :'tCHAPITRE XIIIENFANTTROUVÉI •i ;i JMHt!ïilifLe temps avait passé vite pendant ce voyage, et le moment approchaitoù mon maître allait sortir de prison. C'était k la fois pourmoi une cause de joie et de trouble.À mesure que nous nous éloignions de Toulouse, cette penséem'avait de plus en plus vivement tourmenté.C'était charmant de s'en aller ainsi en bateau, sans peine commesans souci -, mais il faudrait revenir et faire à pied la route parcouruesur l'eau.Ce serait moins charmant: plus de bon lit, plus de crème, plusde pâtisseries, plus de soirées autour de la table.Et ce qui me touchait encore bien plus vivement, il faudrait meséparer d'Arthur et de M me Milligan ; il faudrait renoncer à leuraffection, les perdre comme déjà j'avais per<strong>du</strong> mère Barberin. N'aimerais-jedonc, ne serais-je donc aimé que pour être séparé bruti!1l


ûENFANT TROUVÉ. 1331mISSas---S' r~- *"-:'*'-!-'•'>£•-•Paiement de ceux près de qui'je voudrais passer ma vie 1 Rien nepourrait-il les réunir ?Je puis dire que cette préoccupation a été le seul nuage de cesjournées radieuses.Un jour enfin, je me décidai à en faire part à M mo Milligan en luidemandant combien elle croyait qu'il me faudrait de temps pourretourner à Toulouse, car je voulais me trouver devantla porte delà§f prison juste au moment où mon maître la franchirait.En entendant parler de départ, Arthur poussa les hauts cris :« Je ne veux pas que Rémi parte ! » s'ècria-t-il.Je répondis que je n'étais pas libre de ma personne, que j'appartenaisà mon maître, à qui mes parents m'avaient loué, et que jedevais reprendre mon service auprès de. lui le jour où il aurait besoinde moi.Je parlai de mes parents sans dire qu'ils n'étaient pas réellementmes père et mère, car il aurait fallu avouer en même temps que jen'étais qu'un enfant trouvé.« Maman, il faut retenir Rémi, continua Arthur, qui, en dehors<strong>du</strong> travail, était le maître de sa mère, et faisait d'elle tout ce qu'ilvoulait.— Je serais très heureuse de garder Rémi, répondit M mc Milligan, vous l'avez pris en amitié, et moi-même j ai pour lui beaucoup d'affection; mais, pour le retenir près de nous, il faut laréunion de deux conditions dont ni vous ni moi ne pouvons décider.La première, c'est que Rémi veuille rester avec nous...— Ah! Rémi voudra bien, interrompit Arthur; n'est-ce nas,Rémi, que vous ne voulez pas retourner à Toulouse ?— La seconde, continuaM" Milligan sans attendre ma réponse,c'est que son maître consente à renoncer aux droits qu'il a surlui.— Rémi, Rémi d'abord, » interrompit Arthur poursuivant sonidée.Assurément Vilalis avait été un bon maître pour moi, et je luiétais reconnaissant de ses soins aussi bien que de ses leçons ; maisil n'y avait aucune comparaison à, établir entre l'existence quej'avais menée près de lui et celle que m'offrait M me Million. De•r ^: jir" -IFil•3$?


$:•:-T it ."il- rri?ï" !'* , *•*;^i • !•-V;•t?1 -J ,*J ;•n 1 V'•ifw -fi:'.* •:!•i:lîinillt!r;.n.•fctï, i.s\•i ;ii'fiiI 1134 SANS FAMILLE.plus, et ce n'était pas sans remords que je me l'avouais, il n'yavait aucune comparaison à établir entre l'affection que j'éprouvaispour Yitalis et celle que m'inspiraient M me Milligan et Arthur.Quand je pensais à cela, je me disais que c'était mal à moi de préférerà mon maître ces étrangers que je connaissais depuis si peude temps; mais enfin, cela était ainsi, j'aimais tendrement M me Milliganet Arthur.« Avant de répondre, continua M me Milligan, Rémi doit réfléchirque ce n'est pas seulement une vie de plaisir et de promenadeque je lui propose, mais encore une vie de travail; il faudraétudier, prendre de la peine, rester penché sur les livres, suivreArthur dans ses études; il faut mettre cela en balance avec laliberté des grands chemins.— Il n'y a pas de balance, dis-je, et je vous assure, madame, queje sens tout le prix de votre proposition.— Là, voyez-vous, maman! s'écria Arthur, Rémi veut bien. »Et il se mit à applaudir. Il était évident que je venais de le tirerd'inquiétude, car, lorsque sa mère avait parlé de travail et de livres,j'avais vu sur son visage exprimer l'anxiété. Si j'allais refuser ! etcette crainte, pour lui qui avait l'horreur des livres, avait dû être desplus vives. Mais je n'avais pas heureusement cette même crainte,et les livres, au lieu de m'épouvanter, m'attiraient. Il est vrai qu'ily avait bien peu de temps qu'on m'en avait mis entre les mains,et ceux qui y avaient passé m'avaient donné plus de plaisir quede peine. Aussi l'offre de M rac Milligan me rendait-elle très heureux,et élais-je parfaitement sincère en la remerciant de sa générosité.Si Vitalis y consentait, je pourrais ne pas abandonner leCygne; je ne renoncerais pas à cette douce existence, je ne me sépareraispas d'Arthur et de sa mère.« Maintenant, poursuivit M mc Milligan, il nous reste à obtenirle consentement de son maître; pour cela je vais lui écrire devenir nous trouver à Cette, car nous ne pouvons pas retourner àToulouse. Je lui enverrai ses frais de voyage, et, après lui avoir faitcomprendre les raisons qui nous empêchent de prendre le cheminde fer, j'espère qu'il voudra bien se rendre à mon invitation. S'ilaccepte mes propositions, il ne me restera plus qu'à m'entendrem5iA


wm.ENFANT TROUVÉ. 135• i- ' " >'.téavec les parents de Rémi, car eux aussi doivent être consultés. »Jusque-là tout dans cet entretien avait marché à souhait pourmoi exactement comme si une bonne fée m'avait touché de sabaguette; mais ces derniers mots me ramenèrent <strong>du</strong>rement <strong>du</strong> rêveoù je planais dans la triste réalité.Consulter mes parents !Mais sûrement ils diraient ce que je voulais qui restât caché. Lavérité éclaterait. Enfant trouvé!Alors ce serait Arthur, ce serait peut-être M rae Milligan, qui nevoudraient pas de moi.Je restai atterré.M me Milligan me regarda avec surprise et voulut me faire parler,mais je n'osai pas répondre à ses questions. Alors, croyantsans doute que c'était la pensée de la prochaine arrivée de monmaître qui me troublait ainsi, elle n'insista pas.Heureusement cela se passait le soir, peu de temps avant l'heure<strong>du</strong> coucher; je pus échapper bientôt aux regards curieux d'Arthuret aller m 5 enfermer dans ma cabine avec mes craintes et mes réflexions.Ce fut ma première mauvaise nuit à bord <strong>du</strong> Cygne; mais ellefut terriblement mauvaise, longue, fiévreuse.Que faire? Que dire?Je ne trouvais rien.Et, après avoir tourné et retourné cent fois les mêmes idées, aprèsavoir adopté les résolutions les plus contradictoires, je m'arrêtaienfin à la plus commode, mais a la moins digne, à ne rien faire età ne rien dire. Je laisserais aller les choses et je me résignerais, sije ne pouvais mieux, à ce qui arriverait.Peut-être Vitalis ne voudrait-il pas renoncer à moi, et dans moncœur si combattu je ne pouvais me retenir de désirer et decraindre qu'il en fut ainsi; dans ce cas-là, repartant avec lui, il n'yaurait pas à faire connaître la vérité.Et tel était mon effroi de cette vérité que je croyais si horribleque j'en vins à souhaiter ardemment que Yitalis n'acceptât pas laproposition de M nie Milligan, et que rien ne pût s'arranger entreeux à mon sujet.: Vit-;;«•*".-•£-.;-r. r " "*^


: -i f, .• r]• L• I • • •; ';:*: r- jM i3e SANS FAMILLE.Mî.-'ï;• (; 1•: S1-1;ri•i :IV:-r ;.•) ': \i '- :M •i; •3' . '• 1••if'i IF£ ;• t" l* r. .î i? •i ;Sans doute, il faudrait m'éloigner d'Arthur et de sa mère, renoncerà les revoir jamais peut-être ; mais au moins ils ne garderaient pasde moi un mauvais souvenir.Trois jours après avoir écrit à mon maître, M ,nc Milligan reçut uneréponse. En quelques lignes Vilalis disait qu'il aurait l'honneur dese rendre à l'invitation de M mc Milligan et qu'il arriverait à Cettele samedi suivant par le train de deux heures.Je demandai à M me Milligan la permission d'aller à la gare, et,prenant les chiens ainsi que Joli-Cœur avec moi, nous attendîmesT arrivée de notre maître.Les chiens étaient inquiets comme s'ils se doutaient de quelquechose, Joli-Cœur était indifférent, et pour moi j'étais terriblementému. Que de combats contradictoires dans mon aine ignorante !Je m'étais placé dans un coin de la cour de la gare, tenant mestrois chiens en laisse, et Joli-Cœur sous ma veste, et j'attendais sanstrop voir ce qui se passait autour de moi.Ce furent les chiens qui m'avertirent que le train était arrivé, etqu'ils avaient flairé notre maître. Tout à coup je me sentis entraînéen avant, et, comme je n'étais pas sur mes gardes, les chiensm'échappèrent. Ils couraient en aboyant joyeusement, et presqueaussitôt je les vis sauter autour de Vitalis qui, dans son costumehabituel, venait d'apparaître. Plus prompt, bien que moins soupleque ses camarades, Capi s'était élancé dans les bras de son maître,tandis que Zorbino et Dolce se cramponnaient à. ses jambes.Je m'avançai à mon tour, et Vitalis, posant Capi à terre, me" serradans ses bras; pour la première fois,il m'embrassa en me répétantà plusieurs reprises :« Buon dij -povero caro! »Mon maître n'avait jamais été <strong>du</strong>r pour moi, mais n'avait jamaisnon plus été caressant, et je n'étais pas habitué à ces témoignagesd'effusion ; cela m'attendrit, et me fit venir les larmes aux yeux, carj'étais dans des dispositions où le cœur se serre et s'ouvre vite.Je le regardai, et je trouvai qu'il avait bien vieilli en prison ; sataille s'était voûtée; son visage avait pâli; ses lèvres s'étaientdécolorées.c< Eh bien ! tu me trouves changé, n'est-ce pas, mon garçon î moî ;i :


ENFANT TROUVÉ. 137dit-il; la prison est un mauvais séjour, et. l'ennui une mauvaisemaladie ; mais cela va aller mieux maintenant. »Puis changeant de sujet :« Et cette dame qui m'a écrit, dit-il, comment l'as-tu connue? :»alors je lui racontai comment j'avais rencontré le Cygne, et commentdepuis ce moment j'avais vécu auprès de M rac Milligan et deson fds ; ce que nous avions vu, ce que nous avions fait.Mon récit fut d'autant plus long que j'avais peur d'arriver à lafin et d'aborder un sujet qui m'épouvantait, car jamais maintenantje ne pourrais dire à mon maître que je désirais peut-être qu'iltombât d'accord avec M me Milligan et Arthur pour qu'ils pussentme garder.Mais je n'eus pas cet aveu à lui faire, car, avant que mon récitlut terminé, nous arrivâmes à l'hôtel oùM" 10 Milligan s'était logée.D'ailleurs Vilalis ne me dit rien de la lettre de M mc Milligan, et neme parla pas des propositions qu'elle avait dû lui adresser danscette lettre.« Et cette dame m'attend? dit-il, quand nous entrâmes à l'hôtel.— Oui, je vais vous con<strong>du</strong>ire à son appartement.— C'est inutile, donne-moi le numéro et restc-ici à m'attendre,:avec les chiens et Joli-Cœur. »Quand mon maître avait parlé, je n'avais pas l'habitude de répliquerou de discuter; je voulus cependant risquer une observation,pour lui demander de l'accompagner auprès de M me Milligan, cequi me semblait aussi naturel que juste; mais d'un geste il meferma la bouche, et je lui obéis, restant à la porte de l'hôtel sur unbanc, avec les chiens autour de moi. Eux aussi avaient voulu lesuivre; mais ils n'avaient pas plus résisté à son ordre de ne pas•entrer que je n'y avais résisté moi-même; Vilalis savait commander.Pourquoi n'avait-il pas voulu que j'assistasse à son entretienavec M ,ne Milligan? Ce fut ce que je me demandai, tournant cettequestion dans tous les sens. Je ne lui avais pas encore trouvé deréponse lorsque je le vis revenir.« Va faire tes adieux à cette dame, me dit-il, je t'attends ici;nous partons dans dix minutes. » .1- - - T- •* •


ii'I •-!rvVg- ~-*ï•VIJ;ï •: .••• fîiiI;,•-lI>f -j '• .'i! 1 .il!! :i !i ••s .ISiIiiH138 SANS FAMILLE.J'étais très hésitant, et cependant je fus renversé par le sensqu'avait pris cette décision,j| ' « Eli bien ! dit-il après quelques minutes d'attente, tu ne m'asdonc pas compris? Tu restes là comme une statue; dépêchons! »}\\\ de M me Milligan :Ce n'était pas son habitude de me parler <strong>du</strong>rement, etdepuis quej'étais avec lui il ne m'en avait jamais autant dit.Je me levai pour obéir machinalement sans comprendre.Mais, après aA T oir fait quelques pas pour <strong>mont</strong>er à l'appartement« Vous avez donc dit... demandai-je.— J'ai dit que tu m'étais utile et que je t'étais moi-même utile;par conséquent, que je n'étais pas disposé à céder les droits quej'avais sur toi ; marche et reviens. »Cela me rendit un peu de courage, car j'étais si complètementsous l'influence de mon idée fixe d'enfant trouvé, que je m'étaisimaginé que, s'il fallait partir avant dix minutes, c'était parce quemon maître avait dit ce qu'il savait de ma naissance.En entrant dans l'appartement de M me Milligan, je trouvai Arthuren larmes et sa mère penchée sur lui pour le consoler.«N'est-ce pas, Rémi, que vous n'allez pas partir? » s'écriaArthur.Ce fut M me Milligan qui répondit pour moi, en expliquant que jedevais obéir.| ! « J'ai demandé à votre maître de vous garder près de nous, medit-elle d'une voix qui me fit <strong>mont</strong>er les larmes aux yeux, mais ilne veut pas y consentir, et rien n'a pu le décider.— C'est un méchant homme! s'écria Arthur.— Non, ce n'est point un méchant homme, poursuivit M me Milligan,vous lui êtes utile, et de plus je crois qu'il a pour vous unevéritable affection. D'ailleurs, ses paroles sont celles d'un honnêtehomme et de quelqu'un au-dessus de sa condition. Voilà ce qu'ilim'a répon<strong>du</strong> pour expliquer son refus : « J'aime cet enfant, ilfis ! :m'aime ; le rude apprentissage de la vie que je lui fais faire près demoi lui sera plus utile que l'état de domesticité déguisée danslequel vous le feriez vivre malgré vous. Vous lui donneriez de l'instruction,de l'é<strong>du</strong>cation, c'est vrai ; vous formeriez son esprit, c'est»? : i.Iii1 : •1 : :ï - ,


ENFANT TROUVÉ. 139svrai, mais non son caractère. Il ne peut pas être votre fils, il serale mien; cela vaudra mieux que d'être le jouet de votre enTantmalade, si doux, si aimable que paraisse être cet enfant. Moi aussije l'instruirai. »— Puisqu'il n'est pas le père de Rémi ! s'écria Arthur.— Il n'est pas son père, cela est vrai, mais il est son maître, etIlémi lui appartient, puisque ses parents le lui pnt loué. Il faut quepour le moment Ilémi lui obéisse.— Je ne veux pas que Rémi parte.— Il faut cependant qu'il suive son maître ; mais j'espère que cene sera pas pour longtemps. Nous écrirons à ses parents, et je m'enlendraiavec eux.— Oh ! non ! m'écriai-je.— Comment, non?— Oh ! non, je vous en prie !— Il n'y a cependant que ce moyen, mon enfant.— Je vous en prie, n'est-ce pas? »Il est à peu près certain que, si M mc Milligan n'avait pas parlé demes parents, j'aurais donné à nos adieux beaucoup plus que lesdix minutes qui m'avaient été accordées par mon maître.« C'est à Chavanon, n'est-ce pas? » continua M me Milligan.Sans lui répondre, je m'approchai d'Arthur et, le prenant dansmes bras, je l'embrassai à plusieurs reprises, mettant dans cesbaisers toute l'amitié que je ressentais pour lui. Puis, m'arrachantà son étreinte et revenant à M mc Milligan, je me mis à genouxdevant elle et lui baisai la main.«Pauvre enfant! » dit-elle en se penchant sur moi.Et elle m'embrassa au front.Alors je me relevai vivement et, courant à la porte :« Arthur, je vous aimerai toujours! dis-je d'une voix entrecoupéepar les sanglots, et vous, madame, je ne vous oublieraijamais!— Rémi ! Rémi ! » cria Arthur.Mais je n'en entendis pas davantage; j'étais sorti et j'avaisrefermé la porte.Une minute après, j'étais auprès de mon maître.


uoSANS FAMILLE.« En roule ! » me dit-il.El nous sortîmes de Celle par la roule de Frontignan.Ce fui ainsi que je quittai mon premier ami et me trouvai lancéde nouveau dans des aventures qui m'auraient, été épargnées. si 3ne m exagérant pas les conséquences d'un odieux préjugé, je nom'étais pas laissé affoler par une sotte erainle.? ••'•'•••'• h r %\i\^i^i-^••%'•••:\ ••.'.,.;.• • . i , ''••'.•' : '..' , •»'•J*.0l;•;,•[••> , ri!':| ! ',' : *:i:;•• i' •'..;• •••*', •' i . ' ' i«M! ':!»"•;. ' :.ri Il*: i->ll 1:11ï' ;! . Ni


CHAPITRE XIVNE1GK ET LOUPS11 fallut de nouveau emboîter le pas derrière mon /naître et, labretelle de ma harpe ten<strong>du</strong>e sur mon épaule endolorie, cheminerle long des grandes roules, par la pluie comme par le soleil, par lapoussière comme par la bouc.11 fallut faire la bêle sur les places publiques et rire ou pleurerpour amuser l'honorable société.La transition fui rude, car on s'habitue vite au bien-être et aubonheur.J'eus des dégoûts, des ennuis el des fatigues que je ne connaissaispas avant


H£r,142 SANS FAMILLE.])0ur penser librement à Arthur, à sa mère, au Cygne, et, en idée,retourner et vivre dans le passé,Àh ! le bon temps! Et quand le soir, couché dans une saleauberge de village, je pensais à ma cabine <strong>du</strong> Cygne^ combien lesdraps de mon lit me paraissaient rugueux!Je ne jouerais donc plus avec Arthur, je n'entendrais donc plusla voix caressante de M" ,e Million !Heureusement, dans mon chagrin, qui était très vif et persistant,j'avais une consolation; mon maître était beaucoup plus doux,-—beaucoup plus tendre même. — si ce mot peut être juste, appliquéà Vitalis, — qu'il ne l'avait jamais été !De ce côté il s'était l'ait un grand changement dans son caractèreou lotit au moins dans ses manières d'être avec moi, et cela mesoutenait, cela m'empêchait de pleurer quand le souvenir d'Arthurme serrait leco3ur! Je sentais que je n'étais pas seul au monde etque, dans mon maître, il y avait plus et mieux qu'un maître.Souvent même, si j'avais osé, je l'aurais embrassé, tant j'avaisbesoin d'épancher au dehors les sentiments d'affection qui étaienten moi; mais je n'osais pas, car Vitalis n'était pas un homme aveclequel on risquait des familiarités.Tout d'abord, et pendant les premiers temps, c'avait été la craintequi m'avait tenu à distance: maintenant c'était quelque chose devague qui ressemblait à un sentiment de respect.En sortant de mon village, Vitalis n'était pour moi qu'unhomme comme les autres, car j'étais alors incapable de faire desdistinctions; mais mon séjour auprès de M me jMilligan m'avaitjusqu'à vm certain point ouvert les yeux et 1 intelligence ; et, choseétrange, il me semblait, quand je regardais mon maître avec attention,que je retrouvais en lui, dans sa tenue, dans son air, dans sesmanières, des points de ressemblance avec la tenue, l'air et lesmanières de M me Milligan.Alors je me disais que cela était impossible, parce que monmaître n'était qu'un <strong>mont</strong>reur de bêtes, tandis que M nie Milliganétaii une dame.Mais ce que me disait la réflexion n'imposait pas silence à ceque mes yeux me répétaient; quand Vitalis le voulait, il était unml


NEIGE ET LOUPS.I'i3monsieur tout comme M" 10 Milligan était une dame. La seule différencequ'il y eût entre eux tenait à ce que M me Milligan était toujoursdame, tandis que mon maître n'était monsieur que danscertaines circonstances; mais alors il l'était si complètement, qu'ilen eût imposé aux plus hardis comme aux plus insolents.Or, comme je n'étais ni hardi, ni insolent, je subissais cette influence,et je n'osais pas nVabandonner à mes épanchements alorsmême qu'il les provoquait par quelques bonnes paroles.' Après être partis de Cette, nous étions restés plusieurs jourssans parler de M m0 Milligan el de mon séjour sur le Cygne; maispeu à peu ce sujet s'était présenté dans nos entretiens, mon maîtrel'abordant, toujours le premier, et bientôt il ne s'était guère passéde jours sans que le nom de M' nc Milligan lut prononcé.« Tu l'aimais bien, cette dame? me disait Vilalis; oui, je comprendscela; elle a éié bonne, très bonne pour toi; il ne faut penserà clic qu'avec reconnaissance. »Puis souvent il ajoutait :« 111e fallait! »Qu'avait-il fallu?Tout d'abord je n'avais pas bien compris; mais peu à peu j'enétais venu à me dire que ce qu'il avait fallu, c'avait été de repousserla proposition de M" ,c Milligan de nie garder près d'elle.C'était à cela assurément que mon maître pensait quand il disait:« 11 le fallait» ; et il me semblait que dans ces quelques mots ily avait comme un regret. 11 aurait voulu me laisser près d'Arthur,mais cela avait été impossible.Et au fond <strong>du</strong> cœur je lui savais gré de ce regret, bien que jene devinasse point pourquoi il n'avait pas pu accepter les propositionsde M me Milligan, les explications qui m'avaient été répétéespar celle-ci ne me paraissant pas très-compréhensibles.« Maintenant, peut-être un jour les acceptcrail-il. »Et c'était là pour moi un sujet de grande espérance.« Pourquoi ne rencontrerions-nous pas le Cygne? »11 devait re<strong>mont</strong>er le Rhône, et nous, nous longions les rives dece fleuve.Aussi, tout en marchant, mes yeux se tournaient plus souvent


:s s,•t.-'•:'- :'• i• Y •••>.;- (*•!'i u& Pi3 *••144 SANS FAMILLE,vers l'eau que vers les collines et les plaines fertiles- qui la bordentde chaque côté.|fiLorsque nous arrivions dans une ville, Arles, Tarascon, Avignon,Montélimar, Valence, Tournon, Vienne, ma première visiteI* >:••r ril!était pour les quais et pour les ponts; je cherchais le Cygtw, et| 1 ;• !;: •quand j'apercevais de loin un bateau à demi noyé dans les brumes:? ' • ïconfuses, j'attendais qu'il grandît pour voir si ce n'était pas leCygne.Mais ce n'était pas lui.Quelquefois je m'enhardissais jusqu'à interroger les mariniers,et je leur décrivais le bateau que je cherchais; ils ne l'avaient pas•vu passer.•S ^Maintenant que mon maître était décidé à me céder à M" IC Milligan,au moins je me l'imaginais, il n'y nvait plus à craindre qu'onf JEparlât de ma naissance ou qu'on écrivît à mère Jîarberin. L'affaire•Sil.15e traiterait entre mon maître et M 0 Milligan; au moins dans moni:tl:frêve enfantin j'arrangeais ainsi les choses : M mc Milligan désiraitme prendre près d'elle, mon maître consentait à renoncer à sesdroits sur moi, tout était dit.H\'-:l! \\ !Il lu]} I". 'il it :h if iiVl4. •fr|| ' Nous restâmes plusieurs semaines à Lyon, et tout le temps queIMî;«Iliilf5 ;' l'I; i4ii!1 sïP! -»j'eus à moi, je le passai sur les quais <strong>du</strong> llhone et de la Saône;je connais les ponts d'Ainay, de Tilsitt, de la Guillolière ou del'Hôtel-Dieu, aussi bien qu'un Lyonnais de naissance.Mais j'eus beau chercher, je ne trouvai pas le Cygne.11 nous fallut quitter Lyon et nous diriger vers Dijon ; alors l'espérancede retrouver jamais M ine Milligan et Arthur commença à[n'abandonner, car j'avais à Lyon étudié toutes les caries de Franceque j'avais pu trouver aux étalages des bouquinistes, et je savaisque.le canal <strong>du</strong> Centre, que devait prendre le Cygne pour gagnerla Loire, se détache de la Saône à Chalon.Nous arrivâmes à Chalon et nous en repartîmes sans avoir vule Cygne; c'en était donc fait, il fallait renoncer à mon rêve.Ce ne fut pas sans un très vif chagrin.Justement, pour accroître mon désespoir, qui pourtant était déjàbien assez grand, le temps devint détestable; la saison était avancée,l'hiver approchait, et les marches sous la pluie, dans la boue,•it-•Usy


NEIGE ET LOUPS. 145devenaient de plus en plus pénibles'. Quand nous arrivions le soirdans une mauvaise auberge ou dans une grange, harassés par lafatigue, mouillés jusqua la chemise, crottés*jusqu'aux cheveux,je ne me couchais point avec des idées riantes.Lorsque, après avoir quitté Dijon, nous traversâmes les collinesde la Côte-d'Or, nous fûmes pris par un froid humide qui nousglaçait jusqu'aux os, et Joli-Cœur devint plus triste et plus maussadeque moi.Le but de mon maître était de gagner Paris au plus vite, car, àParis seulement, nous avions chance de pouvoir donner quelquesreprésentations pendant Phi ver; mais, soit que l'état de sa boursene lui permît pas de prendre le chemin de fer, soit toute autre-raison,c'était à pied que nous devions faire la route qui sépare Dijonde Paris. .•Quand le temps nous le permettait, nous donnions une courtereprésentation dans les villes et dans les villages que nous traversions,puis, après avoir ramassé une maigre recette, nous nousremettions en route.Jusqu'à Châtillon, les choses allèrent à peu près, quoique nouseussions toujours à souffrir <strong>du</strong> froid et de l'humidité; mais, aprèsavoir quitté cette ville, la pluie cessa et le vent tourna au nord.Tout d'abord nous ne nous en plaignîmes pas, bien qu'il soit peuagréable d'avoir le vent <strong>du</strong> nord en pleine figure; à tout prendre,mieux valait encore cette bise, si âpre qu'elle fût, que l'humiditédans laquelle nous pourrissions depuis plusieurs semaines.Par malheur, le vent ne resta pas au^sec; le ciel s'emplit degros nuages noirs, le soleil disparut entièrement, et tout annonçaque nous aurions bientôt de la neige.Nous pûmes cependant arriver à un gros village sans être prispar la neige ; j mais l'intention de mon maître était de gagner Tïoycsau plus vite, parce que Troycs est une grande ville dans laquellenous pourrions donner plusieurs représentations, si le mauvaistemps nous obligeait à y séjourner.•« Couche-toi vite, me dit-il, quand nous fûmes installés dansnoire auberge; nous partirons demain matin de bonne heure: jecrains d'être surpris par la neige. »iy


em-• -. : '*il M146 SANS FAMILLE.î.1 lavilEt U-li : - :î '-:-i S >• 3 i'" :•>! \r ;I ^:mpiitii' '•ifil i»il-It"! !i11 i;Si i:;1U£ &Pour lui, il ne se coucha pas aussi tôt, mais il resta au coinde l'âtre de la cheminée de la cuisine pour réchauffer Joli-Cœurqui avait beaucoup souffert <strong>du</strong> froid de la journée et qui n'avaitcessé de gémir, bien que nous eussions pris soin de l'envelopperdans des couvertures.Le lendemain matin je me levai de bonne heure comme ilm'avait été commandé; il ne faisait pas encore jour, le ciel étaitnoir et bas, sans une étoile; il semblait qu'un grand couverclesorirbre s'était abaissé sur la terre et allait l'écraser. Quand onouvrait la porte, un vent âpre s'engouffrait dans la cheminée etravivait les tisons qui, la veille au soir, avaient été enfouis sous lacendre.« À votre place, dit l'aubergiste s'adressant à mon maître, jene partirais pas; la neige va tomber.— Je suis pressé, répondit Yitalis, et j'espère arriver à Troycsavant la neige.— Trente kilomètres ne se font pas en une heure. »Nous partîmes néanmoins.Yitalis tenait Joli-Cœur serré sous sa veste pour lui communiquerun peu de sa propre chaleur, et les chiens, joyeux de ce tempssec, couraient devant nous; mon maître m'avait acheté à Dijon une* peau de mouton, dont la laine se portait en dessous; je m'enveloppaidedans, et la bise qui nous soufflait au visage me la colla surle corps.11 n'était pas agréable d'ouvrir la bouche; nous marchâmesgardant l'un et l'autre le silence, hâtant le pas, autant pour nouspresser que pour nous échauffer.Bien que l'heure fût arrivée où le jour devait paraître, il ne seiaisait pas d'éclaircies dans le ciel.Enfin, <strong>du</strong> côté de l'orient, une bande blanchâtre entr ouvrit lesténèbres, mais le soleil ne se <strong>mont</strong>ra pas. Il ne fit plus nuit/maisc'eut été une grosse exagération de dire qu'il faisait jour.Cependant,-dans la campagne, les objets étaient devenus plusdistincts; la livide clarlé qui rasait la terre, jaillissant <strong>du</strong> levantcomme d'un immense soupirail, nous <strong>mont</strong>rait des arbres dépouillésde leurs feuilles, et ça et là des haies ou des broussaillesI. ilil-* tk 4y^H


NEIGE ET LOUPS.1V7auxquelles les feuilles desséchées adhéraient encore, faisant en-,tendre, sous l'impulsion <strong>du</strong> vent qui les secouait et les tordait,un bruissement sec.Personne sur la route, personne dans les champs, pas un bruitde voiture, pas un coup de fouet; les seuls êtres vivants étaient lesoiseaux qu'on entendait, mais qu'on ne voyait pas, car ils se tenaientabrités sous les feuilles; seules des pies sautillaient sur laroute, la queue relevée, le bec en l'air, s'envolant à notre approchepour se poser en haut d'un arbre, d'où elles nous poursuivaientde leurs jacassements qui ressemblaient à des injures ou à desavertissements de mauvais augure.Tout à coup un point, blanc se <strong>mont</strong>ra au ciel, dans le nord; ilgrandit rapidement en venant sur axms, et nous entendîmes unétrange murmure de cris discordants. Celaient des oies ou descygnes sauvages, qui <strong>du</strong> Nord émigraient dans le Midi; ils passèrent,au-dessus de nos-têtes et ils étaient déjà loin qu'on voyaitencore voltiger dans l'air quelques flocons de <strong>du</strong>vet, dont la blancheurse détachait sur le ciel noir.Le pays que nous traversions était d'une tristesse lugubrequ'augmentait encore le silence; aussi loin que les regards pouvaients'étendre dans ce jour sombre, on ne voyait que des champsdénudés, des collines arides et des bois roussis.Le vent soufflait toujours <strong>du</strong> nord avec une légère tendancecependant à tourner à l'ouest; de ce côté de l'horizon arrivaientdes nuages cuivrés, lourds et bas, qui paraissaient peser sur lacime des arbres.Bientôt quelques flocons de neige, larges comme des papillons,nous passèrent devant les yeux; ils <strong>mont</strong>aient, descendaient, tourbillonnaientsans toucher la terre.Nous n'avions pas encore fait beaucoup de chemin, et il me paraissaitimpossible d'arriver à ïroyes avant la neige; au reste,- celam'inquiétait peu, et je me disais môme que la neige en tombantarrêterait ce vent <strong>du</strong> nord et apaiserait le froid.Mais je ne savais pas ce que c'était qu'une tempête de neisçe.Je ne tardai pas à l'apprendre, et de façon à n'oublier jamais- cette leçon.££*••


1^8SANS FAMILLE.I !!'i • ('••tiLes nuages qui venaient <strong>du</strong> nord-ouest s'étaient approchés, etune sorte de lueur blanche éclairait le ciel de leur côté; leurs flancss'étaient entrouverts, c'était la neige.Ce ne furent plus des papillons qui voltigèrent devant nous, cefut une averse de neige qui nous enveloppa.« Il était écrit que nous n'arriverions pas à Troyes, dit Yitalis ;il faudra nous mettre à l'abri dans la première maison que nousrencontrerons. »C'était là une bonne parole qui ne pouvait m'être que trèsagréable; mais où trouverions-nous cette maison hospitalière VAvant que la neige nous enveloppât dans sa blanche obscurité,l'avais examiné le pays aussi loin que ma vue pouvait s'étendreet je n'avais pas aperçu de maison, ni rien qui annonçât un vil- .lage. Tout au contraire, nous étions sur le point d'entrer dans uneforêt dont les profondeurs sombres se confondaient dans l'infini,devant nous, aussi bien que de chaque côté, sur les collines quinous entouraient.Il ne fallait donc pas trop compter sur cette maison promise;mais, après tout, la neige ne continuerait peut-être pas.Elle continua, et elle augmenta.En peu d'instants elle avait couvert la route ou plus justementtout ce qui l'arrêtait sur la route : tas de pierres, herbes des buscôtés, broussailles et buissons des fossés, car, poussée par le ventqui n'avait pas faibli, elle courait ras de terre pour s'entasser contretout ce qui lui faisait obstacle.L'ennui pour nous était d'être au nombre de ces obstacles; lorsqu'ellenous frappait, elle glissait sur les surfaces rondes, mais,partout où se trouvait une fente, elle entrait comme une poussièreet ne tardait pas à fondre.Pour moi, je la sentais me descendre en eau froide dans le cou,et mon maître, dont la peau de mouton était soulevée nour laisserrespirer Joli-Cœur, ne devait pas être mieux protégé.Cependant nous continuions de marcher contre le vent et contrela neige sans parler; de temps en temps nous retournions à demi latête pour respirer.Les chiens n'allaient plus en avant, ils marchaient sur nos ta-*i's• 'Sif"IS


NEIGE ET LOUPS. 149Ions, nous demandant un abri que nous ne pouvions leur donner.Nous avancions lentement, avec peine, aveuglés, mouillés, glacés,et, bien que nous fussions depuis assez longtemps déjà en pleineforêt, nous ne nous-trouvions nullement abrités, la route étantexposée en plein au vent.Heureusement (est-ce bien heureusement qu'il faut dire?) ce ventqui soufflait en tourmente s'affaiblit peu à peu; mais alors la neigeaugmenta, et, au lieu de s'abattre en poussière, elle tomba large etcompacte.En quelques minutes la route fut couverte d'une épaisse couchede neige dans laquelle nous marchâmes sans bruit.De temps en temps je voyais mon maître regarder sur la gauchecomme s'il cherchait quelque chose; mais on n'apercevait qu'unevaste clairière dans laquelle on avait fait une coupe au printempsprécédent, et dont les jeunes baliveaux aux tiges flexibles se courbaientsous le poids de la neige.Qu'espérait-il trouver de ce côté?Pour moi je regardais droit devant moi, sur la route, aussi loinque mes jeux pouvaient porter, cherchant si cette forêt ne finiraitpas bientôt et si nous n'apercevrions pas une maison.Mais c'était folie de vouloir percer cette averse blanche; àquelques mètres les objets se brouillaient, et l'on ne voyait plusrien que la neige qui descendait en flocons de plus en plusserrés et nous enveloppait comme dans les mailles d'un immensefilet.La situation n'était pas gaie, car je n'ai jamais vu tomber laneige, alors même que j'étais derrière une vitre dans une chambrebien chauffée, sans éprouver un sentiment de vague tristesse, etprésentement je me disais que la chambre chauffée devait être bienloin encore.Cependant il fallait marcher et ne pas se décourager, parce quenos pieds enfonçaient de plus en plus dans la couche de neige quinous <strong>mont</strong>ait aux jambes, et parce que le poids qui chargeait noschapeaux devenait de plus en plus lourd.Tout à coup, je vis Vitalis étendre la main dans la direction dela gauche, comme pour attirer mon attention. Je regardai, et il me


ï.V150 SANS FAMILLE.: :1 !ïï; •• -tI-'"*1 • • .m;8iiin;K f- '•\ il:ili.ilRi ,.iîf i!t'J •i « •l ' •sembla apercevoir confusément dans la clairière une butte en bran­vchages u recouverte de neige." " ^A V , W « , ^ W ~V ^ . QJe ne demandai pas d'explication, comprenant que, si mon maîtrem'avait <strong>mont</strong>ré cette hutte, ce n'était pas* pour que j'admirassel'effet qu'elle pro<strong>du</strong>isait dans le paysage; il s'agissait de trouver lechemin qui con<strong>du</strong>isait jusqu'à elle.C'était difficile, car la neige était déjà assez épaisse pour effacertoute trace de route ou de sentier; cependant, à-F extrémité de laclairière, à l'endroit où recommençaient les bois de haute futaie, ilme sembla que le fossé de la grande roule était comblé; là sansdoute débouchait le chemin qui con<strong>du</strong>isait à la hutte.C'était raisonner juste; la neige ne céda pas sous nos pieds lorsquenous descendîmes dans le fossé, et nous ne tardâmes pas àarriver à celle huile.Elle était formée de fagots et de bourrées, au-dessus desquelsavaient été disposés des branchages en forme de toit; et ce toit étaitassez serré pour que la neige n'eût point passé à travers.Celait un abri qui valait une maison.Plus pressés ou plus vifs que nous, les chiens étaient entrés lespremiers dans la hutte, et ils se roulaient sur le sol sec et dans lapoussière en poussant des aboiements joyeux.Notre satisfaction n'était pas moins vive que la leur; mais nousj jla manifestâmes autrement qu'en nous roulant dans la poussière,ce qui cependant n'eût pas été mauvais pour nous sécher.« Je me doutais bien, dit Yilalis, que dans cette jeune vente devaitse trouver quelque part une cabane de bûcheron; maintenant laUineige peut tomber.il;— Oui, qu'elle tombe! » répondis-je d'un air de défi.Et j'allai à la porte, ou, plus justement, à l'ouverture de la hutte,.t.il-*•car elle n'avait ni porte ni fenêtre, pour secouer ma veste et mon•tH;chapeau, de manière à ne pas mouiller l'intérieur de notre appartement.r -! i' :Il était tout à l'ait simple, cet appartement, aussi bien dans sa•t;.j j j-; construction que dans son mobilier, qui consislait en un banc deterre et en quelques grosses pierres servant de sièges. Mais ce qui,dans les circonstances où nous nous trouvions, était encore d'unV'",.-.Air*ii•*!1 Eu-i."ir -i ïi


NEIGE ET LOUPS. 151plus grand prix pour nous, c'étaient cinq ou six briques posées de.champ dans un coin et formant le foyer.| Du feu! nous pouvions faire <strong>du</strong> feu.| Il est vrai qu'un foyer ne suffit pas pour faire <strong>du</strong> feu, il faut| encore <strong>du</strong> bois à mettre dans le foyer.kDans une maison comme la nôtre, le bois n'était pas difficile à€trouver; il n'y avait qu'à le prendre aux murailles et au toit, c'està-direà tirer des branches des fagots et* des bourrées, en ayant pour*£tout soin de prendre ces branches çà et là, de manière à ne pasH 0compromettre la solidité de notre maison.Cela fut vite fait, et une flamme claire ne tarda pas à briller enmpétillant joyeusement au-dessus de notre atre.]M Ah ! le beau feu ! le bon feu !'m'cmm•&MW& 7-m8gjHmkm'Htm•m11 est vrai qu'il ne brûlait pas sans fumée, et que celle-ci, ne<strong>mont</strong>ant pas dans une cheminée, se répandait dans la hutte ; maisque nous importait? c'était de la flamme, c'était de la chaleur quenous voulionsPendant que, couché sur les deux mains, je soufflais le feu, leschiens s'étaient assis autour <strong>du</strong> foyer, et gravement sur leur derrière,le cou ten<strong>du</strong>, ils présentaient leur ventre mouillé et glacé aurayonnement de la flamme.Bientôt Joli-Cœur écarta la veste de son maître, et, mettant prudemmentle bout <strong>du</strong> nez dehors, il regarda où il se trouvait ; rassurépar son examen, il sauta vivement à terre, et, prenant la meilleureplace devant le feu, il présenta à la flamme ses deux petites mainstremblotantes.Nous étions assurés maintenant de ne pas mourir de froid, maisla question de la faim n'était pas résolue.11 n'y avait dans cette cabane hospitalière ni huche à pain ni-fourneau avec des casseroles chantantes.Heureusement, notre maître était homme de précaution et d'expérience;le malin, avant que je fusse levé, il avait fait ses provisionsde route : une miche de pain et un petit morceau de fromage;mais ce n'était pas le moment de se <strong>mont</strong>rer exigeant ou difficile :aussi, quand nous vîmes apparaître la miche, y eut-il chez noustous un vif mouvement de satisfaction.m


•A, tFVI-:.• i*Malheureusement les parts ne furent pas grosses, et, pour moncompte, mon espérance fut désagréablement trompée; au lieu de lamiche entière, mon maître ne nous en donna que la moitié.« Je ne connais pas la route, dit-il en répondant à l'interrogationde mon regard, et je ne sais pas si d'ici Troyes nous trouverons uneauberge où manger. Déplus, je ne connais pas non plus celte forci.Je sais seulement que ce pays est très boisé, et que d'immensesforêts se joignent les unes aux autres : les forêts de Chaource, deIlumilly, d'Othe, d'Àu<strong>mont</strong>. Peut-être sommes-nous y, plusieurslieues d'une habitation. Peut-être aussi allons-nous "rester bloquéslongtemps dans cette cabane. Il faut garder des provisions pournotre dîner. »C'était là des raisons que je devais comprendre, en me reportantpar le souvenir à notre sortie de Toulouse, après l'emprisonnementde Yitalis; mais elles ne touchèrent point les chiens qui, voyantserrer la miche dans le sac, alors qu'ils avaient à peine mangé,tendirent la patte îi leur maître, lui grattèrent 'es genoux, et selivrèrent à une pantomime expressive pour faire ouvrir le sac surlequel ils dardaient leurs yeux suppliants.Prières et caresses furent inutiles, le sac ne s'ouvrit point.Cependant, si frugal qu'eût été ce léger repas, il nous avaitréconfortés; nous étions à l'abri, le feu nous pénétrait d'une doucechaleur; nous pouvions attendre que la neige cessât de tomber.Rester dans cette cabane n'avait rien de bien effrayant pour moi,| ;|ii d'autant mieux que je n'admettais pas que nous <strong>du</strong>ssions y rester152 SANS FAMILLE.:•": ïI! i... i! ;[i .i '• . J


NEIGE ET LOUPS. 153celui-là étalé sur le flanc, Capi le nez dans les cendres, ils dormaient.L'idée me vint de faire comme eux; je m'étais levé de bonneheure, et il serait plus agréable de voyager dans le pays des rêves,peut-être sur le Cygne, que de regarder cette neige.Je ne sais combien je dormis de temps ; quand je m'éveillai leneige avait cessé de tomber, je regardai au dehors; la couche quis'était entassée devant notre hutte avait considérablement augmenté ;s'il fallait se remettre en route, j'en aurais plus haut que les genoux.Quelle heure était-il?Je ne pouvais pas le demander au maître, car, en ces derniersmois, les recettes médiocres n'avaient pas remplacé l'argent que laprison et son procès lui avaient coûté, si bien qu'à Dijon, pouracheter ma peau de mouton et différents objets pour lui et pourmoi, il avait dû vendre sa <strong>mont</strong>re, la grosse <strong>mont</strong>re en argent surlaquelle j'avais vu Capi dire l'heure, quand Yitalis m'avait engagédans la troupe.C'était au jour de m'apprendre ce que je ne pouvais plus demanderà notre bonne grosse <strong>mont</strong>re.Mais rien au dehors ne pouvait me répondre : en bas, sur le sol,une liane blanche éblouissante: au-dessus et dans l'air un brouillardsombre; au ciel une lueur confuse, avec ça et là des teintesd'un jaune sale.Rien de tout cela n'indiquait à quelle heure de la journée nousétions.Les oreilles n'en apprenaient pas plus que les yeux, car il s'étaitétabli un silence absolu que ne venait troubler ni un cri d'oiseau,ni un coup de fouet, ni un roulement de voiture ; jamais nuit n'avaitété plus silencieuse que celte journée.Avec cela régnait autour de nous une immobilité complète; laneige avait arrêté tout mouvement, tout pétrifié. De temps en tempsseulement, après un petit bruit étouffé, à peine perceptible, on voyaitune branche de sapin se balancer lourdement; sous le poids qui lachargeait, elle s'était peu à peu inclinée yers la terre, et, quand1 inclinaison avait été trop raide, la neige avait glissé jusqu'en bas ;alors la branche s'était brusquement redressée, et son feuillage d'un20


.• • ;rH'"'15iSANS FAMILLE.1 f;1|'Ml.\•:i :!y %j|t;j& li; ï.Êjirh .iï '' ir' r 'ii -^ Et;: I!!'Si!Mi1 'lit II faudrait se serrer le ventre dans notre hutte, voilà tout.liftiîî"itlif;ïii-1 ï! !in.in?ï •: «s* ifl nus ;vert noir tranchait sur le linceul blanc qui enveloppait les autresarbres depuis la cime jusqu'aux pieds, de sorte que, lorsqu'onregardait de loin, on croyait voir un trou sombre s'ouvrir çà et làdans ce linceul.Comme je restais dans l'embrasure de la porte, émerveillé devantce spectacle, je m'entendis interpeller par mon maître.« Às-tu donc envie de te remettre en route? me dit-il.— Je ne sais pas, je n'ai aucune envie; je ferai ce que vous voudrezque nous fassions,— Eli bien, mon avis est de rester ici, où nous avons au moinsun abri et <strong>du</strong> feu. »Je pensai que nous n'avions guère de pain, mais je gardai maréflexion pour moi.« Je crois que la neige va reprendre bientôt, poursuivit Yilalis,il ne faut pas nous exposer sur la route sans savoir à quelle distance|| nous sommes des habitations. La nuit ne serait pas douce au milieude celte neige; mieux vaut encore la passer ici, au moins nousaurons les pieds secs. »La question de nourriture mise de côté, cet arrangement n'avaitrien pour me déplaire; et d'ailleurs, en nous remettant en marchetout de suite, il n'était nullement certain que nous pussions, avantle soir, trouver une auberge où. dîner, tandis qu'il n'était que tropévident que nous trouverions sur la route une couche de neige qui,n'ayant pas encore été foulée, serait pénible pour la marche.Ce fut ce qui arriva lorsque; pour notre dîner, Vitalis nous partageaentre six ce qui restait de la miche.Hélas! qu'il en restait peu, et comme ce peu fut vite expédié,bien que nous fissions les morceaux aussi petits que possible, afinde prolonger notre repas!Lorsque notre pauvre dîner, si chétif et si court, fut terminé, jecrus que les chiens allaient recommencer leur manège <strong>du</strong> déjeuner,car il était évident qu'ils avaient encore terriblement faini. Maisil n'en fut rien, et je vis une fois de plus combien vive était leurintelligence.Notre maître ayant remis son couteau dans la poche de son panta-lï'li ;. 1-:'4 ;-J. L1 ^Kmil


NEIGE ET LOUPS. 155Ion ce qui indiquait que notre festin était fini, Capi se leva et, aprèsavoir fait un signe de tête à ses deux camarades, il alla flairer lesac dans lequel on plaçait habituellement la nourriture. En mêmetemps il posa délicalement la patte sur le sac pour le palper. Cedouble examen le convainquit qu'il n'y avait rien à manger. Alorsil revint à sa place devant le foyer, et, après avoir fait un nouveausigne de le le à Dolce et à Zerbino, il s'étala tout de son long avecun soupir de résignation.« II n'y a plus rien; il est inutile de demander, »Ce fut exprimé aussi clairement que par la parole.Ses camarades, comprenant ce langage, s'étalèrent comme luidevant le feu, en poussant le même soupir; mais celui de Zerbinone fui pas résigné, car à un grand appétit Zerbino joignait unevive gourmandise, et ce sacrifice était pour lui plus douloureuxque pour tout autre.La neige avait repris depuis longtemps et elle tombait toujoursavec la même persistance; d'heure en heure on voyait la couchequ'elle formait sur le sol <strong>mont</strong>er le long des jeunes cépées, don t les*tiges seules émergeaient encore de la marée blanche, qui allaitbientôt les engloutir.Mais, lorsque notre dîner fut terminé, on commença à ne plus voirque confusément ce qui se passait au dehors de la huile, car encelle sombre journée l'obscurité était vite venue.La nuit n'arrêta pas la chute de la neige, qui, <strong>du</strong> ciel noir, continuaidescendre en gros flocons sur la terre blanche.Puisque nous devions coucher là, le mieux était de dormir auplus vite ; je fis donc comme les chiens, et, après m'êlre roulé dansma peau de mouton, qui, exposée à la flamme, avait séché <strong>du</strong>rantle jour, je m'allongeai auprès <strong>du</strong> feu, la tête sur une pierre platequi me servait d'oreiller.^ Dors, médit Yitalis, je le réveillerai quand je voudrai dormir àmon tour, car, Lien que nous n'ayons rien à craindre des bêtes oudes gens dans cette cabane, il faut que l'un de nous veille pour entretenirle feu; nous devons prendre nos précautions contre le froidqui peut devenir âpre, si la neige cesse. »Je ne me fis pas répéter l'invitation deux fois, et je m'endormis.


T Tift.-?'p£••"ikïim\ mïïn-! H:JïcU::{fil11,mif! -.':;•tS !:§?.*.j * :• -y3 !s;-.Li: ils: !il'të jly.» !$ if.ï "i :il|Itil1ir!j'H 1 .I iiii| |IIi i' 1'iH^s**s31il;"i ilM--• it;r; iil!Il:!».il:t; 1 ;156 SANS FAMILLE.Quand mon maître me réveilla, la nuit devait être déjà avancée ;au moins je me l'imaginai. La neige ne tombait plus; notre feubrûlait toujours.« À Ion tour maintenant, me dit Yilalis, tu n'auras qu'à mettrede temps en temps <strong>du</strong> bois dans le foyer; tu vois que je t'ai fait taprovision. »En effet, un amas de fagots était entassé à portée de la main. Monmaître, qui avait le sommeil beaucoup plus léger que moi, n'avaitpas voulu que je l'éveillasse en allant tirer un morceau de bois ànotre muraille, chaque fois que j'en aurais besoin, et il m'avait préparéce tas, dans lequel il n'y avait qu'à prendre sans bruit.C'était là sans doute une sage précaution; mais elle n'eut pas,hélas! les suites que Vitalis attendait.Me voyant éveillé et prêt à prendre ma faction, il s'était allongé àson tour devant le feu, ayant Joli-Cœur contre lui, roulé dans unecouverture, et bientôt sa respiration, plus haute et plus régulière,m'avait dit qu'il venait de s'endormir.' Alors je m'étais levé el doucement, sur la pointe des pieds, j'avaisété jusqu'à la porte, pour voir ce qui se passait au dehors.La neige avait tout enseveli, les herbes, les buissons, les cépées,les arbres; aussi loin que la vue pouvait s'étendre, ce n'était qu'une *nappe inégale, mais uniformément blanche. Le ciel était parseméd'étoiles scintillantes ; mais, si vive que lut leur clarté, c'était de laneige que <strong>mont</strong>ait la pâle lumière qui éclairait le paysage. Le froidavait repris et il devait geler au dehors, car l'air qui entrait dansnotre cabane était glacé. Dans le silence lugubre de la nuit, on entendaitparfois des craquements qui indiquaient que la surface dela neige se congelait.Nous avions été vraiment bien heureux de rencontrer cette cabane: que serions-nous devenus en pleine forêt, sous la neige etpar ce froid ?Si peu de bruit que j'eusse fait en marchant, j'avais éveillé leschiens, et Zerbino s'était levé pour venir avec moi à la porte. Commeil ne regardait pas avec des yeux pareils aux miens les splendeursde cette nuit neigeuse, il s'ennuya bien vite et voulut sortir.De la main je lui donnai l'ordre de rentrer;, quelle idée d'aller\-f - -I? 'î!rUi?-feifl


NEIGE ET LOUPS. 157dehors par ce froid; n'était-il pas meilleur de rester devant le feuque d'aller vagabonder? Il obéit, mais il resta le nez tourné versla porte, en chien obstiné qui n'abandonne pas son idée.Je demeurai encore quelques instants à regarder la neige, car,bien que ce spectacle me remplît le cœur d'une vague tristesse,je trouvais une sorte de plaisir à le contempler ; il me donnait enviede pleurer, et, quoiqu'il me fût facile de ne plus le voir, puisque jen'avais qu'à fermer les yeux ou à revenir k ma place, je ne bougeaispas.Enfin je me rapprochai <strong>du</strong> feu, et, l'ayant chargé de trois ouquatre morceaux de bois croisés les uns par-dessus les autres, je crusque je pouvais m'asseoir sans danger sur la pierre qui m'avait servid'oreiller.Mon maître dormait tranquillement; les chiens et Joli-Cœur dormaientaussi, et <strong>du</strong> foyer avivé s'élevaient de belles flammes qui<strong>mont</strong>aient en tourbillons jusqu'au toit, en jetant des étincelles pétillantesqui, seules, troublaient le silence.Pendant assez longtemps je m'amusai à regarder ces étincelles ;mais peu à peu la lassitude méprit et m'engourdit sans que j'eneusse conscience.Si j'avais eu à m'occuper de ma provision de bois,-je me seraislevé, et, en marchant autour de la cabane, je me serais tenu "éveillé; mais, en restant assis, n'ayant d'autre mouvement à faireque d'étendre lamain pour mettre des branches au feu, je me laissaialler à la somnolence qui me gagnait, et, tout en me croyant sûr deme tenir éveillé, je me rendormis.Tout à coup je fus réveillé en sursaut par un aboiement furieux.Il faisait nuit; j'avais sans doute dormi longtemps, et le feu s'étaitéteint, ou tout au moins il ne donnait plus de flammes qui éclairassentla hutte.Les aboiements continuaient : c'était la voix de Capi ; mais, choseétrange, Zerbino,pas plus que Dolce, ne répondaient & leur camarade.« Eh bien, quoi? s'écria Vitalis se réveillant aussi, que se passet-il?— Je ne sais pas.f3?


•a158 SANS FAMILLE.-— Tu 1 es endormi, cl le feu s'éteint. »Capi s'était élancé vers la porte, maïs îv était point sorti, et c'étaitde la porte qu'il aboyait.La question que mon maître m'avait adressée, je me la posai :que se passaitril?Aux aboiements de Capi répondirent deux ou trois hurlementsplaintifs dans lesquels je reconnus la voix de Dolce. Ces hurlementsvenaient de derrière notre hutte, et à une assez courte distance.J'allais sortir; mon maître m'arrêta en me posant la main surl'épaule.« Mets d'abord <strong>du</strong> bois sur le feu, » me commanda-t-il.Et. pendant que j'obéissais, iî prit dans le foyer un tison sur lequelil souffla pour aviver la pointe carbonisée.Puis, au lieu de rejeter ce tison dans Je foyer, lorsqu'il fui rouge,il 3e garda à la main.ce Allons voir, dit-il. et marche derrière moi ; en avant. Capi ! »Au moment où nous allions sortir, un formidable hurlementéclaîa dans le silence, et Capi se rejeta dans nos jambes, effrayé.« Ce sont des loups; où sontZcrbino et Dolce? »A cela je ne pouvais répondre. Sans doute les deux chiens étaientsortis pendant mon sommeil, Zerbino réalisant le caprice qu'ilavait manifesté et que j'avais contrarié, Dolce suivant son camarade.Les loups les avaient-ils emportés ? 11 me semblait que l'accentde mon maître, lorsqu'il avait demandé où ils étaient, avait trahicette crainte.« Prends un tison, me dit-il, et allons à leur secours. »J'avais enten<strong>du</strong> raconter dans mon village d'ciTravantes histoiresde loups ; cependant je n'hésitai pas ; je m'armai d'un tison et suivismon maîire. Mais, lorsque nous fûmes dans la clairière, nousn'apcrcùmcs ni chiens, ni loups. On voyait seulement sur la neigeles empreintes creusées par les deux chiens.Nous suivîmes ces empreintes; elles tournaient autour de laImite: nuis, à une certaine distance, se <strong>mont</strong>rait dans l'obscurité unespace où la neige avait clé foulée comme si dos animaux s'étaientroulés dedans


NOUS N'APKIiÇUMES XÏs.qiHLXS NI LOUPS (p. 158)n


1 LJ "I!


NEIGE ET LOUPS. 159« Cherche, cherche, Capi, » disait mon maître, et en même tempsil sifflait pour appeler Zerbino et Dolce.Mais aucun aboiement ne lui répondait, aucun bruit ne troublaitle silence lugubre de la forêt, et Capi, au lieu de chercher commeon le lui commandait, restait dans nos jambes, donnant des signesmanifestes d'inquiétude et d'effroi, lui qui ordinairement était aussiobéissant que brave.La réverbération de la neige ne donnait pas une clarté suffisantepour nous reconnaître dans l'obscurité et suivre les empreintes; àune courte distance, les yeux éblouis se perdaient dans l'ombreconfuse.De nouveau, Vitalis siffla, et d'une voix forte il appela Zerbino etDolce.Nous écoutâmes ; le silence continua; j'eus le cœur serré.Pauvre Zerbino ! Pauvre Dolce IYitalis précisa mes craintes.« Les loups les ont emportés, dit-il; pourquoi les as-tu laisséssortir? »Ah! oui, pourquoi? Je n'avais pas, hélas 1 de réponse à donner.« Il faut les chercher, » dis-je.Et je passai devant; mais Vitalis m'arrêta.« Et où vas-tu les chercher? dit-il.— Je ne sais pas, partout.— Comment nous guider au milieu de l'obscurité, et dans cetteneige? »Et, de vrai, ce n'était pas chose facile ; la neige nous <strong>mont</strong>aitjusqu'à mi-jambe, et ce n'étaient pas nos deux tisons qui pouvaientéclairer les ténèbres.« S'ils n'ont pas répon<strong>du</strong> à mon appel, c'est qu'ils sont... bienloin, dit-il; et puis, il ne faut pas nous exposer à ce que les loupsnous attaquent nous-mêmes; nous n'avons rien pour nous défendre.C'était terrible d'abandonner ainsi ces deux pauvres chiens, cesdeux camarades, ces deux amis, pour moi particulièrement, puisqueje me sentais responsable de leur faute; si je n'avais pas dormi, ilsne seraient pas sortis.


i-r^160 SANS FAMILLE.;•>.-si»'Mon. maître s'était dirigé vers la hutte, et je l'avais suivi, regardantderrière moi à chaque pas et m'arrêtant pour écouter ; mais jen'avais rien vu que la neige, je n'avais rien enten<strong>du</strong> que les craquementsde la neige.Dans la hutte, une surprise nouvelle nous attendait; en notreabsence, les branches que j'avais entassées sur le feu s'étaient allu- |niées, elles flambaient, jetant leurs lueurs dans les coins les plussombres. *Je ne vis point Joli-Cœur.îSa couverture était restée devant le feu, mais elle était plate et le |singe ne se trouvait pas dessous. |Je Tappelai; Yilalis l'appela à son tour; il ne se <strong>mont</strong>ra pas. 3Qu'ôlait-il devenu?Yilalis me dit qu'en s'éveillant il l'avait senti près de lui, c'était ;donc depuis que nous étions sortis qu'il avait disparu?Avait-il voulu nous suivre?Nous prîmes une poignée de.branches enflammées, et nous sortîmes,penchés en avant, nos branches inclinées sur la neige, cherchantles traces de Joli-Cœur.Nous lien trouvâmes point; il est vrai que le passage des chiensel nos piétinements avaient brouillé les empreintes, mais pas assez,cependant pour qu'on ne pût pas reconnaître les pieds <strong>du</strong> singe.Il n'était donc pas sorti. ,Nous rentrâmes dans la cabane pour voir s'il ne s'était pas blottidans quelque fagot.Notre recherche <strong>du</strong>ra longtemps; dix fois nous passâmes à lamême place, dans les mêmes coins; je <strong>mont</strong>ai sur les épaules deYilalis pour explorer les branches qui formaient notre toit; tout futinutile.De temps en temps nous nous arrêtions pour l'appeler; rien,toujours xûen.Yitalis paraissait exaspéré, tandis que moi j'étais sincèrementdésolé.Pauvre Joli-Cœur !Comme je demandais à mon maître s'il pensait que les loupsavaient pu aussi l'emporter :>•1;é


NEIGE ET LOUPS. 161*« Non, me dit-il, les loups n'auraient pas osé entrer dans la cabaneéclairée; je crois qu'ils auront sauté sur Zerbino et surDolce qui étaient sortis, mais ils n'ont pas pénétré ici. Il est probableque Joli-Cœur, épouvanté, se sera caché quelque part pendantque nous étions dehors; et c'est là ce qui m'inquiète pourlui, car, par ce temps abominable, il va gagner froid, et pour lui lefroid serait mortel.— Alors cherchons encore. »Et de nouveau nous recommençâmes nos recherches; mais ellesne furent pas plus heureuses que la première fois.« Il faut attendre le jour, dit Yilalis.— Quand viendra-t-il ?— Dans deux ou trois heures, je pense.Et il s'assit devant le feu, la tête entre ses deux mains.Je n'osai pas le troubler. Je restai immobile près de lui, ne faisantun mouvement que pour mettre des branches sur le feu. Detemps en temps il se levait pour aller jusqu'à là porte; alors il regardaitle ciel et se penchait pour écouter; puis il revenait prendresa place. 11 me semblait que j'aurais mieux aimé qu'il me grondât,plutôt que de le voir ainsi morne et accablé.Les trois heures dont il avait parlé s'écoulèrent avec une lenteurexaspérante ; c'était à croire que cette nuit ne finirait jamais.Cependant les étoiles pâlirent et le ciel blanchit; c'était le matin,bientôt il ferait jour. Mais avec le jour naissant le froid augmenta;l'air qui entrait par la porte était glacé.Si nous retrouvions Joli-Cœur, serait-il encore vivant?Mais quelle espérance raisonnable de le retrouver pouvions-nousavoir?Qui pouvait savoir si le jour n'allait pas nous ramener la neige?Alors comment le chercher ?Heureusement il ne la ramena pas; le ciel, au lieu de se couvrircomme la veille, s'emplit d'une lueur rosée qui présageait le beautemps.Aussitôt que la clarté froide <strong>du</strong> matin eut donné aux buissonset aux arbres leurs formes réelles, nous sortîmes. Vitalis s'étaitarmé d'un fort bâton, et j'en avais pris un pareillement.3i


16.2 SANS FAMILLE.' ' ,'IS,Capi ne paraissait plus être sous l'impression de frayeur quil'avait paralysé pendant la nuit; les yeux sur ceux de son maître, iln'attendait qu'un signe pour s'élancer en avant.Comme nous cherchions sur la terre les empreintes de Joli-Cœur,Capi leva la tête et se mit à aboyer joyeusement; cela signifiait quec'était en l'air qu'il fallait chercher et non à terre.En effet, nous vîmes que la neige qui couvrait notre cabane avaitété foulée ça et là, jusqu'à une grosse branche penchée sur notre toit.Nous suivîmes des yeux cette branche, qui appartenait à un groschêne, et, tout au haut de l'arbre, blottie dans une fourche, nousaperçûmes une petite forme de couleur sombre.C'était Joli-Cœur, et ce qui s'était passé n'était pas difficile à deviner: effrayé par les hurlements des chiens et des loups, Joli-Cœur,au lieu de rester près <strong>du</strong> feu, s'était élancé sur le toitde notre hutte,quand nous étions sortis, et de là il avait grimpé au haut <strong>du</strong> chêne,où, se trouvant en sûreté, il était resté blotti, sans répondre à nosappels. La pauvre petite bête si frileuse devait être glacée.Mon maître l'appela doucement, mais il ne bougea pas plus ques'il était mort.Pendant plusieurs minutes, Vitalis répéta ses appels; Joli-Cœurne donna pas signe de vie.J'avais à racheter ma négligence de la nuit.« Si vous voulez, dis-je, je vais l'aller chercher.— Tu vas te casser le cou.— Il n'y a pas de danger. »Le mot n'était pas très juste: il y avait danger, au contraire, surtoutil y avait difficulté; l'arbre était gros, et déplus il était couvertde neige dans les parties de son tronc et de ses branches qui avaientété exposées au vent.Heureusement j'aA r ais appris de bonne heure à grimper aux arbres,et j'avais acquis dans cet art une force remarquable. Quelques petitesbranches avaient poussé çà et là, le long <strong>du</strong> tronc; elles meservirent d'échelons, et, bien que je fusse aveuglé par la neige quemes mains me faisaient tomber dans les yeux, je parvins bientôt,aidé de Vitalis, à la première fourche. Arrivé là, l'ascension devenaitfacile; je n'avais plus qu'à veiller à ne pas glisser sur la neige.V


NEIGE ET LOUPS. 163Tout en <strong>mont</strong>ant, je parlais doucement à Joli-Cœur, qui ne bougeaitpas, mais qui me regardait avec ses yeux brillants.J'allais arriver à lui et déjà j'allongeais la main pour le prendre,lorsqu'il fit un bond et s'élança sur une autre branche.Je le suivis sur cette branche, mais les hommes, et même lesgamins, sont très inférieurs aux singes pour courir dans les arbres.Aussi est-il bien probable que je n'aurais jamais pu atteindre Joli-Cœur, si la neige n'avait pas couvert les branches; mais, commecette neige lui mouillait les mains et les pieds, il fut bientôt fatiguéde cetle poursuite. Alors, dégringolant de branche en branche, ilsauta d'un bond sur les épaules de son maître et se cacha sous laveste de celui-ci.C'était beaucoup d'avoir retrouvé Joli-Cœur, mais ce n'était pastout; il fallait maintenant chercher les chiens.Nous arrivâmes en'quelques pas à l'endroit où nous étions déjàvenus dans la nuit, et où nous avions trouvé la neige piétince.Maintenant qu'il faisait jour, il nous fut facile de deviner ce quis'était passé ; la neige gardait imprimée en creux l'histoire de lamort des chiens.En sortant de la cabane l'un derrière l'autre, ils avaient longéles fagots, et nous suivions distinctement leurs traces pendant unevingtaine de mètres. Puis ces traces disparaissaient dans la neigebouleversée ; alors on voyait d'autres empreintes : d'un côté cellesqui <strong>mont</strong>raient par où les loups, en quelques bonds allongés, avaientsauté sur les chiens ; et de l'autre, celles qui disaient par où ils lesavaient emportés après les avoir boules. De traces des chiens il n'enexistait plus, à l'exception d'une traînée rouge qui çà et là ensanglantaitla neige.Il n'y avait plus maintenant à poursuivre nos recherches plusloin ; les deux pauvres chiens avaient été égorgés là et emportés pourêtre dévorés à loisir dans quelque hallier épineux. D'ailleurs nousdevions nous occuper au plus vite de réchauffer Joli-Cœur.Nous rentrâmes dans la cabane et, tandis que Vitalis lui présentaitles pieds et les mains au feu comme on fait pour les petits enfants,je chauffai bien sa couverture, et nous l'enveloppâmes dedans.Mais ce n'était pas seulement une couverture qu'il fallait, c'étaitU$£ï


i J•ilÏ64SANS FAMILLE.encore un bon lit bassiné, c'était surtout une boisson chaude, etnous n'avions ni l'un ni l'autre; heureux encore d'avoir <strong>du</strong> feu.Nous nous étions assis, mon maître et moi, autour <strong>du</strong> foyer, sansrien dire, et nous restions là, immobiles, regardant le feu brûler.Mais il n'était pas besoin de paroles, il n'était pas besoin de regardpour exprimer ce que nous ressentions.« Pauvre Zerbino, pauvre Dolce, pauvres amis ! »C'étaient les paroles que tous deux nous murmurions chacun denoire côté, ou tout au moins les pensées de nos cœurs.Ils avaient été nos camarades, nos compagnons de bonne et mauvaisefortune, et pour moi, pendant mes jours de détresse et de solitude,mes amis, presque mes enfants.Et j'étais coupable de leur mort-Car je ne pouvais m'innoccnter : si j'avais fait bonne gardecomme je le devais, si je ne m'étais pas endormi, ils ne seraient passortis, et les loups ne seraient pas venus nous attaquer dans notrecabane, ils auraient été retenus à distance, effrayés par notre feu.J'aurais voulu que Vitalis me grondât; j'aurais presque demandéqu'il me battît.Mais il ne me disait rien, il ne me regardait môme presque pas;il restait la tète penchée au-dessus <strong>du</strong> foyer; sans douieil songeaitace que nous allions devenu' sans les cbiens. Comment donnerncs représentations sans eux? Comment vivre?. ''ï : %te *ma- *-^1>7 !'y:•;V**i


& $CHAPITRE XVL-i MONSIEUR JOLI-CŒUBHH'."3•


\£-;&m1 îf-*>* i• -î"-;166 SANS FAMILLE.^iSii\L-"Nous étions prêts à partir.« Voilà une auberge, dit Yitalis, qui nous a fait payer cher l'hospitalitéqu'elle nous a ven<strong>du</strong>e. »^&$En disant cela, sa voix tremblait.Il sortit le premier, et je marchai dans ses pas.Il fallut appeler Capi, qui était resté sur le seuil de la hutte, lenez tourné vers l'endroit où ses camarades avaient été surpris.Dix minutes après être arrivés sur la grande route, nous croisâmest>-!une voiture dont le charretier nous apprit qu'avant une heure nousa--trouverions un village. Cela nous donna des jambes, et cependantmarcher était difficile autant que pénible, au milieu de cette neigedans laquelle j'enfonçais jusqu'à mi-corps. |De temps en temps, je demandais à Yitalis comment se trouvaitjlJoli-Cœur, et il me répondait qu'il le sentait toujours grelotter contrelui.Enfin, au bas d'une côte, se <strong>mont</strong>rèrent les toits blancs d'un grosvillage; encore un effort et nous arrivions. £Nous n'avionspointpourhabitude de descendre dans les meilleuresauberges, celles qui, par leur apparence cossue, promettaient bongîte et bonne table; tout au contraire nous nous arrêtions ordinairementà l'entrée des villages ou dans les faubourgs des villes,choisissant quelque pauvre maison, d'où l'on ne nous repousseraitpas, et où Ton ne viderait pas notre bourse.Mais, cette fois, il n'en fut pas ainsi : au lieu de s'arrêter à l'entrée<strong>du</strong> village, Yitalis continua jusqu'à une auberge devant laquelle sebalançait une belle enseigne dorée ; par la porte de la cuisine, grandeouverte, on voyait une table chargée de viandes, et sur un large four- .neau plusieurs casseroles en cuivre rouge chantaient joyeusement,lançant au plafond de petits nuages de vapeur; de la rue, on respiraitune bonne odeur de soupe grasse qui chatouillait agréablementnos estomacs affamés.Mon maître, ayant pris ses airs « de monsieur», entra dans la cuisine,et, le chapeau sur la tête, le cou ten<strong>du</strong> en arrière, il demandaà l'aubergiste une bonne chambre avec <strong>du</strong> feu.Tout d'abord l'aubergiste, qui était un personnage de belle prestance,avait dédaigné de nous regarder; mais les grands airs de- " 1 ' '•iIi•ilI •-I


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•-•%s •S-'koÎ3168 SANS FAM1LLK.i: :1:!1 :' ifluxion de poitrine, et on l'avait saigné au bras ; en ce moment, sesentant de nouveau malade, il nous tendait le^bras pour qu'on lesaignât encore et le guérit comme on l'avait guéri la première fois.-N'était-ce pas touchant?Non seulementVitalis fut touché, mais encore il fut inquiété.Il était évident que le pauvre Joli-Cœur était malade, et même ilfallait qu'il se sentît bien malade pour refuser le vin sucré qu'ilaimait tant.« Bois le vin, dit Vitalis, et reste au lit, je vais aller chercher UDmédecin. »Il faut avouer que moi aussi j'aimais le vin sucré, et de plusj'avais une terrible faim; je ne me fis donc pas donner cet ordredeux fois, et après avoir vidé le bol, je me replaçai sous l'édredon,où, la chaleur <strong>du</strong> vin aidant, je faillis étouffer.Notre maître ne fut pas longtemps sorti ; bientôt il revint amenantavec lui un monsieur à lunettes d'or, — le médecin.Craignant que ce puissant personnage ne voulût pas se dérangerpour un singe, Vitalis n'avait pas dit pour quel malade il l'appelait;aussi, me voyant dans lelit, rouge comme une pivoine qui va ouvrir,le médecin vint à moi et, m'ayantposéla main sur le front :« Congestion, » dit-il.Et il secoua la tête d'un air qui n'annonçait rien de bon.Il était temps de le détromper, ou bien il allait peut-être me saigner.« Ce n'est pas moi qui suis malade,, dis-je.— Comment, pas malade? Cet enfant délire. »Sans répondre, je soulevai un peu la couverture, et, <strong>mont</strong>rantJoli-Cœur qui avait posé son petit bras autour de mon cou :« C'est lui qui est malade, » dis-je.Le médecin avait reculé de deux pas en se tournant vers Vitalis.«Un singe! criait-il, comment, c'est pour un singe que vousm'avez dérangé, et par un temps pareil! »Je crus qu'il allait sortir indigné.Mais c'était un habile homme que notre maître et qui ne perdaitpas facilement la tête. Poliment et avec ses grands airs il arrêtale médecin. Puis il lui expliqua la situation : comment nousavions été surpris par la neige, et comment, par la peur desmmS*-!ï¥-5t .r,I-!. r iM


MONSIEUR JOLI-COEUR. 169loups, Joli-Cœur s'était sauvé sur un chêne où le froid l'avait glacé.« Sans doute le malade n'était qu'un singe; mais quel singé degénie! et déplus un camarade, un ami pour nous! Comment confierun comédien aussi remarquable aux soins d'un simple vétérinaire!Tout le monde sait que les vétérinaires de village ne sontque des ânes. Tandis que tout le monde sait aussi que les médecinssont tous, à des degrés divers, des hommes de science; si bien que,dans le moindre village, on est certain de trouver le savoir et la générositéen allant sonner à la porte <strong>du</strong> médecin. Enfin, bien que lesinge ne soit qu'un animal, selon les naturalistes, il se rapprochetellement de l'homme que ses maladies sont celles de celui-ci. N'estilpas intéressant, au point de vue de la science et de l'art, d'étudierpar où ces maladies se ressemblent ou ne se ressemblent pas? »Ce sont d'adroits flatteurs que les Italiens; le médecin abandonnabientôt la porte pour se rapprocher <strong>du</strong> lit.Pendant que noire maître parlait, Joli-Cœur, qui avait sans doutedeviné que ce personnage à lunettes était un médecin, avait plus dedix fois sorti son petit bras, pour l'offrir à la saignée.« Voyez comme ce singe est intelligent; il sait que vous êtes médecin,et il vous tend le bras pour que vous tâtiez son pouls. »Cela acheva de décider le médecin.« Au fait, dit-il, le cas est peut-être curieux. »11 était, hélas ! fort triste pour nous, et bien inquiétant: le pauvreM. Joli-Cœur était menacé d'une fluxion de poitrine.Ce petit bras qu'il avait ten<strong>du</strong> si souvent fut pris par le médecin,et la lancette s'enfonça dans sa veine, sans qu'il poussât leplus petit gémissement. Il savait que cela devait le guérir.Puis après la saignée vinrent les sinapismes,les cataplasmes, lespotions et les tisanes. Bien enten<strong>du</strong>, je n'étais pas resté dans lelit; j'étais devenu garde-malade sous la direction de Yitalis.Le pauvre petit Joli-Cœur aimait mes soins et il me récompensaitpar un doux sourire; son regard était devenu vraiment humain.Lui, naguère si vif, si pétulant, si contrariant, toujours en mouvementpour nous jouer quelque mauvais tour, était maintenant làd'une tranquillité et d'une docilité exemplaires.Il semblait qu'il avait besoin qu'on lui témoignât de l'amitié,22


170 SANS FAMILLE.i :in> ; :- I !-" L -lu•5! il(: iti'.; M'M!: : -1demandant même celle de Capi qui tant de fois avait été sa victimeComme un enfant gâté, il voulait nous avoir tous auprès de lui,et, lorsque l'un de nous sortait, il se fâchait.Sa maladie suivait la marche de toutes les fluxions de poitrine,c'est-à-dire que la toux s'était bientôt établie, le fatiguant beaucouppar les secousses qu'elle imprimait à son pauvre petit corps, t|J'avais cinq sous pour toute fortune, je les employai à acheterg<strong>du</strong> sucre d'orge pour Joli-Cœur.HMalheureusement, j'aggravai son mal au lieu de le soulager.Avec l'attention qu'il apportait à tout, il ne lui fallut pas longtempspour observer que je lui donnais un morceau de sucre d'orgetoutes les fois qu'il toussait. Alors il s'empressa de profiler de cetteobservation, et il se mit à tousser à chaque instant, afin d'avoir {plus souvent le remède qu'il aimait tant, si bien que ce remède, au ?lieu de le guérir, le rendit plus malade.Quand je m'aperçus de sa ruse, je supprimai le sucre d'orge,mais il ne se découragea pas : il commençait par m'implorer deses yeux suppliants; puis, quand il voyait que ses prières étaicnllinutiles, il s'asseyait sur son séant et, courbé en deux, une mainposée sur son ventre, il toussait de toutes ses forces, sa face se colorait,les veines de son front se distendaient, les larmes coulaientde ses yeux, et il finissait par suffoquer, non plus en jouant lacomédie, mais pour tout de bon.Mon maître ne m'avait jamais fait part de ses affaires, et c'étaitd'une façon incidente que j'avais appris qu'il avait dû vendre sa<strong>mont</strong>re pour m'acheter ma peau de mouton, mais, dans les circonstancesdifficiles que nous traversions, il crut devoir s'écarter decette règle.Un matin, en revenant de déjeuner, tandis que j'étais resté auprèsde Joli-Cœur que nous ne laissions pas seul, il m'apprit que l'aubergisteavait demandé le payement de ce que nous devions, si bienqu'après ce payement il ne lui restait plus que cinquante sous.Que faire?Naturellement je ne trouvai pas de réponse à cette occasion.Pour lui, il ne voyait qu'un moyen de sortir d'embarras, c'étaitde donner une représentation le soir même.•s .y, VIr'II:[


MONSIEUR JOLI-COEUR. 171Une représentation sans Zerbino, sans Dolce, sans Joli-Cœur!cela me paraissait impossible.Mais nous n'étions pas dans une position à nous arrêter découragésdevant une impossibilité. Il fallait à tout prix soigner Joli-Cœur et le sauver; le médecin, les médicaments, le feu, la chambre,nous obligeaient à faire une recette immédiate d'au moins quarantefrancs pour payer l'aubergiste qui, voyant la couleur de notreargent, nous ouvrirait un nouveau crédit.Quarante francs dans ce village, par ce froid, et avec les ressourcesdont nous disposions, quel tour de force!Cependant mon maître, sans s'attarder aux réflexions, s'occupaactivement à le réaliser.Tandis que je gardais notre malade, il trouva une salle de spectacledans les halles, car une représentation en plein air était impossiblepar le froid qu'il faisait. Il composa et colla des affiches ; ilarrangea un théâtre avec quelques planches, et bravement il dépensases cinquante sous à acheter des chandelles qu'il coupa parle milieu, afin de doubler son éclairage.Par la fenêtre de la chambre, je le voyais aller et venir dans laneige, passer et repasser devant notre auberge, et ce n'était pas sansangoisse que je me demandais quel serait le programme de cettereprésentation. Je fus bientôt fixé à ce sujet, car le tambour <strong>du</strong>village, coiffé d'un képi rouge, s'arrêta devant l'auberge et, aprèsun magnifique roulement, donna lecture de ce programme.Ce qu'il était, on l'imaginera facilement lorsqu'on saura queVitalis avait prodigué les promesses les plus extravagantes : il étaitquestion « d'un artiste célèbre dans l'univers entier, » — c'étaitCapi, — et « d'un jeune chanteur qui était un prodige, » — le prodige,c'était moi.Mais la par Lie la plus intéressante de ce boniment était celle quidisait qu'on ne fixait pas le prix des places et qu'on s'en rapportaità la générosité des spectateurs, qui ne payeraient qu'après avoir vu,enten<strong>du</strong> et applaudi.Cela me parut bien hardi, car nous applaudirait-on? Capi méritaitvraiment d'être célèbre. Mais moi je n'avais pas tout à fait laconviction d'être un prodige.


I172 SANS FAMILLE.En entendant le tambour, Capi avait aboyé joyeusement, et Joli-Cœur s'était à demi soulevé, quoiqu'il fût très mal en ce moment;lous deux, je le crois bien, avaient deviné qu'il s'agissait de notrereprésentation.Cette idée, qui s'était présentée à, mon esprit, me fut bientôtconfirmée par la pantomime de Joli-Cœur : il voulut se lever, et je<strong>du</strong>s le retenir de force; alors il me demanda son costume de généralanglais, l'habit et le pantalon rouge galonnés d'or, le chapeauà claque avec son plumet.Il joignait les mains, il se mettait à genoux pour mieux me supplier.Quand il vit qu'il n'obtenait rien de moi par la prière, il essayade la colère, puis enfin des larmes.11 était certain que nous aurions bien de la peine aie décider àrenoncer à son idée de reprendre son rôle le soir, et je pensai quedans ces conditions le mieux était de lui cacher notre départ.Malheureusement, quand Vitalis, qui ignorait ce qui s'était passéen son absence, rentra, sa première parole fut pour me dire de préparerma harpe et tous les accessoires nécessaires à notre représentation.A ces mois bien connus de lui, Joli-Cœur recommença ses supplications,les adressant cette fois à son maître; il eût pu parlerqu'il n'eût assurément pas mieux exprimé par le langage articuléses désirs qu'il ne le faisait par les sons différents qu'il poussait,par les contractions de sa figure et par la mimique de tout soncorps; c'étaient de vraies larmes qui mouillaient ses joues, et c'étaientdevrais baisers ceux qu'il appliquait sur les mains de Vitalis.« Tu veux jouer? dit celui-ci.— Oui, oui, cria toute la personne de Joli-Cœur.— Mais tu es malade, pauvre petit Joli-Cœur !— Plus malade! » cria-t-il non moins expressivement.C'était vraiment chose touchante de voir l'ardeur que ce pauvrepetit malade, qui n'avait plus que le souffle, mettait dans ses supplications,et les mines ainsi que les poses qu'il prenait pour nousdécider; mais lui accorder ce qu'il demandait, c'eût été le condamnerà une mort certaine.UrT :- •.Kl


MONSIEUR JOLI-COEUR. 173" 1sa?-,*»5L'heure était venue de nous rendre aux halles; j'arrangeai unbon feu dans la cheminée avec de grosses bûches qui devaient <strong>du</strong>rerlongtemps; j'enveloppai bien daiis sa couverture le pauvre petitJoli-Cœur qui pleurait à chaudes larmes, et qui m'embrassait tantqu'il pouvait, puis nous partîmes.En cheminant dans la neige, mon maître m'expliqua ce qu'ilattendait de moi.11 ne pouvait pas être question de nos pièces ordinaires, puisquenos principaux comédiens manquaient, mais nous devions, Capiet moi, donner tout ce que nous avions de zèle et de talent. Il s'agissaitdéfaire une recette de quarante francs.Quarante francs! c'était bien là le terrible.Tout avait été préparé par Vitalis, et il ne s'agissait plus qued'allumer les chandelles; mais c'était un luxe que nous ne devionsnous permettre que quand la salle serait à peu près garnie, car ilfallait que notre illumination ne finît pas avant la représentation.Pendant que nous prenions possession de notre théâtre, le tambourparcourait une dernière fois les rues <strong>du</strong> village, et nous entendionsles roulements de sa caisse qui s'éloignaient ou se rapprochaientselon le caprice des rues.Après avoir terminé la toilette de Capi et la mienne, j'allai meposter derrière un pilier pour voir l'arrivée delà compagnie.Bientôt les roulements <strong>du</strong> tambour se rapprochèrent et j'entendisdans la rue une vague rumeur.Elle était pro<strong>du</strong>ite par les voix d'une vingtaine de gamins quisuivaient le tambour en marquant le pas.Sans suspendre sa batterie, le tambour vint se placer entre deuxlampions allumés à l'entrée de notre théâtre, et le public n'eut plusqu'à occuper ses places en attendant que le spectacle commençât.Hélas! qu'il était lent à venir, et cependant, à la porte, le tambourcontinuait ses ra et ses fia avec une joyeuse énergie; tous lesgamins <strong>du</strong> village étaient, je pense, installés ; mais ce n'étaient pasles gamins qui nous feraient une recette de quarante francs ; il nousfallait des gens importants à la bourse bien garnie et à la mainfacile à s'ouvrir. Enfin mon maître décida que nous devions commencer,bien que la salle fût loin d'être remplie; mais nous nemm11• ^


i'Mpouvions attendre davantage, poussés que nous étions par la terriblequestion des chandelles.Ce fut h moi de paraître le premier sur le théâtre, et en m'accompagnantde ma harpe je chantai deux chansonnettes. Pour être sincère,je dois déclarer que les applaudissements que je recueillisfurent assez rares.Je n'ai jamais eu un bien grand amour-propre de comédien ;mais, dans cette circonstance, la froideur <strong>du</strong> public me désola. Assurément,si je ne lui plaisais pas, il n'ouvrirait pas sa bourse. Cen'était pas pour la gloire que je chantais, c'était pour le pauvreJoli-Cœur. Ah! comme j'aurais voulu le toucher, ce public, l'enthousiasmer,lui faire perdre.la tête; mais, autant que je pouvaisvoir dans cette halle pleine d'ombres bizarres, il me eemblait que jel'intéressais fort peu et qu'il ne m'acceptait pas comme un prodige.Capi fut plus heureux; on l'applaudit à plusieurs reprises, et àpleines mains.La représentation continua ; grâce à Capi, elle se termina au milieudes bravos; non seulement on claquait des mains, mais encoreon trépignait des pieds.Le moment décisif était arrivé. Pendant que, sur la scène, accompagnépar Vitalis, je dansais un pas espagnol, Capi, la sébile à lagueule, parcourait tous les rangs de rassemblée. Ramasserait-il lesquarante francs? c'était la question qui me serrait le cœur, tandisque je souriais au public avec mes mines les plus agréables.J'étais h bout de souffle et je dansais toujours, car je ne devaism'arrêter que lorsque Capi serait revenu ; il ne se pressait point, et,quand on ne lui donnait pas, il frappait des petits coups de pattesur la poche qui ne voulait pas s'ouvrir.Enfin je le vis apparaître, et j'allais m'arrêter, quand Vitalis mefit signe de continuer. Je continuai et, me rapprochant de Capi, jevis que la sébile n'était pas pleine, il s'en fallait de beaucoup. ce moment Vitalis, qui, lui aussi, avait jugé la recette, se leva :« Je crois pouvoir dire, sans nous flatter, que nous avons exécuténotre programme; cependant, comme nos chandelles vivent encore,je vais; si la société le désire, lui chanter quelques airs; Capi feraune nouvelle tournée, et les personnes qui n'avaient pas pu trouver;*17^ SANS FAMILLE.ï--t>h.Ii.


, 3;MONSIEUR JOLI-COEUR. 175l'ouverture de leur poclie, à son premier passage, seront peut-êtreplus adroites cette fois; je les avertis de se préparer à l'avance- »Bien que Vitalis eût été mon professeur, je ne l'avais jamais enten<strong>du</strong>vraiment chanter, ou tout au moins comme il chanta ce soir-là.Il choisit deux airs que tout le monde connaît, mais que, moi, jene connaissais pas alors, la romance de Joseph : « A peine au sortirde l'enfance, » et celle de Richard Cœur-de-Lion : « 0 Richard, ômon roi ! »Je n'étais pas à cette époque en état de juger si l'on chantait bienou mal, avec art ou sans art ; mais ce que je puis dire, c'est le sentimentque sa façon de chanter provoqua en moi; dans le coin dela scène où je m'étais retiré, je fondis en larmes.À travers le brouillard qui obscurcissait mes yeux, je vis unejeune dame qui occupait le premier banc applaudir de toutes sesforces. Je l'avais déjà remarquée, car ce n'était point une paysanne,comme celles qui composaient le public : c'était une vraie dame,jeune, belle et que, à son manteau de fourrure, j'avais jugée êtrela plus riche <strong>du</strong> village; elle avait près d'elle un enfant qui, lui" 11aussi, avait beaucoup applaudi Capi; son fils sans doute, car ilavait une grande ressemblance avec elle.Après la première romance, Capi avait recommencé sa quête, etj'avais vu avec surprise que la belle dame n'avait rien mis dans la-Vîsébile.Quand mon maître eut achevé l'air de Richard^ elle me fit unsigne de main, et je m'approchai d'elle.-•r-7« Je voudrais parler à votre maître, » me dit-elle.Cela m 1 étonna un peu que cette belle dame voulut parler à mon:.'/"-£maître. Elle aurait mieux fait, selon moi, de mettre son offrande*•'_.•dans la sébile; cependant j'allai transmettre ce désir ainsi expriméà Yilalis, et, pendant ce temps, Capi revint près de nous. La seconde|§ quête avait été encore moins pro<strong>du</strong>ctive que la première.|f « Que me veut cette dame? demanda Vitalis.'0 — Vous parler.— Je n'ai rien à lui dire.H—Elle n'a rien donné à Capi; elle veut peut-être lui donner81 maintenant.Klmmi«---•-_;C5a.-_-ïmmjKrfî»


176 SANS FAMILLE.— Alors, c'est à Capi d'aller à elle et non à moi. »Cependant il se décida, mais en prenant Capi avec lui.Je les suivis.Pendant ce temps un domestique, portant une lanterne et nuecouverture, était venu se placer près de la dame et de l'enfant.Vilalis s'était approché el avait salué, mais froidement.« Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, dit la dame, mais j'aivoulu vous féliciter. »Vilalis s'inclina sans répliquer un seul mot.« Je suis musicienne, continua la dame, c'est vous dire combienje suis sensible à un grand talent comme le vôtre. »Un grand talent chez mon maître, chez Vilalis, le chanteur desrues, le <strong>mont</strong>reur de bêles! je restai stupéfait.« Il n'y a pas de talent chez un vieux bonhomme tel que moi.dit Vilalis.— Ne croyez pas que je sois poussée par une curiosité indiscrète,dit la dame.— Mais je serais tout prêt à satisfaire cette curiosité; vous avezété surprise, n'est-ce pas, d'entendre chanter à peu près un <strong>mont</strong>reurde chiens?— Emerveillée.— C'est bien simple cependant; je n'ai pas toujours été ce queje suis en ce moment; autrefois, dans ma jeunesse, il y a longtemps,j'ai été— oui, j'ai été le domestique d'un grand chanteur.et par imitation, comme un perroquet, je me suis mis à répelerquelques airs que mon maître étudiait devant moi; voilà tout. »La dame ne répondit pas, mais elle regarda assez longuementVilalis, qui se tenait devant elle dans une attitude embarrassée.« Au revoir, monsieur, dit-elle en appuyant sur le mot monsieur, qu'elle prononça avec une étrange intonation ; au revoir, etencore une fois laissez-moi vous remercier de l'émotion que jeviens de ressentir. »Puis, se baissant vers Capi, elle mit dans la sébile une pièce d'orJe croyais que Vilalis allait recon<strong>du</strong>ire cette dame, mais il n'enfit rien, et, quand elle se fut éloignée de quelques pas, je l'enlendismurmurer à mi-voi\ deux ou trois jurons italiens.


« -u: .-ris Mi'sif.[[;NM;.)>-inT i..\ DAMI: {i; 17(5)


MONSIEUR JOLI-COEUR. 177« Mais elle a donné un louis à Capi, » dis-je.Je crus qu'il allait m 1 allonger une taloche; cependant il arrêtasa main levée.ce Un louis, dit-il, comme s'il sortait d'un rêve, ah! oui, c'estvrai, pauvre Joli-Cœur, je l'oubliais, allons le rejoindre. »Notre ménage fut vite fait, et nous ne tardâmes point à rentrerà l'auberge.Je <strong>mont</strong>ai l'escalier le premier et j'entrai dans la chambre encourant; le feu n'était pas éteint, mais il ne donnait plus deflamme. J'allumai vivement une chandelle et je cherchai Joli-Cœur,surpris de ne pas l'entendre.Il était couché sur sa couverture, tout de son long, il avait revêtuson uniforme de général, et il paraissait dormir.Je me penchai sur lui pour-lui prendre doucement la main sansle réveiller. Cette main était froide.À ce moment. Vitalis entrait dans la chambre. Je me tournaivers lui.« Joli-Cœur est froid! »Vital is se pencha près de moi :« Hélas! dit-il, il est mort. Cela devait arriver. Vois-tu, Rémi,je n'ai peut-être pas eu raison de t'enlever à M mc Milligan. C'est àcroire que je suis puni comme d'une faute. Zcrbino, Dolcc.... Aujourd'huiJoli-Cœur. Ce n'est pas la fin. »tS3


*X1>3*X.; -v..-;?CHAPITRE XVIF-ENTREE A PARISNous étions encore bien éloignés de Paris.11 fallut nous mettre en route par les chemins couverts de neigeet marcher <strong>du</strong> matin au soir, contre le vent <strong>du</strong> nord qui noussoufflait au visage.Comme elles furent tristes ces longues étapes! Vitalis tenait latête, je venais derrière lui, et Capi marchait sur mes talons.Nous avancions ainsi à la file, une file qui n'était pas longue,sans échanger un seul mot <strong>du</strong>rant des heures, le visage bleui parla bise, les pieds mouillés, l'estomac vide; et les gens que nouscroisions s'arrêtaient pour nous regarder défiler.Evidemment des idées bizarres leur passaient par l'esprit : oùdonc ce grand vieillard con<strong>du</strong>isait-il cet enfant et ce chien?Le silence m'était extrêmement douloureux; j'aurais eu besoinde parler, de m'étourdir; mais Vitalis ne me répondait que par


ENTRÉE A PARIS. 179quelques mots brefs, lorsque je lui adressais la parole, et encoresans se retourner.Heureusement Capi était plus expansif, et souvent, en marchant,je sentais une langue humide et chaude se poser sur ma main ;c'était Capi qui me léchait pour me dire :« Tu sais, je suis là, moi Capi, moi ton ami. »Et alors, je le caressais doucement sans m'arrêter.Il paraissait aussi heureux de mon témoignage d'affection queje Tétais moi-même <strong>du</strong> sien; nous nous comprenions, nous nousaimions.Pour moi, c'était un soutien, et pour lui, j'en suis sûr, c'enétait un aussi; le cœur d'un chien n'est pas moins sensible quecelui d'un enfant.Ces caresses consolaient si bien Capi, qu'elles lui auraient fait,je crois, oublier la mort de ses camarades, si la force de l'habituden'eût repris quelquefois le dessus ; clans ces moments-là, il s'arrêtaittout à coup sur la route pour voir venir sa troupe, commeau temps où il en était le caporal, et où il devait fréquemmentla passer en revue. Mais cela ne <strong>du</strong>rait que quelques secondes;la mémoire se réveillait en lui, et, se rappelant brusquementpourquoi cette troupe ne venait pas, il nous dépassait rapidement,et regardait Vitalis en le prenant à témoin qu'il n'était pas enfaute ; si Dolce, si Zerbino ne venaient pas, c'était qu'ils nedevaient plus venir. 11 faisait cela avec des yeux si expressifs,si parlants, si pleins d'intelligence, que nous en avions le cœurserré.Cela n'était pas de nature à égayer notre route, et cependantnous aurions eu bien besoin de distraction, moi au moins.Partout sur la campagne s'étalait le blanc linceul de la neige;point de soleil au ciel, mais un jour fauve et pale; point de mouvementdans les champs, point de paysans au travail ; point dehennissements de chevaux, point de beuglements de bœufs, maisseulement le croassement des corneilles qui, perchées au plushaut des branches dénudées, criaient la faim sans trouver sur laterre une place où descendre pour chercher quelques vers; dansles villages, point de maisons ouvertes, mais le silence et la soli-


'-Vv'180 SANS FAMILLE.3*;,7] iït•'• i: h ': •' :- i •. : •> •' ;. ! ; i• : -fi:4.5:• -r - -•,iTTJlude; le froid est âpre, on reste au coin de l'âlre, ou bien l'ontravaille dans les étables et les granges fermées.Et nous, sur la roule raboteuse ou glissante, nous allons droitdevant nous, sans nous aiTeter, et sans autre repos que le sommeilde la nuit dans une écurie ou dans une bergerie; avec unmorceau de pain bien mince, pour notre repas <strong>du</strong> soir, quiest à la fois noire dîner et notre souper. Quand nous avons labonne chance d'être envoyés à la bergerie, nous nous trouvons heureux,la chaleur des moutons.nous défendra contre le froid; etpuis c'est la saison où les brebis allaitent leurs agneaux, et les bergersme permettent quelquefois de boire un peu de lait de brebis.Nous ne disons pas que nous mourons presque de faim, mais Vilalis,avec son adresse ordinaire, sait insinuer que « le petit aimebeaucoup le lait de brebis, parce que, dans son enfance, il a éléhabitué à en boire, de sorte que ça lui rappelle son pays. » Cellefable ne réussit pas toujours. Mais c'est une bonne soirée quandelle est bien accueillie. Assurément oui, j'aime beaucoup le laitde brebis, et quand j'en ai bu je me sens, le lendemain, plusdispos et plus fort.Les kilomètres s'ajoutèrent aux kilomètres, les étapes aux étapes;nous approchâmes de Paris, et, quand même les bornes plantées le ||long de la route ne m'en auraient pas averti, je m'en serais aperçuà la circulation qui était devenue plus active, et aussi à la couleurde la neige couvrant le chemin, qui était beaucoup plus sale quedans les plaines de la Champagne.Chose étonnante, au moins pour moi, la campagne ne me parutpas plus belle, les villages ne furent pas autres que ceux que nousavions traversés quelques jours auparavant. J'avais tant de foisenten<strong>du</strong> parler des merveilles de Paris, que je m'étais naïvementfiguré que ces merveilles devaient s'annoncer au loin par quelquechose d'extraordinaire. Je ne savais pas au juste ce que je devaisattendre, et n'osais pas le demander, mais enfin j'attendais des prodiges: des arbres d'or, des rues bordées de palais de marbre, etdans ces rues des habitants vêtus d'habits de soie; cela m'eût parutout naturel.Si attentif que je fusse à chercher les arbres d'or ? je remarquai-CMm-, y ïS1t -,-ô'i•«?:t•":-••'.i'\:>\i-'••r-t•-'N' -. •'• ;-.*•,:'?- !"• L-c' ^•" iii\*[L' ~ ' •1 ^' r,. t. ''*-• ^i T / r -• T r -


ENTRÉE A PARIS. 181néanmoins que les gens qui nous rencontraient ne nous regardaientplus; sans doute ils étaient trop pressés pour cela, ou bienils étaient peut-être habitués à des spectacles autrement douloureuxque celui que nous pouvions offrir.Cela n'était guère rassurant.Qu'allions-nous faire à Paris et surtout dans l'état de misère où.nous nous trouvions?C'était la question que je me posais avec anxiété et qui bienSouvent occupait mon esprit pendant ces longues marches.J'aurais bien voulu interroger Yitalis ; mais je n'osais pas, tantil se <strong>mont</strong>rait sombre, et, dans ses communications, bref.Un jour enfin il daigna prendre place à côté de moi, et, à lafaçon dont il me regarda, je sentis que j'allais apprendre ce quej'avais tant de fois désiré connaître.C'était un matin, nous avions couché dans une ferme, à peu dedistance d'un gros village, qui, disaient les plaques bleues de laroute, se nommait Boissy-Saint-Léger. Nous étions partis de bonneheure, c'est-à-dire à l'aube, et, après avoir longé les murs d'unparc et traversé dans sa longueur ce village de Boissy-Saint-Léger,nous avions, <strong>du</strong> haut d'une côte, aperçu devant nous un grandnuage de vapeurs noires qui planaient au-dessus d'une ville immense,dont on ne distinguait que quelques monuments élevés.J'ouvrais les yeux pour tâcher de me reconnaître au milieu decette confusion de toits^ de clochers, de tours, qui se perdaientdans des brumes et dans des fumées, quand Yitalis, ralentissantle pas, vint se placer près de moi.« Voilà donc notre vie changée, me dit-il, comme s'il continuaitune conversation entamée depuis longtemps déjà; dans quatreheures nous serons à Paris.— Ah! c'est Paris qui s'étend là-bas?— Mais sans doute. »Au moment même où Vitalis me disait que c'était Paris quenous avions devant nous, un rayon de lumière se dégagea <strong>du</strong> ciel,et j'aperçus, rapide comme un éclair, un miroitement doré.Décidément je ne m'étais pas trompé; j'allais trouver des arbresd'or.


182 SANS FAMILLE,i*Yitalis continua:« A Paris nous allons nous séparer. »Instantanément la nuit se fit, je ne vis plus les arbres d'or.Je tournai les yeux vers Yitalis. Lui-même me regarda, et lapâleur de mon visage, le tremblement de mes lèvres, lui direntce qui se passait en moi.« Te voilà inquiet, dit-il, peiné aussi, je crois bien.— Nous séparer! dis-je enfin après que le premier moment <strong>du</strong> fsaisissement fut passé.— Pauvre petit! »Ce mot et surtout le ton dont il fut prononcé me firent <strong>mont</strong>erles larmes aux yeux ; il y avait si longtemps que je n'avais enten<strong>du</strong>une parole de sympathie!« Ah! vous êtes bon, m'écriai-je.— C'est toi qui es bon, un bon garçon, un brave petit cœur.Vois-tu, il y a des moments dans la vie où l'on est disposé à recon­S*naître ces choses-là et à se laisser attendrir. Quand tout va bien, \on suit son chemin sans trop penser à ceux qui vous accompagnent,mais quand tout va mal, quand on se sent dans unemauvaise voie, surtout quand on est vieux, c'est-à-dire sans foidans le lendemain, on a besoin de s'appuyer sur ceux qui vousentourent et on est heureux de les trouver près de soi. Que moi jem'appuie sur toi, cela te paraît étonnant, n'est-ce pas vrai? Etpourtant cela est ainsi. Et rien que par cela que tu as les yeuxhumides en m'écoutant, je me sens soulagé. Car moi aussi, mon [petit Rémi, j'ai de la peine. »IC'est seulement plus tard, quand j'ai eu quelqu'un à aimer» [que j'ai senti et éprouvé la justesse de ces paroles.« Le malheur est, continua Yitalis, qu'il faille toujours se séparerprécisément à l'heure où l'on voudrait au contraire se rapprocher.— Mais, dis-je timidement, vous ne voulez pas m'abandonnerdans Paris?— Non, certes; je ne veux pas t'abandonner, crois-le bien. Que jferais-tu à Paris, tout seul, pauvre garçon? Et puis, je n'ai pas ledroit de t'abandonner, dis-toi bien cela. Le jour où je n'ai pas•3?-v-&&:fe•>.*i


ENTRÉE A PARIS. 183voulu te remettre aux soins de cette brave dame qui voulait secharger de toi et t'élever comme son fils, j'ai contracté l'obligationde t'élever moi-même de mon mieux. Par malheur, les circonstancesme sont contraires. Je ne puis rien pour toi en ce moment,et voilà pourquoi je pense à nous séparer, non pour toujours, maispour quelques mois, afin que nous puissions vivre chacun-de notrecôté pendant les derniers mois de la mauvaise saison. Nous allonsarriver à Paris dans quelques heures. Que veux-tu que nous y fassionsavec une troupe ré<strong>du</strong>ite au seul Capi? »En entendant prononcer son nom, le chien vînt se camperdevant nous, et, ayant porté la main à son oreille pour faire lesalut militaire, il la posa sur son cœur comme s'il voulait nousdire que nous pouvions compter sur son dévouement.Dans la situation où nous nous trouvions, cela ne calma pasnotre émotion.Yilalis s'arrêta un moment pour lui passer la main sur la tête.« Toi aussi, dit-il, tu es un brave chien; mais on ne vit pas debonté dans le monde; il en faut pour le bonheur de ceux qui nousentourent, mais il faut aussi autre chose, et cela nous ne l'avonspoint. Que veux-tu que nous fassions avec le seul Capi ? Tu comprendsbien, n'est-ce pas, que nous ne pouvons pas maintenantdonner des représentations?— Il est vrai.— Les gamins se moqueraient de nous, nous jetteraient destrognons de pommes, et nous ne ferions pas vingt sous de recettepar jour; veux-tu que nous vivions tous les trois avec vingt sousqui, par les journées de pluie, de neige ou de grand froid, se ré<strong>du</strong>ironth rien ?— Mais ma harpe?— Si j'avais deux enfants comme toi, cela irait peut-être, mais un" vieux comme moi avec un enfant de ton âge, c'est une mauvaiseaffaire. Je ne suis pas encore assez vieux. Si j'étais plus cassé, oubien si j'étais aveugle.... Mais par malheur je suis ce que je suis,c'est-à-dire non en élat d'inspirer la pitié, et à Paris, pour émouvoirla compassion des gens pressés qui vont à leurs affaires, il vaudraitpeut-être mieux avoir un aspect lamentable; encore faut-il n'avoir


p16% SANS FAMILLE.•'$pas bonté de faire appel à la charité publique, et cela, je ne lepourrais jamais. Il nous faut autre chose. Voici donc à quoi j'aipensé, et ce que j'ai décidé. Jeté donnerai jusqu'à la fin de l'hiverà un padrone qui t'enrôlera avec d'autres enfants pour jouer de laharpe. »En parlant de ma harpe, ce n'était pas à une pareille conclusion |jque j'avais songé.Vilalis ne me laissa pas le temps d'interrompre.« Pour moi, dit-il en poursuivant, je donnerai des leçons deharpe, &epiva y de violon, aux enfants italiens qui travaillent dansles rues de Paris. Je suis connu dans Paiûsoùje suis resté plusieursfois, et d'où je venais quand je suis arrivé dans ton village; je n'aiqu'à demander des leçons pour en trouver plus que je n'en puisdonner. Nous vivrons, mais chacun de noire côté. Puis, en mêmetemps que je donnerai mes leçons, je m'occuperai à instruire deuxchiens pour remplacer Zerbino et Dolce. Je pousserai leur é<strong>du</strong>cation,et au printemps nous pourrons nous remettre en route tous lesdeux, mon petit Rémi, pour ne plus nous quitter, car la fortunen'est pas toujours mauvaise à ceux qui ont le courage de lutter.C'est justement <strong>du</strong> courage que je te demande en ce moment, etaussi de la résignation. Plus tard, les choses iront mieux ; ce n'estqu'un moment à passer. Au printemps nous reprendrons notreexistence libre. Je te con<strong>du</strong>irai en Allemagne, en Angleterre. Voilàque tu deviens plus grand et que ton esprit s'ouvre. Je t'apprendraibien des choses et je ferai de toi un homme. J'ai pris cet engagementdevant M me Milligan. Je le tiendrai. C'est en vue de ces voyagesque j'ai déjà commencé à Rapprendre l'anglais, le français, l'italien;c'est déjà quelque chose pour un enfant de ton âge, sanscompter que te voilà vigoureux. Tu verras, mon petit Rémi, tuverras, tout n'est pas per<strong>du</strong>. »Celte combinaison était peut-être ce qui convenait le mieux ànotre condition présente. Et quand maintenant j'y songe, je reconnaisque mon maître avait fait le possible pour sortir de notrefâcheuse situation. Mais les pensées de la réflexion ne sont pas lesmêmes que celles <strong>du</strong> premier mouvement.Dans ce qu'il me disait je ne voyais que deux choses :>?! #"^mvis:--32IIS"-..-Sam-• •-£-£'-B3-i-l


ENTREE A PARIS. 185Notre séparation,Et le padrone.Dans nos courses à travers les villages et les villes, j'en avais rencontréplusieurs, de ces padrones qui mènent les enfants qu'ils ontengagés deci delà, à coups de bâton.Ils ne ressemblaient en rien à Vitalis, <strong>du</strong>rs, injustes, exigeants,ivrognes, l'injure etla grossièreté à la bouche, la main toujours levée.Je pouvais tomber sur un de ces terribles patrons.Et puis, quand même le hasard m'en donnerait un bon, c'étaitencore un changement.Après ma nourrice, Vitalis.Après Vitalis, un autre.Est-ce que ce serait toujours ainsi? Est-ce que je ne trouveraisjamais personne à aimer pour toujours?Peu à peu j'en étais venuàm'atlacher à Vitalis comme à un père.Je n'aurais donc jamais de père;Jamais de famille ;Toujours seul au monde ;Toujours per<strong>du</strong> sur cette vaste terre, où je ne pouvais me fixernulle part!J'aurais eu bien des choses à répondre, et les paroles me <strong>mont</strong>aient<strong>du</strong> cœur aux lèvres, mais je les refoulai.Mon maître m'avait demandé <strong>du</strong> courage et de la résignation, jevoulais lui obéir et ne pas augmenter son chagrin.Déjà, d'ailleurs, il n'était plus à mes côtés, et, comme s'il avaitpeur d'entendre ce qu'il prévoyait que j'allais répondre, il avaitrepris sa marche à quelques pas en avant.Je le suivis, et nous ne tardâmes pas à arriver à une rivière quenous traversâmes sur un pont boueux, comme je n'en avais jamaisvu ; la neige, noire comme <strong>du</strong> charbon pilé, recouvrait la chausséed'une couche mouvante dans laquelle on enfonçait jusqu'à lacheville.i Au bout de ce pont se trouvait un village aux rues étroites, puis,après ce village, la campagne recommençait, mais la campagneencombrée de maisons à l'aspect misérable.Sur la route les voitures se suivaient et se croisaient maintenant


1SGSANS FAMILLE.-mîàs':«ans interruption. Je me rapprochai de Yitalis et marchai à sadroite, tandis que Capi se tenait le nez sur nos talons.Bientôt la campagne cessa, et nous nous trouvâmes dans une ruedont on ne voyait pas le bout; de chaque côté, au loin, des maisons,mais pauvres, sales, et bien moins belles que celles de Bordeaux,de Toulouse et de Lyon.La neige avait été mise en tas de place en place, et, sur ces tasnoirs et <strong>du</strong>rs, on avait jeté des cendres, des légumes pourris, desor<strong>du</strong>res de toute sorte ; l'air était chargé d'odeurs fétides, les enfantsqui jouaient devant les portes avaient la mine pâle; à chaque instantpassaient de lourdes voitures qu'ils évitaient avec beaucoup«l'adresse et sans paraître en prendre souci.« Où donc sommes-nous? demandai-je à Vilalis.— A Paris, mon garçon.— A Paris !... »Elait-ce possible, c'était là Paris!Où donc étaient mes maisons de marbre?Où donc étaient mes passants vêtus d'habits de soie?Comme la réalité était laide et misérable !Etait-ce là ce Paris que j'avais si vivement souhaité voir?Hélas! oui, et c'était là que j'allais passer l'hiver, séparé deVilalis... et de Capi.M••#•i' r-3.'-=3•-1•à-y*:!•n• \ T 3."fia-M'ë-m,-i»*-?•1. •;'" il 'Ah.-1 ;,:?i * '•--I l" j ii:I 111 I:


CHAPITRE XVIIUN PADRONE DE LA RUE DE LOURCiNE1•V5H14


ï ; !- Sî!188 . SANS FAMILLE.r i%3iIL \î;y,[\\\-If;••i :•S; l 4r.•3î' •1î' "ri .•t "•klr;i 1;. [J 1 V•{•:'4H-.r. " • 'ilil"' !! iiiî•ii ;' t ;'GïiS. H•'•ii'sidescendions, Vitalis tourna à droite, et bientôt nous nous trouvâmesdans un quartier tout à fait misérable : les maisons hautes et noiressemblaient se rejoindre par le haut; le ruisseau non gelé coulait aumilieu de la rue, et, sans souci des eaux puantes qu'il roulait, une|| foule compacte piétinait sur le pavé gras. Jamais je n'avais vu desîll'-rfigures aussi pâles que celles des gens qui composaient cette foule;jamais non plus je n'avais vu hardiesse pareille à celle des enfantsqui allaient et venaient au milieu des passants. Dans des cabarets,qui étaient nombreux, il y avait des hommes et des femmes quibuvaient debout devant des comptoirs détain en criant très fort.Au coin d'une maison je lus le nom de la rue de Lourcine.Yitalis, qui paraissait savoir où il allait, écartait doucement lesgroupes qui gênaient son passage, et je le suivais de près.« Prends garde de me perdre, » m'avait-il dit.Mais la recommandation était inutile, je marchais sur ses talons,et pour plus de sûreté je tenais dans ma main un des coins de saveste.Après avoir traversé une grande cour et un passage, nous arrivâmesdans une sorte de puits sombre et verdâtre où assurément lesoleil n'avait jamais pénétré. Cela était encore plus laid et pluseffrayant que tout ce que.j'avais vu jusqu'alors.« Garofoli est-il chez lui ? demanda Yitalis à un homme qui accrochaitdes chiffons contre la muraille, en s 1 éclairant d'une lanterne.— Je ne sais pas, <strong>mont</strong>ez voir vous-même; vous savez où, au hautde l'escalier, la porte en face.— Garofoli est le padrone dont je t'ai parlé, me dit-il en <strong>mont</strong>antl'escalier dont les marches couvertes d'une croûte de terre étaient;. ; ,^:. .\ glissantes comme si elles eussent été creusées dans une glaise|l;ij ~[ï humide; c'est ici qu'il demeure. »La rue, la maison, l'escalier, n'étaient pas de nature à mere<strong>mont</strong>er le cœur. Que serait le maître?L'escalier avait quatre étages ; Yitalis, sans frapper, poussa laporte qui faisait face au palier, et nous nous trouvâmes dans unelarge pièce, une sorte de vaste grenier. Au milieu, un grand espacevide, et tout autour une douzaine de lits. Les murs et le plafondétaient d'une couleur indéfinissable ; autrefois ils avaient été blancs,mi$ï- • ^ j £'131 vi* " i'-"-H;-N!!-;."" [t!


UN PADRONE DE LA RUE DE LOURCINE. 180mais la fumée, la poussière et les saletés de toute sorte avaientnoirci le plâtre qui, par places, était creusé ou troué; à côté d'unetête dessinée au charbon on avait sculpté des fleurs et des oiseaux.« Garofoli, dit Yitalis en entrant, êtes-vous dans quelque coin ?je ne vois personne; répondez-moi, je vous prie; c'est Yitalis quivous parle. »En effet, la chambre paraissait déserte/autant qu'on en pouvaitjuger par la clarté d'un quinquet accroché à la muraille; mais à lavoix de mon maître une voix faible et dolente, une voix d'enfant,répondit :« Le signor Garofoli est sorti; il ne rentrera que dans deuxheures. »En même temps celui qui nous avait répon<strong>du</strong> se <strong>mont</strong>ra : c'étaitun enfant d'une dizaine d'années; il s'avança vers nous en setraînant, et je fus si vivement frappé de son aspect étrange que jele vois encore devant moi : il n'avait pour ainsi dire pas de corps,et sa tête grosse et disproportionnée semblait immédiatement poséesur ses jambes, comme dans ces dessins comiques qui ont été à lamode il y a quelques années; cette tête avait une expression profondede douleur et de douceur, avec la résignation dans les yeuxet la désespérance dans sa physionomie générale. Ainsi bâti, il nepouvait pas être beau ; cependant il attirait le regard et le retenaitpar la sympathie et un certain charme qui se dégageait de sesgrands yeux mouillés, tendres comme ceux d'un chien, et de seslèvres parlantes.« Es-lu bien certain qu'il reviendra dans deux heures ? demandaYitalis.— Bien certain, signor ; c'est le moment <strong>du</strong> dîner, et jamais personneautre que lui ne sert le dîner.— Eh bien, s'il rentre avant, tu lui diras que Yitalis reviendradans deux heures.— Dans deux heures, oui, signor. »Je me disposais à suivre mon maître lorsque celui-ci m'arrêta.« Reste ici, dit-il, tu te reposeras, je reviendrai. »Et comme j'avais fait un mouvement d'effroi :« Je t'assure que je reviendrai. »


t:îs"T-190 SANS FAMILLE.It!'•] Vt II î*il; i-if,ii 'i . : •-.i-5 H?-;3i t,1 l*1 •;T * ;13 '^" : -ù c\v - -J^;•'f; l'm i"-v\- :?•*-t;'T';.*Mili î 'Î:T!:-• ' - '}••'-IIï\«st ' ••S: 1• iarg. i• E;• t•— — —J'aurais mieux aimé, malgré ma fatigue, suivre Vitalis; mais,quand il avait commandé, j'avais l'habitude d'obéir : je restai donc.Lorsqu'on n'entendit plus le bruit des pas lourds de mon maîtredans l'escalier, l'enfant, qui avait écouté, l'oreille penchée vers la•."5-3porte, se retourna vers moi.:*3« Vous êtes <strong>du</strong> pays? » me dit-il en italien. |Depuis que j'étais avec Vilâlis, j'avais appris assez d'italien pourcomprendre à peu près tout ce qui se disait en cette langue;mais je ne la parlais pas encoi'e assez bien pour m'en servirvolontiers.« Non, répondis-je en français.— Ah ! fit-il tristement en fixant sur moi ses grands yeux, tantpis ! j'aurais aimé que vous fussiez <strong>du</strong> pays.— De quel pays?— De Lucca; vous m'auriez peut-être donné des nouvelles.Je suis Français.— Ah, tant mieux!— Vous aimez mieux les Français que les Italiens?— Non, et ce n'est pas pour moi que je dis tant mieux, c'estpour vous, parce que, si vous étiez Italien, vous viendriez ici probablementpour être au service <strong>du</strong> signor Garofoli; et l'on ne dit pastant mieux à ceux qui entrent au service <strong>du</strong> signor padrone. »Ces paroles n'étaient pas de nature à me rassurer.« Il est méchant ? »> i^L'enfant ne répondit pas à cette interrogation directe; mais le!. iî|.j|. • regard qu'il fixa sur moi fut d'une effrayante éloquence. Puis,[; il comme s'il ne voulait pas continuer une conversation sur ce sujet,il me tourna le dos et se dirigea vers une grande cheminée qui!?occupait l'extrémité de la pièce.Un bon feu de bois de démolition brûlait dans cette cheminée, etdevant ce feu bouillait une grande marmite en fonte.'i ; ! - -Je m'approchai alors de la cheminée pour me chauffer, et je remarquaique cette marmite avait quelque chose de particulier que•i!i!jtout d'abord je n'avais pas vu. Le couvercle, sur<strong>mont</strong>é d'un tubeétroit par lequel s'échappait la vapeur, était fixé à la marmite, d'uncôté par une charnière, et d'un autre par un cadenas.'ê•pu-t.


UN PADRONE DE LA HUE DE LOURCÏNE. 19!J'o.vais compris queje ne devais pas faire de questions indiscrètessur Garofoli, mais sur la marmite?...« Pourquoi donc est-elle fermée au cadenas?— Pour queje ne puisse pas prendre une tasse de bouillon. C'estmoi ,qui suis chargé de faire la soupe, mais le maître n'a pas confianceen moi. »Je ne pus m'empêcher de sourire.« Vous riez, continua-t-il tristement, parce que vous croyez queje suis gourmand. À ma place vous le seriez peut-être tout autant.Il est vrai que ce n'est pas gourmand que je suis, mais affamé, etl'odeur de la soupe qui s'échappe par ce tube rend ma faim pluscruelle encore.— Le signor Garofoli vous laisse donc mourir de faim ?— Si vous entrez ici, à son service, vous saurez qu'on ne meurtpas de faim, seulement on en souffre. Moi surtout, parce que c'estune punition.— Une punition! mourir de faim.— Oui ; au surplus, je peux vous conter ça; si Garofoli devientvotre maître, mon exemple pourra A r ous servir. Le signor Garofoliest mon oncle et il m'a pris avec lui par charité. Il faut vous dire'que ma mère est veuve, et, comme vous pensez bien, elle n'est pasriche. Quand Garofoli vint au pays l'année dernière pour prendredes enfants, il proposa à ma mère de m'emmener. Ça lui coûtait àma mère, de me laisser aller ; mais vous savez, quand il le faut; etil le fallait, parce que nous étions six enfants à la maison et quej'étais l'aîné. Garofoli aurait mieux aimé prendre avec lui monfrère Leonardo qui vient après moi, parce que Leonardo est beau,tandis que moi je suis laid. Et pour gagner de l'argent, il ne fautpas être laid; ceux qui sont laids ne gagnent que des s coups oudes mauvaises paroles. Mais ma mère ne voulut pas donnerLeonardo : « C'est Mattia qui est l'aîné, dit-elle, c'est à Mattiade partir, puisqu'il faut qu'il en parte un; c'est le bon Dieu qui Tadésigné, je n'ose pas changer la règle <strong>du</strong> bon Dieu. » Me voilà doncparti avec mon oncle Garofoli; vous pensez que c'a été <strong>du</strong>r de quitterla maison, ma mère qui pleurait, ma petite sœur Cristina,qui m'aimait bien parce qu'elle était la dernière et queje la portais


192 SANS FAMILLE.:«.t :toujours dans mes bras ; et puis aussi mes frères, mes camarades etle pays. »Je savais ce qu'il y avait de <strong>du</strong>r dans ces séparations, et je n'avaispas oublié le serrement de cœur qui m'avait étouffé quand, pouri :][. la dernière fois, j'avais aperçu la coiffe blanche de mère Barberin.; Hî:*•tï•Le petit Mattia continua son récit:« J'étais tout seul avec Garofoli, dit-il, en quittant la maison,mais, au bout de huit jours, nous étions une douzaine, et Ton semit en route pour la France. Àh ! elle a été bien longue laroute pour moi et pour les camarades qui, eux aussi, étaient tristes.Enfin, on arriva à Paris; nous n'étions plus que onze parce qu'il yen avait un qui était resté à l'hôpital de Dijon. A Paris on fit unchoix parmi nous ; ceux qui étaient forts furent placés chez des fumistesou des maîtres ramoneurs; ceux qui n'étaient pas assez solidespour un métier allèrent chanter ou jouer de la vielle dans lesrues. Bien enten<strong>du</strong>, je n'étais pas assez fort pour travailler, et il\ paraît que j'étais trop laid pour faire de bonnes journées en jouantde la vielle. Alors Garofoli me donna deux petites souris blanchesque je devais <strong>mont</strong>rer sous les portes, dans les passages, et il taxama journée à trente sous. « Autant de sous qui te manqueront leUsoir, me dit-il, autant de coups de bâton pour toi. » Trente sous,icc'est <strong>du</strong>r à ramasser; mais les coups de bâton, c'est <strong>du</strong>r aussi à recevoir,surtout quand c'est Garofoli qui les administre. Je faisais: idonc tout ce que je pouvais pour ramasser ma somme; mais, malgréma peine, je n'y parvenais pas souvent. Presque toujours mes camaradesavaient leurs sous en rentrant; moi, je ne les avais presquejamais. Cela redoublait la colère de Garofoli. « Comment donc', ' '•is'y prend cet imbécile de Mattia? » disait-il. Il y avait un autre enfantqui, comme moi, <strong>mont</strong>rait des souris blanches, et qui avait été*î iï.taxé à quarante sous, que tous les soirs il rapportait. Plusieurs fois,je sortis avec lui pour voir comment il s'y prenait et par où il était•.A ;y j:. : plus adroit que moi. Alors je compris pourquoi il obtenait si faci-| ^ lement ses quarante sous et moi si difficilement mes trente. Quand,}.fe un monsieur et une dame nous donnaient, la dame disait toujours :?]•*>v A celui qui est gentil, pas à celui qui est si laid. » Celui qui étaitlaid, c'était moi. Je ne sortis plus avec mon camarade, parce que,•'•v s .; j "•1i i '•.1: £ ' '•• -:< '


UN PADRONE DE LA RUE DE LOURGINE. 193: :^Hsi c'est triste de recevoir des coups de bâton à la maison, c'est encoreplus triste de recevoir des mauvaises paroles dans la rue,devant tout le monde. Vous ne savez pas cela, vous, parce qu'onne vous a jamais dit que vous étiez laid; mais moi.... Enfin, Garofoli,voyant que les coups n'y faisaient rien, employa un autre moyen.« Pour chaque sou qui te manquera, jeté retiendrai une pomme deterre à ton souper, me dit-il. Puisque ta peau est <strong>du</strong>re aux coups,ton estomac sera peut-être tendre à la faim. » Est-ce que les menacesvous ont jamais fait faire quelque chose, à vous?— Dame! c'est selon. -— Moi, jamais; d'ailleurs je ne pouvais faire plus que ce quej'avais lait jusque-là; et je ne pouvais pas dire à ceux à qui je tendaisla main : « Si vous ne me donnez pas un sou, je n'aurai pasde pommes de terre ce soir. » Les gens qui donnent aux enfants nese décident pas par ces raisons-là.— Et par quelles raisons se décident-ils? on donne pour faireplaisir.— Ah bien! vous êtes encore jeune, vous; on donne pour sefaire plaisir à soi-même tout d'abord; on donne aussi à un enfantparce qu'il est gentil, et ça, c'est la meilleure des raisons; on luidonne pour l'enfant qu'on a per<strong>du</strong> ou bien pour Fenfant qu'on désire;on lui donne parce qu'on a bien chaud, tandis que lui tremblede froid sous une porte cochère, c'est de la compassion. Oh ! jeconnais tou Les ces aumônes-là ; j'ai eu le temps de les étudier; tenez,il fait froid aujourd'hui, n'est-ce pas?— Très froid.— Eh bien ! allez vous mettre sous une porte et tendez la mainà un monsieur que vous verrez venir rapidement tassé dans un petitpaletot, vous me direz ce qu'il vous donnera; tendez-la, au contraire,à un monsieur qui marchera doucement, enveloppé dans ungros pardessus ou dans des fourrures, et vous aurez peut-être unepièce blanche. Après un mois ou six semaines de ce régime-là, jen'avais pas engraissé ; j'étais devenu pâle, si pâle, que souventl'entendais dire autour de moi : « Voilà un enfant qui va mourirde faim. » Alors la souffrance fit ce que la beauté n'avait pas voulufaire : elle me rendit intéressant et me donna des yeux ; les gens <strong>du</strong>25&tw


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UN PADRONE DE LA RUE DE LÛURCINE. 195J'avais l'effroi instinctif de l'hôpital, et bien souvent en chemin,quand accablé de fatigue je m'étais senti <strong>du</strong> malaise, je n'avais euqu'à penser à l'hôpital pour me retrouver aussitôt disposé à marcher; je fus étonné d'entendre Mattia parler ainsi :« Si vous saviez comme on est bien à l'hôpital, dit-il en continuant;j'y ai déjà été, à Sainte-E'igénie; il y a là un médecin, ungrand blond, qui a toujours <strong>du</strong> sucre d'orge dans sa poche, c'est <strong>du</strong>cassé, parce que le cassé coûte moins cher, mais il n'en est pas moinsbon pour cela; et puis les sœurs vous parlent doucement : « Faiscela, mon petit; tire la langue, pauvre petit. » Moi j'aime qu'on meparle doucement, ça me donne envie de pleurer, et, quand j'ai enviede pleurer, ça me rend tout heureux. C'est bête, n'est-ce pas?Mais maman me parlait toujours doucement. Les sœurs parlentcomme parlait maman, et, si ce n'est pas les mêmes paroles, c'est lamême musique. Et puis, quand on commence à être mieux, <strong>du</strong> bon| bouillon, <strong>du</strong> vin. Quand j'ai commencé à me sentir sans forces ici,33•V1i1im-M'Mparce que je ne mangeais pas, j'ai été content; je me suis dit : « Jevais être malade et Garofoli m'enverra à l'hôpital. » Ah! bien oui,malade; assez malade pour souffrir moi-même, mais pas assez pourgêner Garofoli ; alors il m'a gardé. C'est étonnant comme les malheureuxont la vie <strong>du</strong>re. Par bonheur, Garofoli n'a pas per<strong>du</strong> l'habitudede m'administrcr des corrections, à moi comme aux autres, ilfaut dire, si bien qu'il y a huit jours il m'a donné un bon coup debâton sur la tête. Pour celle fois j'espère que l'affaire est dans le sac;j'ai la tête enflée ; vous voyez bien là cette grosse bosse blanche, ildisait hier que c'était peut-être une tumeur; je ne sais pas ce quec'est qu'une tumeur, mais à la façon dont il en parlait, je crois quec'est grave. Toujours est-il que je souffre beaucoup ; j'ai des élancementssous les cheveux plus douloureux que dans des crises dedents; ma tête est lourde comme si-elle pesait cent livres ; j'ai deséblouissements, des étourdissements, et la nuit, en dormant, je nepeux m'empêcher de gémir et de crier. Alors je crois que d'ici deuxou trois jours cela va le décider à m'envoyer à l'hôpital, parce que,vous comprenez, un moutard qui crie la nuit, ça gêne les autres, etGarofoli n'aime pas à être gêné. Quel bonheur qu'il m'ait donné cecoup de bâton l Voyons, là, franchement, est-ce que je suis bien pâle? ».?4


3196 SANS FAMILLE.Disant cela il vint se placer en face de moi et me regarda les yeuxdans les yeux. Je n'avais plus les mêmes raisons poui\me taire;cependant je n'osais pas répondre sincèrement et lui dire quelle sensationeffrayante me pro<strong>du</strong>isaient ses grands yeux brûlants, sesjoues caves et ses lèvres décolorées.« Je crois que vous êtes assez malade pour entrer à l'hôpital.— Enfin ! »Et de sa jambe traînante, il essaya une révérence. Mais presqueaussitôt, se dirigeant vers la table, il commença à l'essuyer.« Assez causé, dit-il, Garololi va rentrer et rien ne serait prêt;puisque vous trouvez que j'ai ce qu'il me faut de coups pourentrer à l'hospice, ce n'est plus la peine d'en récoller de nouveaux: ceux-là seraient per<strong>du</strong>s; et maintenant ceux que je reçoisme paraissent plus <strong>du</strong>rs que ceux que je recevais il y a quelquesmois. Ils sont bons, n'est-ce pas, ceux qui disent qu'on s'habitueatout? »Tout en parlant il allait clopin-clopant autour de la table, mettantles assiettes et les couverts en place. Je comptai vingt assiettes :c'était donc vingt enfants que Garofoli avait sous sa direction ;comme je ne voyais que douze lits, on devait coucher deux ensemble.Quels lits 1 pas de draps, mais des couvertures rousses qui devaientavoir été achetées dans une écurie, alors qu'elles n'étaient plusassez chaudes pour les chevaux.« Est-ce que c'est partout comme ici? dis-je épouvanté.— Où, partout?— Partout chez ceux qui ont des enfants,— Je ne sais pas, je ne suis jamais allé ailleurs ; seulement, vous,tâchez d'aller ailleurs.— Où cela?— Je ne sais pas; n'importe où, vous seriez mieux qu'ici. »N'importe où; c'était vague, et dans tous les cas comment m'yprendre pour changer la décision de Vitalis?Comme je réfléchissais, sans rien trouver, bien enten<strong>du</strong>, la portes'ouvrit, et un enfant entra; il tenait un violon sous son bras, etdans sa main libre il portait un gros morceau de bois de démolition.Ce morceau, pareil à ceux que j'avais vu mettre dans la che-


UN PADRONE DE LA HUE DE LOURCINE. 19?minée, me fit comprendre où Garofoli prenait sa provision, et leprix qu'elle lui coûtait.« Donne-moi ton morceau de bois, dit Mattia en allant au-devant<strong>du</strong> nouveau venu. »Mais celui-ci, au lieu de donner ce morceau de bois à son camarade,le passa derrière son dos.« Àk! mais non, dit-il.— Donne, la soupe sera meilleure.— Si tu crois que je l'ai apporté pour la soupe : je n'ai quetrente-six sous, je compte sur lui pour que Garofoli ne me fasse paspayer trop cher les quatre sous qui me manquent.— Il n'y a pas de morceau qui tienne; tu les payeras, va; chacunson tour. »Mattia dît cela méchamment, comme s'il était heureux de la correctionqui attendait son camarade. Je fus surpris de cet éclair de<strong>du</strong>reté dans une figure si douce; c'est plus tard seulement que faicompris qu'à vivre avec les méchants on peut devenir méchant soimême.C'était Tlieure de la rentrée de tous les élèves de Garofoli ; aprèsl'enfant au morceau de bois il en arriva un autre, puis après celuilàdix autres encore. Chacun en entrant allait accrocher son instrumentà un clou au-dessus de son lit, celui-ci un violon, celui-làune harpe, un autre une flûte, ou une piva; ceux qui n'étaient pasmusiciens, mais simplement <strong>mont</strong>reurs de hôtes, fourraient dans unecage leurs marmottes ou leurs cochons de Barbarie.Un pas plus lourd résonna dans l'escalier, je sentis que c'étaitGarofoli; et je yis entrer un petit homme à figure fiévreuse, à démarchehésitante; il ne portait point le costume italien, mais il étaithabillé d'un paletot gris.Son premier coup d'oeil fut pour moi, un coup d'œil qui me fitfroid au cœur.« Qu'est-ce que c'est que ce garçon? » dit-il.Mattia lui répondit vivement et poliment en lui donnant les explicationsdont Yitalis Pavait chargé.« Ah! Vitalis est à Paris, dit-il, que me veut-il?— Je ne sais pas, répondit Mattia.


193 SANS FAMILLE.;il\ \:s:t;s,t.i» *— Ce n'est pas à toi que je parle, c'est à ce garçon.— Le padrone va venir, dis-je, sans oser répondre franchement;il vous expliquera lui-même ce qu'il désire.— Voila un petit qui connaît ]e prix des paroles; tu n'es pasItalien ?— Non, je suis Français. »Deux enfants s'étaient approchés de Garofoli aussitôt qu'il étaitentré, et tous deux se tenaient près de lui attendant qu'il eût fini deparler. Que lui voulaient-ils? J'eus bientôt réponse à cette questionque je me posais avec curiosité.L'un prit son feutre et alla le placer délicatement sur un lit, l'autrelui approcha aussitôt une chaise; à la gravité, au respect aveclesquels ils accomplissaient ces actes si simples de la vie, on eûtdit deux enfants de chœur s 1 empressant religieusement autour del'officiant; par là je vis à quel point Garofoli était craint, car assurémentce n'était pas la tendresse qui les faisait agir ainsi et s'empresser.Lorsque Garofoli fut assis, un autre enfant lui apporta vivementune pipe bourrée de tabac et en même temps un quatrième lui présentaune allumette allumée.« Elle sent le soufre, animal ! » cria-t-il lorsqu'il l'eut approchéede sa pipe; et il la jeta dans la cheminée.Le coupable s'empressa de réparer sa faute en allumant une nouelleallumette qu'il laiss.i brûler assez longtemps avant de l'offrirà son maître.Mais celui-ci ne l'accepta pas.« Pas toi, imbécile! » dit-il en le repoussant <strong>du</strong>rement; puis setournant vers un autre enfant avec un sourire qui certainement étaitune insigne faveur :« Riccarclo, une allumette, mon mignon ? »Et le mignon s'empressa d'obéir.«Maintenant, dit Garofoli lorsqu'il fut installé et quesapipe commençaà brûler, à nos comptes, mes petits anges? Mattia, le livre? »C'était vraiment grande bonté à Garofoli de daigner parler, carses élèves épiaient si attentivement ses désirs ou ses intentions, qu'ilsles devinaient avant que celui-ci les exprimât."AS


41-UN PADRONE DE LA RUE DE LOURCINE. 199*jV


'•**&200 SANS FAMILLE.« Allons, loi, combien te manque-t-il? demanda Garofoli.— Ce n'est pas ma faute.—- Désormais, celui qui répondra: « Ce n'est pas ma faute,»recevra un coup de lanière en plus de ce qui lui est dû; combiente manque-l-il?— J'ai apporté un morceau de bois, ce beau morceau-là.— Ça, c est quelque chose ; mais va chez le boulanger et demandelui<strong>du</strong> pain en échange de Ion morceau de bois, t'en donncra-t-il?Combien te manque-L-il de sous? voyons, parle donc!— J'ai fait trente-six sous.— Il le manque quatre sous, misérable gredin, quatre sous! ettu reparais devant moi! Iliccardo, tu es un heureux coquin, monmignon, tu vas bien L'amuser; bas la veste !— Mais le morceau de bois ?— Je te le donne pour dincr. »Celle slupide plaisanterie lit rire tous les enfants qui n'étaientpas condamnés.Pendant cet interrogatoire, il était survenu une dizaine d'enfants :fous vinrent, à tour de rôle, rendre leurs comptes; avec deux déjàcondamnés aux lanières, il s'en trouva trois autres qui n'avaientpoint leur chiffre.« Ils sont donc cinq brigands qui me volent et me pillent! s'écriaGarofoli d'une voix gémissante. Voilà ce que c'est d'être trop généreux;comment voulez-vous que je paye la bonne viande et lesbonnes pommes de terre que je vous donne, si vous ne voulez pastravailler? Vous aimez mieux jouer; il faudrait pleurer avec lesjobards, et AMDUS aimez mieux rire entre vous; croyez-vous donc qu'ilne vaut pas mieux faire semblant de pleurer en tendant la mainque de pleurer pour de bon en tendant le dos? Allons, à bas lesvestes ! »Iiiccardo se tenait le fouet à la main, et les cinq patients étaientrangés à côté de lui.« Tu sais, Iliccardo, dit Garofoli, que je ne te regarde pas parceque ces corrections me font mal, mais je t'entends, et au bruit jejugerai bien la force des coups; vas-y de tout cœur, mon mignon,c'est pour ton pain que tu travailles. »


ET IL SE TOURNA LE NEZ -YEH3 LE FEU (l\ 201);>?


UN'PADKONG DE LA R U12 DE LOURClNli. 201Et il se tourna le nez vers le feu, comme s'il lui était impossiblede voir celle exécution. Pour moi, oublié dans un coin, je frémissaisd'indignation et aussi de peur. C était l'homme qui allaitdevenir mon maître; si je ne rapportais, pas les trente ou les quarantesous qu'il lui plairait d'exiger de moi,'il.me faudrait.tendrele dos à Uiccardo. Ah! je comprenais maintenant comment M alliapouvait parler de la mort si tranquillement et avec un sentimentd'espérance.Le premier claquement <strong>du</strong> fouel frappant sur la peau me fit jaillirles larmes des yeux.. Comme je nie croyais oublié, je ne me contraignispoint; mais je me trompais. Garofoli m'observait à ladérobée, j'en eus bientôt la preuve.« Voilà un enfant qui a bon cœur, dit-il en me désignant <strong>du</strong>doigt ; il n'est pas comme vous, brigands, qui riez <strong>du</strong> malheur devos camarades et de mon chagrin ; que n'est-il de vos camarades,il vous servirait d'exemple! »Ce mot me fil trembler de la léte aux pieds : leur camarade !Au deuxième coup de fouet, le patient poussa un gémissementlamentable, au troisième un cri déchirant.Garofoli leva la main, Uiccardo resta le fouet suspen<strong>du</strong>.Je crus qu'il voulait faire grâce ; mais ce n'était pas de grâce qu'ils ainssaifc.o« Tu sais combien les cris me font mal, dit doucement Garofolien s'adressant à sa victime, tu sais que, si le fouet te déchire" la peau,tes cris me déchirenlle cœur. Je le préviens donc que, pour chaquecri, tu auras un nouveau coup de fouet, et ce sera ta faute. Penseà ne pas me rendre malade de chagrin: si tu avilis un peu de tendressepour moi, un peu de reconnaissance, tu te tairais. Allons,Uiccardo !»Celui-ci leva le bras et les lanières cinglèrent le dos <strong>du</strong> malheuroux.« Ma m m a ! mamma! » cria celui-ci.Heureusement je n'en vis point davantage, la porte de l'escaliers'ouvrit, et Yilalis entra.Un coup d'œil lui fit comprendre ce que les cris qu'il avaitenten<strong>du</strong>s en <strong>mont</strong>ant l'escalier lui avaient déjà dénoncé; il cou-25


o 02SANS FAMILLE.rut sur Iliccardo cl lui arracha le fouet de la main; puis, se retournantvivement vers Garofoli, il se posa devant lui les brascroisés.Tout cela s'était passé si rapidement, que Garofoli resta unmoment stupéfait; mais bientôt, se remettant et reprenant son souriredoucereux :« N'est-ce pas, dit-il, que c'est terrible? cet enfant n'a pas decœur.— C'est une honte! s'écria Vitalis.— Voilà justement ce que je dis, interrompit Garofoli.— Pas de grimaces, continua mon maître avec force, vous savezbien que ce n'est pas à cet enfant que je parle, mais à vous; oui.c'est une honte, une lâcheté, de martyriser ainsi des enfants qui nepeuvent pas se défendre.-—De quoi vous mêlez-vous, vieux, fou? dit Garofoli changeantde Ion.— De ce qui regarde la police.— La police, s'écria Garofoli en se levant, vous me menacez dela police, vous?— Oui, moi, répondit mon maître sans se laisser intimider parla fureur <strong>du</strong> padrone.— Ecoutez, Vitalis, dit celui-ci en se calmant et en prenant unton moqueur, il ne faut pas faire le méchant, et me menacer decauser, parce que, de mon coté, je pourrais bien causer aussi. Etalors qui est-ce qui ne serait pas content? Bien sur je n'irai riendire à la police, vos affaires ne la regardent pas. Mais il v en ad'autres qu'elles intéressent, et, si j'allais répéter à ceux-là ce queje sais, si je disais seulement un nom, un seul nom, qui est-ce quiserait obligé d'aller cacher sa honte? »Mon maître resta un moment sans répondre. Sa honte? J'étaisstupéfait. Avant que je fusse revenu de la surprise danslaquelle m'avaient jeté ces étranges paroles il m'avait pris lamain.« Suis-moi. »Et il m'entraîna vers la porte.


UN l'ADHONE DI- LA HUE DE LOUP» CINE. 903« Eh bien ! dit Garofoli en riant, sans rancune, mon vieux -,vous vouliez me parler?— Je n'ai plus rien h vous dire. »Et sans une seule parole, sans se retourner, il descendit l'escalierme tenant toujours par la main. Avec quel soulagement je le suivais!j'échappais donc à Garofoli; si j'avais osé, j'aurais embrasseVilalis.


•-C31•3HîïCHAPITREXVI11!•ilLES CARRIERES DE GENTILLYï•MII•'3:!


; -\LES CARRIERES DE GENT1LLY. 205— Je comptais que toi tu y coucherais, et comme pour ton hiveril m'eût donné une vingtaine de francs, j'étais tiré d'affaire pour lemoment. Mais, voyant comment il traite les enfants, je n'ai pas étémaître de moi. Tu n'avais pas envie de rester avec lui, n'est-cepas?-— Oh ! vous êtes bon.— Le cœur n'est pas tout à fait mort dans le vieux vagabond.Par malheur, le vagabond avait bien calculé, et le cœur a toutdérangé. Maintenant où aller? »Il était tard déjà, et le froid, qui s'était amolli <strong>du</strong>rant la journée,était redevenu âpre et glacial; le vent soufflait <strong>du</strong> nord, la nuitserait <strong>du</strong>re.Yilahs resta longtemps assis sur la borne, tandis que nous noustenions immobiles devant lui, Capi et moi, attendant qu'il eût prisune décision. Enfin, il se leva.« Où allons-nous?— A Gentilly, tacher de trouver une carrière où j'ai couché autrefois.Es-tu fatigué?— Je me suis reposé chez Garofoli.— Le malheur est que je ne me suis pas reposé, moi, et que jen'en peux plus. Enfin, il faut aller. En avant, mes enfants ! »C'était son mot de bonne humeur pour les chiens et pour moi ;mais ce soir-là il le dit tristement.Nous voilà donc en route dans les rues de Paris ; la nuit est noireet le gaz, dont le vent fait vaciller la flamme dans les lanternes,éclaire mal la chaussée. Nous glissons à chaque pas sur un ruisseaugelé ou sur une nappe de glace qui a envahi les trottoirs; Yitalisme tient par la main et Capi est sur nos talons. De temps en tempsseulement il reste en arrière pour chercher dans un tas d'or<strong>du</strong>ress'il ne trouvera pas un os ou une croûte, car la faim lui tenailleaussi l'estomac ; mais les or<strong>du</strong>res sont prises en un bloc de glaceet sa recherche est vaine ; l'oreille basse, il nous rejoint.Après les grandes rues, des ruelles ; après ces ruelles, d'autresgrandes rues ; nous marchons toujours, et les rares passants quenous rencontrons semblent nous regarder avec étonnement. Est-cenotre costume, est-ce notre démarche fatiguée, qui frappent l'altenril! •i:teVili


• ?i-A206 SANS FAMILLE.il!Mi+ ï !* * \» - -* •Iil;'l;i!!liil!ri•'••i!;!i-i •* ï!ii:1![iltion? Les sergents de ville que nous croisons tournent autour denous et s'arrêtent pour nous suivre de l'œil.Cependant, sans prononcer une seule parole, Vilalis s'avancecourbé en deux; malgré le froid, sa main brûle la mienne; il mesemble qu'il tremble. Parfois, quand il s'arrête pour s'appuyer uneminute sur mon épaule, je sens tout son corps agité d'une secousseconvulsive.D'ordinaire je n'osais pas trop l'interroger, mais cette fois jemanquai à ma règle ; j'avais d'ailleurs comme un besoin de luidire que je l'aimais ou tout au moins que je voulais faire quelquechose pour lui.« Vous êtes malade! dis-je dans un moment d'arrêt.— Je le crains ; en tout cas, je suis fatigué ; ces jours de marcheont été trop longs pour mon âge, et le froid de cette nuit est troprude pour mon vieux sang; il m'aurait fallu un bon lit, un souperdans une chambre close et devant un bon feu. Mais tout ca c'estun rêve; en avant, les enfants! »En avant! nous étions sortis de la ville ou tout au moins des maisons; et nous marchions tantôt entre une double rangée de murs,tantôt en pleine campagne, nous marchions toujours. Plus dépassants,plus de sergents de ville, plus de lanternes ou de becs degaz; seulement, de temps en temps, une fenêtre éclairée çà et là,et au-dessus .de nos têtes le ciel d'un bleu sombre avec de raresétoiles. Le vent qui soufflait plus âpre et plus rude nous collaitnos vêlements sur le corps ; il nous frappait heureusement dans ledos; mais, comme l'emmanchure de ma veste élait décousue, ilj || " entrait par ce trou et me glissait le long <strong>du</strong> bras, ce qui était loin(l|;de me réchauffer.ilBien qu'il fit sombre et que des chemins se croisassent à chaquepas, Vilalis marchait comme, un homme qui sait où il va et qui est1 ii parfaitement sûr de sa route; aussi je le suivais sans crainte de nousperdre, n'ayant d'autre inquiétude que celle de savoir si nous n'allionspas arriver enfin à cette carrière.Mais tout h coup il s'arrêta.« Vois-tu un bouquet d'arbres? me dit-il.— Je ne vois rien.-*35>3il


.£>;LES CARRIÈRES DE GENTILLY. 207— Tu ne vois pas une masse noire? «Je regardai de tous les côtés avant de répondre ; nous devionsêtre au milieu d'une plaine, car mes yeux se perdirent dans desprofondeurs sombres sans que rien les arrêtât, ni arbres ni maisons ;le vide aulour de nous ; pas d'autre bruit que celui <strong>du</strong> vent sifflantras de terre dans les broussailles invisibles.«Ah! si j'avais tes yeux! dit Vitalis, mais je vois trouble, regardelà-bas. »Il étendit la main droit devant lui, puis, comme je ne répondaispas, car je n'osais pas dire que je ne voyais rien, il se remit enmarche.Quelques minutes se passèrent en silence, puis il s'arrêta de nouveauet me demanda encore si je ne voyais pas de bouquet d'arbres.Je n'avais plus la même sécurité que quelques instants auparavant,et un vague effroi fit trembler ma voix quand je répondis que je nevoyais rien.« C'est la peur qui te fait danser les yeux, dit Vitalis.— Je vous assure que je ne vois pas d'arbres.— Pas de grande roue?— On ne voit rien.— Nous sommes-nous trompés ! »Je n'avais pas à répondre, je ne savais ni où nous étions, ni oùnous allions.« Marchons encore cinq minutes, et si nous ne voyons pas lesarbres nous reviendrons en arrière; je me serai trompé de chemin. »Maintenant que je comprenais que nous pouvions être égarés, jene mo^sentais plus de forces. Vitalis me tira par le bras.« Eh bien !— Je ne peux plus marcher.— Et moi, crois-tu que je peux te porter? si je me tiens encoredebout, c'est soutenu par la pensée que, si nous nous asseyons, nousne nous relèverons pas et mourrons là de froid. Allons! »Je le suivis.« Le chemin a-t-il des ornières profondes?— 11 n'en a pas <strong>du</strong> tout.— 11 faut retourner sur nos pas. »•ï'!|i ;j: \.•i-P:Srimp't- * ;" •'.- i Ji »:>'.; •* 1 •* cni.';* :•1 • ' *:î :\ •*• '.:».:**•t;1!-- i-:; *.3 1'I1 ip>


208 SANS FAMILLE.! i;t [I .\ :uj'i;jj! J î•IFnî!r >; t!ïii•i•J1.(r ijLe vent qui nous soufflait dans le dos nous frappa à la face et sirudement, qu'il nie suffoqua; j'eus la sensation d'une brûlure.Nous n'avancions pas bien rapidement en venant, mais en retournantnous marchâmes plus lentement encore.« Quand tu verras des ornières, préviens-moi, dit Vitalis; le bonchemin doit être à gauche, avec une tête d'épine au carrefour. »Pendant un quart d'heure, nous avançâmes ainsi luttantcontrelevent; dans le silence morne de la nuit, le bruit de nos pas résonnaitsurla terre <strong>du</strong>rcie. Bien que pouvant à peine mettre une jambedevant l'autre, c'était moi maintenant qui traînais Yilalis. Avecquelle anxiété je sondais le côté gauche de la route!Une petite étoile rouge brilla tout à coup dans l'ombre.« Une lumière, dis-je en étendant la main.— Où cela? :>Yilalis regarda; mais, bien que la lumière scintillât à une distancequi ne devait pas être très grande, il ne vit rien. Par là je comprisque sa vue élait affaiblie, car d'ordinaire elle élait longue et perçantela nuit.« Que nous importe cette lumière! dit-il, c'est une lampe quibrûlesurla tabled'un travailleur ou bien près <strong>du</strong> lit d'un mourant;nous ne pouvons pas aller frapper à cette porte. Dans la campagne,pendant la nuit, nous pourrions demander l'hospitalité, mais auxenvirons de Paris on ne donne pas l'hospitalité. Il n'y a pas de maisonspour nous. Allons ! »Pendant quelques minutes encore nous marchâmes, puis il mesembla apercevoir un chemin qui coupait le nôtre, et au coin de cechemin un corps noir qui devait être la tôle d'épine. Je lâchai lamain de Vitalis pour avancer plus vite. Ce chemin était creusé parde profondes ornières.« Voilà l'épine; il y a des ornières.— Donne-moi la main; nous sommes sauvés, la carrière est àcinq minutes d'ici ; regarde bien, tu dois voir le bouquet d T arbrcs. »11 me sembla voir une masse sombre, et je dis que je reconnaissaisles arbres.L'espérance nous rendit l'énergie, mes jambes furent moinslourdes, la terre fut moins <strong>du</strong>re à mes pieds.3- JII :ïï*I


ÏV.ii.f.-ilLES CARRIÈRES DE GENTILLY. 20$i;1Cependant les cinq minutes annoncées par Vilalis me parurentf,' -éternelles.•i i.'•i ! '« Il y a plus de cinq minutes que nous sommes dans le bon chemin,dit-il en s'arrêtantil','•1— C'est ce qu'il me semble.1;— Où vont les ornières ?-- Elles continuent droit.— L'entrée de la carrière doit être à gauche, nous aurons passédevant sans la voir; clans cette nuit épaisse, rien n'est plus facile;pourtant nous aurions dû comprendre aux ornières que nous allionstrop loin.— Je vous assure que les ornières n'ont pas tourné à gauche. jï— Enfin rebroussons toujours sur nos pas. »Une fois encore nous revînmes en arrière.


-* -r•ilfii«!i ;:. -IHi L. "VIO SANS FAMILLE.î !- i:•ifi;1- liien\\.i f.r | •I •MiCi:| ; ;». * l: ïiQuand je lui eus dit que je ne trouvais pas les ornières, mais seulementla neige, il resla un moment sans répondre, puis, appliquantde nouveau ses mains contre le mur, il le parcourut d'un bout àl 1 autre. Capij qui ne comprenait rien à cette manœuvre, aboyait avecimpatience.Je marchais derrière Vilalis.« Faut-il chercher plus loin?— Non, la carrière est murée.— Murée?— On a fermé l'ouverture, et il est impossible d'entrer.— Que faire, n'est-ce pas? je n'en sais rien ; mourir ici.— Oh! maître.— Oui, tu ne veux pas mourir, toi, tu es jeune, la vie te tient; ehbien! marchons. Peux-tu marcher?— Mais vous?— Quand je ne pourrai plus, je tomberai comme un vieux cheval.— Où aller?— Rentrer dans Paris; quand nous rencontrerons des sergents deville, nous nous ferons con<strong>du</strong>ire au poste de police; j'aurais vouluéviter cela, mais je ne veux pas te laisser mourir de froid; allons,mon petit llémi, allons, mon enfant, <strong>du</strong> courage! »Et nous reprimes en sens contraire la route que nous avions déjàparcourue. Quelle heure élait-il? Je n'en avais aucune idée. Nousavions marché longtemps, bien longtemps et lentement. Minuit, uneheure <strong>du</strong> matin peut-être. Le ciel était toujours <strong>du</strong> même bleusombre, sans lune, avec de rares étoiles qui paraissaient plus petitesqu'à l'ordinaire. Le vent, loin de se calmer, avait redoublé de force;il soulevait des tourbillons de poussière neigeuse sur le bord de laroute et nous la fouettait au visage. Les maisons devant lesquellesnous passions étaient closes et sans lumière; il me semblait que, siles gens qui donnaient là chaudement dans leurs draps avaient sucombien nous, nous avions froid, ils nous auraient ouvert leur porteI *J• J *• I


LES CARRIERES DE GENTILLY.SU.Aifi1 .!iiî: .fEn marchant vite nous aurions pu réagir contre le froid, maisVitalis n'avançait plus qu'à grand'peine en soufflant; sa respirationétait haute et haletante comme s'il avait couru. Quand je l'interrogeais,il ne me répondait pas, et de la main, lentement,.il me faisaitsigne qu'il ne pouvait pas parler.De la campagne nous étions revenus en ville, c'est-à-dire quenous marchions entre des murs au haut desquels, çà et là, se balançaitun réverbère avec un bruit de ferraille.Vitalis s'arrêta; je compris qu'il était à bout.« Voulez-vous que je frappe à l'une de ces portes ? dis-je."— Non, on ne nous ouvrirait pas; ce sont des jardiniers, desmaraîchers qui demeurent là; ils ne se lèvent pas la nuit. Marchonstoujours. »Mais il avait plus de volonté que de forces. Après quelques pas ils'arrêta encore.« II faut que je me repose un peu, dit-il, je n'en puis plus. »Une porte s'ouvrait dans une palissade, et au-dessus de cettepalissade se dressait un grand tas de fumier <strong>mont</strong>é droit, commeon en voit si souvent dans les jardins des maraîchers; le vent, ensoufflant sur le tas, avait desséché le premier lit de paille et il enavait éparpillé une assez grande épaisseur dans la rue, au piedmôme de la palissade.« Je vais m'asscoirlà, dit Vitalis.— Vous disiez que, si nous nous asseyions, nous serions pris parle froid et ne pourrions plus nous relever. »Sans me répondre, il me fit signe de ramasser la paille contre la;ïporte, et il se laissa tomber sur cette litière plutôt qu'il ne s'y;j assit; ses dents claquaient et tout son corps tremblait.£« Apporte encore de la paille, me dit-il, le tas de fumier nous;. met à l'abri <strong>du</strong> vent. »A l'abri <strong>du</strong> vent, cela était vrai, mais non à l'abri <strong>du</strong> froid. Lorsquej'eus amoncelé tout ce que je pus ramasser de paille, je vinsi m'asseoir près de Vitalis.| « Tout contre moi, dit-il, et mets Capi sur toi, il te passera unpeu de sa chaleur. »Vitalis était un homme d'expérience, qui savait que le froid,\t- i :i.'.'! -.; j •?1.i ;,i •\\


212 SANS FAMILLE.dans les conditions où nous étions, pouvait devenir morte]. Pourqu'il s'exposât à ce danger, il fallait qu'il fût anéanti.Il Fêlait réellement. Depuis quinze jours, il s'était couché chaquesoir ayant lait plus que sa force, et celle dernière fatigue, arrivantaprès toutes les autres, le trouvait trop faible pour 3a supporter,épuisé par une longue suite d'efforts, par les privations et parl'affc.Eut-il conscience de son état? Je ne l'ai jamais su. Mais, au momentoù, ayant ramené la paille sur moi, je me serrais contre lui,je sentis qu'il se penchait sur mon visage et qu'il m'embrassait.C'était la seconde fois ; ce fut la dernière.Un petit froid empêche le sommeil chez les gens qui se m citentau lit en tremblant, un grand froid prolongé frappe d'engourdissementet de stupeur ceux, qu'il saisit en plein air. Ce fut là notrecas.À peine m'étais-je blotti contre Yitalis que je fus anéanti et quemes yeux se fermèrent. Je fis effort pour les ouvrir, et, comme jen'y parvenais pas, je me pinçai le bras fortement; mais ma peauétait insensible, et ce fut à peine si, malgré toute la bonne volontéquej'y mettais, je pus me faire un peu de mal. Cependant la secousseme rendit jusqu'à un certain point la conscience de la vie. Yitalis,le dos appuyé contre la porte, haletait péniblement, par des saccadescourtes et rapides. Dans mes jambes, appuyé contre ma poitrine,Capi dormait déjà. Au-dessus de notre tète, le vent soufflait toujourset nous couvrait de brins de paille qui tombaient sur nous commedes feuilles sèches qui se seraient détachées d'un arbre. Dans la rue,personne; près de nous, au loin, tout autour de nous, un silence demort.Ce silence me fit peur; peur de quoi? je ne m"en rendis pascompte; mais une peur vague, mêlée d'une tristesse qui m'emplit lesyeux de larmes. 11 me sembla que j'allais mourir là.Et la pensée de la mort me reporta à Chavanon. Pauvre mamanBarberin! mourir sans la revoir, sans revoir notre maison, mon jardinet!Et, par je ne sais quelle extravagance d'imagination, je meretrouvai dans ce jardinet : le soleil brillait, gai et chaud ; les jonquillesouvraient leurs fleurs d'or, les merles chantaient dans les buis-


LES CAUHIÈKES LE GENT1LLY. 213sons, ci, sur la haie d'épine, mère Barherin étendait le linge qu'ellevenait de laver au ruisseau qui chaulait sur les cailloux.Brusquement mon esprit quitta Cliavanon, pour rejoindre leCygne: Arthur dormait dans son lit; .Vi l,,e îlilligan était éveillée et,comme elle entendait le vent souffler, elle se demandait où j'étaispar ce grand froid.Puis mes yeux se fermèrent de nouveau, mon cœur s'engourdit.il me sembla que je m'évanouissais.


i• .-;ri-•Aif:1 v •• £ 1•. s ••l:1 iïï •• * .•M'•:»i-i.HAPITRE XIX! .f1M:1Y-( :»"!•!••!•; M,V tfiM*8LISEQuand je me réveillai jetais dans un lit; la flamme d'un grandfeu éclairait la chambre où j'étais couché.Je regardai autour de moi.Je ne connaissais pas cette chambre.Je ne connaissais pas non plus les figures qui m'entouraient : unhomme en veste grise et en sabots jaunes; trois ou quatre enfantsdont une petite fille de cinq ou six ans qui fixait sur moi des yeux-étonnés ; ces yeux étaient étranges, ils parlaient.Je me soulevai.On s'empressa autour de moi.« Yilalis? dis-jc.— Il demande son père, dit une jeune fille qui paraissait l'aînée-des enfants.— Ce n'est pas mon père, c'est mon maître ; où est-il? Où est Capi ? »?»(i!Il M«:f•f!if*t£}


ii '•iLISE. 215•Yitalis eût été mon père, on eût pris sans doute des ménagementspour me parler de lui; mais, comme il n'était que mon maître, onjugea qu'il n'y avait qu'à me dire simplement la vérité, et voici cequ'on m'apprit.La porte dans l'embrasure de laquelle nous nous étions blottisétait celle d'un jardinier. Vers deux heures <strong>du</strong> matin, ce jardinieravait ouvert cette porte pour aller au marché, et il nous avait trouvéscouchés sous notre couverture de paille. On avait commencépar nous dire de nous lever, afin de laisser passer la voiture ; puis,comme nous ne bougions ni l'un ni l'autre, et que Capi seul répondaiten aboyant pour nous défendre, on nous avait pris par le braspour nous secouer. Nous n'avions pas bougé davantage. Alors onavaitpensé qu'il se passait quelque chose degrave. On avait apportéune lanterne; le résultat de l'examen avait été que Vitalis étaitmort, mort de froid, et que je ne valais pas beaucoup mieux que lui.Cependant, comme, grâce à Capi couché sur ma poitrine, j'avais conservéun peu de chaleur au cœur, j'avais résisté et je respirais encore.On m'avait alors porté dans la maison <strong>du</strong> jardinier, et l'on m'avaitcouché dans le lit d'un des enfants qu'on avait faitlever. J'étais restélà six heures, à peu près mort; puis la circulation <strong>du</strong> sang s'étaitrétablie, la respiration avait repris de la force, et je venais dem'ôveiller.Si engourdi, si paralysé que je fusse de corps et d'intelligence,je me trouvai cependant assez éveillé pour comprendre dans touteleur éten<strong>du</strong>e les paroles que je venais d'entendre. Yitalis mort!C'était l'homme à la veste grise, c'est-à-dire le jardinier, qui mefaisait ce récit, et pendant qu'il parlait, la petite fille au regardétonné ne me quittait pas des yeux. Quand son père eut dit queYitalis était mort, elle comprit sans doute, elle sentit par une intuitionrapide le coup que cette nouvelle me portait, car, quitlant vivementson coin, elle" s'avança vers son père, lui posa une main sur lebras et me désigna de l'autre main, en faisant entendre un sonétrange qui n'était point la parole humaine, mais quelque chosecomme un soupir doux et compatissant.D'ailleurs le geste était si éloquent qu'il n'avait pas besoin d'êtreappuyé par des mots; je sentis dans ce geste et dans le regard quiii1 :i ;i •i \!:t •I


13216 SANS FAMILLE. ' î'Ï..IiltfHW'•\\\raccompagnait une sympathie instinctive, et, pour la première foisdepuis ma séparation d'avec Arthur, j'éprouvai un sentiment indéfinissablede confiance et de tendresse, comme au temps où mèreBarberin me regardait avant de m'embrasser. Yitalis était mort,j'étais abandonné, et cependant il me sembla que je n'étais pointseul, comme s'il eût été encore là près de moi.1Jlit*H II'!•'fi


i ; '1 •LISE. 217la tête ; mais, quand je fus sur mes jambes, il me sembla que j'allaistomber, et je fus obligé de me retenir à une chaise. Cependant, aprèsun moment de repos, je poussai la porte et me retrouvai en présence<strong>du</strong> jardinier et de ses enfants.Ils étaient assis devant une table, auprès d'un feu qui flambaitdans une haute cheminée, et en train de manger une bonne soupeaux choux.L'odeur de la soupe me porta au cœur et me rappela brutalementque je n'avais pas dîné la veille; j'eus mie sorte de défaillance et jechancelai. Mon malaise se tra<strong>du</strong>isit sur mon visage.« Est-ce que tu te trouves mal, mon garçon? » demandalejardinierd'une voix compatissante.Je répondis qu'en effet je ne me sentais pas bien, et que, si onvoulait le permettre, je resterais assis un moment auprès <strong>du</strong> feu.Mais ce n'était plus de chaleur que j'avais besoin, c'était de nourriture;le feu ne me remit pas, et le fumet de la soupe, le bruit descuillers dans les assiettes, le clapement de langue de ceux quimangeaient, augmentèrent encore ma faiblesse.Si j'avais osé, comme j'aurais demandé une assiettée de soupe!mais Yitalis ne m'avait pas appris à tendre la main, et la naturene m'avait pas créé mendiant ; je serais plutôt mort de faim que dedire «j'ai faim. » Pourquoi? je n'en sais trop rien, si ce n'est parceque je n'ai jamais voulu demander que ce que je pouvais rendre.La petite fille au regard étrange, celle qui ne parlait pas et queson père avaitappelée Lise, étaiten face demoi, et au lieu de mangerelle me regardait sans baisser ou détourner les yeux. Tout à coupelle se leva de table et, prenant son assiette qui était pleine de soupe,elle me l'apporta et me la mit entre les genoux.Faiblement, car je n'avais plus de voix pour parler, je fis ungeste de la main pour la remercier, mais son père ne m'en laissa pasle temps.« Accepte, mon garçon, dit-il, ce que Lise donne est bien donné ;et si le cœur t'en dit, après celle-là une autre. »Si le cœur m'en disait! L'assiette de soupe fut engloutie en quelquessecondes. Quand je reposai ma" cuiller, Lise, qui était restéedevant moi me regardant fixement, poussa un petit cri qui n'était25i!1 • i! i - '; l>.l t-"I :•("i"! 5i :;•.I li •


3*>3218 SANS FAMILLE.il •IIjj,•iH-'}••11jpi .JEfi.*Il:Inplus un soupir cette fois, mais une exclamation de contentement.Puis, me prenant l'assiette, elle la tendit à son père pour qu'il laremplît, et, quand elle fut pleine, elle me la rapporta avec un souriresi doux, si encourageant que, malgré ma faim, je restai unmoment sans pensera prendre l'assiette.Comme la première fois, la soupe disparut promptement; cen'était plus un sourire qui plissait les lèvres des enfants me regardant,mais un vrai rire qui leur épanouissait la bouche et les lèvres.« Eh bien! mon garçon, dit le jardinier, tu es une jolie cuiller. »Je me sentis rougir jusqu'aux cheveux ; mais, après un moment,je crus qu'il valait mieux avouer la vérité que de me laisser accuserde gloutonnerie, et je répondis que je n'avais pas dîné la veille.« Et déjeuné?— Pas déjeuné non plus.— Et ton maître?— Il n'avait pas mangé plus que moi.— Alors il est mort autant de faim que de froid. »La soupe m'avait ren<strong>du</strong> la force ; je me levai pour partir.« Où veux-tu aller?dit le père.— Retrouver Vilalis, le voir encore.— Mais tu ne sais pas où il est ?— Je ne le sais pas.— Tu as des amis à Paris ?— Non.— Des gens de ton pays?— Personne.— Où est ton garni?il °J?ij ( «j|il-— Nous n'avions pas de logement ; nous sommes arrivés hier.— Qu'est-ce que tu veux faire?— Jouer de la harpe, chanter mes chansons et gagner ma vie.— Où cela?— À Paris.— Tu ferais mieux de retourner dans ton pays, chez tes parents;où demeurent tes parents ?— Je n'ai pas de parents.— Tu disais que le vieux à barbe blanche n'était pas ton père?P•1$IlHïJ


H:i:V-LISE. 210•!••— Je n'ai pas de père, mais Vilalis valait un père pour moi.— Et la mère?— Je n'ai pas de mère.— Tuas bien un oncle, une tante, des cousins, des cousines,quelqu'un?— Non, personne.— D'où viens-tu ?—• Mon maître m'avait acheté au mari de ma nourrice. Vous avezété bon pour moi, je vous en remercie bien de tout cœur, et, si vousvoulez, je reviendrai dimanche pour vous faire danser en jouant dela harpe, si cela vous amuse. »En parlant, je m'étais dirigé vers la porte; mais j'avais fait àpeine quelques pas que Lise, qui me suivait, me prit par la mainet me <strong>mont</strong>ra ma harpe en souriant. Il n'y avait pas à se tromper.« Vous voulez que je joue ? »Elle fit un signe de tête, et frappa joyeusement des mains.« Eh bien, oui, dit le père, joue-lui quelque chose. »Je pris ma harpe et, bien que je n'eusse pas le cœur à la danseni à la gaieté, je me mis à jouer une valse, ma bonne, celle quej'avais bien dans les doigts; ah ! comme j'aurais voulu jouer aussibien que Vilalis et faire plaisir à cette petite fille qui me remuaitsi doucement le cœur avec ses yeux !Tout d'abord elle m'écouta en me regardant fixement, puis ellemarqua la mesure avec ses pieds ; puis bientôt, comme si elle étaitentraînée par la musique, elle se mita tourner dans la cuisine, tandisque ses deux frères et sa sœur aînée restaient tranquillement assis;elle ne valsait pas, bien enten<strong>du</strong>, et elle ne faisait pas les pas ordinaires,mais elle tournoyait gracieusement avec un visage épanouiAssis près de la cheminée, son père ne la quittait pas des yeux;il paraissait tout ému et il battait des mains. Quand la valse futfinie et que je m'arrêtai, elle \int se camper gentiment en face demoi et me fit une belle révérence. Puis, tout de suite frappant maharpe d'un doigt, elle fit un signe qui voulait dire « encore ».J'aurais joué pour elle toute la journée avec plaisir; mais sonpère dit que c'était assez, parce qu'il ne voulait pas qu'elle se fatiguâtà tourner.t •\yi ' ''V.


-X-"JS..3220 SANS FAMILLE.Alors, au lieu de jouer un air de valse ou de danse, je chantai machanson napolitaine que Yitalis m'avait apprise :Fenesta vascia e patrona crudcle,Quanta sospïre m'aje fatto jeltare.M'arde slocore comm'a na cannclaBella quanno te scnto anno menarrc.Cette chanson était pour moi ce qu'a été le « Des chevaliers dema patrie » de Robert le Diable pour Nourrit, et le « Suivez-moi »de Guillaume Tell pour Duprez, c'est-à-dire mon morceau par excellence,celui dans lequel j'étais habitué à pro<strong>du</strong>ire mon plus grandeiTet. L'air en est doux et mélancolique, avec quelque chose detendre qui remue le cœur.Aux premières mesures, Lise vint se placer en face de moi, sesyeux fixés sur.les miens, remuant les lèvres comme si mentalementelle répétait mes paroles, puis, quand l'accent de la chanson devintplus triste, elle recula doucement de quelques pas, si bien qu'à ladernière strophe elle se jeta en pleurant sur les genoux de son père.« Assez, dit celui-ci..— Est-elle bêle! dit un de ses frères, celui qui s'appelait Benjamin,elle danse et puis tout de suite elle pleure.l:— Pas si bêle que loi ! elle comprend, » dit la sœur aînée en sepenchant sur elle pour l'embrasser.Pendant que Lise se jetait sur les genoux de son père, j'avais misma hurpe sur mon épaule et je m'étais dirigé <strong>du</strong> côté de la porte.« Où vas-tu? me dit-il.— Je vous l'ai dit : essayer de revoir Vitalis, et puis après faire11mce qu'il m'avait appris à faire, jouer de la harpe et chanter.ïI— Tu tiens donc bien à ton métier de musicien?— Je n'en ai pas d'autre.fi— Les grands chemins ne te font pas peur?— Je n'ai pas de maison.— Cependant la nuit que tu viens de passer a dû te donner àréfléchir?if— Bien certainement, j'aimerais mieux un bon lit etle coin <strong>du</strong> feu.3'i111 — Le veux-tu, le coin <strong>du</strong> feu et le bon lit, avec le travail, biena;•Mm• 'y;


L1SK. 221enten<strong>du</strong>? Si tu veux rester, tu travailleras, tu vivras avec nous. Tucomprends, n'est-ce pas, que ce n'est pas la fortune que je te propose,ni la fainéantise? Si tu acceptes, il y aura pour toi de la peineà prendre, <strong>du</strong> mal à le donner, il faudra te lever matin, piocher <strong>du</strong>rdans la journée, mouiller de sueur le pain que tu gagneras. Maisle pain sera assuré, tu ne seras plus exposé à coucher à la belleétoile comme la nuit dernière, et peut-être à mourir abandonné aucoin d'une borne ou au fond d'un fossé ; le soir tu trouveras ton litprêt et, en mangeant ta soupe, tu auras la satisfaction de l'avoirgagnée, ce qui la rend bonne, je t'assure. Et puis enfin, si tu es unbon garçon, etj'ai dans l'idée quelque chose qui me dit que tu en esun, tu auras en nous une famille. »Lise s'élait retournée, et, à travers ses larmes, elle me regardaiten souriant.Surpris par cette proposition, je restai un moment indécis, neme rendant pas bien compte de coque j'entendais.Alors Lise, quittant son père, vint à moi, et, me prenant par lamain, me con<strong>du</strong>isit devant une gravure enluminée qui élait accrochéeà la muraille; cette gravure représentait un petit saint Jeanvelu d'une peau de mouton.Du geste elle fit signe à son père et à ses frères de regarder lagravure, et en même temps, ramenant la main vers moi, elle lissama peau de mouton et <strong>mont</strong>ra mes cheveux qui, comme ceux desaint Jean, étaient séparés au milieu <strong>du</strong> front et tombaient sur mesépaules en frisant.-Je compris qu'elle trouvait que je ressemblaisau saint Jean et, sans trop savoir pourquoi, cela me lit pjaisir et enmême temps me toucha doucement.« C'est vrai, dit le père, qu'il ressemble au saint Jean. »Lise frappa des mains en riant.« Eh bien, dit le père en revenant à sa proposition, cela te va-t-il,mon garçon ?»Une famille!J'aurais donc une famille ! Ah ! combien de fois déjà ce rêve tantcaressé s'était-il évanoui! Mère Barberin, M me Miiligan, Yitalis,tous, les uns après les autres, m'avaient manqué.Je ne serais plus seul.U!ii!i.t:i -1».V '.!.ï.'-t~-U !M-s,-t-J.t ;!V-.


222 SANS FAMILLE.7V-[î . U*•BUMa position était affreuse : je venais de voir mourir un hommeavec lequel je vivais depuis plusieurs années et qui avait été pourmoi presque un père; en même temps j'avais per<strong>du</strong> mon compagnon,mon camarade, mon ami, mon bon et cher Capi que j'aimaistant et qui, lui aussi, m'avait pris en si grande amitié, et cependant,quand le jardinier me proposa de rester chez lui, i|n sentiment deconfiance me raffermit le cœur.Tout n'était donc pas fini pour moi; la vie pouvait recommencer.Et ce qui me touchait, bien plus que le pain assuré dont on meparlait, c'était cet intérieur que je voyais si uni, cette vie de famillequ'on me promettait.Ces garçons seraient mes frères.Cette jolie petite Lise serait ma sœur.Dans mes rêves enfantins j'avais plus d'une fois imaginé que jeretrouverais mon père et ma mère; mais je n'avais jamais pensé àdes frères et à des sœurs. Et voilà qu'ils s'offraient à moi.Ils ne l'étaient pas réellement, cela était vrai, de par la nature,mais ils pourraient le devenir de par l'amitié ; pour cela il n'y avaitqu'à les aimer (ce à quoi j'étais tout disposé), et à me faire aimerd'eux, ce qui ne devait pas être difficile, car ils paraissaient tousremplis de bonté.Vivement je dépassai la bandoulière de ma harpe de dessus monépaule.« Voilà une réponse, dit le père en riant, et une bonne, on voitqu'elle est agréable pour toi. Accroche ton instrument à ce clou,mon garçon, et, le jour où tu ne te trouveras pas bien avec nous, tule reprendras pour t'envoler ; seulement tu auras soin de fairecomme les hirondelles et les rossignols, tu choisiras la saison pourte mettre en route.— Je ne sortirai qu'une fois, lui dis-je, pour aller à la recherchede Yilalis.— C'est trop juste, » me répondit le brave homme.La maison à la porte de laquelle nous étions venus nous abattredépendait de la Glacière, et le jardinier qui l'occupait se nommaitÀcquin. Au moment où l'on me reçut dans cette maison, la famillese composait de cinq personnes : le père qu'on appelait père Pierre ;\-'V-î•r-j• 'AW hil iaïIlï !I


! :s>.if :LISE. 223 !j:deux garçons, Alexis et Benjamin, et deux filles, Etiennette, l'aînée,et Lise, la plus jeune des enfants.Lise était muette, mais non muette de naissance, c'est-à-dire quele mutisme n'était point chez elle la conséquence de la surdité.Pendant deux ans elle avait parlé, puis tout à coup, un peu avantd'atteindre sa quatrième année, elle avait per<strong>du</strong> l'usage de la paroleCet accident, survenu à la suite de convulsions, n'avait heureusementpas atteint son intelligence, qui s'était au contraire développéeavec une précocité extraordinaire ; non seulement elle comprenaittout, mais encore elle disait, elle exprimait tout. Dans les famillespauvres et même dans beaucoup d'autres familles, il arrive tropsouvent que l'infirmité d'un enfant est pour lui une cause d'abandonou de répulsion. Mais cela ne s'était pas pro<strong>du</strong>it pour Lise, qui, parsa gentillesse et sa vivacité, son humeur douce et sa bonté expansive,avait échappé à cette fatalité. Ses frères la supportaient sanslui faire payer son malheur; son père ne voyait que par elle; sasœur aînée Etiennette l'adorait.Autrefois le droit d'aînesse était un avantage dans les famillesnobles; aujourd'hui, dans les familles d'ouvriers, c'est, quelquefoishériter d'une lourde responsabilité que naître la première.M me Acquin était morte un an après la naissance de Lise, et, depuisce jour, Etiennette, qui avait alors deux années seulement de plusque son frère aîné, était devenue la mère de famille Au lieu d'allerà l'école, elle avait dû rester à la maison, préparer la nourriture,coudre un bouton ou une pièce aux vêtements de son père ou deses frères, et porter Lise dans ses bras ; on avait oublié qu'elle étaitfille, qu'elle était sœur, et Ton avait vite pris l'habitude de ne voiren elle qu'une servante, et une servante avec laquelle on ne segênait guère, car on savait bien qu'elle ne quitterait pas la maisonet ne se fâcherait jamais.A porter Lise sur ses bras, à traîner Benjamin par la main, ktravailler toute la journée, se levant tôt pour faire la soupe <strong>du</strong> pèreavant son départ pour la halle, se couchant tard pour remettre tout:en ordre après le souper, à laver le linge des enfants au lavoir, à4 arroser l'été quand elle avait un instant de répit, à quitter son lit lanuit pour étendre les paillassons pendant l'hiver, quand la geléeil;il,3i -'.1


il *(I •i224 SANS FAMILLE.Si .>ï I'y* iprenait tout à coup. Etiennette n'avait pas eu le temps d'être uneenfant, déjouer, de rire. À quatorze ans, sa figure était triste etmélancolique comme celle d'une vieille fille de trente-cinq ans,cependant avec un rayon de douceur et de résignation.Il n'y avait pas cinq minutes que j'avais accroché ma harpe auclou qui m'avait été désigné, et que j'étais en train de racontercomment nous avions été surpris par le froid et la fatigue en revenantde Gentilly, où nous avions espéré coucher dans une carrière,Ml j* • i4 r tquand j'entendis un grattement a la porte qui ouvrait sur le jardin,V . !et en même temps un aboiement plaintif.« C'est Capi ! » dis-je en me levant vivement.Mais Lise me prévint; elle courut à la porte et l'ouvrit.ï:'11| !: Le pauvre Capi s'élança d'un bond contre moi, et, quand je l'eusi i; •ï : 'ji ' •


i" .i. ;LISE. 225• !•!1T•*•iï-%Mais le commissaire voulut en apprendre davantage, et il m'interrogealonguement sur Vilalis et sur moi. Sur moi je répondis que jen'avais plus de parents et que Vitalis m'avait loué moyennant unrsomme d'argent qu'il avait payée d'avance au mari de ma nouriùce« Et maintenant? » me dit le commissaire.À ce mot, le père intervint.« Nous nous chargerons de lui, si vous voulez bien nous leconfier. »Non seulement le commissaire voulut bien me confier au jardinier,mais encore il le félicita pour sa bonne action.11 fallait maintenant répondre au sujet de Vilalis, et cela m'étaitassez difficile, car je ne savais rien ou presque rien.11 y avait cependant un point mystérieux dont j'aurais pu parler :c'était ce qui s'était passé lors de notre dernière représentation,quand Vitalis avait chanté de façon à provoquer l'admiration etTétonnement de la dame; il y avait aussi les menaces de Garofoli,mais je me demandais si je ne devais pas garder le silence à cesujet. Ce que mon maître avait si soigneusement caché <strong>du</strong>rant savie devait-il être révélé après sa mort?Mais il n'est pas facile à un enfant de cacher quelque chose à uncommissaire de police qui connaît son métier, car ces gens-là ontune manière de vous interroger qui vous perd bien vite quand vousessayez de vous échapper. Ce fut ce qui m'arriva.En moins de cinq minutes le commissaire m'eut fait dire ce que| je voulais cacher et ce que lui tenait à savoir.| a II n'y a qu'à le con<strong>du</strong>ire chez ce Garofoli, dit-il à un agent;{ une fois dans la rue de Lourcine, il reconnaîtra la maison; vous] <strong>mont</strong>erez avec lui et vous interrogerez ce Garofoli. »j * Nous nous mîmes tous les trois en route : l'agent, le père et moi.; Comme l'avait dit le commissaire, il me fut facile de reconnaître| la maison, et nous <strong>mont</strong>âmes au quatrième étage. Je ne vis pas\ Mattia, qui sans doute était entré à l'hôpital. En apercevant un\ * agent de police et en me reconnaissant, Garofoli pâlit; certainementj il avait peur. Mais il se rassura bien vite quand il apprit de la] bouche de l'agent ce qui nous amenait chez lui.;| a Ah! le pauvre vieux est mort, dit-il.1 29


..'.a.-5a,ji226 SANS FAMILLE.— Vous le connaissiez?— Parfaitement.— Eh bien! dites-moi ce que vous savez.— C'est bien simple. Son nom n'était point Vitalis; il s'appelaitCarlo Balzani, et, si vous aviez vécu, il y a trente-cinq ou quaranteans, en Italie, ce nom suffirait seul pour vous dire ce qu'étaitl'homme dont vous vous inquiétez. Carlo Balzani était à cette époquele chanteur le plus fameux de toute l'Italie, et ses succès sur nosgrandes scènes ont été célèbres; il a chanté partout, à Naples, àHome, à Milan, h Venise, à Florence, à Londres, à Paris. Mais ilest venu un jour où la voix s'est per<strong>du</strong>e; alors, ne pouvant plusêtre le roi des artistes, il n'a pas voulu que sa gloire fût amoindrieen la compromettant sur des théâtres indignes de sa réputation. Ila abdiqué son nom de Carlo Balzani et il est devenu Vitalis, secachant de tous ceux qui l'avaient connu dans son beau temps.Cependant il fallait vivre; il a essayé de plusieurs métiers et n'apas réussi, si bien que, de chute en chute, il s'est fait <strong>mont</strong>reur dechiens savants. Mais dans sa misère la fierté lui était restée, et ilserait mort de honte, si le public avait pu apprendre que le brillantCarlo Balzani était devenu le pauvre Vitalis. Un hasard m'avaitren<strong>du</strong> maître de ce secret. »C'était donc là l'explication <strong>du</strong> mystère qui m'avait tant intrigué !Pauvre Carlo Balzani, cher et admirable Vitalis! On m'aurait ditqu'il avait été roi que cela ne m'aurait pas étonné.mT.': H•^".1m:K :•'£••••mmBim


i-^—T. ^l. L —T-i—- • - ~~- ——CHAPITRE XXJARDINIEROn devait enterrer mon maître le lendemain, et le pere m 1 avaitpromis de me con<strong>du</strong>ire à l'enterrement.Mais, le lendemain, à mon grand désespoir, je ne pus me lever,car je fus pris dans la nuit d'une grande fièvre qui débuta par unfrisson suivi d'une bouffée de chaleur; il me semblait que j'avaisle feu dans la poitrine et que j'étais malade comme Joli-Cœur, aprèssa nuit passée sur l'arbre, dans la neige.En réalité, j'avais une violente inflammation, c'est-à-dire unefluxion de poitrine causée par le refroidissement que j'avais éprouvédans la nuit où mon pauvre maître avait péri.Ce fut cette fluxion de poitrine qui me mit à même d'apprécierla bonté de la famille Àcquin, et surtout les qualités de dévouementd'Etiennetle.Bien que chez les pauvres gens on soit ordinairement peu dis-


•MnC! :iH:l! :lin'A1'111!II:SI!ï- B*FL>: !.il&?•!:•!.-I228 SANS FAMILLE.posé à appeler les médecins, je fus pris d'une façon si violente etsi effrayante, qu'on fit pour moi une exception à cette régie, quiest de nature autant que d'habitude. Le médecin, appelé, n'eutpas besoin d'un long examen et d'un récit détaillé pour voir quelleétait ma maladie; tout de suite il déclara qu'on devait me porter àl'hospice.C'était, en effet, le plus simple et le plus facile. Cependant cetavis ne fut pas adopté par le père.« Puisqu'il est venu tomber à notre porte, dit-il, et non à cellede l'hospice, c'est que nous devons le garder. »Le médecin avait combattu avec toutes sortes de bonnes parolesce raisonnement fataliste, mais sans l'ébranler. On devait me carder,et on m'avait gardé.Et, à toutes ses occupations, Étiennette avait ajouté celle de gardemalade,me soignant doucement, méthodiquement, comme l'eûtfait une sœur de Saint-Vincent de Paul, sans jamais une impatienceou un oubli. Quand elle était obligée de m'abandonner pour lestravaux de la maison, Lise la remplaçait, et bien des fois, dans mafièvre, j'ai vu celle-ci aux pieds de mon lit, fixant sur moi ses grandsyeux inquiets. L'esprit troublé par le délire, je croyais qu'elle étaitmon ange gardien, et je lui parlais comme j'aurais parlé à un ange,en lui disant mes espérances et mes désirs. C'est depuis ce momentque je me. suis habitué à la considérer, malgré moi, comme un êtreidéal, entouré d'une sorte d'auréole, que j'étais tout surpris devoirvivre de notre vie quand je m'attendais, au contraire, à la voir s'envoleravec de grandes ailes blanches.Ma maladie fut longue et douloureuse, avec plusieurs rechutes•qui eussent découragé peut-être des parents, mais qui ne lassèrentni la patience ni le dévouement d'Eliennette. Pendant plusieursnuits, il fallut me veiller, car j'avais la poitrine prise de manière àcroire que j'allais étouffer d'un moment à l'autre, et ce furentAlexis et Benjamin qui, alternativement, se remplacèrent auprès demon lit Enfin la convalescence arriva; mais, comme la maladiefut longue et capricieuse, il me fallut attendre que le printempscommençât à reverdir les prairies de la Glacière pour sortir dela maison'5iM' jf>^ W,t;.Iil!iffSi:


JARDINIER. 229 !Alors Lise, qui ne travaillait point, prit la place cVELicnneUc, etce fut elle qui me promena sur les bords de la Bièvre. Vers midi,quand le soleil était dans son plein, nous partions, et, nous tenantpar la main, nous nous en allions doucement, suivis de Capi. Leprintemps fut doux et beau cette année-là, ou tout au moins ilm'en est resté un doux et beau souvenir, ce qui est la même chose.C'est un quartier peu connu des Parisiens que celui qui se trouveentre la Maison-Blanche et la Glacière; on sait A^aguement qu'il ya quelque part par là une petite vallée, mais, comme la rivière quil'arrose est la Bièvre, on dit et Ton croit que cette vallée est undes endroits les plus sales et les plus tristes de la banlieue de Paris.11 n'en est rien cependant, et l'endroit vaut mieux que sa réputation.La Bièvre, que l'on juge trop souvent par ce qu'elle est devenuein<strong>du</strong>striellement dans le faubourg Saint-Marcel, et non par cequ'elle élait naturellement à Verrières ou à llungis, coule là, outout au moins coulait là au temps dont je parle, sous un épaiscouvert de saules et de peupliers, et sur ses bords s'étendent devertes prairies qui <strong>mont</strong>ent doucement jusqu'à des petits coteauxcouronnés de maisons et de jardins. L'herbe est fraîche et drue auprintemps, les pâquerettes éinaillent d'étoiles blanches son tapisd'ômeraude, et dans les saules qui feuillissent, dans les peupliersdont les bourgeons sont en<strong>du</strong>its d'une résine visqueuse, les oiseaux,le merle,la fauvette, le pinson,voltigent en disant parleurs chant squ'on est encore à la campagne et non déjà à la ville.Ce fut ainsi que je vis cette petite Yallée, — qui depuis a bien"changé, — et l'impression qu'elle m'a laissée est vivace dans monsouvenir comme au jour où je la reçus. Si j'étais peintre, je vousdessinerais le rideau de peupliers sans oublier un seul arbre, — etles gros saules avec les groseilliers épineux qui verdissaient surleurs têtes, les racines implantées dans leur tronc pourri, — et lesglacis des fortifications sur lesquels nous faisions de si belles glissadesen nous lançant sur un seul pied, — et la Butte-aux-Caillesavec son moulin à vent, — et la cour Sainte-Hélène avec sa populationde blanchisseuses, — et les tanneries qui salissent et infectentles eaux de la rivière, — et la ferme Sainte-Anne, où de pauvresfous qui cultivent la terre passent à côté de vous souriant d'un sou-


33230 SAN» FAMILLE.ni'i'ii\V,-* •ili\«sfclîrire idiot, les membres ballants, la bouche mi-ouverte <strong>mont</strong>rant unbout de. langue, avec une vilaine grimace.Dans nos promenades, Lise naturellement ne parlait pas, mais,chose étonnante, nous n'avions pas besoin de paroles, nous nousregardions et nous nous comprenions si bien avec nos yeux quej'en venais à ne plus lui parler moi-même.A la longue les forces me. revinrent, et je pus m'employer aux travaux<strong>du</strong> jardin; j'attendais ce moment avec impatience, car j'avaishaie de faire pour les autres ce que les autres faisaient pour moi,de travailler pour eux et de leur rendre, dans la mesure de mesforces, ce qu'ils m'avaient donné. Je n'avais jamais travaillé, car,si pénibles que soient les longues marches, elles ne sont pas untravail continu qui demande la volonté et l'application; mais il mesemblait que je travaillerais bien, au moins courageusement, àl'exemple de ceux que je voyais autour de moi.C'était la saison où les giroflées commencent à arriver sur lesmarchés de Paris, et la culture <strong>du</strong> père Àcquin était à ce momentcelle des giroflées; notre jardin en était rempli; il y en avait desrouges, des blanches, des violettes, disposées par couleurs, séparéessous les châssis, de sorte qu'il y avait des lignes toutes blanches etd'autres à côté toutes rouges, ce qui était très-joli; et le soir, avantque les châssis fussent refermés, l'air était embaumé parle parlumde toutes ces fleurs.La tâche qu'on me donna, la proportionnant à mes forces encorebien faibles, consista à Jever les panneaux vitrés le matin, quandla gelée était passée, et à les refermer le soir avant qu'elle arrivât;dans la journée je devais les ombrer avec <strong>du</strong> paillis que je jetaisdessus pour préserver les plantes d'un coup de soleil. Cela n'étaitni bien difficile, ni bien pénible; mais cela était assez long, carj'avais plusieurs centaines de panneaux à remuer deux fois parjour et à surveiller pour les ombrer ou les découvrir selon l'ardeur<strong>du</strong> soleil.Pendant ce temps, Lise restait auprès <strong>du</strong> manège qui servait àélever l'eau nécessaire aux arrosages, et, quand la vieille Cocotte,fatiguée de tourner, les yeux encapuchonnés dans son masque decuir, ralentissait le pas, elle l'excitait en faisant claquer un petit-H--'i• c.•i: J;3:-}• r-"il;':


v1:i-rJARDINIER. 231fouet; un des frères renversait les seaux que faisait <strong>mont</strong>er cemanège, et l'autre aidait son père : ainsi chacun avait son poste,et personne ne perdait son temps.J'avais vu les paysans travailler dans mon village, mais jen'avais aucune idée de l'application, <strong>du</strong> courage et de l'intensitéavec lesquels travaillent les jardiniers des environs de Paris, qui,debout bien avant que le soleil paraisse, au lit bien tard après qu'ilest couché, se dépensent tout entiers et peinent tant qu'ils ont deforces <strong>du</strong>rant cette longue journée. J'avais vu aussi cultiver laterre, mais je n'avais aucune idée de ce qu'on peut lui faire pro<strong>du</strong>irepar le travail, en ne lui laissant pas de repos. Je tus à bonneécole chez le père Acquin.On ne m'employa pas toujours aux châssis; les forces me vinrent,et j'eus aussi la satisfaction de pouvoir mettre quelque chosedans la terre, et la satisfaction beaucoup plus grande encore de levoir pousser. C'était mon ouvrage à moi, ma chose, ma création,et cela me donnait comme un sentiment de fierté : j'étais doncpropre à quelque chose, je le prouvais, et, ce qui m'était plusdoux encore, je le sentais. Cela, je vous assure, paye de bien despeines.Malgré les fatigues que cette vie nouvelle m'imposa, je m'habituaibien vite à cette existence laborieuse qui ressemblait si peu àmon existence vagabonde de bohémien. Au lieu de courir en libertécomme autrefois, n'ayant d'autre peine que d'aller droit devantmoi sur les grandes routes, il fallait maintenant rester enferméentre les quatre murs d'un jardin, et <strong>du</strong> matin au soir travaillerrudement, la chemise mouillée sur le dos, les arrosoirs au boutdes bras et les pieds nus dans les sentiers boueux; mais autourde moi chacun travaillait tout aussi rudement; les arrosoirs <strong>du</strong>père étaient plus lourds que les miens, et sa chemise était plusmouillée de sueur que les nôtres. C'est un grand soulagement dansla peine que l'égalité. Et puis je rencontrais là ce que je croyaisavoir per<strong>du</strong> à jamais : la vie de la famille. Je n'étais plus seul,je n'étais plus l'enfant abandonné; j'avais mon lit à moi, j'avaisma place à moi à la table qui nous réunissait tous. Si <strong>du</strong>rant lajournée quelquefois Alexis ou Benjamin m'envoyait une taloche,t-t:t rtt•


(232 SANS FAMILLE.la main retombée je n'y pensais plus, pas plus qu'ils ne pensaientà celles que je leur rendais; et le soir, tous autour de la soupe,nous nous retrouvions amis et frères.Pour être vrai, il faut dire que tout ne nous était pas travail clfatigue; nous avions aussi nos heures de repos et de plaisir,courtes, bien enten<strong>du</strong>, mais précisément par cela même plus délicieuses.Le dimanche, dans l'après-midi, on se réunissait sous un petitherceau de vignes qui touchait la maison ; j'allais prendre maharpe au clou où elle restait accrochée pendant toute la semaine,et je faisais danser les deux frères cl les deux sœurs. Ni les unsni les autres n'avaient appris à danser; mais Alexis et Benjaminavaient été une ibis à un hal de noces aux Mille Colonnes 7 et ils enavaient rapporté des souvenirs plus ou moins exacts de ce qu'estla contredanse; c'étaient ces souvenirs qui les guidaient. Quand ilsétaient las de danser, ils me faisaient chanter mon répertoire, etma chanson napolitaine pro<strong>du</strong>isait toujours son irrésistible effetsur Lise :Fcnesla vascia c palrona crudcîc.Jamais je n'ai chanté la dernière strophe sans voir ses yeuxmouillés.Alors, pour la distraire, je jouais une pièce bouffonne avec Gapi.Pour lui aussi ces dimanches étaient des jours de fête; ils lui rappelaientle passé, et, quand il avait fini son rôle, il l'eût volontiersrecommencé.Ces dimanches étaient aussi pour moi le jour de Vilalis. Je jouaisde la harpe et je chantais comme s'il eût été là. lion Vilalis ! à mesureque je grandissais, mon respect pour sa mémoire grandissaitaussi. Je comprenais mieux ce qu'il avait été pour moi.Deux années s'écoulèrent ainsi, et, comme le père m'emmenaitsouvent avec lui au marché, au quai aux Fleurs, à la Madeleine,au Chàteau-d'Eau, ou bien chez les fleuristes à qui nous portionsnos plantes, j'en arrivai petit à petit à connaître Paris et à. comprendreque, si ce n'était pas une ville de marbre et d'or commeje l'avais imaginé, ce n'était point non plus une ville de boue.


JE FAISAIS DAXSELî LES^liÛX I-UÈltES ET LES DEUX SCEUVtS(p. 232)


JAHDINIKU. 233comme mon entrée par Chnrcnlon et le quartier Mou fie tard mel'avait l'ail croire un peu trop vite..le vis les monuments, j'entrai dans quelques-uns, je me promenaile long des quais, sur les boulevards, dans le jardin <strong>du</strong> Luxembourg,dans celui des Tuileries, aux Champs-Elysées. Je vis desstatues. Je restai en admiration devant le mouvement des foules..Je me lis une sorte d'idée de ce qu'était l'existence d'une grandecapitale.Heureusement mon é<strong>du</strong>cation ne se fit point seulement par lesyeux et selon les hasards de mes promenades ou de mes coursesà travers Paris. Avant de s'établir jardinier à son compte, « le père »avait travaillé aux pépinières <strong>du</strong> Jardin des Plantes, et là, il s'étaittrouvé en contact avec des gens de science et d'étude dont le frottementlui avait donné la curiosité de lire et d'apprendre. Pendantplusieurs années il avait employé ses économies à acheter des livreset ses quelques heures de loisir à lire ces livres. Lorsqu'il s'étaitmarié et que les enfants étaient arrivés, les heures de loisir avaientété rares. Il avait fallu avant tout gagner le pain de chaque jour;les livres avaient été abandonnés, mais ils n'avaient été ni per<strong>du</strong>s,ni ven<strong>du</strong>s, et on les avait gardés dans une armoire. Le premierhiver que je passai dans la famille Acquin fut très long, et les travauxde jardinage se trouvèrent sinon suspen<strong>du</strong>s, au moins ralentispendant plusieurs mois. Alors, pour occuper les soirées que nouspassions au coin <strong>du</strong> feu, les vieux livres furent tirés de l'armoireet distribués entre nous. C'étaient pour la plupart des ouvragessur la botanique cl l'histoire des plantes avec quelques récits devoyages. Alexis et Benjamin n'avaient point hérité des goûts deleur père pour l'élude, et régulièrement tous les soirs, après avoirouvert leur volume, ils s'endormaient sur la troisième ou la quatrièmepage. Pour moi, moins disposé au sommeil ou plus curieux,je lisais jusqu'au moment où nous devions nous coucher. Les premièresleçons de Yitalis n'avaient point été per<strong>du</strong>es, et en me disantcela, en me couchant je pensais à lui avec attendrissement.Mon désir d'apprendre rappela au père le temps où il prenaitdeux sous sur son déjeuner pour acheter des livres, et, à ceux quiétaient dans l'armoire, il en ajouta quelques autres qu'il me rap-30


23^SANS FAMILLE.porta de Paris. Les choix étaient laits par le hasard ou les promesses<strong>du</strong> titre; mais enfin c'étaient toujours des livres, et, s'ilsmirent alors un peu de désordre dans mon esprit sans direction,ce désordre s'effaça plus lard, et ce qu'il y avait de bon en eux meresta et m'est resté; tant il est vrai que toute lecture profite.Lise ne savait pas lirc^ mais, en me voyant plongé dans les livresaussitôt que j'avais une heure de liberté, elle eut la curiosité desavoir ce qui m'intéressait si vivement. Tout d'abord elle voulutme prendre ces livres qui m'empêchaient déjouer avec elle; puis,voyant que malgré tout je revenais à eux, elle me demanda de leslui lire, et puis de lui <strong>mont</strong>rer à lire dans l'imprimé. Grâce à sonintelligence et malgré son infirmité, les yeux suppléant aux oreilles,j'en vins à bout. Mais la lecture à haute voix, qui nous occupaittous les deux, fut toujours préférée par elle. Ce fut un nouveaulien entre nous. Kepliée sur elle-même, l'intelligence toujours auxaguets, n'étant point occupée par les frivolités ou les niaiseries dela conversation, elle devait trouver dans la lecture ce qu'elle y trouvaen effet : une distraction et une nourriture.Combien d'heures nous avons passées ainsi : elle assise devantmoi, ne me quittant pas des yeux, moi lisant! Souvent je m'arrêtaisen rencontrant, des mots ou des passages que je ne comprenaispas. et je la regardais. Alors nous restions quelquefois longtempsà chercher; puis, quand nous ne trouvions pas, elle me faisait signede continuer avec un geste qui voulait dire « plus tard ». Je luiappris aussi à dessiner, c'est-à-dire à ce que j'appelais dessiner.Cela fut long, difficile, mais enfin j'en vins à peu près à bout. Sansdoute j'étais un assez pauvre maître. Mais nous nous entendions,et le bon accord <strong>du</strong> maître et de l'élève vaut souvent mieux que letalent. Quellejoie quand elle traçaquelques traits où l'on pouvait reconnaîtrece qu'elle avait voulu faire! Le père Acquin m'embrassa.« Allons, dit-il en riant, j'aurais pu faire une plus grande bêtiseque de te prendre. Lise te payera cela plus tard. »Plus tard, c'est-à-dire quand elle parlerait, car on n'avait pointrenoncé à lui rendre la parole, seulement les médecins avaient ditque pour le moment il n'y avait rien à faire et qu'il fallait attendreune crise.


JAKDIN1EK. 235Plus tard était aussi le geste triste qu'elle me faisait quand jelui cluinlais des chansons. Elle avait voulu que je lui apprisse àjouer de la harpe, et très vile ses doigts s'étaient habilités à imiterles miens. Mais naturellement elle n'avait pas pu apprendre àchauler, et cela la dépilait. Bien des fois j'ai vu des larmes dansses yeux qui me disaient son chagrin. Mais, dans sa bonne et doucenature, le chagrin ne persistait pas; elle s'essuyait les yeux cl. avecun sourire résigné, elle me faisait son geste : plus lard.Adopté par le père Àcquin et Iraitô en frère par les enfants, jeserais probablement resté à jamais à la Glacière sans une catastrophequi loul à coup vint une fois encore changer ma vie, caril était dit que je ne pourrais pas rester longtemps heureux, el que,quand je me croirais le mieux assuré <strong>du</strong> repos, ce serait justementl'heure où je serais rejeté de nouveau, par des événements indépendantsde ma volonté, dans ma vie aventureuse.


CHAPITRE XXILA FAMILLE DISPERSEEIl y avait des jours où, me trouvant seul et réfléchissant, je medisais :« Tu es trop heureux, mon garçon, ça ne <strong>du</strong>rera pas. »Comment me viendrait le malheur, je ne le prévoyais pas, maisj'étais à peu prés certain que, d'un coté ou de l'autre, il me viendrait.Cela me rendait assez, souvent triste; mais, d'un autre côté, celaavait de bon que, pour éviter ce malheur, je m'appliquais à fairede mon mieux ce que je faisais, me figurant que ce serait par mafaute que je serais frappé.Ce ne fut point par ma faute; mais, si je me trompai sur ce point,je ne devinai que trop juste quant au malheur.J'ai dit que le père cultivait les giroflées; c'est une culture assezfacile et que les jardiniers des environs de Paris réussissent à mer-


LA FAMILLE DISPERSEE. 237veille : témoin les grosses plantes trapues garnies de fleurs <strong>du</strong> hauten bas qu'ils apportent sur les marchés aux mois d'avril et de mai.La seule habileté nécessaire au jardinier qui cultive les girofléesest celle qui consiste à choisir des plantes à fleurs doubles, car lamode repousse les fleurs simples. Or, comme les graines qu'onsème donnent dans une proportion a peu prés égale des plantessimples et des plantes doubles, il y a un intérêt important à negarder que les plantes doubles; sans cela on serait exposé à soignerchèrement cinquante pour cent de plantes qu'il faudrait jeterau moment de les voir fleurir, c'est-à-dire après un an de culture.f!c choix se nomme Yessimplagc^ et il se fait à l'inspection de certainscaractères qui se <strong>mont</strong>rent dans les feuilles et dans le portde la plante. Peu de jardiniers savent pratiquer cette opération deYessimplage^ et même c'est un secret qui s'est conservé dans quelquesfamilles. Quand les cultivateurs de giroflées ont besoin defaire leur choix de plantes doubles, ils s'adressent à ceux de leursconfrères qui possèdent ce secret, et ceux-ci « vont en AûIIC », niplus ni moins que des médecins ou des experts, donner leur consultation.Le père était un des plus habiles cssimpkurs de Paris; aussi, aumoment où doit se faire cette opération, toutes ses journées étaientellesprises. C'était alors pour nous, et particulièrement pour Etiennctl.c,notre mauvais temps, car entre confrères on ne se visite passans boire un litre, quelquefois deux, quelquefois trois, et, quandil avait ainsi visité deux ou trois jardiniers, il rentrait à la maisonla figure rouge, la parole embarrassée et les mains tremblantes.krJamais Eliennettc ne se couchait sans qu'il lut rentré, mêmequand il rentrait lard, très tard.Alors, quand j'étais éveillé, ou quand le bruit qu'il faisait meréveillait, j'entendais de ma chambre leur conversation.« Pourquoi n'es-tu pas couchée? disait le père.— Parce que j'ai voulu voir si tu n'avais besoin de rien.— Ainsi M Ue Gendarme me surveille!— Si je ne veillais pas, à qui parlerais-tu?— Tu veux voir si je marche droit; eh bien! regarde, je parieque je vais à la porte des enfants sans quitter ce rang de paves. »


-3238 SANS FAMILLE.1 ptUn bruit de pas inégaux retentissait dans la cuisine, puis il sefaisait un silence.« Lise va bien? disait-il.— Oui, elle dort; si tw voulais ne pas faire de bruit.— Je ne fais pas de bruit, je marche droit; il faut bien que jemarche droit, puisque les filles accusent leur père. Qu'est-ce qu'ellea dit en ne me voyant pas rentrer pour souper?— Rien; elle a regardé ta place.— Ali! elle a regardé ma place.— Oui.- Plusieurs fois? Est-ce qu'elle a regardé plusieurs fois?— Souvent.— Et qu'est-ce qu'elle disait?— Ses yeux disaient que tu n'étais pas là.— Alors elle te demandait pourquoi je n'élais pas là, et tu luidisais que j'étais avec les amis?— Non, elle ne me demandait rien, et je ne lui disais rien ; ellesavait bien où tu étais.— Elle le savait, elle savait que Elle s'est bien endormie?— Non, il y a un quart d'heure seulement que le sommeil Taprise; elle voulait t'altendre.— Et toi, qu'est-ce que tu voulais?— Je voulais qu'elle ne te vît pas rentrer. »Puis après un moment de silence :« Tiennette, tu es une bonne fille; écoute, demain je vais chezLouisot, eh bien! je te jure, tu entends bien, je te jure de rentrerpour souper; je ne veux plus que tu m'attendes, et je ne veux pasque Lise s'endorme tourmentée. »Mais, les promesses, les serments ne servaient pas toujours, et iln'en rentrait pas moins tard, une fois qu'il acceptait un verre devin. A la maison. Lise était toute-puissante, dehors elle était oubliée.« Vois-tu, disait-il, on boit un coup sans y penser, parce qu'onne peut pas refuser les amis; on boit le second parce qu'on a bule premier, et l'on est bien décidé à ne pas boire le troisième; maisboire donne soif. Et puis, le vin vous <strong>mont</strong>e à la tête; on sait que,i -ii


| LA FAMILLE DISPERSÉE. 239i| quand on est lancé, on oublie les chagrins; on ne pense plus auxicréanciers; on voit tout éclairé par le soleil; on sort de sa peau| pour se promener dans un autre monde, le monde où Ton désirait\ aller. Et Ton boit. Voilà. »3 II faut dire que cela n'arrivait pas souvent. D'ailleurs la saisonyde l'essimplage n'était pas longue-, et, quand cette saison était passée,le père, n'ayant plus de motifs pour sortir, ne sortait plus. Il;.*'•3...in'était pas homme à aller au cabaret tout seul, ni par paresse à. iperdre son temps.La saison des giroflées terminée, nous préparions d'autres plantes,car il est de règle qu'un jardinier ne doit pas avoir une seuleplace de son jardin vide; aussitôt que des plantes sont ven<strong>du</strong>es,d'autres doivent les remplacer.L'art pour un jardinier qui travaille en vue <strong>du</strong> marché est d'apporterses fleurs sur le marché au moment où il a chance d'entirer le plus haut prix. Or, ce moment est celui des grandes fêtesde l'année : la Saint-Pierre, la Sainte-Marie, la Saint-Louis, carle nombre est considérable de ceux qui s'appellent Pierre, Marie,Louis ou Louise, et par conséquent le nombre est considérable aussides pots de fleurs ou des bouquets qu'on vend ces jours-là et quisont destinés à souhaiter la fête à un parent ou à un ami. Tout lemonde a vu la veille de ces fêtes les rues de Paris pleines de fleurs,non seulement dans les boutiques ou sur les marchés, mais encoresur les trottoirs, au coin des rues, sur les marches des maisons,partout où l'on peut disposer un étalage.Le père Àcquin, après sa saison de giroflées, travaillait en vuedes grandes fêtes <strong>du</strong> mois de juillet et <strong>du</strong> mois d'août, surtout <strong>du</strong>mois d'août, dans lequel se trouve la Sainte-Marie et la Saint-| Louis, et pour cela nous préparions des milliers de reines-margue-Irites, des fuchsias, des lauriers-roses, tout autant que nos châssisjet nos serres pouvaient en contenir; il fallait que toutes ces plantesijarrivassent à floraison au jour dit, ni trop tôt, elles auraient étépassées au moment de la vente, ni trop tard, elles n'auraient pasencore été en fleurs. On comprend que cela exige un certain talent,car on n'est pas maître <strong>du</strong> soleil, ni <strong>du</strong> temps, qui est plus oumoins beau. Le père Acquin était passé maître dans cet art, et ja-


ffl240 SANS FAMILLE.mais ses plantes n'arrivaient trop tôt ni trop tard. Mais aussi quede soins, que de travail!Au moment où j'en suis arrivé de mon récit, notre saison s'annonçaitcomme devant cire excellente; nous étions au 5 août et toutesnos plantes étaient à point. Dans le jardin, en plein air, les reinesmarguerites<strong>mont</strong>raient leurs corolles prêles à s'épanouir, et dansles serres ou sous les châssis, dont le verre était soigneusement blanchiau lait de chaux pour tamiser la lumière, fuchsias et lauriersrosescommençaient à fleurir ; ils formaient de gros buissons ou despyramides garnies de boutons <strong>du</strong> haut en bas. Le coup d'œil étaitsuperbe, et, de temps en temps, je voyais le père se frotter les mainsavec contentement.« La saison sera bonne, » disait-il à ses fils.Et en riant tout bas il faisait le compte de ce que la vente detoutes ces fleurs lui rapporterait.On avait rudement travaillé pour en arriver là et sans prendre uneheure de congé, mêmele dimanche; cependant,tout étant à point eten ordre, il fut décidé que pour notre récompense nous irions tousdîner, ce dimanche 5 août, à Àrcueil chez un des amis <strong>du</strong> père, jardiniercommelui; Câpi lui-même serait de la partie. On travailleraitjusqu'à trois ou quatre heures, puis, quand tout serait fini, on fermeraitla porte à clef, et Ton s'en irait gaiement, on arriverait à Arcueilvers cinq ou six heures, puis, après dîner, on reviendrait tout desuite pour ne pas se coucher trop tard et être au travail le lundi debonne heure, frais et dispos.Quelle joie!Il fut fait ainsi qu'il avait été décidé, et, quelques minutes avantquatre heures,le père tournaitla clef dans laserrure de lagrande porte.« En route tout le monde! dit-il joyeusement.— En avant Capi ! »Et, prenant Lise par la main, je me mis à courir avec elle, accompagnépar les aboiements joyeux de Capi qui sautait autour de nous.Peut-être croyait-il que nous nous en allions pour longtemps sur lesgrands chemins, ce qui lui aurait mieux plu que de rester à lamaison, où il s'ennuyait, car il ne m'était pas toujours possible dem'occuper de lui, — ce qu'il aimait par-dessus tout.


LA FAMILLE DISPERSÉE. 2*1Nous étions tous endimanchés et superbes avec nos beaux habitsà manger <strong>du</strong> rôti. Il y avait des gens qui se retournaient pour nousvoir passer. Je ne sais pas ce que j'étais moi-même, mais Lise, avecson chapeau de paille, sa robe bleue et ses bottines de toile grise, étaitbien là plus jolie petite fille qu'on puisse voir, la plus vivante.Celait la grâce dans la vivacité; ses yeux, ses narines frémissantes,ses épaules, ses bras, tout en elle parlait et disait son plaisir.Le temps passa si vite que je n'en eus pas conscience; tout ce queje sais, c'est que, comme nous arrivions à la lin <strong>du</strong> dîner, l'un denous remarqua que le ciel s 1 emplissait de nuages noirs <strong>du</strong> côté <strong>du</strong>couchant, et, comme notre table était servie en plein air sous un grossureau, il nous fut facile de constater qu'un orage se préparait.« Les enfants, il faut se dépêcher de rentrer à la Glacière. »À ce mot, il y eut une exclamation générale :« Déjà ! vLise ne dit rien, mais elle fit des gestes de dénégation et de protestation.« Si le vent s'élève, dit le père, il peut chavirer les panneaux;en roule. »Il n'y avait pas à répliquer davantage; nous savions tous que lespanneaux vitrés sont la fortune des jardiniers, et que, si le vent casseles verres, c'est la ruine pour eux.« Je pars en avant, dit le père; viens avec moi, Benjamin, et toiaussi, Alexis, nous prendrons le pas accéléré. Rémi viendra en arrièreavec Etiennette et Lise. »EL, sans en dire davantage, ils partirent à grands pas, tandis quenous les suivions moins vite, réglant notre marche, Etiennette etmoi, sur celle de Lise.Il ne s'agissait plus de rire, et nous ne courions plus, nous nogambadions plus.Le ciel devenait de plus en plus noir, et Forage arrivait rapidement,précédé par des nuages de poussière que le vent, qui s'étaitélevé, entraînait en gros tourbillons. Quand on se trouvait pris dansun de ces tourbillons il fallait s'arrêter, tourner le dos au vent, etse boucher les yeux avec les deux mains, car on était aveuglé ; si l'onrespirait, on sentait dans sa bouche un goût de cailloux.31


W. SANS FAMILLE.Le tonnerre roulait dans le lointain, et ses grondements serapproebaient rapidement, se mêlant à ses éclats stridents.Etiennetteet moi nous avions pris Lise par la main, et nous latirions après nous; maïs elle avait peine à nous suivre, et nous nmarchions pas aussi vite que nous aurions voulu.Arriverions-nous avant Forage ?Le père, Benjamin et Alexis arriveraient-ils?Pour eux, la question était de tout autre importance; pour nous,il s'agissait simplement de n'être pas mouillés, pour eux de mettreles châssis à l'abri de la destruction, c'est-à-dire de les fermer pourque le vent ne pût pas les prendre en dessous et les culbuter pêlemêle.Les fracas <strong>du</strong> tonnerre étaient de plus en plus répétés, et lesnuages s'étaient tellement épaissis qu'il faisait presque nuit; quandle vent les entr'ouvrait, on apercevait, ça et là dans leurs tourbillonsnoirs, des profondeurs cuivrées. Evidemment ces nuages allaientcrever d'un instant à l'autre.Chose étrange! au milieu des éclats <strong>du</strong> tonnerre, nous entendîmesun bruit formidable qui arrivait sur nous, et qui était inexplicable.Il semblait que c'était un régiment de cavaliers qui se précipitaientpour fuir l'orage ; mais cela était absurde : comment des cavaliersseraient-ils venus dans ce quartier?Tout à coup la grêle se mit à tomber; quelques grêlons d'abordqui nous frappèrent au visage, puis, presque instantanément, unevraie avalanche ; il fallut nous jeter sous une grande porte.Et alors nous vîmes tomber l'averse de grêle la plus terrible qu'onpuisse imaginer. En un instant la rue fut couverte d'une couche blanchecomme en plein hiver ; les grêlons étaient gros comme des œufsde pigeon, et en tombant ils pro<strong>du</strong>isaient un tapage assourdissant aumilieu <strong>du</strong>quel éclataient de temps en temps des bruits de vitres cassées.Avec les grêlons qui glissaient des toits dans la rue tombaienttoutes sortes de choses, des morceaux de tuiles, des plâtras, desardoises broyées, surtout des ardoises qui faisaient des tas noirs aumilieu de la blancheur de la grêle.« Hélas ! les panneaux ! » s'écria Etiennette.C'était auêsi la pensée qui m'était venue à l'esprit.


LA FAMILLE DISPERSÉE.2^3| L«.1M„ 3JWUXML


t£24% SANS FAMILLE.: T ;ainsi à la grande serre dont pas une vilrc n'était restée intacte; il étaitassis, affaissé, pour mieux dire, sur un escabeau au milieu des débrisqui couvraient le sol, Alexis cl Benjamin près de lui immobiles.« Oh! mes pauvres enfants! s'écria-t-il en levant la tête à notre'approche, qui lui avait été signalée par le bruit <strong>du</strong> verre que nousécrasions sous nos pas, oh! mes pauvres enfants! »Et, prenant Lise dans ses bras, il se mit à pleurer sans ajouterun mot.Qu'aurait-il dit?C'était un désastre; mais, si grand qu'il fût aux yeux, il étaitplus terrible encore par ses conséquences.Bientôt j'appris par Etiennelle et par les garçons combien le désespoir<strong>du</strong> père était justifié. Il y avait dix ans que le père avaitacheté ce jardin et avait bâti lui-même cette maison. Celui qui luiavait ven<strong>du</strong> le terrain lui avait aussi prêté de l'argent pour acheterle matériel nécessaire à son métier de fleuriste. Le tout était payableou remboursable, en quinze ans, par annuités. Jusqu'à cette époque,le père avait pu payer régulièrement ces annuités à force detravail et de privations. Ces payements réguliers étaient d'autantplus indispensables, que son créancier n'attendait qu'une occasion,c'est-à-dire qu'un retard, pour reprendre terrain, maison, matériel,en gardant, bien enten<strong>du</strong>, les dix annuités qu'il avait déjà reçues.C'était même là, paraît-il, sa spéculation, et c'était parce qu'il espéraitbien qu'en quinze ans il arriverait un jour où le père ne pourraitpas payer qu'il avait risqué cette spéculation, pour lui sansdanger, — tandis qu'elle en était pleine, au contraire, pour sondébiteur.Ce jour était enfin venu, grâce à la grêle.Maintenant qu'allaitai se passer?Nous ne restâmes pas longtemps dans l'incertitude, et, le lendemain<strong>du</strong> jour où le père devait payer son annuité avec le pro<strong>du</strong>it dela vente des plantes, nous vîmes entrer à la maison un monsieuren noir, qui n'avait pas l'air trop poli et qui nous donna un papiertimbré sur lequel il écrivit quelques mots dans une ligne restée enblanc.C'était un huissier.


LA FAMILLE DISPERSEE.2kbEt, depuis ce jour, il revint à chaque instant, si bien qu'il finit parconnaître nos noms.« Bonjour, Rémi, disait-il; bonjour, Alexis; cela va bien, mademoiselleEtiennette? «Et il nous donnait son papier timbré, en souriant, comme à desamis.« Au revoir, les enfants!— Au diable! »Le père ne restait plus à la maison, il courait la ville. Où allait-il?je n'en sais rien, car, lui qui autrefois était si communicatil', il nedisait plus un mot, 11 allait chez les gens d'affaires, sans doute devantles tribunaux.Et à cette pensée je me sentais effrayé; Yitalis aussi avait parudevant les tribunaux, et je savais ce qu'il en était résulté.Pour le père, le résultat se fit beaucoup plus attendre, et unepartie de l'hiver s'écoula ainsi. Comme nous n'avions pas pu, bienenten<strong>du</strong>, réparer nos serres et faire vitrer nos panneaux, nous cultivionsle jardin en légumes et en fleurs qui ne demandaient pasd'abri; cela ne serait pas d'un grand pro<strong>du</strong>it, mais enfin cela seraittoujours quelque chose, et puis c'était <strong>du</strong> travail.Un soir, le père rentra plus accablé encore que de coutume.« Les enfants, dit-il, c'est fini. »Je voulus sortir, car je compris qu'il allait se passer quelquechose de grave, et, comme il s'adressait à ses enfants, il me semblaitque je ne devais pas écouter.Mais d'un geste il me retint :« N'es-tu pas de la famille? dit-il, et, quoique tu ne sois pas bienâgé pour entendre ce que j'ai à te dire, tu as déjà été assez éprouvépar le malheur pour le comprendre ; les enfants, je vas vous quitter. »Il n'y .eut qu'une exclamation, qu'un cri de douleur.Lise sauta dans ses bras et l'embrassa en pleurant.« Oh! vous pensez bien que ce n'est pas volontairement qu'onabandonne de bons enfants comme vous, une chère petite commeLise. »Et il la serra sur son cœur.« Mais j'ai été condamné à payer, et, comme je n'ai pas l'argent.


2**GSANS FAMILLE.on va tout vendre ici; puis, comme ce ne sera pas assez, on memettra en prison, où je resterai cinq ans; ne pouvant pas payeravec mon argent, je payerai avec mon corps, avec ma liberté, »Nous nous mîmes tous à pleurer.« Oui, c'est bien triste, dit-il, mais il n'y a pas à aller contre laloi, et c'est la loi.ce Cinq ans! Que deviendrez-vous pendant ce temps-là? Voilà leterrible. »11 se fit un silence.« Vous pensez bien que je n'ai pas été sans réfléchir à cela; etvoilà ce que j'ai décidé pour ne pas vous laisser seuls et abandonnésaprès que j'aurai été arrêté. »Un peu d'espérance me revint.«llémi va écrire à ma sœur Catherine Suriot, à Dreuzy, dans laNièvre ; il va lui expliquer la position et la prier de venir ; avecCatherine qui ne perd pas facilement la tête, et qui connaît lesaffaires, nous déciderons le meilleur. »C'était la première fois que j'écrivais une lettre; ce fut un pénible,un cruel début.Bien que les paroles <strong>du</strong> père fussent vagues, elles contenaientpourtant une espérance, et, dans la position où nous étions, c'étaitdéjà beaucoup que d'espérerQuoi ?Nous.ne le voyions pas, mais nous espérions. Catherine allait arrive^et c'était une femme qui connaissait les affaires; cela suffisaità des enfants simples et ignorants tels que nous. Pour ceux quiconnaissent les affaires, il n'y a plus de" difficultés en ce monde.Cependant elle n'arriva pas aussitôt que nous l'avions imaginé, etles gardes <strong>du</strong> commerce, c'est-à-dire les gens qui arrêtent les débiteurs,arrivèrent avant elle.Le père allait justement s'en aller chez un de ses amis, lorsqu'onsortant dans la rue il les trouva devant lui; je l'accompagnais, enune seconde nous fûmes entourés. Mais le père ne voulait pas sesauver, il pâlit comme s'il allait se trouver mal et demanda auxgardes, d'une voix faible, à embrasser ses enfants.« 11 ne faut pas vous désoler, mon brave, dit l'un d'eux, la pri-


LA FAMILLE DISP ERSÉIS, 247.-*f.son pour dettes n : est pas si terrible que'ça, et on y trouve de bonsgarçons. »_\ T ous rentrâmes à la maison, entourés des gardes <strong>du</strong> commerce.J'allai chercher les garçons dans le jardin.Quand nous revînmes, le père tenait dans ses bras Lise, quipleurait à chaudes larmes.Alors un des gardes lui parla à l'oreille, mais je n'entendis pas cequ'il lui dit.« Oui, répondit le père, vous avez raison, il le faut. »Et, se levant brusquement, il posa Lise à terre; mais elle se cramponnaà lui et ne voulut pas lâcher sa main.Alors il embrassa Etiennette, Alexis et Benjamin.Je me tenais dans un coin, les yeux obscurcis par les larmes; ilm'appela :'« Et toi, Rémi, ne viens-tu pas m'embrasser ? n'es-tu pas monenfant?Nous étions éper<strong>du</strong>s.« Restez là, dit le père d'un ton de commandement, je vous l'ordonne.»Et vivement il sortit après avoir mis la main de Lise dans celled'Etiennette.J'aurais voulu le suivre,* et je me dirigeai vers la porte, maisEtiennette me fit signe de m'arrêter.Où aurais-je été? Qu'aurais-je fait?Nous restâmes anéantis au milieu de notre cuisine ; nous pleurionstous, et personne d'entre nous ne trouvait un mot à dire.Quel mot?Nous savions bien que cette arrestation devait se faire un jour otiVautre; mais nous avions cru qu'alors Catherine serait là, et Catherine,c'était la défense.Mais Catherine n'était pas là.Elle arriva cependant, une heure environ après le départ <strong>du</strong> père,et elle nous trouva tous dans la cuisine sans que nous eussionséchangé une parole. Celle qui, jusqu'à ce moment, nous avait soutenus,était à son tour écrasée ; Etiennette, si forte, si vaillante pourlutter, était maintenant aussi faible que nous. Elle ne nous encou-


24SSANS FAMILLE.rageait plus, sans volonté* sans direction, toute à sa douleur qu'ellene refoulail que pour tâcher de consoler celle de Lise. Le pilole élaittombé à la mer, et nous enfants, désormais sans personne au gouvernail,sans phare pour nous guider, sans rien pour nous con<strong>du</strong>ireau port, sans môme savoir s'il y avait un port pour nous, nous restionsper<strong>du</strong>s au milieu de l'océan de la vie, ballottés au caprice <strong>du</strong>vent, incapables d'un mouvement ou d'une idée, l'effroi dans'l'esprit,la désespérance dans le cœur.C'était une maîtresse femme que la tante Catherine, femme d'initiativeet de volonté ; elle avait été nourrice à Paris, pendant dix: ans,à cinq reprises différentes ; elle connaissait les difficultés de ce monde,et, comme elle le disait elle-même, elle savait te retourner.Ce fut un soulagement pour nous de l'entendre nous commanderet de lui obéir; nous avions retrouvé une indication, nous étions replacésdebout sur nos jambes.Pour une paysanne sans é<strong>du</strong>cation comme sans fortune, c'élailune lourde responsabilité qui lui tombait sur les bras, et bien faitepour inquiéter les plus braves; une famille d'orphelins dont l'aînén'avait pas dix-sept ans et dont la plus jeune était muette. Que fairede ces enfants? Comment s'en charger quand on avait bien <strong>du</strong> malà vivre soi-même?Le père d'un des enfants qu'elle avait nourris était notaire; ellel'alla consulter, et ce fut avec lui. d'après ses conseils et ses soins,que notre sort fut arrêté. Puis ensuite elle alla s'entendre avec lepère à la prison, et, huit jours après son arrivée à Paris, sans nousavoir une seule fois parlé de ses démarches et de ses intentions, ellenous fit part de la décision qui avait été prise.Comme nous étions trop jeunes pour continuer à travailler seuls,chacun des enfants s'en irait chez des oncles et des tantes qui voulaient bien les prendre :Lise chez tante Catherine dans le Morvan ;Alexis chez un oncle qui était mineur à Yarses, dans lesCévennes;Benjamin chez un autre oncle qui était jardinier à Saint Quentin,EtEtiennette chez une tante qui élait mariée dans la Charente aubord de la mer, à Esnandes.1s*l|li.-MI":jj1;!i


LA FAMILLE DISPENSÉE. 249» • v!'•:•J'écoutais ces dispositions, attendant qu'on en vînt à moi. Mais,comme la tante Catherine avait cessé de parler, je m'avançai :


250 SANS FAMILLE.moi qu'ils plaignaient, et je sentis que j'étais bien leur frère. Alorsune idée se fit jour dans mon esprit troublé, ou, plus justement, car.il faut dire le bien comme le mal, une inspiration <strong>du</strong> cœur me <strong>mont</strong>a<strong>du</strong> cœur dans l'esprit.« Ecoulez, leur dis-je, je vois bien que, si vos parents ne veulentpas de moi, vous me faites de votre famille, YOUS.— Oui, dirent-ils tous les trois, tu seras toujours notre frère. »Lise, qui ne pouvait pas parler, ratifia ces mots en me serrant lamain et en me regardant si profondément que les larmes me <strong>mont</strong>èrentaux yeux.« Eh bien! oui, je le serai, et je vous le prouverai.— Où veux-tu te placer? dit Benjamin.— Il y a une place chez Pernuit; veux-tu que j'aille la demanderdemain matin pour toi ? dit Etiennette.— Je ne Yeux pas me placer; en me plaçant, je resterais à Paris;je ne vous verrais plus. Je vais reprendre ma peau de mouton, jevais décrocher ma harpe <strong>du</strong> clou où le père l'avait mise, et j'irai deSaint-Quentin à Varses, de Yarses àEsnandes, d'EsnandcsàDreuzy;je YOUS verrai tous, les uns après les autres, et ainsi, par moi, vousserez toujours ensemble. Je n'ai pas oublié mes chansons et mesairs de danse; je gagnerai ma vie. »À la satisfaction qui parut sur toutes les figures, je vis que monidée réalisait leurs propres inspirations, et, dans mon chagrin, je mesentis tout heureux. Longtemps on parla de notre projet, de notreséparation, de notre réunion, <strong>du</strong> passé, de l'avenir. Puis Etiennettevoulut que chacun s'allât mettre au lit; mais personne ne dormitbien cette nuit-là, et moi bien moins encore que les autres peutêtre.Le lendemain, dès le petit matin, Lise m'emmena dans le jardin,et je compris qu'elle avait quelque chose à me dire.« Tu A r eux me parler? »Elle fit un signe affirmatif« Tu as <strong>du</strong> chagrin de nous séparer ; tu n as pas besoin de me ledire, je le vois dans tes yeux et le sens dans mon cœur. »Elle fit signe que ce n'élait pas de cela qu'il était question.,.« Dans quinze jours, je serai, à Dreuzy. »i


LA FAMILLE DISPERSÉE. * 251iII?-fM;îElle secoua la tête.« Tu ne veux pas que j'aille à Dreuzy? »Pour nous comprendre, c'était généralement par interrogationsque je procédais, et elle répondaitparun signe négatif ou affirmatif.Elle me dit qu'elle voulait que je vinsse à Dreuzy ; mais, étendantla main dans trois directions différentes, elle me fit comprendre queje devais, avant, aller voir ses deux frères et sa sœur.« Tu veux que j'aille avant à Yarses, à Esnaudes et à Saint-| Quentin?»IElle sourit, heureuse d'avoir été comprise.| « Pourquoi? Moi je voudrais te voir la première. »Alors de ses mains, de ses lèvres et surtout de ses yeux parlants,elle me fit comprendre pourquoi elle me faisait cette demande ; jevous tra<strong>du</strong>is ce qu'elle m'expliqua :« Pour quej'aie des nouvelles d'Etiennette, d'Alexis etdeBcnjamin,il faut que tu commences par les voir; tu viendras alors à Dreuzy,| et tu me répéteras ce que tu as vu, ce qu'ils t'ont dit. »Chère Lise !Ils devaient partir à huit heures <strong>du</strong> matin, et la tante Catherineavait demandé un grand fiacre pour les con<strong>du</strong>ire tous d'abord à laprison embrasser le père, puis ensuite chacun avec leur paquet auchemin de fer où ils devaient s'embarquer.A sept heures, Eticnnette à son tour m'emmena dans le jardin.« Nous allons nous séparer, dit-elle; je voudrais te laisser un souvenir,prends cela: c'est une ménagère; tu trouveras là dedans <strong>du</strong>fil, des aiguilles, et aussi mes ciseaux, que mon parrain m'a donnés;en chemin, tu auras hesoin de tout cela, car je ne serai paslà pour te remettre une pièce ou te coudre un bouton. En te servantde mes ciseaux, tu penseras à nous. »Pendant qu'Eliennctte me parlait, Alexis rôdait autour de nous;lorsqu'elle fut rentrée dans la maison, tandis que je restais tout émudans le jardin, il s'approcha de moi :« J'ai deux pièces de cent sous, dit-il ; si tu veux en accepter une,ça me fera plaisir. »De nous cinq, Alexis était le seul qui eût le sentiment de l'argent,et nous nous moquions toujours de sou avarice; il amassait:


252 SANS FAMILLE.sou à sou et prenait un véritable bonheur à avoir des pièces de dix:sous et de vingt sous neuves, qu'il comptait sans cesse dans samain en les faisant reluire au soleil et en les écoutant chanter.Son offre me remua le cœur 5 je voulus refuser, mais il insistaet me glissa dans la main une belle pièce brillante; par là je sentisque son amitié pour moi devait être bien forte, puisqu'elle l'emportaitsur son amitié pour son petit trésor.Benjamin ne m'oublia pas davantage, et il voulut aussi me faireun cadeau ; il me donna son couteau, et en échange il exigea un sou« parce que les couteaux coupent l'amitié. »L'heure marchait vite; encore un quart d'heure, encore cinqminutes, et nous allions être séparés. Lise ne penserait-elle pas àmoi?Au moment où le roulement de la voiture se fit entendre, ellesortit de la chambre de tante Catherine et me fit signe de la suivredans le jardin.« Lise! » appela tante Catherine.Mais Lise, sans répondre, continua son chemin en se hâtant.Dans les jardins des fleuristes et des maraîchers, tout est sacrifiéà l'utilité, et la place n'est point donnée aux plantes de fantaisie oud'agrément. Cependant dans notre jardin il y avait un gros rosierde Bengale qu'on n'avait point arraché parce qu'il était dans uncoin per<strong>du</strong>.Lise se dirigea vers ce rosier auquel elle coupa une branche, puis,se tournant vers moi, elle divisa en deux ce rameau qui portait deuxpetits boulons près d'éclore et m'en donna un.Ah! que le langage des lèvres est peu ddchose comparé à celuides yeux! que les mots sont froids et vides comparés aux regards!.« Lise! Lise' » cria la tante.Déjà les paquets étaient sur le fiacre.Je pris ma harpe et j'appelai Capi, qui, à la vue de l'instrumentet de mon ancien costume, qui n'avait rien d'effrayant pour lui,sautait de joie, comprenant sans doute que nous allions nous remettreen route et qu'il pourrait courir en liberté, ce qui, pourlui, était plus amusant que de rester enfermé.Le moment des adieux était venu. La tante Catherine l'abrégea;


LA FAMILLE DISPERSEE. 253gi.elle fit <strong>mont</strong>er Éliannett?, Alexis et Benjamin, et me dit de lui donnerLise sur ses genoux.Puis, comme je restais abasourdi, elle me repoussa doucement etferma la portière.« Embrassez le père pour moi! m'écriai-je, puisque.,, »Un sanglot étouffa ma voix.« En route! » dit-elle.Et la voiture partit.À travers mes larmes, je vis la tête de Lise se pencher par la glacebaissée et sa main m'envoyer un baiser. Puis la voiture tourna rapidementle coin de la rue, et je ne vis plus qu'un tourbillon depoussière.C'était fini.Appuyé sur ma harpe, Capi à mes pieds, je restai assez longtemps, à « regarder machinalement la poussière qui retombait doucementdans la rue.Un voisin avait été chargé de fermer la maison et d'en garder lesclefs pour le propriétaire; il me tira de mon anéantissement et merappela à la réalité.« Vas-tu rester là? me dit-il. *— Non, je pars.— Où vas-tu?— Droit devant moi. »Sans doute, il eut un mouvement de pitié, car, me tendant lamain :« Si tu veux rester, dit-il, je te garderai, mais sans gages, parceque tu n'es pas assez fort; plus tard, je ne dis pas. »Je le remerciai.« A ton goût, ce que j'en disais, c'était pour toi; bon voyage! »Et il s'en alla.La voiture était partie; la maison était fermée..Je passai la bandoulière de ma harpe sur mon épaule. Ce«mouvement que j'avais fait si souvent autrefois provoqua l'attentionde Capi; il se leva, attachant sur mon visage ses yeuxbrillants..« Allons, Capi ! »••'iT.'7


254 SANS FAMILLE.Il avait compris; il sauta devant moi en aboyant.Je détournai les yeux de cette maison où j'avais vécu deux ans,où j'avais cru vivre toujours, et je les portai devant moi.Le soleil élait haut à l'horizon, le ciel pur, le temps chaud ; celane ressemblait guère à la nuit glaciale dans laquelle j'étais tombé defatigue et d'épuisement au pied de ce mur.Ces deux années n'avaient donc été qu'une halte ; il nie fallait reprendrema roule.Mais cette halte avait été bienfaisante.Elle m'avait donné la force.Et ce qui valait mieux encore que la force que je sentais dansmes membres, c'était l'amitié que je me sentais dans le cœur.Je n'étais plus seul au monde.Dans la vie j'avais un but • être utile et faire plaisir à ceux quej'aimais et qui m'aimaient.Une existence nouvelle s'ouvrait devant moi. J'évoquai le souvenirde Yilalis, et je me dis en moi-même : En avanll•3m•4?ESÈ13à


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2C6SANS FAMILLE.C'est qu'entre ces enfants et moi il y avait une différence...terrible.Si ces enfants font des sottises, ils ont derrière eux. quelqu'unpour leur tendre la main quand ils tombent, ou pour les ramasserquand ils sont à terre, tandis que moi, je n'avais personne; si jetombais, je devais aller jusqu'au bas, et une fois là me ramassertout seul, si je n'étais pas cassé.Et j'avais assez d'expérience pour comprendre que je pouvaistrès bien me casser.Malgré ma jeunesse, j'avais été assez éprouvé par le malheurpour être plus circonspect et plus prudent que ne le sont ordinairementles enfants de mon âge ; c'était un avantage que j'avaispayé cher.Aussi, avant de me lancer sur la route qui m'était ouverte, jevoulus aller voir celui qui, en ces dernières années, avait été unpère pour moi; si la tante Catherine ne m'avait pas pris avec lesenfants pour aller lui dire adieu, je pouvais bien, je devais bientout seul aller l'embrasser.Sans avoir jamais été à la prison pour dettes, j'en avais assezenten<strong>du</strong> parler en ces derniers temps pour être certain de la trouver.Je suivrais le chemin de la Madeleine que je connaissais bien, et làje demanderais ma route. Puisque tante Catherine et les enfantsavaient pu voir leur père, on me permettrait de le voir aussi sansdoute. Moi aussi, j'étais ou plutôt j'avais été son enfant, il m'avaitaimé !Je n'osai pas traverser tout Paris avec Capi sur mes talons,Ou'aurais-je répon<strong>du</strong> aux sergents de ville, s'ils m'avaient parlé? Detoutes les peurs qui m'avaient été inspirées par l'expérience, cellede la police était la plus grande; je n'avais pas oublié Toulouse.J'attachai Capi avec une corde, ce qui parut le blesser très viveinentdans son amour-propre de chien instruit et bien élevé; puis,le tenant en laisse, nous nous mîmes tous deux en route pour laprison de Clichy.Il y a des choses tristes en ce monde et dont la vue porte à desréflexions lugubres; je n'en connais pas de plus laide et de plustriste qu'une porte de prison.


tfj EN AVANT. 257Je m'arrêtai un moment avant d'oser entrer dans la prison deClichy, comme si j'avais peur qu'on m'y gardât et que la porte,cette affreuse porte, refermée sur moi, ne se rouvrît plus.Je m'imaginais qu'il était difficile de sortir d'une prison, mais jene savais pas qu'il était difficile aussi d'y entrer. Je l'appris à mes«dépens.Enfin, comme je ne me laissai ni rebuter ni renvoyer, je finis par


i253 SANS FAMILLE. %4kas11 mit sa patte sur sa poitrine.« Enfin, mon garçon, si tu étais sage, tu te placerais ; tu es déjàbon ouvrier, cela vaudrait mieux que de courir les chemins, ce quiest un métier de paresseux.— Je ne suis pas paresseux, vous le savez bien, et vous nem'avez jamais enten<strong>du</strong> me plaindre que j'avais trop d'ouvrage.Chez vous j'aurais travaillé tarit que j'aurais pu, et je serais restétoujours avec vous ; mais je ne veux pas me placer chez les autres.»Je dis sans doute ces derniers mots d'une façon particulière, carle père me regarda un moment sans répondre.« Tu nous as raconté, dit-il enfin, que Vitalis, alors que tu nesavais pas qui il était, t'étonnait bien souvent par la façon dont ilregardait les gens, et par ses airs de monsieur qui semblaient direqu'il était lui-même un monsieur : sais-tu que toi aussi, tu as deces façons-là? Tu ne veux pas servir chez les autres? A ton aise,mon garçon; ce que je t'en disais, c'était seulement.pour ton bien,pas pour autre chose, crois-le. 11 me semble que je devais te parlercomme je l'ai fait. Mais tu es ton maître, puisque tu n'as pas deparents et puisque je ne puis pas te servir de père plus longtemps.•:Un pauvre malheureux comme moi n'a pas le droit d'ordonner. »Tout ce que le père venait de me dire m'avait terriblement-troublé, et d'autant plus que je më l'étais déjà dit moi-même, sinondans les mêmes termes, <strong>du</strong> moins à peu près.Oui, cela était grave de m'en aller tout seul par les grands chemins,je le sentais, je le voyais, et quand on avait, comme moi,pratiqué la vie errante, quand on avait passé des nuits comme celleoù nos chiens avaient été dévorés par les loups, ou bien encorercomme celle des carrières de Gentilly; quand on avait souffert <strong>du</strong>froid et de la faim comme j'en avais souffert; quand on s'était vuchassé de village en village, sans pouvoir gagner un sou, commecela m'était arrivé pendant que Vitalis était en prison, on savaitquels étaient les dangers et quelles étaient les misères de cetteexistence vagabonde, où ce n'est pas seulement le lendemain quin'est jamais assuré, mais où c'est même l'heure présente qui estincertaine et précaire. ;Si je renonçais à cette existence, je n avais qu'une ressource,'-!-''''>%• •*&I«


uEN AYANT. 259,r3S.-JbH'ESr A*et le père lui-même venait de me l'indiquer, — me placer. Mais jene pouvais renoncer à cette vie de liberté et de voyages sans manquerà ma promesse envers Etiennetle, Alexis, Benjamin et Lise,c'est-à-dire sans les abandonner. En réalité, Etiennette, Alexis etBenjamin pouvaient se passer de moi, ils s'écriraient; mais Lise!Lise ne savait pas écrire, la tante Catherine n'écrivait pas non plus:Lise resterait donc per<strong>du</strong>e, si je l'abandonnais. Que penserait-ellede moi? Une seule chose : que je ne l'aimais plus, elle qui m'avaittémoigné tant d'amitié, elle par qui j'avais été si heureux ! Celan'était pas possible.« Vous ne voulez donc pas que je vous donne des nouvelles desenfants? dis-je.— Ils m'ont parlé de cela; mais ce n'est pas à nous que je penseen t'engageant à renoncer à ta vie de musicien des rues; il ne fautjamais penser à soi avant de penser aux autres.— Justement, père; et vous voyez bien que c'est vous qui m'indiquezce que je dois faire. Si je l'énonçais à rengagement que j'aipris, par peur des dangers dont vous parlez, je penserais à moi, jene penserais pas à YOUS, je ne penserais pas à Lise. »Il me regarda encore, mais plus longuement; puis, tout à coup,me prenant les deux mains :« Tiens, garçon, il faut que je t'embrasse pour cette parole-là; tuas <strong>du</strong> cœur, et c'est bien vrai que ce n'est pas l'âge qui le donne.»Nous étions seuls dans le parloir, assis sur un banc à côté l'un del'autre, je me jetai dans ses bras.« Je ne te dirai plus qu'un mot, reprit le père : à la garde de|j Dieu, mon cher garçon I »Et tous deux nous restâmes pendant quelques instants silencieux ;mais le temps avait marché, et le moment de nous séparer était| venu.Tout à coup le père fouilla dans la poche de son gilet et en retiraune grosse <strong>mont</strong>re en argent, qui était retenue dans une boutonnièrepar une petite lanière en cuir.« Il ne sera pas dit que nous nous serons séparés sans que tuemportes un souvenir de moi. Yoici ma <strong>mont</strong>re, je te la donne. Ellen'a pas grande valeur, car tu comprends que, si elle en avait, j'au-- ik


26CSANS FAMILLE.- m *rais été obligé de la vendre. Elle ne marche pas non plus très bien,et elle a besoin de temps en temps d'un bon coup de pouce Maisenfin, c'est tout ce que je possède présentement, et c'est pour celaque je te la donne. »Disant cela, il me la mit dans la main ; puis, comme je voulaisme défendre d'accepter un si beau cadeau, il ajouta tristement :« Tu comprends que je n'ai pas besoin de savoir l'heure ici; letemps n'est que trop long; je mourrais à le compter. Adieu, monpetit Rémi ; embrasse-moi encore un coup ; tu es un brave garçon,souviens-toi qu'il taut l'être toujours. »Et je crois qu'il me prit par la main pour me con<strong>du</strong>ire à la portede sortie; mais ce qui se passa dans ce dernier moment, ce qui sedit entre nous, je n'en ai pas gardé souvenir, j'étais trop troublé,trop ému.Quand je pense à cette séparation, ce que je retrouve dans mamémoire, c'est le sentiment de stupidité et d'anéantissement qui meprit tout entier quand je fus dans la rue.Je crois que je restai longtemps, très longtemps dans la ruedevant la porte de la prison, sans pouvoir me décider à tournermes pas à droite ou à gauche, et j'y serais peut-être demeuré jusqu'àla nuit, si ma main n'avait tout à coup, par hasard, rencontrédans ma poche un objet rond et <strong>du</strong>r.Machinalement et sans trop savoir ce que je faisais, je le palpai :ma <strong>mont</strong>re !Instantanément chagrins, inquiétudes, angoisses, tout fut oublié ;l'enfant que j'étais encore ne pensa plus qu'à sa <strong>mont</strong>re. J'avais une<strong>mont</strong>re, une <strong>mont</strong>re à moi, dans ma poche, à laquelle je pouvaisregarder l'heure! Et je la tirai de ma poche pour voir quelleheure il était : midi. Cela n'avait aucune importance pour moi qu'ilfût midi ou dix heures, ou deux heures, mais je fus très heureuxpourtant qu'il fût midi. Pourquoi? J'aurais été bien embarrassé dele dire ; mais cela était. Ah ! midi, déjà midi. Je savais qu'il étaitmidi, ma <strong>mont</strong>re me l'avait dit; quelle affaire! Et il me semblaqu'une <strong>mont</strong>re, c'était une sorte de confident à qui l'on demandaitconseil et avec qui Ton pouvait s'entretenir«Quelle heure est-il, mon amie la <strong>mont</strong>re? —Midi, mon cher.- - »H- z*--s••vîi•ftl


EN AVANT. 261Rémi. — Àh ! midi, alors je dois faire ceci et cela, n'est-ce pas? —Mais certainement. — Tu as bien fait de me le rappeler, sans toi jel'oubliais. — Je suis là pour que tu n'oublies pas. » Avec Capi etma <strong>mont</strong>re j'avais maintenant à qui parler.Ma <strong>mont</strong>re ! Voilà deux mots agréables à prononcer. J'avais eusi grande envie d'avoir une <strong>mont</strong>re, et je m'étais toujours si bienconvaincu moi-même que je n'en pourrais jamais avoir une! Etcependant voilà que dans ma poche il y en avait une qui faisait tictac. Elle ne marchait pas très bien, disait le père. Cela n'avait pasd'importance. Elle marchait, cela suffisait. Elle avait besoin d'unbon coup de pouce. Je lui en donnerais, et de vigoureux encore,sans les lui épargner, et, si les coups de pouce ne suffisaient pas, jeS3la dé<strong>mont</strong>erais moi-même. Voilà qui serait intéressant; je verraisce qu'il y avait dedans et ce qui la faisait marcher. Elle n'avait qu'à! se bien tenir; je la con<strong>du</strong>irais sévèrement.iJe m'étais si bien laissé emporter par la joie que je ne m'aper-1 ccvais pas que Capi était presque aussi joyeux que moi ; il me tirait1 par la- jambe de mon pantalon et il jappait de temps en temps.* Enfin ses jappements, de plus en plus forts, m'arrachèrent à monXArêve.« Que veux-tu, Capi ? »Il me regarda, et, comme j'étais trop troublé pour le comprendre,* après quelques secondes d'attente il se dressa contre moi et posa Fapatte contre ma poche, celle où était ma <strong>mont</strong>re.Il voulait savoir l'heure «pour la dire à l'honorable société»,^comme au temps où il travaillait avec Vitalîs.1 Je la lui <strong>mont</strong>rai ; il la regarda assez longtemps, comme s'il cherchaità se rappeler, puis, se mettant à frétiller de la queue, il aboya'.Hidouze fois ; il n'avait pas oublié. Àh ! comme nous allions gagnerde l'argent avec notre <strong>mont</strong>re! C'était un tour de plus sur lequelje n'avais pas compté.Comme tout cela se passait dans la rue vis-à-vis de la porte dela prison, il y avait des gens qui nous regardaient curieusementet même qui s'arrêtaient.Si j'avais psé, j'aurais donné une représentation tout de suite,mais la peur des sergents de ville m'en empêcha.'£


~S5262 SANS FAMILLE.-Vr•.ID'ailleurs il était midi, c'était le moment de me mettre en route.— En avant !Je donnai un dernier regard, un dernier adieu à la prison, derrièreles murs de laquelle le pauvre père allait rester enfermé, tandisque moi j'irais librement où je voudrais, et nous partîmes.. L'objet qui m'était le plus utile pour mon métier, c'était une cartede France ; je savais qu'on en vendait sur les quais, et j'avais décidéque j'en achèterais une : je me dirigeai donc vers les quais. %En passant sur la place <strong>du</strong> Carrousel, mes yeux se portèrent i%machinalement sur l'horloge <strong>du</strong> château des Tuileries, et l'idée me §vint de voir si ma <strong>mont</strong>re et le château marchaient ensemble, ainsique cela devait être. Ma <strong>mont</strong>re marquait midi et demi, et l'horloge<strong>du</strong> château une heure. Qui des deux allait trop lentement? J'eusenvie de donner un coup de pouce à ma <strong>mont</strong>re, mais la réflexionme retint : rien ne prouvait que c'était ma <strong>mont</strong>re qui était dansson tort, ma belle et chère <strong>mont</strong>re ; et il se pouvait très bien que cefût l'horloge <strong>du</strong> château qui battît la breloque. Là-dessus je remisma <strong>mont</strong>re dans ma poche en me disant que, pour ce que j'avais àfaire, mon heure était la bonne heure!Il me fallut longtemps pour trouver une carte, <strong>du</strong> moins commej'en voulais une, c'est-à-dire collée sur toile, se pliant et ne coûtantpas plus de vingt sous, ce qui pour moi était une grosse somme ;enfin j'en trouvai une si jaunie que le marchand ne me la fit payerque soixante-quinze centimes.Maintenant je pouvais sortir de Paris, — ce que je me décidaià faire au plus vite.J'avais deux routes à prendre : celle de Fontainebleau par labarrière d'Italie, ou bien celle d'Orléans parMontrouge. En somme,l'une m'était tout aussi indifférente que l'autre, et le hasard fit queje choisis celle de Fontainebleau.Comme je suivais la rue Mouffetard, dont le nom que je venais delire sur une plaque bleue m'avait rappelé tout un monde de souvenirs: Garofoli, Mattia, Riccardo, la marmite avec son couverclefermé au cadenas, le fouet aux lanières de cuir et enfin Vilalis, monpauvre et bon maître, qui était mort pour ne pas m'avoir loué aupadrone de la rue de Lourcine, il me sembla, en arrivant à l'église:.'3SJ3*c-, jïf• i' !


• •EN AVANT. 263'1;L3i>*Saint-Médard, reconnaître dans un enfant appuyé contre le murde l'église le petit Mattia : c'était bien la même grosse tête, lesmêmes yeux mouillés, les mêmes lèvres parlantes, le même air douxet résigné, la même tournure comique; mais, chose étrange, si c'étaitlui, il n'avait pas grandi.Je m'approchai pour le mieux examiner ; il n'y avait pas à endouter, c'étaitlui ; il me reconnut aussi, car son pâle visage s'éclaira\ d'un sourire.i« C'est vous, dit-il, qui êtes venu chez Garofoli avec le vieux àibarbe blanche avant que j'entre à l'hôpital? Ah 1 comme j'avais mal=3à la tête,' ce jour-là !an— Et Garofoli est toujours votre maître? »111 regarda autour de lui avant de répondre ; alors, baissant la'$ voix :.a| « Garofoli est en prison ; on Ta arrêté parce qu'il a fait mourirOrlando pour l'avoir trop battu. »Cela me fit plaisir de savoir Garofoli en prison, et pour la premièrefois j'eus la pensée que les prisons, qui m'inspiraient tantd'horreur, pouvaient être utiles.« Et les enfants? dis-je.— Àhl je ne sais pas, je n'étais pas là quand Garofoli a étéIlUarrêté. Quand je suis sorti de l'hôpital, Garofoli, voyant que je n'étaispas bon à battre sans que ça me rende malade, a voulu sedébarrasser de moi, et il m'a loué pour deux ans, payés d'avance,au cirque Gassot. Vous connaissez le cirque Gassot? Non. Eh bien !ce n'est pas un grand, grand cirque, mais c'est pourtant un cirque.Ils avaient besoin d'un enfant pour la dislocation, et Garofoli meloua au père Gassot. Je suis resté avec lui jusqu'à lundi dernier,et puis on m'a renvoyé parce que j'ai la tête trop grosse maintenantpour entrer dans la boite, et aussi trop sensible. Alors je suis venude Gisors où estle cirque pour rejoindre Garofoli, mais je n'ai trouvépersonne, la maison était fermée, et un voisin m'a raconté ce queje viens de vous dire : Garofoli est en prison. Alors je suis venu là,ne sachant où aller, et ne sachant que faire.— Pourquoi n'êles-vous pas retourné à Gisors?— Parce que le jour où je partais de Gisors pour venir à Paris à"i•H -i'i' i•' ii 1.1 •Ksi


Vf3264 SANS FAMILLE,-4pied, le cirque parlait pour Rouen ; et comment voulez-vous que 1: 3j'aille à Rouen? C'est trop loin, et je n'ai pas d'argent ; je n'ai pasmangé depuis hier midi. »Je n'étais pas riche, mais je l'étais assez pour ne pas laisser ce |«pauvre enfant mourir de faim ; comme j'aurais héni celui qui m'auraitten<strong>du</strong> un morceau de pain quand j'errais aux environs de Toulouse,affamé comme Maltia l'était en ce moment !•a-« Restez là, » lui dis-je.Et je courus chez un houlanger dont la boutique faisait le coinde la rue ; bientôt je revins avec une miche de pain que je lui offris ;il se jeta dessus et la dévora.« Et maintenant, lui dis-je, que voulez-vous faire?— Je ne sais pas..— Il faut faire quelque chose.— J'allais tâcher de vendre mon violon quand vous m'avez parlé,et je l'aurais déjà ven<strong>du</strong>, si cela ne me faisait pas chagrin dem'en séparer. Mon violon, c'est nia joie et ma consolation; quandje suis trop triste, je cherche un endroit où je serai seul, et je joue• Vpour moi; alors je vois toutes sortes de belles choses dans le ciel;c'est bien plus beau que dans les rêves, ça se suit.— Alors pourquoi ne jouez-vous pas <strong>du</strong> violon dans lesrues?— J'en ai joué, personne ne m'a donné. »SJe savais ce que c'était que de jouer sans que personne mît lamain à la poche.« Et vous? demanda Mattia, que faites-vous maintenant? »Je ne sais quel sentiment de vantardise enfantine m'inspira :« Mais je suis chef de troupe, » dis-je.En réalité cela était vrai, puisque j'avais une troupe composée deCapi, mais cette vérité frisait de près la fausseté.« Oh! si YOUS vouliez? dit Mattia.— Quoi ?— M'enrôler dans votre troupe. »Alors la sincérité me revint.« Mais voilà toute ma troupe, dis-je en <strong>mont</strong>rant Capi.— Eh bien! qu'importe, nous serons deux. Ah! je vous en prie,; iH


EN AVANT. 265ne m'abandonnez pas; que voulez-vous que je devienne? il ne mereste qu'à mourir de faim. »Mourir de faim ! Tous ceux qui entendent ce cri ne le comprennentpas de la même manière et ne le perçoivent pas à la mêmeplace. Moi, ce fut au cœur qu'il me résonna; je savais ce que c'étaitque de mourir de faim.«Je sais travailler, continua Mattia; d'abord je sais jouer <strong>du</strong>violon, et puis je me disloque, je danse à la corde, je passe dans lescerceaux, je chante; vous verrez, je ferai ce que vous voudrez, jeserai votre domestique, je vous obéirai, je ne vous demande pasd'argent, la nourriture seulement. Si je fais mal, vous me battrez, çasera convenu ; tout ce que je vous demande, c'est que vous ne mebattiez pas sur la tête, ça aussi sera convenu, parce que j'ai latête trop sensible depuis que Garofoli m'a tant frappé dessus. »En entendant le pauvre Mattia parler ainsi, j'avais envie de pleurer.Comment lui dire que je ne pouvais pas le prendre dans matroupe? Mourir de faim! Mais avec moi n'avait-il pas autant dechances de mourir de faim que tout seul?Ce fut ce que je lui expliquai; mais il ne voulut pas m'entendre.« Non, dit-il, à deux on ne meurt pas de faim, on se soutient, ons'aide, celui qui a donne à celui qui n'a pas, comme vous venez dole faire tout à l'heure. »Ce mot tranchâmes hésitations; puisque j'avais, je devais l'aider.« Alors, c'est enten<strong>du</strong>! » lui dis-je.Instantanément il me prit la main et me la baisa, et cela me remuale cœur si doucement, que des larmes me <strong>mont</strong>èrent aux yeux.« Venez avec moi, lui dis-je, mais pas comme domestique, commecamarade. »Et re<strong>mont</strong>ant la bretelle de ma harpe sur mon épaule :« En avant ! » lui dis-je.Au bout d'un quart d'heure, nous sortions de Paris.Les haies <strong>du</strong> mois de mars avaient séché la route, et sur la terre<strong>du</strong>rcie on marchait facilement.L'air était doux, le soleil d'avril brillait dans un ciel bleu sansnuages.Quelle différence avec la journée de neige où j'étais entré dans ce34


266 SANS FAMILLE. 1mParis, après lequel j'avais si longtemps aspiré comme après la terrepromise !Le long des fossés de la route, l'herbe commençait à pousser, et çaet là elle était émaillée de fleurs de pâquerettes et de fraisiers quitournaient leurs corolles <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> soleil.Quand nous longions des jardins, nous voyions les thyrses deslilas rougir au milieu de la ver<strong>du</strong>re tendre <strong>du</strong> feuillage, et, si unebrise agitait l'air calme, il nous tombait sur la tête, de dessus lechaperon des vieux murs, des pétales de ravenelles jaunes.Dans les jardins, dans les buissons de la route, dans les grandsarbres, partout, on entendait des oiseaux qui chantaient joyeusement,et devant nous des hirondelles rasaient la terre, à la poursuitede moucherons invisibles.Notre voyage commençait bien, et c'était avec confiance que j'allongeaisle pas sur la route sonore. Capi, délivré de sa laisse, couraitautour de nous, aboyant après les voitures, aboyant après lestas de cailloux, aboyant partout et pour rien, si ce n'est pour leplaisir d'aboyer, ce qui, pour les chiens, doit être analogue auplaisir de chanter pour les hommes.Près de moi, Mattia marchait sans rien dire, réfléchissant sansdoute, et moi je ne disais rien non plus pour ne pas le déranger etaussi parce que j'avais moi-même à réfléchir.Où allions-nous ainsi de ce pas délibéré?A vrai dire, je ne le savais pas trop, et même je ne le savais pas<strong>du</strong> tout.Devant nous.Mais après?3'avais promis à Lise de voir ses frères et Etiennette avant elle;mais je n'avais pas pris d'engagement à propos de celui que jedevais voir le premier : Benjamin, Alexis ou Etiennette? Je pouvaiscommencer par l'un ou par l'autre, à mon choix, c'est-à-dire parles Cévennes, la Charente ou la Picardie.De ce que j'étais sorti par le sud de Paris, il résultait nécessairementque ce ne serait pas Benjamin qui aurait ma première visite;mais il me restait le choix entre Alexis et Etiennette.J'avais eu une raison qui m'avait décidé à me diriger tout d ! abord•1:~, r-• "cï- .,-ÏH'•-4.•'Mi"•ï-3.-:yM~±•§.V,


V-EN AVANT. 267vers le sud et non vers le nord : c'était le désir de voir mère Barberin.Si depuis longtemps je n'ai pas parlé d'elle, il ne faut pas enconclure que je l'avais oubliée, comme un ingrat.De même il ne faut pas conclure non plus que j'étais un ingrat,de ce que je ne lui avais pas écrit depuis que j'étais séparé d'elle.Combien de fois j'avais eu cette pensée de lui écrire pour luidire : « Je pense à toi et je t'aime toujours de tout mon cœur ; »mais d'une part elle ne savait pas lire, et de l'autre la peur de Barberin,et une peur horrible, m'avait retenu. Si Barberin me retrouvaitau moyen de ma lettre, s'il me reprenait? si de nouveau il me3vendait à un autre Vitalis, qui ne serait pas Vitalis? Sans doute ilavait le droit de faire tout cela. Et à cette pensée j'aimais mieuxm'exposer à être accusé d'ingratitude par mère Barberin, plutôtque de courir la chance de retomber sous l'autorité de.Bar--S§ berin , soit qu'il usât de cette autorité pour me vendre, soitiqu'il voulut me faire travailler sous ses ordres. J'aurais mieuxsaimé mourir, — mourir de faim, — plutôt que d'affronter unpareil danger.Mais, si je n'avais pas osé écrire à mère Barberin, il me semblaitqu'étant libre d'aller où. je voulais, je pouvais tenter de la voir. Et33même, depuis que j'avais engagé Mattia « dans ma troupe », je medisais que cela pouvait être assez facile. J'envoyais Mattia en avant,:^3tandis que je restais prudemment en arrière; il entrait chez mèreBarberin et la faisait causer sous un prétexte quelconque ; si elleétait seule, il lui racontait la vérité, venait m'avertir, et je rentraisdans la maison où s'était passée mon enfance pour me jeter dans les-StSbras de ma mère nourrice ; si au contraire Barberin était au paysj' .--3VilMattia demandait à mère Barberin de se rendre à un endroit désigné,et là, je l'embrassais.MHC'était ce plan que je bâtissais tout en marchant, et cela me rendaitsilencieux, car ce n'était pas trop de toute mon attention, deMtoute mon application pour examiner une question d'une telle importance.En effet, je n'avais pas seulement à voir si je pouvais aller embrassermère Baiberin, mais j'avais encore à chercher si, sur notre


268 SANS FAMILLE. " fJ 3route, nous trouverions des villes ou des villages dans lesquels nousaurions chance de faire des recettes.Pour cela le mieux était de consulter ma carte.Justement, nous étions en ce moment en pleine campagne, et nouspouvions très bien faire une balle sur un tas de cailloux, sanscraindre d'être dérangés.« Si vous voulez, dis-je à Mattia, nous allons nous reposer unpeu.— Youlez-vous que nous parlions?— Vous avez quelque chose à me dire?— Je voudrais YOUS prier de me dire lu.— Je veux bien, nous nous dirons tu.— Yous oui, mais moi non.— Toi comme moi, je te l'ordonne, et si tu ne m'obéis pas, jetape.— Bon, tape, mais pas sur la tête. »Et il se mit à rire d'un bon rire franc et doux en <strong>mont</strong>rant toutesses dents, dont la blancheur éclatait au milieu de son visage hâlé.Nous nous étions assis, et dans mon sac j'avais pris ma carte,que j'élalai sur l'herbe. Je fus assez longtemps à m'orienter ; mais,me souvenant de la façon dont s'y prenait Yitalis, je finis par tracermon itinéraire : Corbeil, Fontainebleau, Montargis, Gien, Bourges,Saint-Àmand, Montluçon. 11 était donc possible d'aller à Chavanon,et si nous avions un peu de chance, il était possible aussi de ne pasmourir de faim en route.« Qu'est-ce que c'est que cette chose-là? » demanda Mattia en<strong>mont</strong>rant ma carte.• Je lui expliquai ce que c'était qu'une carte et à quoi elle servait,en employant à peu près les mêmes termes que Yitalis, lorsqu'ilm'avait donné ma première leçon de géographie.Il m'écouta avec attention, les yeux suivies miens.« Mais alors, dit-il, il faut savoir lire?— Sans doute; tu ne sais donc pas lire?— Non.— Yeux-tu apprendre?— Oh ! oui, je voudrais bien..-a


EN AVANT. 209— Eh bien, je t'apprendrai.-— Est-ce que sur la carte on peut trouver la roule de Gisors àParis ?— Certainement, cela est très-facile. »Et je la lui <strong>mont</strong>rai.Mais tout d'abord il ne voulut pas croire ce que je lui disais,quand d'un mouvement <strong>du</strong> doigt je vins de Gisors à Paris.« J'ai fait la route à pied, dit-il, il y a bien plus loin que cela. »Alors je lui expliquai de mon mieux, ce qui ne veut pas diretrès clairement, comment on marque les dislances sur les cartes ;il m'écoula, mais il ne parut pas convaincu de la sûreté de mascience.Comme j'avais débouclé mon sac, l'idée me vint de passer l'inspectionde ce qu'il contenait, étant bien aise d'ailleurs de <strong>mont</strong>rermes richesses à Mattia, et j'étalai tout sur l'herbe.J'avais trois chemises en toile, trois paires de bas, cinq mouchoirs,le tout en très bon état, et une paire de souliers un peuusés.Maltia fut ébloui.« Et toi, qu'as-tu? lui demandai-je.— J'ai mon violon, et ce que je porte sur moi.— Eh bien! lui dis-je, nous partagerons comme cela se doit,puisque nous sommes camarades : tu auras deux chemises, deuxpaires de bas et trois mouchoirs; seulement, comme il est juste quenous partagions tout, tu porteras mon sac pendant une heure etmoi pendant une autre. »Mattia voulut refuser pour la première partie de mon offre; maïsj'avais déjà pris l'habitude <strong>du</strong> commandement, qui, je dois le dire,me paraissait très agréable, et je lui défendis de répliquer.J'avais étalé sur mes chemises la ménagère d'Etiennetle, et aussiune petite boîte dans laquelle était placée la rose de Lise ; il voulutouvrir cette boîte, mais je ne le lui permis pas, je la remis dans monsac sans même l'ouvrir.« Si tu veux me faire un plaisir, lui dis-je, tu ne toucherasjamais à cette boîte, c'est un cadeau.— Bien, dit-il, je te promets de n'y toucher jamais »


270 SANS FAMILLE.Depuis que j'avais repris ma peau de mouton et ma harpe, il yavait une cliose qui me gênait beaucoup, — c'était mon pantalon.Il me semblait qu'un artiste ne devait pas porter un pantalon long;pour paraître en public, il fallait des culottes courtes avec des bassur lesquels s'entre-croisaientdés rubans de couleur. Des pantalons,c'était bon pour un jardinier, mais maintenant j'étais un artiste!...Lorsqu'on a une idée et qu'on est maître de sa volonté, on netarde pas à la réaliser. J'ouvris laménagère d'Etiennette et je prisses ciseaux.ce Pendant que je vais arranger mon pantalon, dis-je à Mattia^ tudevrais bien me <strong>mont</strong>rer comment tu joues <strong>du</strong> violon.— Oh! je veux bien. »Et prenant son violon il se mit à jouer.Pendant ce temps, j'enfonçai bravement la pointe de mes ciseauxdans mon pantalon un peu au-dessous <strong>du</strong> genou et je me mis à couperle drap.C'était cependant un beau pantalon en drap gris comme mongilet et ma veste, et que j'avais été bien joyeux de recevoir quandle père me l'avait donné; mais je ne croyais pas l'abîmer en le taillantainsi, bien au contraire.Tout d'abord, j'avais écouté Mattia en coupant mon pantalon,mais bientôt je cessai de faire fonctionner mes ciseaux et je fus toutoreilles ; Mattia jouait presque aussi bien que Yitalis.« Et qui donc t'a appris le violon? lui dis-je en l'applaudissant.— Personne, un peu tout le monde, et surtout moi seul en travaillant.— Et qui t'a enseigné la musique?— Je ne la sais pas; je joue ce que j'ai enten<strong>du</strong> jouer.— Je te l'enseignerai, moi.— Tu sais donc tout?— 11 faut bien, puisque je suis chef de troupe. »On n'est pas artiste sans avoir un peu d'amour-propre; je voulus<strong>mont</strong>rer à Mattia que, moi aussi, j'étais musicien.Je pris ma harpe et tout de suite, pour frapper un grand coup,je lui chantai ma fameuse chanson :amV3''ê'M-5%"1:3- a1I,31tiFenesta vascia e patrona crudele.-.*


K -tVEN AVANT. 271Et alors, comme cela se devait entre artistes, Maltia me paya lescompliments que je venais de lui adresser par ses applaudissements;il avait un grand talent, j'avais un grand talent, nousétions dignes F un de l'autre.Mais nous ne pouvions pas rester ainsi à nous féliciter l'un l'autre;il fallait, après avoir fait de la musique pour nous, pour notreplaisir, en faire pour notre souper et pour notre coucher.Je bouclai mon sac, et Maltia à son tour le mit sur ses épaules.En avant sur la route poudreuse; maintenant il fallait s'arrêterau premier village qui se trouverait sur notre route et donner unereprésentation : « Débuts de la troupe Rémi. »« Apprends-moi ta chanson, dit Mattia, nous la chanterons ensemble,et je pense que je pourrai bientôt t'accompagner sur monviolon : cela sera très joli. »Certainement cela serait très joli, et il faudrait véritablementque « l'honorable société » eût un cœur de pierre pour ne pas nouscombler de gros sous.Ce malheur nous fut épargné. Comme nous arrivions à un villagequi se trouve après Villejuif, nous préparant à chercher uneplace convenable pour notre représentation, nous passâmes devantla grande porte d'une ferme, dont la cour était pleine de gens endimanchés,qui portaient tous des bouquets noués avec des flots derubans et attachés, pour les hommes, à la boutonnière de leurhabit, pour les femmes, à leur corsage;' il ne fallait pas être bienhabile pour deviner que c'était une noce.L'idée me vint que ces gens seraient peut-être satisfaits d'avoirdes musiciens pour les faire danser, et aussitôt j'entrai dans la coursuivi de Mattia et de Capi; puis, mon feutre à la main, et avec ungrand salut (le salut noble de Vitalis), je fis ma proposition à lapremière personne que je trouvai sur mon passage.C'était un gros garçon dont la figure rouge comme brique étaitencadrée dans un grand col raide qui lui sciait les oreilles ; il avaitl'air bon enfant et placide.Il ne me répondit pas, mais, se tournant tout d'une pièce versles gens de la noce, car sa redingote en beau drap luisant le gênaitévidemment aux entournures, il fourra deux de ses doigts dans sat.'Miluii.li1!iitîi•>


272 SANS FAMILLE.bouche et tira de cet instrument un si formidable coup de sifflet,que Capi en fui effrayé.« Ohé! les autres, cria-t-il, quoi que vous pensez d'une petite airth musique? v'ià des artistes qui nous arrivent.— Oui, oui, 3a musique! la musique! crièrent des voixd'hommes et de femmes.— En place pour le quadrille! »Et, en quelques minutes, les groupes de danseurs se formèrentau milieu de la cour : ce qui fit fuir les volailles épouvantées.« Às-tu joué des quadrilles? demandai-je à Mattia en italien et àvoix basse, car j'étais assez inquiet.— Oui. »Et il m'en indiqua un sur son violon ; le hasard permit que je leconnusse. Nous étions sauves.On avait sorti une charrette de dessous un hangar; on la posasur ses chambrières, et on nous fit <strong>mont</strong>er dedans.Bien que nous n'eussions jamais joué ensemble, Mattia et moi,nous ne nous tirâmes pas trop mal de notre quadrille. 11 est vraique nous jouions pour des oreilles qui n'étaient heureusement nidélicates, ni difficiles.« Un de vous sait-il jouer <strong>du</strong> cornet h piston? nous demanda legros rougeaud.— Oui, moi, dit Mattia, mais je n'en ai pas.— Je vas aller vous en chercher un, parce que le violon, c'estjoli, mais c'est fadasse.— Tu joues donc aussi <strong>du</strong> cornet à piston? demandai-je hMaltia en parlant toujours italien.— Et de la trompette à coulisse et de la flûte, et de tout ce quise joue. »Décidément il était précieux, Mattia.Bientôt le cornet à piston fut apporté, et nous recommençâmesà jouer des quadrilles, des polkas, des valses, surtout des quadrilles.Nous jouâmes ainsi jusqu'à la nuit sans que les danseurs nouslaissassent respirer. Cela n'était pas bien grave pour moi, maiscela Vêtait beaucoup plus pour Mattia, chargé de la partie pénible,


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ïi'nE N A V A N T . • 273et fatigué d'ailleurs par son voyage et par les privations. Je le voyaisde temps en temps pâlir comme s'il allait se trouver mal; cependantil jouait toujours, soufflant tant qu'il pouvait dans son embouchure.Heureusement je ne fus pas seul à m'apercevoir de sapâleur, la mariée la remarqua ausit.« Assez, dit-elle, le petit n'en peut plus; maintenant la main àla bourse pour les musiciens.— Si vous vouliez, dis-je en sautant à bas de la voiture, je feraisfaire la quête par notre caissier. »Et je jetai mon chapeau à Capi, qui le prit dans sa gueule.On applaudit beaucoup la grâce avec laquelle il savait saluerlorsqu'on lui avait donné; mais, ce qui valait mieux pour nous, onlui donna beaucoup. Gomme je le suivais, je voyais les pièces blanchestomber dans le chapeau; le marié mit la dernière, et ce fut unepièce de cinq francs.Quelle fortune! Ce ne fut pas tout. On nous invita à manger à lacuisine, et on nous donna à coucher dans une grange. Le lendemain,quand nous quittâmes cette maison hospitalière, nous avions uncapital de vingt-huit francs.« C'est à toi que nous les devons, mon petit Mattia, dis-je à moncamarade, tout seul'je n'aurais pas forme un orchestre. »Et alors le souvenir d'une parole qui m'avait été dite par lepère Acquin, quand j'avais commencé à donner des leçons à Lise, merevint à la mémoire, me prouvant qu'on est toujours récompenséde ce qu'on fait de bien.« J'aurais pu faire une plus grande bêtise que de te prendre 1 dansma troupe. »Avec vingt-huit francs dans notre poche, nous étions des grandsseigneurs, et, lorsque nous arrivâmes à Corheil, je pus. sans tropd'imprudence, me livrer à quelques acquisitions que je jugeais indispensables: d'abord un cornet à piston qui me coûta trois francschez un marchand de ferraille; pour cette somme, il n'était ni neufni beau,mais enfin,récuré et soigné, il ferait notre affaire; puis ensuitedes rubans rouges pour nos bas, et enfin un vieux sac de soldatpour Mattia, car il était moins fatigant d'avoir toujours sur lesépaules un sac léger que d'en avoir de temps en temps un-lourd;35fi.* ~î:•î'•\ •]iV ;t! .•V• -t1 Iili II Ta


21kSANS FAMILLE.nous nous partagerions également ce que nous portions avec nous,et nous serions plus alertes.Quand nous quittâmes Corbeil, nous étions vraiment en bonétat; nous avions, toutes nos acquisitions payées, trente francs dansnotre bourse, car nos représentations avaient été fructueuses; notrerépertoire était réglé de telle sorte que nous pouvions rester plusieursjours dans le même pays sans trop nous répéter; enfin nousnous entendions si bien, Mattia et moi, que nous étions déjà ensemblecomme deux frères.« Tu sais, disait-il quelquefois en riant, un chef de troupecomme toi qui ne cogne pas, c'est trop beau.— Alors, tu es content?— Si je suis content! c'est-à-dire que voilà le premier tempsde ma vie, depuis que j'ai quitté le pays, que je ne regrette pasl'hôpital. »Cette situation prospère m'inspira des idées ambitieuses.Après avoir quitté Corbeil, nous nous étions dirigés sur Montargis,en route pour aller chez mère Barberin.Aller chez mère Barberin pour l'embrasser, c'était m'acquitter dema dette de reconnaissance envers elle; mais c'était m'en acquitterbien petitement et à trop bon marché.Si je lui portais quelque chose?Maintenant que j'étais riche, je lui devais un cadeau.Quel cadeau lui faire?Je ne cherchai pas longtemps. Il y en avait un qui plus que toutla rendrait heureuse, non seulement dans l'heure présente, mais pourtoute sa vieillesse, — une vache, qui remplaçât la pauvre Roussette.Quelle joie pour mère Barberin, si je pouvais lui donner unevache, et aussi quelle joie pour moi!Avant d'arriver à Ohavanon j'achetais une vache, et Mattia, la con<strong>du</strong>isantpar la longe, la faisait entrer dans la cour de mère Barberin.Bien enten<strong>du</strong>, Barberin n'était pas là. « M mc Barberin, disaitMattia, voici une vache que je vous amène. — Une vache ! vousvous trompez, mon garçon (et elle soupirait). — Non, madame,vous êtes bien M me Barberin, de Chavanon? Eh bien! c'est chezM n,e Barberin.que le prince (comme dans les contes de fées) m'a dit


II-Après avoir épuisé toutes ses plaisanteries, déployé suffisammentson esprit, il voulut bien me répondre sérieusement et même entreren discussion avec moi.« Il avait justement mon affaire, une vache douce, donnantbeaui.1f-EN AVANT. 275.H-1-Snde con<strong>du</strong>ire cette vache qu'il vous offre. — Quel prince? » Alorsje paraissais, je me jetais dans les bras de mère Barberin, et, aprèsnous être bien embrassés, nous faisions des crêpes et des beignets,qui étaient mangés par nous trois et non par Barberin, comme ence jour de mardi gras où il était revenu pour renverser notre poêleet mettre notre beurre dans sa soupe à l'oignon.Quel beau rêve! Seulement, pour le réaliser, il fallait pouvoiracheter une vache. Combien cela coûlait-il, une vache? Je n'enIavais aucune idée; cher, sans doute, très cher, mais encore?| Ce que je voulais, ce n'était pas une trop grande, une trop grosse| vache. D'abord, parce que plus les vaches sont grosses, plus leurprix est élevé; puis, parce que, plus les vaches sont grandes, plus illeur faut de nourriture, et je ne voulais pas que mon cadeau devîntune cause d'embarras pour mère Barberin.L'essentiel pour le moment, c'était donc de connaître le prix desvaches, ou plutôt d'une vache telle que j'en voulais une.Heureusement, cela n'était pas difficile pour moi, et, dans notrevie sur les grands chemins, dans nos soirées à l'auberge, nous noustrouvions en relations avec des con<strong>du</strong>cteurs et des marchands debestiaux : il était donc bien simple de leur demander le prix desvaches. Mais la première fois que j'adressai ma question à un bouvier,dont l'air brave homme m'avait tout d'abord attiré, on merépondit en me riant au nez. Le bouvier se renversa ensuite sur sachaise en donnant de temps en temps de formidables coups de poingàsur la table; puis il appela Taubefgiste.Ê« Savez-vous ce que me demande ce petit musicien? Combien% coûte une vache, pas trop grande, pas trop grosse, enfin une bonnevache. Faut-il qu'elle soit savante? »Et les rires recommencèrent; mais je ne me laissai pas dé<strong>mont</strong>er.« Il faut qu'elle donne <strong>du</strong> bon lait et qu'elle ne mange pas trop.— Faut-il qu'elle se laisse con<strong>du</strong>ire à la corde sur les grandschemins, comme votre chien? »


11276 SANS F AMI LUS.[ ii !i •11ï i: •; icoup de lait, un lait qui était une crème,'et ne 'mangeant presquepas ; si je voulais lui allonger quinze pistoles sur la table, autrementdit cinquante écus, la vache était à moi. »Autant j'avais eu de mal à le faire parler tout d'abord, autantj'eus de mal à le faire taire quand il fut en train.Enfin nous pûmes aller nous coucher, et je rêvai à ce que cetteconversation venait de ni'apprendre.Quinze pistoles ou' cinquante écus, cela faisait cent cinquantefrancs, et j'étais loin d'avoir une si grosse somme.Etait-il impossible de la gagner? Il me sembla que non. et que, sila chance de nos premiers jours nous accompagnait, je pourrais,sou à sou, réunir ces cent cinquante francs. Seulement il faudrait<strong>du</strong> temps. Alors une nouvelle idée germa dans mon cerveau : si :au lieu d'aller tout de suite à Chavanon, nous allions d'abord àYarses, cela nous donnerait ce temps qui nous manquerait en suivantla route directe.Il fallait donc aller à Yarses tout d'abord et ne voir mère Barberinqu'au retour; assurément alors j'aurais mes cent cinquantefrancs et nous pourrions jouer ma féerie : la Vache <strong>du</strong> prince.Le matin, je fis part de mon idée à Mattia, qui ne manifestaaucune opposition.« Allons à Yarses, dit-il; les mines, c'est peut-être curieux, jeserai bien aise d'en voir une. »M


I-TI'\:t!t*-*î^ ^ .".Tv.. ^zÊ*cCHAPITRE XXIIIUNE VILLENOIRELa route est longue cle Montargis à Yarses, qui se trouve aumilieu des Côvenncs, sur le versant de la <strong>mont</strong>agne incliné vers laMéditerranée: cinq ou six cents kilomètres en. ligne droite; plus demille pour nous à cause des détours qui nous étaient imposés parnotre genre de vie. Il fallait Lien chercher des villes et des grossesbourgades pour donner des représentations fructueuses.Nous mîmes près de trois mois à faire ces mille kilomètres, mais,quand nous aiTivâmes aux environs de Yarses, j'eus la joie, comptantmon argent, de constater que nous avions bien employé notretemps : dans ma bourse en cuir, j'avais cent vingt-huit francs d'économies; il ne me manquait plus que vingt-deux francs pour acheterla vache de mère Barberin.Mattia était presque aussi content que moi, et il n'était pas médiocrementfier d'avoir contribué pour sa part à gagner une pareille


278 SANS FAMILLE.somme. 11 est vrai que cette part était considérable et que sans lui,surtout sans son cornet à piston, nous n'aurions jamais amassécent vingt-huit francs, Capi et moi.De Yarses à Chavanon nous gagnerions bien certainement ]esvingt-deux francs qui nous manquaient.Yarses, où nous arrivions, était, il y a une centaine d'années, unpauvre village per<strong>du</strong> dans les <strong>mont</strong>agnes et connu seulement parcela qu'il avait souvent servi de refuge aux Enfants de Dieu^ commandéspar Jean Cavalier. Sa situation au milieu des <strong>mont</strong>agnes enavait fait un point important dans la guerre des Camîsards; maiscette situation même avait par contre fait sa pauvreté. Yers 1750,un vieux gentilhomme, qui avait la passion des fouilles, découvrità Yarses des mines de charbon de terre, et, depuis ce temps, Yarsesest devenu un des bassins houillers qui, avec Alais, Saint-Gervais,Bessèges, approvisionnent le Midi et tendent à disputer le marché dela Méditerranée aux charbons anglais. Lorsqu'il avait commencéses recherches, tout le monde s'était moqué de lui, et lorsqu'il étaitparvenu à une profondeur de 150 mètres sans avoir rien trouvé, onavait fait des démarches actives pour qu'il fût enfermé comme fou,sa fortune devant s'engloutir dans ces fouilles insensées. Yarsesrenfermait dans son territoire des mines de fer; on n'y trouvait pas,on n'y trouverait jamais <strong>du</strong> charbon de terre. Sans répondre, et' pour se soustraire aux criaillerics, le vieux gentilhomme s'étaitétabli dans son puits et n'en était plus sorti ; il y mangeait, il ycouchait, et il n'avait à subir ainsi que les doutes des ouvriersqu'il employait avec lui. À chaque coup de pioche ceux-ci haussaientles épaules, mais, excités par la foi de leur maître, ils donnaientun nouveau coup de pioche, et le puits descendait. A 200 mètres,on trouva une couche de houille : le vieux gentilhomme nefut plus un fou, ce fut un homme de génie; <strong>du</strong> jour au lendemain,la métamorphose fut complète.Aujourd'hui, Yarses est une ville de 12 000 habitants qui adevant elle un grand avenir in<strong>du</strong>striel et qui pour le moment est,avec Alais et Bessèges, l'espérance <strong>du</strong> Midi.Ce qui fait et ce qui fera la fortune de Varses est ce qui se trouvesous la terre 3 et non ce qui est au-dessus. A la surface, en effet,1 iï- ï>


il'Sri.IUNE VILLE NOIRE. 279:'il-I 1I!:••'l'aspect est triste et désolé : des causses, des garrigues, c'est-à-dire5dla stérilité; pas d'arbres, si ce n'est çà et là des châtaigniers, des1 mûriers et quelques oliviers chétifs; pas de terre végétale, maisIpartout des pierres grises ou blanches; là seulement où la terre,| ayant un peu de profondeur, se laisse pénétrer par l'humidité, surgitIune végétation active qui tranche agréablement avec la désolation| des <strong>mont</strong>agnes.- De cette dénudation résultent de terribles inondations, car, lorsqu'ilpleut, l'eau court sur les pentes dépouillées comme elle courraitsur une rue pavée, et les ruisseaux, ordinairement à sec, roulentalors des torrents qui gonflent instantanément les rivières des vallonset les font déborder; en quelques minutes on voit le niveau del'eau <strong>mont</strong>er dans le lit des rivières de trois, quatre, cinq mètres etmême plus.Varses est bâtie à cheval sur une de ces rivières nommée laDivonne, qui reçoit elle-même dans l'intérieur de la ville deux| petits torrents : le ravin de la Truyère et celui de Saint-Àndéol.aài- /i--?3'AMîi^"ï? 1-f.^.ix•#MCe n'est point une belle ville, ni propre, ni régulière. Les wagonschargés de minerai de fer ou de houille qui circulent <strong>du</strong> matin ausoir sur des rails au milieu des rues sèment continuellement unepoussière rouge et noire qui, par les jours de pluie, forme une boueliquide et profonde comme la fange d'un marais; par les jours do|j soleil et de vent, ce sont au contraire des tourbillons aveuglants quiroulent dans la rue et s'élèvent au-dessus de la ville. Du haut enbas, les maisons sont noires, noires par la boue et la poussière, quide la rue <strong>mont</strong>e jusqu'à leurs toits; noires par la fumée des fourset des fourneaux, qui de leurs toits descend jusqu'à la rue ; tout estnoir, le sol, le ciel et jusqu'aux eaux que roule la Divonne. Etcependant les gens qui circulent dans les rues sont encore plusnoirs que ce qui les entoure : les chevaux noirs, les voitures noires,les feuilles des arbres noires; c'est à croire qu'un nuage de suies'est abattu pendant une journée sur la ville ou qu'une inondationde bitume Ta recouverte jusqu'au sommet des toits. Les rues n'ontpoint été faites pour les voitures ni pour les passants, mais pour leschemins de fer et les wagons des mines : partout sur le sol des railset des plaques tournantes ; au-dessus de la tête des ponts volants,J• 1•li


tÎ-230 SANS FAMILLE. %1.I ••i;• \i-des courroies, des arbres de transmission qui tournent avec désronflements assourdissants. Les vastes bâtiments près desquels onpasse tremblent jusque dans leurs fondations, et, si l'on regardefpar les portes ou les fenêtres, on voit des masses de fonte en fusion |qui circulent comme d'immenses bolides, des marteaux-pilons quilancent autour d'eux des pluies d'étincelles, et partout, toujours,3des pistons de machines à vapeur qui s'élèvent et s'abaissent régu- %librement. Pas de monuments, pas de jardins, pas de statues sur les %places ; tout se ressemble et a été bâti sur le même modèle, le cube : §1les églises, le tribunal, les écoles, des cubes percés de plus ou moinside fenêtres, selon les besoins. |Quand nous arrivâmes aux environs de Varses, il était deux ou |trois heures de l'après-midi, et un soleil radieux brillait dans un %ciel pur; mais, à mesure que nous avancions, le jour s'obscurcit;I• entre le ciel et la terre s'était interposé un épais nuage de fumée qui ,|se traînait lourdement en se déchirant aux hautes cheminées. Depuisplus d'une heure, nous entendions de puissants ronflements, unmugissement semblable à celui de la mer avec des coups sourds; —. les ronflements ôtaientpro<strong>du</strong>ilspar les ventilateurs, les coups sourdspar les martinets et les pilons.Je savais que l'oncle d'Alexis était ouvrier mineur à Varses, qu'iltravaillait à la mine de la Truyère, mais c'était tout. Demeurait-ilà Varses même ou aux environs ? Je l'ignorais.En entrant dans Varses; je demandai où se trouvait la mine dela Truyère, et l'on m'envoya sur la rive gauche de la Divonne, dansun petit vallon traversé par le ravin qui a donné son nom à lamine.Si l'aspect de la ville est peu sé<strong>du</strong>isant, l'aspect de ce vallon esttout à fait lugubre : un cirque de collines dénudées, sans arbres,sans herbes, avec de longues traînées de pierres grises que coupentseulement çà et là quelques rayons de terre rouge; à rentrée de cevallon, les bâtiments servant à l'exploitation de la mine, des hangars,des écuries, des magasins, des bureaux, et les cheminées dela machine à vapeur; puis, tout autour, des amas de charbon et depiems.Comme nous approchions des bâtiments, une jeune femme à l'air%jâ'4


il!inUNE VILLE NOIKE. 281 &!Bégaré, aux cheveux flottants sur les épaules et traînant parla mainun petit enfant, vint au-devant de nous, et m'arrêta.« Voulez-vous m'indiquer un chemin frais? » dit-elle.Je la regardai stupéfait.« Un chemin avec des arbres, de l'ombrage, puis à côté un petitruisseau qui fasse clac, clac^ clac sur les cailloux, et dans le feuillagedes oiseaux qui chantent. »Et elle se mit à siffler un air gai.« Vous n'avez pas rencontré ce chemin, conlinua-t-elle, envoyant que je ne répondais pas, mais sans paraître remarquer monétonnemcnt, c'est dommage. Alors c'est qu'il est loin encore..Est-ce à droite, est-ce à gauche? Dis-moi cela, mon garçon. Jecherche et ne trouve pas. »Elle parlait avec une volubilité extraordinaire en gesticulantd'une main, tandis que de l'autre elle flattait doucement la tête deson enfant.« Je te demande ce chemin parce que je suis sûre d'y rencontrerMarius. Tu as connu Marius? Non. Eh bien, c'est le père de monenfant. Alors, quand il a été brûlé dans la mine par le grisou, ils'est retiré dans ce chemin frais; il ne se promène plus maintenantque dans des chemins frais, c'est bon pour ses brûlures. Lui ilsait trouver ces chemins, moi jene sais pas; voilà pourquoi je ne l'aipas rencontré depuis six mois. Six mois, c'est long quand ons'aime. Six mois, six mois ! »Elle se tourna vers les bâtiments de la mine et, <strong>mont</strong>rant avecune énergie sauvage les cheminées de la machine qui vomissaientdes torrents de fumée :« Travail sous terre, s'écria-t-elle, travail <strong>du</strong> diable! rends-moiMarius! »Puis, revenant à moi :« Tu n'es pas <strong>du</strong> pays, n'est-ce pas? ta peau de mouton, tonchapeau* disent que tu viens de loin ; va dans le cimelière, compteune, deux, trois, une, deux, trois, tous morts dans la mine. »Alors, saisissant son enfant et le pressant dans ses bras :« Tu n'auras pas mon petit Pierre, jamais!... l'eau est douce,l'eau est fraîche. Où est le chemin? Puisque tu ne sais pas, tu es36$


"3232 SANS FAMILLE.donc aussi bête que les autres qui me rient au nez Alors, pourquoime retiens-tu? Marius m'attend. »Elle me tourna le dos et se mit à marcher à grands pas en sifflantson air gai.Je compris que c'était une folle qui avait per<strong>du</strong> son mari tué parune explosion de feu grisou, ce terrible danger, et, à l'entrée de cettemine, dans ce paysage désolé, sous ce ciel noir, la rencontre decette pauvre femme, folle de douleur, nous rendit tout tristes.On nous indiqua l'adresse de l'oncle Gaspard; il demeurait àune petite dislance de la mine, dans une rue tortueuse et escarpéequi descendait de la colline à la rivière.Quand je le demandai, une femme, qui était adossée à laporte, causant avec une de ses voisines, adossée à une autreporte, me répondit qu'il ne rentrerait qu'à six heures, après letravail.« Qu'est-ce que vous lui voulez? dit-elle.— Je veux voir Alexis. »Alors elle me regarda de la tête aux pieds, et elle regarda CapL« Vous êtes Rémi? dit-elle. Alexis nous a parlé de vous; il vousattendait. Quel est celui-ci? »Elle <strong>mont</strong>rait Mattia.« C'est mon camarade. »C'était la tante d'Alexis. Je crus qu'elle allait nous engager àentrer et à nous reposer, car nos jambes poudreuses et nos figureshâlées par le soleil criaient haut notre fatigue; mais elle n'en fitrien et me répéta simplement que, si je voulais revenir à six heures,je trouverais Alexis, qui était à la mine.Je n'avais pas le cœur à demander ce qu'on ne m'offrait pas ; jela remerciai de sa réponse, et nous allâmes par la ville, à la recherched'un boulanger, car nous avions grand'faim, n'ayant pasmangé depuis le petit matin, et encore une simple croûte qui nousétait restée sur notre dîner de la veille. J'étais honteux aussi decette réception, car je sentais que Mattia se demandait ce qu'ellesignifiait. A quoi bon faire tant de lieues?Il me sembla que Mattia allait avoir une mauvaise idée de mesamis, et, quand je lui parlerais de Lise, il ne m'écouterait plus avec"A-•]"-'-I-- -1'-iy '


fUNE VILLE NOIRE. * 283la même sympathie. Et je tenais beaucoup à ce qu'il eût d'avancede la sympathie et de l'amitié pour Lise.La façon dont nous avions été accueillis ne m'engageant pas àrevenir à la maison, nous allâmes, un peu avant six heures, attendreAlexis à la sortie de la mine.L'exploitation des mines de la Truyère se fait par trois puitsqu'on nomme puits Saint-Julien, puits Sainte-Àlphonsine et puitsSaint-Pancrace, car c'est un usage dans les houillères de donner3 assez généralement un nom de saint aux puits d'extraction, d'aéfrage ou tfexhaure, c'est-à-dire d'épuisement; ce saint, étant choisij sur le calendrier le jour où l'on commence le fonçage, sert non seu-| lement à baptiser les puits, mais encore à rappeler les dates. Cestrois puits ne servent point à la descente etau re<strong>mont</strong>age des ouvriersdans les travaux. Cette descente et ce re<strong>mont</strong>age se font par unegalerie qui débouche à côté de la lampisterie et qui aboutit au pre-| mier niveau de l'exploitation, d'où il communique avec toutes les1 parties de la mine. Par là on a voulu parer aux accidents qui arri-Ivent trop souvent dans les puits lorsqu'un cable casse ou qu'uneItonne accroche un obstacle et précipite les hommes dans un trou| d'une profondeur de deux ou trois cents mètres; en même tempsIon a cherché aussi à éviter les brusques transitions auxquelles sontIexposés les ouvriers qui, d'une profondeur de deux cents mètres'ûoù la température est égale et chaude, passent brusquement, lors-| qu'ils sont re<strong>mont</strong>és par la machine, aune température inégale etIgagnent ainsi des pleurésies et des fluxions de poitrine.3 Prévenu que c'était par cette galerie que devaient sortir les ou-Svriers, je me postai avec Mattia et Capi devant son ouverture, et,quelques minutes après que six heures eurent sonné, je commençaià apercevoir vaciller, dans les profondeurs sombres de la galerie,de petits points lumineux qui grandirent rapidement. C'étaientles mineurs qui, la lampe à la main, re<strong>mont</strong>aient au jour, leurtravail fini.Ils s'avançaient lentement, avec une démarche pesante, commes'ils souffraient dans les genoux, ce que je m'expliquai plus tard,lorsque j'eus moi-même parcouru les escaliers et les échelles quicon<strong>du</strong>isent au dernier niveau; leur figure était noire comme celleil;.ilî!IV•


2S4SANS FAMILLE.• i!.. .'des ramoneurs, leurs habits et leurs chapeaux étaient couverts depoussière de charbon et de plaques de boue mouillée. En passantdevant la lampisterie chacun entrait et accrochait sa lampe à un' clou.Bien qu'attentif, je ne vis point Alexis sortir, et, s'il ne m'avaitpas sauté au cou, je l'aurais laissé passer sans le reconnaître, tantil ressemblait peu maintenant, noir des pieds à la tête, au camaradequi autrefois courait dans les sentiers de notre jardin, sa chemisepropre retroussée jusqu'aux coudes ot son col entr'ouvert laissantvoir sa peau blanche.« C'est Rémi, » dit-il en se tournant vers un homme d'une quarantained'années qui marchait près de lui et qui avait une bonnefigure franche comme celle <strong>du</strong> père Acquin ; ce qui n'avait riend'étonnant, puisqu'ils étaient frères.Je compris que c'était l'oncle Gaspard.« Nous t'attendions depuis longtemps déjà, me dit-il avec bonhomie.— Le chemin est long de Paris à "Varses.— Et tes jambes sont courtes, » dit-il en riant.Capi 3 heureux de retrouver Alexis, lui témoignait sa joie entirant sur la manche de sa veste à pleines dents.Pendant ce temps, j'expliquai à l'oncle Gaspard que Mattia étaitmon camarade et mon associé, un bon garçon que j'avais connuautrefois, que j'avais retrouvé et qui jouait <strong>du</strong> cornet à pistoncomme personne.« Et voilà M. Capi, dit l'oncle Gaspard ; c'est demain dimanche;quand vous serez reposés, vous nous donnerez une représentation.Alexis dit que c'est un chien plus savant qu'un maître d'école ouqu'un comédien. »Autant je m'étais senti gêné devant la tante Gaspard, autant jeme trouvai à mon aise avec l'oncle; décidément c'était bien ledigne frère « <strong>du</strong> père. »« Causez ensemble, garçons, vous devez en avoir long à vousdire; pour moi, je vais causer avec ce jeune homme qui joue sibien <strong>du</strong> cornet à piston. »Pour une semaine entière; encore eût-elle été trop courte. Alexis.-a.'-).71 •


iUNE VILLE NOIUti. 235 i!\voulait savoir comment s'était fait mon voyage, et moi, démoncôté, j'étais pressé d'apprendre comment il s'habituait à sa nouvellevie, si bien qu'occupés tous les deux à nous interroger, nous nepensions pas à nous répondre.Nous marchions doucement, et les ouvriers qui regagnaient leurmaison nous dépassaient; ils allaient en une longue file qui tenait,la rue entière, tous noirs de cette même poussière qui recouvrait lesol d'une couche épaisse.•Lorsque nous fûmes près d'arriver, l'oncle Gaspard se rapprochade nous :« Garçons, dit-il, vous allez souper avec nous. »Jamais invitation ne me fit plus grand plaisir, car, tout en marchant,je me demandais si, arrivés à la porte, il ne faudrait pasnousséparer, l'accueil de la tante ne m'ayant pas donné bonneespérance« Voilà llémi, dit-il en entrant dans la maison, et son ami.— Je les ai déjà vus tantôt.— Eh bien, tant mieux! la connaissance est faite; ils vont souperavec nous. »J'étais certes bien heureux de souper avec* Alexis, c'est-à-dire dépasserla soirée auprès de lui, mais, pour être sincère, je dois direque j'étais heureux aussi de souper. Depuis notre départ de Paris,nous avions mangé à l'aventure, une croûte ici, une miche là,mais rarement un vrai repas, assis sur une chaise, avec delà soupedansune assiette. Avec ce que nous gagnions, nous étions, il estvrai, assez riches pour nous payer des festins dans de bonnes auberges,mais il fallait faire des économies pour la vache <strong>du</strong> prince,et Matlia était si bon garçon qu'il était presque aussi heureux,que moi à la pensée d'acheter notre vache.Ce bonheur d'un festin ne nous fut pas donné ce soir-là; jem'assis devant une table, sur une chaise, mais on ne nous servitpas de soupe. Les compagnies des mines ont pour le plus grand"nombre établi des magasins d'approvisionnement dans lesquelsleurs ouvriers trouvent à prix de revient tout ce qui leur est nécessairepour les besoins de la vie. Les avantages de ces magasins sau- %tentaux yeux : l'ouvrier y trouve des pro<strong>du</strong>its de bonne qualité et hi;


•^: 1236 SANS FAMILLE.bas prix, qu'on lui lait payer en retenant le <strong>mont</strong>ant de sa dépensesur sa paye de quinzaine, et par ce moyen il est préservé des créditsdes petits marchands de détail qui le ruineraient; il ne fait pas dedettes. Seulement, comme toutes les bonnes choses, celle-là a sonmauvais côté : à Varses, les femmes des ouvriers n'ont pas l'habitudede travailler pendant que leurs maris sont descen<strong>du</strong>s dans lamine ; elles font leur ménage, elles vont les unes chez les autresboire le café ou le chocolat qu'on a pris au magasin d'approvisionnement,elles causent, elles bavardent, et, quand le soir arrive,c'est-à-dire le moment où l'homme sort de la mine pour rentrersouper, elles n'ont point eu le temps de préparer ce souper; alorselles courent au magasin et en rapportent de la charcuterie. Celan'est pas général, bien enten<strong>du</strong>, mais cela se pro<strong>du</strong>it fréquemment.Et ce fut pour cette raison que nous n'eûmes pas de soupe; "la tanteGaspard avait bavardé. Du reste, c'était chez elle une habitude, etj'ai vu plus lard que son compte au magasin se composait surtoulde deux pro<strong>du</strong>its : d'une part, café et chocolat; d'autre part, charcuterie.L'oncle était un homme facile, qui aimait surtout la tranquillité;il mangeait sa charcuterie et ne se plaignait pas, ou bien,s'il faisait une observation, c'était tout doucement r« Si je ne deviens pas biberon, disait-il en tendant son verre,c'est que j'ai de la vertu : lâche donc de nous faire une soupe pourdemain.— Elle temps?— Il est donc plus court sur la terre que dessous?— Et qui est-ce qui vous raccommodera? vous dévastez tout. »Alors, regardant ses vêtements souillés de charbon et déchirés càet là :« Le fait est que nous sommes mis comme des princes. »Notre souper ne <strong>du</strong>ra pas longtemps.« Garçon, me dit l'oncle Gaspard, tu coucheras avec Alexis. »Puis, s adressant à Mattia :« Et toi, si tu veux venir dans le fournil, nous allons voir à tefaire un bon lit de paille et de foin. »La soirée et une bonne partie de la nuit ne furent point employéespar Alexis et par moi à dormir. .


UNE VILLE NOIRE. - 287L'oncle Gaspard était piqueur, c'est-à-dire qu'au moyen d'unpic il abattait le charbon dans la mine; Alexis était son routeur yc'est-à-dire qu'il poussait, qu'il roulait sur des rails dans l'intérieurde la mine, depuis le point d'extraction jusqu'à un puits, un wagonnommé benne^ dans lequel on entassait le charbon abattu ; aiTivéeà ce puits, la benne était accrochée à un câble qui, tiré parlamachine, la <strong>mont</strong>ait jusqu'en haut.* Bien qu'il ne fût que depuis peu de temps mineur, Alexis avaitdéjà cependant l'amour et la vanité de sa mine : c'était la plusbelle, la plus curieuse <strong>du</strong> pays; il mettait dans son récit l'importanced'un voyageur qui arrive d'une contrée inconnue et qui trouvedes oreilles attentives pour l'écouter.D'abord on suivait une galerie creusée dans le roc, et, aprèsavoir marché pendant dix jninutes, on trouvait un escalier droit etrapide; puis, au bas de cet escalier, une échelle en bois, puis unautre escalier, puis une autre écbelle, et alors on arrivait au premierniveau, à une profondeur de cinquante mètres. Pour atteindrele second niveau, à quatre-vingt-dix mètres, et le troisième, à deuxcents mètres, c'était le même système d'échelles et d'escaliers. C'étaità ce troisième niveau qu'Alexis travaillait,.et, pour atteindre àla profondeur de son chantier, il avait à faire trois fois plus de cheminque n'en font ceux qui <strong>mont</strong>ent aux tours de Notre-Dame deParis.Mais, si la <strong>mont</strong>ée et la descente sont faciles dans les tours deNotre-Dame, où l'escalier est régulier et éclairé, il n'en était pasde même dans la mine, où les marches, creusées suivant les accidents<strong>du</strong> roc, sont tantôt hautes, tantôt basses, tantôt larges, tantôtétroites. Point d'autre lumière que celle de la lampe qu'on porte àla main, et sur le sol, une boue glissante que mouille sans cessel'eau qui filtre goutte à goutte, et parfois vous tombe froide sur levisage.Deux cents mètres à descendre, c'est long, mais ce n'était pastout ; il fallait, par les galeries, gagner les différents paliers et serendre au lieu <strong>du</strong> travail; or le développement complet des galeriesde la Truyère était de 35 à 40 kilomètres. Naturellement on. nedevait pas parcourir ces 40 kilomètres, mais quelquefois cependant


:' li288 • SANS FAMILLE.la course était fatigante, car on marchait dans l'eau qui, filtrantpar les fentes <strong>du</strong> roc, se réunit en ruisseau au milieu <strong>du</strong> cheminet coule ainsi jusqu'à des puisards, où des machines d'épuisementla-prennent pour la verser au dehors.Quand ces galeries traversaient des roches solides, elles étaienttout simplement des souterrains ; mais, quand elles traversaient desterrains ébouleux ou mouvants, elles étaient boisées au plafond etdes deux côtés avec des troncs de sapin travaillés à la hache, parceque les entailles faites à la scie amènent une prompte pourriture.Bien que ces troncs d'arbres fussent disposés de manière à résisteraux poussées <strong>du</strong> terrain, souvent cette poussée était tellement forteque les bois se courbaient et que les galeries se rétrécissaient ous'affaissaient au point qu'on ne pouvait plus y passer qu'en rampant.Sur ces bois croissaient des champignons et des flocons légers•et cotonneux, dont la blancheur de neige tranchait avec le noir <strong>du</strong>terrain ; la fermentation des arbres dégageait une odeur d'essence;et sur les champignons, sur les plantes inconnues, sur la mousseblanche, on voyait des mouches, des araignées, des papillons, quine ressemblent pas aux indivi<strong>du</strong>s de môme espèce qu'on rencontreà l'air. 11 y avait aussi des rats qui couraient partout et des chauvessouriscramponnées aux boisages par leurs pieds, la tête en bas.Ces galeries se croisaient, et ça et là, comme à Paris, il y avaitdes plai-es et des carrefours; il y en avait de belles et de larges


UIsE VILLE NOIRE. 289re<strong>mont</strong>ées, c'est-à-dire dans les galeries tracées dans la pente <strong>du</strong>filon ; c'était là qu'il fallait voir les piqueurs travailler à moitié nusà abattre le charbon, couchés sur le flanc ou accroupis sur lestgenoux. De ces re<strong>mont</strong>ées la houille descendait dans les niveaux,| d'où on la roulait jusqu'aux puits d'extraction.SC'était là l'aspect de la mine aux jours de travail, mais il y avait! aussi les jours d'accidents. Deux semaines après son arrivée à3| Varses, Alexis avait été témoin d'un de ces accidents et en avaitIfailli être victime : une explosion de grisou; le grisou est un gaz| qui se forme naturellement dans les houillères et qui éclate aussitôtiqu'il est en contact avec une flamme. Rien n'est plus terrible quecette explosion qui brûle et renverse tout sur son passage; on nepeut lui comparer que l'explosion d'une poudrière pleine de poudre.Aussitôt que la flamme d'une lampe ou d'une allumette est en contactavec le gaz, l'inflammation éclate instantanément dans toutes| les galeries ; elle détruit tout dans la mine, même dans les puits d'ex-I• -i:.3II3:-îitraction ou d'aérage dont elle enlève les toitures. La température estquelquefois portée si haut que le charbon dans la mine se transformeen coke.Une explosion de grisou avait ainsi tué, six semaines auparavant,?! une dizaine d'ouvriers, et la veuve de l'un de ces ouvriers était de-| venue folle. Je compris que c'était celle qu'en arrivant j'avais rencontréeavec son enfant cherchant « un chemin frais. »Contre ces explosions, on employait toutes les précautions ; il était| défen<strong>du</strong> de fumer, et souvent les ingénieurs, en faisant leur ronde,•ït'-À.V;forçaient les ouvriers à leur souffler dans le nez pour voir ceux quiavaient manqué à la défense. C'était aussi pour prévenir ces terriblesaccidents qu'on employait des lampes Davy, <strong>du</strong> nom d'ungrand savant anglais qui les a inventées. Ces lampes étaient entouréesd'une toile métallique d'un tissu assez fin pour ne pas laisserpasser la flamme à travers ses mailles, de sorte que, la lampe étantportée dans une atmosphère explosive, le gaz brûle à l'intérieur deia lampe, mais l'explosion ne se propage point au dehors.Tout ce qu'Alexis me raconta surexcita vivement ma curiosité,qui était déjà grande en arrivant à Varses, de descendre dans lamine ; mais, quand j'en parlai le lendemain à l'oncle Gaspard, il me- 37" i


290 SANS FAMILLE.1: srV.:.'.îvy*'- V '•i, i,;>>:.Jrépondit que c'était impossible, parce qu'on ne laissait pénétrerdans la mine que ceux qui y travaillent.« Si tu veux te faire mineur, ajouta-t-il en riant, c'est facile, etalors tu pourras te satisfaire. Au reste, le métier n'est pas plusmauvais qu'un autre, et, si tu as peur de la* pluie et <strong>du</strong> tonnerre,c'est celui qui te convient; en tout cas il vaut mieux que celui dechanteur de chansons sur les grands chemins. Tu resteras avecAlexis. Est-ce dit, garçon? On trouvera aussi à employer Mattia,mais pas à jouer <strong>du</strong> cornet à piston, par exemple! »Ce n'était' pas pour l'ester a Varses que j'y étais venu, et je m'étaisimposé une autre tâche, un autre but que de pousser toute lajournée une benne dans le deuxième ou le troisième niveau de laTruyère.11 fallut donc renoncera satisfaire ma Curiosité, et je croyais queje partirais sans en savoir plus long que ne m'en avaient appris lesrécits d'Alexis ou les réponses arrachées tant bien que mal à l'oncleGaspard, quand, par suite de circonstances <strong>du</strong>es au hasard, je fus àmême d'apprendre dans toutes leurs horreurs, de sentir dans toutesleurs épouvantes, les dangers auxquels sont quelquefois'exposés lesmineurs.- a•:A">3;y «••.iVfc!!li:.I:'•:I'. ' -.i; :t.!;•=••WAi : '• •'• :'


•rî3•3.CHAPITRE XXIVr3aROULEUR^•ê;3•j"v.=-«•••-îtil-Le métier de mineur n'est point insalubre, et, à part quelquesmaladies causées par la privation de l'air et de la lumière, qui a lalongue appauvrit le sang, le mineur est aussi bien portant que lepaysan qui habite un pays sain ; encore a-t-il sur celui-ci l'avantaged'être à l'abri des intempéries des saisons, de la pluie, <strong>du</strong> froid oude l'excès de chaleur.Pour lui le grand danger se trouve dans les éboulements, les explosionset les inondations ; puis aussi dans les accidents résultantde son travail, de son imprudence ou de sa maladresse..La veille <strong>du</strong> jour fixé pour mon départ, Alexis rentra avec la maindroite fortement contusionnée par un gros bloc de charbon sous lequelil avait eu la maladresse de la laisser prendre ; un doigt était àmoitié écrasé ; la main entière était meurtrie.Le médecin de la compagnie vint le visiter et le panser. Son état


3i292 SANS FAMILLE..* 1H M1 [ ' i -•11.^1ii'. :W't.',1 • "*•''•i'4n'était pas grave, la main guérirait, le doigt aussi ; mais il fallait <strong>du</strong>repos.L'oncle Gaspard avait pour caractère de prendre la vie commeelle venait, sans chagrin comme sans colère ; il n'y avait qu'unechose qui pouvait le faire se départir de sa bonhomie ordinaire : —un empêchement à son travail.Quand il entendit dire qu'Alexis était condamné au repos pourplusieurs jours, il poussa les hauts cris. Qui roulerait sa benne pendantces jours de repos? il n'avait personne pour remplacer Alexis;s'il s'agissait de le remplacer tout à fait, il trouverait bien quelqu'un,mais, pendant quelques jours seulement, cela était en ce momentimpossible; on manquait d'hommes, ou tout au moins d'enfants.Il se mit cependant en course pour chercher un rouleur, mais ilrentra sans en avoir trouvé un.Alors il recommença ses plaintes; il était véritablement désolé,car il se voyait, lui aussi, condamné au repos, et sa bourse ne luipermettait pas sans doute de se reposer.Voyant cela et comprenant les raisons de sa désolation, d'autrepart, sentant que c'était presque un devoir en pareille circonstancede payer à ma manière l'hospitalité qui nous avait été donnée, jelui demandai si le métier de rouleur était difficile.« llien n'est plus facile; il n'y a qu'à pousser un wagon quiroule sur des rails.— Il est lourd, ce wagon?— Pas trop lourd, puisque Alexis le poussait bien.— C'est juste! Alors, si Alexis le poussait bien, je pourrais lepousser aussi.— Toi, garçon? »Et il se mit à rire aux éclats ; mais bientôt, reprenant son sérieux :« Bien sûr que tu le pourrais, si tu le voulais.— Je le veux, puisque cela peut vous servir.— Tu es un bon garçon, et c'est dit; demain tu descendras avecmoi dans la mine. C'est vrai que tu me rendras service ; mais cela tesera peut-être utile à toi-même; si tu prenais goût au métier, celavaudrait mieux que de courir les grands chemins; il n'y a pas deloups à craindre dans la mine. »•:•"*>•• î:•••-• JTir1


ROULEUR. 293Que ferait Mattia pendant que je serais dans là mine? Je ne pouvaispas le laisser à la charge de l'oncle Gaspard.Je lui demandai s'il ne voulait pas s'en aller tout seul avec Capidonner des représentations dans les environs et il accepta toutde suite.« Je serai très content de te gagner tout seul de l'argent pour lavache, » dit-il en riant.Depuis trois mois, depuis que nous étions ensemble et qu'il vivaiten plein air, Mattia ne ressemblait plus au pauvre enfant cliélifet chagrin que j'avais retrouvé appuyé contre l'église Saint-Médard,mourant de faim, et encore moins à l'avorton que j'avais vu pour lapremière fois dans le grenier de Garofoli, soignant le pot-au-feu etprenant de temps en temps sa tète endolorie dans ses deux mains.11 n'avait plus mal à la tête*, Mattia; il n'était plus chagrin, iln'était môme plus chétif. C'était le grenier de la rue de Lourcine| qui l'avait ren<strong>du</strong> triste; le soleil et le plein air, en lui donnant la-=3•-•3I"-•a..."4va.->?•-Îasanté, lui avaient donné la gaieté.Pendant notre vovasc, il avait été la bonne humeur et le rire,prenant tout par le bon côté, s'amusant de tout, heureux d'un rien,tournant au bon ce qui était mauvais. Que serais-je devenu sans lui?Combien de fois la fatigue et la mélancolie ne m'eussent-elles pasaccablé?Cette différence entre nous deux tenait sans doute à notre caractèreet à notre nature, mais aussi à notre origine, à notre race.Il était Italien, et il avait une insouciance, une amabilité, une facilitépour se plier aux difficultés sans se fâcher ou se révolter, quen'ont pas les gens de mon pays, plus disposés à la résistance et àla lutte.|j « Quel est donc ton pays? me direz-vous, tu as donc un pays? »Il sera répon<strong>du</strong> a cela plus tard. Pour le moment je l'ignorais, etj'ai voulu dire seulement que Mattia et moi nous ne nous ressem-Hblions guère, ce qui fait que nous nous accordions si bien, mêmequand je le faisais travailler pour apprendre ses notes et pour ap-Hprendre à lire. La leçon de musique, il est vrai, avait toujoursmarché facilement; mais pour la lecture il n'en avait pas été de|j même, et des difficultés auraient très bien pu s'élever entre nous,-.3-îrFfflg3Ï


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ROULEUR. 295respirais pour la première fois; c'était quelque chose comme unmélange d'éther et d'essence.Après l'escalier les échelles, après les échelles un autre escalier.| « Nous voilà au premier niveau, » dit-il.I Nous étions dans une galerie en plein cintre, avec des murs droits ;1 ces murs étaient en maçonnerie. La voûte était un peu plus élevéeque la hauteur d'un homme; cependant il y avait des endroits où il"'3fallait se courber pour passer, soit que la voûte supérieure se fûtabaissée, soit que le sol se fût soulevé.« C'est la poussée <strong>du</strong> terrain, me dit-il. Comme la <strong>mont</strong>agne aété partout creusée et qu'il y a des vides, les terres veulent descen-I dre, et, quand elles pèsent trop, elles écrasent les galeries. »• siSur le sol étaient des rails de chemins de fer et le long de la galeriecoulait un petit ruisseau.« Ce ruisseau se réunit à d'autres qui, comme lui, reçoivent leseaux des infiltrations; ils vont tous tomber dans un puisard. Celafait mille ou douze cents mètres d'eau que la machine doit jeter tousles jours dans la Divonne. Si elle s'arrêtait, la mine ne tarderaitpas à être inondée. Au reste, en ce moment, nous sommes précisémentsous la Divonne. »Et, comme j'avais lait un mouvement involontaire, il se mit àrire aux éclats.'M« A cinquante mètres de profondeur, il n'y a pas de danger qu'elle\tte tombe dans le cou.'*$.— S'il se faisait un trou?— Ah bien! oui, un trou. Les galeries passent et repassent dixfois sous la rivière ; il y a des mines où les inondations sont à craindre,mais ce n'est pas ici ; c'est assez <strong>du</strong> grisou et des éboulements,des coups de mine. »Lorsque nous fûmes arrivés sur le lieu de notre travail, l'oncleGaspard me <strong>mont</strong>ra ce que je devais faire, et, lorsque notre bennefut pleine de charbon, il la poussa avec moi pour m'apprendre à la7con<strong>du</strong>ire jusqu'au puits et à me garer sur les voies de garage lorsqueje rencontrerais d'autres rouleurs venant à ma rencontre.Il avait eu raison de le dire, ce n'était pas là un métier bien difficile,et, en quelques heures, si je n'y devins pas habile, j'y^4devins-5i


-J296 SANS FAMILLE.f.. i•s: 'i •i ;•i•iH •IIau moins suffisant. Il me manquait l'adresse et l'habitude, sans lesquelleson ne réussit jamais dans aucun métier, et j'étais obligé deles remplacer, tant bien que mal, par pins d'efforts, ce qui donnaithpour résultat moins de travail utile et plus de fatigue.Heureusement j'étais aguerri contre la fatigue par la vie quej'avais menée depuis plusieurs années et surtout par mon voyage detrois mois; je ne me plaignis donc pas, et l'oncle Gaspard déclaraque j'étais un bon garçon qui ferait un jour un bon mineur.Mais, si j'avais eu grande envie de descendre dans lamine, jen'avais aucune envie d'y rester- j'avais eu la curiosité, je n'avaispas de vocation.11 faut pour vivre de la vie souterraine des qualités particulièresque je n'avais pas ; il faut aimer le silence, la solitude, le recueillement.Il faut rester de longues heures, de longs jours l'esprit repliésur lui-même sans échanger une parole ou recevoir une distraction.Or, j'étais très mal doué de ce côté-là, ayant vécu de la vie vagabonde,toujours chantant et marchant. Je trouvais tristes et mélancoliquesles heures pendant lesquelles je poussais mon wagon clans les galeriessombres, n'ayant d'autre lumière que celle de ma lampe,n'entendant d'autre bruit que le roulement lointain des bennes, leclapotement de l'eau dans les ruisseaux, et çà et là les coups demine, qui, en éclatant dans ce silence de mort, le rendaient pluslourd et plus lugubre encore.Comme c'est déjà un travail de descendre dans la mine et d'ensortir, on y reste toute la journée de douze heures et l'on ne re<strong>mont</strong>epas pour prendre ses repas à la maison ; on mange sur le chantier.A côté <strong>du</strong> chantier de l'oncle Gaspard, j'avais pour voisin un rouleurqui, au lieu d'être un enfant comme moi et comme les autresrouleurs, était au contraire un bonhomme à barbe blanche ; quandjeparle de barbe blanche, il faut entendre qu'elle Tétait le dimanche,le jour <strong>du</strong> grand lavage, car, pendant la semaine, elle commençaitpar être grise le lundi pour devenir tout à fait noire le samedi. Enfinil avait plus de soixante ans. Autrefois, au temps de sa jeunesse, ilavait été boiseur, c'est-à-dire charpentier, chargé de poser et d'entretenirles bois qui forment les galeries ; mais, dans un éboulement,il avait eu trois doigts écrasés, ce qui l'avait forcé de renoncer à son• •hV


ROULEUR. 297*"; métier. La compagnie au service de laquelle il travaillait lui avaitfait une petite pension, car cet accident lui était arrivé en sauvanttrois de ses camarades. Pendant quelques années il avait vécu decette pension. Puis, la compagnie ayant fait faillite, il s'était trouvésans ressources, sans état, et il était alors entré àlaïruyèrecommerouteur. On le nommait le magisler, autrement dit le maître d'école,parce qu'il savait beaucoup de choses que les piqueurs et même lesmaîtres mineurs ne savent pas, et para* qu'il en parlait volontiers,tout fier de sa science.Pendant les heures des repas, nous fîmes connaissance, et bienvite il me prit en amitié; j'étais questionneur enragé, il était causeur,nous devînmes inséparables. Dans la mine, où généralementon parle peu, on nous appela les bavards.Les récits d'Alexis ne m'avaient pas appris tout ce que je voulaissavoir, et les réponses de l'oncle Gaspard ne m'avaient pas nonplus satisfait, car, lorsque je lui demandais :j « Qu'est-ce que le charbon de terre? »jj II me répondait toujours :j « C'est <strong>du</strong> charbon qu'on trouve dans la terre. »Celte réponse de l'oncle Gaspard sur le charbon de terre et celles<strong>du</strong> même genre qu'il m'avait faites n'étaient point suffisantes pourmoi, Vitalism'ayant appris à me contenter moins iacilement. Quandje posai la même question au magister, il me répondit tout autrement.« Le charbon de terre, me dit-il, n'est rien autre chose que <strong>du</strong>charbon de bois : au lieu de mettre dans nos cheminées des arbresde notre époque, que des hommes comme toi et moi ont transformésen charbon, nous y mettons des arbres poussés dans des forêts très-•-31• ^mX-fianciennes et qui ont été transformés en charbon par les forces de lanature, je veux dire par des incendies, des volcans, des tremblementsde terré naturels. »Et comme je le regardais avec étonnement :a Nous n'avons pas le temps de causer de cela aujourd'hui, dit-il,il faut pousser la benne 7 mais c'est demain dimanche, viens me voir;je t'expliquerai ça à la maison; j'ai là des morceaux de charbon etde roche que j'ai ramassés depuis trente ans et qui te feront comprendrepar les yeux ce que tu entendras par les oreilles. Ils m'ap-38es*9


298 SANS FAMILLE."14> 1fl•}* 4• T ;• " -i? * *•-il, tic* !. >'- .B.- :'*• tM t ''» M?pcllcntenriantle magisler; mais le magisler, tu le verras, est bon àquelque chose; la vie de l'homme n'est pas tout entière dans sesmains, elle est aussi dans sa télé. Comme toi et à ton âge, j'étaiscurieux ; je vivais dans la mine, j'ai voulu connaître ce que je voyaistous les jours; j'ai fait causer les ingénieurs quand ils voulaientbien me répondre, et j'ai lu. Après mon accident, j'avais <strong>du</strong> temps àmoi, je l'ai employé à apprendre. Quand on a des yeux pour regarderet que sur ces yeux on pose des lunettes que vous donnent leslivres, on finit par voir bien des choses. Maintenant jen : ai pas grandtemps pour lire et je n'ai pas d'argent pour acheter des livres, maisj'ai encore des yeux et je les tiens ouverts. Viens demain; je seraiscontent de l'apprendre à regarder autour de toi. On ne sait pas cequ'une parole qui tombe dans une oreille fertile peut faire germer.C'est pour avoir con<strong>du</strong>it dans les mines de Bessègcs un grand savantnommé Brongniarl et l'avoir enten<strong>du</strong> parler pendant ses recherches,que l'idée m'est venue d'apprendre cl qu'aujourd'hui j'ensais un peu plus long que nos camarades. À demain. »Le lendemain j'annonçai à l'oncle Gaspard que j'allais voir lemagisler.« Ah! dit-il pn riant, il a trouvé à qui causer; vas-y, mongarçon, puisque le cœur t'en dit. Après tout, tu croiras ce que luvoudras. Seulement, si tu apprends quelque chose avec lui, n'ensois pas plus fier pour ça; s'il n'était pas fier, le magisler serait unbon homme. »Le magister ne demcurailpoint, comme la plupart des mineurs,,dans l'intérieur de la ville, mais à une petite distance, à un endroittriste et pauvre qu'on appelle les Kspétagucs 7 parce qu'aux environsse trouvent de nombreuses excavations, creusées par la nature dansle flanc de la <strong>mont</strong>agne. Il habitait lâchez une vieille femme, veuved'un mineur tué dans un éboulcmcnt. 1211e lui soiis-louailuncespècede cave dans .laquelle il avait établi son lità la place la plus sèche,ce qui ne veut pas dire qu'elle le fût beaucoup, car, sur les pieds <strong>du</strong>bois de lit, poussaient des champignons; mais, pour un mineur habituéà vivre les pieds dans l'humidité et à recevoir toute la journéesur le corps des gouttes d'eau, c'était là un détail sans importance.Pour lui, la grande affaire, en prenant ce logement, avait été d'être••t:-II« !..,


UOULEUR. 2991ï-i'•'•}. 5•riHiX• -i•1••1• j-' ii•"• î-ij *'ï' ;^3..-•SIprès des cavernes de la <strong>mont</strong>agne dans lesquelles il allait faire desrecherches, et surtout de-pouvoir disposer à son gré sa collectionde morceaux de houille, de pierres marquées d'empreintes, et defossiles.Il vint au-devant de moi quand j'entrai, et d'une voix heureuse :« Je t'ai commandé une biroulade, dit-il, parce que, si la jeunessea des oreilles et des yeux, elle a aussi un gosier, de sorte que lemeilleur moyen d'être de sesamis, c'est de satisfaire le tout en mêmetemps. 5)La. biroulade est un festin de châtaignes rôties qu'on mouille devin blanc, et qui est en grand honneur dans les Cévenncs.«Après la biroulade, continua lemagixter^ nous causerons, et touten causant je te <strong>mont</strong>rerai ma collection. »Il dit ce mot ma collection d'un ton qui justifiait le reproche quelui faisaient ses camarades, et jamais assurément conservateur d'unmuséum n'y mit plus de fierté. Au reste, cette collection paraissaittrès riche, au moins autant que j'en pouvais juger, etelle occupaittout le logement, rangée sur des planches et des tables pour les petitséchantillons, posée sur le sol pour les gros. Depuis vingt ans,il avait réuni tout ce qu'il avait trouvé de curieux dans ses travaux,et, comme les mines <strong>du</strong> bassin de la Gère et de laDivonne sont richesen végétaux fossiles, il avait là des exemplaires rares qui eussentfait le bonheur d'un géologue et d'un naturaliste.Il avait au moins autant de hâte à parler que moi j'en avais àl'écouter : aussi la biroulade fut-elle promptement expédiée..« Puisque tu as voulu savoir, me dit-il, ce que c'était que lecharbon de terre, écoute, je vais te l'expliquer à peu près et enpeu de mots, pour que tu sois en état de regarder ma collection,qui te l'expliquera mieux que moi, car, bien qu'on m'ajjpellc le ma-31 gister, je ne suis pas un savant, il s'en faut de tout. La terre que| nous habitons n'a pas toujours été ce qu'elle est maintenant; ellea passé par plusieurs états qui ont été modifiés par ce qu'onnomme les révolutions <strong>du</strong> globe. Il y a eu des époques où notre paysa été couvert de plantes qui ne croissent maintenant que dans lespays chauds : ainsi les fougères en arbres. Puis il est venu unerévolution, et cette végétation a été remplacée par une autre tout à^>


300 SANS FAMILLE.fait différente, laquelle à son tour a été remplacée par une nouvelle;et ainsi de suite toujours pendant,des milliers, des millions d'annéespeut-être. C'est cette accumulation de plantes et d'arbres, qui, en sedécomposant et en se superposant, a pro<strong>du</strong>it les couches de houille.Ne sois pas incré<strong>du</strong>le, je vais te <strong>mont</strong>rer tout à l'heure dans macollection quelques morceaux de charbon, et surtout une grandequantité de morceaux de pierre pris aux bancs que nous nommonsle mur ou le toit, et qui portent tous les empreintes de ces plantes,qui se sont conservées là comme les plantes se conservent entre lesieuilles de papier d'un herbier. La houille est donc formée, ainsique je te le disais, par une accumulation de plantes et d'arbres:ce n'est donc que <strong>du</strong> bois décomposé et comprimé. Comment s'estformée cette accumulation? vas-tu me demander. Cela, c'est plusdifficile à expliquer, et je crois même que les savants ne sont pasencore arrivés à l'expliquer très bien, puisqu'ils ne sont pas d'accordentre eux. Les uns croient que toutes ces plantes charriées par leseaux ont formé d'immenses radeaux sur les mers, qui sont venuss'échouer çà et là poussés par les courants. D'autres disent que lesbancs de charbon sont <strong>du</strong>s à l'accumulation paisible de végétauxqui, se succédant les uns aux autres, ont été enfouis au lieu mêmeoù ils avaient poussé. Et là-dessus, les savants ont fait des calculsqui donnent le vertige à l'esprit: ils ont trouvé qu'un hectare debois en iorôt étant coupé et étant éten<strong>du</strong> sur la terre ne donnaitqu'une couche de bois ayant à peine huit millimètres d'épaisseur;transformée en houille, cette couche de bois ne donnerait que2 millimètres. Or il y a, enfouies dans la terre, des couches de houillequi ont 20 et 30 mètres d'épaisseur. Combien a-t-il fallu de tempspour que ces couches se forment? Tu comprends bien, n'est-ce pas,qu'une futaie ne pousse pas en un jour; il lui faut environ une centained'années pour se développer. Pour former une couche dehouille de 30 mètres d'épaisseur, il faut donc une succession de5000 futaies poussant à la même place, c'est-à-dire 500 000 ans.C'est déjà un chiffre bien étonnant, n'est-ce pas? cependant il n'estpas exact, car les arbres ne se succèdent pas avec cette régularité;ils mettent plus de cent ans à pousser et à mourir, et, quand uneespèce remplace une autre, il faut une série de transformations et


ROULEUR.:oi^3-iHi-J--Î.sil3de révolutions pour que cette couche de plantes décomposées soiten état d'en nourrir une nouvelle. Tu vois donc que 500 000 annéesne sont rien et qu'il en faut sans doute beaucoup plus encore. Combien? Je n'en sais rien, et ce n'est pas à un homme comme moi dele chercher. Tout ce que j'ai voulu, c'était te donner une idée de cequ'est le charbon de terre, afin que tu sois en état de regarder macollection. Maintenant allons la voir. »La visite <strong>du</strong>ra jusqu'à la nuit, car, à chaque morceau de pierre, àchaque empreinte de plante, le inagisler recommença ses explications,si bien qu'à la fin je commençai à comprendre à peu près cequi, tout d'abord, m'avait si fort étonné.•3- s••i•i-iÂ-M•i; 3M"3


CHAPITRE XXV1, INONDATION-V rLe lendemain malin, nous nous retrouvâmes dans la mine.« Eh bien! dit l'oncle Gaspard, as-tu été content <strong>du</strong> garçon,iWagister?— "Mais oui, il a des oreilles, et j'espère que bientôt il aura desyeux.— En attendant, qu'il ait aujourd'hui des bras, » dit l'oncleGaspard.Et il me remit un coin pour l'aider à détacher un morceau dehouille qu'il- avait entamé par-dessous, car les piqucurs se fontaider par les routeurs.Comme je venais de rouler ma benne au puits Samte-Âlphonsincpour la troisième fois, j'entendis <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> puits un bruit formidable,un grondement épouvantable et tel que je n'avais jamais rienenten<strong>du</strong> de pareil depuis que je travaillais dans la mine. Etait-ce unI


L'INONDATION. 303.1• t~'i-i• ; 11:.'.|: i-•X•AS'•à•ri1~êéboulementj un effondrement général? J'écoulai; le tapage continuaiten se répercutant de tous côtés. Qu'est-ce que cela voulaitdire? Mon premier sentiment fut l'épouvante, et je pensai à me sauveren gagnant les échelles; mais on s'était déjà moqué de moi sisouvent pour mes frayeurs, que la honte me fit rester. C'était uneexplosion de mine, une benne qui tombait dans le puits; peut-êtretout simplement des remblais qui descendaient par les couloirs.Tout à coup un peloton de rats me passa entre les jambes encourant comme un escadron de cavalerie qui se sauve; puis il niesembla entendre un frôlement étrange contre le sol et les parois dela galerie avec un clapotement d'eau. L'endroit où je m'étais arrèléétant parfaitement sec, ce bruit était inexplicable.Je pris ma lampe pour regarder, et la baissai sur le solC'était bien l'eau ; elle venait <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> puits, re<strong>mont</strong>ant la galerie.Ce bruit formidable, ce grondement, étaient donc pro<strong>du</strong>its parune chute d'eau qui se précipitait dans la mine.Abandonnant ma benne sur les rails, je courus au chantier.« Oncle Gaspard, l'eau est dans lamine!" — Encore des bêtises !— 11 s'est fait lin trou sous la Divonne; sauvonsrnous!— Laisse-moi tranquille!— Ecoutez donc. »Mon accent était tellement ému que l'oncle Gaspard resta le picsuspen<strong>du</strong> pour écouter; le même bruit continuait toujours plus fort,plus sinistre. 11 n'y avait pas à s'y tromper, c'était l'eau qui se précipitait.« Cours vite, me cria-t-il, l'eau est dans la mine. »Tout en criant : «l'eau est dans la mine, » Toncle Gaspard avaitsaisi sa lampe, car c'est toujours là le premier geste d'un mineur;il se laissa glisser dans la galerie.Je n'avais pas fait dix pas que j'aperçus le magister qui descendaitaussi dans la galerie pour se rendre compte <strong>du</strong> bruit qui l'avaitfrappe.« L'eau dans la mine! cria l'oncle Gaspard.— La Divonne a fait un trou, dis-je.t ' — Es-tu bête !%riI38


304 SANS FAMILLE.Sauve-toi! » cria le mauïslcr.Le niveau de l'eau s'était rapidement élevé dans la galerie; elle<strong>mont</strong>ait maintenant jusqu'à nos genoux, ce qui ralentissait notrecourse.Le magister se mit à courir avec nous, et tous trois nous criionsen passant devant les chantiers :« Sauvez-vous ! l'eau est dans la mine ! »Le niveau de l'eau s'élevait avec .une rapidité furieuse; heureusementnous n'étions pas très éloignés des échelles, sans quoi nousn'aurions jamais pu les atteindre. Le magister y arriva le premier,mais il s'arrêta :« Montez d'abord, dit-il, moi je suis le plus vieux, et puis j'ai laconscience tranquille. »Nous n'étions pas dans les conditions à nous faire des politesses;Tonde Gaspard passa le premier, je le suivis, et le magister vintderrière, puis après lui, mais à un assez long intervalle, quelquesouvriers qui nous avaient rejoints.Jamais les quarante mètres qui séparent le deuxième niveau <strong>du</strong>premier ne furent franchis avec pareille rapidité. Mais avant d'arriverau dernier échelon un flot d'eau nous tomba sur la téteetnoyanos lampes. C'était une.cascade.« Tenez bon! » cria l'oncle Gaspard.Lui, le magister et moi, nous nous cramponnâmes assez solidementaux échelons pour résister; mais ceux qui venaient derrièrenous furent entraînés, et bien certainement, si nous avions eu plusd'une dizaine d'échelons à <strong>mont</strong>er encore, nous aurions, commeeux, été précipités, car instantanément la cascade était devenue uneavalanche.Arrivés au premier niveau nous n'étions pas sauvés, car nousavions encore cinquante mètres à franchir avant de sortir, et l'eauétait aussi dans cette galerie; nous étions sans lumières, nos lampeséteintes.« Nous sommes per<strong>du</strong>s, dit le magister d'une voix presquecalme; fais ta prière, llémi. »Mais au même instant, dans la galerie, parurent sept où huitlampes qui accouraient vers nous; l'eau nous arrivait déjà aux ge-


L'INONDATION,30bnotix: sans nous baisser nous la touchions de la main. Ce n'étaitpas une eau tranquille, mais un "torrent, un tourbillon qui entraînaittout sur son passage et faisait tournoyer des pièces de boiscomme des plumes.Les hommes qui accouraient sur nous, et dont nous avions aperçules lampes, voulaient suivre la galerie et gagner ainsi les échelleset les escaliers qui se trouvaient près de là; mais devant pareiltorrent c'était impossible: comment le refouler, comment même résistera son impulsion et aux pièces de boisage qu'il charriait?Le même mot qui avait échappé au magister leur échappa aussi :« Nous sommes per<strong>du</strong>s ! » *Ils étaient arrivés jusqu'à nous.« Par là, oui, cria le magister, qui seul entre nous paraissait avoirgardé quelque raison, notre seul refuge est aux vieux travaux. »Les vieux travaux étaient une partie de la mine abandonnéedepuis longtemps et où personne n'allait, mais que le magister,lui, avait souvent visitée lorsqu'il était à la recherche de quelquecuriosité.« Retournez sur vos pas, cria-t-il, et donnez-moi une lampe, queje vous con<strong>du</strong>ise. »D'ordinaire, quand il parlait, on lui riait au nez ou bien on luitournait le dos en haussant les épaules ; mais les plus forts avaientper<strong>du</strong> leur force dont ils étaient si fiers, et, à la voix de ce vieuxbonhomme dont ils se moquaient cinq minutes auparavant, tousobéirent; instinctivement toutes les lampes lui furent ten<strong>du</strong>es.Vivement il en saisit une d'une main et, m'entraînant de l'autre,il prit la tête de notre troupe. Comme nous allions dans le mêmesens que le courant, nous marchions assez vite.Je ne savais où nous allions, mais l'espérance m'était revenue.Après avoir suivi la galerie pendant quelques instants, je ne saissi ce fut <strong>du</strong>rant quelques minutes ou quelques secondes, car nousn'avions plus la notion <strong>du</strong> temps, il s'arrêta.« Nous n'aurons pas le temps, cria-t-il, l'eau <strong>mont</strong>e trop vite. »En effet, elle nous gagnait à grands pas; des genoux elle m'étaitarrivé3 aux hanches, des hanches à la poitrine.« 11 faut nous jeter dans une re<strong>mont</strong>ée, dit le magister.39


306 SANS FAMILLE,— Et après?— La re<strong>mont</strong>ée ne con<strong>du</strong>it nulle part. »Se jeter dans la re<strong>mont</strong>ée, c'était prendre en effet un cul-de-sac;mais nous n'étions pas en position d'attendre et de choisir : il fallaitou. prendre la re<strong>mont</strong>ée et avoir ainsi quelques minutes devant soi,c'est-à-dire l'espérance de se sauver, ou continuer la galerie avec lacertitude d'être engloutis, submergés avant quelques secondes.Le magister à notre tête, nous nous engageâmes donc dans la re<strong>mont</strong>ée.Deux de nos camarades voulurent pousser dans la galerie,et ceux-là, nous ne les revîmes jamais.Alors, reprenant conscience de la vie, nous entendîmes un bruitqui assourdissait nos oreilles depuis que nous avions commencé àfuir et que cependant nous n'avions pas encore enten<strong>du</strong> : des éboulements,des tourbillonnements et des chutes d'eau, des éclats desboisages, des explosions d'air comprimé; c'était dans toute lamineun vacarme épouvantable qui nous anéantit.« C'est le déluge.— La fin <strong>du</strong> monde.— Mon Dieu ! ayez pitié de nous ! »Depuis que nous étions dans la re<strong>mont</strong>ée, le magister n'avait pasparlé, car son âme était au-dessus des plaintes inutiles.« Les enfants, dit-il, il ne faut pas vous fatiguer; si nous restonsainsi cramponnés des pieds et des mains, nous ne tarderons pas ànous épuiser ; il faut nouscreuserdes points d'appui dans le schiste. »Le conseil était juste, mais difficile à exécuter, car personnen'avait emporté un pic ; tous nous avions nos lampes, aucun denous n'avait un outil.« Avec les crochets* de nos lampes, » continua le magister.Et chacun se mit à entamer le sol avec le crochet de sa lampe;la besogne était malaisée, la re<strong>mont</strong>ée étant très inclinée et glissante.Mais, quand on sait que, si l'on glisse, on trouvera la mort au basde la glissade, cela donne des forces et de l'adresse. En moinsde quelques minutes nous eûmes tous creusé un trou de manièreà y poser notre pied.Celafait, on respira un peu, et l'on se reconnut. Nous étions sept :le magister, moi près de lui, l'oncle Gaspard, trois piqueuvs nommés


II*.ri: >;L'INONDATION. 307Pages, Compayrou et Bergounhoux, et un roulcur, Carrory ; lesautres ouvriers avaient disparu dans la galerie.Les bruits dans la mine continuaient avec la même violence. 11n'y a pas de mois pour rendre l'intensité de cet horrible tapage;les détonations <strong>du</strong> canon se mêlant au tonnerre et à des éboulementsn'en eussent pas pro<strong>du</strong>it un plus formidable.Effarés, affolés d'épouvante, nous nous regardions, cherchantdans les yeux de notre voisin des explications que notre esprit neinous donnait pas.4« C'est le déluge, disait l'un.î t— La fin <strong>du</strong> monde.I— Un tremblement de terre.] — Le génie de la mine, qui se fâche et veut se venger.| — Une inondation par l'eau amoncelée dans les vieux travaux.i — Un trou que s'est creuse la Divonne. »iI.t''\Si11Cette dernière hypothèse était de moi. Je tenais à mon trou.Le magisler n'avait rien dit, et il nous regardait les uns aprèsles autres, haussant les épaules, comme s'il eût discuté la questionen plein jour, sous l'ombrage d'un mûrier en mangeant unoignon.« Pour sûr c'est une inondation, dit-il enfin et le dernier, alorsque chacun eut émis son avis.— Causée par un tremblement de terre.— Envoyée par le génie de lamine.— Venue des vieux travaux.— Tombée de la Divonne par un trou. »Chacun allait répéter ce qu'il avait déjà dit.« C'est une inondation, continua le magisler.— Eh bien, après? d'où vient-elle? dirent en même temps plusieursvoix.— Je n'en sais rien, mais, quant au génie de la mine, c'est desbêtises; quant aux vieux travaux, ça ne serait possible que si letroisième niveau seul avait été inondé, mais le second Test et le premieraussi. Vous savez bien que l'eau ne re<strong>mont</strong>e pas et qu'elledescend toujours.— Le trou?M:! -•-Mii V!•.: •"i'' I; - i> . i•'Ii -


308 " SANb FAMILLE.-— Il ne se fait pas de trous comme ça, naturellement.— Le tremblement de terre !— Je ne sais pas.— Alors, si vous ne savez pas, ne parlez pas.— Je sais que c'est une inondation, et c'est déjà quelque chose.,une inondation qui vient d'en haut.—• Pardi ! ça se voit, l'eau nous a suivis. »Et, comme une sorte de sécurité nous était venue depuis quenous étions à sec et que l'eau ne <strong>mont</strong>ait plus, on ne voulut plusécouter le magister.« Ne fais donc pas le savant, puisque tu n'en sais pas plus quenous.»L'autorité que lui avait donnée sa fermeté dans le danger étaitdéjà per<strong>du</strong>e. 11 se tut sans insister.Pour dominer le vacarme, nous parlions à pleine voix, et cependantnotre voix était sourde.« Parle un peu, me dit le magister.— Que voulez-vous que je dise?— Ce que tu voudras, parle seulement, dis les premiers motsvenus. »Je prononçai quelques paroles.« Bon, plus doucement maintenant. C'est cela. Bien.— Perds-tu la tête, eh I magister? dit Pages.— Deviens-tu fou de peur?— Crois-tu que tu es mort?— Je crois que l'eau ne nous gagnera pas ici et que, si nous mourons,au moins nous ne serons pas noyés.— Ça veut dire, magisLer?— Regarde ta lampe.— Eh bien, elle brûle.— Comme d'habitude?— Non; la flamCme est plus vive, mais courte.•—• Est-ce qu'il y a <strong>du</strong> grisou?— Non, dit le magister, cela non plus n'est pas à craindre; pasplus de danger par le grisou que par l'eau qui maintenant ne <strong>mont</strong>erapas d'un pie:l.


'iL'INONDATION. 309;>—• Ne fais donc pas le sorcier.— Je ne fais pas le sorcier. Nous sommes dans une cloche d'air,et c'est l'air comprimé qui empêche l'eau de <strong>mont</strong>er; la re<strong>mont</strong>éefermée à son extrémité fait pour nous ce que fait la cloche à plongeur.L'air refoulé par les eaux s'est amoncelé dans cette galerie etmaintenant il résiste à l'eau et la refoule. »En entendant le magister nous expliquer que nous étions dansune sorte de cloche à plongeur où l'eau ne pouvait pas <strong>mont</strong>er jusqu'ànous, parce que l'air l'arrêtait, il y eut des murmures d'incré<strong>du</strong>lité.«En voilà unehêtise! est-ce que l'eau n'est pas plus forte quetout ?— Oui, dehors, librement; mais, quand tu jettes ton-verre, la.gueule en bas, dans un seau plein, est-ce que l'eau va jusqu'au fondde ton verre? Non, n'est-ce pas? il reste un vide. Eh bien! ce videest maintenu par l'air. Ici, c'est la même chose; nous sommes aufond <strong>du</strong> verre, l'eau ne viendra pas jusqu'à nous.— Ça, je le comprends, dit l'oncle Gaspard, et j'ai dans l'idée,,maintenant, que vous aviez tort, vous autres, de vous moquer sisouvent <strong>du</strong> magister; il sait des choses que nous ne savons pas.— Nous sommes donc sauvés! dit Carrory.— Sauvés? je n'ai pas dit ça. Nous ne serons pas noyés, voilàce que je vous promets. Ce qui nous sauve, c'est que, la re<strong>mont</strong>éeétant fermée, l'air ne peut pas s'échapper. Mais c'est précisémentce qui nous sauve qui nous perd en même temps. L'air ne peut passortir, il est emprisonné; mais nous aussi nous sommes emprisonnés,nous ne pouvons pas sortir.— Quand l'eau va baisser—— Va-t-elle baisser? je n'en sais rien ; pour savoir ça, il faudraitsavoir comment elle est venue, et qui est-ce qui peut le dire?— Puisque tu dis que c'est une inondation?— Eh bien, après ? c'est une inondation, ça, c'est sûr; mais d'oùvient-elle? est-ce la Divonne qui a débordé jusqu'aux puits, est-ce unorage ? est-ce une source qui a crevé ? est-ce un tremblement de terre.Il faudrait être dehors pour dire ça, et par malheur nous sommesdedans.Il"Ii!tiiS. •!?'"••;••»î1:!!!•. :Hitilvii'ili •i Yi ;; 't, "':,i1 •'•tt •'ii


310 SANS FAMILLE.•">— Peut-être que la ville est emportée?— Peut-être.... »II y eut un moment de silence et d'effroi.Le bruit de l'eau avait cessé ; seulement, de temps en temps, onentendait à travers la terre des détonations sourdes, et Ton ressentaitcomme des secousses.« Lamine doit être pleine, dit le magister, l'eau ne s'y engouffreplus.— Et Pierre! » s'écria Pages avec désespoir.Pierre, c'était son fils, piqueur comme lui, qui travaillait à lamine, dans le troisième niveau. Jusqu'à ce moment, le sentiment dela conservation personnelle, toujours si tyrannique, l'avait empêchéde penser à son fils ; mais le mot <strong>du</strong> magister : « la mine est pleine, »l'avait arraché à lui-même.« Pierre! Pierre! cria-t-ilavec un accent déchirant; Pierre! »Rien ne répondit, pas même l'écho; la voix assourdie ne sortitpas de notre cloche.« Il aura trouvé une re<strong>mont</strong>ée, dit le magister; cent cinquantehommes noyés, ce serait trop-horrible ; le bon Dieu ne le voudrapas. » -[ Il me sembla qu'il ne disait pas cela d'une voix convaincue. Centcinquante hommes au moins étaient descen<strong>du</strong>s le matin dans lamine : combien avaient pu re<strong>mont</strong>er par les puits ou trouver unrefuge, comme nous? Tous nos camarades per<strong>du</strong>s, noyés, morts !Personne n'osa plus dire un mot.Mais, dans une situation comme la nôtre, ce n'est pas la sympathieet la pitié qui dominent les cœurs ou dirigent les esprits.« Eh bien ! et nous, ditBergounhoux après un moment de silence,qu'est-ce que nous allons faire?— Que veux-tu faire?/i— Il n'y a qu'à attendre, dit le magister.— Attendre quoi?— Attendre ; veux-tu percer les quarante ou cinquante mètresqui nous séparent <strong>du</strong> jour avec ton crochet de lampe?— Mais nous allons mourir de faim.— Ce n'est pas là qu'est le plus grand danger.


•M.L'INONDATION. 311 tM— Voyons, magisler, parle, tu nous fais peur; où est le danger,le grand danger?•— La faim, on peut lui résister; j'ai lu que des ouvriers, surpriscomme nous par les eaux, dans une mine, étaient restés vingtquatrejours sans manger. Il y a bien des années de cela, c'était <strong>du</strong>tempo des guerres de religion; mais ce serait hier, ce serait la mêmechose* Non, ce n'est pas la faim qui me fait peur, m— Qu'est-ce qui te tourmente, puisque tu dis que les eaux ne peuventpas <strong>mont</strong>er?— Vous sentez-vous des lourdeurs dans la tête, des bourdonnements;respirez-vous facilement? moi, non.— Moi, j'ai mal à la tête.: — Moi, le cœur me tourne.| — Moi, les tempes me battent.] —Moi, je suis tout bête.»î—Eh bien! c'est là qu'est le danger présentement/ Combien de1 temps pouvons-nous vivre dans cet air? Je n'en sais rien. Si j'étaisIun savant au lieu d'être un ignorant, jcA r ous le dirais, landis que je1 ne le sais pas. Nous sommes à une quarantaine de mètres sous terre,jet, probablement, nous avons trente-cinq ou quarante mètres d'eauIau-dessous de nous : cela veut dire que l'air subit une pression de•S3quatre ou cinq atmosphères. Comment vit-on dans cet air comprimé?ïvoilà ce qu'il faudrait savoir et ce que nous allons apprendre à nosdépens, peut-être. »Je n'avais aucune idée de ce que c'était que l'air comprimé, etprécisément pour cela, peut-être, je fus très effrayé des paroles <strong>du</strong>1 magister; mes compagnons me parurent aussi très affectés de cesIparoles; ils n'en savaient pas plus que moi, et, sur eux comme sur| moi, l'inconnu pro<strong>du</strong>isit son effet inquiétant.IPour le magister, il ne perdait pas la conscience de notre situation désespérée, et, quoiqu'il la vit nettement dans toute son horreur, il ne pensait qu'aux moyens à prendre pour organiser notredéfense.« Maintenant, dit-il, il s'agit de nous arranger pour rester icisans danger de rouler à l'eau.— Nous avons des trous.ii -»f • "t.r ?•'SX'iija(.•• ii!r1;I '\\II>Eiïuif'i'1'M'l'r1 ïf ** *!.. t.i


312 SANS FAMILLE.— Croyez-vous que. vous n'allez pas vous fatiguer de rester dansla même position ?— Tu crois donc que nous allons rester ici longtemps?— Est-ce que je sais!— On va venir à notre secours.— C'est certain, mais, pour venir à notre secours, il faut pouvoir.Combien de temps s'écoulera, avant qu'on commence notre sauvetage?Ceux-là seuls qui sont sur la terre peuvent le dire. Nous quisommes dessous, il faut nous arranger pour y être le moins mal possible,car, siTun de nous glisse, il est per<strong>du</strong>.— Il faut nous attacher tous ensemble.— Et des cordes?— Il faut nous tenir par la main.— M'est avis que le mieux est de nous creuser des paliers commedans un escalier 5 nous sommes sept, sur deux paliers nous pourronstenir tous; quatre se placeront sur le premier, trois sur le second.—-Avec quoi creuser?— Nous n'avons pas de pics.— Avec nos crochets de lampes dans le poussier, avec nos couteauxdans les parties <strong>du</strong>res.— Jamais nous ne pourrons.— Ne dis donc pas cela, Pages; dans notre situation on peuttout pour sauver sa vie ; si le sommeil prenait l'un de nous commenous sommes en ce moment, celui-là serait per<strong>du</strong>. »Par son sang-froid et sa décision, le magister avait pris sur nousune autorité qui, d'instant en instant, devenait plus puissante ;c'est là ce qu'il y a de grand et de beau dans le courage, il s'impose.D'instinct, nous sentions que sa force morale luttait contre lacatastrophe qui avait anéanti la nôtre, et nous attendions notre secoursde cette force.Qn se mit au travail, car il était évident que le creusement de cesdeux paliers était la première chose à faire ; il fallait nous établir,sinon commodément, <strong>du</strong> moins de manière à ne pas rouler dans legouffre qui était à nos pieds. Quatre lampes étaient allumées, ellesdonnaient assez de clarté pour nous guider.


£:»,*'!sL'INONDATION. 313iil« Choisissons des endroits où le creusement ne soit pas trop difficile,dit le magister.— Écoutez, dit Fonde Gaspard, j'ai une proposition à YOUS faire :si quelqu'un a la tôle à lui, c'est le magister; quand nous perdionsla raison, il a conservé le sienne; c'est un homme, il a <strong>du</strong> cœuraussi. Il a été piqueur comme nous, et sur bien des choses il en saitplus que nous. Je demande qu'il soit chef de poste et qu'il dirige letravail-— Le magister ! interrompit Carrory, qui était une espèce de brute,une bête de trait, sans autre intelligence que celle qui lui était nécessairepour rouler sa benne, pourquoi pas moi? si on prend unrouleur, je suis rouleur comme lui.— Ce n'est pas un rouleur qu'on prend, animal : c'est un homme,et, de nous tous, c'est lui qui est le plus homme.— Yous ne disiez pas cela hier,— Hier, j'étais aussi bête que toi et je me moquais <strong>du</strong> magistercomme les autres, pour ne pas reconnaître qu'il en savait plus quenous. Aujourd'hui je lui demande de nous commander. Voyons,magister, qu'est-ce que tu YCUX que je fasse? J'ai de bons bras, tusais bien. Et vous, les autres ?— Voyons, magister, on t'obeit.— Et on t 5 obéira.— Ecoulez, dit le magister, puisque vous voulez que je sois chefde poste, je Yeux bien, mais c'est à condition qu'on fera ce que jedirai. Nous pouvons rester ici longtemps, plusieurs jours. Jene sais pas ce qui se passera. Nous serons là comme des naufragéssur un radeau, dans une situation plus terrible même,car sur un radeau, au moins, on a l'air et le jour; on respire etl'on Yoit. Quoi qu'il arrive, il faut, si je suis chef de poste, que YOUS3m'obéissiez.I— On obéira, dirent toutes les Yoix.I — Si YOUS croyez que ce que je demande est juste, oui, on obéira ;1 mais si YOUS ne le croyez pas ?— On le croira.I— On sait bien que tu es un honnête homme, magister.— Et un homme de courage.4UiliilMMîil\t;.rîr.r. :•t :• -,!]}aï'i t!•X


314 SANS FAMILLE.— Et un homme qui en sait long.— 11 ne faut pas te souvenir des moqueries, magistcr. »Je n'avais pas alors l'expérience que j'ai acquise plus lard,et j'étais dans un grand étonnement de voir combien ceux-làmêmes qui, quelques heures auparavant, n'avaient pas assezde plaisanteries pour accabler le magister, lui reconnaissaientmaintenant des qualités; je ne savais pas comme les circonstancespeuvent tourner les opinions et les sentiments de certainshommes.« C'est juré? dit le magister.— Juré! » répondîmes-nous tous ensemble.Alors on se mit au travail. Tous, nous avions des couteauxdans nos poches, de bons couteaux, le manche solide, la lame résistante.« Trois entameront la re<strong>mont</strong>ée, dit le magister, les trois plusforts; et les pins faibles : lîémi, Carrory. Pages et moi, nous rangeronsles déblais.— Non, pas toi, interrompit Compayrou, qui était un colosse, ilne faut pas que tu travailles, magister, tu n'es pas assez solide;tu es l'ingénieur: les ingénieurs ne travaillent pas des bras. »Tout le monde appuya l'avis de Compayrou, disant que, puisquele magister était notre ingénieur, il ne devait pas travailler. On avaitsi bien senti l'utilité de la direction <strong>du</strong> magister que volontiers onl'eût mis dans <strong>du</strong> coton pour le préserver des dangers et des accidents;c'était notre pilote.Le travail que nous avions à faire eût été des plus simples si, nousavions eu des outils, mais avec des couteaux il était difficile et nepouvait être que long. 11 fallait en effet établir deux paliers en lescreusant dans le schiste, et, afin de n'être pas exposés à dévaler surla pente de la re<strong>mont</strong>ée, il fallait que ces paliers fussent assez largespour donner de la place à. quatre d'entre nous sur l'un et à trois surl'autre. Ce fut pour obtenir ce résultat que ces travaux furent entrepris.Deux hommes creusaient le sol dans chaque chantier, et le troisièmefaisait descendre les morceaux de schiste. Le magister, unelampe à la main, allait de Tun à l'autre chantier.


ALORS ON* SE MJ'IVÂU TRAVAIL (l 1 . 31-1 j


L'INONDATION. 315iuEn creusant, on trouva dans la poussière quelques morceauxde hoisage qui avaient été ensevelis là et qui furent très utilespour retenir nos déblais et les empêcher de rouler jusqu'en bas.Après trois heures de travail sans repos, nous avions creusé uneplanche sur laquelle nous pouvions nous asseoir.« Assez pour le moment, commanda le magister, plus tard nousélargirons la planche de manière à pouvoir nous coucher ; il nefaut pas user inutilement nos forces, nous en aurons besoin. »On s'installa, le magister, l'oncle Gaspard, Carrory et moi, sur lepalier inférieur, les trois piqueurs sur le plus élevé.« Il faut ménager nos lampes, dit le magister, qu'on les éteignedonc et qu'on n'en laisse brûler qu'une. »Les ordres étaient exécutés au moment même où ils étaienttransmis.On allait donc éteindre les lampes inutiles, lorsque le magisterfit un signe pour qu'on s'arrêtât.« Une minute, dit-il, un courant d'air peut éteindre notre lampe;ce n'est guère probable, cependant il faut compter sur l'impossible:qu'est-ce qui a des allumettes pour la rallumer? »Bien qu'il soit sévèrementdéfen<strong>du</strong> d'allumer <strong>du</strong> feu dans la mine,presque tous les ouvriers ont des allumettes dans leurs poches ;aussi, comme il n'y avait pas là d'ingénieur pour constater l'infractionau règlement, à la demande: « Quia des allumettes? » quatrevoix répondirent : « Moi ! »« Moi aussi j'en ai, continua le magister, mais elles sont mouillées.»C'était le cas des autres, car chacun avait ses allumettes dans sonpantalon, et nous avions trempé dans l'eau jusqu'à la poitrine oujusqu'aux épaules.Carrory, qui avait la compréhension lente et la parole plus lenteencore, répondit enfin :« Moi aussi j'ai des allumettes.— Mouillées?— - Je ne sais pas, elles sont dans mon bonnet— Alors, passe ton bonnet. »Au lieu de passer son bonnet, comme on le lui demandait, un


316 SANS FAMILLE.bonnet de loutre qui était gros comme un turban de turc de foire,(larrory nous passa une boîte d'allumettes; grâce a la positionquelles avaient occupée pendant notre immersion, elles avaientéchappé à la noyade.« Maintenant, soufflez les lampes, » commanda le magistei\Une seule lampe resla allumée, qui éclaira à peine notre cage.


CIIA PIT 11 E X X V1DANS LA RlîMCNTlîELe silence s'était fait dans lamine; aucun bruit ne parvenait plusjusqu'à nous; à nos pieds l'eau était immobile, sans une ride ou unmurmure. La mine était pleine, comme l'avait dît le magister, clVeau, après avoir envahi toutes les galeries depuis le plancher jusqu'autoit, nous murait dans notre prison plus solidement,plus hermétiquement qu'un mur de pierre. Ce silence lourd, impénétrable,ce silence de mort était plus effrayant, plus stupéfiantque ne l'avait été l'clïroyable vacarme que nous avions enten<strong>du</strong>au moment de l'irruption des eaux ; nous étions au tombeau,enterrés vifs, et trente ou quarante mètres de terre pesaient surnos cœurs.Le travail occupe eldistrait; le repos nous donna la sensation denotre situation, et chez tous, même chez le magister, il y eut unmoment d'anéantissement.


318 SANS FAMILLE.Tout à coup je sentis sur ma main tomber des gouttes chaudes.C'était Carrory qui pleurait silencieusement.Au même instant des soupirs éclatèrent sur le palier supérieur, etune voix murmura à plusieurs reprises :« Pierre, Pierre! »C'était Pages qui pensait à son fils...L'air était lourd à respirer; j'étais oppressé et j'avais des bourdonnementsdans les oreilles.Soit que le magister sentît moins péniblement que nous cetanéantissement, soit qu'il voulût réagir contre et nous empêcher denous y abandonner, il rompit le silence :« Maintenant, dit-il, il faut voir un peu ce que nous avons deprovisions.— Tu crois donc que nous devons rester longtemps emprisonnés?interrompit l'oncle Gaspard.— Non, mais il faut prendre ses précautions : qui est-ce qui a<strong>du</strong> pain ? »Personne ne répondit.« Moi, dis je, j'ai une croûte dans ma poche.— Quelle poche?— La poche de mon pantalon.— Alors ta croûte est de la bouillie. Montre cependant. »Je fouillai dans ma poche où j'avais mis le matin une belle croûtecassante et dorée; j'en tirai une espèce de panade que j'allais jeteravec désappointement quand le magister arrêta ma main.« Garde ta soupe, dit-il, si mauvaise qu'elle soit, tu la trouverasbientôt bonne. »Ce n'était pas là un pronostic très rassurant; mais nous n'yfîmes pas attention; c'est plus tard que ces paroles me sont revenueset m'ont prouvé que dès ce moment le magister avait pleineconscience de notre position, et que, s'il ne prévoyait pas, par lemenu, les horribles souffrances que nous aurions à supporter, aumoins il ne se faisait pas illusion sur les facilités de notre sauvetage.• «c Personne n'a plus de pain ? » dit-il.On ne répondit pas.


1 il!IDANS LA REMONTEE. 3iS j|$41« Cela est fâcheux, continua-t-il.— Tu as donc faim ? interrompit Compayrou.— Je ne parle pas pour moi, mais pour Rémi et Carrory : hpain aurait été pour eux.4— Et pourquoi ne pas le partager entre nous tous? dit Bergounhoux,ce n'est pas juste ; nous sommes tous égaux devant la faim.H— Pour lors, s'il y avait eu <strong>du</strong> pain, nous nous serions fâchés. jj-.Vous aviez promis pourtant de m'obéir; mais je vois que vous nem'obéirez qu'après discussion et que si YOUS jugez que j'ai raison.— Il aurait obéi!— C'est-à-dire qu'il y aurait peut-être eu bataille. Eb bien! il nefaut pas qu'il y ait bataille, et pour cela je vais vous expliquer pourquoile pain aurait été pour Rémi et pour Carrory. Ce n'est pas moiqui ai fait cette règle, c'est la loi, la loi qui a dit que, quand plusieurspersonnes mouraient dans un accident, c'était jusqu'àsoixante ans la plus âgée qui serait présumée avoir survécu, ce quirevient à dire que Rémi et Carrory, par leur jeunesse, doiventopposer moins de résistance à la mort que Pages et Compayrou.— Toi, magister, tu as plus de soixante ans.— Oh ! moi, je ne compte pas ; d'ailleurs je suis habitué à ne pasme gaver de nourriture.— Par ainsi, dit Carrory après un moment de réflexion, le painaurait donc été pour moi, si j'en avais eu?— Pour toi et pour Rémi.— Si je n'avais pas voulu le donner?— On te l'aurait pris : n'as-tu pas juré d'obéir?»11 resta assez longtemps silencieux, puis tout à coup, sortant unemiche de son bonnet :« Tenez, en voilà un morceau.— C'est donc le bonnet inépuisable que le bonnet de Carrory?— Passez le bonnet, dit le magister. »Carrory voulut défendre sa coiffure; on la lui enleva de force eton la passa au magister.Celui-ci demanda la lampe et regarda ce qui se trouvait dans leretroussis <strong>du</strong> bonnet. Alors, quoique nous ne fussions assui'émentpas dans une situation gaie, nous eûmes une seconde de détente.It ;"Av ''-;ili •11i *


320 SANS FAMILLE.Il y avait dans ce bonnet : une pipe, <strong>du</strong> tabac, une clef, un mor-*ceau de saucisson, un noyau de pêcbe percé en sifflet, des osseletsen os de mouton, trois noix fraîcbes, un oignon ; c'est-à-dire quec'était un garde-manger et un garde-meuble.« Le pain et le saucisson seront partagés entre toi et Rémi, cesoir.— Mais j'ai faim, répliqua Carrory d'une voix dolente, j'ai faimtout de suite.— Tu auras encore plus faim ce soir.— Quel malheur que ce garçon n'ait pas eu de <strong>mont</strong>re dans songarde-meuble! Nous saurions l'heure; la mienne est arrêtée. »La mienne Tétait aussi, pour avoir trempé dans l'eau.Celle idée de <strong>mont</strong>re nous rappela à la réalité. Quelle heureétait-il? Depuis combien de temps étions-nous dans la re<strong>mont</strong>ée?On se consulta, mais sans tomber d'accord. Pour les uns, il étaitmidi; pour les autres, six heures <strong>du</strong> soir, c'est-à-dire que pourceux-ci nous étions enfermés depuis plus de dix heures et pourceux-là depuis moins de cinq. Ce fut là que commença notre différenced'appréciation, différence qui se renouvela souvent et arrivaà des écarts considérables.Nous n'étions pas en disposition de parler pour ne rien dire.Lorsque la discussion sur le temps fut épuisée, chacun se tut etparut se plonger dans ses réflexions.Quelles étaient celles de mes camarades ? Je n'en sais rien ; mais,si j'en juge par les miennes, elles ne devaient pas être gaies.Malgré l'esprit de décision <strong>du</strong> magister, je n'étais pas <strong>du</strong> toutrassuré sur notre délivrance. J'avais peur de l'eau, peur de l'ombre,peur de la mort; le silence m'anéantissait ; les parois incertaines dela re<strong>mont</strong>ée m'écrasaient comme si de tout leur poids elles m'eussentpesé sur le corps. Je ne reverrais donc plus Lise, ni Etiennette,ni Alexis, ni Benjamin ? qui les rattacherait les uns aux autres aprèsmoi? Je ne verrais donc plus Arthur, ni M me Milligan, ni Matlia,ni Capi? Pourrait-on jamais faire comprendre à Lise que j'étaismort pour elle? Et mère Barberin, pauvre mère Barberin! Mespensées s'enchaînaient ainsi toutes plus lugubres les unes que lesautres ; et, quand je regardais mes camarades pour me distraire et


! M".il£'I 1 !:I:'iDANS LA REMONTÉE. 321que je les voyais tout aussi accablés, tout aussi anéantis que moi,je revenais à mes réflexions, plus triste et plus sombre encore. Euxcependant ils étaient habitués à la vie de la mine, et par là ils nesouffraient pas <strong>du</strong> manque d'air, de soleil, de liberté; la terre nepesait pas sur eux.Tout à coup, au milieu <strong>du</strong> silence, la voix de l'oncle Gaspards'éleva :« M'est avis, dit-il, qu'on ne travaille pas encore à notre sauvetage.— Pourquoi penses-tu ça?—- Nous n'entendons rien.— Toute la ville est détruite, c'était un tremblement de terre.— Ou bien dans la ville on croit que nous sommes tous per<strong>du</strong>set qu'il n'y a rien à faire pour nous.—- Alors nous sommes donc abandonnés?— Pourquoi pensez-vous cela de vos camarades ? interrompit lemagistcr, ce n'est pas juste de les accuser. Vous savez bien que,quand il y a des accidents, les mineurs ne s'abandonnent pas lesuns les autres, et que vingt hommes, cent hommes, se feraientplutôt tuer que de laisser un camarade sans secours. Vous savezcela, hein?— C'est vrai.— Si c'est vrai, pourquoi voulez-vous qu'on nous abandonne ?— Nous n'entendons rien.— Il est vrai que nous n'entendons rien. Mais ici pouvons-nousentendre? Qui sait cela? pas moi. Et puis encore quand nous pourrionsentendre, et qu'il serait prouvé qu'on ne travaille pas, celaprouverait-il en même temps qu'on nous abandonne? Est-ce quenous savons comment la catastrophe est arrivée? Si c'est un tremblementde terre, il y a <strong>du</strong> travail dans la ville pour ceux qui ontéchappé. Si c'est seulement une inondation, comme j'en ai l'idée, ilfaut savoir dans quel état sont les puits. Peut-être se sont-ils effondrés,la galerie de la lampisterie a pu s'écrouler.- Il faut le tempsd'organiser le sauvetage. Je ne dis pas que nous serons sauvés,mais je suis sûr qu'on travaille à nous sauver. «Il dit cela d'un ton énergique qui devait convaincre les plus incré<strong>du</strong>leset les plus effrayés.m'-H! il.W'.-•'ri l;; ;in1 x- '• Jf IIi ;iiiM":H ilt


322 SANS FAMILLE.Cependant Bergounhoux répliqua :« Et si Ton nous croit tous morts?— On travaille tout de même, mais, si tu as peur de cela, prouvons-leurque nous sommes vivants; frappons contre la paroi aussifort que nous pourrons. Vous savez comme le son se transmet ïitravers la terre; si l'on nous entend, on saura qu'il faut se hâter,et notre bruit servira à diriger les recherches. »Sans attendre davantage, Bergounhoux, qui était chaussé degrosses bottes, se mit à frapper avec force comme pour le rappeldes mineurs, et ce bruit, l'idée surtout qu'il éveillait en nous, noustira de notre engourdissement. Àllait-on nous entendre? Allait-onnous répondre?« Voyons, magister, dit l'oncle Gaspard, si Ton nous entend,qu'est-ce qu'on va faire pour venir à notre secours?— 11 n'y a que deux moyens, et je suis sur que les ingénieursvont les employer tous deux : percer des descentes pour venir à larencontre de notre re<strong>mont</strong>ée, et épuiser lcau.— Oh ! percer des descentes !— Ah ! épuiser l'eau ! »Ces deux interruptions ne déroutèrent pas le magister.« Nous sommes à quarante mètres de profondeur, n'est-ce pas?en perçant six ou huit mètres par jour, c'est sept ou huit jourspour arriver jusqu'à nous.— On ne peut pas percer six mètres par jour.— En travail ordinaire, non, mais pour sauver des camarades onpeut bien des choses.— Jamais nous ne pourrions vivre huit jours ; pensez donc,magister, huit jours!— Eh bien, et l'eau? Comment l'épuiser?— L'eau, je ne sais pas; il faudrait savoir ce qu'il en est tombédans la mine, 200,000 mètres cubes, 300,000 mètres, je n'en saisrien. Mais, pour venir jusqu'à nous, il n'est pas nécessaire d'épuisertout ce qui est tombé, nous sommes au premier niveau. Et commeon va organiser les trois puits à la fois avec deux bennes^ cela ferasix bennes de 25 hectolitres chaque, qui puiseront l'eau ; c'est-à-dire


i^'à.DANS LA REMONTEE. 323que 150 hectolitres d'un même coup seront versés dehors. Vousvoyez que cela peut aller encore assez vite. »Une discussion confuse s'engagea sur les moyens les meilleurs àemployer; mais ce qui pour moi résulta de cette discussion, c'estqu'en supposant une réunio.i extraordinaire de circonstances favorables,nous devions rester au moins huit jours dans notre sépulcre.Huit jours ! le magistcr nous avait parlé d'ouvriers qui étaientrestés engloutis vingt-quatre jours. Mais c'était un récit, et nous,celait la réalité. Lorsque cette idée se fut emparée de mon esprit, jen'entendis plus un seul mot de la conversation. Huit jours !Je ne sais depuis combien de temps j'étais accablé sous cetteidée, lorsque la discussion s'arrêta« Lcoulez donc, dit Carrory, qui, précisément par cela qu'il étaitassez près de la brute, avait les facultés de l'animal plus développéesque nous tous.— Quoi donc?— On entend quelque chose dans l'eau.— Tu auras l'ait rouler une pierre.— Non, c'est un bruit sourd. »Nous écoutâmes.J'avais .Foreillç fine, mais pour les bruits de la vie et de la terre;je n'entendis rien. Mes camarades, qui, eux, avaient l'habitude desbruits de la mine, furent plus heureux que moi.« Oui, dit le magistcr, il se passe quelque chose dans l'eau. Il— Quoi, magistcr?— Je ne sais pas. •— L'eau qui tombe.— Non, le bruit n'est pas continuel, il est par secousses etrégulier.— Par secousses et régulier, nous sommes sauvés, enfants! c'estle bruit des bennes d'épuisement dans les puits.— Les bennes d'épuisement... »Tous en même temps, d'une même voix, nous répétâmes cesdeux mots et, comme si nous avions été touchés par une commotionélectrique, nous nous levâmes.Nous n'étions plus à quarante mètres sous terre, l'air n'était plusii •JilKi V >i î ;- • .•il-t.:v3'3ir|; ;à•di- c**j«*\v., *f-;(i'I.-.M.}•MVJ î -i " 'ilil.I 1•i tiii 1 1Al«••AM. ju-m»- JM-X MJ'JTtl'i—U-l—Vzr*


ï2iSANS FAMILLE.comprimé, les parois de la re<strong>mont</strong>ée ne nous pressaient plus, nosbourdonnements d'oreilles avaient cessé, nous respirions librement,nos cœurs battaient dans nos poitrines!Carrory me prit la main et, me la serrant fortement :te Tu es un bon garçon, dit-il.— Mais, non, c'est toi.— Je le dis que c'est toi.— Tu as le premier enten<strong>du</strong> les bornes. »Il voulut à toute force que je fusse un bon garçon; il y avait«n lui quelque chose comme l'ivresse <strong>du</strong> buveur. Et de fait n'étionsnouspas ivres d'espérance? mais celte espérance ne devait pas seréaliser de sitôt, ni pour nous tous.Avant de revoir la chaude lumière <strong>du</strong> soleil, avant d'entendre lebruit <strong>du</strong> vent dans les feuilles, nous devions rester là pendant delongues et cruelles journées, souffrant toutes les souffrances, nousdemandant avec angoisse si jamais nous verrions cette lumière elsi jamais il nous serait donné d'entendre cette douce musique.Mais, pour vous raconter cette effroyable catastrophe des mines dela Truyère, telle qu'elle a eu lieu, je dois vous dire maintenant commentelle s'était pro<strong>du</strong>ite, et quels moyens les ingénieurs employaientpour nous sauver.Lorsque nous étions descen<strong>du</strong>s dans la mine, le lundi matin, leciel était couvert de nuages sombres et tout annonçait un orage.Vers sept heures cet orage avait éclaté accompagné d'un véritabledéluge. Les nuages qui traînaient bas s'étaient engagés dans lavallée tortueuse de la Divonne et, pris dans ce cirque de collines,ils n'avaient pas pu s'élever au-dessus ; tout ce qu'ils renfermaientde pluie, ils l'avaient versé sur la vallée ; ce n'était pas une averse,c'était une cataracte, un déluge. En quelques minutes les eaux dela Divonne et des.affluenls avaient gonflé, ce qui se comprend facilement,car, sur un sol de pierre, l'eau n'est pas absorbée, mais,suivant la pente <strong>du</strong> terrain, elle roule jusqu'à la rivière. Subitementles eaux de la Divonne coulèrent à pleins bords dans son litescarpé, et celles des torrents de Saint-Àndéol et de la Truyèredébordèrent, Refoulées par la crue de la Divonne, les eaux <strong>du</strong>


f31DANS LA REMONTEE. 325Iravin de la Truyère ne trouvèrent pas à s'écouler, et alors elless'épanchèrent sur le terrain qui recouvre les mines. Ce débordements'était fait d'une façon presque instantanée; mais les ouvriers<strong>du</strong> dehors occupés au lavage <strong>du</strong> minerai, forcés par l'orage de semettre h l'abri, n'avaient couru aucun danger. Ce n'était pas lap remière fois qu'une inondation arrivait à la Truyère, et, comme lesouvertures des trois puits étaient à des hauteurs où les eaux nepouvaient pas <strong>mont</strong>er, on n'avait d'autre inquiétude que de préserverles amas de bois qui se trouvaient préparés pour servir auboisage des galeries.(Tétait à ce soin que s'occupait l'ingénieur de la mine, lorsquetout à coup il vit les eaux tourbillonner et se précipiter dans ungouffre qu'elles venaient de se creuser. Ce gouffre se trouvait surl'affleurement d'une couche de charbon.11 n'a pas besoin de longues réflexions pour comprendre ce quivient de se passer : les eaux se sont précipitées dans la mine, etle plan de la couche leur sert de lit; elles baissent au dehors;la mine va être inondée, elle va se remplir; les ouvriers vont êtrenoyés.11 court au puits Saint-Julien et donne des ordres pour qu'on ledescende. Mais, prêt à mettre le pied dans la benne, il s'arrête. Onentend dans rinlôrieur de la mine un tapage épouvantable : .c'estle torrent des eaux.5« Ne descendez pas, » disent les hommes qui l'entourent en voulantle retenir.Mais il se dégage de leur étreinte et, prenant sa <strong>mont</strong>re dans sonj gilet :j« Tiens* dit-il en la remettant à l'un de ces hommes, tu donnerasî ma <strong>mont</strong>re à ma fille, si je ne reviens pas. »| Puis, s'adressant à ceux qui dirigent la manœuvre des bennes:\ « Descendez, » dit-il.La benne descend; alors, levant la tête vers celui auquel il aremis sa <strong>mont</strong>re :« Tu lui diras que son père l'embrasse. »La benne est descen<strong>du</strong>e. L'ingénieur appelle. Cinq mineurs arrivent.11 les fait <strong>mont</strong>er dans la benne. Pendant qu'ils sont enlevés,iliiiin•


326 SANS FAMILLE.il pousse de nouveaux cris, mais inutilement; ses cris sont couvertspar le bruit des eaux et des effondrements.Cependant les eaux arrivent dans la galerie, et à ce moment l'ingénieuraperçoit des lampes. II court vers elles ayant de l'eau jusqu'auxgenoux et ramène trois hommes encore. Lu benne est redescen<strong>du</strong>e,il les fait placer dedans et veut retourner au-devant deslumières qu'il aperçoit. Mais les hommes qu'il a sauvés l'enlèventde force et le tirent avec eux dans la benne en faisant le signal dere<strong>mont</strong>er. II est temps, les eaux ont tout envahi.Ce moyen de sauvetage est impossible. II faut recourir à un autre.Mais lequel? Autour de lui il n'a presque personne. Cent cinquanteouvriers sont descen<strong>du</strong>s, puisque cent cinquante lampes ont étédistribuées le matin ; trente lampes seulement ont été rapportées àla lampisterie, c'est cent vingt hommes qui sont restés dans lamine. Sont-ils morts? sont-ils vivants? ont-ils pu trouver un refuge?Ces questions se posent avec une horrible angoisse dans son espritépouvanté.Au moment où l'ingénieur constate que cent vingt hommes sontenfermés dans lamine, des explosions ont lieu au dehors à différentsendroits ; des terres, des pierres sont lancées à une grande hauteur;les maisons tremblent comme si elles étaient secouées par un tremblementde terre. Ce phénomène s'explique pour l'ingénieur : lesgaz et l'air, refoulés par les eaux, se sont comprimés dans les re<strong>mont</strong>éessans issues, et là où la charge de terre est trop faible, au-dessusdes affleurements, ils font éclater Técorcc de la terre comme lesparois d'une chaudière. La mine est pleine: la catastrophe est consommée.Cependant la nouvelle s'est répan<strong>du</strong>e dans Varses; de tons cotésla foule arrive à la Truyère, des travailleurs, des curieux, les femmes,les enfants des ouvriers engloutis. Ceux-ci interrogent, cherchent,demandent. Et comme on ne peut rien leur répondre, lacolère se mêle à la douleur. On carlin la vérité. C'est la faute del'ingénieur. A mort l'ingénieur! à mort! Et Ton se prépare àenvahir les bureaux où l'ingénieur, penché sur le plan, sourd auxclameurs, cherche dans quels endroits les ouvriers ont pu se réfugieret par où il faut commencer le sauvetage.


IH: T^lj? «:OTKSJ.A'-,nolJLE AlilïlVK (l». 326)


Si;!S%DANS LA REMONTÉE. 327Heureusement les ingénieurs des mines voisines sont accourus àla tôte de leurs ouvriers, et-avec eux les ouvriers de la ville. Onpeut contenir la foule, on lui parle. Mais que peut-on lui.dire?Cent vingt hommes manquent. Où sont-ils?« Mon père? —• Où est mon mari? — Rendez-moi mon fils ! »Les voix sont brisées, les questions sont étranglées par les sanglots.Que répondre à ces enfants, à ces femmes, à ces mères?Un seul mot, celui des ingénieurs réunis en conseil : « Nousallons chercher, nous allons faire l'impossible. »Et le travail de sauvetage commence.Trouvera-t-on un seul survivant parmi ces cent vingt hommes?Le doute est puissant, l'espérance est faible. Mais peu importe. Enavant !Les travaux de sauvetage sont organisés comme le magisterl'avait prévu. Des bennes d'épuisement sont installées dans les trois -puits, et elles ne s'arrêteront plus ni jour ni nuit, jusqu'au momentoù la dcrnièye goutte d'eau sera versée dans la Divonne.En même temps on commence à creuser des galeries. Où vat-on?on rie sait trop; un peu au hasard, mais on va. Il y eut divergencedans le conseil des ingénieurs sur l'utilité de ces galeriesqu'on doit diriger à l'aventure, dans l'incertitude où Ton est sur laposition des ouvriers encore vivants; mais l'ingénieur de la mineespère que des hommes auront pu se réfugier dans les vieux travaux,où l'inondation n'aura pas pu les atteindre, et il veut qu'unpercement direct, à partir <strong>du</strong> jour, soit con<strong>du</strong>it vers ces vieuxtravaux, ne <strong>du</strong>t-on sauver personne.Ce percement est mené sur une largeur aussi 'étroite que possible;afin de perdre moins de temps, et un seul piqueur est à l'avancement;le charbon qu'il abat est enlevé au fur et à mesure, dans descorbeilles qu'on se passe en faisant la chaîne; aussitôt que lepiqueur est fatigué, il est remplacé par un autre. Ainsi, sans reposet sans relâche, le jour comme la nuit, se poursuivent simultanémentces doubles travaux : l'épuisement et le percement.Si le temps est long pour ceux qui <strong>du</strong> dehors travaillent à notredélivrance, combien plus long encore l'est-il pour nous, impuis-


; !• Itfi :[ ;i :328 SANS FAMILLE.> ti! :M: 1; iI ;r i• iri ii !st ;i!l• ifi' 4• I >• * I' Isauts et prisonniers, qui n'avons qu'à attendre sans savoir si Tonarrivera à nous assez tôt pour nous sauver !Le bruit desbenties d'épuisement ne nous maintint pas longtempsdans la fièvre de joie qu'il nous avait tout d'abord donnée. La réactionse fit avec la réflexion. Nous n'étions pas abandonnés,' ons'occupait de notre sauvetage, c'était là l'espérance; l'épuisementse ferait-il assez vite? c'était là l'angoisse.Aux tourments de l'esprit se joignaient d'ailleurs maintenant lestourments <strong>du</strong> corps. La position dans laquelle nous étions obligésde nous tenir sur notre palier était des plus fatigantes; nous nepouvions plus faire de mouvements pour nous dégourdir, et nosdouleurs" de tête étaient devenues vives et gênantes.De nous tous Carrorv était le moins affecté.« J'ai faim, disait-il de temps en temps; magister, je voudraisbien le pain. »À la fin le magister se décida à nous passer un morceau de lamiche sortie <strong>du</strong> bonnet de loutre.« Ce n'est pas assez, dit Carrory.— 11 faut que la miche <strong>du</strong>re longtemps. »Les autres auraient partagé notre repas avec plaisir; mais ils.avaient juré d'obéir, et ils tenaient leur serment.« S'il nous est défen<strong>du</strong> de manger, il nous est permis de boire,dit Compayrou.— Pour ça, tant que tu voudras, nous avons l'eau à discrétion.— Epuise la galerie. »Pages voulut "descendre, mais le magister ne le permit pas.« Tu ferais ébouler un déblai ; Rémi est plus léger et plus adroitil descendra et nous passera.l'eau.— Dans quoi ?— Dans ma botte. »On me donna une botte et je me préparai à me laisser glissejusqu'à-l'eau.« Attends un peu, dit le magister, que je te donne la main.— N'ayez pas peur, quand je tomberais, cela ne ferait rien, jesais nager.— Je veux te donner la main. *' F I.' : 1•• ? J. 1 '" i l• i


ilT*.vDANS LA REMONTÉE. 323mAu moment où le magister se penchait, il partit en avant, et soitqu'il eût mal calculé son mouvement, soit que son corps fût engourdipar l'inaction, soit enfin que le charbon eût manqué sous son poids,il glissa sur la pente de la re<strong>mont</strong>ée et s'engouffra dans l'eau sombrela tête la première. La lampe qu'il tenait pour in éclairer roulaaprès lui et disparut aussi. Inslantanément nous fûmes plongésdans la nuit noire, et un cri s'échappa de toutes nos poitrines enmême temps. Par bonheur j'étais déjà en position de descendre, jeme laissai aller sur le dos et j'arrivai dans l'eau une seconde àpeine après le magister.Dans mes voyages avec Vitalis j'avais appris assez à nager et à| plonger pour me trouver aussi bien à mon aise dans l'eau que surj ta terre ferme; mais comment se diriger dans ce trou sombre?jJe n'avais pas pensé à cela quand je m'étais laissé glisser, je| n'avais pensé qu'au magister qui allait se noyer, et avec l'instinct3 <strong>du</strong> terre-neuve je m'étais jeté à l'eau.| Où chercher? De quel côté étendre le bras? Comment plonger?C'était ce que je me demandais quand je me sentis saisir àl'épaule par une main crispée et je fus entraîné sous l'eau. Unbon coup de pied me lit re<strong>mont</strong>er à la surface: la main ne m'avaitpas lâché.'?3- : J« Tenez-moi bien, magister, et appuyez en levant la tête, vousêtes sauvé. »Sauvés ! nous ne l'étions ni l'un ni l'autre, car je ne savais dequel côté nager. Une idée me vint.% « Parlez donc, vous autres! m'écriai-jc.I — Où es-tu, Rémi ? »IC'était la voix de l'oncle Gaspard; elle m'indiqua ma direction.û11 fallait se diriger sur la gauche.| « Allumez une lampe. »' VaPresque aussitôt une flamme parut; je n'avais que le bras àHallonger pour toucher le bord, je me cramponnai d'une main à Unmorceau de charbon, et j'attirai le magister.Pour lui il était grand temps, car il avait bu et la suffocationcommençait déjà. Je lui maintins la tête hors de l'eau, et il revintSbien vite à lui.W!;'.••I* ii ".;.].;*•!•. t.' 1 .•^ v, >».• ••.\ii ; ;'^I13*£ *î


330 SANS FAMILLE.L'oncle Gaspard cl Carrory, penchés en avant, tendaient versnous leurs bras, tandis que Pages, descen<strong>du</strong> de son palier sur lenôtre, nous éclairait. Le magister, pris d'une main par l'oncleGaspard, de l'autre par Carrory, fut hissé jusqu'au palier, pendantque je le poussais par derrière. Puis, quand il fut arrivé, je re<strong>mont</strong>aià mon tour. Déjà il avait retrouvé sa pleine connaissance.« Viens ici, me dit-il, que je l'embrasse; lu m as sauvé la vie.— Vous avez déjà sauvé la notre.— Avec tout ça, dit Carrory, qui n'était point de nature à selaisser prendre par les émotions pas plus qu'à oublier ses pclilcsaffaires, — ma botte est per<strong>du</strong>e, et je n'ai pas bu.— Je vais te la chercher, ta boite. »Mais on m'arrêta.« Je le le défends, dit le mainslcr.— Eh bien ! qu'on m'en donne une autre, que je rapporte à boiic,au moins.— Je n'ai plus soif, dit Compayrou.— Pour boire à la santé <strong>du</strong> maiiisler. »El je me laissai glisser une seconde l'ois, mais moins vite que lapremière et avec plus de précaution.Echappés à la noyade, nous eûmes le désagrément, le magister clmoi, d'être mouillés des pieds à la tête. Tout d'abord nous n'avionspas pensé à cet ennui, mais le froid de nos vêlements trempés nousle rappela bientôt.« 11 faut passer une veste à l\émi, » dit le magislcr.Mais personne ne répondit à cet appel, qui, s'adressanlà tous,n'obligeait ni celui-ci, ni celui-là.« Personne ne parle?•— Moi, j'ai froid, dit Carrory.— Eh bien, cl nous qui sommes mouillés, nous avons chaud!— Il ne (allait pas tomber à Peau, vous autres.— Puisqu'il en est. ainsi, dit le magislcr, on va tirer au sort quidonnera une partie de ses vêlements. Je voulais bien m'en passer.Mais maintenant je demande F égal i Le. »Comme nous avions déjà été tous mouillés, moi jusqu'au, cou clles plus grands jusqu'aux hanches, changer de vêtements n'était pas


DANS LA REMONTEE. 331une grande faveur ; cependant le magistcr tint à ce que ce changements'exécutât, et, favorisé par le sort, j'eus la veste de Compayrou ;or. (Vunpavrou avant des jambes aussi longues que tout mon corps,sa veste était sèche. Enveloppé dedans, je ne tardai pas à me réchauffer.Après cet incident désagréable qui nous avait un momentsecoués, 1 anéantissement nous reprit bientôt, et avec lui les idéesde mort. Sans doute ces idées pesaient plus lourdement sur mescamarades que sur moi, car, lundis qu'ils restaient éveillés, dansun anéantissement stupide, je finis par m'endormir.^iais la place n'était pas favorable, et j'étais exposé à rouler dansl'eau. Alors le magister, voyant le danger que je courais, me prit latèle sous son bras. Il ne me tenait pas serré bien fort , mais assezpour m'empêcher de tomber, et j'étais là comme un enfant sur lesuenoux de sa mère. C'était non seulement un homme à la têtesolide, niais encore un bon cœur. Quand je m'éveillais à moitié, ilchangeait seulement de position son bras engourdi, puis aussitôt ilreprenait son immobilité, et à mi-voix il me disait :« Dors, garçon, n'aie pas peur, je te tiens; dors, petit. »VA je me rendormais sans avoir peur, car je sentais bien qu'il neme lâcherait pas.Le temps s'écoulait, et toujours régulièrement nous entendions lesbennes plonger dans l'eau.


CHAPITRE XXV11SAUVETAGEINulrc position était devenue insupportable sur notre palier tropétroit; il lui décidé qu'on élargirait ce palier, et chacun se mil à labesogne. A coups de couteau on recommença à fouiller dans lecharbon et à faire descendre les déblais.Comme nous avions maintenant un point d'appui solide sous lespieds, ce travail fut plus facile, el l'on arriva à entamer assez laveine pour agrandir notre prison.Ce fut un grand soulagement quand nous pûmes nous étendre detout notre long sans rester assis, les jambes ballantes.Bien que la miche de Carrory nous eùl été étroitement mesuréenous en avions vu le bout. Au reste, le dernier morceau nous avaitété distribué à temps pour venir jusqu'à nous. Car, lorsque le ma^islernous l'avait donné, il avait été facile de comprendre, aux regardsdes piqueurs, qu'ils ne souffriraient pas une nouvelle distribution


SAUVETAGE. 333sans demander, et, si on ne la leur donnait pas, sans prendre leurpart.On en vint à ne plus parler pour ainsi dire, et autant nousavions été loquaces au commencement de notre captivité, autantnous lûmes silencieux quand elle se prolongea.Les deux seuls sujets de nos conversations roulaient éternellementsur les deux mêmes questions : quels moyens on employait pourvenir à nous, cl depuis combien de temps nous étions emprisonnés.Mais ces conversations n'avaient plus l'ardeur des premiers moments:si l'un de nous disait un mol, souvent ce mol n'était pasrelevé, ou, lorsqu'il l'était, c'était simplement en quelques parolesbrèves : on pouvait varier <strong>du</strong> jour à la nuit, <strong>du</strong> blanc au noir, sanspour cela susciter la colère ou la simple contradiction.« C'est bon, on verra. »Klions-nous ensevelis depuis deux jours ou depuis six? On verraitquand le moment de la délivrance serait venu. Mais ce momenlviendrait il? Pour mou je commençais à en douter fortement.Au reste, je n'étais pas le seul, et parfois il échappait à mes camaradesdes oliservations qui prouvaient que le doute les envahissaitaussi.« Ce qui me console, si je reste ici, dit Bcrgounhoux, c'est quela compagnie fera une rente à ma femme et à mes enfants; au moinsils ne seront pas à la charité. »Assurément, le magister s'était dit qu'il entrait dans ses fonctionsde chef non seulement, de nous défendre contre les accidents de lacatastrophej mais encore de nous protéger contre nous-mêmes.Aussi, quand l'un de nous paraissait s'abandonner, intervenait-ilaussitôt par une parole réconfortante.«< Tu ne testeras pas plus que nous ici; les bennes fonctionnent,l'eau baisse.— Où baisse-t-elle?— Dans les puits.— VA dans la galerie?— Ça viendra; il faut attendre.— Dites donc, Bergounhoux, interrompit Carrory avec l'à-proposet la promptitude qui caractérisaient toutes ses observations, si la


33^SANS FAMILLE.compagnie fait faillite comme celle <strong>du</strong> magister, c'est voire femmequi sera volée!— Veux-tu te taire, imbécile! la compagnie est riche.— Elle élait riche quand elle avait lamine, mais maintenant quela mine est sous l'eau! Tout de même, si j'étais dehors, au lieud'être ici, je serais content.— Parce que?— Pourquoi donc qu'ils étaient fiers, les directeurs et les ingénieurs?ça leur apprendra. Si l'ingénieur élait descen<strong>du</strong>, ça seraitdrôle, pas vrai? Monsieur l'ingénieur, faut-il porter votre boussole?— Si l'ingénieur était descen<strong>du</strong>, tu resterais ici, grande bêle, etnous aussi.— Ah! vous autres, vous'savcz, il ne faut pas vous gêner, maismoi, j'ai autre chose à faire; mes châtaignons, qui est-ce qui lessécherait? Je demande que" l'ingénieur re<strong>mont</strong>e alors; c'était pourrire. Salut, monsieur l'ingénieur! »À l'exception <strong>du</strong> magister qui cachait ses sentiments et de Carroryqui ne sentait pas grand'chose, nous ne parlions plus de délivrance,et c'étaient toujours les mots de mort et d'abandon qui <strong>du</strong> cœurnous <strong>mont</strong>aient aux lèvres.« Tu as beau dire, magister, les bennes ne tireront jamais assezd'eau.— Je vous ai pourtant déjà fait le calcul plus de vingt fois ; unpeu de patience.— Ce n'est pas le calcul qui nous tirera d'ici. »Cette réflexion était de Pages.« Qui alors ?— Le bon Dieu.— Possible; que sa volonté soit faite, répliqua le magister, ilpeut nous en tirer.— Si nous sommes ici, dit Pages, c'est bien sûr parce qu'il y aparmi nous des méchants que Dieu veut punir.— Cela, c'est certain, dit Bergounhoux, Dieu veut donner à l'unde nous l'occasion d'expier et de racheter une faute. Est-ce Pages?est-ce moi? Je ne sais pas. Pour moi, tout ce que je peux dire, c'estque je paraîtrais devant Dieu la conscience plus tranquille, si je


• ! ; Ii •• •:ri• i. ^SAUVETAGE. 335" '- I', ' •; im'étais con<strong>du</strong>it en meilleur chrétien en ces derniers temps; je luidemande pardon de mes fautes de tout mon cœur. »El, se mettant à genoux, il se frappa la poitrine.« Pour moi, s'écria Pages, je ne dis pas que je n'ai pas des péchéssur la conscience et je m'en confesse à vous tous; mais mon bonange et saint Jean, mon patron, savent bien que je n'ai jamaispéché volontairement, je n'ai jamais fait de tort à personne. »Je ne sais si c'était l'influence de celle prison sombre, la peur dela mort, la faiblesse <strong>du</strong> jeûne, la clarté mystérieuse de la lampe quiéclairait à peine cette scène étrange, mais j'éprouvais une émotionprofonde en écoutant celle confession publique, et, comme Pages etBergounhoux, j'étais prêt à me mettre à genoux pour me confesseravec eux.Tout à coup derrière moi un sanglot éclata, et, m'élant retourné,je vis l'immense Compayrou qui se jetait à deux genoux sur la terre.Depuis quelques heures il avait abandonné le palier supérieur pourprendre sur le nôtre la place de Carrory, et il était mon voisin.« Le coupable, s'écria-t-il, n'est ni Pages ni Bergounhoux; c'estmoi ! C'est moi.que le bon Dieu punit, mais je me repens, je merepens. Voilà la vérité, écoulez-la : si je sors, je jure de réparer lemal, si je ne sors pas, vous le réparerez, vous autres. Il y a un an,Llouquclte a été condamné à cinq ans de prison pour avoir volé une<strong>mont</strong>re dans la chambre de Vidal. 11 est innocent. C'est moi qui aifait le coup. La <strong>mont</strong>re est cachée sous mon lit; en levant le troisièmecarreau à gauche on la trouvera.— À l'eau! à l'eau! s'écrièrent en même temps Pages et Bergounhoux.— Si vous voulez le jeter à l'eau, vous m'y jetterez avec lui, ditle magister.— Eh bien, non! dirent-ils, nous ne le pousserons pas à l'eau;mais c'est à une condition : tu vas le laisser dans le coin ; personnene lui parlera, personne ne fera attention à lui.— Ça, c'est juste, dit le magister, il n'a que ce qu'il mérite. »Après ces paroles <strong>du</strong> magister qui étaient pour ainsi dire un jugementcondamnant Compayrou, nous nous tassâmes tous les troisles uns contre les autres, l'oncle Gaspard, le magister et moi, lais-1i -i • !"i . ;f :1 "• - i •i -


336 SANS FAMILLE.sant un vide entre nous et le malheureux affaissé sur le charbon.Pendant plusieurs heures, je pense, il resta là accablé, sans faireun mouvement, répétant seulement de temps en temps :« Je me repens. »Et alors Pages et Bergounhoux lui criaient :« Il est trop tard; tu te repens parce que tu as peur, lâche.C'était il y a six mois, il y a un an 3 que tu devais te repentir. » 'Il haletait et, sans leur répondre d'une façon directe, il répétait :« Je me repens, je me repens. »La fièvre l'avait pris, car tout son corps tressautait et Ton entendaitses dents claquer.«J'ai soif, dit-il, donnez-moi la botlc. »Il n'y avait plus d'eau dans la botte; je me levai pour en allerchercher ; mais Pages, qui m'avait vu, me cria d'arrêter, et au mêmeinstant l'oncle Gaspard me retint par le bras.« On a juré de ne pas s'occuper de lui, » dit Pages.Pendant quelques instants, Compayrou répéta encore qu'il avaitsoif; puis il se leva pour descendre chercher de l'eau lui-même.« Il va entraîner le déblai, cria Pages.— Laissez-lui au moins sa liberté, » dit le magister.Compayrou m'avait vu descendre auparavant en me laissantglisser sur le dos; il voulut en faire autant; mais j'étais léger,tandis qu'il était lourd ; souple, tandis qu'il était une masse inerte.À peine se fut-il mis sur le dos que le charbon s'effondra sous lui,et, sans qu'il pût se retenir de ses jambes écartées et de ses bras quibattaient le vide, il glissa dans le trou noir. L'eau jaillit jusqu'ànous, puis elle se referma et ne se rouvrit plus.Je me penchai en avant, mais l'oncle Gaspard et le magister meretinrent chacun par un bras.Tremblant d'épouvante, je me rejetai en arrière; j'étais glaced'horreur, à moitié mort.. « Ce n'était pas un honnête homme, dit l'oncle Gaspard.— Maintenant, tout va bien marcher, » dit Pages en frappantavec ses deux pieds contre la paroi de la re<strong>mont</strong>ée.rilSi tout ne marcha pas bien eL vite comme l'espérait Pages, ce ne


. >• • tÉ'Si : • • *•.SAUVETAGE. 337- , ' '- •"fut pas la faute des ingénieurs et des ouvriers qui travaillaient ànotre sauvetage.La descente qu'on avait commencé à creuser avait été continuéesans une minute de repos. Mais le travail était difficile.Le charbon à travers lequel on se frayait un passage était ce queles mineurs appellent nerveux, c'est-à-dire 1res <strong>du</strong>r, et, comme unseul piqueur pouvait travailler à cause de l'élroilesse de la galène,on était obligé de relayer souvent ceux qui prenaient ce poste, tantils mettaient d'ardeur à la besogne les uns et les autres.En même temps Taérage de cette galerie se faisait mal ; on avait,à mesure qu'on avançait, placé des tuyaux en fer-blanc dont lesjoints ôlaient lûtes avec de la terre glaise ; mais, bien qu'un puissantventilateur à bras envoyât de l'air dans ces tuyaux,, les lampes nebrûlaient que devant l'orifice <strong>du</strong> tuyau.Tout cela retardait le percement, et, le septième jour depuis notreengloutissement, on n'était encore arrivé qu'à une profondeur devingt mètres. Dans les conditions ordinaires, cette percée eûtdemandé plus d'un mois; mais,,avec les moyens dont on disposaitet l'ardeur déployée, cela devait aller plus vite.11 fallait d'ailleurs tout le noble entêtement de l'ingénieur pourcontinuer ce travail, car, de l'avis unanime, il était malheureusementinutile. Tous les mineurs engloutis avaient péri. 11 n'y avait désormaisqu'à continuer l'épuisement au moyen des bennes, et, un jourou l'autre, on retrouverait tous les cadavres. Alors de quelle importanceôlait-il d'arriver quelques heures plus tôt ou quelques heuresplus tard?C'était là l'opinion des gens compétents aussi bien que <strong>du</strong> public;les parents eux-mêmes, les femmes, les mères, avaient pins le deuil.Personne ne sortirait plus vivant de la Truyère.Sans ralentir les travaux d'épuisement qui marchaient sans autresinterruptions que celles qui résultaient des avaries dans les appareils,l'ingénieur, en dépit des critiques universelles et des observationsde ses confrères ou de ses amis, faisait continuer la descente.Il y avait en lui l'obstination, la foi généreuse qui fit trouver unnouveau monde à Colomb.« Encore un jour, mes amis, disait-il aux ouvriers, et, si demain- .43\V: [•lr1,' i i -! • * 'î >'. :i!


338 SANS FAMILLE.nous n'avons rien de nouveau, nous renoncerons ; je vous demandepour vos camarades ce que je demanderais pour vous,- si vous étiezà leur place. »La confiance qui l'animait passait dans le cœur de ses ouvriers,qui arrivaient ébranlés par les bruits de la ville et qui parlaientpartageant ses convictions.Et avec un ensemble, une activité admirables, la descente secreusait.D'un autre côté, il faisait boiser le passage de la lampisterie quis'était éboulé dans plusieurs endroits, et ainsi, par tous les moyenspossibles, il s'efforçait d'arracher à la mine son terrible secret etses victimes, si elle en renfermait encore de vivantes.Le septième jour, dans un changement de poste, le piqueur quiarrivait pour entamer le charbon crut entendre un léger bruit,comme des coups frappés faiblement; au lieu d'abaisser son pic ille tint levé et colla son oreille au charbon. Puis, croyant se tromper,il appela un de ses camarades pour écouter avec lui. Tous deuxrestèrent silencieux, et, après un moment, un son faible, répété àintervalles réguliers, parvint jusqu'à eux.Aussitôt la nouvelle courut de bouche en bouche, rencontrantplus d'incré<strong>du</strong>lité que de foi, et parvint à l'ingénieur, qui se précipitadans la galerie.Enfin, il avait donc eu raison! il y avait là des hommes vivantsque sa foi allait sauver IPlusieurs personnes l'avaient suivi; il écarta les mineurs et ilécouta, mais il était si ému, si tremblant, qu'il n'entendit rien.« Je n'entends pas, dit-il désespérément.— C'est l'esprit de la mine, dit un ouvrier, il veut nous jouer unmauvais tour, et il frappe pour nous tromper. »Mais les deux piqueurs qui avaient enten<strong>du</strong> les premiers soutinrentqu'ils ne s'étaient pas trompés et que des coups avaientrépon<strong>du</strong> à leurs coups. C'étaient des hommes d'expérience vieillisdans le travail des mines et dont la parole avait de l'autorité.L'ingénieur fit sortir ceux qui l'avaient suivi et même tous lesouvriers qui faisaient la chaîne pour porter les déblais, ne gardantauprès de lui que les deux piqueurs.


O',i• • 3II-* : i.SAUVETAGE.33ÇAlors ils frappèrent un appel à coups de pic fortement assenés etégalement espacés, puis, retenant leur respiration, ils se collèrenlcontre le charbon.Après un moment d'attente, ils reçurent dans le cœur une commotionprofonde : des coups faibles, précipités, rythmés, avaientrépon<strong>du</strong> aux leurs.« Frappez encore à coups espacés pour être bien certains que cen'est point la répercussion de vos coups. »Les piqueurs frappèrent, et aussitôt les mêmes coups rythmésqu'ils avaient enten<strong>du</strong>s, c'est-à-dire le rappel des mineurs, répondirentaux leurs.Le doute n'était plus possible : des hommes étaient vivants, etl'on pouvait les sauver.La nouvelle traversa la ville comme une traînée de poudre, et lafoule accourut à la Truyère, plus grande encore peut-être, plusémue que le jour de la catastrophe. Les femmes, les enfants, lesmères, les parents des victimes, arrivèrent tremblants, rayonnantsd'espérance clans leurs habits de deuil.Combien étaient vivants ? Beaucoup peut-être. Le vôtre sans doute,le mien assurément.On voulait embrasser l'ingénieur.Mais lui, impassible contre la joie comme il l'avait été contre ledoute et la raillerie, ne pensait qu'au sauvetage ; et, pour écarter lescurieux aussi bien que les parents, il demandait des soldats à lagarnison pour défendre les abords de la galerie et garder la liberté<strong>du</strong> travail.Les sons perçus étaient si faibles qu'il était impossible de déterminerla place précise d'où ils venaient. Mais l'indication, cependant,était suffisante pour dire que des ouvriers échappés à l'inondationse trouvaient dans une des trois re<strong>mont</strong>ées de la galerie plate desvieux travaux. Ce n'est plus une descente qui ira au-devant desprisonniers, mais trois, de manière à arriver aux trois re<strong>mont</strong>ées.Lorsqu'on sera plus avancé et qu'on entendra mieux, on abandonnerales descentes inutiles pour concentrer les efforts sur la bonne.Le travail reprend avec plus d'ardeur, et c'est à qui des compagniesvoisines enverra à la Truyèro ses meilleurs piqueurst :'•"L . •!I.ï. /ri '


ZkOSANS FAMILLE.À l'espérance résultant <strong>du</strong> creusement des descentes se jointcelle d'arriver par la galerie, car l'eau baisse dans le puits.Lorsque dans notre re<strong>mont</strong>ée nous entendîmes l'appel frappé parl'ingénieur, l'effet fut le môme que lorsque nous avions enten<strong>du</strong> lesbennes d'épuisement tomber dans les puits.« Sauvés ! »Ce fut un cri de joie qui s'échappa de nos bouches, et sans réfléchirnous crûmes qu'on allait nous donner la main.Puis, comme pour les bennes d'épuisement, après l'espérancerevint le désespoir.Le bruit des pics annonçait que les travailleurs étaient bien loinencore. Vingt mèlres, trente mètres peut-être. Combien faudrait-ilpour percer ce massif? Nos évaluations variaient : un mois, unesemaine, six jours. Comment attendre un mois, une semaine, sixjours? Lequel d'entre nous vivrait encore dans six jours? Combiende jours déjà avions-nous vécu sans manger?Seul, le magislcr parlait encore avec courage, mais à la longuenotre abattement le gagnait, et à la longue aussi la faiblesse abattaitsa fermeté.Si nous pouvions boire à satiété, nous ne pouvions pas manger,et la faim était devenue si tyrannique, que nous avions essayé demanger <strong>du</strong> bois pourri ômietté dans l'eau.Carrory, qui était le plus affamé d'entre nous, avait coupé labotte qui lui restait, et continuellement il mâchait des morceauxde cuir.En voyant jusqu'où la faim pouvait entraîner mes camarades,j'avoue que je me laissai aller à un sentiment de peur qui, s'ajou-Umt à mes autres frayeurs, me mettait mal à l'aise. J'avais enten<strong>du</strong>Vilalis raconter souvent des histoires de naufrage, car il avait beaucoup'voyagésur mer, au moins autant que sur terre, et, parmi ceshistoires, il y en avait une qui, depuis que la faim nous tourmentait,me revenait sans cesse pour s'imposer à, mou esprit : danscette histoire, des matelots avaient été jetés sur un îlot de sable oùne se trouvait pas la moindre nourriture, et ils avaient tué le moussepour le manger. Je me demandais, en entendant mes compagnons


;, i !fi : •¥, rïJr ::: . i•:[: ; i1 I '• '1 ,-SAUVETAGE.3Ucrier la faim, si pareil sort ne m'était pas réservé, et si, sur notreîlot de charbon, je ne serais pas tué aussi pour être mangé. Dansle magister et l'oncle Gaspard, j'étais sûr de trouver des défenseurs;mais Pages, Bergounlioux et Carrory, Carrory surtout, avec sesgrandes dents blanches qu'il aiguisait sur ses morceaux de botte,ne m'inspiraient aucune confiance.Sans doute, ces craintes étaient folles; mais, dans la situationoù nous étions, ce n'était pas la sage et froide raison qui dirigeaitnotre esprit ou notre imagination.Ce qui augmentait encore nos terreurs, c'était l'absence de lumière.Successivement, nos lampes étaient arrivées à la fin de leurhuile. Et, lorsqu'il n'en était plus resté que deux, le magister avaitdécidé qu'elles ne seraient allumées que dans les circonstances oùla lumière serait indispensable. Nous passions donc maintenanttout notre temps dans l'obscurité.Non seulement cela était lugubre, mais encore cela était dangereux,car, si nous faisions un mouvement maladroit, nous pouvionsrouler dans l'eau.Nous n'étions que trois sur chaque palier, et cela nous donnaitun peu plus de place : l'oncle Gaspard était à un coin, lemagister à un autre et moi au milieu d'eux.A un certain moment, comme je sommeillais à moitié, je fustout surpris d'entendre le magister parler à mi-voix comme s'ilrêvait haut.Je m'éveillai et j'écoutai.« Il y a des nuages, disait-il, c'est une belle chose [que lesnuages. 11 y a des gens qui ne les aiment pas; moi je les aime.\ Àhl ah! nous aurons <strong>du</strong> vent, tant mieux! j'aime aussi le vent. »llévait-il? Je le secouai par le bras, mais il continua :« Si vous voulez me donner une omelette de six œufs, non dehuit; mettez-en douze, je la mangerai bien en rentrant.— L'entendez-vous, oncle Gaspard?— Oui, il rêve.— Mais non, il est éveillé.-— H dit des bêtises.•—Je vous assure qu'il est éveillé.


342 SANS FAMILLE.Hé! magister?Tu veux venir souper avec moi, Gaspard? Viens, seulementje t'annonce un grand vent.— Il perd la tête, dit l'oncle Gaspard ; c'est la faim et la lièvre.— Non, il est mort, dit Bergounhoux, c'est son âme qui parle;vous voyez bien qu'il est ailleurs. Où est le vent, magister, est-cele mistral?— Il n'y a pas de mistral ! » s'écria Pages.ÀYaient-ils tous per<strong>du</strong> la raison ? Devenaient-ils fous? Maisalors ils allaient se battre, se tuer. Que faire?« Voulez vous boire, magister?— Non, merci ! je boirai en mangeant mon omelette. »Pendant assez longtemps ils parlèrent tous les trois ensemblesans se répondre, et, au milieu de leurs paroles incohérentes, revenaienttoujours les mots « manger, sortir, ciel, vent ».Tout à coup l'idée me vint d'allumer la lampe. Elle était poséeà côté <strong>du</strong> magister avec des allumettes, je la pris.À peine eut-elle jeté sa flamme qu'ils se lurent.Puis, après un moment de silence, ils demandèrent ce qui se passait,exactement comme s'ils sortaient d'un rêve.« Vous aviez le délire, dit l'oncle Gaspard.— Qui ça?— Toi, magister, Pages et Bergounhoux, vous disiez que vousétiez dehors et qu'il faisait <strong>du</strong> vent. »De temps en temps nous frappions contre la paroi pour direà nos sauveurs que nous étions vivants, et nous entendions leurspics saper sans repos le charbon. Mais c'était bien lentement queleurs coups augmentaient de puissance, ce qui disait qu'ils étaientencore loin.Quand la lampe fut allumée je descendis chercher de l'eau dansla botte, et il me sembla que les eaux avaient baissé dans le troude quelques centimètres.« Les eaux baissent.— Mon Dieu ! »Et une fois encore nous eûmes un transport d'espérance.On voulait laisser la lampe allumée pour voir la marche de


V1 *SAUVETAGE.3ï3l'abaissement, mais le magister s'y opposa. Alors je crus qu'unerévolte allait éclater. Mais le magister ne demandait jamais riensans nous donner de bonnes raisons.« Nous aurons besoin des lampes plus tard; si nous les usonstout de suite pour rien, comment ferons-nous quand elles nousseront nécessaires? Et puis croyez-vous que vous ne mourrez pasd'impatience à voir l'eau baisser insensiblement? Car il ne fautpas vous atlendre à ce qu'elle va baisser tout d'un coup. Nousserons sauvés, prenez donc courage. Nous avons encore treize allumettes.On s'en servira toutes les fois que vous le demanderez. »La lampe fut éteinte. Nous avions tous bu abondamment; ledélire ne nous reprit pas. Et, pendant de longues heures, des journéespeut-être, nous restâmes immobiles, n'ayant pour soutenirnotre vie que le bruit des pics qui creusaient la descente et celuides bennes dans les puits.' - !IInsensiblement, ces bruits devenaient de plus en plus forts;l'eau baissait^ et Ton se rapprochait de nous. Mais arriverait-on àtemps? Si le travail de nos sauveurs augmentait utilement d'instanten instant, notre faiblesse, d'instant en instant aussi, devenaitplus grande, plus douloureuse : faiblesse de corps, faiblesse# d'esprit. Depuis le jour de l'inondation, mes camarades n'avaientpas mangé. Et ce qu'il y avait de plus terrible encore, nousn'avions respiré qu'un air qui, ne se renouvelant pas, devenaitde jour en jour moins respirable et plus malsain. Heureusement,à mesure que les eaux avaient baissé, la pression atmosphériqueavait diminué, car, si elle était restée celle des premières heures,nous serions morts assurément asphyxiés. Aussi, de toutes lesmanières, si nous avons été sauvés, l'avons-nous dû à la promptitudeavec laquelle le sauvetage a été commandé et organisé.Le bruit des pics et des bennes était d'une régularité absoluecomme celle d'un balancier d'horloge, et chaque interruption deposte nous donnait de fiévreuses émotions. Allait-on nous abandonner,ou rencontrait-on des difficultés insur<strong>mont</strong>ables? Pendantune de ces interruptions un bruit formidable s'éleva, un ronflement,un soufflement puissant.« Les eaux tombent dans la mine, s'écria Carrory.


ZkkSANS FAMILLE.— Ce n'est pas l'eau, dit le magister.— Qu'est-ce?— Je ne sais pas, mais ce n'est pas l'eau. »Bien que le magister nous eût donné de nombreuses preuves desa sagacité et de sa sûreté d'intuition, on ne le croyait que s'ilappuyait ses paroles de raisons démonstratives. Avouant qu'il neconnaissait pas la cause de ce bruit (qui, nous l'avons su plustard, était celui d'un ventilateur à engrenages, <strong>mont</strong>é pour envoyerde l'air aux travailleurs), on revint avec une épouvante folle àl'idée de l'inondation.« Allume la lampe,— C'est inutile.— Allume, allume! »Il fallut qu'il obéit, car toutes les voix s'étaient réunies danscet ordre.La clarté de la lampe .nous fit voir que l'eau n'avait pas <strong>mont</strong>éet qu'elle descendait plutôt.« Vous voyez bien, dit le magister.— Elle va <strong>mont</strong>er; cette fois il faut mourir.— Eh bien, autant en finir tout de suite, je n'en peux plus.— Donne la lampe, magister, je veux écrire un papier pour mafemme et les enfants.— Ecris pour moi.— Pour moi aussi. »C'était Bergounhoux qui avait demandé la lampe pour écrireavant de mourir à sa femme et à ses enfants. Il avait dans sa pocheun morceau de papier et un bout de crayon; il se prépara à écrire.« Voilà ce que je veux dire :« Nous, Gaspard, Pages, le magister, Carrory et Rémi, enfermés« dans la re<strong>mont</strong>ée, nous allons mourir« Moi, Bergounhoux, je demande à Dieu qu'il serve d'époux à la« veuve et de père aux orphelins; je leur donne ma bénédiction. >— Toi, Gaspard?« Gaspard donne ce qu'il a à son neveu Alexis.« Pages recommande sa femme et ses enfants au bon Dieu, à lasainte Vierge et à la compagnie. »


: i) i ;SAUVETAGE. 345— Toi, magister?— Je n'ai personne, dit le magister tristement, personne ne mepleurera.— Toi, Carrory?— Moi, s'écria Carrory, je recommande qu'on vende mes châtaignesavant de les roussir.— Notre papier n'est pas pour ces bêtises-là.— Ce n'est pas une bêtise.— N'as-tu personne à embrasser? ta mère?— Ma mère, elle héritera de moi.— Et loi, llémi?« Rémi donne Capi et sa harpe à Mattia; il embrasse Alexis et« lui demande d'aller trouver Lise, et, en l'embrassant, de lui« rendre une rose séchée qui est dans sa veste. »— Nous allons tous signer.— Moi, je vais faire une croix, dit Pages.— Maintenant, dit Bergounhoux quand le papier eut été signépar tous, je demande qu'on me laisse mourir tranquille, sans meparler. Adieu, les camarades. »En quittant son palier, il vint sur le nôtre nous embrasser tousles trois, re<strong>mont</strong>a sur le sien, embrassa Pages et Carrory, puis,ayant fait un amas de poussier, il posa sa tête dessus, s'étendittout de son long et ne bougea plus.Les émotions de la lettre et cet abandon de Bergounhoux nenous mirent pas le courage au cœur.Cependant les coups de pic étaient devenus plus distincts, etbien certainement on s'était approché de nous de manière à nousatteindre bientôt peut-être.Ce fut ce que le magister nous expliqua pour nous rendre unpeu de force.« S'ils étaient si près que tu crois, on les entendrait crier, eton ne les entend pas, pas plus qu'ils ne nous entendent nousmêmes.— Ils peuvent être à quelques mètres à peine et ne pas entendrenos voix; cela dépend de la nature <strong>du</strong> massif qu'elles ont à traverser.iSIi


346 SANS FAMILLE.— Ou de la distance. »Cependant les eaux baissaient toujours, et nous eûmes bientôtune preuve qu'elles n'atteignaient plus le toit des galeries.Nous entendîmes un grattement sur le schiste de la re<strong>mont</strong>ée etl'eau clapota comme si de petits morceaux de charbon avaienttombé dedans.On alluma la lampe, et nous vîmes des rats qui couraient aubas de là re<strong>mont</strong>ée. Comme nous ils avaient trouvé un refuge dansune cloche d'air, et, lorsque les eaux avaient baissé, ils avaientabandonné leur abri pour chercher de la nourriture. S'ils avaientpu venir jusqu'à nous, c'est que l'eau n'emplissait plus les galeriesdans toute leur hauteur.Ces rats furent pour notre prison ce qu'a été la colombe pourl'arche de Noé : la lin <strong>du</strong> déluge.« Bergounhoux, dit le magislcr en se haussant jusqu'au paliersupérieur, reprends courage. »Et il lui expliqua comment les rats annonçaient notre prochainedélivrance.Mais Bergounhoux ne se laissa pas entraîner.« S'il faut passer encore de l'espérance au désespoir, j'aimemieux ne pas espérer; j'attends la mort; si c'est le salut qui vient,béni soit Dieu. »uJe voulus descendre au bas de notre re<strong>mont</strong>ée pour bien voirles progrès de la baisse des eaux. Ces progrès étaient sensibles etmaintenant il y avait un grand vide entre l'eau et le toit delàgalerie.c Altrape-npus des rats, me cria Carrory, que nous les mangions.»Mais, pour attraper les rats, il eût fallu plus agile que moi.Pourtant l'espérance m'avait ranimé, et le vide dans la galeriem'inspirait une idée qui me tourmentait. Je re<strong>mont</strong>ai à notre palier.« Magister, j'ai une idée : puisque les rais circulent dans la gajji-lerie, c'est qu'on peut passer; je vais aller en nageant jusqu'aux11! échelles. Je pourrai appeler, me faire entendre, aider aussi à nousI rsauver; on viendra nous chercher; ce sera plus vite fait que parla descente.S- -SiYkL • 1f\"S!i t: :i *


SAUVETAGE.3V7• — Je te le défends!— Mais, magister, je nage comme vous marchez et suis dansl'eau comme une anguille,— Et le mauvais air?— Puisque les rats passent, l'air ne sera pas plus mauvais pourmoi qu'il n'est pour eux.— Vas-y, Rémi! cria Pages, je te donnerai ma <strong>mont</strong>re.— Gaspard, qu'est-ce que vous en dites? demanda le magister.—- Rien ; s'il croit pouvoir aller aux échelles, qu'il y aille, je n'aipas le droit de l'en empêcher,— Et s'il se noie?— Et s'il se sauve au lieu de mourir ici en attendant? »Un moment le magister resta à réfléchir, puis, me prenant lamain :« Tu as <strong>du</strong> coeur, petit, fais comme tu veux ; je crois que c'estl'impossible que tu essayes, mais ce n'est pas la première fois quel'impossible réussit. Embrasse-nous, »Je l'embrassai ainsi que l'oncle Gaspard, puis, ayant quitté mesvêtements, je descendis dans l'eau.« Vous crierez toujours, dis-je avant de me mettre à nager, votrevoix me guidera. »Quel était le vide sous le toit de la galerie? Etait-il assez grandpour me mouvoir librement? C'était là la question.Après quelques brasses, je trouvai que je pouvais nager en allantdoucement de peur de me cogner la tête : l'aventure que jetentais était donc possible. Au bout, élait-ce la délivrance? était-cela mort?Je me retournai et j'aperçus la lueur de la lampe que reflétaientles eaux noires; là j'avais un phare.a Vas-tu bien? criait le magister.— Oui. »Et j'avançais avec précaution.De notre re<strong>mont</strong>ée aux échelles la difficulté était dans la direction à suivre, car je savais qu'à un endroit, qui n'était pas bienéloigné, il y avait une rencontre des galeries. Il ne fallait pas setromper dans l'obscurité, sous peine de se perdre. Pour me diriger,.


3^8SANS FAMILLE.• i•Isile toit et les parois de la galerie n'étaient pas suffisants, mais j'avaissur le sol un guide plus sûr, c'étaient les rails. En les suivant,j'étais certain de trouver les échelles.De temps en temps, je laissais descendre mes pieds et, aprèsavoir rencontré les tiges de fer, je me redressais doucement. Lesrails sous mes pieds, les voix de mes camarades derrière moi, jen'étais pas per<strong>du</strong>.L'affaiblissement des voix d'un côté, le bruit plus fort des bennesd'épuisement d'un autre, médisaient que j'avançais. Enfin je reverraisdonc la lumière <strong>du</strong> jour, et par moi mes camarades allaientêtre sauvés! Cela soutenait mes forces.Avançant au milieu de la galerie, je n'avais qu'à me mettre droitpour rencontrer le rail, et le plus souvent je me contentais dele toucher <strong>du</strong> pied. Dans un de ces mouvements, ne l'ayant pastrouvé avec le pied, je plongeai pour le chercher avec les mains,mais inutilement; j'allai d'une paroi à l'autre de la galerie, je netrouvai rien.Je m'étais trompé.Je restai immobile pour me reconnaître et réfléchir; les voixde mes camarades ne m'arrivaient plus que comme un très faiblemurmure h peine perceptible.Lorsque j'eus respiré et pris une bonne provision d'air, je plongeaide nouveau, mais sans être plus heureux que la première fois.Pas de rails.J'avais pris la mauvaise galerie sans m'en apercevoir, il fallaitrevenir en arrière.Mais comment? mes camarades ne criaient plus, ou, ce qui étaitla même chose, je ne les entendais pas.Je restai un moment paralysé par une poignante angoisse, ne sachantde quel côté me diriger. J'étais donc per<strong>du</strong>, dans cette nuitnoire, sous cette lourde voûte, dans cette eau glacée. 'liais tout à coup le bruit des voix reprit et je sus par où je devaisme tourner.Après être revenu d'une douzaine de brasses en arrière, je plongeaiet retrouvai le rail. C'était donc là qu'était la bifurcation. Je cherchaila plaque, je ne la trouvai pas; je cherchai les ouverturesL-IIil;j


vri.SAUVETAGE. 349t.11qui devaient être dans la galerie; à droite comme à gauche je rencontraila paroi. Où était le rail ?Je le suivis jusqu'au bout; il s'interrompait brusquement.Alors je compris que le chemin de fer avait été arraché, bouleversépar le tourbillon des eaux, et que je n'avais plus de guide.Dans ces conditions, mon projet devenait impossible, et je n'avaisplus qu'à revenir sur mes pas.J'avais déjà parcouru la roule, je savais qu'elle était sans danger,je nageai rapidement pour regagner la re<strong>mont</strong>ée ; les voix me guidaient.A mesure que je me rapprochais, il me semblait que ces voixétaient plus assurées, comme si mes camarades avaient pris de nouvellesforces.Je fus bientôt à l'entrée de la re<strong>mont</strong>ée et je criai à <strong>mont</strong>our.« Arrive, arrive, me dit le magister.— Je n'ai pas trouvé le passage.— Cela ne fait rien; la descente avance, ils entendent nos cris,nous entendons les leurs; nous allons nous parler bientôt. »Rapidement j'escaladai la re<strong>mont</strong>ée et j'écoutai. En effet les coupsde pic étaient beaucoup plus forts; et les cris de ceux qui travaillaientà notre délivrance nous arrivaient faibles encore, mais cependantdéjà bien distincts.Après le premier mouvement de joie, je m'aperçus que j'étaisglacé, mais, comme il n'y avait pas de vêtements chauds à medonner pour me sécher, on m'enterrajusqu'au cou dans le charbonmenu, qui conserve toujours une certaine chaleur, ctl'oncle Gaspardavec le magister se serrèrent contre moi. Alors je leur racontai monexploration et comment j'avais per<strong>du</strong> les rails.« Tu as osé plonger?— Pourquoi pas? malheureusement, je n'ai rien trouvé. »Mais, ainsi que l'avait dit le magister, cela importait peu maintenant;car, si nous n'étions pas sauvés par la galerie, nous allionsl'être par la descente.Les cris devinrent assez distincts pour espérer qu'on allait entendreles paroles.


J1350 SANS FAMILLE.t.1 ••.'• i-> •: . i i; ;i ;En effet, nous entendîmes bientôt ces trois mots prononcés lentement:« Combien êtes-vous? »De nous tous c'était l'oncle Gaspard qui avait la parole la plusforte- et la plus claire. On le chargea de répondre.« Six! »Il y eut un moment de silence. Sans doute au dehors ils avaient..espéré un plus grand nombre.« Dépêchez-vous, cria l'oncle Gaspard, nous sommes à bout!— Yos noms?»Il dit nos noms :« Bergounhoux, Pages, le magister, Carrory, Rémi, Gaspard. »Dans notre sauvetage, ce fut là, pour ceux qui étaient au dehors,le moment le plus poignant. Quand ils avaient su qu'on allait bientôtcommuniquer avec nous, tous les parents, tous les amis des mineursengloutis étaient accourus, et les soldats avaient grand'peineà les contenir au bout de la galerie.Quand l'ingénieur annonça que nous n'étions que six, il y eut undouloureux désappointement, mais avec une espérance encore pourchacun, car parmi ces six pouvait, devait se trouver celui qu'onattendait.11 répéta nos noms.Hélas! sur cent vingt mères ou femmes, il y en eut quatre seulementqui virent leurs espérances réalisées. Que de douleurs, que delarmes !Nous, de notre côté, nous pensions aussi à ceux qui avaient dûêtre sauvés.« Combien ont été sauvés? demanda l'oncle Gaspard. »On ne répondit pas.« Demande où est Pierre, » dit Pages.La demande fut faite; comme la première, elle resta sans réponse,u Us n'ont pas enten<strong>du</strong>.— Dis plutôt qu'ils ne veulent pas répondre. »Il y avait une question qui me tourmentait.« Demandez donc depuis combien de. temps nous sommes là.— Depuis quatorze jours. »Iï;i i! •l! '•ït'-S'­il '1 •nH-' F '


!•iïlil''SAUVETAGE. 351Quatorze jours! Celui de nous qui dans ses évaluations avait étéle plus haut avait parlé de cinq ou six jours.« Vous ne resterez pas longtemps maintenant. Prenez courage.Ne parlons plus, cela retarde le travail. Encore quelques heures. »Ce furent, je crois, les plus longues de notre captivité, en toutcas de beaucoup les plus douloureuses. Chaque coup de pic noussemblait devoir être le dernier; puis, après ce coup, il en venait unautre, et après cet autre un autre encore.De tem[ s en temps les questions reprenaient.« Àvez-vous faim?— Oui, très faim.— Pouvez-vous attendre? Si vous êtes trop faibles, on va faire untrou de sonde et vous envoyer <strong>du</strong> bouillon, mais cela va retardervotre délivrance ; si vous pouvez attendre, vous serez plus promptementen liberté.— Nous attendrons, dépêchez-vous. »Le fonctionnement des bennes ne s'était pas arrêté une minute,et Feau baissait, toujours régulièrement.« Annonce que Feau baisse, dit le magister.— Nous le savons; soit par la descente, soit par la galerie, onva venir à vous... bientôt. »Les coups de pic devinrent moins forts. Evidemment on s'attendaitd'un moment à Fautre à faire une percée, et, comme nousavions expliqué notre position, on craignait de causer un ébouletnentqui, nous tombant sur la tête, pourrait nous blesser, noustuer, ou nous précipiter dans Feau, pêle-mêle avec les déblais.Le magister nous explique qu'il y a aussi à craindre l'expansionde Fair, qui, aussitôt qu'un trou sera percé, va se précipiter commeun boulet de canon et tout renverser. Il faut donc nous tenir surnos gardes et veiller sur nous comme les piqueurs veillent sur eux.L'ébranlement causé au massif par les coups de pic détachait dansle haut de la re<strong>mont</strong>ée de petits morceaux de charbon qui roulaientsur la pente et allaient tomber dans Feau.Chose bizarre, plus le moment de notre délivrance approchait,plus nous étions faibles; pour moi, je ne pouvais pas me soutenir,et, couché dans mon charbon menu, il m'était impossible de me! tni


!i;i-SAUVETAGE. 353des ornements dorés qui brillaient au soleil. C'était le clergé deVarses qui était venu à l'entrée de la mine prier pour notre délivrance.Quand nous parûmes, il se mit à genoux sur la poussière, car,pendant ces quatorze jours, la terre, d'abord mouillée par l'orage,avait eu le temps de sécher.Vingt bras se tendirent pour me prendre; mais l'ingénieur nevoulut pas me céder et, fier de son triomphe, heureux et superbe, ilme porta jusqu'aux bureaux où. des lits avaient été préparés pournous recevoir.Deux jours après je me promenais dans les rues de Varses, suivide Mattia, d'Alexis, de Capi, et tout le monde sur mon passages'arrêtait pour me regarder.Il y en avait qui venaient à moi et me serraient la main avec deslarmes dans les yeux.Et il y en avait d'autres qui détournaient la tète. Ceux-là étaienten deuil et se demandaient amèrement pourquoi c'était l'enfant orphelinqui avait été sauvé, tandis que le père de famille, le fils,étaient encore dans la mine, misérables cadavres charriés, ballottéspar les eaux.Mais, parmi ceux qui m'arrêtaient ainsi, il y en avait qui étaienttout à fait gênants; ils m'invitaient à dîner ou bien à entrer aucafé.« Tu nous raconteras ce que tu as éprouvé, » disaient-ilsEt je remerciais sans accepter, car il ne me convenait point d'allerainsi raconter mon histoire à des indifférents, qui croyaient mepayer avec un dîner ou un verre de bière.D'ailleurs j'aimais mieux écouter que raconter, et j'écoutaisAlexis, j'écoutais Mattia, qui médisaient ce qui s'était passé sur terrependant que nous étions sous terre.« Quand je pensais que c'était pour moi que tu étais mort, disaitAlexis, ça me cassait bras et jambes, car je te croyais bien mort.— Moi, je n'ai jamais cru que tu étais mort, disait Mattia. Je nesavais pas si tu sortirais vivant de la mine et si l'on arriverait àtemps pour te sauver, mais je croyais que tu ne t'étais pas laissénoyer, de sorte que, si les travaux de sauvetage marchaient assez. 45


354 SANS FAMILLE.vite, on te trouverait quelque pari. Alors, tandis qu'Alexis se désolaitet le pleurait, moi je me donnais la fièvre en me disant : « Iln'était pas mort, mais il va peut-être mourir. » Et j'interrogeaistout le monde : « Combien peut-on vivre de temps sans manger?Quand aura-t on épuisé F eau? Quand la galerie scra-t-elle percée? »Mais personne ne me répondait comme je voulais. Quand on vousa demandé vos noms et que l'ingénieur, après Carrory, acriéllémi,je me suis laissé aller à terre en pleurant, et alors on m'a un peumarché sur le corps, mais je ne l'ai pas senti, tant j'étais heureux. »Je fus très fier de voir que Maltia avait une telle confiance en moi•qu'il ne voulait pas croire que je pouvais mourir.


ET ,—vO-V*^ '\i.'..CHAPITRE XXV1I1UNE LEÇON DE MUSIQUEJe m'étais l'ail des amis dans la mine. De pareilles angoisses supportéesen commun unissent les cœurs; on souffre, on espère ensemble, on ne fait qu'un.L'oncle Gaspard, ainsi que le magistcr particulièrement, m'avaitprison affection ; et, bien que l'ingénieur n'eût point partagé notreemprisonnement, il s'élait attaché à moi comme à un enfant qu'ona arraché à la mort. 11 m'avait invité chez lui et, pour sa fille, j'avais<strong>du</strong> faire le récit de tout ce qui nous était arrivé pendant notreIon2 ensevelissement dans la re<strong>mont</strong>ée.Tout le monde voulait me garder à Varscs.« Je te trouverai un piqueur, me disait l'oncle Gaspard, et nousne nous quitterons plus.— Si tu veux un emploi dans les bureaux, me disait l'ingénieur,je t'en donnerai un. »


$356 SANS FAMILLE.L'oncle Gaspard trouvait tout naturel que je retournasse dans lamine, où il allait bientôt redescendre lui-même avec l'insouciancede ceux qui sont habitués à braver chaque jour le danger; mais jen'étais nullement disposé à reprendre le métier de rouleur. C'étaittrès beau, une mine, très curieux, j'étais heureux d'en avoir vu une,mais je l'avais assez vue. et je ne me sentais pas la moindre envie deretourner dans une re<strong>mont</strong>ée.À cette pensée seule, j'étouffais. Je n'étais décidément pas faitpour le travail sous terre ; la vie en plein air, avec le ciel sur la tête,même un ciel neigeux, me convenait mieux. Ce fut ce que j'expliquaià l'oncle Gaspard et au magister, qui furent, celui-ci surpris,celui-là peiné de mes mauvaises dispositions à l'égard <strong>du</strong> travail desmines; Carrory, que je rencontrai, médit que j'étais un capon.Avec l'ingénieur, je ne pouvais pas répondre que je ne voulaisplus travailler sous terre, puisqu'il m'offrait de travailler dans sesbureaux et de m'instruire, si je voulais être attentif à ses leçons;j'aimai mieux lui raconter la vérité entière, ce que je fis.«Et puis, tu aimes la vie en plein air, dit-il, l'aventure et la liberté;je n'ai pas le droit de te contrarier, mon garçon, suis tonchemin. »Cela était vrai que j'aimais la vie en plein air. je ne l'avais jamaismieux senti que pendant mon emprisonnement dans la re<strong>mont</strong>ée.Ce n'est pas impunément qu'on s'habitue à aller où Ton veut, à fairece que Ton veut, à être son maître.Pendant qu'on essayait de me retenir à Varses, Mattia avait parusombre et préoccupé; je l'avais questionné; il m'avait toujours répon<strong>du</strong>qu'il était comme à son ordinaire, et ce ne fut que quand jelui dis que nous partirions dans trois jours qu'il m'avoua la causede cette tristesse en me sautant au cou.« Alors tu ne m'abandonneras pas? » s'écria-t-il.Sur ce mot je lui allongeai une bonne bourrade, pour lui apprendreà douter de moi, et aussi un peu pour cacher l'émotion qui m'avaitétreint le cœur en entendant ce cri d'amitié.Car c'était l'amitié seule qui avait provoqué ce cri et non l'intérêt.Mattia n'avait pas besoin de moi pour gagner sa vie, il étaitparfaitement capable de la gagner tout seul.


UNE LEÇON DE MUSIQUE. 357.A vrai dire même, il avait pour cela des qualités natives que jene possédais pas au même degré que lui, il s'en fallait de beaucoup.D'abord il élait bien plus apte que moi à jouer de tous les instruments,à chanter, à danser, à remplir tous les rôles. Et puis il savaitencore bien mieux que moi engager « l'honorable société », comme,disait Vilalis, à mettre la main à la poche. Rien que par son sourire,ses yeux doux, ses dents blanches, son air ouvert, il touchaitles cœurs les moins sensibles à la générosité, et, sans rien demander,il inspirait aux gens l'envie de donner; on avait plaisir à lui faireplaisir. Cela élait si vrai que, pendant sa courte expédition avecCapi, tandis que je me faisais rouleur, il avait trouvé le moyend'amasser dix-huit francs, ce qui était une somme considérable.Cent vingt-huit francs que nous avions en caisse et dix-huit francsgagnés par Mattia, cela faisait un total de cent quarante-six francs;il ne manquait donc plus que quatre francs pour acheter la vache<strong>du</strong> prince.Bien que je ne voulusse pas travailler aux mines, ce ne fui passans chagrin que je quittai Yarses, car il fallut me séparer d'Alexis,de l'oncle Gaspard et <strong>du</strong> magisler; mais e'élait ma destinée de meséparer de ceux que j'aimais et qui me témoignaient de l'affection.En avant 1La harpe sur l'épaule et le sac au clos, nous voilà de nouveau surles grands chemins avec Capi joyeux qui se roule dans la* poussière.J'avoue que ce ne fut pas sans un sentiment de satisfaction, lorsquenous fûmes sortis de Varses, que je frappai <strong>du</strong> pied la roule sonore,qui retentissait autrement que le sol boueux de la mine Lebon soleil, les beaux arbres!Avant notre départ, nous avions, Mattia et moi, longuement discuténotre itinéraire, car je lui avais appris à lire sur les cartes, etil ne s'imaginait plus que les dislances n'étaient pas plus longuespour les jambes qui font une route que pour le doigt qui, sur unecarte, va d'une ville à une autre. Après avoir bien pesé le pour et lecontre, nous avions décidé qu'au lieu de nous diriger directementsur Ussel et de là sur Chavanon nous passerions par Cler<strong>mont</strong>, cequi n'allongerait pas beaucoup notre route et ce qui nous donneraitl'avantage d'exploiter les villes d'eaux, à ce moment pleines de ma-


353 SANS FAMILLE.lades : Saint-Nectaire, le Mont-Dore, Royat, la Bourboule. Pendantque je faisais le métier de rouleur, Mattia, dans son excursion, avaitrencontré un <strong>mont</strong>reur d'ours qui se rendait à ces villes d'eaux, où,avait-il dit, on pouvait gagner de l'argent. Or, Mattia voulait gagnerde l'argent, trouvant que cent cinquante francs pour acheter unevache, ce n'était pas assez. Plus nous aurions d'argent, plus la vacheserait belle ; et plus la vache serait belle, plus mère Barbcrin serait .contente, et plus mère Barberin serait contente, plus nous serionsheureux de notre côté.Il fallait donc nous diriger vers Cler<strong>mont</strong>.En venant de Paris a Varses, j'avais commencé l'instruction deMattia, lui apprenant à lire et lui enseignant aussi les premiers élémentsde la musique; de Varses à Cler<strong>mont</strong>, je continuai mesleçons.Soit que je ne fusse pas un très bon professeur, —ce qui est bienpossible, — soit que Mattia ne fût pas un bon élève, —ce qui estpossible aussi, —"toujours est-il qu'en lecture les progrès furentlents et difficiles, ainsi que je l'ai déjà dit.Mattia avait beau s'appliquer et coller ses yeux sur le livre, illisait toutes sortes de choses fantaisistes qui faisaient plus d'honneurà son imagination qu'à son attention.Alors, quelquefois l'impatience me prenait, et, frappant sur lelivre, je m'écriais avec colère que décidément il avait la tête trop<strong>du</strong>re.Sans se fâcher, il me regardait avec ses grands yeux doux, etsouriant :« C'est vrai, disait-il, je ne l'ai tendre que quand on cogne dessus;Garofoli, qui n'était pas bête, avait tout de suite trouvé cela. »Comment rester en colère devant une pareille réponse? Je riais etnous reprenions la leçon.Mais en musique les mômes difficultés ne s'étaient pas présentées,et, dès le début, Mattia avait fait des progrès étonnants et si remarquables,que bien vite il en était arrivé à m'étonner par ses questions*puis, après m'avoir étonné, il m'avait embarrassé, et enfin ilm'avait plus d'une fois interloqué au point que j'étais resté court.Et j'avoue que cela m'avait vexé et mortifié; je prenais au sérieux• i;


UNE LEÇON DE MUSIQUE. 359mon rôle de professeur, et je trouvais humiliant que mon élève m'adressâtdes questions auxquelles je ne savais que répondre; il mesemblait que c'était jusqu'à un certain point tricher.Et il ne me les épargnait pas, les questions, mon élève :« Pourquoi n'écrit-on pas la musique sur la même clef?— Pourquoi emploie-t-on les dièzes en <strong>mont</strong>ant et les bémols endescendant ?— Pourquoi la première et la dernière mesure d'un morceau necontiennent-elles pas toujours le nombre de temps régulier?— Pourquoi aecorde-t-on un violon sur certaines notes plutôtque sur d'autres? »A cette dernière question j'avais dignement répon<strong>du</strong> que, le violonn'étant pas mon instrument, je ne m'étais jamais occupé de savoircomment on devait ou Ton ne devait pas l'accorder, et Mattia n'avaiteu rien à répliquer.Mais cette manière de me tirer d'affaire n'avait pas été de miseavec des questions comme celles qui se rapportaient aux clefs ou auxbémols : cela s'appliquait tout simplement à la musique, à la théoriede la musique; j'étais professeur de musique, professeur de solfège,je devais répondre, ou je perdais, je le sentais bien, mon autoritéet mon prestige : or, j'y tenais beaucoup, à mon autorité et àmon prestige.Alors, quand je ne savais pas ce qu'il y avait à répondre, je metirais d'embarras comme l'oncle Gaspard, quand, lui demandant ceque c'était que le charbon de terre, il me disait avec assurance :« C'est <strong>du</strong> charbon qu'on trouve dans la terre. »Avec non moins d'assurance, je répondais à Mattia, lorsque jen'avais rien à lui'répondre :« Cela est ainsi parce que cela doit être ainsi; c'est une loi. »Mattia n'étaitpas d'un caractère à s'insurger contre une loi; seulementil avait une façon de me regarder, en ouvrant la bouche eten écarquillant les yeux, qui ne me rendait pas <strong>du</strong> tout lier de moi.Il y avait trois jours que nous avions quitté Varses, lorsqu'il meposa précisément une question de ce genre. Au lieu de répondre àson pourquoi : « Je ne sais pas, » je répondis noblement :


360 SANS FAMILLE.Alors il parut préoccupé, et de toute la journée je ne pus pas luitirer une parole, ce qui avec lui était bien extraordinaire, car ilétait toujours disposé à bavarder et à rire.Je le pressai si bien qu'il finit par parler.« Certainement, dit-il, tu es un bon professeur, et je crois bienque personne ne m'aurait enseigné comme toi ce que j'ai appris*cependant... »Il s'arrêta.« Quoi, cependant?— Cependant, il y a peut-être des choses que tune sais pas; celaarrive aux plus savants, n'est-ce pas? Ainsi, quand tu me réponds :« Cela est parce que cela est, » il y aurait peut-être d'autres raisonsadonner que tu ne donnes pas parce qu'on ne te lésa pas données àtoi-même. Alors, raisonnant de cette façon, je me suis dit que, si tuvoulais, nous pourrions peut être acheter, oh ! pas cher, un livre oùse trouveraient les principes de la musique.— Cela est juste.— N'est-ce pas? Je pensais bien que cela te paraîtrait juste, carenfin tu ne peux pas savoir tout ce qu'il y a dans les livres, puisquetu n'a pas appris dans les livres.— Un bon maître vaut mieux que le meilleur des livres.— Ce que tu dis la m'amène à te parler de quelque chose encore: si tu voulais, j'irais demander une leçon à un vrai maître;une seule, et alors il faudrait bien qu'il me dise tout ce que je nesais pas. .— Pourquoi n'as-tu pas pris cette leçon auprès d'un vrai maîtrependant que tu étais seul?— Parce que les vrais maîtres se font payer, et je n'aurais pasvoulu prendre le prix de cette leçon sur ton argent. »J'étais blessé que Mattia me parlât ainsi d'un vrai maître; maisma sotte vanité ne tint pas contre ces derniers mots.«Tu es un trop bon garçon, lui dis-je; mon argent est tonargent, puisque tu le gagnes comme moi, mieux que moi, biensouvent; tu prendras autant de leçons que tu voudras, et je lesprendrai avec toi. »Puis j'ajoutai bravement cet aveu de mon ignorance :


UNE LEÇON DE MUSIQUE. 361« Comme cela je pourrai, moi aussi, apprendre ce que je ne saispas. »Le maître, le vrai maître qu'il nous fallait, ce n'était pas un ménétrierde village, mais un artiste, un grand artiste, comme on entrouve seulement dans les villes importantes. La carte me disaitqu'avant d'arriver à Cler<strong>mont</strong> la ville la plus importante qui setrouvait sur notre route était Monde. Mende était-elle vraiment uneville importante? c'était ce que je ne savais pas; mais, comme le caractèredans lequel son nom était écrit sur la carte lui donnait cetteimportance, je ne pouvais que croire ma carie.11 fut donc décidé que ce serait à Mende que nous ferions lagrosse dépense d'une leçon de musique; car, bien que nos recettesfussent plus que médiocres dans ces tristes <strong>mont</strong>agnes de la Lozère,où les villages sont rares et pauvres, je ne voulais pas retarderdavantage la joie de Maltia.Après avoir traversé dans toute son éten<strong>du</strong>e le causse Méjean.qui est bien le pays le plus désolé et le plus misérable <strong>du</strong> monde,sans bois, sans eaux, sans cultures, sans villages, sans habitants,sans rien de ce qui est la vie, mais avec d'immenses et mornes solitudesqui ne peuvent avoir de charmes que pour ceux qui les parcourentrapidement en voiture, nous arrivâmes enfin à Mende.Comme il était nuit depuis quelques heures déjà, nous ne pouvionsaller ce soir-là même prendre notre leçon; d'ailleurs nousétions morts de fatigue.Cependant Mattia était si pressé de savoir si Mende, qui ne luiavait nullement paru la ville importante dont je lui avais parlé >possédait un maître de musique, que, tout en soupant, je demandaià la maîtresse de l'auberge où nous étions descen<strong>du</strong>s s'il y avaitdans la ville un bon musicien qui donnât des leçons de musique.Elle nous répondit qu'elle était bien surprise de notre question :nous ne connaissions donc pas M. Esptnassous?« Nous venons de loin, dis-je.— De bien loin, alors?— De l'Italie, répondit Mattia. »Alors son étonnement se dissipa, et elle parut admettre que, venantde si loin, nous pussions ne pas connaître M. Espinassous;*5


362 SANS FAMILLE.mais bien certainement, si nous étions venus seulement de Lyon oude Marseille, elle n'aurait pas continué de répondre à des gens assezmal é<strong>du</strong>qués pour n'avoir pas enten<strong>du</strong> parler de M. Espinassous« J'espère que nous sommes bien tombés, » dis-je à Maiiia enitalien.Et les yeux de mon associé s'allumèrent. Assurément, M. Espinassousallait répondre, le pied levé, à toutes ses questions; ce neserait pas lui qui resterait embarrassé pour expliquer les raisonsqui voulaient qu'on employât les bémols en descendant et les dièzesen <strong>mont</strong>ant.Une crainte me vint : un artiste aussi célèbre consentirait-il àdonner une leçon à, de pauvres misérables tels que nous?« Et il est très occupé, M, Espinassous? dis-je.— Oh! oui! je le crois bien qu'il est occupé; comment ne leserait-il pas?— Croyez-vous qu'il voudra nous recevoir demain matin?— Bien sûr; il reçoit tout le monde, quand on a de l'argentdans la poche, s'entend. »Comme c'était ainsi que nous l'entendions nous aussi, nousfûmes rassurés, et, avant de nous endormir, nous discutâmes longuement,malgré la fatigue, toutes les questions que nous poserionsle lendemain à cet illustre professeur.Après avoir fait une toilette soignée, c'est-à-dire une toilette depropreté, la seule que nous pussions nous permettre, puisque nousn'avions pas d'autres vêtements que ceux que nous portions surnotre dos, nous prîmes nos instruments, Mattia son violon, moi maharpe, et nous nous mîmes en route pour nous rendre chez M. Espinassous.Capi avait, comme de coutume, voulu venir avec nous,mais nous l'avions attaché dans l'écurie de l'aubergiste, ne croyantpas qu'il était convenable de se présenter avec un chien chez lecélèbre musicien de Mcnde.Quand nous fûmes arrivés devant la maison qui nous avait étéindiquée comme étant celle <strong>du</strong> professeur, nous crûmes que nousnous étions trompés, car à la devanture de cette maison se balançaientdeux petit plats à barbe en cuivre, ce qui n'a jamais été renseigned'un maître de musique.


UNE LEÇON DE MUSIQUE.


364 SANS FAMILLE.pensons que vous voudrez bien nous donner votre avis sur ce quinous embarrasse.— Dites un peu ce qui vous embarrasse, jeunes gens. >)Je compris où Mattia tendait à arriver : d'abord il voulait voir sice perruquier-musicien élait capable de répondre à ses questions,puis, au cas où ses réponses seraient satisfaisantes, il voulait se fairedonner sa leçon de musique pour le prix d'une coupe de cheveux;décidément il était malin, Mattia.« Pourquoi, demanda Mattia, accorde-t-on un violon sur certainesnotes et pas sur d'autres? »Je crus que ce perruquier, qui précisément à ce moment mêmeétait en train de passer le peigne dans la longue chevelure de Mattia,allait faire une réponse dans le genre des miennes, et je riais déjàtout bas quand il prit la parole :« La seconde corde à gauche de l'instrument devant donner lela au diapason normal, les autres cordes doivent être accordées defaçon quelles donnent les notes de quinte en quinte, c'est-à-diresol, quatrième corde; rc, troisième corde; la, deuxième corde; 7/11",première corde ou chanterelle. »Ce ne fut pas moi qui ris, ce fut Mattia; se moquait-il de mamine ébahie? était-il simplement joyeux de savoir ce qu'il avaitvoulu apprendre? toujours est-il qu'il riait aux éclats.Tant que <strong>du</strong>ra la coupe de ses cheveux Mattia ne tarit pas enquestions, et, à tout ce qu'on lui demanda, le barbier répondit avecla même facilité et la même sûreté que pour le violon.Mais, après avoir ainsi répon<strong>du</strong>, il en vint à interroger lui-même,et bientôt il sut à quelle intention nous étions venus chez lut.Alors il se mit à rire aux éclats :« A ? oilà de bons petits gamins, disait-il, sont-ils drôles! »Puis il voulut que Mattia, qui évidemment était bien plus drôleque moi, lui jouât un morceau; et Mattia, prenant bravement sonviolon, se mit à exécuter une valse.« Et tu ne sais pas une note de musique! » s'écriait le perruquieren claquant des mains et en tutoyant Mattia comme s'il le connaissaitdepuis longtemps.J'ai dit qu'il y avait des instruments posés sur un établi et d'au-


1H""'>;;:jHUNE LEÇON DE MUSIQUE. %5 - . f..\\\'s• ' ••I fi '•lrï-fii ; lit'1res qui étaient accrochés contre le mur. Maltia, ayant terminé sonmorceau de violon, prit une clarinette,« Je joue aussi de la clarinette, dit-il, et <strong>du</strong> cornet à piston.— Allons, joue, » s'écria Espinassous.Et Mattia joua ainsi un morceau sur chacun de ces instruments.« Ce gamin est un prodige! criait Espinassous. Si tu veux resteravec moi, je ferai de toi un grand musicien; tu entends, un grandmusicien! Le matin, tu raseras la pratique avec moi, et tout le restede la journée je te ferai travailler; et ne crois pas que je ne sois pasun maître capable de t'instruire parce que je suis perruquier ; il fautvivre, manger, boire, dormir, et A r oilà à quoi le rasoir est bon. Pourfaire la barbe aux gens, Jasmin n'en est pas moins le plus grandpoète de France; Agen a Jasmin, Mende a Espinassous. »En entendant la lin de ce discours, je regardai Mattia. Qu'allait-ilrépondre? Est-ce que j'allais perdre mon ami, mon camarade, monfrère, comme j'avais per<strong>du</strong> successivement tous ceux que j'avaisaimés? Mon cœur se serra. Cependant je ne m'abandonnai pas à cesentiment.La situation ressemblait jusqu'à un certain point à celle où jem'étais trouvé avec Yitalis quand M me Milligan avait demandé à megarder près d'elle; je ne voulus pas avoir à m'adresser les mêmesreproches que Yitalis.« Ne pense qu'à toi, Mattia, » dis-je d'une voix émue.Mais il vint vivement à moi et, me prenant la main :


S66SANS FAMïLLE.long, il trouva ce livre qui avait pour titre : Théorie de la musiqueil élail bien vieux, bien usé. bien fripé, mais qu'importait?Alors, prônant une plume, il écrivit sur la première page :« Offert à l'enfant qui, devenu un arlisle. se souviendra <strong>du</strong> perruquierdcMcnde. »Je ne sais s'il y avail alors à M en de d'autres professeurs de musiqueque le barbier Espinassous, mais voilà uelui que j'ai connu etque nous n'avons jamais oublié, Rallia ni moi.... - w VM\;' ' "; /1, " s 11 - ;, '--^L ' r - '-"• f - m ' ' - !•••1T


I*;• ''-y -n*. •¥•• "rr:."^.--: i>s- .V!...-vjy ! >' l -i.s''^ ]J Vf; î" ! !I! -"-'!..^lt lCHAPITRE XXIXI.A VACIMï nu PKINCEJ'aimaisbien Mallia quand nous arrivâmes àMende, mais, quandnous sortîmes de cette ville, je Faimais encore plus. Est-il rien demeilleur, rien de plus doux pour l'amitié que de sentir avec certitudeque l'on est aimé de ceux qu'on aime?Et quelle plus grande preuve Rallia pouvait-il me donner de sonaffection que de refuser, comme il l'avait l'ait, la proposition dEspinassous,c'est-à-dire la tranquillité, la sécurité, le bien-être, l'instructiondans le présent cl la fortune dans l'avenir, pour partagermon exislence aventureuse et précaire, sans avenir et peut-êtremême sans lendemain ?,1e n'avais pas pu lui dire devant Espinassous rémotion que soncri : « Quitter mon ami! » avait provoquée en moi; mais, quandnous fûmes sortis, je lui pris la main et, la lui serrant :« Tu sais, lui dis-je, que c'est entre nous à la vie et à la mort? »


368 SANS FAMILLE.Si.Si;\i.<strong>du</strong>f '..t> ,i;Il se mit à sourire en me regardant avec ses grands yeux.« Je savais ça avant aujourd'hui, » dit-il.Mattia, qui jusqu'alors avait très peu mor<strong>du</strong> à la lecture, fit desprogrès surprenants le jour où il lut dans la Théorie de la musique deKulin. Malheureusement je ne pus pas le faire travailler autant quej'aurais voulu et qu'il le désirait lui-même, car nous étions obligésde marcher <strong>du</strong> malin au soir, faisant de longues étapes pour traverserau plus vite ces pays de la Lozère et de l'Auvergne, quisont peu hospitaliers pour des chanteurs et des musiciens. Sur cespauvres terres, le paysan qui gagne peu n'est pas disposé à mettrela main à la poche; il écoute avec un air placide tout ce qu'on veutbien jouer, mais, quand il prévoit que la quête va commencer, ils'en va ou il ferme sa porte.Enfin, par Saint-Flour et Issoire, nous arrivâmes aux villagesd'eaux qui étaient le but de notre expédition, et il se trouva parbonheur que les renseignements <strong>du</strong> <strong>mont</strong>reur d'ours étaient vrais :à la Bourboule, au Mont-Dore surtout, nous finies de belles recettes.Pour être juste, je dois dire que ce fut surtout à Mattia que nousles dûmes, à son adresse, à son tact. Pour moi, quand je voyaisdes gens assemblés, je prenais ma harpe et me mettais à jouer demon mieux, il est vrai, mais avec une certaine indifférence. Mattiane procédait pas de cette façon primitive; quant à lui, il ne suffisaitpas que des gens fussent rassemblés pour qu'il se mît toutde suite à jouer. Avant de prendre son violon ou son cornet àpiston, il étudiait son public, et il ne lui fallait pas longtemps pourvoir s'il jouerait ou s'il ne jouerait pas, et surtout ce qu'il devaitjouer.A l'école de Garofoli, qui exploitait en grand la charité publique,il avait appris dans toutes ses finesses l'art si difficile de forcerla générosité ou la sympathie des gens. Dès la première fois queje l'avais rencontré dans son grenier de la rue de Lourcine, ilm'avait bien étonné en m'expliquant les raisons pour lesquelles lespassants se décident à mettre la main à la poche ; mais il m'étonna• bien plus encore quand je le vis à l'œuvre.Ce fut dans les villes d'eaux qu'il déploya toute son adresse, et•{r •• 11fi'


fi::4;.;*LA VAGUE DU PRilNCF. 369pour le public parisien, son ancien public qu'il avait appris à connaîtreet qu'il retrouvait là,« Attention ! me disait-il quand nous voyions venir à nous unejeune dame en deuil dans les allées <strong>du</strong> Capucin, c'est <strong>du</strong> triste qu'ilfaut jouer, tâchons de l'attendrir et de la faire penser à celui qu'ellea per<strong>du</strong>; si elle pleure, notre fortune est faite. »Et nous nous mettions à jouer avec des mouvements si ralentis,que c'était à fendre le cœur.Il y a dans les promenades aux environs <strong>du</strong> Mont-Dore desendroits qu'on appelle des salons : ce sont des groupes d'arbres, desquinconces sous l'ombrage desquels les baigneurs vont passer quelquesheures en plein air. Mattia étudiait le public de ces salons, etc'était d'après ses observations que nous arrangions notre répertoire.Quand nous apercevions un malade assis mélancoliquement surune chaise, pâle, les yeux vitreux, les joues caves, nous nous gardionsbien d'aller nous camper brutalement devant lui pour l'arracherà ses tristes pensées. Nous nous mettions à jouer loin de luicomme si nous jouions pour nous seuls et en nous appliquant consciencieusement.Du coin de l'œil nous l'observions : s'il nous regardaitavec colère, nous nous en allions; s'il paraistait nous écouteravec plaisir, nous nous rapprochions, et Capi pouvait présenterhardiment sa sébile, il n'avait pas à craindre d'être renvoyé à coupsde pied.Mais c'était surtout près des enfants que Mattia obtenait sessuccès les plus fructueux; avec son archet il leur donnait desjambes pour danser, et avec son sourire il les faisait rire mêmequand ils étaient de mauvaise humeur. Comment s'y prenait-il ?Je n'en sais rien. Mais les choses étaient ainsi : il plaisait, onl'aimait.Le résultat de notre campagne fut vraiment merveilleux; toutesnos dépenses payées, nous eûmes assez vite gagné soixantehuitfrancs.Soixante-huit francs et cent quarante-six que nous avions encaisse, cela faisait deux cent quatorze francs; l'heure était venue denous diriger sans plus tarder vers Chavanon en passant par Usscli' 1 ',.-I;l 1 '•i 1 •i!.in! I ; '! 1i\\i ;;-..;*


370 SANS FAMILLE,où, nous avait-on dit, devait se tenir une foire importante pour lesbestiaux.Une foire, c'était notre affaire; nous allions pouvoir acheter enfincette fameuse vache dont nous parlions si souvent et pour laquellenous avions fait de si rudes économies.Jusqu'à ce moment, nous n'avions eu que le plaisir de caresser:notre rêve et de le faire aussi beau que notre imagination nous lepermettait : notre vache serait blanche, c'était le souhait de Mattia;elle serait roussG, c'était le mien, en souvenir de notre pauvre llousselle;elle serait douce, elle aurait plusieurs seaux de lait; tout celaétait superbe et charmant.Mais maintenant il fallait de la rêverie passer à l'exécution, etc'était là que rembarras commençait.Comment choisir notre vache avec la certitude qu'elle auraitréellement toutes les qualités dont nous nous plaisions à la parer?Cela était grave. Quelle responsabilité! Je ne savais pas à quelssignes on reconnaît une bonne vache, et Mattia était aussi ignorantque moi.Ce qui redoublait notre inquiétude, c'étaient les histoires étonnantesdont nous avions enten<strong>du</strong> le récit dans les auberges, depuisque nous nous étions mis en tête la belle idée d'acheter une yaclic.Qui dit maquignon de chevaux ou de vaches dit artisan de ruseset de tromperies. Combien de ces histoires nous étaient restées dansla mémoire pour nous effrayer : un paysan achète à la foire unevache qui a la plus belle queue que jamais vache ait eue; avec unepareille queue elle pourra s'émoucher jusqu'au bout <strong>du</strong> nez, ce qui,tout le monde le sait, est un grand avantage ; il rentre chez luitriomphant, car il n'a pas payé cher cette vache extraordinaire; lelendemain matin il va la voir, elle n'a plus de queue <strong>du</strong> tout; cellequi pendait derrière elle si noblement avait été collée à un moignon;c'était un chignon, une queue postiche. Un autre en achèteune qui a des cornes fausses ; un autre, quand il veut traire sa vache,s'aperçoit qu'elle a eu la mamelle soufflée et qu'elle ne donnerapas deux verres de lait en vingt-quatre heures. Il ne faut pas quepareilles mésaventures nous arrivent.Pour la fausse queue, Mattia ne craint rien ; il se suspendra de


LA VAGUE DU PRINCE. 371tout son poids à la queue de toutes les vaches dont nous auronsenvie, et il tirera si fort sur ces queues que, si elles sont collées, ellesse détacheront. Pour les mamelles soufflées, il a aussi un moyentout aussi sûr, qui est de les piquer avec une grosse et longueépingle.Sans doute cela serait infaillible, surtout si la queue était fausseet si la mamelle était soufflée; mais, si sa queue était vraie, noserait-il pas à craindre que la vache envoyât un bon coup de pieddans le ventre ou dans la tête de celui qui tirerait dessus; et n'agirait-ellepas encore de même sous une piqûre s 3 enfonçant danssa chair ?L'idée de recevoir un coup de pied calme l'imagination de Mallia,et nous restons livrés à nos incertitudes; ce serait vraiment terribled'offrir à mère Barberin une vache qui ne donnerait pasde lait ou qui n'aurait pas de cornes.Parmi les histoires qui nous avaient été contées, il y en avait unedans laquelle un vétérinaire jouait un rôle terrible, au moins àTégard <strong>du</strong> marchand de vaches. Si nous prenions un vétérinairepour nous aider, sans doute cela nous serait une dépense, maiscombien elle nous rassurerait!Au milieu de notre embarras, nous nous arrêtâmes à ce parti,qui, sous tous les rapports, paraissait le plus sage, et nous continuâmesalors gaiement notre route.La distance n'est pas longue <strong>du</strong> Mont-Dore à Ussel ; nous mîmesdeux jours à faire la route, encore arrivâmes-nous de bonne heureà Ussel.J'étais là dans mon pays pour ainsi dire : c'était à Ussel quej'avais paru pour la première fois en public dans le Domestique deM. Joli-Cœur, ou Lopins bêle des deux n'est pas celui qu'on pense, etc'était à Ussel aussi que Yitalis m'avait acheté ma première pairede souliers, ces souliers à clous qui m'avaient ren<strong>du</strong> si heureux.Pauvre Joli-Cœur, il n'était plus là avec son bel habit rougede général anglais, et Zerbino avec la gentille Dolce manquaientaussi.Pauvre Vitalis ! je l'avais per<strong>du</strong> et je ne le reverrais plus marchantla tête haute, la poitrine cambrée, marquant le pas des deux


372 SANS FAMILLE.KM>. Is-;.&:* L**ï*l ' •;J ':i _ -:vbras et des deux pieds en jouant une valse sur son fifre perçant.Sur six que nous étions alors, deux seulement restaient debout :Capi et moi; cela rendit mon entrée à Ussel toute mélancolique.Malgré moi je m'imaginais que j'allais apercevoir le feutre deVitalis au coin de chaque rue et que j'allais entendre l'appel quitant de fois avait retenti à mes oreilles : « En avant ! »La boutique <strong>du</strong> fripier où Vitalis m'avait con<strong>du</strong>it pour m'iiabilleren artiste vint heureusement chasser ces tristes pensées; jela retrouvai telle que je l'avais vue lorsque j'avais descen<strong>du</strong> sestrois marches glissantes. À la porte se balançait le même habitgalonné sur les coutures, qui m'avait ravi d'admiration, et dansla <strong>mont</strong>re je retrouvai les mêmes vieux fusils avec les mêmesvieilles lampes.Je voulus aussi <strong>mont</strong>rer la place où j'avais débuté, en jouant lerôle <strong>du</strong> domestique de M. Joli-Cœur, c'est-à-dire le plus bête desdeux : Capi se reconnut et frétilla de la queue.Après avoir déposé nos sacs et nos instruments à l'auberge oùj'avais logé avec Vitalis, nous nous mîmes à la recherche d'un vétérinaire.Quand celui-ci eut enten<strong>du</strong> notre demande, il commença parnous rire au nez.« Mais il n'y a pas de vaches savantes dans le pays, dit-il.— Ce n'est pas une vache qui sache faire des tours qu'il nousfaut, c'en est une qui donne <strong>du</strong> bon lait.— Et qui ait une vraie queue, ajouta Mattia, que l'idée d'unequeue collée tourmentait beaucoup.— Enfin, monsieur le vétérinaire, nous venons vous demanderde nous aider de votre science pour nous empêcher d'être volés parles marchands de vaches. »Je dis cela en tâchant d'imiter les airs nobles que Vitalis prenaitsi bien lorsqu'il voulait faire la conquête des gens.« Et pourquoi diable voulez-vous une vache? » demanda le vétérinaire.En quelques mots, j'expliquai ce que je voulais faire de cettevache.« Vous êtes de bons garçons, dit-il, je vous accompagneraiil;;'!!•*Iji.1»il•AiS: Itôt


; tI\V\n-4 ;1 1f• '.i . 1LA VACHE DU PRINCE. 373demain matin sur le champ de foire, et je vous promets que lavache que je vous choisirai n'aura pas une queue postiche.— Ni des cornes fausses? dit Mattia.— Ni des cornes fausses.— Ni la mamelle soufflée ?— Ce sera une belle et bonne vache; mais, pour acheter, il fautêtre en état de payer. »Sans répondre, je dénouai un mouchoir dans lequel étaitenfermé notre trésor.« C'est parfait, venez me prendre demain matin à sept heures.— Et combien nous devrons-vous, monsieur le vétérinaire ?— Rien <strong>du</strong> tout : est-ce que je veux prendre de l'argent à debons enfants comme vous ! »Je ne savais comment remercier ce brave homme, mais Mattiaeut une idée.« Monsieur, est-ce que vous aimez la musique? demanda-l-il.-r- Beaucoup, mon garçon.— Et vous vous couchez de bonne heure ? »Cela élait assez incohérent, cependant le vétérinaire voulut bienrépondre :« Quand neuf heures sonnent.— Merci! monsieur, à demain matin sept heures. »J'avais compris l'idée de Mattia.« Tu veux donner un concert au vétérinaire? dis-je.— Justement : une sérénade quand il va se coucher; ça se faitpour ceux qu'on aime.— Tu as eu là une bonne idée, rentrons à l'auberge et travaillonsles morceaux de notre concert; on peut ne pas se gêner avecle public qui paye, mais quand on paye soi-même il faut faire deson mieux. »A neuf heures moins deux ou trois minutes nous étions devantla maison <strong>du</strong> vétérinaire, Mattia avec son violon, moi avec maharpe; la rue était sombre, car, la lune devant se lever vers neufheures, on avait jugé bon de ne pas allumer les réverbères; les boutiquesétaient déjà fermées, et les passants étaient rares.Au premier coup de neuf heures nous partîmes en mesure, et1ïI' ; 11I


37VSANS FAMILLE.dans cette rue étroite, silencieuse, nos instruments résonnèrentcomme dans la salle la plus sonore. Les fenêtres s'ouvrirent etnous vîmes apparaître des tôles encapuchonnées de bonnets, demouchoirs et de foulards; d'une fenêtre à l'autre on s'interpellaitavec surprise.Notre ami le vétérinaire demeurait dans une maison qui, à l'unde ses angles, avait une gracieuse tourelle; une des fenêtres decette tourelle s'ouvrit, et il se pencha pour voir qui jouait ainsi.Sans doute il nous reconnut et il comprit notre intention, car desa main il nous fit signe de nous taire.« Je vais vous ouvrir la porte, dit-il, vous jouerez dans lejardin. »Et presque aussitôt cette porte nous fut ouverte.« Vous êtes de braves garçons, dit-il en nous donnant à chacunune bonne poignée de main, mais vous êtes aussi des étourdis:vous n'avez donc point pensé que le sergent de ville pouvait vousarrêter pour tapage nocturne sur la voie publique! »Notre concert recommença dans le jardin, qui n'élait pas biengrand, mais très coquet avec un berceau couvert de plantes grimpantes.Comme le vétérinaire était marié et qu'il avait plusieurs enfants,nous eûmes bientôt un public autour de nous; on alluma des chandellessous le berceau et nous jouâmes jusqu'après dix heures;quand un morceau était fini, on nous applaudissait, et on nous endemandait un autre.Si le vétérinaire ne nous avait pas mis à la porte, je crois bienque, sur la demande des enfants, nous aurions joué une bonnepartie de la nuit.


LA VAGUE DU PRINCE. - 375avions enten<strong>du</strong> un bruit.incessant de charrettes roulant sur lepavé et se mêlant aux hennissements des chevaux, aux meuglementsdes vaches, aux bêlements des moutons, aux cris des paysansqui arrivaient pour la foire.Quand nous descendîmes, la cour de notre auberge était déjàencombrée de charrettes enchevêtrées les unes dans les autres, etdes voitures qui arrivaient descendaient des paysans endimanchésqui prenaient leurs femmes dans leurs bras pour les mettre à terre;alors tout le monde se secouait, les femmes défripaient leurs jupes.Dans la rue, tout un flot mouvant se dirigeait vers le champ defoire; comme il n'était encore que six heures, nous eûmes envied'aller passer en revue les vaches qui étaient déjà arrivées et de fairenotre choix à l'avance.Ah ! les belles vaches ! Il y en avait de toutes les couleurs et detoutes les tailles, les unes grasses, les autres maigres, celles-ci avecleurs veaux, celles-là traînant à terre leur mamelle pleine de lait.Sur le champ de foire se trouvaient aussi des chevaux qui hennissaient,des juments qui léchaient leurs poulains, des porcs gras quise creusaient des trous dans la terre, des cochons de lait qui hurlaientcomme si on les écorchait vifs, des moutons, des poules, desoies; mais que nous importait! nous n'avions d'yeux que pour lesvaches, qui subissaient notre examen en clignant les paupières et enremuant lentement la mâchoire, ruminant placidement leur repasde la nuit, sans se douter qu'elles ne mangeraient plus l'herbe despâturages où elles avaient été élevées.Après une demi-heure de promenade, nous en avions trouvé dixseptqui nous convenaient tout à fait, celle-ci pour telle qualité,celle-là pour telle autre, trois parce qu'elles étaient rousses, deuxparce qu'elles étaient blanches; ce qui, bien enten<strong>du</strong>, souleva unediscussion entre Mattia et moi.A sept heures nous trouvâmes le vétérinaire qui nous attendait,et nous revînmes avec lui au champ de foire en lui expliquant denouveau quelles qualités nous exigions dans la vache que nousallions acheter.Elles se résumaient en deux mots : donner beaucoup de lait etmanger peu*


376 ' SANS FAMILLE.«En voici une qui doit être bonne, ditMaltia en désignant unevache blanchâtre.— Je crois que celle-là est meilleure, » dis-je en <strong>mont</strong>rant unerousse.Le vétérinaire nous mit d'accord en ne s'arrêtant ni à Tune ni àl'autre, mais en allant à une troisième : c'était une petite vache auxjambes grêles, rouge de poil, avec les oreilles et les joues brunes,les yeux bordés de noir et un cercle blanchâtre autour <strong>du</strong> mufle.« Voilà une vache <strong>du</strong> Rouergue qui est justement ce qu'il vousfaut, » dit-il.Un paysan à l'air cliétif la tenait par la longe; ce fut à lui que levétérinaire s'adressa pour savoir combien il voulait vendre sa vache.« Trois cents francs. »Déjà cette petite vache alerte et fine, maligne de physionomie,avait fait notre conquête; les bras nous tombèrent <strong>du</strong> corps.Trois cents francs! ce n'était pas <strong>du</strong> tout notre affaire. Je fis unsigne au vétérinaire pour lui dire que nous devions passer à uneautre ; il m'en fit un pour me dire au contraire que nous devionspersévérer.Alors une discussion s'engagea entre lui et le paysan. Il offritcent cinquante francs; le paysan diminua dix francs. Le vétérinaire<strong>mont</strong>a à cent soixante-dix; le paysan descendit à deux cent quatrevingts.4Mais, arrivées à ce point, les choses ne continuèrent pas ainsi, cequi nous avait donné bonne espérance. Au lieu d'offrir, le vétérinairecommença à examiner la vache en détail : elle avait lesjambes trop faibles, le cou trop court, les cornes trop longues ; ellemanquait de poumons, la mamelle n'était pas bien conformée.Le paysan répondit que, puisque nous nous y connaissions sibien, il nous donnerait sa vache pour deux cent cinquante francs,afin qu'elle fût en bonnes mains.Là-dessus la peur nous prit, nous imaginant tous deux quec'était une mauvaise vache.« Allons en voir d'autres, » dis-je.Sur ce mot le paysan, faisant un effort, diminua de nouveau dedix francs..'!•;i * -';••('niy:î'i


. .1!.1 .iLA VACHE DU PRINCE. 377Enfin, de diminution en diminution, il arriva à deux cent dixfrancs, mais il y resta.D'un coup de coude le vétérinaire nous avait fait comprendreque tout ce qu'il disait n'était pas sérieux et que la vache, loind'être mauvaise, était excellente; mais deux cent dix francs,c'était une grosse somme pour nous.Pendant ce temps Mattia, tournant par derrière la vache, lui avaitarraché un long poil à la queue, et la vache lui avait détaché uncoup de pied.Cela me décida.« Va pour deux cent dix francs, dis-je, croyant tout fini. »Et j'étendis la main pour prendre la longe; mais le paysan neme la céda pas.« Et les épingles de la bourgeoise? » dit-il.Un nouvelle discussion s'engagea, et finalement nous tombâmesd'accord sur vingt sous d'épingles. Il nous restait donc trois francs.De nouveau j'avançai la main; le paysan me la prit et me laserra fortement en ami.Justement parce que j'étais un ami, je n'oublierais pas le vin dela fille.Le vin de la fille nous coûta dix sous.Pour la troisième fois je voulus prendre la longe; mais mon amile paysan m'arrêta :« "Vous avez apporté un licou? me dit-il; je vends la vaclie, jene vends pas son licou. »Cependant, comme nous étions amis, il voulait bien me céder celicou pour trente sous, ce n'était pas cher.Il nous fallait un licou pour con<strong>du</strong>ire notre vache; j'abandonnailes trente sous, calculant qu'il nous en resterait encore vingt.Je comptai donc les deux cent treize francs, et pour la quatrièmefois j'étendis la main.« Où donc est votre longe? demanda le paysan; je vous aiven<strong>du</strong> le licou, je ne vous ai pas ven<strong>du</strong> la longe. »La longe nous coûta vingt sous, nos vingt derniers sous.Et lorsqu'ils furent payés, la vache nous fut enfin livrée avec sonlicou et sa longe.48iiii i


373 SANS FAMILLE.Nous avions une vache, mais nous n'avions plus un sou, pas unseul pour la nourriture cl pour nous nourrir nous-mêmes.y Nous allons travailler, dit Mattia, les cafés sont pleins demonde; en nous divisant nous pouvons jouer dans tous, nousaurons une bonne recette ce soir. »Et, après avoir con<strong>du</strong>it, notre vache dans F écurie de notre aubergeoù nous rattachâmes avec plusieurs nœuds, nous nous mimes àtravailler chacun de notre coté, et, le soir, quand nous finies lecompte de notre recette, je trouvai que celle de Mattia était dequatre francs cinquante centimes cl la mienne de trois francs.Avec sept francs cinquante centimes nous étions riches.Mais la joie d'avoir gagné ces sept francs cinquante était bienpetite, comparée à la joie que nous éprouvions d'en avoir dépensédeux cent quatorze.Nous décidâmes la fille de cuisine à traire notre vache, et noussoupames avec son lait : jamais nous n'en avions bu d'aussi bon;Maltia déclara qu'il était sucré et qu'il sentait la fleur d'oranger,comme celui qu'il avait bu à l'hôpital, mais bien meilleur.El dans notre enthousiasme nous allâmes embrasser noire vachesur son mufle noir; sans doute elle fut sensible à celle caresse, carelle nous lécha la figure de sa langue rude.« Tu sais qu'elle embrasse, » s'écria Mattia ravi.Pour comprendre le bonheur que nous éprouvions à embrassernotre vache et à être embrassés par elle, il faut se rappeler que niMattia ni moi nous n'étions gàlés par les embrassades; notre sortn'était pas celui des enfants choyés, qui ont à se défendre contre lescaresses de leurs mères, et tous deux cependant nous aurions bienaimé à nous faire caresser.Le lendemain matin nous étions levés avec le soleil, et tout desuite nous nous mettions en route pour Chavanon.Comme j'étais reconnaissant à Mattia <strong>du</strong> concours qu'il m'avaitprêté, car sans lui je n'aurais jamais amassé celle grosse somme dedeux cent quatorze francs, j'avais voulu lui donner le plaisir decon<strong>du</strong>ire notre vache, et il n'avait pas été médiocrement heureuxde la tirer par la longe, tandis que je marchais derrière elle. Ce futseulement quand nous fumes sortis de la ville que je \ T ins prendre


DANS NOTlïi;" Xi* 'ENTHOUSIASME NOUS ALI.AMI-NOTUU VACHL: (I\ 378)I:MUUASSI-:U


LA VACHE DU PRINCE. 379place à côté de lui, pour causer comme à l'ordinaire et surtout pourregarder de face notre vache; jamais je n'en 'avais vu une aussibelle.Et de vrai elle avait fort bon air, marchant lentement en se balançant,en se prélassant comme une bête qui a conscience de savaleur.Maintenant je n'avais plus besoin de regarder ma carte à chaqueinstant comme je le faisais depuis notre départ de Paris ; je savaisoù j'allais, et, bien que plusieurs années se fussent écoulées depuisque j'avais passé là avec Vitalis, je retrouvais tous les accidents de]a roule.Mon intention, pour ne pas fatiguer notre Yache, et aussi pourne pas arriver trop tard à Chavanon, élait d'aller coucher dans levillage où j'avais passé ma première nuit de voyage avec Vitalis,dans ce lit de fougère où le bon Capi, voyant mon chagrin, était venus'allonger près de moi et avait mis sa patte dans ma main pour medire qu'il serait mon ami. Delà nous partirions le lendemain matinpour arriver de bonne heure chez mère Barhcrin.]Y!ais le sort, qui jusque-là nous avait été si favorable, se mitcontre nous et changea nos dispositions.Nous avions décidé de partager notre journée de marche en deuxparis, et de la couper par notre déjeuner, surtout par le déjeunerde notre vache, qui consisterait en herbe des fossés de la route qu'elle.paîtrait.Vers dix'heures, ayant trouvé un endroit où l'herbe était verte etépaisse, nous mîmes les sacs à bas, et nous fîmes descendre notrevache dans le fossé.Tout d'abord je voulus la tenir par la longe, mais elle se <strong>mont</strong>rasi tranquille, et surtout si appliquée à paître, que bientôt je luientortillai la longe autour des cornes, et m'assis près d'elle pour *manger mon pain.Naturellement nous eûmes fini de manger bien avant elle. Alors,après Favoir admirée pendant assez longtemps, ne sachant plus quefaire } nous nous mîmes à jouer aux billes, Maltiaet moi, car il nefaut pas croire que nous étions deux petits bonshommes graves etsérieux, ne pensant qu'à gagner de l'argent. Si nous menions une


380 SANS FAMILLE.vie qui n'est point ordinairement celle des enfants de notre âge,nous n'en avions pas moins les goûts et les idées de notre jeunesse,c'est-à-dire que nous aimions à jouer aux jeux des enfants, et quenous ne laissions point passer une journée sans faire une partie debilles, de balle ou de saut de mouton. Tout à coup, sans raison biensouvent, Mattia me disait: « Jouons-nous? » Alors, en un tour demain, nous nous débarrassions de nos sacs, fle nos instruments, etsur la route nous nous menions à jouer. Plus d'une fois même, si jen'avais pas eu ma <strong>mont</strong>re pour me rappeler l'heure, nous aurionsjoué jusqu'à la nuit; mais elle me disait que j'étais chef de troupe,qu'il fallait travailler, gagner de l'argent pour vivre, et alors jerepassais sur mon énaule endolorie la bretelle de ma harpe. Enavant !Nous eûmes fini de jouer avant que la vache eût fini de paître,et, quand elle nous vit venir à elle, elle se mit à tondre l'herbe àgrands coups de langue, comme pour nous dire qu'elle avait encorefaim.« Attendons un peu, dit Mattia.— Tu ne sais donc pas qu'une vache manjc toute la journée?— Un tout petit peu. »Tout en attendant, nous reprîmes nos sacs et nos instruments.« Si je lui jouais un petit air de cornet à pislon? dit Mattia quirestait difficilement en repos ; nous avions une vache dans le cirqueGassot, et elle aimait la musique. »Et sans en demander davantage, Mattia se mit à jouer une fanfarede parade.Aux premières notes, notre vache leva la tête ; puis tout à coup,avant que j'eusse pu me jeter à ses cornes pour prendre sa longe,elle partit au galop.Et aussitôt nous partîmes après elle, galopant aussi de toutes nosforces en l'appelant. Je criai à Capi de l'arrêter, mais on ne peutpas avoir tous les talents : un chien de con<strong>du</strong>cteur de bestiaux eûtsauté au nez de notre vache; Capi, qui était un savant, lui sautaaux jambes.Bien enten<strong>du</strong> cela ne l'arrêta pas, tout au contraire, et nous continuâmesnotre course, elle en avant, nous en arrière.


LA VACHE DU PRINCE- 331Tout en courant j'appelais Mattia : « Imbécile! J> et lui, sanss'arrêter, me criait d'une voix haletante : « Tu cogneras, je l'aimérité. »C'était deux kilomètres environ avant d'arriver à un gros villageque nous nous étions arrêtés pour manger, et c'était vers ce villageque notre vache galopait. Elle entra dans ce village naturellementavant nous, et, comme la route était droite, nous pûmes voir, malgréla dislance, que des gens lui barraient le passage et s'emparaientd'elle.Alors nous ralentîmes un peu notre course : notre vache ne seraitpas per<strong>du</strong>e; nous n'aurions qu'à la réclamer aux braves gens quil'avaient arrêtée, et ils nous la rendraient.A mesure que nous avancions, le nombre des gens augmentaitautour de notre vache, et, quand nous arrivâmes enfin près d'elle,il y avait là une vingtaine d'hommes, de femmes ou d'enfants, quidiscutaient en nous regardant venir.Je m'étais imaginé que je n'avais qu'à réclamer ma vache; mais,au lieu de me la donner, on nous entoura et l'on nous posa questionsur question : « D'où venions-nous? puis, où avions-nous eu cettevache ? »Nos réponses étaient aussi simples que faciles ; cependant ellesne persuadèrent pas ces gens, et deux ou trois w voix s'élevèrent pourdire que nous avions volé cette vache qui nous avait échappé, etqu'il fallait nous mettre en prison en attendant que l'affaire s'éclaircit,L'horrible frayeur que le mot de prison m'inspirait me troublaet nous perdit : je palis, je balbutiai, et, comme notre course avaitren<strong>du</strong> ma respiration haletante, je fus incapable de me défendre.Sur ces entrefaites, un gendarme arriva; en quelques mots onlui conta notre affaire, et, comme elle ne lui parut pas nette, ildéclara qu'il allait mettre notre vache en fourrière et nous enprison; en verrait plus tard.Je voulus protester, Mattia voulut parler, le gendarme nous imposa<strong>du</strong>rement silence; alors, me rappelant la scène de Vitalis avecl'agent de police de Toulouse, je dis à Mattia de se taire et de suivreM. le gendarme.ii\


382 SANS FAMILLE,:',; t! ;j •J; iTout le village nous lit cortège jusqu'à la mairie où se trouvait la'prison; on nous entourait, on nous pressait, on nous poussait, onnous bourrait, on nous injuriait, et je crois bien que sans le gendarme,qui nous protégeait, on nous aurait lapidés comme si nous!étions de grands coupables, des assassins ou des incendiaires. Etcependant nous n'avions commis aucun crime. Mais les foules sontsouvent ainsi ; elles s'en rapportent aux premières apparences et setournent contre les malheureux, sans savoir ce qu'ils ont fait, s'ilssont coupables ou innocents.En arrivant à la prison, j'eus un moment d'espérance : le gardiende la mairie, qui était aussi geôlier et garde champêtre, ne voulutpas tout d'abord nous recevoir. Je me dis que c'était là un bravehomme. Mais le gendarme insista, et le geôlier céda ; passant devantnous, il ouvrit une porte qui fermait en dehors avec une grosse serrureet deux verrous. Je vis alors pourquoi il avait fait difficultépour nous recevoir tout d'abord; c'était parce qu'il avait mis saprovision d'oignons sécher dans la prison, en les étalant sur le plancher.On nous fouilla; on nous prit notre argent, nos couteaux, nosallumettes, et pendant ce temps, le geôlier amassa vivement tous sesoignons dans un coin. Alors on nous laissa, et la porte se refermasur nous avec un bruit de ferraille vraiment tragique.Nous étions en prison. Pour combien de temps?Comme je me posais cette question, Mattia vint se mettre devantmoi et, baissant la tête :« Cogne, dit-il, cogne sur la tête, tu ne frapperas jamais assezfort pour ma bêtise,— Tu as fait la bêtise, et j'ai laissé la faire, j'ai été aussi bêteque toi.— J'aimerais mieux que tu cognes^ j'aurais moins de chagrin...notre pauvre vache, la vache <strong>du</strong> prince ! »Et il se mit à pleurer.Alors ce fut à moi de le consoler en lui expliquant que notreposition n'était pas bien grave; nous n'avions rien fait, et il ne nousserait pas difficile de prouver que nous avions acheté notre vache;le bon vétérinaire d'Ussel serait notre témoin.« Et si Ton nous accuse d'avoir volé l'argent avec lequel nous


LA VAGUE DU PRINCK. 383avons payé notre vache, comment prouverons-nous que nous l'avonsgagné? »Mattia avait raison,« Et puis, dit Mattia en continuant de pleurer, quand nous sortirionsde celte prison, quand on nous rendrait noire vache, est-ilcertain que nous trouverons mère Barberin?— Pourquoi ne la trouverions-nous pas?— Depuis le temps que tu l'as quittée, elle a pu mourir, »Je fus frappé au cœur par cette crainte. C'était vrai que mèreBarberin avait pu mourir, car, bien que n'étant pas d'un âge oùl'on admet facilement l'idée de la mort, je savais par expériencequ'on peut perdre ceux qu'on aime; n'avais-je pas per<strong>du</strong> Vitalis?Comment cette idée ne m'était-elle pas venue déjà?« Pourquoi ne m'as-tu pas dit cela plus tôt? demandai-je.— Parce que, quand je suis heureux, je n'ai que des idées gaiesdans ma tête stupide, tandis que, quand je suis malheureux, je n'aique des idées tristes. Et j'étais si heureux à la pensée d'offrir tavache à la mère Barberin que je ne voyais que le contentement demère Barberin, je ne voyais que le nôtre et j'étais ébloui, comme grisé.— Ta tête n'est pas plus stupide que la mienne, mon pauvreMattia, car je n'ai pas eu d'autres idées que les tiennes; comme toiaussi j'ai été ébloui et grisé.— Ahl ah! la vache <strong>du</strong> prince! s'écria Mattia en pleurant, il estbeau, le prince ! »Puis tout à coup, se levant brusquement eu gesticulant:« Si mère Barberin était morte, et si l'affreux Barberin étaitvivant, s'il nous prenait notre vache, s'il te prenait toi-même ? »Assurément c'était l'influence de la prison qui nous inspirait cestristes pensées, c'étaient les cris de la foule, c'était le gendarme,c'était le bruit de la serrure et des verrous quand on avait fermé laporte sur nous.)Iais ce n'était pas seulement à nous que Mattia pensait, c'étaitaussi à notre vache.« Qui va lui donner à manger? qui va la traire ?»Plusieurs heures se passèrent dans ces tristes pensées, et plus letemps marchait, plus nous nous désolions.


38kSANS FAMILLE.J'essayai cependant de réconforter Mattia en lui expliquant qu'onallait venir nous interroger.« Eh bien ! que dirons-nous ?— La vérité.— Alors on va te remettre entre les mains de Barberin, ou bien, simère Barberin est seule chez elle, on va l'interroger aussi poursavoir si nous ne mentons pas : nous ne pourrons donc plus luifaire notre surprise. »Enfin notre porte- s'ouvrit avec un terrible bruit de ferraille, etnous vîmes entrer un vieux monsieur à cheveux blancs dont l'airouvert et bon nous rendit tout de suite l'espérance.« Allons, coquins, levez-vous, dit le geôlier, et répondez à M. lejuge de paix.— C'est bien, c'est bien, » dit le juge de paix en faisant signe augeôlier de le laisser seul, je me charge d'interroger celui-là, — ilme désigna <strong>du</strong> doigt, — emmenez 1 autre et gardez-le ; je l'interrogeraiensuite.Je crus que dans ces conditions je devais avertir Mattia de cequ'il avait à répondre.« Comme moi, monsieur le juge de paix, dis-je, il vous raconterala vérité, toute la vérité.— C'est bien, c'est bien, » interrompit vivement le juge de paixcomme s'il voulait me couper la parole.Mattia sortit, mais avant il eut le temps de me lancer un rapidecoup d'œil pour me dire qu'il m'avait compris.« On vous accuse d'avoir volé une vache, » me dit le juge depaix en me regardant dans les deux jeux.Je répondis que nous avions acheté cette vache à la foire d'Ussel,et je nommai le vétérinaire qui nous avait assistés dans cet achat.« Cela sera vérifié.— Je l'espère, car ce sera cette vérification qui prouvera notreinnocence.— Et dans quelle intention avez-vous acheté une vache?— Pour la con<strong>du</strong>ire à Chavanon et l'offrir à la femme qui a étéma nourrice, en reconnaissance de ses soins et en souvenir de monaffection pour elle.


LA VACHE DU PRINCE. 3*5— Et comment se nomme cette femme ?— Mère Barberin,— Est-ce la femme d'un ouvrier maçon qui, il y a quelquesannées, a été estropié à Paris?— Oui, monsieur le juge de paix.— Cela aussi sera vérifié. »Mais je ne répondis pas à cette parole comme je l'avais fait pourle vétérinaire d'Ussel.Voyant mon embarras, le juge de paix me pressa de questionset je <strong>du</strong>s répondre que, s'il interrogeait mère Barberin, le but quenous nous étions proposé se trouvait manqué, il n'y avait plus desurprise.Cependant, au milieu de mon embarras, j'éprouvais une vive satisfaction: puisque le juge de paix connaissait mère Barberin et qu'ils'informerait auprès d'elle de la vérité ou de la fausseté de monrécit, cela prouvait que mère Barberin était toujours vivante.J'en éprouvai bientôt une plus grande encore ; au milieu de cesquestions, le juge de paix mê dit que Barberin était retourne à Parisdepuis quelque tempsCela me rendit si joyeux que je trouvai des paroles persuasivespour le convaincre que la déposition <strong>du</strong> vétérinaire devait suffirepour prouver que nous n'avions pas volé notre vache« Et où avez-vous eu l'argent nécessaire pour acheter cettevache ? »C'était là la question qui avait si fort effrayé Mattia quand il avaitprévu qu'elle nous serait adressée..« Nous l'avons gagné.— Où? Comment ? »J'expliquai comment, depuis Paris jusqu'à Varses et depuisTarses jusqu'au Mont-Dore, nous l'avions gagné et amassé sou àsou.a Et qu'alliez-vous faire à Varses? »Cette question m'obligea à un nouveau récit; quand le juge depaix entendit que j'avais été enseveli dans la mine de la Truyère, ilm'arrêta, et d'une voix tout adoucie, presque amicale :«Lequel de vous deux est ilémi? dit-il.fe9


3S6SANS FAMILLE.il: f s1 S ;i S -.[ S.: * -.' !.; i .}'•l :: .i :.— Moi, monsieur le juge de paix,— Qui le prouve? Tu n'as pas de papiers, m'a dit le gendarme,— Non, monsieur le juge de paix.— Allons, raconte-moi comment est arrivée la catastrophe deVarses. J'en ai lu le récit dans les journaux ; si tu n'es pas vraimentRémi, tu ne me tromperas pas. Je t 3 écoute, fais donc attention.»Le tutoiement <strong>du</strong> juge de paix m'avait donné <strong>du</strong> courage ; jevoyais bien qu'il ne nous était pas hostile, "Quand j'eus achevé mon récit, le juge de paix me regarda longuementavec des yeux doux et attendris. Je m'imaginais qu'il allaitme dire qu'il nous rendait la liberté, mais il n'en fut rien. Sansm'adresser la parole, il me laissa seul. Sans doute il allait interrogerMattia pour voir si nos deux récits s'accorderaient.Je restai assez longtemps livré à mes réflexions; mais à la fin lejuge de paix revint avec Mattia.« Je vais faire prendre des renseignements à Ussel, dit-il, et si,comme je l'espère, ils confirment vos récits, demain on vous mettraen liberté,— Et notre vache? demanda Mattia.— On vous la rendra.— Ce n'est pas cela que je voulais dire, répliqua Mattia; qui valui donnera manger? qui va la traire?— Sois tranquille, gamin. »Mattia aussi était rassuré.« Si on trait notre vache, dit-il en souriant, est-ce qu'on nepourrait pas nous donner le lait? cela serait bien bon pour notre|; souper. »Aussitôt que le juge de paix fut parti, j'annonçai à Mattia lesdeux grandes nom T elles qui m'avaient fait oublier que nous étionsen prison : mère Barberin vivante, et Barberin à Paris.« La vache <strong>du</strong> prince fera son entrée triomphale, » dit Mattia.Et dans sa joie il se mit à danser en chantant; je lui pris lesmains, entraîné par sa gaieté, et Capi, qui jusqu'alors était restédans un coin triste et inquiet, vint se placer au milieu de nousdebout sur ses deux pattes de derrière. Alors nous nous livrâmes àSIA


LA VACHE DU PRINCE. 387f.--iune si belle danse que le concierge effrayé, —pour ses oignonsprobablement, — vint voir si nous ne nous révoltions pas.Il nous engagea à nous taire; mais il ne nous adressa pas laparole brutalement comme lorsqu'il était entré avec le juge de paix.Par là nous comprîmes que notre position n'était pas mauvaise,et bientôt nous eûmes la preuve que nous ne nous étions pas trompés,car il ne tarda pas à rentrer nous apportant une grande terrinetoute pleine de lait, — le lait de notre vache. — Mais ce n'était pastout ; avec la terrine, il nous donna un gros pain blanc et un morceaude veau froid qui, nous dit-il, nous était envoyé par M. le jugede paix.Jamais prisonniers n'avaient été si bien traités; alors, en mangeantle veau et en buvant le lait, je revins de mes idées sur les prisons;décidément elles valaient mieux que je ne me l'étais imaginé.Ce fut aussi le sentiment de Mattia :« Dîner et coucher sans payer, dil-il en riant, en voilà unechance! »Je voulus lui faire une peur.« Et si le vétérinaire était mort tout à coup, lui dis-je, qui témoigneraitpour nous ?— On n'a de ces idées-là que cfuand on est malheureux, dit-ilsans se fâcher, et ce n'est vraiment pas le moment. »-1'1•MI••


1af./ * • « /'i '••CHAPITRE XXXiMEREBARBERINL 'i ::• ;:• ii. ..-. ï ; ;;• fi :'. î 'iï 'Noire nuit sur le lit de camp ne fut pas mauvaise; nous en avionspassé de moins agréables à la belle étoile.« J'ai rêvé de l'entrée de la vache, me dit Mattia.— Et moi aussi. »À huit heures <strong>du</strong> malin notre porte s'ouvrit, et nous vîmes entrerle juge de paix, suivi de notre ami le vétérinaire, qui avait vouluvenir lui-même nous mettre en liberté.Quant au juge de paix, sa sollicitude pour deux prisonniers innocentsne se borna pas seulement au dîner qu'il nous avait offert laveille : il me remit, un beau papier timbré.« Vous avez été des .fous, me dit-il amicalement, de vous embarquerainsi sur les grands chemins; voici un passe port que je vousai fait délivrer par le maire, ce sera votre sauvegarde désormais.Bon voyage, les enfants ! »', Il.-• ï ;H:in;i' J :lIl


MÈRE BARBERIN.l339Et il nous donna une poignée de main; quant au vétérinaire, ilnous embrassa.Nous étions entrés misérablement dans ce village; nous en sortîmestriomphalement, menant notre vache par la longe et marchantla tête haute. Les paysans qui se tenaient sur leurs portes nousjjetaient de bons regards.« Je ne regrette qu'une chose, dit Mattia, c'est que le gendarmequi a jugé bon de nous arrêter ne soit pas là pour nous voir passer.— Le gendarme a eu tort; mais nous aussi nous avons eu tort dene jamais penser à avoir des papiers qui pussent renseigner lesgens sur notre compte. À Paris, il nous était bien facile d'enavoir. »Nous avions reçu une trop belle leçon pour avoir l'idée d'abandonnerla longe de notre vache; elle était douce, notre vache, celaétait vrai, mais aussi peureuse.i\ous ne tardâmes pas à atteindre le village où j'avais couchéavec Vitalis; de là nous n'avions plus qu'une grande lande à traverserpour arriver à la côte qui descend à Chavanon.En passant par la rue de ce village et justement devant la maisonoù Zerbino avait volé une croûte, une idée me vint que je m'emjpressai de communiquer à Mattia.I« Tu sais que je t'ai promis des crêpes chez mère Barbcrin, mais,! pour faire des crêpes, il faut <strong>du</strong> beurre, de la farine et des œufs.I— Cela doit être joliment bon.| — Je crois bien que c'est bon, tu verras; ça se roule et on s'enmet plein la bouche ; mais il n'y a peut être pas de beurre ni defarine chez mère Barbcrin, car elle n'est pas riche; si nous lui enportions ?— C'est une fameuse idée.— Alors, tiens la vache, surtout ne la lâche pas ; je vais entrerchez cet épicier et acheter <strong>du</strong> beurre et de la farine. Quant aux œufs,si la mère Barberin n'en a pas, elle en empruntera, car nous pourrionsles casser en route. »J'entrai dans l'épicerie où Zerbino avait volé sa croûte et j'achetaiune livre de beurre, ainsi que deux livres de farine, puis nousreprîmes notre marche.3


I5390 SANS FAMILLE.;:ii--•M;îJ'aurais voulu ne pas presser notre vache; mais j'avais si grandehâte d'arriver que malgré moi j'allongeais le pas.Encore dix kilomètres, encore huit, encore six; chose curieuse,la route me paraissait plus longue, en me rapprochant de mère Barherin,que le jour où je m'étais éloigné d'elle, et cependant, cejour-là, il tombait une pluie froide dont j'avais gardé le souvenir.Mais j'étais tout ému, tout fiévreux, et à chaque instant je regardaisl'heure à ma <strong>mont</strong>re.« N'est-ce pas un beau pays? disais-je à Mattia.— Ce ne sont pas les arbres qui gênent la vue.— Quand nous descendrons la côte vers Chavanon, tu en verrasdes arbres, et des beaux, des chênes, des châtaigniers?— Avec des châtaignes ?— Parbleu ! Et puis, dans la cour de mère Barberin il y a unpoirier crochu sur lequel on joue au cheval, qui donne des poiresgrosses comme ça, et bonnes; tu verras. »Et pour chaque chose que je lui décrivais, c'était là mon refrain :« Tu verras. » De bonne foi je m'imaginais que je con<strong>du</strong>isais Mattiadans un pays de merveilles. Après tout, n'en était-ce pas un pourmoi? C'était là que mes yeux s'étaient ouverts à la lumière. C'étaitlà que j'avais eu le sentiment de la vie, là que j'avais été si heureux ;là que j'avais été aimé. Et toutes ces impressions de mes premièresjoies, ren<strong>du</strong>es plus vives par le souvenir des souffrances de monexistence aventureuse, me revenaient, se pressant tumultueusementdans mon cœur et dans ma tête à mesure que nous approchions demon village. 11 semblait que l'air natal avait un parfum qui megrisait; je voyais tout en beau.Et, gagné par cette griserie, Mattia retournait aussi, mais enimagination seulement, hélas ! dans le pays où il était né.« Si tu venais à Lucca, disait-il, je t'en <strong>mont</strong>rerais aussi desbelles choses; tu verrais.— Mais nous irons à Lucca quand nous aurons vu Etiennette,Lise et Benjamin.— Tu veux bien venir à Lucca?— Tu es venu avec moi chez mère Barberin, j'irai avec toivoir ta mère et ta petite sœur Crislina, que je porterai dans mesIil;-\


MÈRE" BARBERIN. 391bras, si elle n'est pas trop grande; elle sera ma sœur aussi.— Oh ! Rémi !»Et il n'en put pas dire davantage, tant il était ému.En parlant ainsi et en marchant toujours à grands pas, nousétions arrivés au haut de la colline où commence la côte qui> parplusieurs lacets, con<strong>du</strong>it à Chavanon, en passant devant la maisonde mère Barberin.Encore quelques pas l et nous touchions à l'endroit où j'avais demandéà Yitalis la permission de m'asseoir sur le parapet pourregarder la maison de mère Barberin, .que je pensais ne jamaisrevoir.« Prends la longe, » dis-je à Mattia.Et d'un bond je sautai sur le parapet; rien n'avait changé dansnotre vallée; elle avait toujours le même aspect; entre ses deuxbouquets d'arbres, j'aperçus le toit de la maison de mère Barberin.« Qu'as-tu donc? demanda Mattia.— La, là. »Il vint près de moi, mais sans <strong>mont</strong>er sur le parapet dont notrevache se mit à brouter l'herbe.« Suis ma main, lui dis-je; A r oilà la maison de mère Barberin*voilà mon poirier, là était mon jardin. »Mattia, qui ne regardait pas avec ses souvenirs comme moi, nevoyait pas grand'chose, mais il n'en disait rien.À ce moment, un petit flocon de fumée jaune s'éleva au-dessusde la cheminée, et, comme le vent ne soufflait pas, elle <strong>mont</strong>a droitdans l'air le long <strong>du</strong> flanc de la colline.« Mère Barberin est chez elle, » dis-je.Une légère brise passa dans les arbres, et ; abattant la colonne defumée, elle nous la jeta dans le visage : cette fumée sentait lesfeuilles de chêne.Alors tout à coup je sentis les larmes m'emplir les yeux et, sautantà bas <strong>du</strong> parapet, j'embrassai Mattia. Capi se jeta sur moi, et,le prenant dans mes bras, je l'embrassai aussi. Mattia, lui, allaembrasser la vache sur le front.« Descendons vite, dis-je.ifes


1392 SANS FAMILLE.. I•' 1'. 1',11- I '.ï '•S -•;•— Si mère Barberin est chez elle, comment allons-nous arrangernotre surprise? demanda Mattia.— Tu vas entrer seul; lu diras que tu lui amènes une vache dela pari <strong>du</strong> prince, et quand elle te demandera de quel prince ils'agit, je paraîtrai.— Quel malheur que nous ne puissions pas faire une entrée enmusique, voilà qui serait joli!•— Mattia, pas de bêtises.— Sois tranquille, je n'ai pas envie de recommencer; mais c'estégal, si celte sauvage-là aimait la musique, une fanfare aurait étéjoliment en situation. »Comme nous arrivions à l'un des coudes delà route qui se trouvaitjuste au-dessus de la maison de mère Barberin, nous vîmes unecoiffe blanche apparaître dans la cour : c'était mère Barberin ; elleouvrit la barrière et, sortant sur la route, elle se dirigea <strong>du</strong> côté <strong>du</strong>village.Nous nous étions arrêtés et je l'avais <strong>mont</strong>rée à jMaltia.« Elle s'en va, dit-il; et notre surprise?— Nous allons en inventer une autre.— Laquelle ?— Je ne sais pas.— Si tu l'appelais? »La tentation fut vive, cependant j'y résistai; je m'étais pendantplusieurs mois fait la fête d'une surprise, je ne pouvais pas y renoncerainsi tout à coup.Nous ne tardâmes pas à arriver devant la barrière de mon anciennemaison, et nous entrâmes comme j'entrais autrefois.Connaissant bien les habitudes de mère Barberin, je savais quela porte ne serait fermée qu'à la clanchc et que nous pourrionsentrer dans la maison; mais avant tout il fallait mettre notre vacheà l'étable. J'allai donc voir dans quel état était cette étable, et je la- trouvai telle qu'.elle était autrefois, encombrée seulement de fagots.J'appelai Mattia, et, après avoir attaché notre vache devant l'auge,nous nous occupâmes à entasser vivement ces fagots dans un coin,ce qui ne fut pas long, car elle n'était pas bien abondante la provi-sîon de bois de mère Barberin.rf -iNil*"->•n• r•


MÈRE BARBERIN. 393"a•3.r-i",1x3« Maintenant, dis-je àMattia, nous allons entrer dans la maison;je m'installerai au coin <strong>du</strong> feu pour que mère Barherin me trouvelà. Comme la barrière grincera lorsqu'elle la poussera pour rentrer.tu auras le temps de te cacher derrière le lit avec Capi, et elle neverra que moi ; crois-tu qu'elle sera surprise! »Les choses s'arrangèrent ainsi: Nous entrâmes dans la maison, etj'allai m'asseoir dans la cheminée, à la place où j'avais passé tant desoirées d'hiver. Comme je ne pouvais pas couper mes longs cheveux,je les cachai sous le col de ma veste, et, me pelotonnant, jeme fis lout petit pour ressembler autant que possible au Rémi, aupetit Rémi de mère Barberin.De ma place je voyais la barrière, et il n'y avait pas à craindreque mère Barberin nous arrivât sur le dosa l'improvisle.Ainsi installé, je pus regarder autour de moi. Il me sembla quej'avais quitté la maison la veille seulement : rien n'était changé,tout élait à la même place, et le papier avec lequel un carreau cassépar moi avait été raccommodé n'avait pas été remplacé, bien queterriblement enfumé et jauni.Si j'avais osé quitter ma place, j'aurais eu plaisir à voir de prèschaque objet-, mais, comme mère Barberin pouvait survenir d'unmoment à l'autre, il me fallait rester en observation.Tout à coup j'aperçus une coiffe blanche; en même temps la hartqui soutenait la barrière craqua.« Cache-loi vite, » dis-je àMattia.Je me fis de plus en plus petit.La porte s'ouvrit : <strong>du</strong> seuil mère Barberin m'aperçut.« Qui est là? » dit-elle.Je la regardai sans répondre, et de son côté elle me regardaaussi.Tout à coup ses mains furent agitées par un tremblement,« Mon Dieu, murmura-t-elle, mon Dieu, est-ce possible, Rémi ! «* Je me levai et, courant à elle, je la pris dans mes bras.«< Maman !— Mon garçon, c'est mon garçon !»Il nous fallut plusieurs minutes pour nous remettre et pour nousessuyer les yeux.50S•'•Si


394 SANS FAMILLE.« Bien sûr, dil-elle, que, si je n'avais pas toujours pense à toi,je ne t'aurais pas reconnu ; es-tu changé, grandi, forci ! »Un reniflement étouffé me rappela qucMattia était caché derrièrele lit, je l'appelai ; il se releva.« Celui-là, c'est Mattia, dis-je, mon frère.— Ah! lu as donc retrouvé les parents? s'écria mère Barberin.— Non, je veux dire que c'est mon camarade, mon ami, etvoilà Capi, mon camarade aussi et mon ami ; salue la mère de tonmaître, Capi ! »Capi se dressa sur ses deux pattes de derrière, et, ayant mis unede ses pattes de devant sur son cœur, il s'inclina gravement, ce quilit beaucoup rire mère Barberin et sécha ses larmes.Mattia, qui n'avait pas les mômes raisons que moi pour s'oublier,me fit un signe pour me rappeler notre surprise.« Si tu voulais, dis-je à mère Barberin, nous irions un peu dansla cour; c'est pour voir le poirier crochu dont j'ai souvent parlé àMattia.— Nous pouvons aussi aller voir ton jardin, car je l'ai gardé le]que tu l'avais arrangé, pour que tu le retrouves quand tu reviendrais,car j'ai toujours cru et contre tous que tu reviendrais.— Et les topinambours que j'avais plantés, les as-tu trouvésbons?— C'était donc toi qui m'avait fait cette surprise, je m'en suisdoutée ; tu as toujours aimé à faire des surprises. »Le moment était venu.« Et Félable à vache, dis-je, a-t-ellc changé depuis le départ dela pauvre ilonsselle 7 qui était comme moi et qui ne voulait pas s'enaller ?— Non, bien sûr, j'y mets mes fagots. »Comme nous étions justement devant l'étable, mère Barberin enpoussa la porte, et instantanément notre vache, qui avait faim etqui croyait sans doute qu'on lui apportait à manger, se mit àbeugler.x Une vache, une vache dans l'étable ! » s'écria mère Barberin.Alors, n'y tenant plus, Mattia et moi, nous éclatâmes de rire.Mère Barberin nous regarda bien étonnée; mais c'était une chose


ï f« UN'Iï VAaiiï, I;NI: YAC.HF/ DANS I.Y:TAISLK! » (i 1 . 394)


MERE BARBERIN. 395si invraisemblable que l'installation de cette vache dans l'élabie,que, malgré nos rires, elle ne comprit pas.« C'est une surprise, dis-je, une surprise que nous te faisons, et.elle vaut bien celle des topinambours, n'est-ce pas?— Une surprise, répéta-t-elle, une surprise!— Je n'ai pas voulu revenir les mains vides chez mère Barberin,qui a été si bonne pour son petit Rémi, l'enfant abandonné; alors,en cherchant ce qui pourrait être le plus utile, j'ai pensé que ceserait une vache pour remplacer la Roussette > et à la foire d'Us>:elnous avons acheté celle-là avec l'argent que nous avons gagné,Mattia et moi.— Oh ! le bon enfant, le cher garçon ! » s'écria mère Barberin enm'embrassant.Puis nous entrâmes dans l'étable pour que mère Barberin pûtexaminer notre vache, qui maintenant était sa vache. À chaque découverteque mère Barberin faisait, elle poussait des exclamationsde contentement et d'admiration *« Quelle belle vache !»Tout à coup elle s'arrêta et me regardant :« Ah ça! tu es donc devenu riche?— Je crois bien, dit Mattia en riant, il nous reste cinquante-huitsous. »Et mère Barberin répéta son refrain, mais avec une variante :« Les bons garçons ! »Cela me fut une douce joie de voir qu'elle pensait à Mattia, etqu'elle nous réunissait dans son cœur.Pendant ce temps, notre vache continuait de meugler.« Elle demande qu'on veuille bien la traire, » dit Mattia.Sans en écouter davantage je courus à la maison chercher le seaude fer-blanc bien récuré, dans lequel on trayait autrefois la Roussetteet que j'avais vu accroché a sa place ordinaire, bien que depuislongtemps il n'y eût plus de vache à l'étable chez mère Barberin.En revenant je l'emplis d'eau, afin qu'on pût laver la mamelle denotre vache, qui était pleine de poussière.Quelle satisfaction pour mère Barberin quand elle vit son seauaux trois quarts rempli d'un beau lait mousseux!


396 SANS FAMILLE« Je croîs qu'elle donnera plus de lait que la Roussel (c, dit-elle.— Et quel bon lait, dilMatlia, il sent la (leur d'oranger. »Mère Barberin regarda Mattia avec curiosité, se demandant bien .manifestement ce que c'était que la fleur d'oranger.« C'est une bonne chose qu'on boit à l'hôpital quand on est malade,» dit Matlia,, qui aimait à ne pas garder ses connaissances pourlui tout seul.La vache traite, on la lâcha dans la cour pour qu'elle pût paître,et nous rentrâmes à la maison où, en venant chercher le seau,j'avais préparé sur la table, en belle place, notre beurre.et notrefarine.Quand mère Barberin aperçut cette nouvelle surprise, elle recommençases exclamations; mais je crus que la franchise m'obligeaità les interrompre :« Celle-là, dis-jc, est pour nous au moins autant que pour toi;nous mourons de faim et nous avons envie de manger des crêpes.Te rappelles-tu comment nous avons été interrompus le derniermardi-gras que j'ai passé ici, et comment le beurre que tu avaisemprunté pour me faire des crêpes a servi à fricasser des oignonsdans la poêle ? cette fois-ci, nous ne serons pas dérangés.— Tu sais donc que Barberin est à Paris ! demanda mère Barberin.— Oui.— Et sais-tu aussi ce qu'il est allé faire à Paris?— Non.— Cela a de l'intérêt pour toi.— Pour moi? » dis-je effrayé.Mais, avant de répondre, mère Barberin regarda Mattia comme sielle n'osait parler devant lui.« Oh ! tu peux parler devant Mattia, dis-je, je t'ai expliqué qu'ilétait un frère pour moi, tout ce qui m'intéresse l'intéresse aussi.— C'est que cela est assez long à expliquer, » dit-elle.Je vis qu'elle avait de la répugnance à parler, et, ne voulant pasla presser devant Mattia de peur qu'elle refusât, ce qui, me semblait-il,devait peiner celui-ci, je décidai d'attendre pour savoir ceque Barberin était allé faire à Paris.


MÈRE BARBERIN. 397«• Barberin doit-il revenir bientôt? demandai-je.— Oh ! non, bien sûr.— Alors rien ne presse, occupons-nous des crêpes, tu me dirasplus lard ce qu il y a d'intéressant pour moi dans ce voyage de Barberinà Paris ; puisqu'il n'y a pas à craindre qu'il revienne fricasserses oignons dans notre poêle, nous avons tout le temps à nous. Às-tudes œufs?— Non, je n'ai plus de poules.— Nous ne t'avons pas apporté d'œufs parce que nous avionspeur de les casser. Ne peux-tu pas aller en emprunter? »Elle parut embarrassée, et je compris qu'elle avait peut-êtreemprunté trop souvent pour emprunter encore.« Il vaut mieux que j'aille en acheter moi-même, dis-je, pendantce temps lu prépareras la pâte avec le lait; j'en trouverai chez Sequel,n'est-ce pas? J'y cours. Dis à Mattia de casser La bourrée; ilcasse très bien le bois, Mattia. »Chez Soquet j'achetai non seulement une douzaine d'œufs, maisencore un petit morceau de lard.Quand je revins, la farine était délayée avec le lait, et il n'y avaitplus qu'à mêler les œufs à la pâte. Il est vrai qu'elle n'aurait pasle temps de lever, mais nous avions trop grande faim pour attendre;si elle était un peu lourde, nos estomacs étaient assez solides pourne pas se plaindre.« Ah ça ! dit mère Barberin tout en battant vigoureusement lapâte, puisque tu es si bon garçon, comment se fait-il que tu nem'aies jamais donné de tes nouvelles? Sais-tu que je t'ai cru mortbien souvent, car je me disais : Si Rémi était encore de ce monde, ilécrirait bien sûr à sa mère Barberin.— Elle n'était pas toute seule, mère Barberin ; je savais qu'ellene pourrait pas lire elle-même ce que je lui écrirais et qu'il y avaitavec elle un père Barberin qui me faisait terriblement peur, quiseul était le maîlre de la maison, et qui l'avait bien prouvé en mevendant un jour quarante francs à un vieux musicien.— Il ne faut pas parler de ça, mon petit Rémi.— Ce n'est pas pour me plaindre, c'est pour t'expliquer commentje n'ai pas osé t'écrire; j'avais peur, si on me découvrait,


mSAÎSS FAMILLE.'. '• iI:i-f il.'il'1 •! i '- 'i";qu oïi me vendît de nouveau, et je ne voulais pas être ven<strong>du</strong>. Voilàpourquoi, quand j'ai per<strong>du</strong> mon pauvre vieux maître, qui était unbrave homme, je ne t'ai pas écrit.— Ah ! il est mort, le vieux musicien ?— Oui, et je l'ai bien pleuré, car, si je sais quelque chose aujourd'hui,si je suis en état de gagner ma vie, c'est à lui que je le dois.Après lui j'ai trouvé de braves gens aussi pour me recueillir et j'aitravaillé chez eux; mais, si je t'avais écrit : «Je suis jardinier à laGlacière, » ne serait-on pas venu m'y chercher? ou bien n'aurait-onpas demandé de l'argent à ces braves gens?je ne voulais ni l'un nil'autre.— Oui, je comprends cela.— Mais cela ne m'empêchait pas de penser à toi, et, quand j'étaismalheureux, cela m'est arrivé quelquefois, c'était mère Barberinque j'appelais à mon secours. Le jour où j'ai été libre de faire ceque je voulais, je suis venu l'embrasser, pas tout de suite, cela estvrai, mais on ne fait pas ce qu'on veut, et j'avais une idée qu'iln'était pas facile de mettre à exécution. Il fallait la gagner, notrevache, avant de te l'offrir, et l'argent ne tombait pas dans notre pocheen belles pièces de cent sous. 11 a fallu en jouer des airs, tout lelong <strong>du</strong> chemin, des gais, des tristes, il a fallu marcher, suer,peiner, se priver! mais plus on avait de peine, plus on était content,n'est-il pas vrai, Mattia?— On comptait l'argent tous les soirs, non seulement celui qu'onavait gagné dans la journée, mais celui qu'on avait déjà, pour voirs'il n'avait pas doublé.— Ah! les bons enfants, les bons garçons! »Tout en parlant, tandis que mère Barberin battait la pâte pournos crêpes et que Mat-tia cassait la bourrée, je mettais les assiettes,les fourchettes, les verres sur la table, et j'allais à la fontaine emplirla cruche d'eau.Quand je revins, la terrine était pleine d'une belle bouillie jaunâtre,et mère Barberin frottait avec un bouchon de foin vigoureusementla poêle à frire ; dans la cheminée flambait un beau feu clairque Mattia entretenait en y mettant des branches brin à brin. Assissur son séant dans un coin de l'âtre, Capi regardait ces préparatifs•fiil!ni !L1im".hmH!Ii


MERE BARBERIN. 3399tP.!S1>2rid'un œil attendri, et comme il se brûlait, de temps en temps il levaitune patte, tantôt l'une, tantôt l'autre, avec un petit cri. La violenteclarté de la flamme pénétrait jusque dans les coins les plussombres, et je voyais danser les personnages peints sur les rideauxd'indienne <strong>du</strong> lit, qui si souvent dans mon enfance m'avaient faitpeur la nuit, lorsque je m'éveillais par un beau clair de luneMère Barberin mit la poêle au feu, et, ayant pris un morceau debeurre au bout de son couteau, elle le fit glisser dans la poêle, où ilfondit aussitôt.« Ça sent bon, s'écria Mattia, qui se tenait le nez au-dessus <strong>du</strong>feu sans peur de se brûler. »Le beurre commença à grésiller.« Il chante, cria Mattia, oh! il faut que je l'accompagne. »|| Pour Mattia tout devait se faire en musique; il prit son violon etdoucement, en sourdine, il se mit à plaquer des accords sur la chansonde la poêle, ce qui fit rire mère Barberin aux éclats.Mais le moment est trop solennel pour s'abandonner à uneI4gaieté intempestive; avec la cuiller à pot, mère Barberin a plongédans la terrine d'où elle retire la pâte qui coule en longs fils blancs;elle'verse la pâte dans la poêle, et le beurre qui se retire devant. cette blanche inondation la frange d'un cercle roux.À mon tour, je me penche en avant. Mère Barberin donne une] tape sur la queue de la poêle, puis, d'un coup de main, elle faitsauter la crêpe, au grand effroi de Mattia; mais il n'y a rien àcraindre; après avoir été faire une courte promenade en l'air dansla cheminée, la crêpe retombe dans la poêle sens dessus dessous,<strong>mont</strong>rant sa face rissolée.Je n'ai que le temps de prendre une assiette, et la crêpe glissededans.Elle est pour Mattia, qui se brûle les doigts, les lèvres, la langueet le gosier ; mais qu'importe ! il ne pense pas à sa brûlure.« Ali ! que c'est bon ! » dit-il la bouche pleine.C'est à mon tour de tendre mon assiette et de me brûler; mais,pas plus que Mattia, je ne pense à la brûlure.La troisième crêpe est rissolée, et Mattia avance la main, maisCapi pousse un formidable jappement ; il réclame son tour, et,..-. - J t:-Tfj "


^00- SANS FAMILLE.comme c'est justice, Mattia lui offre la crêpe^ au grand scandale demère Barberin, qui a pour les bêtes l'indifférence des gens de lacampagne, et qui ne comprend pas qu'on donne à un chien « unmanger de chrétien. » Pour la calmer, je lui explique que Capi estun savant, et que d'ailleurs il a gagné une part de la-vache; etpuis, c'est notre camarade, il doit donc manger comme nous, avecnous, puisqu'elle a déclaré qu'elle ne loucherait pas aux crêpesavant que notre terrible faim ne soit calmée.Il fallut longtemps avant que cette faim et surtout notre gourmandisefussent satisfaites ; cependant il arriva un moment où nousdéclarâmes, d'un commun accord, que nous ne mangerions plusune seule crêpe avant que mère Barberin en eût mangé quelquesunes.Et alors, ce fut à noire tour de vouloir faire les crêpes nousmêmes,au mien d'abord, à celui de Mattia ensuite. Mettre lebeurre, verser la pâte était assez facile, mais ce que nous n'avionspas, c'était le coup de main pour faire sauter la crêpe ; j'en mis unedans les cendres-, et Mattia en reçut une autre toute brûlante sur lamain.Quand la terrine fut enfin vidée, Mattia, qui s'était très bienaperçu que mère Barberin ne voulait point parler devant lui « dece qui avait de l'intérêt pour moi, » déclara qu'il avait envie devoir un peu comment se con<strong>du</strong>isait la vache dans la cour et, sansrien écouter, il nous laissa en tête à tête, mère Barberin et moi.Si j'avais atten<strong>du</strong> jusqu'à ce moment, ce n'était cependant passans une assez vive impatience, et il avait vraiment fallu tout l'intérêtque je portais à la confection des crêpes pour ne pas me laisserabsorber par ma préoccupation.Si Barberin était à Paris, c'était, me semblait-il, pour retrouverVitalis et se faire payer par celui-ci les années échues pour monloyer. Je n'avais donc rien à voir là-dedans. Vitalis étant mort, ilne pouvait pas payer, et ce n'était pas à moi qu'on pouvait réclamerquelque choses Mais, si Barberin ne pouvait pas me réclamer d'argent,il pouvait me réclamer moi-même et, ayant mis la main surmoi, il pouvait aussi me-placer n'importe où, chez n'importe qui,à condition qu'on lui payerait une certaine somme. Or, cela m'in-


MÈRE BARBERIN. «1«istéressait, et môme m'intéressait beaucoup, car j'étais bien décidé àtout faire avant de me résigner à subir l'autorité de l'aflreux Barberin; s'il le fallait, je quitterais la France, je m'en irais en Italieavec Mattia, en Amérique, au bout <strong>du</strong> monde!Raisonnant ainsi, je me promis d'être circonspect avec mère Barberin,non pas que j'imaginasse avoir à me délier d'elle, la clièrefemme, je savais combien elle m'aimait, combien elle m'était dévouée;niais elle tremblait devant son mari, je l'avais bien vu, et,sans le vouloir, si je causais trop, elle pouvait répéter ce que j'avaisdit, et fournir ainsi à Barbcrin le moyen de me rejoindre, c'est-àdirede me reprendre. Cela ne serait pas <strong>du</strong> moins par ma faute; jeme tiendrais sur mes gardes.Quand Mattia fut sorti, j'interrogeai mère Barberin.« Maintenant que nous sommes seuls, me diras-tu en quoi levoyage de Barberin à Paris est intéressant pour moi?— Bien sûr, mon enfant, et avec plaisir encore. »Avec plaisir ! je fus stupéfait.Avant de continuer, mère Barberin regarda <strong>du</strong> côté de la porte.Rassurée, elle revint vers moi et à mi-voix, avec le sourire sur levisage :« Il parait que ta famille te cherche!— Ma famille !— Oui, ta famille, mon Rémi.— J'ai une famille, moi? J'ai une famille, mère Barberin, moil'enfant abandonné !— 11 faut croire que ce n'a pas été volontairement qu'on t'aabandonné, puisque maintenant on te cherche.— Qui me cherche? Oh! mère Barberin, parle, parle vite, je t'enprie ! »Puis tout à coup il me sembla que j'étais fou, et je m'écriai :« Mais non, c'est impossible, c'est Barberin qui me cherche.— Oui, sûrement, mais pour ta famille.— Non, pour lui, pour me reprendre, pour me revendre; maisil ne me reprendra pas.— Oh! mon Rémi, comment peux.-tu penser que ]e me prêteraisà cela?51t.- L -iafc»n t'.-i^r:t^-f-.-z-^Ti


402 SANS FAMILLE).— Il veut le tromper, mère Barbrrin.— Voyons, mon enfant, sois raisonnable, écoute ce que j'ai à ledire cl ne le fais point ainsi des frayeurs.— Je nie souviens.— Ecoute ce que j ai enten<strong>du</strong> moi-même : cela, lu le croiras,n'est-ce pas? îl y aura lundi proebain un mois, jetais à travaillerdans Je fournil, quand un bomme, ou pour mieux dire un monsieur.,entra dans la maison, où se trouvait Barberin à ce moment.« C'est vous qui vous nommez Barberin? dil le monsieur qui parlaitavec l'accent de quelqu'un qui ne serait pas de noire pays. — Oui,répondit Jérôme, c'est moi.— C'est vous qui avez trouvé un entantà Paris, avenue de Brelcuil, et qui vous êtes chargé de l'élever?— Oui. — Où est cet enfant présentement, je vous prie? — Qu'estceque ça vous fait, je vous prie? » répondit Jérôme.Si j'avais douté de la sincérité de mère Barberin, j'aurais reconnuà l'amabilité de celle réponse de Barberin qu'elle me rapportaitbien ce qu'elle avait enlen<strong>du</strong>.« Tu sais, continua-t-clle, que, de dedans le fournil, on entend cequi se dit ici, et puis il était question de toi. ça me donnait envied'écouter. Alors, comme pour mieux entendre je m'approchais, jemarchai sur une branche qui se cassa. « JNOUS ne sommes doncpas seuls? dit le monsieur. — C'est ma femme, répondit Jérôme.— 11 fait bien chaud ici, dit le monsieur; si vous vouliez., nous sortirionspour causer. » Ils s'en allèrent tousdeux, etec fut seulementtrois ou quatre heures après que Jérôme revint tout seul. Tu t'imaginescombien j'étais curieuse de savoir ce qui s'était dit entreJérôme et ce monsieur qui était peut-èlre ton père; mais Jérôme nerépondit pas à tout ce que je lui demandai. Il me dit seulementque ce monsieur n'était pas ton père, mais qu'il faisait des recherchespour le retrouver de la part de ta famille.— Et où est ma famille? Quelle est-elle? Ai-je un père? unemère?— Ce fut ce que je demandai comme toi à Jérôme. 11 me ditqu'il n'en savait rien. Puis il ajouta qu'il allait parlir pour Parisalin de retrouver le musicien auquel il Lavait loué, et qui lui avaitdonné son adresse à Paris rue de Loureine chez un autre musicien


MHUK HAH15KUIN. 403appelé Garofoli. J'ai bien rclenu lous les noms, retiens-les loimême.— Je les connais, sois tranquille: cl depuis son dépari, Barberinne Ta rien fait savoir?— JNOU, sans doute il cherche toujours; le monsieur lui'avaitdonné cenl francs en cinq louis dcr. et depuis il lui aura donnésans doule d'autre argent. Tout cela, cl aussi les beaux lances danslesquels lu étais enveloppé lorsqu'on ta trouvé, est la preuve queles parents sont riches; quand je t'ai vu là au coin de la cheminée,j'ai cru que lu les avais retrouvés, et c'est pour cela que j'ai cruque ton camarade était Ion vrai frère. »À ce moment, Mallia passa devant la poric. je l'appelai :« Mallia, mes parents me cherchent, j'ai une famille, une vraiefamille. »Mais, chose étrange. Maliia ne parut pas partager ma joie cl monenthousiasme.Alors je lui lis le récit de ce que mère Barbcrin venait de merapporter.


CHAPITRE XXXIL ANCIENNE ET LA NOUVELLEFAMILLEJe dormis peu celle nuit-là; et cependant combien de fois, ences derniers temps, m'étais-je fait fêle de coucher clans mon lit d'enfantoù j'avais passé tant de bonnes nuits, autrefois, sans m'éveiller,blotti dans mon coin, les couvertures tirées jusqu'au menton!Combien de fois aussi, lorsque j'avais été obligé de coucher à la belleétoile (les étoiles ne sont pas belles par tous les temps, hélas!),combien de fois, glacé par le froid de la nuit, ou transpercé jusqu'auxos par la rosée <strong>du</strong> matin, avais-je regretté cette bonne couverture!Aussitôt que je fus couché je m'endormis, car j'étais fatigué dema journée et aussi de la nuit passée dans la prison; mais je netardai pas à me réveiller en sursaut, et alors il me fut impossiblede retrouver le sommeil; j'étais trop agité, trop enfiévré.Ma famille!


L'ANCIENNE ET LA NOUVELLE FAMILLE. 405Quand le sommeil "m'avait gagné, c'était à cette famille quej'avais pensé, et, pendant le court espace de temps que j'avaisdormi, j'avais rêvé famille, père, mère, frères, sœurs. En quelquesminutes, j'avais vécu avec ceux que je ne connaissais pas encoreet que j'avais vus en ce moment pour la première fois. Chose curieuse,Maliia, Lise, mère Barberin, M n,e Milligan, Arthur, étaientde ma famille, et mon père était Vitalis; il était ressuscité, et ilétait très riche; pendant que nous avions été séparés, il avait eule temps de retrouver Zerbino et Dolce, qui n'avaient pas été mangéspar les loups, comme nous F avions cru.Il n'est personne, je crois, qui n'ait eu de ces hallucinations où,dans un court espace de temps, on vit des années entières et oùl'on parcourt bien souvent d'incommensurables distances; tout lemonde sait comme, au réveil, subsistent fortes et vivaces les sensationsqu'on a éprouvées.Je revis en m'éveillant tous ceux dont je venais de rêver, commesi j'avais passé la soirée avec eux, et tout naturellement il me futimpossible de me rendormir. Peu à peu cependant les sensationsde l'hallucination perdirent de leur intensité; mais la réalité s'imposaà mon esprit pour me tenir encore bien mieux éveillé.Ma famille me cherchait; mais, pour la retrouver, c'était à Barberinque je devais m'adresser.Celte pensée seule suffisait pour assombrir ma joie; j'auraisvoulu que Barberin ne fût pas mêlé à mon bonheur. Je n'avaispas oublié ses paroles à Vitalis lorsqu'il m'avait ven<strong>du</strong> à celui-ci,et bien souvent je me les étais répétées : « Il y aura <strong>du</strong> profit pourceux qui auront élevé cet enfant; si je n'avais pas compté là-dessus,je ne m'en serais jamais chargé. » Cela avait, depuis cette§ époque, entretenu mes mauvais sentiments à l'égard de Barberin.| Ce n'était pas par pitié que Barberin m'avait ramassé dans la| rue, ce n'était pas par pitié non plus qu'il s'était chargé de moi,c'était tout simplement parce que j'étais enveloppé dans de beauxlanges, c'était parce qu'il y aurait profit un jour à me rendre àmes parents. Ce jour n'étant pas venu assez vite au gré de sondésir, il m'avait ven<strong>du</strong> à Vitalis; maintenant il allait me vendre àmon père.


406 SANS FAMILLE.Quelle différence entre le mari et la femme! ce n'était pas pourl'argent qu'elle m'avait aimée, mère Barberin. Ah! comme j'aurais voulu trouver un moyen pour que ce fût elle qui eût le profiet non Barberin !Mais j'avais beau chercher, me tourner et me retourner dansmon lit, je ne trouvais rien, et toujours je revenais à cette idée désespéranteque ce serait Barberin qui me ramènerait à mes parents.que ce serait lui qui serait remercié, récompensé.Enfin il fallait bien en passer par là, puisqu'il était impossiblede faire autrement; ce serait à moi plus lard, quand je serais riche,de bien marquer la différence que j'établissais dans mon cœurentre la femme et le mari, ce serait à moi de remercier et de récompensermère Barberin.Pour le moment je n'avais qu'à m'occuper de Barberin, c'està-direque je devais le chercher et le trouver, car il n'était pas deces maris qui ne font point un pas sans dire à leur femme où ilsvont et où l'on pourra s'adresser, si l'on a besoin d'eux. Tout ce quemère Barberin savait, c'était que son homme était à Paris; depuisson départ il n'avait point écrit, pas plus qu'il n'avait envoyôdeses nouvelles par quelque compatriote, quelque maçon revenantau pays ; ces attentions amicales n'étaient point dans ses habitudes.Où élait-il, où logeait-il? elle ne le savait pas précisément et defaçon à pouvoir lui adresser une lettre; mais il n'y avait qu'à lechercher chez deux ou trois logeurs <strong>du</strong> quartier Mouffetard dontelle connaissait les noms, et on le trouverait certainement chezl'un ou chez l'autre.Je devais donc partir pour Paris et chercher moi-même celuiqui me cherchait.Assurément c'était pour moi une joie bien grande, bien inespérée,d'avoir une famille; cependant cette joie, dans les conditionsoù elle m'arrivait, n'était pas sans mélange.J'avais espéré que nous pourrions passer plusieurs jours tranquilles,heureux, auprès de mère Barberin, jouer à mes anciensjeux avec Mattia, et voilà que, le lendemain même, nous devionsnous remettre en route.iï!


ii: rilL'ANCIENNE ET LA NOUVELLE FAMILLE. 407:|IEn partant de chez mère Barberin, je devais aller au bord de lamer, à Esnandes, voir Étiennette ; — il me fallait donc maintenantrenoncer à ce voyage et ne point embrasser cette pauvreÉtiennette qui avait été si bonne et si affectueuse pour moi.Après avoir vu Etiennette, je devais aller à Dreuzy, dans la 'Nièvre, pour donner à Lise des nouvelles de son frère et de sasœur; — il me fallait donc aussi renoncer-à Lise comme j'auraisrenoncé à Etiennette.Ce fut à agiter ces pensées que je passai ma nuit presque toutentière, me disant tantôt que je ne devais abandonner ni Etiennetteni Lise, tantôt au contraire que je devais courir à Paris aussi| vite que possible pour retrouver ma famille.Enfin je m'endormis sans m'ôtrë arrêté à aucune résolution, etIcettenuit, qui, m'avait-il semblé, devait être la meilleure des nuits,ifut la plus agitée et la plus mauvaise dont j'aie gardé le souvenir.Le matin, lorsque nous fumes tous les irois réunis, mère Barberin,Mattia et moi, autour de l'a Ire où sur un feu clair chauffaitle lait de notre vache, nous tînmes conseil.Que devais-je faire?Et je racontai mes angoisses, mes irrésolutions de la nuit.« 11 faut aller tout de suite à Paris, dit mère Barberin; tes parentste cherchen , ne relarde pas leur joie. »Et elle développa cette idée en l'appuyant de bien des raisons,qui, à mesure qu'elle les expliquait, me paraissaient toutes meil-| leures les unes que les autres.| « Alors nous allons partir pour Paris, dis-je, c'est enten<strong>du</strong>.M1 Mais Mattia ne <strong>mont</strong>ra aucune approbation pour celte résolu-;f tion, tout au contraire.1 «Tu trouves que nous ne devons pas aller à Paris, lui dis je;Ipourquoi ne donnes-tu pas tes raisons comme mère Barberin a! donné les siennes? »11 secoua la tête.« Tu me vois assez tourmenté pour ne pas hésiter à nraider.— Je trouve, dit-il enfin, que les nouveaux ne doivent pasfaire oublier les anciens : jusqu'à ce jour ta famille, c'était Lise,Etiennette, Alexis et Benjamin, qui avaient été des sœurs et desIil


408 SANS FAMILLE.:z ifrères peur toi, qui t'avaient aimé; mais voilà une nouvelle famillequi se présente, que tu ne connais pas, qui n'a rien fait pour toique de te déposer danslarue, ettoutà coup tu abandonnes ceux quiont été bons pour ceux qui ont tout au moins l'air de ne l'avoir• pas été; je trouve que cela n'est pas juste.— Il ne faut pas dire que les parents de llémi Font abandonné,interrompit mère Barb.erin ; on leur a peut-être pris leur enfantqu'ils pleurent et qu'ils attendent, qu'ils cherchent depuis ce jour.— Je ne sais pas cela; mais je sais que le père Acquin a ramasséRémi mourant au coin de sa porte, qu'il l'a soigné comme sonenfant, et qu'Alexis, Benjamin, Etiennette et Lise, l'ont aimécomme leur frère, et je dis que ceux qui l'ont accueilli ont autantde droits à son amitié que ceux qui, volontairement ou involontairement,l'ont per<strong>du</strong>. Chez le père Acquin et chez ses enfants,l'amitié a été volontaire; ils ne devaient rien à Rémi. »Mattia prononça ces paroles comme s'il était fâché contre moi,sans me regarder, sans regarder mère Barbcrin. Cela nie peina,mais cependant sans que le chagrin de me voir ainsi blâmé m'empêchâtde sentir toute la force de ce raisonnement. D'ailleurs j'étaisdans la situation de ces gens irrésolus qui se rangent bien souvent<strong>du</strong> côté de celui qui a parlé le dernier.« Mattia a raison, dis-je, et ce n'était pas le cœur léger que jeme décidais à aller à Paris sans avoir vu Etiennctte et Lise.— Mais tes parents! » insista mère Barbcrin.Il fallait se prononcer; j'essayai de tout concilier.« Nous n'irons pas voir Etiennctte, dis-je, parcj que ce seraitun trop long détour; d'ailleurs Etiennctte sait lire et écrire, nouspouvons donc nous entendre avec elle par lettre; mais, avant d'allerà Paris nous passerons par Dreuzy pour voir Lise. Si cela nousretarde, le retard ne sera pas considérable; et puis Lise ne sait pasécrire, et c'est pour elle surtout que j'ai entrepris ce voyage ; je luiparlerai d'Alexis et, en demandant à Etiennette de m'ôcrire àDreuzy, je lui lirai cette lettre.— Bon, » dit Mattia en souriant.11 fut convenu que nous partirions le lendemain, et je passaiune partie de la journée à écrire une longue lettre à Etiennette,1 fit- i;•y


L'ANCIENNE ET LA NOUVELLE FAMILLE. *09m'.il"1'•1nrfer..^"en lui expliquant pourquoi je n'allais pas la voir comme j'en avaiseu F intention.Et le lendemain, une fois encore, j'eus à supporter la tristessedes adieux; mais au moins je ne quittai pas Chavanon comme jel'avais fait quand j'étais parti avec Yilalis. Je pus embrasser mèreBârberin et lui promettre de revenir la voir bientôt avec mes parents;toute notre soirée, la Teille <strong>du</strong> départ, fut employée à discuterce que je lui donnerais : rien ne serait trop beau pour elle;iTallais-je pas être riche?ce llien ne vaudra pour moi ta vache, mon petit Rémi, me ditelle,et avec toutes tes richesses tu ne pourras me rendre plus heureuseque tu ne Tas fait avec ta pauvreté. »Notre pauvre petite vache, il fallut aussi nous séparer d'elle ;Mattia Fembrassa plus de dix fois sur le mufle, ce qui parut luiêtre agréable, car à chaque baiser elle allongeait sa grande langue.Nous voilà de nouveau sur les grands chemins, le sac au dos,Capi en avant de nous; nous marchons à grands pas, ou, plus justement,de temps en temps, sans trop savoir ce que je fais, pousséà mon insu par la hâte d'arriver à Paris, j'allonge le pas.Mais Maltia, après m'avoir suivi un moment, me dit que, si nousallons ainsi, nous ne tarderons pas à être à bout de forces, et alorsje ralentis ma marche, puis bientôt de nouveau je l'accélère.« Comme tu es pressé ! me dit Maltia d'un air chagrin.— C'est vrai, et il me semble que tu devrais l'être aussi, car mafamille sera ta famille. »Il secoua la tête.Je fus dépité et peiné de voir ce geste que j'avais déjà remarquaplusieurs fois depuis qu'il était question de ma famille.« Ne sommes-nous pas frères?— Oh! entre nous bien sûr, et je ne doute pas de toi, je suis tonfrère aujourd'hui, je le serai demain, cela, je le crois, je le sens.— Eh bien?— Eh bien! pourquoi yeux-tu que je sois le frère de tes frères,si tu en as, le fils de ton père et de ta mère?— Est-ce que, si nous avions été à Lucca, je n'aurais pas été lefrère de ta sœur Cristina?52


1 i410 SANS FAMILLE.— Oh! oui, bien sûr.— Alors pourquoi ne serais-tu pas le frère de mes frères et demes sœurs, si j'en ai?— Parce que ce n'est pas la même chose, pas <strong>du</strong> tout, pas <strong>du</strong>tout.— En quoi donc?— Je n'ai pas été emmailloté dans des beaux langes, moi, ditMattia.— Qu'est-ce que cela fait?— Cela fait beaucoup, cela fait tout, tu le sais comme moi. Tuserais venu à Lucca, et je vois bien maintenant que tu n'y viendrasjamais 5 tu aurais été reçu par de pauvres gens, mes parents, quin'auraient eu rien à te reprocher, puisqu'ils auraient été pluspauvres que toi. Mais, si les beaux langes disent vrai, comme lepense mère Barberin, et comme celadoit être, les parents sont riches,ils sont peut-être des personnages! Alors comment veux-tu qu'ilsaccueillent un pauvre petit misérable comme moi?— Que suis-je donc moi-même, si ce n'est un misérable?— Présentement, mais demain tu seras leur fils, et moi je seraitoujours le misérable que je suis aujourd'hui. On t'enverra aucollège, on te donnera des maîtres, et moi je n'aurai qu'à continuerma roule tout seul, en me souvenant de toi, comme, je l'espère, tute souviendras de moi.— Oh! mon cher Mattia, comment peux-tu parler ainsi?— Je parle comme je pense, 0 mio carol et voilà pourquoi je nepeux pas être complètement joyeux de ta joie : pour cela, pour celaseulement, parce que nous allons être séparés, et que j'avais cru,je m'étais imaginé bien des fois, même j'avais rêvé que nous serionstoujours ensemble, comme nous sommes. Oh! pas comme noussommes en ce moment, de pauvres musiciens des rues; nous aurionstravaillé tous les deux 5 nous serions devenus de vrais musiciens,jouant devant un vrai public, sans nous quitter jamais.— Mais cela sera, mon petit Mattia; si mes parents sont riches,ils léseront pour toi comme pour moi; s'ils m'envoient au collège,tu y viendras avec moi. Nous ne nous quitterons pas, nous travailleronsensemble, nous serons toujours ensemble, nous grandirons,iii11


i1L'ANCIENNE ET LA NOUVELLE FAMILLE. 411inous vivrons ensemble comme tu le désires et comme je le désireimoi-même, tout aussi vivement que toi, je t'assure.I— Je sais bien que tu le désires, mais tu ne seras plus ton maître| comme tu Tes maintenant.I— Voyons, écoute-moi : si mes parents me cherchent, cela prouve,TaJ1a'est-ce pas, qu'ils s'intéressent à moi? alors ils m'aiment ou ilsijm'aimeront; s'ils m'aiment, ils ne me refuseront pas ce que je leurjdemanderai. Et ce que je leur demanderai, ce sera de rendre heureuxJ:|ceux qui ont été bons pour moi, qui m'ont aimé quand j'étais seul•j-sau monde, mère Barberin, le père Àcquin qu'on fera sortir de prison,Etiennette, Alexis, Benjamin, Lise et toi ; Lise qu'ils prendront avec! eux, qu'on instruira, qu'on guérira, et toi qu'on mettra au collègeavec moi, si je dois aller au collège. Voilà comment les choses sepasseront, —si mes parents sont riches, et tu sais bien que je seraisCltrès content pour nous deux qu'ils fussent riches.— Et moi, je serais très .content qu'ils fussent pauvres.-3— Tu es bête.— Peut-être bien. »1 Et, sans en dire davantage, Mattia appela Capi ; l'heure élait arrivéede nous arrêter pour déjeuner; il prit le chien dans ses brast *Ur '•1 ;et, s'adressant à lui comme s'il avait parlé à une personne qui pouvaitle comprendre et lui répondre :« N'est-ce pas, vieux Capi, que toi aussi tu aimerais mieux que;| les parents de Rémi fussent pauvres? »| En entendant mon nom, Capi, comme toujours, poussa un aboie-:| ment de satisfaction, et il mit sa patte droile sur sa poitrine.•$« Avec des parents pauvres, nous continuons notre existence| libre, tous les trois; nous allons où nous voulons, et nous n'avonsd'autres soucis que de satisfaire « l'honorable société ».— Ouah, ouah.— Avec des parents riches, au contraire, Capi est mis à la cour,dans une niche, et probablement à la chaîne, une belle chaîne enrit:acier, mais enfin une chaîne, parce que les chiens ne doivent pasentrer dans les beaux appartements. »J'étais jusqu'à un certain point fâché que Mattia me souhaitât desparents pauvres, au lieu de partager le rêve qui m'avait été inspiré


k\2 SANS FAMILLE.T? t l i>. Spar mère Barberin et que j'avais si prompiement et si pleinementadopté; mais, d'un autre côté, j'étais heureux de voir enfin et de "comprendre le sentiment qui avait provoqué sa tristesse, — c'étaitl'amitié, c'était la peur de la séparation, et ce n'était que cela: jene pouvais donc pas lui tenir rigueur de ce qui, en réalité, était untémoignage d'attachement et de lendresse.il m'aimait, MaLtia, et, nepensant qu'à notre affection, il ne voulait pas qu'on nous séparât.Si nous n'avions pas été obligés de gagner notre pain quotidien,j'aurais, malgré Mattia, continué de forcer le pas; mais il fallaijouer dans les gros villages qui se trouvaient sur notre route, et, enattendant que mes riches parents eussent partagé avec nous leursrichesses, nous devions nous contenter des petits sous que nousramassions difficilement çà et là, au hasard.Nous mîmes donc plus de temps que je n'aurais voulu à nousrendre de la Creuse dans la Nièvre, c'est-à-dire de Chavanon àDreuzy, en passant par Àubusson, Montluçon, Moulins et Decize.D'ailleurs, en plus <strong>du</strong> pain quotidien, nous avions encore uneautre raison qui nous obligeait à faire des recettes aussi grosses quepossible. Je n'avais pas oublié ce que mère Barberin m'avait ditquand elle m'avait assuré qu'avec toutes mes'richesses je ne pourraisjamais la rendre plus heureuse que je ne l'avais fait avec mapauvreté, et je voulais que ma petite Lise fût heureuse comme l'avaitété mère Barberin. Assurément je partagerais ma richesse avec Lise,cela ne faisait pas de doute, au moins pour moi; mais, en attendant,mais avant que je fusse riche, je voulais porter à Lise un cadeauacheté avec l'argent que j'aurais gagné, — le cadeau de la pauvreté.Ce fut une poupée et un ménage que nous achetâmes à Decize; cequi, par bonheur, coûtait moins cher qu'une vache."! ' *:.> »1 .-••- '.: • *[il•A f!De Decize à Dreuzy, nous n'avions plus qu'à nous hâter, ce quenous fîmes, car, à l'exception de Châtillon-en-Bazois, nous ne trouvionssur notre route que de pauvres villages, où les paysans n'étaientpas disposés à prendre sur leur nécessaire pour être généreuxavec des musiciens dont ils n'avaient pas souci.A partir de Châtillon nous suivîmes les bords <strong>du</strong> canal, et cesrives boisées, cette eau tranquille, ces péniches qui s'en allaientdoucement traînées par des chevaux, me reportèrent au temps heui:» t


L'ANCIENNE ET LA NOUVELLE FAMILLE. 413reux où, sur le Cygne^ avec M me Milligan et Arthur, j'avais ainsinavigue sur un canal. Où était-il maintenant le Cygne? Combiende fois, lorsque nous avions traversé ou longé un canal, avais-je demandési l'on avait vu passer un bateau de plaisance qui, par savéranda, par son luxe d'aménagement, ne pouvait être confon<strong>du</strong>avec aucun autre! Sans doute M me Milligan était retournée en Angleterre,avec son Arthur guéri. C'était là le probable, c'était là.'-1ce qu'il était sensé de croire, et cependant, plus d'une fois, côtoyantles bords de ce canal <strong>du</strong> Nivernais, je me demandai, en apercevant de-itloin un bateau traîné par des chevaux, si ce n'était pas le Cygne qui'=3venait vers nous.Comme nous étions à l'automne, nos journées de marche étaientr.3moins longues que dans l'été, et nous prenions nos dispositions pourarriver autant que possible dans les villages où nous devions coucher,avant que la nuit fût tout à fait tombée. Cependant, bien que nouseussions forcé le pas, surtout dans la fin de notre étape, nous n'en-| trames a Dreuzy qu'a la nuit noire.Pour arriver chez la tante de Lise, nous n'avions qu'à suivre lecanal, puisque le mari de tante Catherine, qui était éclusier, demeuraitdans une maison bâtie à côté même de l'écluse dont il avait lagarde ; cela nous épargna <strong>du</strong> temps, et nous ne tardâmes pas àtrouver cette maison, située à l'extrémité <strong>du</strong> village, dans une|ï|prairie plantée de hauts arbres qui de loin paraissaient flotter dansle brouillard.;.;3Mon cœur battait fort en approchant de cette maison, dont lafenêtre était éclairée par la réverbération d'un grand feu qui brûlaitdans la cheminée, en jetant de temps en temps des nappes delumière rouge, qui illuminaient notre chemin.M| Lorsque nous fûmes tout près de la maison, je vis que la porteet la fenêtre étaient fermées; mais, par cette fenêtre qui n'avait nivolets ni rideaux, j'aperçus Lise à table, à côté de sa tante, tandisqu'un homme, son oncle sans doute, placé devant elle, nous tournaitle dos.« On soupe, dit Mattia, c'est le bon moment. »Mais je l'arrêtai de la main sans parler, tandis que de l'autre jefaisais signe à Capi de rester derrière moi silencieux.'•MVfSr


k\tiSANS FAMILLE.Puis, dépassant la bretelle de ma harpe, je me préparai à jouer.« Ah! oui. dit Mallia à voix basse, une sérénade, c'est unebonne idée.— Non, pas loi, moi tout seul. »Et je jouai les premières noies de ma chanson napolitaine, maissans chanter, pour que ma voix ne me trahît pas.En jouant, je regardais Lise; elle leva vivement la tète, et je visses yeux lancer comme un éclair.Je chaulai.Alors, elle sauta à bas de sa chaise et courut vers la porte; jen'eus que le temps de donner ma harpe à Mallia, Lise élait dansmes bras.On nous fit entrer dans la maison, puis, après que ta nie Catherinem'eut embrassé- elle mit deux couverls sur la lable.Mais alors je la priai d'en mettre un troisième.« Si vous voulez bien, dis-je, nous avons une petite camaradeavec nous. »El, de mon sac, je tirai notre poupée, que j'assis sur la chaise quiélait. à côté de celle de Lise.Le regard que Lise me jeta, je ne Lai jamais oublié, et je le voisencore.:&*^&àà£=Ij-=. -a":~:>^."—.


-*....•-ï> '—-.-.'CHAPITRE XXXIIBARBKIUNSi je n'avais pas eu hâlc d'arriver à Paris, je serais resté longtemps,très longtemps avec Lise; nousavions tant de choses a nousdire, et nous pouvions nous en dire si peu avec le langage quenous employions!Lise avait à me raconter son installation à Dreuzy, comment elleavait été prise en grandeamiliéparson oncle et sa tante, qui, des cinqenfants qu'ils avaient eus, n'en avaient plus un seul, malheur tropcommun dans les familles de la Nièvre, où les femmes abandonnentleurs propres enfants pour être nourrices à Paris; — comment ilsla traitaient comme leur vraie fille; comment elle vivait dans leurmaison, quelles étaient ses occupations, quels étaient ses jeux etses plaisirs : la pêche, les promenades en bateau, les courses dansles grands bois, qui prenaient presque tout son temps, puisqu'ellene pouvait pas aller à Pécole.


416 SANS FAMILLE.Et moi. de mon côté, j'avais à lui demander si elle avait des nouvellesde son père et à lui dire tout ce qui m'était arrivé depuisnotre séparation, comment j'avais failli périr dans la mine où. Alexistravaillait, et comment, en arrivant chez ma nourrice, j'avais apprisque ma famille me cherchait, ce qui m'avait empêché d'aller voirEtiennette comme je le désirais.Bien enten<strong>du</strong>, ce fut ma famille qui tint la grande place dansmon récit, ma famille riche, et je répétai à Lise ce que j'avais déjàdit à Mattia, insistant surtout sur mes espérances de fortune qui, seréalisant, nous permettraient à tous d'être heureux : son père, sesfrères, elle, surtout elle.Lise, qui n'avait point acquis la précoce expérience de Mattia, etqui, heureusement pour elle, n'avait point été à l'école des élèvesde Garofoli, était toute disposée à admettre que ceux qui étaientriches n'avaient qu'à être heureux en ce monde, et que la fortuneétait un talisman qui, comme dans les contes de fées, donnait instantanémenttout ce qu'on pouvait désirer. — N'était-ce point parceque son père était pauvre qu'il avait été mis en prison, et que lafamille avait été dispersée ! Que ce fût moi qui fusse riche, que cefût elle, peu importait; c'était même chose, au moins quant aurésultat; nous étions tous heureux, et elle n'avait souci que de cela :tous réunis, tous heureux.Ce n'était pas seulement à nous entretenir devant l'écluse, aubruit de l'eau qui se précipitait parles vannes, que nous passionsnotre temps, c'était encore à nous promener tous les trois, Lise,• Mattia et moi ; ou plus justement tous les cinq, car M. Capi et mademoisellela poupée étaient de toutes nos promenades.Mes courses à travers la France avec Vilalis pendant plusieursannées et avec Mattia en ces derniers mois m'avaient fait parcourirbien des pays; je n'en avais vu aucun d'aussi curieux que celui aumilieu <strong>du</strong>quel nous nous trouvions en ce moment : des bois immenses,de belles prairies, des rochers, des collines, des caverncsides cascades écumantes, des étangs tranquilles, et dans la valléeétroite aux coteaux escarpés de chaque côté, le canal, qui se glissaiten serpentant. C'était superbe; on n'entendait que le murmuredes eaux, le chant des oiseaux ou la plainte <strong>du</strong> vent dans les grands


Mi! :1 i• 'liBARBERIN. 417\i !arbres. Il est vrai que j'avais trouvé aussi, quelques années auparavant,que la vallée de la Bièvre était jolie. Je ne voudrais donc pasqu'on me crût trop facilement sur parole. Ce que je veux dire, c'estque partout où je me suis promené avec Lise, où nous avons jouéensemble, le pays m'a paru posséder des beautés et un charme qued'autres, plus favorisés peut-être, n'avaient pas à mes yeux. J'ai vuce pays avec Lise, et il est resté dans mon souvenir éclairé par majoie.Le soir nous nous asseyions devant la maison quand il ne faisaitpas trop humide, devant la cheminée quand le brouillard étaitépais, et, pour le plus grand plaisir de Lise, je lui jouais de la harpe.Mattia aussi jouait <strong>du</strong> violon ou <strong>du</strong> cornet à piston; mais Lise préféraitla harpe, ce qui ne me rendait pas peu fier. Au moment denous séparer pour aller nous coucher, Lise me demandait ma chansonnapolitaine, etjelalui chantais.Cependant, malgré tout, il fallut quitter Lise et ce pays pour seremettre en route. Mais pour moi ce fut sans trop de chagrin ;j'avais si souvent caressé mes rêves de richesse que j'en étais arrivéà croire, non pas que je serais riche un jour, mais que j'étais richedéjà, et que je n'avais qu'à former un souhait pour pouvoir le réaliserdans un avenir prochain, très prochain, presque immédiat.Mon dernier mot à Lise (mot non parlé, bien enten<strong>du</strong>, maisexprimé) fera, mieux que de longues explications, comprendrecombien sincère j'étais dans mon illusion.« Je viendrai te chercher dans une voiture à, quatre chevaux, »lui dis-je.Et elle me crut, si bien que de la main elle lit signe de claquerles chevaux; elle voyait assurément la voiture, tout comme je lavoyais moi-même.Cependant, avant de faire en voiture la route de Paris à Dreuzy,il fallut faire à pied celle de Dreuzy à Paris, et, sans Mattia, je n'auraiseu d'autre souci que d'allonger les étapes, me contentant degagner le strict nécessaire pour notre vie de chaque jour. À quoibon prendre delà peine maintenant? nous n'avions plus ni vache,ni poupée à acheter, et, pourvu que nous eussions notre painquotidien, ce n'était pas à moi à porter de l'argent à mes parents.535.:y


418 SANS FAMILLE.Mais Mattia ne se laissait pas toucher par les raisons que je luidonnais pour justifier mon opinion.« Gagnons ce que nous pouvons gagner, disait-il en m'obligeantà prendre ma harpe. Qui sait si nous trouverons Barberin tout desuite?— Si nous ne le trouvons pas à midi, nous le trouverons à deux\eures ; la rue Moufïeiard n'est pas si longue.— Et s'il ne demeure plus rueMouffetard?— Nous irons là où il demeure."— Et s'il est retourné à Chavanon? il faudra lui écrire, attendresa réponse; pendant ce temps-là, de quoi vivrons-nous, si nousn'avons rien dans nos poches ? On dirait vraiment que tu ne connaispoint Paris. Tu as donc oublié les carrières de Gentilly?— Non.— Eh bien, moi, je n'ai pas non plus oublié le mur de l'égliseSaint-Médard, contre lequel je me suis appuyé pour ne pas tomberquand je mourais de faim. Je neveux pas avoir faim à Paris.— Nous dînerons mieux en arrivant chez mes parents.— Ce n'est pas parce que j'ai bien déjeuné que je ne dîne pas ;mais, quand je n'ai ni déjeuné ni dîné, je ne suis pas à mon aise el}e n'aime pas ça : travaillons donc comme si nous avions une vacheà acheter pour tes parents. »C'était là un' conseil plein de sagesse; j'avoue cependant que jene chantais plus comme lorsqu'il s'agissait de gagner des sous pourla vache de la mère Barberin, ou pour la poupée de Lise.« Comme tu seras paresseux quand tu seras riche ! » disait Mattia.À partir de Corbcil, nous retrouvâmes la route que nous avionssuivie six mois auparavant quand nous avions quitté Paris pouraller à Chavanon, et, avant d'arriver à Yillejuif, nous entrâmes dansla ferme où nous avions donné le premier concert de notre associationen faisant danser une noce. Le marié et la mariée nous reconnurent,et ils voulurent que nous les fissions danser encore. On nousdonna à souper et à coucher.— Ce fut de là que nous partîmes le lendemain matin pour fairenotre rentrée dans Paris; il y avait juste six mois et quatorze joursque nous en étions sortis.


!BARBERIN. M9 *s-Mais la journée <strong>du</strong> retour ne ressemblait guère à celle <strong>du</strong> départ .le temps était gris et froid; plus de soleil au ciel, plus de fleurs,plus de ver<strong>du</strong>re sur les bas côtés de la route. Le soleil d'été avaitaccompli son œuvre, puis étaient venus les premiers brouillards del'automne; ce n'étaient plus des fleurs de giroflées qui, <strong>du</strong> haut desmurs, nous tombaient maintenant sur la tête, c' taient des feuillesdesséchées qui se détachaient des arbres jaunis.Mais qu'importait la tristesse <strong>du</strong> temps ! nous avions en nous unejoie intérieure qui n'avait pas besoin d'excitation étrangère.Quand je dis nous, cela n'est pas exact, c'était en moi qu'il yavait de la joie et en moi seul. L'idée que je serais embrassé par unemaman qui serait ma maman pour tout de bon, par un papa quim'appellerait son fils, me donnait la fièvre.Pour Mattia, à mesure que nous approchions de Paris, il étaitde plus en plus mélancolique, et souvent il marchait <strong>du</strong>rant desheures entières sans m'adresser la parole. Jamais il ne m'avait dit lacause de cette tristesse, et moi, m'imaginant qu'elle tenait uniquementà ses craintes de séparation, je n'avais pas voulu lui répéterce que je lui avais expliqué plusieurs fois, c'est-à-dire que mesparents ne pouvaient pas avoir la pensée de nous séparer.Ce fut seulement quand nous nous arrêtâmes pourdéjeiïher, avantd'arriver aux fortifications, que, tout en mangeant son pain, assissur une pierre, il me dit ce qui le préoccupait si fort.« Sais-tu à qui je pense au moment d'entrer à Paris?— A qui?— Oui, à qui; c'est à Garofoli. S'il était sorti de prison ? Quand| on m'a dit qu'il était en prison, je n'ai pas eu l'idée de demanderpour combien de temps : il peut donc être en liberté, maintenant, et3arevenu dans son logement de la rue de Lourcine. C'est rueMoufletardque nous devons chercher Barberin, c'est-à-dire dans le quartiermême de Garofoli,àsa porte. Quesepassera-t-ilsi par hasard il nousrencontre? il est mon maître, il est mon oncle, il peut donc me reprendreavec lui, sans qu'il me soit possible de lui échapper. Tu avaispeur de retomber sous la main de Barberin, tu sens combien j'ai peurde retomber sous celle de Garofoli. Oh! ma pauvre tête ! Et puis latête, ce ne serait rien encore à côté de la séparation ; nous ne pour-


*20 SANS FAMILLE.rions plus nous voir, et cette séparation par ma famille serait autrementterrible que par la tienne. Certainement Garofoli voudraitte prendre avec lui et te donner l'instruction qu'il offre à ses élèvesavec accompagnement de fouet; mais toi, tu ne voudrais pas venir,et moi je ne voudrais pas de ta compagnie. Tu n'as jamais été battu,loi ! »L'esprit emporté par mon espérance, je n'avais pas pense à Garofoli; mais tout ce que Mattia venait de me dire était possible, et jen'avais pas besoin d'explications pour comprendre à quel dangernous étions exposés.« Que veux-tu? lui demandai-je 3 veux-tu ne pas entrer dansParis?— Je crois que, si je n'allais pas dans la rue Mouffelard, ce seraitassez pour échapper à la mauvaise chance de rencontrer Garofoli.— Eh bien, ne viens pas rue MouiTelard, j'irai seul; et nous nousretrouverons quelque pari c; soir, à sept heures. »L'endroit convenu entre Mattia et moi pour nous retrouver futle bout <strong>du</strong> pont de l'Archevêché, <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> chevet de Notre-Dame ;et, les choses ainsi arrangées, nous nous remîmes en roule pourentrer dans Paris.Arrivera la place d'Italie nous nous séparâmes, émus tous deuxcomme si nous ne devions plus nous revoir, et, tandis que Mattia etCapi descendaient vers le Jardin des Plantes, je me dirigeai vers larue Mouffetard, qui n'était qu'à une courte distance.C'était la première fois depuis six mois que je me trouvais seulsans Mattia, sans Capi près de moi, et, dans ce grand Paris, celame pro<strong>du</strong>isait une pénible sensation.Mais je ne devais pas me laisser abattre par ce sentiment;n'allais-je pas retrouver Barberin, et par lui ma famille?J'avais écrit sur un papier les noms et les adresses des logeurs, chez lesquels je devais trouver Barberin; mais cela avait été uneprécaution superflue, je n'avais oublié ni ces noms ni ces adresses^et je n'eus pas besoin de consulter mon papier : Pajot, Barrabaudet Chopinet.Ce fut Pajot que je rencontrai le premier sur mon chemin endescendant la rue Mouffetard. J'entrai assez bravement dans une


;BARBERIN. 421 . jjllMmfism^1-Il• M flfe-i• . \k(!i• ï*-gargote qui occupait le rez-de-chaussée d'une maison meublée;mais ce fut d'une voix tremblante que je demandai Barberin.« Qu'est-ce que c'est que Barberin? j;§)— Barberin de Chavanon. »Et je fis le portrait de Barberin, ou tout au moins <strong>du</strong> Barberin.que j'avais vu quand il était revenu de Paris : visage rude, air <strong>du</strong>r,\éïla tête inclinée sur l'épaule droite.« Nous n'avons pas ça! connais pas ! »Je remerciai etj'allaiunpeu plus loin chez Barrabaud; celui-là,à la profession de logeur en garni, joignait celle de fruitier. |Je posai de nouveau ma question.Tout d'abord j'eus <strong>du</strong> mal à me faire écouter ; le mari et la femmeétaient occupés l'un à servir une pâtée verte, qu'il coupait avecune sorte de truelle et qui, disait-il, était des épinards; l'autre étaiten discussion avec une pratique pour un sou ren<strong>du</strong> en moins.Enfin, ayant répété trois fois ma demande, j'obtins une réponse.« Ah ! oui, Barberin... Nous avons eu ça dans les temps; il y aau moins quatre ans.— Cinq, dit la femme, même qu'il nous doit une semaine; oùest-il, ce coquin-là? »C'était justement ce que.je demandais. Je sortis désappointé et;| jusqu'à un certain point inquiet. Je n'avais plus que Chopinet; àqui m'adresser, si celui-là ne savait rien? où chercher Barberin?1 Comme Pajot, Chopinet était restaurateur, et, lorsque j'entrai dansla salle où il faisait la cuisine et où il donnait à manger, plusieurspersonnes étaient attablées.J'adressai mes questions à Chopinet lui-même qui, une cuillerà la main, était en train de tremper des soupes à, ses pratiques.ta"« Barberin, me répondit-il, il n'est plus ici.k— Et où est-il? demandai-je en tremblant,f — Àh! je ne sais pas. »J'eus un éblouissement ; il me sembla que les casseroles dansaientsur le fourneau.« Où puis-je le chercher? dis-je.— Il n'a pas laissé son adresse. »Ma figure trahit sans doute ma déception d'une façon éloquentei-fri'4?


422 SANS FAMILLE.et touchante, car l'un des hommes qui mangeaient à une tableplacée près <strong>du</strong> fourneau m'interpella.« Qu'est-ce que tu lui veux, à Barberin? » me demanda-t-il.Il m'était impossible de répondre franchement et de raconter monhistoire.« Je viens <strong>du</strong> pays, son pays, Chavanon,-pour lui donner desnouvelles de sa femme; elle m'avait dit que je le trouverais ici.— Si vous savez ouest Barberin, dit le maître d'hôtel en s'adressantà celui qui m'avait interrogé, vous pouvez le dire à ce garçonqui ne lui veut pas de mal, bien sûr; n'est-ce pas, garçon?— Oh! non, monsieur! »L'espoir me revint.« Barberin doit loger maintenant à l'hôtel <strong>du</strong> Cantal, passaged'Austerlitz; il y était il y a trois semaines. »Je remerciai et sortis; mais, avant d'aller au passage d'Austerlitzqui, je le pensais, était au bout <strong>du</strong> pont d'Austerlitz, je A r oulussavoir des nouvelles de Garofoli pour les porter à Mattia.J'étais précisément tout près de la rue de Lourcine; je n'eus quequelques pas à faire pour trouver la maison où j'étais venu avecVitalis. Comme le jour où nous nous y étions présentés pour lapremière fois, un vieux bonhomme, le même vieux bonhomme,accrochait des chiffons contre la muraille verdàtre de la cour;c'était à croire qu'il n'avait fait que cela depuis que je l'avais vu.« Est-ce que M. Garofoli est revenu?» denmndai-je.Le vieux bonhomme me regarda et se mit à tousser sans merépondre; il me sembla que je devais laisser comprendre que jesavais où était Garofoli, sans quoi je n'obtiendrais rien de ce vieuxchiffonnier.« Il est toujours là-bas? dis-je en prenant un air fier, il doits'ennuyer.— Possible, mais le temps passe tout de même.— Peut-être pas aussi vite pour lui que pour nous. »Le bonhomme voulut bien rire de cette plaisanterie, ce qui luidonna une terrible quinte.« Est-ce que vous savez quand il doit revenir ? dis-je lorsque latoux fut apaisée. %


"MMBARBERIN. 423—- Trois mois. ».Garofoli en prison pour trois mois encore, Mattia pouvait respirer,car, avant trois mois, mes parents auraient bien trouvé lemoyen de mettre le terrible padrone dans l'impossibilité de rienentreprendre contre son neveu.Si j'avais eu un moment d'émotion cruelle chez Chopinet, l'espérancemaintenant m'était revenue; j'allais trouver Barberin al'hôtel <strong>du</strong> Cantal.Sans plus tarder je me dirigeai vers le passage d'Àusterlitz, pleind'espérance et de joie et, par suite de ces sentiments sans doute,tout disposé à l'in<strong>du</strong>lgence pour Barberin.Après tout, il n'était peut-être pas aussi méchant qu'il en avaitl'air : sans lui je serais très probablement mort de froid et de faimdans l'avenue de Breteuil; il est vrai qu'il m'avait enlevé à mèreBarberin pour me vendre à A'ilalis, mais il ne me connaissait pas,et dès lors il ne pouvait pas avoir de l'amitié pour un enfant qu'iln'avait pas vu, et puis il était poussé par la misère, qui trop souventconseille de mauvaises choses. Présentement il me cherchait,il s'occupait de moi, et si je retrouvais mes parents, c'était à lui queje le devais; cela méritait mieux que la répulsion que je nourrissaiscontre lui depuis le jour où j'avais quitté Chavanon, le poignet prisdans la main de Vitalis. Envers lui aussi je devrais me-<strong>mont</strong>rerreconnaissant; si ce n'était point un devoir d'affection et de tendressecomme pour mère Barberin, en tout cas c'en était un deconscience.En traversant le Jardin des Plantes, la distance n'est pas longuede la rue de Lourcine au passage d'Àusterlitz; je ne tardai pas àarriver devant l'hôtel <strong>du</strong> Cantal, qui n'avait d'un hôtel que le nom,étant en réalité un misérable garni. Il était tenu par une vieillefemme à la tête tremblante et à moitié sourde.Lorsque je lui eus adressé ma question ordinaire, elle mit samain en cornet derrière son oreille et elle me pria de répéter ce queje venais de lui demander.« J'ai l'ouïe un peu <strong>du</strong>re, dit-elle à voix basse.— Je voudrais voir Barberin, Barberin de Chavanon; il loge chezvous, n'est-ce pas?»1 IiMI-il1 >ifc11IIm! \i\* I- 1[ .'-' ii


kîkSANS FAMILLE.Sans me répondre elle leva ses deux bras en l'air par un mouvementsi brusque, que son chat endormi sur elle saula à terreépouvanté.« Hélas ! hélas ! » dit-elle.Puis me regardant avec un tremblement de tôle plus fort:« Seriez-vous le garçon? demanda-t-elle.* — Quel garçon ?— Celui qu'il cherchait. »Qu'il cherchait! En entendant ce mot, j'eus le cœur serré.« Barberin ! m'écriai-je.— Défunt, c'est défunt Barberin qu'il faut dire. *Je m'appuyai sur ma harpe.«H est donc mort? dis-je en criant assez haut pour me faireentendre, mais d'une voix que l'émotion rendait rauquc.— Il y a huit jours, à l'hôpital Saint-Antoine. »Je restai anéanti ; mort Barberin ! et ma famille, comment latrouver maintenant? où la chercher?« Alors vous êtes le garçon? continua la vieille femme, celuiqu'il cherchait pour le rendre à sa riche famille? »L'espérance me revint, je me cramponnai à cette parole :« Vous savez?... dis-je.— Je sais ce qu'il racontait, ce pauvre homme : qu'il avaittrouvé et élevé un enfant, que maintenant la famille qui avaitper<strong>du</strong> cet enfant, dans le temps, voulait le reprendre, et que lui, ilétait à Paris pour le chercher.— Mais la famille? demandai-je d'une voix haletante, mafamille?— Pour lors, c'est donc bien vous le garçon? ah! c'est vous,c'est bien vous ! »Et tout en branlant la tête, elle me regarda en me dévisageant.Mais je l'arrachai à son examen,« Je vous en prie, madame, dites-moi ce que vous savez.— Mais je ne sais pas autre chose que ce que je viens de vousraconter, mon garçon, je veux dire mon jeune monsieur.— Ce que Barberin vous a dit, qui se rapporte à ma famille?Vous voyez mon émotion, madame, mon trouble, mes angoisses. »


«m-inmmBARBERIN. 45:5 if!Sans me répondre elle leva de nouveau les bras au ciel :« En v'ià une histoire 1 »En ce moment une femme qui avait la tournure d'une servanteentra dans la pièce où nous nous trouvions ; alors la maîtresse del'hôtel <strong>du</strong> Cantal, m'abandonnant, s'adressa à cette femme :« En vlà une histoire! Ce jeune garçon, ce jeune monsieur quetu vois, c'est celui de qui Barberin parlait; il arrive, et Barberinn'est plus là, en vlà... une histoire !— Barberin ne vous a donc jamais parlé de ma famille? dis-je.— Plus de vingt fois, plus de cent fois, une famille riche.— Où demeure cette famille, comment se nomme-t-elle ?— Àh ! voilà; Barberin ne m'a jamais parlé de ça. Vous comprenez,il en faisait mystère; il voulait que la récompense fût pourlui tout seul, comme de juste, et puis c'était un malin. »Hélas! oui, je comprenais; je ne comprenais que trop ce que lavieille femme venait de nie dire : Barberin en mourant avaitemporté le secret de ma naissance.Je n'étais donc arrivé si près <strong>du</strong> but que pour le manquer. Àh !mes beaux rêves! mes espérances!« Et vous ne connaissez personne à qui Barberin en aurait ditplus qu'à vous? demandai-je à la vieille femme.— Pas si bête., Barberin, de se confier à personne; il était bientrop méfiant pour ça.— Et vous n'avez jamais vu quelqu'un de ma famille venir letrouver ?— Jamais.— Des amis à lui, à qui il aurait parlé de ma famille?— Il n'avait pas d'amis. »Je me pris la tête à deux mains ; mais j'eus beau chercher, je netrouvai rien pour me guider ; d'ailleurs j'étais si ému, si troublé,l ! que j'étais incapable de suivre mes idées.« Il a reçu une lettre une fois, dit la vieille femme api\s avoirlonguement réfléchi, une lettre chargée.— D'où venait-elle ?— Je ne sais pas ; le facteur la lui a donnée à lui-même, je n'aipas vu le timbre.m- K t -.il ;=• r .IVi-.ït.'r'>:•''àift'-,'*• 54


426 SANS FAMILLE.— On peut sans doute retrouver cette lettre?— Quand il a été mort, nous avons cherché dans ce qu'il avaitlaissé ici. Àh! ce n'était pas par curiosité bien sûr, mais seulementpour avertir sa femme; nous n'avons rien trouvé; à l'hôpitalnon plus, on n'a trouvé dans ses vêtements aucun papier, et s'iln'avait pas dit qu'il était de Chavanon, on n'aurait pas pu avertirsa femme.— Mère Barherin est donc avertie ?— Pardi ! »Je restai assez longtemps sans trouver une parole. Que dire? Quedemander? Ces gens m'avaient dit ce qu'ils savaient. Ils ne savaientrien. Et bien évidemment ils avaient tout fait pour apprendre ce queBarherin avait tenu à leur cacher.Je remerciai et me dirigeai vers la porte»« Et où allez-vous comme ça? me demanda la vieille femme.— Rejoindre mon ami.— Àh ! vous avez un ami ?— Mais oui.— Il demeure à Paris?— Nous sommes arrivés à Paris ce matin.— Eh bien, vous savez, si vous n'avez pas un hôtel, vouspouvez loger ici ; vous y serez bien, je peux m'en vanter, et dansune maison honnête. Faites attention que, si votre famille vouscherche, fatiguée de ne pas avoir des nouvelles de Barherin, c'estici qu'elle s'adressera et non ailleurs ; alors vous serez là pour larecevoir; c'est un avantage, ça; où vous trouverait-elle, si vousn'étiez pas ici ? ce que j'en dis, c'est dans votre intérêt. Quel âgea-t-il, votre ami?— Il est un peu plus jeune que moi.— Pensez donc! deux jeunesses sur le pavé de Paris; on peutfaire de si mauvaises connaissances! Il y a des hôtels qui sont simal fréquentés! ce n'est pas comme ici, où Ton est tranquille;mais c'est le quartier qui veut ça. »Je n'étais pas bien convaincu que le quartier fût favorable à latranquillité ; en tout cas, l'hôtel <strong>du</strong> Cantal était une des plus saleset des plus misérables maisons qu'il fût possible de voir, et dans


cV


428 SANS FAMILLE.le passa à lanière qui à son tour l'embrassa à plusieurs reprises, àla même place et de la même manière, pendant que l'enfant riaitaux éclats, en tapotant les joues de ses parents avec ses petitesmains grasses à fossettes.Alors, voyant cela, ce bonheur des parents et cette joie de l'enfant,malgré moi, je laissai couler mes larmes. Je n'avais pas étéembrassé ainsi; maintenant, m'était-il permis d'espérer que je leserais jamais ? Une idée me vint; je pris ma harpe et me mis à jouertout doucement une valse pour l'enfant qui marqua la mesure avecses petits pieds. Le monsieur s'approcha de moi, et me tendit unepetite pièce blanche; mais poliment je la repoussai.« Non, monsieur, je vous en prie, donnez-moi la joie d'avoir faitplaisir à votre enfant, qui est si joli. »Il me regarda alors avec attention; mais, à ce moment, survint ungardien qui, malgré les protestations <strong>du</strong> monsieur, m'enjoignit desortir au plus vite, si je ne voulais pas être mis en prison pour avoirjoué dans le jardin.Je repassai la bretelle de ma harpe sur mon épaule, et je m'enallai en tournant souvent la tête pour regarder le monsieur et ladame, qui fixaient sur moi leurs yeux attendris. Comme il n'étaitpas encore l'heure de me rendre sur le pont de l'Archevêché pourretrouver Mattia, j'errai sur les quais en regardant la rivière couler.La nuit vint; on alluma les becs de gaz; alors je me dirigeai versl'église Notre-Daine dont les deux tours se détachaient en noir surle couchant empourpré. Au chevet de l'église je trouvai Un bancpour m'asseoir, ce qui me fut doux, car j'avais les jambes brisées,comme si j'avais fait une très longue marche, et là je repris mestristes réflexions. Jamais je ne m'étais senti si accablé, si las. Enmoi, autour de moi, tout était lugubre; dans ce grand Paris pleinde lumière, de bruit et de mouvement, je me sentais plus per<strong>du</strong>que je ne l'aurais été au milieu des champs ou des bois.Les gens qui passaient devant moi se retournaient quelquefoispour me regarder ; mais que m'importait leur curiosité ou leur sympathie!ce n'était pas l'intérêt des indifférents que j'avais espéré.Je n'avais qu'une distraction, c'était de compter les heures quisonnaient tout autour de moi ; alors je calculais combien de temps


V-vrT."rBARBERIN. 429II'j•Jà attendre encore avant de pouvoir reprendre force et courage dansl'amitié de Matlia. Quelle consolation c'était pour moi de penserque j'allais hientôt voir ses bons yeux si doux et si gais!Un peu avant sept heures j'entendis un aboiement joyeux ; prèsqueaussitôt dans l'ombre j'aperçus un corps blanc arriver sur moi.Avant que j'eusse pu réfléchir, Capi avait sauté sur mes genoux etil me léchait les mains à grands coups de langue; je le serrai dansmes bras et l'embrassai sur le nez.Mattia ne larda pas à paraître :« Eh bien? cria-t-il de loin.— Barberin est mort. »Il se'mit à courir pour arriver plus vite près de moi; en quelquesparoles pressées, je lui racontai ce que j'avais fait et ce que j'avaisappris.Alors il <strong>mont</strong>ra un chagrin qui me fut bien doux au cœur, et je| sentis que, s'il craignait tout de ma famille pour lui, il n'en désiraitpas moins sincèrement, pour moi, que je trouvasse mes parents.Par de bonnes paroles affectueuses il tacha de me consoler etsurtout de me convaincre qu'il ne fallait pas désespérer.>5?-_.ms3Hy« Si tes parents ont bien trouvé Barberin, ils s'inquiéteront dene pas entendre parler de lui; ils chercheront ce qu'il est devenu ettout naturellement ils arriveront à l'hôtel <strong>du</strong> Canlal : allons donc àl'hôtel <strong>du</strong> Cantal; c'est quelques jours de retard, voilà tout. »C'était déjà ce que m'avait dit la vieille femme à la tôle branlante;cependant, dans, la bouche de Mattia, ces paroles prirent pourmoi une tout autre importance. Evidemment il ne s'agissait qued'un retard ; comme j'avais été enfant de me désoler et de désespérer!Alors, me sentant un peu plus calme, je racontai à Mattiace que j'avais appris sur Garofoli.« Encore trois mois! » s'écria-t-il.Et il se mit à danser un pas au milieu de la rue, en chantant.Puis} tout à coup s'arrêtant et venant à moi :« Comme la famille de celui-ci n'est pas la même chose que lafamille de celui-là ! Voilà que tu te désolais parce que tu avaisper<strong>du</strong> la tienne, et moi voilà que je chante parce que la mienne estper<strong>du</strong>e.


430 SANS FAMILLE.— Un oncle, ce n'est pas ia famille, c'est-à-dire un oncle commeGarofoli ; si tu avais per<strong>du</strong> ta sœur Cristina. danserais-tu?— Ob ! ne dis pas cela.— Tu vois bien. »Par les quais nous.gagnâmes le passage d'Auslerlitz, et. commemes yeux n : élaient plus aveuglés par rémotion, je pus voir combienest belle la Seine, le soir, lorsqu'elle esl éclairée par 3a pleinelune qui met- çà et là des paillettes d'argent sur ses eaux éblouissantescomme un immense miroir mouvant.Si l'hôtel <strong>du</strong> Cantal était une maison honnête, ce n'était pas unebelle maison, et, quand nous nous trouvâmes avec une petite chandellefumeuse, dans un cabinet sous les toits, et si étroit que l'unde nous était obligé de s'asseoir sur le lit quand l'autre voulait setenir debout, je ne pus nrempécber de penser que ce n'était pasdans une chambre de ce genre que javais espéré coueber. Et lesdraps en colon jaunâtre, combien peu ils ressemblaient aux beauxlanges dont mère Jïarherin m'avait tant parlé!La miche de pain graissée de fromage d'Italie, que nous cwmespour notre souper, ne ressembla pas non plus au beau festin queje m'étais imaginé pouvoir offrir à Maltia.Mais enfin, tout n'était pas per<strong>du</strong> ; il n'y avait, qu'à attendre.Et ce fut avec celle pensée que je m'endormis.


CHAPITRE XXX11IRECHERCHESLe lendemain matin, je commençai ma journée par écrire à mèreBarberin pour lui faire part de ce que j'avais appris, et ce ne futpas pour moi un petit travail.Comment lui dire tout sèchement que son mari était mort? Elleavait de raffcclion pour son Jérôme; ils avaient vécu <strong>du</strong>rant delongues années ensemble, et elle serait peinée, si je ne prenais paspart à son chagrin.Enfin, tant bien que mal, et avec des assurances d'affection sanscesse répétées, j'arrivai au bout de mon papier. Bien enten<strong>du</strong>, jelui parlai de ma déception et de mes espérances présentes. A vraidire, ce fut surtout de cela que je parlai. Au cas où ma famille luiécrirait pour avoir des nouvelles de Barberin, je la priais de m v a-vertir aussitôt, et surtout de me transmettre l'adresse qu'on lui donneraiten me renvoyant à Paris, à l'hôtel <strong>du</strong> Cantal.


*32 ' SANS FAMILLE-Ce devoir accompli, j'en avais un autre à remplir envers le pèrede Lise, et celui-là aussi m'était pénible, — au moins sous un certainrapport. Lorsque, à Dreuzy, j'avais dit à Lise, que ma premièresortie à Paris serait pour aller voir son père en prison, je lui avaisexpliqué que, si mes parents étaient riches comme je l'espérais, jeleur demanderais de payer ce que le père devait, de sorte que jen'irais à la prison que pour le faire sortir et remmener avec moi.Cela entrait dans le programme des joies que je m'étais tracé : lepère Àcquin d'abord, mère Barberin ensuite, puis Lise, puis Étiennette,puis Alexis, puis Benjamin. Quant à Mattia, on ne faisaitpour lui que ce qu'on faisait pour moi-même, cl il était heureux dece qui me rendait heureux. Quelle déception d'aller à la prison lesmains vides et de revoir le père, en étant tout aussi incapable delui rendre service que lorsque je l'avais quitté et de lui payer madette de reconnaissance !Heureusement j'avais de bonnes paroles à lui apporter, ainsi queles baisers de Lise et d'Alexis, et sa joie paternelle adoucirait mesregrets ; j'aurais toujours la satisfaction d'avoir fait quelque chosepour lui, en attendant plus.Mattia, qui avait une envie folle de voir une prison, m'accompagna;d'ailleurs, je tenais à ce qu'il connût celui qui, pendant plusde deux ans, avait été un père pour moi.Comme je savais* maintenant le moyen à employer pour entrerdans la maison de Clichy, nous ne restâmes pas longtemps devantsa grosse porte, comme j'y étais resté la première fois que j'étaisvenu.On nous fit entrer dans un parloir, et bientôt le père arriva; de laporte, il me tendit les bras.« Ah I le bon garçon, dit-il en m'embrassant, le brave Rémi! »Tout de suite je lui parlai de Lise et d'Alexis; puis, comme jevoulais lui expliquer pourquoi je n'avais pas pu aller chez Etiennette,il m'interrompit :« Et tes parents ? dit-il.— Vous savez donc ? »Alors il me raconta qu'il avait eu la visite de Barberin quinzejours auparavant.


At;lRECHERCHES. 433'!•ce II est mort, dis-je.— En voilà un malheur ! »| Il m'expliqua comment Barberin s'était adressé à lui pour savoirce que j'étais devenu. En arrivant à Paris, Barberin s'était ren<strong>du</strong>chez Garofoli, mais, bien enten<strong>du</strong>, il ne l'avait pas trouvé; alors ilavait été le chercher très loin, en province, dans la prison où Garofoliétait enfermé, et celui-ci lui avait appris qu'après la mort de-;3Vilalis j'avais été recueilli par un jardinier nommé Àcquin. Barberinétait revenu à Paris, à la Glacière, et là il avait su que ceil•Àjardinier était détenu à Clichy. Il était venu à la prison, et le pèrelui avait dit comment je parcourais la France, de sorte que, si l'onne pouvait pas savoir au juste où je me trouvais en ce moment, ilétait certain qu'à une époque quelconque je passerais chez l'un deses enfants. Alors il m'avait écrit lui-même à Dreuzy, à Yarses, ài] Esnandes et à Saint-Quentin ; si je n'avais pas trouvé sa lettre àDreuzy, c'est que j'en étais déjà parti sans doute lorsqu'elle y était;1arrivée.f| « Et Barberin, que vous a-t-il dit de ma famille? demandai-je.— llien, ou tout au moins peu de chose : tes parents avaient3découvert chez le commissaire de police <strong>du</strong> quarlier des Invalides| que l'enfant abandonné avenue de Breteuil avait été recueilli parun maçon de Chavanon, nommé Barberin, et ils étaient venus te^1chercher chez lui ; ne te trouvant pas, ils lui avaient demandé deles aider dans leurs recherches.— llneYOusapasdit leur nom; il ne vous a pas parlé de leur pays?| — Quand je lui ai posé ces questions, il m'a dit qu'il m'expliquc-.1| rait cela plus tard; alors je n'ai pas insisté, comprenant bien qu'il1 faisait mystère <strong>du</strong> nom de tes parents, de peur qu'on ne diminuât le•Jgain qu'il espérait tirer d'eux. Comme j'ai été un peu ton père, ils'imaginait, ton Barberin, que je voulais me faire payer : aussi je l'aienvoyé promener, et depuis je ne l'ai pas revu ; je ne me doutaisguère qu'il fût mort. De sorte que tu sais que tu as des parents,mais, par suite des calculs de ce vieux grigou, tu ne sais ni qui ilssont, ni où ils sont. »Je lui expliquai quelle était notre espérance, et il la confirma partoutes sortes de bonnes raisons :55


MkSANS FAMILLE.- ii\• i« Puisque tes parents ont bien su découvrir Barberin à Chavanon,puisque Barberin a bien su découvrir Garofoliet me découvrirmoi-même ici, on te trouvera bien à rhô Ici <strong>du</strong> Cantal : restes-ydonc. ». Ces paroles me furent douces, et elles me rendirent toute magaieté; le reste de notre temps se passa à parler de Lise, d'Alexiset de mon ensevelissement dans la mine.« Quel terrible métier ! dit-il, quand je fus arrivé au bout de monrécit, et c'est celui de mon pauvre Alexis; ah I comme il était plusheureux à cultiver les giroflées.— Cela reviendra, dis-je.— Dieu t'entende, mon petit Rémi ! »La langue me démangea pour lui dire que mes parents le feraientbientôt sortir de prison ; mais je pensai à temps qu'il ne convenaitpoint de se vanter à l'avance des joies que l'on se proposait de faire,et je me contentai de l'assurer que bientôt il serait en liberté avectous ses enfants autour de lui.« En attendant ce beau moment, me dit Mattia lorsque nousfûmes dans la rue, mon avis est que nous ne nerdions pas notretemps et que nous gagnions de l'argent.— Si nous avions employé moins de temps à gagner de l'argenten venant de Chavanon àDreuzy et de Dreuzy à Paris, nous serionsarrivés assez* tôt à Paris pour voir Barberin.— Cela, c'est vrai, et je me reproche assez moi-même de t'avoirretardé, pour que tu ne me le reproches pas, toi.— Ce n'est pas un reproche, mon petit Mattia, je t'assure; sanstoi je n'aurais pas pu donner à Lise sa poupée, et sans toi nousserions en ce moment sur le pavé de Paris, sans un sou pourmanger.— Eh bien, alors, puisque j'ai eu raison de vouloir gagner de l'argent,faisons comme si j'avais encore raison dans ce moment.D'ailleurs nous n'avons rien de mieux à faire qu'à chanter et à jouernotre répertoire ; attendons pour nous promener que nous ayonsta voiture, cela sera moins fatigant; à Paris je suis chez moi et jeconnais les bons endroits. »11 les connaissait si bien fies bons endroits, places publiques, coursi.-li


PlaRECHERCHES. *35 - Ilparticulières, cafés, que le soir nous comptâmes avant de nous coucherune recette de quatorze francs.Alors, en m'endormant, je me répétai un mot que j'avais enten<strong>du</strong>dire souvent à Vitalis, que la fortune n'arrive qu'à ceuxqui n'en ont pas besoin. Assurément une si belle recette était unsigne certain que, d'un instant à l'autre, mes parents allaientarriver.J'étais si bien convaincu de la sûreté de mes pressentiments que,lé lendemain, je serais volontiers resté toute la journée à-l'hôtel;mais Mattia me força à sortir ; il me força aussi à jouer, à chanter,et ce jour-là nous fîmes encore une recette de onze francs.« Si nous ne devions pas devenir riches bientôt par tes parents,disait Mattia en riant, nous nous enrichirions nous-mêmes et seuls,ce qui serait joliment beau. »Trois jours se passèrent ainsi sans que rien de nouveau se pro<strong>du</strong>isîtet sans que la femme de l'hôtel répondît autre chose à mesquestions toujours les mêmes que son éternel refrain : « Personnen'est venu demander Barberin, et je n'ai pas reçu de lettre pour vousou pour Barberin ; » mais le quatrième jour enfin elle me tenditune lettre.C'était la réponse de mère Barberin, ou plus justement laréponse que mère Barberin m'avait fait écrire, puisqu'elle ne savaitelle-même ni lire ni écrire.Elle me disait qu'elle avait été prévenue de la mort de sonhomme, et que, peu de temps auparavant, elle avait reçu de celui-ciune lettre qu'elle m'envoyait, pensant qu'elle pouvait m'être utile,puisqu'elle contenait des renseignements sur ma famille.« Vite, vite, s'écria Mattia, lisons la lettre de Barberin. »Ce fut la main tremblante et le cœur serré que j'ouvris cette3 lettre :a%IV'Iilà.Ts.•t Jui*3| « Ma chère femme,laW« Je suis à l'hôpital, si malade que je crois que je ne me relèverai« pas. Si j'en avais la force, je te dirais comment le mal m'est« arrivé; mais ça ne servirait à rien; il vaut mieux aller au plus« pressé. C'est donc pour te dire que, si je n'en réchappe pas, tu3


436 SANS FAMILLE.s.:! 1f I« devras écrire à Grelli and Galley, Green-square, Lincoln's-Inn,« à Londres ; ce sont des gens de loi chargés de retrouver llcmi.« Tu leur diras que seule tu peux leur donner des nouvelles de« l'enfant, et tu auras soin de te faire bien payer ces nouvelles 5 il« faut que cet argent le fasse vivre heureuse dans ta vieillesse. Tu« sauras ce que Rémi est devenu en écrivant h un nommé Acquin,« ancien jardinier, maintenant détenu à la prison de Clichy à Paris,« Fais écrire toutes tes lettres par M. le curé, car dans cette affaire« il ne faut se fier à personne. N'entreprends rien avant de savoir« si ie suis mort.« Je t'embrasse une dernière fois;« BAIUïERIN. »t• v 1' > t' 1 !y •- * 'Je n'avais pas lu le dernier mot de cette lettre que Mattia se levaen faisant un saut.« En avant pour Londres ! » cria-t-il.J'étais tellement surpris de ce que je venais de lire, que jeregardai Matlia sans bien comprendre ce qu'il disait.« Puisque la lettre de Barberin dit que ce sont des gens de loianglais qui sont chargés de te retrouver, continua-t-il, cela signifie,n'est-ce pas, que tes parents sont Anglais?— Mais...— Cela t'ennuie, d'être Anglais?— J'aurais voulu être Français, <strong>du</strong> même pays que Lise et lesenfants.— Moi j'aurais voulu que tu fusses Italien.— Si je suis Anglais, je serai <strong>du</strong> môme pays qu'Arthur et M me Mil-,; lisçan.— Comment, si tu es Anelais? mais cela est certain : si tesparents étaient Français, ils ne chargeraient point, n'est-ce pas, desgens de loi anglais de rechercher en FranceTenfantqu'ilsontper<strong>du</strong>?Puisque tu es Anglais, il faut aller en Angleterre. C'est le meilleurmoyen de te rapprocher de tes parents.— Si j'écrivais k ces gens de loi?— Pourquoi faire? On s'entend bien mieux en parlant qu'enécrivant. Quand nous sommes arrivés à Paris, nous avions; ï \. * *• if :1 ï I^ f I1!1 ;- r'il i


•RM• »'*R';'3'-3HÛk••13ni•àî3I!RECHERCHES. 437 f|••


438 SANS FAMILLE.Mais ce n'était pas cette éloquence qui pouvait me retenir; aprèsavoir payé notre nuit, je me dirigeai vers la rue où Mattia et Capim'attendaient.« Mais votre adresse? » dit la vieille.Au fait, il était peut-être sage de laisser mon adresse; je récrivissur son livre.«A Londres! s'écria-t-elle, deux jeunesses à Londres! par lesgrands chemins ! sur la mer ! »Avant de nous mettre en route pour Boulogne, il fallait allerfaire nos adieux au père.Mais ils ne furent pas tristes; le père fut heureux d'apprendreque j'allais bientôt retrouver ma famille, et moi j'eus plaisir à luidire et à lui répéter que je ne tarderais pas à revenir avec mesparents pour le remercier.« A bientôt, mon garçon, et bonne chance! si tu ne reviens pasaussitôt que tu le voudrais, écris-moi.— Je reviendrai. »Ce jour-là nous allâmes sans nous arrêter jusqu'à Moisselles, oùnous couchâmes dans une ferme, car il importait de ménager notreargent pour la traversée; Mattia avait dit qu'elle ne coûtait pascher ; mais encore à combien <strong>mont</strong>ait ce pas cher?Tout en marchant, Mattia m'apprenait des mots anglais, carj'étais fortement préoccupé par une question qui m'empêchait deme livrer à la joie : mes parents comprendraient-ils le français oul'italien? Comment nous entendre, s'ils neparlaient que l'anglais?Comme cela nous gênerait ! Que dirais-je à mes frères et à messœurs, si j'en avais? Ne resterais-je point un étranger à leurs yeuxtant que je ne pourrais m'énlreteniravec eux? Quand j'avais penséà mon retour dans la maison paternelle, et bien souvent depuis mondépart de Chavanon je m'étais tracé ce tableau, je n'avais jamaisimaginé que je pourrais être ainsi paralysé dans mon élan. Il mefaudrait longtemps sans doute avant de savoir l'anglais, qui meparaissait une langue difficile.Nous mîmes huit jours pour faire le trajet de Paris à Boulogne,car nous nous arrêtâmes un peu dans les principales villes qui setrouvèrent sur notre passage : Beauvais, Abbeville, Montreuil-sur-


* »'AiF"!RECHERCHES. 439 |ni-5Mer, afin de donner quelques représentations et de reconstituernotre capital.Quand nous arrivâmes à Boulogne nous avions encore trentedeuxfrancs dans notre bourse, c'est-à-dire beaucoup plus qu'il nefallait pour payer notre passage.Comme Mattia n'avait jamais vu la mer, notre première promenadefut pour la jetée; pendant quelques minutes il resta les yeuxper<strong>du</strong>s dans les profondeurs vaporeuses de l'horizon, puis, faisantclaquer sa langue, il déclara que c'était laid, triste et sale.Une discussion s'engage alors entre nous, car nous avions biensouvent parlé de la mer, et je lui avais toujours dit que c'était la•I•àgplus belle chose qu'on pût voir; je soutins mon opinion.% « Tu as peut-être raison quand la mer est bleue comme turacontes que tu l'as vue à Cette, dit Mattia, mais, quand elle estcomme cette mer, toute jaune et verte, avec un cieLgris et de gros| nuages sombres, c'est laid, très laid, et ça ne donne pas envie d'aller''% dessus. »• - '#HNous étions le plus souvent d'accord, Mattia et moi : ou bien ilacceptait mon sentiment, ou bien je partageais le sien ; mais, cettefois, je persistai dans mon idée, et je déclarai même que cette merIverte, avec ses profondeurs vaporeuses et ses gros nuages que leIvent poussait confusément, était bien plus belle qu'une mer bleue[| sous un ciel bleu.« C'est parce que tu es Anglais que tu dis cela, répliqua'AIMattia, et tu aimes cette vilaine mer parce qu'elle est celle de tonpays. »Le bateau de Londres partait le lendemain à quatre heures <strong>du</strong>matin; à trois heures et demie nous étions à bord et nous nous:."ï:;1installions de notre mieux, à l'abri d'un amas de caisses qui nous--ÏÏprotégeaient un peu contre une bise <strong>du</strong> nord humide et froide.'•iA la lueur de quelques lanternes fumeuses, nous vîmes chargerle navire : les poulies grinçaient, les caisses qu'on descendait dans«Clla cale craquaient, et les matelots, de temps en temps, lançaientV"quelques mots avec un accent rauque; mais ce qui dominait leItapage, c'était le bruissement de la vapeur qui s'échappait de laF.machine en petits flocons blancs. Une cloche tinta, des amarres•l.•1-a


kkùSANS FAMILLE.tombèrent dans l'eau ; nous étions en route; en route po:ir monpays !J'avais souvent dit à Mattia qu'il n'y avait rien de si agréablequ'une promenade en bateau : on glissait doucement sur l'eau sansavoir conscience de la route qu'on faisait; c'était vraiment charmant,— un rêve.En parlant ainsi je songeais au Cygne et à notre voyage sur lecanal <strong>du</strong> Midi; mais la mer ne ressemble pas à un canal. A peineétions-nous sortis de la jetée que le bateau sembla s'enfoncer dansla mer, puis il se releva, s'enfonça encore au plus profond des eaux,et ainsi quatre ou cinq lois de suite par de grands mouvementscomme ceux d'une immense balançoire: alors dans ces secousses,la vapeur s'échappait de la cheminée avec un bruit strident, puistout à coup une sorte de silence se faisait, et l'on n'entendait plusque les roues qui frappaient l'eau, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre,selon l'inclinaison <strong>du</strong> navire.« Elle est jolie, la glissade \ » me dit Mattia.Et je n'eus rien à lui répondre, ne sachant pas alors ce que c'étaitqu'une barre.Mais ce ne fut pas seulement la barre qui imprima ces mouvementsde roulis et de tangage au navire, ce fut aussi la mer qui,au large, se trouva être assez grosse.Tout à coup Mattia, qui depuis assez longtemps ne parlait plus,se souleva brusquement.« Qu'as-tu donc? lui dis-jc.— J'ai que ça danse trop et que j'ai mal au cœur.— C'est le mal de mer.— Pardi, je le sens bien ! »Et après quelques minutes il courut s'appuyer sur le bord <strong>du</strong>navire.•Ah ! le pauvre Mattia, comme il fut malade! J'eus beau le prendredans mes bras et appuyer sa tête contre ma poitrine, cela ne leguérit point; il gémissait, puis, de temps en temps, se levant vivement,il allait clopin-clopant s'accouder sur le bord <strong>du</strong> navire, etce n'était qu'après quelques minutes qu'il revenait se blottir contremoi.


AU î l'AL'YUL MATTIA.


! .*ifRECHERCHES. 441•Il-';-V•clîj3Alors, chaque fois qu'il revenait ainsi, il me <strong>mont</strong>rait le poing,et, moitié riant, moitié colère* il disait: l|« Oh ! ces Anglais, ça n'a pas de cœur, ^— Heureusement. »Quand le jour se leva, un jour pâle, vaporeux et sans soleil, nousétions en vue de hautes falaises blanches, et çà et là on apercevaitdes navires immobiles et sans voiles. Peu à peu le roulis diminua,et notre navire glissa sur l'eau tranquille presque aussi doucementque sur un canal. Nous n'étions plus en mer, et de chaque côté,tout au loin, on apercevait des rives boisées, ou plus justement onles devinait à travers les brumes <strong>du</strong> matin : nous étions entrés dansla Tamise.« Nous voici en Angleterre, » dis-je à Mattia.Mais il reçut mal cette bonne nouvelle, et, s'étalant de tout sonlong sur le pont :« Laisse-moi dormir, » répondit-il.Comme je n'avais pas été malade pendant la traversée, je ne mesentais pas envie de dormir; j'arrangeai Mattia pour qu'il fût lemoins mal possible et, <strong>mont</strong>ant sur les caisses, je m'assis sur lesplus élevées avec Capi entre mes jambes. Capi avait bravement supportéla traversée. Qui sait? Capi était peut-être un vieux marin ;avec Yilalis, il avait dû tout voir.De là, je dominais la rivière, et je voyaistout son cours de chaquecôté, en a<strong>mont</strong>, en arrière; à droite s'étalait un grand banc de sableque l'écume frangeait d'un cordon blanc, et à gauche il semblaitqu'on allait entrer de nouveau dans la mer.. Mais ce n'était là qu'une illusion ; les rives bleuâtres ne lardèrentpas à se rapprocher, puis à se <strong>mont</strong>rer plus distinctement jaunes etvaseuses.* Au milieu <strong>du</strong> fleuve se tenait toute une flotte de navires àl'ancre au milieu desquels couraient des vapeurs, des remorqueursqui déroulaient derrière eux de longs rubans de fumée noire.Que de navires ! que de voiles ! Je n'avais jamais imaginé qu'unerivière pût être peuplée, et, si la Garonne m'avait surpris, la Tamisem'émerveilla. Plusieurs de ces navires étaient en train d'appareiller,et dans leur mâture on voyait des matelots courir çà et là sur des56téiilM*II-:•-r t


M2SANS FAMILLE.: 11V,1.1 "ï •i


\iRECHERCHES. 443 L i* •l\ •là des canaux viennent de prairies déboucher dans le fleuve, et ilssont pleins aussi de navires, -Malheureusement le brouillard et la fumée s'épaississent encore;on ne voit plus autour de soi que par échappées, et, plus on avance,moins on A r oit clair.Enfin le navire ralentit sa marche, la machine s'arrête, des câbles; sont jetés à terre : nous sommes à Londres, et nous débarquons au; milieu de gens qui nous regardent, mais qui ne nous parlent pas.| « Voilà le moment de te servir de ton anglais, mon petit Mattia. »iEt Mattia, qui ne doute de rien, s'approche d'un gros homme àjbarbe rousse pour lui demander poliment, le chapeau à la main,fle chemin de Green square.) Il me semble que Mattia est bien longtemps à s'expliquer aveclson homme qui, plusieurs fois, lui fait répéter les mêmes mots;imais je ne veux pas paraître douter <strong>du</strong> savoir de mon ami.! Enfin il revient.| « C'est très facile, dit-il, il n'y a qu'à longer la Tamise; nous=j allons suivre les quais. »pMais il n'y a pas de quais à Londres, ou plutôt il n'y en avait| pas à cette époque, les maisons s'avançaient jusque dans la rivière:j] nous sommes donc obligés de suivre des rues qui nous paraissent1 longer la rivièreElles sont bien sombres, ces rues, bien boueuses, bien encombréesde voitures, de caisses, de ballots, de paquets de toute espèce,i'et c'est difficilement que nous parvenons à nous faufiler au milieu] de ces embarras sans cesse renaissants. J'ai attaché Capi avec une] corde et je le tiens sur mes talons"; il n'est qu'une heure, et pourtant\ le gaz est allumé dans les magasins.iVu sous cet aspect, Londres ne pro<strong>du</strong>it pas en nous le même\ sentiment que la Tamise.i Nous avançons, et de temps en temps Mattia demande si nous som -mes loin encore de Lincoln's Inn : il me rapporte que nous devonspasser sous une grande porte qui barrera la rue que nous suivons.Cela me paraît bizarre, mais je n'ose pas lui dire que je crois qu'ilise trompe.1Cependant il ne s'est point trompé, et nous arrivons enfin à unei?\ll\i L>..J- -* LV-Et1 Km• r:' ;*Mi: te•ifc•18• i ï" J ',-iL ~î î*.• »i- U':!!• f-: V• t\t \Wï


kkkSANS FAMILLE.- !• i'•t;1 -'t.;!'. ! ! 'arcade qui enjambe par-dessus la rue avec deux petites portes latérales: c'est Temple-Bar. De nouveau nous demandons notre chemin,et Ton répond de tourner à droite.Alors nous ne sommes plus dans une grande rue pleine de mouvementet de bruit : nous nous trouvons, au contraire, dans de petitesruelles silencieuses qui s'enchevêtrent les unes dans les autres,et il nous semble que nous tournons sur nous-mêmes sans avancer,comme dans un labyrinthe.Tout à coup, au moment où nous nous croyons per<strong>du</strong>s, nous noustrouvons devant un petit cimetière plein de tombes, dont les pierres .sont noires comme si on les avait peintes avec de la suie ou <strong>du</strong>cirage : c'est Green square.Pendant que Mattia interroge une ombre qui passe, je m'arrêtepour tâcher d'empêcher mon cœur de battre; je ne respire plus et jetremble.Puis je suis Mattia et nous nous arrêtons devant une plaque encuivre sur laquelle nous lisons : Greth and Gallcy.Mattia s'avance pour tirer la sonnette, mais j'arrête son bras.« Qu'as-tu ? me dit-il, comme tu es pale !— Attends un peu que je reprenne courage. »Il sonne, et nous entrons.Je suis tellement troublé, que je ne vois pas très distinctementautour de moi; il me semble que nous sommes dans un bureau etque deux ou trois personnes penchées sur des tables écrivent à lalueur de plusieurs becs de gaz qui brûlent en chantant.C'est à l'une de ces personnes que Mattia s'adresse, car, bienenten<strong>du</strong>, je l'ai chargé déporter la parole. Dans ce qu'il dit reviennentplusieurs fois les mots defamily et boy, Barberin ; je comprendsqu'il explique que je suis le garçon que ma famille a chargé Barberinde retrouver.- Le nom de Barberin pro<strong>du</strong>it de l'effet; on nousregarde, et celui à qui Mattia parlait se lève pour nous ouvrir uneporte.Nous entrons dans une pièce pleine de livres et de papiers ; unmonsieur est assis devant un bureau, et un autre en robe et en perruque,tenant à la main plusieurs sacs bleus, s'entretient avec lui.En peu de mots, celui qui nous précède explique qui nous som-i i ?.' L ; •I- I 'r'ï •; i i•• ! ';


VJ.L:RECHERCHES.kkbiI;t.iiA1I'i4mes, et alors les deux messieurs nous regardent de la têle auxpieds.« Lequel de vous est l'enfant élevé par Barberin? » dit en françaisle monsieur assis devant le bureau.En entendant parler français, je me sens rassuré et j'avance d'unpas :« Moi, monsieur. c. — Où est Barberin ?— Il est mort. »Les deux messieurs se regardent un moment, puis celui qui aune perruque sur la tête sort en emportant ses sacs.« Alors, comment êtes-vous venus? demande le monsieur quiavait commencé à m'interroger.— A pied jusqu'à Boulogne et de Boulogne à Londres en bateau ;nous venons de débarquer.—• Barberin vous avait donné de l'argent?— Nous n'avons pas vu Barberin.:— Alors comment avez-vous su que vous deviez venir ici? »Je fis aussi court que possible le récit qu'on me demandait.J'avais hâte de poseî* à mon tour quelques questions, une surtoutqui me brûlait les lèvres, mais je n'en eus pas le temps.Il fallut que je racontasse comment j'avais été élevé par Barberin,comment j'avais été ven<strong>du</strong> par celui-ci à Vitalis, comment, àla mort de mon maître, j'avais été recueilli par la famille Acquin,enfin comment, le père ayant été mis en prison pour dettes, j'avaisrepris mon ancienne existence de musicien ambulant.A mesure que je parlais, le monsieur prenait des notes et il meregardait d'une façon qui me gênait; il faut dire que son visage\ était <strong>du</strong>r, avec quelque chose de fourbe dans le sourire.• « Et quel est ce garçon? dit-il en désignant Mattia <strong>du</strong> bout de saplume de fer, comme s'il voulait lui darder une flèche.— Un ami, un camarade, un frère.— Très bien ; simple connaissance faite, sur les grands chemins,n'est-ce pas?— Le plus tendre, le plus affectueux des frères.— Oh ! je n'en doute pas. »-• M'iln1 i1


4^6SANS FAMILLE.Le moment me parut venu de poser enfin la question qui depuisle commencement de notre entretien m'oppressait.« Ma famille, monsieur, habite l'Angleterre?— Certainement elle habile Londres, au moins en ce moment.— Alors je vais la voir?— Dans quelques instants vous serez près d'elle. Je vais vousfaire con<strong>du</strong>ire. »Il sonna.-< Encore un mot, monsieur, je vous prie. J'ai un père? »Ce fut à peine si je pus prononcer ce mot.« j\on seulement un père, mais une mère, des frères, des sœurs.— Ah ! monsieur. »Mais la porle en s 1 ouvrant coupa mon effusion 5 je no pus queregarder Mattia les yeux pleins de larmes.Le monsieur s'adressa en anglais à celui qui enlrait, et je cruscomprendre qu'il lui disait de nous con<strong>du</strong>ire.Je m'étais levé.« Ah! j'oubliais, dit le monsieur, votre nom est Driscoll ; c'est lenom de votre père. »Malgré sa mauvaise figure, je crois que je lui aurais sauté au cou,s'il m'en avait donné le temps; mais de la main il nous <strong>mont</strong>ra laporte, et nous sortîmes.


; iCHAPITRE XXXIVLA FAMILLE DR1SGOLLLe clerc qui devait me con<strong>du</strong>ire chez mes parents était un vieuxpetit bonhomme ratatiné, parcheminé, ridé, vêtu d'un habit noirrâpé et lustré, cravaté de blanc. Lorsque nous lûmes dehors, il sefrotta les mains frénétiquement en faisant craquer les articulationsde ses doigts et de ses poignets, secoua ses jambes comme s'il voulaitenvoyer au loin ses bottes éculces et, levant le nez en l'air, ilaspira fortement le brouillard à plusieurs reprises, avec la béatituded'un homme qui a été enfermé.« Il trouve que ça sent bon, » me dit Mattia en italien.Le vieux bonhomme nous regarda, et, sans nous parler, il nousfit « psit, psit, » comme s'il s'était adressé à des chiens, ce quivoulait dire que nous devions marclier sûr ses talons et ne pas leperdre.Nous ne tardâmes pas à nous trouver dans une grande rue


fctôSANS FAMILLE.< i i.1 '1 •-,11;'.il.':. * i •i ; *i • »1' ' 'l'i'iM-?-1 i•' > *;1! in-.i.» 'M:!i'i.t! î •?:• i -*!'. *' :»:- v• >i" i -'••> i.j* i »•!:••!* ' '•'•••[f MF.-encombrée de voitures ; il en arrêta au passage une dont le cocher,au lieu d'être assis sui* son siège derrière son cheval, était perchéen l'air derrière et tout au haut d'une sorte de capote de cabriolet ;je sus plus tard que cette voiture s'appelait un cab.Il nous fît <strong>mont</strong>er dans cette voiture qui n'était pas close pardevant, et, au moyen d'un petit judas ouvert dans la capote, ilengagea un dialogue avec le cocher. Plusieurs fois le nom deBethnal-Green fut prononcé, et je pensai que c'était le nom <strong>du</strong> quartierdans lequel demeuraient mes parents; je savais que green enanglais veut dire vert, et cela me donna l'idée que ce quartierdevait être planté de beaux arbres, ce qui tout naturellement mefut très agréable..Cela ne ressemblerait point aux vilaines rues deLondres si sombres et si tristes que nous avions traversées enarrivant; c'était une très jolie maison dans une grande ville, entouréed'arbres.La discussion fut assez longue entre notre con<strong>du</strong>cteur et lecocher; tantôt c'était l'un qui se haussait au judas pour donner desexplications, tantôt c'était l'autre qui semblait vouloir se précipiterde son siège par cette étroite ouverture pour dire qu'il ne comprenaitabsolument rien à ce qu'on lui demandait.Mattia et moi nous étions tassés dans un coin avec Capi entremes jambes, et, en écoulant cette discussion, je me disais qu'il étaitvraiment bien étonnant qu'un cocher ne parût pas connaître unendroit aussi joli que devait l'être Belhnal-Grecn : il y avait doncbien des quartiers verts à Londres? Cela était assez étonnant, car,d'après ce que nous avions déjà vu, j'aurais plutôt cru h la suie.Nous roulons assez vite dans des rues larges, puis dans des ruesétroites, puis dans d'autres rues larges, mais sans presque rien voirautour de nous, tant le brouillard qui nous enveloppe est opaque ;il commence à faire froid, et cependant nous éprouvons un sentimentde gêne dans la respiration comme si nous étouffions. Quandje dis nous, il s'agit de Mattia et de moi, car notre guide paraît aucontraire se trouver à son aise ; en tout cas, il respire l'air fortement,la bouche ouverte, en reniflant, comme s'il était pressé d'emmagasinerune grosse provision d'air dans ses poumons; puis, de tempsen temps, il continue à faire craquer ses mains et à délirer sesr -.I .: \-\r- -ilîïs : ;i, - T( i•f •I 1 )


i"ï».st\*lilLA FAMILLE DRISGOLL. U9 Ijambes. Est-ce qu'il est resté pendant plusieurs années sans remueret sans respirer?Malgré l'émotion qui m'enfièvre à la pensée que, dans quelquesinstants, dans quelques secondes peut-être, je vais embrasser mesparents, mon père, ma mère, mes frères, mes sœurs, j'ai grandeenvie de voir là ville que nous traversons. N'est-ce pas ma ville,ma patrie ?Mais j'ai beau ouvrir les yeux, je ne vois rien ou presque rien,si ce n'est les lumières rouges <strong>du</strong> gaz qui brûlent dans le brouillard,comme dans un épais nuage de fumée ; c'est à peine si on aperçoitles lanternes des voitures que nous croisons, et, de temps en temps,nous nous arrêtons court, pour ne pas accrocher ou pour ne pasécraser des gens qui encombrent les rues.Nous roulons toujours; il y a déjà bien longtemps que noussommes sortis de chez Greth and Galley ; cela me confirme dansl'idée que mes parents demeurent à la campagne; bientôt sansdoute nous allons quitter les rues étroites pour courir dans leschamps.Comme nous nous tenons la main, Mattia et moi, cette penséeque je vais retrouver mes parents me fait serrer la sienne; il mesemble qu'il est nécessaire de lui exprimer que je suis son ami, ence moment même, plus que jamais et pour toujours.Mais, au lieu d'arriver dans la campagne, nous entrons dansdes rues plus étroites, et nous entendons le sifflet des locomotives.Alors je prie Mattia de demander à notre guide si nous n'allonspas enfin arriver chez mes parents- La réponse de Mattia est désespérante: il prétend que le clerc de Greth and Galley a dit qu'iln'était jamais venu dans ce quartier de voleurs. Sans doute Mattia setrompe, il ne comprend pas ce qu'on lui a répon<strong>du</strong>. Mais il soutientque thieves, le mot anglais dont le clerc s'est servi, signifie bienvoleurs en français, et qu'il en est sûr. Je reste un moment déconcerté,puis je me dis que, si le clerc a peur des voleurs, c'est justementparce que nous allons entrer dans la campagne, et que le motgreen qui se trouve après Bethnal s'applique bien à des arbres età des prairies. Je communique cette idée à Mattia, et la peur <strong>du</strong>57i •îlet:hfituzI:là1-:s;18i Y.; !- c; r• i


450 SANS FAMILLE.clerc nous fait beaucoup rire. Comme les gens qui ne sont pas sortides villes sont botes !Mais rien n'annonce la campagne : l'Angleterre n'est donc qu'uneville de pierre et de boue qui s'appelle Londres? Cette boue nousinonde dans notre voiture, elle jaillit jusque sur nous en plaquesnoires ; une odeur fade nous enveloppe depuis assez longtempsdéjà; tout cela indique que nous sommes dans un vilain quartier,le dernier sans doute, avant d'arriver dans les prairies de Bethnal-Green. Il me semble que nous tournons sur nous-mêmes, et, detemps en temps, notre cocher ralentit sa marche, comme s'il nesavait plus où il est. Tout à coup, il s'arrête enfin brusquement, etnotre judas s'ouvre.Alors une conversation, ou plus justement une discussion, s'engage.Mattia me dit qu'il croit comprendre que notre cocher ne veutpas aller plus loin, parce qu'il ne connaît pas son chemin; ildemande des indications au clerc de Greth and Galle) T , et celui-cicontinue a répondre qu'il n'est jamais venu dans ce quartier devoleurs; j'entends le mot thieves.Assurément, ce n'est pas là Bethnal-Green.Que va-t-il se passer ?La discussion continue par le judas, et c'est avec une égale colèreque le cocher et le clerc s'envoient leurs répliques par ce trou.Enfin, le clerc, après avoir donné de l'argent au cocher qui murmure,descend <strong>du</strong> cab, et, de nouveau, il nous fait « psit, psit; »il est clair que nous devons descendre à notre tour.Nous voilà dans une rue fangeuse, au milieu <strong>du</strong> brouillard ;une boutique est brillamment illuminée, et le gaz reflété par desglaces, par des dorures et par des bouteilles taillées à facettes, serépand dans la rue, où il perce le brouillard jusqu'au ruisseau :c'est une taverne, ou mieux ce que les Anglais nomment un ginpalacejun palais dans lequel on vend de l'eau-de-vie de genièvre etaussi dès eaux-de-vie de toutes sortes, qui, les unes comme lesautres, ont pour même origine l'alcool de grain ou de betterave.« Psit! psit! » fait notre guide.Et nous entrons avec lui dans ce gin palace. Décidément, nousavons eu tort de croire que nous étions dans un misérable quartier;ilil


-.3; -i•Ia!..:-"SiiLA FAMILLE DRISGOLL. 451je n ! ai jamais vu rien de plus luxueux; partout des glaces et desdorures; le comptoir est en argent. Cependant, les gens qui se tiennentdebout devant ce comptoir, ou appuyés de l'épaule contre lesmurailles ou contre les tonneaux, sont déguenillés ; quelques-unsn'ont pas de souliers, et leurs pieds nus, qui ont pataugé dans laboue des cloaques, sont aussi noirs que s'ils avaient été cirés avecun cirage qui n'aurait pas encore eu le temps de sécher.Sur ce beau comptoir en argent, notre guide se fait servir unverre d'une liqueur blanche qui sent bon, et, après l'avoir vidé d'untrait avec l'avidité qu'il mettait, quelques instants auparavant, àavaler le brouillard, il engage une conversation avec l'homme auxbras nus jusqu'au coude qui Ta servi.Il n'est pas bien difficile de deviner qu'il demande son chemin,et je n'ai pas besoin d'interroger Mattia.De nouveau nous cheminons sur les talons de notre guide;maintenant la rue est si étroite que, malgré le brouillard, nousvoyons les maisons qui la bordent de chaque côté; des cordes sontten<strong>du</strong>es en l'air de Tune à l'autre de ces maisons, et ça et là des.linges et des haillons pendent à ces cordes. Assurément ce n'est paspour sécher qu'ils sont là.Où allons-nous? Je commence à être inquiet, et de temps entemps Mattia me regarde; cependant il ne m'interroge pas.De la rue nous sommes passés dans une ruelle, puis dans unecour, puis dans une ruelle encore. Les maisons sont plus misérablesque dans le plus misérable village de France ; beaucoup sont enplanches comme des hangars ou des étables, et cependant ce sontbien des maisons ; des femmes, tête nue, et des enfants grouillentsur les seuils.Quand une faible lueur nous permet de voir un peu distinctementautour de nous, je remarque que ces femmes sont pâles, leurs cheveuxd'un blond de lin pendent sur leurs épaules ; les enfants sontpresque nus, et les quelques vêtements qu'ils ont sur le dos sont en| guenilles. Dans une ruelle, nous trouvons des porcs qui farfouillentdans le ruisseau stagnant, d'où se dégage une odeur fétide.Notre guide ne tarde pas à s'arrêter; assurément il est per<strong>du</strong>;mais à ce moment vient à nous un homme vêtu d'une longue redin-Hiliiir•.t.'*••'•>•u-'•i!H-si*'Si zil.b *1 ,* '.uh ;


452 SANS FAMILLE.gote bleue et coiffé d'un chapeau garni de cuir verni ; autour de sonpoignet est passé un galon noir et blanc ; un étui est suspen<strong>du</strong> àsa ceinture ; c'est un homme de police, un policeman.Une conversation s'engage, et bientôt nous nous remettons enroule, précédés <strong>du</strong> policeman; nous traversons des ruelles, descours, des rues tortueuses; il me semble que ça et là des maisonssont effondrées.Enfin nous nous arrêtons dans une cour dont le milieu est occupépar une petite mare.« Red Lion Court, » dit le policeman.Ces mots, que j'ai enten<strong>du</strong> prononcer plusieurs fois déjà, signifient: « Cour <strong>du</strong> Lion-llouge », m'a ditMatlia.Pourquoi nous arrêtons-nous? II est impossible que nous soyonsà Bethnal-Green; est-ce que c'est dans cette cour que demeurentmes parents ? Mais alors ?...Je n'ai pas le temps d'examiner ces questions qui passent devantmon esprit inquiet; le policeman a frappé à la porte d'une sorte dehangar en planches, et notre guide le remercie : nous sommes doncarrivés?Maltia, qui ne m'a pas lâché la main, me la serre, et je serre lasienne.Nous nous sommes compris ; l'angoisse qui ôtreint mon cœurclreint le sien aussi.J'étais tellement troublé que je ne sais trop comment la porte àlaquelle le policeman avait frappé nous fut ouverte; mais, à partir<strong>du</strong> moment où nous fûmes entrés dans une vaste pièce qu'éclairaientune lampe et un feu de charbon de terre brûlant dans un


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LA FAMILLE DRISCOLL. 453autour de sa poitrine; ses yeux n'avaient pas de regard, et l'indifférenceou l'apathie était empreinte sur son visage qui avait dû êtrebeau, comme dans ses gestes indolents. Dans la pièce se trouvaientquatre enfants, deux garçons et deux filles, tous blonds, d'un blondde lin comme leur mère; l'aîné des garçons paraissait être âgé deonze ou douze ans; la plus jeune des petites filles avait trois ans àpeine, elle marchait en se traînant à terre.Je vis tout cela d'un coup d'œil et avant que notre guide, le clercde Grcth and Gallcy, eût achevé de me parler.Que dit-il? Je l'entendis à peine et je ne le compris pas <strong>du</strong> tout;le nom de Driscoll, mon nom, m'avait dit l'homme d'affaires,frappa seulement mon oreille.Tous les yeux s'étaient tournés vers Mattia et vers moi, mêmeceux <strong>du</strong> vieillard immobile; seule la petite fille prêtait attentionà Capi.« Lequel de vous deux est Rémi?» demanda en français l'hommeau costume de velours gris.Je m'avançai d'un pas.« Moi, dis-je.— Alors, embrasse ton père, mon garçon. »Quand j'avais pensé à ce moment, je m'étais imaginé quej'éprouverais un élan qui me pousserait dans les bras de monpère; je ne trouvai pas cet élan en moi. Cependant je m'avançaiet j'embrassai mon père.a Maintenant, me dit-il, voilà ton grand-père, ta mère, tes frèreset tes sœurs. »J'allai à ma mère tout d'abord et la pris dans mes bras;elle me laissa l'embrasser, niais elle-même elle ne m'embrassapoint, elle me dit seulement deux ou trois paroles quo je ne comprispas.« Donne une poignée de main à ton grand-père, me dit monpère, et vas-y doucement; il est paralysé. »Je donnai aussi la main a mes deux frères et à ma sœur aînée;je voulus prendre la petite dans mes bras, mais, comme elle étaitoccupée à ilattcr Capi, elle me repoussa»


ii$kSANS FAMILLE.Tout en allant ainsi de l'un à l'autre, j'étais indigné contre moimême.Eh quoi! je ne ressentais pas plus de joie à me retrouverenfin dans ma famille; j'avais un père, une mère, des frères, dessœurs, j'avais un grand-père, j'étais réuni à eux et je restais froid.J'avais atten<strong>du</strong> ce moment avec une impatience fiévreuse, j'avaisété fou de joie en pensant que, moi aussi, j'allais avoir une famille,des parents à aimer, qui m'aimeraient, et je restais embarrassé,les examinant tous curieusement, cl ne trouvant rien en mon cœurà leur dire, pas une parole de tendresse ! J'étais donc un monstre?Je n'étais donc pas digne d'avoir une famille?Si j'avais trouvé mes parents dans un palais au lieu de les trouverdans un hangar, n'aurais-je pas éprouvé pour eux ces sentimentsde tendresse que, quelques heures auparavant, je ressentaisen mon cœur pour un père et une mère que je ne connaissais pas,€t que je ne pouvais pas exprimer à un père et à une mère que jevoyais?Celle idée m'étouffa de honte; revenant devant ma mère, je lapris de nouveau dans mes bras et je l'embrassai à pleines lèvres.Sans doute elle ne comprit pas ce qui provoquait cet élan, car,au lieu de me rendre mes baisers, elle me regarda de son airindolent, puis, s'adressant à son mari, mon père, en haussant doucementles épaules, elle lui dit quelques mots que je ne comprispas, mais qui firent rire celui-ci. Celle indifférence d'unepart et, d'autre part, ce rire, me serrèrent le co^ur à le briser; il mesemblait que cette effusion de tendresse ne méritait pas qu'on lareçût ainsi.Mais on ne me laissa pas le temps de me livrer à mes impressions.« Et celui-là, demanda mon père en désignant Matlia, quelost-il? »J'expliquai quels liens m'attachaient à Matlia, et je le fis enm 1 efforçant de mettre dans mes paroles un peu de l'amitié quej'éprouvais, et aussi en tachant d'expliquer la reconnaissance queje lui devais.« Bon, dit mon père, il a voulu voir <strong>du</strong> pays. »J'allais répondre; Matlia me coupa la parole :


LA FAMILLE DRISGOLL. 455« Justement-, dit-il.— Et Barberin? demanda mon père. Pourquoi n'est-il pasvenu? »J'expliquai que Barberin était mort, ce qui avait été une grandedéception pour moi lorsque nous étions arrivés à Paris, après avoirappris à Chavanon par mère Barberin que mes parents me cherchaient.Alors mon père tra<strong>du</strong>isit à ma mère ce que je venais dédire, etje crus comprendre que celle-ci répondit que c'était très bon outrès bien; en tous cas elle prononça à plusieurs reprises les motsivcll et good que je connaissais. Pourquoi était-il bon et bien queBarberin lut mort? ce fut ce que je me demandai sans trouver deréponse à cette question.« Tu ne sais pas l'anglais? me demanda mon père.•—• Non ; je sais seulement le français et aussi l'italien pourl'avoir appris avec un maître à qui Barberin m'avait loué.— Vilalis?— Vous avez su— C'est Barberin qui in a dit son nom, lorsqu'il y a quelquetemps je me suis ren<strong>du</strong> en France pour le chercher. j\lais tu doisêtre curieux de savoir comment nous ne t'avons pas cherché pendanttreize ans, et comment tout à coup nous avons eu Vidée d'allertrouver Barberin.— Oh ! oui, très curieux, je vous assure, bien curieux.—- Alors viens là auprès <strong>du</strong> feu, je vais te conter cela. »En entrant j'avais déposé ma harpe contre la muraille ; je débouclaimon sac et pris la place qui m'était indiquée.Mais, comme j'étendais mes jambes crottées et mouillées devantle feu, mon grand-père cracha de mon côté sans rien dire, à peuprès comme un vieux chat en colère; je n'eus pas besoin d'autreexplication pour comprendre que je le gênais, et je retirai mesjambes.« Ne fais pas attention, dit mon père, le vieux n'aime pas qu'onse mette devant son feu; mais_, si tu as froid, chauffe-toi: il n'y apas besoin de se gèner avec lui. »


456 SANS FAMILLE.Je fus abasourdi (Ventendre parler ainsi de ce vieillard à cheveuxblancs ; il me semblait que, si Ton devait se gêner avec quelqu'un,c'était précisément avec lui : je tins donc mes jambes sousma chaise.« Tu es notre fils aîné, me dit mon père, et tu es né un an aprèsmon mariage avec ta mère. Quand j'épousai ta mère, il y avait unejeune fille qui croyait que je la prendrais pour femme, et à qui cemariage inspira une haine féroce contre celle qu'elle considéraitcomme sa rivale. Ce fut pour se venger que, le jour juste où tu atteignaistes six mois, elle te vola et t'emporta en France, à Paris,où elle t'abandonna dans la rue. ÎSous finies toutes les recherchespossibles, mais cependant sans aller jusqu'à Paris, car nous nepouvions pas supposer qu'on t'avait porté si loin. Tsous ne le retrouvâmespoint, et nous te croyions mort et per<strong>du</strong> à jamais, lorsqu'ily a trois mois cette femme, atteinte d'une maladie mortelle,révéla, avant de mourir, la vérité. Je partis aussilôl pour la France,et j'allai chez le commissaire de police <strong>du</strong> quartier dans lequel luavais été abandonné. Là on m'apprit que tu avais élé adopté parun maçon de la Creuse, celui-là même qui t'avait trouvé, et aussitôtje me rendis à Cbavanon. lîai/berin me dit qu'il t'avait loué àVilalis, un musicien ambulant, et que tu parcourais la France aveccelui-ci. Comme je ne pouvais pas rester en France et me mettreà la poursuite de Yitalis, je chargeai lîarbcrin de ce soin et luidonnai de l'argent pour venir à Paris. En même temps je lui recommandaisd'avertir les gens de loi qui s'occupent de mes affaires,MM. Greth et Galley, quand il t'aurait retrouvé. Si je ne lui donnaipoint mon adresse ici, c'est que nous n'habitons Londres quedans l'hiver; pendant la belle saison nous parcourons l'Angleterreet l'Ecosse pour notre commerce de marchands ambulants avec nosvoitures et notre famille. Voilà, mon garçon, comment tu as étéretrouvé, et comment, après treize ans, tu reprends ici ta placedans la lamille. Je comprends que tu sois un peu effarouché, cartu ne nous connais pas, et tu n'entends pas ce que nous disons, demême que tu ne peux pas te faire entendre; mais j'espère que tut'habitueras vite. »Oui sans doute, je m'habituerais vite; ivétait-cc pas tout naturel,


LA FAMILLE DRISCOLL.kblpuisque j'étais dans ma famille, et que ceux avec qui j'allais vivreétaient mes père et mère, mes frères et sœurs?Les beaux langes n'avaient pas dit vrai. Pour mère Barberin,pour Lise, pour le père Acquin, pour ceux qui m'avaient secouru,c'était un malheur. Je ne pourrais pas l'aire pour eux ce que j'avaisrêvé, car des marchands ambulanls, alors surlout qu'ils demeurentdans un hangar, ne doivent pas être bien riches; mais, pour moi,qu'importait après tout? j'avais une famille, et c'était un rêve d'enfantde s'imaginer que la fortune serait ma mère. Tendresse vautmieux "que richesse; ce n'était pas d'argent que j'avais besoin,c'était d'affection.Pendant que j'écoutais le récit de mon père, n'ayant des yeuxet des oreilles que pour lui, on avait dressé le couvert sur la table:des assiettes à fleurs bleues, et dans un plat en mêlai un gros morceaude bœuf cuit au four avec des pommes de terre tout autour.« Avez-vous faim, les garçons?» nous demanda mon père ens'adressant à Matlia et à moi.Pour toute réponse, Matlia <strong>mont</strong>ra ses dents blanches.« Eh bien, mcllons-nous à table, » dit mon père.Mais, avant de s'asseoir, il poussa le fauteuil de mon grand-pèrejusqu'à la table. Puis, prenant place lui-même le dos au feu, ilcommença à couper le roastbeef et il nous en servit à chacun unebelle tranche accompagnée de pommes de terre.Quoique je n'eusse pas été élevé dans des principes de civilité,ou plutôt, pour dire vrai, bien que je n'eusse pas élé élevé <strong>du</strong> tout,je remarquai que mes frères et ma sœur aînée mangeaient le plussouvent avec leurs doigts, qu'ils trempaient dans la sauce cl qu'ilsléchaient sans que mon père ni ma mère parussent s'en apercevoir.Quant à mon grand-père, il n'avait d'attention que pourson assiette, et la seule main dont il pût se servir allait continuellementde celte assietlc à sa bouche; quand il laissait échapperun morceau de ses doigts tremblants, mes frères se moquaientde lui.Le souper achevé, je crus que nous allions passer la soirée devantle feu ; mais mon père me dit qu'il attendait des amis, et que nousdevions nous coucher ; puis, prenant une chandelle, il nous con-58


453 SANS FAMILLE.<strong>du</strong>isit dans une remise qui tenait à la pièce où nous avions mangé;là se trouvaient deux de ces grandes voitures qui servent ordinairementaux marchands ambulants. Il ouvrit la porle de l'une, etnous vîmes qu'il s'y trouvait deux lits superposés.« Voilà vos lits, dit-il: dormez bien. »Telle fut ma réception dans ma famille, — la famille Driscoll.


CHAPITRE XXXVPÈRE ET M ÈRE HONORERASMon père, en se retirant, nous avait laissé la chandelle; mais ilavait fermé en dehors la porte de noire voiture. Kous n'avionsdonc qu'à nous coucher; ce que nous finies au plus vile, sans bavardercomme nous en avions riiahitude tous les soirs, et sansnous raconter nos impressions de cette journée si remplie.« Bonsoir, Rémi, me dit Mattia.•— Bonsoir, Mattia. »Matlia n'avait pas plus envie de parler que je n'en avais cirviomoi-même, et je fus heureux de son silence.Mais n'avoir pas envie de parler n'est pas avoir envie de dormir;la chandelle éteinte, il me fut impossible de fermer les yeux, et jeme mis à réfléchir à tout ce qui venait de se passer, en me tournantet me retournant dans mon étroite" couchette.Tout en réfléchissant, j'entendais Mattia, qui occupait la cou-


WOSANS FAMILLE.chcttc placée au-dessus delà mienne, s'agiter eL se tourner aussi,ce qui prouvait qu'il ne dormait pas mieux que moi.« Tu ne dors pas? lui dis-jc à voix basse.— Non, pas encore.— Es-tu mal?— Non, je te remercie, je suis très bien, au contraire; seulementtout tourne autour de moi, comtne si j'étais encore sur la mer, etla voiture s'élève et s'enfonce, en roulant de tous côtés. »Etait-ce seulement le mal de mer qui empêchait Mallia de s'endormir?les pensées qui le tenaient éveillé n'élaient-clles pas lesmêmes que les miennes? Il m'aimait assez, et nous étions assezétroitement unis de cœur comme d'esprit pour qu'il sentît ce queje sentais moi-même.Le sommeil ne vint pas, et le temps, en s'écoulani, augmental'effroi vague qui m'oppressait. Tout d'abord je n'avais pas biencompris l'impression qui dominait en moi parmi toutes celles quise choquaient dans ma tête en une confusion tumultueuse; maismaintenant je voyais que c'était la peur. Peur de quoi? Je n'ensavais rien, mais enfin j'avais peur. Et ce n'était pas d'être couchédans cette voiture, au milieu de ce quartier misérable de Bethnal-Grecn, que j'étais effrayé. Combien de fois, dans mon existence vagabonde,avais-jc passé des nuils, n'étant pas protégé comme jeTétais en ce moment! J'avais conscience d'être à l'abri de tout danger,et cependant j'étais épouvanté; plus je me raidissais contrecette épouvante, moins je parvenais à me rassurer.Les heures s'écoulèrent les unes après les autres sans que jepusse me rendre compte de l'avancement de la nuit, car il n'yavait pas aux environs d'horloges qui sonnassent. Tout à coup j'entendisun bruit assez fort à la porte de la remise, qui ouvrait surune autre rue que la cour <strong>du</strong> Lion-Rouge; puis, après plusieursappels frappés à intervalles réguliers, une lueur pénétra dans notrevoiture.Surpris, je regardai vivement autour de moi, tandis que Capi,qui dormait contre ma couchette, se réveillait pour gronder; je visalors que cette lueur nous'arrivait par une petite fenêtre pratiquéedans la paroi de notre voiture, contre laquelle nos lits étaient ap-


PÈRE ET MÈRE HONORERAS. 461pliqués cl que je n'avais pas remarquée en me couchant paivoqu'elle élait recouverte à l'intérieur par un rideau ; une moitié decette fenêtre se trouvait dans le lit de Mallia, l'autre moitié dansle mien. Ne voulant pas que Capi réveillât toute la maison, je luiposai une main sur la gueule, puis je regardai au dehors.Mon père, entré sous la remise, avait vivement et sans bruitouvert la porte de la rue; puis il l'avait refermée de la même manièreaprès l'entrée de deux hommes lourdement chargés de ballotsqu'ils portaient sur leurs épaules.Alors il posa un doigt sur ses lèvres et, de son autre main quitenait une lanterne sourde à volets, il monlra la voiture danslaquelle nous étions couchés; cela voulait dire qu'il ne fallait pasfaire de bruit, de peur de nous réveiller.Cette attention me loucha, et j'eus l'idée de lui crier qu'il n'avaitpas besoin de se gêner pour moi, atten<strong>du</strong> que je ne dormais pas;mais, comme c'aurait été réveiller Matlia, qui lui dormait tranquillementsans doute, je me tus.Mon père aida les deux hommes à se décharger de leurs ballots,puis il disparut un moment et revint bientôt avec ma mère. Pendantson absence, les hommes avaient ouvert leurs paquets; l'unétait plein de pièces d'étoffes ; dans l'autre se trouvaient des objetsde bonneterie, des tricots, des caleçons, des bas, des gants.Alors je compris ce qui tout d'abord m'avait étonné : ces gensétaient des marchands qui venaient vendre leurs marchandises àmes parents.Mon père prenait chaque objet, l'examinait à la lumière de salanterne et le passait à ma mère qui, avec de petits ciseaux, coupaitles étiquettes, qu'elle mettait dans sa poche.Cela me parut bizarre, de môme que l'heure choisie pour cettevente me paraissait étrange.Tout en procédant à cet examen, mon père adressait quelquesparoles à voix basse aux hommes qui avaient apporté ces ballots.Si j'avais su l'anglais, j'aurais peut-être enten<strong>du</strong> ces paroles, maison entend mal ce qu'on ne comprend pas; il n'y eut guère que lesmots bob et policemen^ plusieurs fois répétés, qui frappèrent monoreille.


*62 SANS FAMILLE.Lorsque le contenu des ballots eut clé soigneusement visité, mesparents et les deux hommes sortirent de la remise pour entrerdans la maison, et de nouveau l'obscurité se lit autour de nous;il était évident qu'ils allaient régler leur compte.Je voulus me dire qu'il n'y avait rien de plus naturel que ce queje venais de voir; cependant je ne pus pas me convaincre moimême,si grande que fut ma bonne volonté. Pourquoi ces gensvenant chez mes parents n'étaient-ils pas entrés par la cour <strong>du</strong>Lion-Rouge? Pourquoi avait-on parlé de la police à voix bassecomme si Ton craignait delre enten<strong>du</strong> <strong>du</strong> deliors? Pourquoi mamère avait-elle coupé les étiquettes qui pendaient après les effetsqu'elle achetait?Ces questions n'étaient pas faites pour m'endormir et, comme jene leur trouvais pas de réponse, je lâchais de les chasser de monesprit ; mais c'était en vain. Après un certain temps, je vis de nouveaula lumière emplir notre voilure, et de nouveau je regardaipar la fente de mon rideau; mais cette fois ce fut malgré moi etcontre ma volonté, tandis que la première c'avait été tout naturellementpour voir et savoir. Maintenant je me disais que je nedevrais pas regarder, et cependant je regardai. Je me disais qu'ilvaudrait mieux sans doute ne pas savoir, et cependant je voulusvoir.Mon père et ma mère étaient seuls. Tandis que ma mère faisaitrapidement deux paquets des objets apportés, mon père balayaitun coin de la remise. Sous le sable sec qu'il enlevait à grandscoups de balai apparut bienlot une trappe; il la leva, puis, commema mère avait achevé de ficeler les deux ballots, il les descendit parcette trappe dans une cave dont je ne vis pas la profondeur, tandisque ma mère réclairait avec la lanterne. Les deux ballots descen<strong>du</strong>s,il re<strong>mont</strong>a, ferma la trappe et, avec son balai, replaça dessusle sable qu'il avait enlevé. Quand il eut aclicvô sa besogne, il futimpossible de voir où se trouvait l'ouverture de celle trappe; surle sable ils avaient tous les deux semé des brins de paille commeil y en avait partout sur le sol de la remise.Ils sortirent.Au moment où ils fermaient doucement la porte de la maison,


PÈRE ET MÈRE HONORERAS. 463il me sembla que Mattia remuait dans sa couchette, comme s'ilreposait sa télé sur l'oreiller.Avait-il vu ce qui venait de se passer?Je n'osai le lui demander. Ce n'était plus "une épouvante vagu*qui m'élouffait; je savais maintenant pourquoi j'avais peur : despieds à la tête j'étais baigné dans une sueur froide.Je restai ainsi pendant toute la nuit; un coq, qui chanta dansle voisinage, m'annonça l'approche <strong>du</strong> matin; alors seulement jem'endormis, mais d'un sommeil lourd et fiévreux, plein de cauchemarsanxieux qui m'étouffaient.Un bruit de serrure me réveilla, et la porte de notre voiture futouverte; mais, nvimaginant que c'était mon père qui venait nousprévenir qu'il était temps de nous lever, je fermai les yeux pourne pas le voir.« C'est Ion frère, me dit Mattia. qui nous donne la liberté; il estdéjà parti. »Nous nous levâmes alors; Mattia ne nie demanda pas si j'avaisbien dormi, et je ne lui adressai aucune question. Comme il meregardait à un certain moment, je détournai les yeux.11 fallut entrer dans la cuisine, mais mon père ni ma mère ne s'ytrouvaient point; mon grand-père était devant le feu, assis dansson fauteuil, comme s'il n'avait pas bougé depuis la veille, et masœur aînée, qui s'appelait Annie, essuyait la table, tandis quemon plus grand frère, Allen, balayait la pièce.J'allai à eux pour leur donner la main, mais ils continuèrentleur besogne sans me répondre.J'arrivai alors à mon grand-père; mais il ne mclaissapointapprocher,et, comme la vcille.il cracha de mon côté, ce qui m'arrêta court.« Demande donc, dis-je à Mattia, à quelle heure je verrai monpère et ma mère ce matin. »Mattia fil ce que je lui disais, et mon grand-père, en entendantparler anglais, se radoucit; sa physionomie perdit un peu de soneffrayante fixité, et il voulut bien répondre.« Que dit-il? dcmandai-;c.— Que ton père est sorti pour toute la journée, que ta mèredort et que nous pouvons aller nous promener.


i6fc .SANS FAMILLE.Il n'a dit que cela? » demandai-je, trouvant cette tra<strong>du</strong>ctionbien courte.Mattia parut embarrassé.« Je ne sais pas si j'ai bien compris le reste, dit-il.— Dis ce que tu as compris.— Il me semble qu'il a dit que, si nous trouvions une honneoccasion en ville, il ne fallait pas la manquer, et puis il a ajouté,cela j'en suis sûr : « Retiens ma leçon ; il faut vivre aux dépensdes imbéciles. »Sans doute mon grand-père devinait ce que Mattia m'expliquait,car, à ces derniers mots, il fit de sa main qui n'élait pas paralysée legeste dé mettre quelque chose dans sa poche, et en même temps ilcligna de l'œil,« Sortons, » dis-je à Mattia.Pendant deux ou trois heures, nous nous promenâmes aux environsde la cour <strong>du</strong> Lion-Rouge, n'osant pas nous éloigner depeur de nous égarer, et, le jour, Bethnal - Green me parut encoreplus affreux qu'il ne s'était <strong>mont</strong>ré la veille dans la nuit. Partout,dans les maisons aussi bien que dans les gens, la misère avec cequ'elle a de plus attristant.Nous regardions, Mattia et moi, mais nous ne disions rien.Tournant sur nous-mêmes, nous nous trouvâmes à l'un desbouts de notre cour et nous rentrâmes.Ma mère avait quitté sa chambre; de la porte je l'aperçus la têteappuyée sur la table. M'imaginant qu'elle était malade, je courusà elle pour l'embrasser, puisque je ne pouvais pas lui parler.Je la pris dans mes bras; elle releva la tête en la balançant, puiselle me regarda, mais assurément sans me voir; alors je respiraiune odeur de genièvre qu'exhalait son haleine chaude. Je reculai.Elle laissa retomber sa tête sur ses deux bras étalés sur la table.« Gtn, » dit mon grand-père.Et il me regarda en ricanant, disant quelques mots que je necompris pas.Tout d'abord je restai immobile comme si j'étais privé de sentiment;puis, après quelques secondes, je regardai Mattia, qui luimêmeme regardait avec des larmes dans les yeux.uîïï;l!I :


PfettE ET MERE HONORERAS. 465Je lui fis un signe, et de nouveau nous sortîmes..Pendant assez longtemps nous marchâmes côte à côte, nous tenantpar la main, ne disant rien et allant droit devant nous sans savoiroù nous nous dirigions.« Où donc veux-tu aller ainsi? demanda Mattia avec une certaineinquiétude.— 3e ne sais pas, quelque part où nous pourrons causer. 3'ai ate parler, et ici, dans cette foule, je ne pourrais pas. »En effet, dans ma vie errante, par les champs et par les bois, jem'étais habitué, à l'école de Vilalis, à ne jamais rien dire d'importantquand nous nous trouvions au milieu d'une rue de ville ou de. village, et, lorsque j'étais dérangé par les passants, je perdais toutde suite mes idées. Or, je voulais parler à Mattia sérieusement ensachant bien ce que je dirais.Au moment où Mattia me posait cette question, nous arrivionsdans une rue plus large que les ruelles d'où nous sortions, et il mesembla apercevoir-des arbres au bout de cette rue. C'était peut-êtrela campagne; nous nous dirigeâmes de ce côté. Ce n'était point lacampagne; mais c'était un parc immense avec de vastes pelousesvertes et des bouquets de jeunes arbres ça et là. Nous étions là àsouhait pour causer.. Ma résolution était bien prise, et je savais ce que je voulaisdire :« Tu sais que je t'aime, mon petit Mattia, dis-je à mon camaradeaussitôt que nous fûmes assis dans un endroit écarté et abrité, et lusais bien, n'est-ce pas, que c'est par amitié que je t'ai demandé dem'accompagner chez mes parents? Tu ne douteras donc pas de monamitié, n'est-ce pas, quoi que je te demande?— Que tu es bute! répondit-il en s'efforçant de sourire.— Tu voudrais rire pour que je ne m'attendrisse pas, mais celane fait rien, si je m'attendris; avec qui puis-je pleurer, si ce n'estavec toi? »Et, me jetant dans les bras de Mattia, je fondis en larmes; jamaisje ne m'étais senti si malheureux, quand j'étais seul, per<strong>du</strong> au milieu<strong>du</strong> vaste monde.Apres'une crise de sanglots, je m'efforçai de me calmer; ce• 59


466 SANS FAMILLE.n'était pas pour me faire plaindre par Mattia que je l'avais amenédans ce parc, ce n'était pas pour moi, c'était pour lui.« Mattia, luidis-je, il faut partir, il faut retourner en France.— Te quitter, jamais!— Je savais bien à l'avance que ce serait là ce que tu me répondrais, et je suis heureux, bien heureux, je t'assure, que tu m'aiesdit que tu ne me quitterais jamais; cependant il faut me quitter, ilfaut retourner en France, en Italie, où tu voudras, peu importe,pourvu que tu ne restes pas en Angleterre.— Et toi, où veux-tu aller? où veux-tu que nous allions?— Moi! Mais il faut que je reste ici, à Londres, avec ma famille:n'est-ce pas mon devoir d'habiter près de mes parents? Prends cequi nous reste d'argent et pars.— Ne dis pas cela, Rémi; s'il faut que quelqu'un parte, c'est toi.au contraire.— Pourquoi?— Parce que... »Il n'acheva pas et détourna les yeux devant mon regard inter-1[: rogateur.«vtfattia, réponds-moi en toute sincérité, franchement, sansménagement pour moi, sans peur; tu ne dormais pas cette nuit?tu as vu? »Il tint ses yeux baissés, et d'une voix étouffée :« Je ne dormais pas, dit-il.— Qu'as-tu vu?— Tout.— Et as-tu compris?— Que ceux qui vendaient ces marchandises ne les avaient pasachetées. Ton père les a grondés d'avoir frappé à la porte de laremise et non à celle de la maison; ils ont répon<strong>du</strong> qu'ils étaientguettés par les bob 7 c'est-à-dire les polkemen.— Tu vois donc bien qu'il faut que tu partes, lui dis-je.— S'il faut que je parle, il faut que tu partes aussi, cela n'estpas plus utile pour l'un que pour Fautre.— Quand je t'ai demandé de m'accompagner, je croyais, d'aprèsce que m'avait dit mère Barberin, et aussi d'après mes rêves, que:!iiiFS;


PÈRE ET MËHE HONORERAS. 467ma famille pourrait nous faire instruire tous les deux, et que nousne nous séparerions pas; mais les choses ne sont pas ainsi; le rêveétait... un rêve : il faut donc que nous nous séparions— Jamais !— Ecoute-moi bien, comprends-moi, et n'ajoute pas à monchagrin. Si à Paris nous avions rencontré Garofoli, et si celui-cit'avait repris, tu n'aurais pas voulu, n'est-ce pas, que je restasseavec toi, et ce que je te dis en ce moment, tu me l'aurais dit. »Il ne répondit pas.« Est-ce vrai? dis-moi si c'est vrai? »Après un moment de réflexion il parla :« A ton tour écoute-moi, dit-il, écoute-moi bien : quand, à Chavanon,tu m'as parlé de ta famille qui te cherchait, cela m'a-fait ungrand chagrin ; j'aurais dû être heureux de savoir que tu allaisretrouver tes parents, j'ai été au contraire fâché. Au lieu de penserà ta joie et à ton bo.iheur, je n'ai pensé qu'à moi; je me suis ditque tu aurais des frères et des sœurs que tu aimerais comme tum'aimais, plus que moi peut-être, des frères et des sœurs riches,bien élevés, instruits, des beaux messieurs, des belles demoiselles,et j'ai été jaloux. Voilà ce qu'il faut que tu saches, voilà la véritéqu'il faut que je te confesse pour que tu me pardonnes, si tu peuxme pardonner d'aussi mauvais sentiments.— OhlMattia!— Dis, dis-moi que tu me pardonnes.— De tout mon cœur; j'avais bien vu ton chagrin, je ne t'en aijamais voulu.— Parce que tu es bête. Tu es une trop bonne bête; j'ai étéméchant.«Mais, si tu me pardonnes, parce que tu es bon, moi, je neme pardonne pas. parce que moi, je ne suis pas aussi bon que toi.Tu ne sais pas tout encore. Je me disais : Je vais avec lui en Angleterreparce qu'il faut voir; mais, quand il sera heureux, bienheureux, quand il n'aura plus le temps de penser à moi, je mesauverai, et, sans m'arrêter, je m'en irai jusqu'à Lucca pour embrasserCristina. Mais voilà qu'au lieu d'être riche et heureux,comme nous avions cru que tu le serais, tu n'es pas riche et tu es...c'est-à-dire tu n'es pas ce que nous avions cru; alors je ne dois pas


463 SANS FAMILLE.j]iï ;*i lt rli-II!:;!!•:Il• Lil:"•ir;• l'. IM..|jr.1partir, et ce n'est pas Crislina, ce n'est pas ma petite sœur que jedois embrasser, c'est mon camarade, c'est mon ami, c'est monfrère, c'est Ilémi. »Disant cela, il me prit la main et me l'embrassa ; alors les larmesemplirent mes yeux, mais elles ne furent plus amères et brûlantescomme celles que je venais de verser.Cependant, si grande que fut mon émotion, elle ne me fit pasabandonner mon idée :« Il faut que tu partes, il faut que tu retournes en France, quetu voies Lise, le père Acquin, mère Barbcrin, tous.mes amis, etque tu leur dises pourquoi je ne fais pas pour eux: ce que jevoulais, ce que j'avais rêvé, ce que j'avais promis. Tu expliquerasque mes parents ne sont pas riebes comme nous avions cru, et cesera assez pour qu'on m'excuse. Tu comprends, n'est-ce pas? Ilsne sont pas riebes, cela explique tout; ce n'est pas une bonté den'être pas riche.— Ce n'est pas parce qu'ils ne sont pas riebes que tu veux queje parte : aussi je ne partirai pas.— Mattia, je t'en prie, n'augmente pas ma peine; tu vois commeelle est grande.— Oh ! je ne veux pas te forcer à me dire ce que tu as bonté dem'expliquer. Je ne suis pas malin, je ne suis pas fin, mais, si je ne- comprends pas tout ce qui devait m'entrer là, — il frappa sa tête,— je sens ce qui m'atteint là; — il mit sa main sur son cœur. Cen'est pas parce que tes parents sont pauvres que tu veux que jeparte, ce n'est pas parce qu'ils ne peuvent pas me nourrir, car jene leur serais pas à charge et je travaillerais pour eux, c'est parceque, — après ce que tu as vu celte nuit, — tu as peur pour moi.— Mattia, ne dis pas cela.— Tu as peur que je n'en arrive à couper les étiquettes des marchandisesqui n'ont pas été achetées.— Oh! tais-toi, Mattia, mon petit Mattia, tais-toi! »Et je cachai entre mes mains mon visage rouge de honte.« Eh bien! si tu as peur pour moi, continua Mattia, moi j'aipeur pour toi, et c'est pour cela que je te dis : « Partons ensemble,retournons en France pour revoir mère Barbcrin, Lise et tes amis. »•iiil-ï^ -iii;


PÈRE ET MÈRE HONORERAS. 469— C'est impossible! Mes parents ne te sont rien, tu ne leur doisrien; moi ils sont mes parents, je dois rester avec eux.— Tes parents ! Ce vieux paralysé, ton grand-père! cette femme,couchée sur la table, ta mère! »Je me levai vivement, et, sur ]eton <strong>du</strong> commandement, non plussur celui de la prière, je m'écriai :« Tais-toi, Mattia, ne parle pas ainsi, je te le défends! C'est demon grand-père, c'est de ma mère que tu parles; je dois leshonorer, les aimer.— Tu le devrais, s'ils étaient réellement tes parents; mais, s'ils nesont ni ton grand-père, ni ton père, ni ta mère, dois-tu quand mêmeles honorer et les aimer?— Tu n'as donc pas écouté le récit démon père?— Qu'est-ce qu'il prouve, C3. récit? Ils ont per<strong>du</strong> un enfant <strong>du</strong>même âge que toi; ils l'ont fait chercher et ils en ont retrouvé un<strong>du</strong> même âge que celui qu'ils avaient per<strong>du</strong>. Yoilà tout.— Tu oublies que l'enfant qu'on leur avait volé a été abandonnéavenue de Breleuil, et que c'est avenue de Breteuil que j'ai ététrouvé le jour même où le leur avait été per<strong>du</strong>.— Pourquoi deux enfants n'auraient-ils pas été abandonnésavenue de Breleuil le même jour? Pourquoi le commissairede policene se serait-il pas trompé en envoyant M. Diïscoll à Chavanon?Cela est possible.— Cela est absurde.— Peut-être bien; ce que je dis, ce que j'explique peut êtreabsurde; mais c'est parce que je le dis et l'explique mal, parce quej'ai une pauvre tête; un autre que moi l'expliquerait mieux, et celadeviendrait raisonnable; c'est moi qui suis absurde, voilà tout.— Hélas! non, ce n'est pas tout.— Enfin tu dois faire attenlion que tu ne ressembles ni à tonpère ni à ta mère, et que tu n'as pas les cheveux blonds, comme tesfrères et sœurs qui tous, tu entends bien, tous, sont <strong>du</strong> mêmeblond ;.pourquoi ne serais-tu pas comme eux? D'un autre côté, il ya une chose bien étonnante : comment des gens qui ne sont pasriclics ont-ils dépensé tant d'argent pour retrouver un enfant? Pourtoutes ces raisons, selon moi, tu n'es pas un Driscoll; je sais bien


klOSANS KAMI LU-:.que je ne suis qu'une hèle, on me la toujours dit. e est la faute dema Le te. Slais lu n'es pas un Diiscoll. el tu ne dois pas rester avecles Driscolî. Si tu veu.v. malgré tout, y rester, je reslc avec loi;mais tu voudras bien écrire à mère LJarberin pour lui demander denous dire au juste comment étaient les langes; quand nous aurons ssa IclirCj lu interrogeras celui que tu appelles Ion père, et alors nouscommencerons peut-être à voir un peu plus clair. Jusque-là je nebouge pas. et malgré tout je reste avec loi; s'il faut Iravailler, noustravaillerons ensemble.— Mais si un jour ou counait sur la tête de jMaltia? »Il se mit à sourire tristement.:* Ce ne serait pas là le plus <strong>du</strong>r : est-ce que les coups font <strong>du</strong>mal quand on les reçoit pour son ami? »


CHAPITRE XXXVICAPIPERVERTICe fui seulement à la nuit tombante que nous rentrâmes cour <strong>du</strong>Lion-îlouge: nous passâmes toute notre journée à nous promenerdans ce beau pare, en causant, après avoir déjeuné d'un morceaude pain que nous achetâmes.]Mon père était de retour à la maiëon. el ma mère était debout. ÎSilui ni elle ne nous firent d'observations sur notre longue promenade;ce fiïtsculement après le souper que mon père nous dit qu'ilavait à nous parler à tous deux, à IMattia et à moi, et pour cela ilnous fit venir devant la cheminée, ce qui nous valut un grognement<strong>du</strong> grand-père, qui décidément était féroce pour garder sa part de feu.« Dites-moi donc un peu comment vous gagniez votre vie enFrance? » demanda mon père.Je Us le récit qu'il nous demandait.« Ainsi vous n'avez jamais eu peur de mourir de faim?


kT2SANS FAMILLE.— Jamais; non seulement nous avons gagné notre vie. maisencore nous avons gagné de quoi adiclcr une vache. » dit jUatliaavec assurance.El à son tour il raconta l'acquisition de notre vache.« Vous avez donc bien <strong>du</strong> talent! demanda mon père; <strong>mont</strong>rezmoi un peu do quoi vous êtes capables, MJe pris ma harpe cl jouai un air, mais ce ne fut pas ma chansonnapolitaine.« Iiicn, bien, dit mon père; cl]Mattia, que sait-il? »Rallia aussi joua un morceau de violon et un autre de cornet àpiston. Ce fut ce dernier qui provoqua les applaudissements desenfants, qui nous écoutaient rangés en cercle autour de nous.< ElCapi? demanda mon père, de quoi joue-l-il ? Je ne pense pasque c'est pour votre seul agrément que vous traînez un chien avecvous: il doit être en étatdegagncr au moins sa nourriture. »J'étais fier des talents de Capi, non seulement pour lui. maisencore pour Vilalis; je voulus qu'il jouât quelques-uns des tours deson répertoire, et il obtint auprès des enfants son succès accoutumé.«Mais c'est une fortune, ce chien-là, » dit mon père.Je répondis à ce compliment en faisant l'éloge de Capi et euassurant qu'il était capable d'apprendre en peu de temps tout cequ'on voulait bien lui <strong>mont</strong>rer, même ce que les chiens ne savaientpas faire ordinairement.Mon père tra<strong>du</strong>isit mes paroles en anglais, et il me sembla qu'ily ajoutait quelques mots que je ne compris pas, mais qui tirentrire tout le monde, ma mère, les en l'an Is. et mon i»Tand-nèrc aussi,qui cligna de To:il à plusieurs reprises en criant : ce fine ttoy » cequi veut dire beau chien; mais Capi n'en fut pas plus fier.«Puisqu'il en est ainsi, continua mon père, voici ce que je vouspropose; mais, avant tout, il faut qucMallia dise s'il lui convient derester en Angleterre, et s'il veut demeurer avec nous.— Je désire rester avec Rémi, répondit Slatlia, qui était beaucoupplus fin qu'il ne disait et même qu'il ne croyait, et j'irai partout oùira Uémi. »Mon père, qui ne pouvait pas deviner ce qu'il y avait de sousenten<strong>du</strong>dans cette réponse, s'en <strong>mont</strong>ra satisfait.


t.-, .'-• î."CAPÎ PEUVERTl.m« Puisqu'il en est ainsi, dit-il, je reviens à nia proposition. Nousne sommes pas riches, et nous travaillons tous pour vivre; l'éténous parcourons l'Angleterre, et les enfants vont offrir mes marchandisesà ceux.


474 SANS KAMILL12.expliquai ce que j'attendais de lui; pauvre chien, comme il meregardait, comme il m'écoulait!Quand je remis sa laisse dans la main d'Allen, je recommençaimes explications, et il était si intelligent, si docile, qu'il suivit mesdeux frères d'un air triste, mais enfin sans résistancePour Matlia et pour moi, mon père voulut nous con<strong>du</strong>ire luimêmedans un quartier où nous avions chance de faire de bonnesreceltes, et nous traversâmes tout Londres pour arriver dans unepartie de la ville où il n'y avait que de belles maisons avec desportiques, dans des rues monumentales bordées de jardins. Dans cessplendides rues aux larges trottoirs, plus de pauvres gens en guenilleset à mine famélique, mais de belles dames aux toilettesvoyantes, des voilures dont les panneaux brillaient comme desglaces, des chevaux magnifiques que con<strong>du</strong>isaient de gros et grascochers aux cheveux poudrésNous ne rentrâmes que tard à la cour <strong>du</strong> Lion-llougc, car ladistance est longue <strong>du</strong> West End à Belhnal-Grcen, et j'eus la joie deretrouver Capi, bien crotté, mais de bonne humeur.Je fus si content de le revoir qu'après l'avoir bien frotté avec dela paille sèche je l'enveloppai dans ma peau de mouton et lecouchai dans mon lit; qui fut le plus heureux de lui ou de moi?cela serait difficile «à dire.Les choses continuèrent ainsi pendant plusieurs jours. Nouspartions le malin et nous ne revenions que le soir après avoir jouénotre répertoire tantôt dans un quartier, tantôt dans un autre,tandis que de son côté Capi allait donner des représentations sousla direction d'Allen et de Ned ; mais un soir, mon père me dit quele lendemain je pourrais prendre Capi avec moi, atten<strong>du</strong> qu'ilcarderait Allen et Ncd à la maison.Cela nous fit grand plaisir, et nous nous promîmes bien, Mallia etmoi, de faire une assez belle recette avec Capi pour que désormaison nous le donnât toujours; il s'agissait de reconquérir Capi, etnous ne nous épargnerions ni Tun ni l'autre.Nous lui fîmes donc subir une sévère toilette le matin, et, aprèsdéjeuner, nous nous mimes en roule pour le quartier où l'expériencenous avait appris que « l'honorable société mettait le plus fa-


IL PAliAISSAlT 'I'ITT I-IKIï (l>. 475)


CAP1 PEKVERTL *75cileinent la main à la poche». Pour cela, il nous fallait traverser toutLondres de Test à l'ouest par Old street, Holburn et Oxford slrectPur malheur pour le succès de notre entreprise, depuis deux joursle brouillard ne s'était pas éclairci; le ciel, ou ce qui lient lieu deciel à Londres, était un nuage de vapeurs orangées, et dans les ruesHuilait une sorte de fumée grisâtre qui ne permettait à la vue des'étendre qu'à quelques pas. On sortirait peu, et, des fenêtres derrièrelesquelles on nous écoulerait, on ne verrait guère Capi; c'était làune fâcheuse condition pour notre recelte : aussi Mallia injuriait-ille brouillard, ce maudit/oj, sans se douter <strong>du</strong> service qu'il devaitnous rendre à tous les trois quelques instants plus lard.Cheminant rapidement, en tenant Capi sur nos talons par un motque je lui disais de temps en temps, ce qui avec lui valait mieuxque la plus solide chaîne, nous étions arrivés dans lloiborn qui.on le sait, est une des rues les plus fréquentées et les plus commerçantesde Londres. Tout à coup je m'aperçus que Capi ne noussuivait plus. Qu'élail-il devenu? cela était extraordinaire. Je m'arrêtaipour rattendreen me jetant dans renfoncement d'une allée.et je sifflai doucement, car nous ne pouvions pas voir au loin.J'étais déjà anxieux, craignant qu'il ne nous eut été volé, quand ilarriva au galop, tenant dans sa gueule une paire de bas de laine etfrétillant de la queue. Posant ses pattes de devant contre moi, il meprésenta ces bas en me disant de les prendre; il paraissait tout lier,comme lorsqu'il avait bien réussi un de ses tours les plus difficiles,et venait demander mon approbation. Cela s'était fait en quelquessecondes, et je restais ébahi, quand brusquement Mattia prit lesbas d'une main et de l'autre m'entraîna dans l'alleu.« Marchons vite, me dit-il, mais sans courir. »Ce fut seulement au bout de plusieurs minutes qu'il me donnaLex-plicalion de cette fuite.•« Je restais comme loi à me demander d'où venait cette paire debas, quand j'ai enten<strong>du</strong> un hommc'dirc :


476 SANS FAMILLE.« UenIrons à la maison, dis-je à Mallia, cl Liens Capi en laisse. »Mallia ne me dit pas un mot, et nous rentrâmes cour <strong>du</strong> Lion-Kouge en marchant rapidement. Le père, la mère et les enfantsélaient autour de la table occupés à plier des étofles; je jelai lapaire de bas sur la table, ce qui fit rire Allen et JNed.« Voici une paire de bas, dis-je, que Capi vient de voler, car 031a l'ail de Capi un voleur ; je pense que c'a été pour jouer. »Je tremblais en parlant ainsi, et cependant je ne m'étais jamaissenti aussi résolu.« Et si ce n'était pas un jeu. demanda mon père, que ferais-tu, jetéprie?— J'attacherais une corde au cou de Capi, et, quoique je l'aimebien, j'irais le noyer dans la Tamise. Je ne veux pas que Capidevienne un voleur, pas plus que je ne veux en devenir un moimême;si je pensais que cela doive arriver jamais, j'irais me noyeravec lui tout de suite. »Mon père me regarda en face, et il fit un geste de colère commepour nrassommer; ses yeux me brûlèrent; cependant je ne baissaipas les miens; peu à peu son visage contracté se délendit.« Tu as eu raison de croire nue c'était un jeu. dit-il : aussi.pour (pie cela ne se repro<strong>du</strong>ise plus, Capi désonnais ne sortiraqu'avec toi. »--, - • • ^ m ï ê ^ ^ x .:^m


V]'': >CHAPITREXXXVIILES BEAUX LANGES ONT MENTIA toutes mes avances, mes frères Allen et iNed n'avaient jamaisrépon<strong>du</strong> que par une antipathie hargneuse, et tout ce que j'avaisvoulu faire pour eux, ils lavaient mal accueilli; évidemment jen'étais pas un frère a leurs yeux.Après l'aventure de Capi,Ia situation se dessina nettement entrenous, et je leur signifiai, non en paroles, puisque je ne savais pasm'exprimer facilement en anglais, mais par une pantomime vive etexpressive, où mes deux poings jouèrent le principal rôle, que, s'ilstentaient jamais la moindre chose contre Capi, ils me trouveraientlà pour le défendre ou le venger.ÎVayant pas de frères, j'aurais voulu avoir des sœurs; mais Annie,rainée des filles, ne me témoignait pas de meilleurs sentiments queses frères; comme eux, elle avait mal reçu mes avances, et elle nelaissait point passer de jours sans me jouer quelque mauvais tour


478 SANS FAMILLE.de sa façon, ce à quoi, je dois le dire, elle était fort ingénieuse,llepoussé par Allen et par Ned, repoussé par Annie, il ne m'étaitrestêque la petite Kate, qui, avec ses trois ans, était trop jeune pourentrer dans l'association de ses frères et de sa sœur : elle avait doncbien voulu se laisser caresser par moi, d'abord parce que je lui faisaisfaire des tours par Capi, et, plus tard, lorsque Capi me futren<strong>du</strong>,parce que je lui apportais les bonbons, les gâteaux, les oranges que,dans nos représentations, les enfants nous donnaient d'un air majestueuxen nous disant : « Pour le chien. » Donner des oranges auchien, cela n'était peut-être pas très sensé, maisje les acceptais avecreconnaissance, car elles me permettaient de gagner ainsi les bonnesgrâces de miss Kate.Ainsi, de toute ma famille, cette famille pour laquelle je me sentaistant de tendresse dans le cœur lorsque j'étais débarqué en Angleterre,il n'y avait que la petite Kate qui me permettait de l'aimer.Mon grand-père continuait à cracher furieusement de mon côtétoutes les fois que je l'approchais; mon père ne s'occupait de moique pour me demander chaque soir le compte de notre recette ; mamère le plus souvent n'était pas de ce monde; Allen, Ned et Annieme détestaient; seule Kate se laissait caresser, encore n'ôîait-ce queparce que mes poches étaient pleines.Quelle chute!Aussi, dans mon chagrin, et bien que tout d'abord j'eusse repousséles suppositions de Mattia, en venais-je à me dire que, si vraimentj'étais l'enfant de celte famille, on aurait pour moi d'autres sentimentsque ceux qu'on me témoignait avec si peu de ménagement,alors que je n'avais rien fait pour mériter celte indifférence ou cette<strong>du</strong>reté.Quand Mattia me voyait sous l'influence de ces tristes pensées, ildevinait très bien ce qui les provoquait, et alors il me disait, commes'il se parlait à lui-môme :« Je suis curieux de voir ce que mère Barberin va te répondre. »Pour avoir cette lettre, qui devait m'être adressée « poste restante»,nous avions changé notre itinéraire de chaque jour, et, au lieu degagner Tlolborn par West-Smith-Field, nous descendions jusqu'à laposle. Pendant assez longtemps, nous fi mes celle course inutilement:


LES BEAUX LANGES ONT MENTI. V79 ij!il?— _ — — . U"-imais, à la lin, cette lettre si impatiemment atten<strong>du</strong>e nous fut remise.L'hôtel général des postes n'est point un endroit favorable à lalecture; nous gagnâmes une allée dans une ruelle voisine, ce qui medonna le temps de calmer un peu mon émotion, et là, enfin, je pusouvrir la lettre de merc Barberin, cest-à-dire la lettre qu'elle avaitfait écrire par le curé de Cliavanon :• !il!iSfî« Mon petit Rémi,« Je suis bien surprise et bien fâchée de ce que ta lettre m'ap-« prend, car, selon ce que mon pauvre Barberin m'avait toujours« dit, aussi Lien après t'avoir trouvé avenue de Brcteuil qu'après« avoir causé avec la personne qui te cherchait, je pensais quêtes« parents étaient dans une bonne et même dans une grande posi-« tion de fortune.« Cette idée m'était confirmée par la façon dont tu étais habillé« lorsque Barberin t'a apporté à Cliavanon, et qui disait bien claire-« ment que les objets que tu portais appartenaient à la layette d'un« enfant riche. Tu me demandes de t'expliquer comment étaient les« langes dans lesquels tu étais emmailloté; je peux le faire faci-« lemcnt, car j'ai conservé tous ces objets en vue de servir à la re-« connaissance lejouroùl'on te réclamerait, ce qui selon moi devait« arriver certainement.« Mais, d'abord, il faut te dire que tu n'avais pas de langes; si je« t'ai parlé quelquefois de langes, c'est par habitude et parce que« les enfants de chez nous sont emmaillotés. Toi, tu n'étais pas cm-« maillolô; au contraire, tu élais habillé; et voici quels étaient les« objets qui ont été trouvés sur toi : un bonnet en dentelle, qui n'a« de particulier que sa beauté et sa richesse; une brassière en toile« fine garnie d'une petite dentelle à l'encolure et aux bras; une*« couche en flanelle, des bas en laine blanche; des chaussons en« tricot blanc, avec des bouffettes de soie ; une longue robe aussi en« flanelle blanche, et enfin une grande pelisse à capuchon en ca-« chemire blanc, doublée de soie,, et en dessus ornée de belles bro-« deries.« Tu n'avais pas de couche en toile appartenant à la même« layette, parce qu'on t'avait changé chez le commissaire de police;1


480 SANS FAMILLE.« où Ton avait remplacé la couche par une serviette ordinaire.« Enfin, il faut ajouter qu'aucun de ces objets n'élait marqué;« mais la couche en flanelle et la brassière avaient dû l'être, car les« coins où se met ordinairement la marque avaient été coupés, ce« qui indiquait qu'on avait pris toutes tes précautions pour dérouter« les recherches.« Voilà, mon cher Rémi, tout ce que je peux te dire. Si tu crois« avoir besoin de ces objets, tu n'as qu'à me l'écrire; je te les en-« verrai.« Ne te désole pas, mon cher enfant, de ne pouvoir pas me doncener tous les beaux cadeaux que tu m'avais promis; ta vache,« achetée sur ton pain de chaque jour, vaut pour moi tous les ca-« deaux <strong>du</strong> monde. J'ai <strong>du</strong> plaisir de te dire qu'elle est toujours en« bonne santé; son lait ne diminue pas, et, grâce à elle, je suis« maintenant à mon aise: je ne la vois pas sans penser à toi et à« ton bon petit camarade Mattia.« Tu me feras plaisir quand tu pourras me donner de tes nou-« velles, et j'espère qu'elles seront toujours bonnes; toi si tendre et« si affectueux, comment ne serais-tu pas heureux dans la famille,« avec un père, une mère, des frères et des sœurs qui vont t'aimer« comme tu mérites de l'être?«Adieu, mon cher enfant, je t'embrasse affectueusement.« Ta mère nourrice,« V e BMIBEUIN. »i •. < *La fin de cette lettre m'avait serré le cœur. Pauvre mère Barberin,comme elle était bonne pour moi! Parce qu'elle m'aimait, elles'imaginait que tout le monde devait m'aimer comme elle.« C'est une brave femme, dit Maltia, elle a pensé à moi; mais,quand elle m'aurait oublié, cela n'empêcherait pas que je la remercieraispour sa lettre; avec une description aussi complète, ilne faudra pas que inaster Driscoll se tronïpe dans rénumération desobjets que tu portais lorsqu'on t'a volé.— Il peut avoir oublié.— Ne dis donc pas cela; est-ce qu'on oublie les vêtements qui


LES BEAUX LANGES ONT MENTI. 481habillaient l'enfant qu'on a per<strong>du</strong>, le jour où on Ta per<strong>du</strong>, puisquece sont ces vêtements qui doivent le faire retrouver?— Jusqua ce que mon père ait répon<strong>du</strong>, ne fais pas de suppo- |sitions, je te prie.— Ce n'est pas moi qui en fais, c'est toi qui dis qu'il peut avoiroublié.— Enfin, nous verrons. »Ce n'était pas chose facile que de demander à mon père de medire comment j'étais vêtu lorsque je lui avais été volé. Si je lui avaisposé cette question tout naïvement, sans arrière-pensée, rien n'auraitété plus simple; mais il n'en était pas ainsi, et c'était justementcette arrière-pensée qui me rendait timide et hésitant.Enfin, un jour qu'une pluie glaciale nous avait fait rentrerde meilleure heure que de coutume, je pris mon courage, et jemis la conversation „ sur le sujet qui me causait de si poignantesangoisses.Au premier mot de ma question, mon père me regarda en face,en me fouillant des yeux, comme il en avait l'habitude lorsqu'ilétait blessé par ce que je lui disais; mais je soutins son regard plusbravement que je ne l'avais espéré lorsque j'avais pensé à cemoment.Je crus qu'il allait se fâcher, et je jetai un coup d'œil inquiet <strong>du</strong>côté de Mattia, qui nous écoulait sans en avoir l'air, pour le prendreà témoin de la maladresse qu'il m'avait fait risquer; mais il n'enfut rien ; le premier mouvement de colère passé, il se mit à sourire ;il est vrai qu'il y avait quelque chose de <strong>du</strong>r et de cruel dans cesourire, mais enfin c'était bien un sourire.« Ce qui m'a le mieux servi pour te retrouver, dit-il, c'a été ladescription des vêtements que tu portais au moment où tu nous asété volé : un bonnet en dentelle, une brassière en toile garnie dedentelles, une couche et une robe en flanelle, des bas de laine, deschaussons en tricot, une pelisse à capuchon en cachemire blancbrodé. J'avais beaucoup compté sur la marque de ton linge F. D., ;c'est-à-dïre Francis Driscoll qui est ton nom; mais cette marqueavait été coupée par celle qui t'avaitYoléetqui, par celte précaution,espérait bien empêcher qu'on te découvrît jamais ; j'eus à pro<strong>du</strong>ire61S13iI1WIilîfei•U's.r' »?]\\j '


482 SANS FAMILLE.aussi ton acte de baptême que j'avais relevé à ta paroisse, qu'onm'a ren<strong>du</strong> et que je dois avoir encoreDisant cela, et avec une complaisance qui était assez extraordinairechez lui, il alla fouiller dans un tiroir, et bientôt il en rapportaun grand papier marqué de plusieurs cachets qu'il nie donna.Je fis un dernier effort.« Si vous voulez, dis-je, Mattia va me le tra<strong>du</strong>ire.— Volontiers. »De cette tra<strong>du</strong>ction, que Mattia fit tant bien que mal, il résultaitque j'étais né un jeudi 2 août et que j'étais fils de PatrickDriscoll et de Margaret Grange, sa femme.Que demander de plus?Cependant Mattia ne se <strong>mont</strong>ra pas satisfait, et, le soir, quandnous fûmes relirés dans notre voiture, il se pencha encore à, monoreille comme lorsqu'il avait quelque chose de g secret à me confier« Tout cela, c'est superbe, me dit-il, mais enfin cela n'expliquepas comment Patrick Driscoll, marchand ambulant, et MargaretGrange, sa femme, étaient assez riches pour donner à leur enfantdes bonnets en dentelle, des brassières garnies de dentelles et despelisses brodées; les marchands ambulants ne sont pas si richesque ça.— C'est précisément parce qu'ils étaient marchands que ces vêtementspouvaient leur coûter moins cher. »Mattia secoua la tête en siiïlant, puis de nouveau me parlant àl'oreille :« Veux-tu que je te fasse part d'une idée qui ne peut pas mesortir de la tête? c'est que tu n'es pas l'enfant de master Driscoll,mais bien l'enfant volé par master Driscoll. »Je voulus répliquer, mais déjà Mattia était <strong>mont</strong>é dans son lit. Sij'avais été Mattia, j'aurais peut-être eu autant d'imagination quelui ; mais dans ma position les libellés de pensée qu'il se permettaitm'étaient interdites.C'était de mon père qu'il s'agissait.Pour Mattia, c'était de master Driscoll, comme il disait.Et quand mon esprit voulait s'élancer à la suite de Mattia, je leretenais aussitôt d'une main que je m'efforçais d'affermir.


LES BEAUX LANGES ONT MENTI.


kSkSANS FAMILLE.— Ne dis donc pas cela : tu es plein de malice, au contraire.— Si je Tétais, je t'expliquerais tout de suile ce que je ne peuxpas l'expliquer, mais ce que je sens. Non, tu n'es pas l'enfant de lafamille Driscoll, tu ne l'es pas, tu ne peux pas l'être ; cela sera reconnuplus tard, certainement; seulement, par ton obstination àne pas vouloir ouvrir les yeux, tu relardes ce moment. Je comprendsque ce que tu appelles le respect envers ta famille te retienne, maisil ne devrait pas te" paralyser complètement.— Mais que veux-tu que je fasse?— Je veux que nous retournions en France.— C'est impossible.— Parce que le devoir te retient auprès de la famille; mais, sicette famille n'est pas la tienne, qui te retient? »Des discussions de cette nature ne pouvaient aboutir qu'à un résultat,qui était de me rendre plus malheureux que je ne l'avaisjamais été.Quoi de plus terrible que le doute!Et, bien que je ne voulusse pas douter, je doutais.Ce père était-il mon père? cette mère était-elle ma mère? cettefamille était-elle la mienne?Cela était horrible à avouer, j'étais moins tourmenté, moins malheureux,lorsque j'étais seul.Qui m'eût dit, lorsque je pleurais tristement, parce que je n'avaispas de famille, que je pleurerais désespérément parce que j'enaurais une?D'où me viendrait la lumière? qui m'éclairerait? Comment saurais-jejamais la vérité?Je restais devant ces questions, accablé de mon impuissance, etje me disais que je me frapperais inutilement et à jamais, en pleinenuit noire, la tête contre un mur dans lequel il n'y avait pasd'issue.Et cependant il fallait chanter, jouer des airs de danse et rireen faisant des grimaces, quand j'avais le cœur si profondémenttriste.Les dimanches étaient mes meilleurs jours, parce que, le dimanche,on ne fait pas de musique dans les rues de Londres, et'!rit:|i;i'.11:i : *i ' '• ': • i


IT,ES BEAUX LANGES ONT MENTI. 485 \Mje pouvais alors librement m'abandonner à ma tristesse, en mepromenant avec Mattia et Capi.Comme je ressemblais peu alors à l'enfant que j'étais quelquesjJjjjjmois auparavant!j?j§|Un de ces dimanches, comme je me préparais à sortir avec Mattia,pj|mon père me retint à la maison, en me disant qu'il aurait besoin de['ilmoi dans la journée, et il envoya Mattia se promener tout seul.^•*:E*iMon grand-père n'était pas descen<strong>du</strong> ; ma mère était sortie avec Kate1:L§et Annie et mes frères étaient à courir les rues : il ne restait donc à^la maison que mon père et moi. !||11 y avait à peu près une heure que nous étions seuls, lorsqu'onmviïîfrappa à la porte. Mon père alla ouvrir et il rentra accompagnéÎîl-Sd'un monsieur qui ne ressemblait pas aux amis qu'il recevait ordi-;:i]J!n ai renient : celui-là était bien réellement ce qu'on appelle en Angleterreun gentleman, c'est-à-dire un vrai monsieur, élégamment habilléet de physionomie hautaine, mais avec quelque chose de fatigué.Il avait environ cinquante ans. Ce qui me frappa le plusen lui, ce lut son sourire qui, par le mouvement des deux %\lèvres, découvrait toutes ses dents blanches et pointues commecelles d'un jeune chien. Cela était tout à fait caractéristique, eten le regardant on se demandait si c'était bien un sourire quicontractait ainsi ses lèvres, ou si ce n'était pas plutôt une envie deijimordre.Tout en parlant avec mon père en anglais, il tournait à chaqueinstant les yeux de mon côté ; mais, quand il rencontrait les miens,il cessait aussitôt de m'examiner.Après quelques minutes d'entretien, il abandonna l'anglaispour le français, qu'il parlait avec facilité et presque sansaccent.« C'est là le jeune garçon dont vous m'avez entretenu? dit-il àmon père en me désignant <strong>du</strong> doigt; il paraît bien portant.— Réponds donc, me dit mon père.— Vous vous portez bien? me demanda le gentleman.— OuL monsieur.M— Vous n'avez jamais été malade?— J'ai eu une fluxion de poitrine.mi_-l "-riF.M'$3-""fi*1 • iî?1. n 1"i 1•''1' . » -'-\ lïi!1 f.-Wu-r> t• \


fe86SANS FAMILLE,— Ah! ah! et comment cela?— Pour avoir couché une nuit dans la neige par un froid terrible;mon maître, qui était avec moi, est mort de froid: moi j'ai gagnécelte fluxion de poitrine.— H y a longtemps ?— Trois ans.— Et depuis, vous ne vous êtes pas ressenti de cette maladie?— Non.— Pas de fatigues, pas de lassitudes, pas de sueurs dans lanuit?— Non, jamais; quand je suis fatigué, c'est que j'ai beaucoupmarché, mais cela ne me rend pas malade.— Et vous supportez la fatigue facilement?— 11 le faut bien. »Il se leva et vint à moi; alors il me tâta le bras, puis il posa lamain sur mon cœur,' enfin il appuya sa tôle dans mon dos et surma poitrine en médisant de respirer fort, comme si j'avais couru ;il me dit aussi de tousser.Cela fait, il me regarda en face attentivement assez longtemps, etce fut à ce moment que j'eus l'idée qu'il devait aimer à mordre,lant son sourire était effrayant.Sans rien me dire, il reprit sa conversation en anglais avec monpère, puis, après quelques minutes, ils sortirent tous les deux, nonpar la porte de la rue, mais par celle de la remise.Resté seul, je me demandai ce que signifiaient les questions de cegentleman. Voulait-il me prendre à son service? mais alors il faudraitme séparer de Mattia et de Capi ! et puis j'étais bien décidé àn'être le domestique de personne, pas plus de ce gentleman qui medéplaisait que d'un autre qui me plairait.Au bout d'un certain temps, mon père rentra; il me dit qu'ayantà sortir, il ne m'emploierait pas comme il en avait eu l'intention,et cflie j'étais libre d'aller me promener, si j'en avais envie.Je n'en avais aucune envie: mais que faire dans cette triste maison?Autant se promener que de rester à s'ennuyer.Comme il pleuvait, j'entrai dans notre voiture pour y prendre ma


-LES BEAUX LANGES ONT MENTI. 487peau de mouton. Quelle lut ma surprise de trouver là Mattia!J'allais lui adresser la parole; il mit sa main sur ma bouche, puisà voix basse :« Va ouvrir la porte de la remise; je sortirai doucement derrièretoi, il ne faut pas qu'on sache que j'étais dans la voiture! »Ce fut seulement quand nous fûmes dans la.rue que Mattia sedécida à parler :« Sais-tu quel est le monsieur quittait avec ton père tout à l'heure?me dit-il, M. James Milligan, l'oncle de ton ami Arthur. »J'étais resté immobile au milieu de la rue ; il me prit le bras et,tout en marchant, il continua :« Comme je m'ennuyais à me promener tout seul dans ces tristesrues, par ce triste dimanche, je suis rentré pour dormir et je mesuis couché sur mon lit, mais je n ? ai pas dormi. Ton père, accompagnéd'un gentleman, est entré dans la remise, et j'ai enten<strong>du</strong>leurconversation sans l'écouter : « Solide comme un roc, a dit le gentleman; dix autres seraient morts, il en est quitte pour une fluxion depoitrine! » —Alors, croyant qu'il s'agissaitde toi,j'ai écouté, maisla conversation a changé tout de suite de sujet. —r « Comment vavotre neveu? demanda ton père. — Mieux, il en échappera encorecette fois ; il y a trois mois, tous les médecins le condamnaient ; sachère mère l'a encore sauvé par ses soins. Ah! c'est une bonnemère que M me Milligan. » Tu penses si à ce nom j'ai prêté l'oreille.« Alors, si votre neveu va mieux, continua ton père, toutes vosprécautions sont inutiles? — Pour le moment peut-être, réponditle monsieur, mais je ne veux pas admettre qu'Arthur vive, ceserait un miracle, et les miracles ne sont plus de ce monde; ilfaut qu'au jour de sa mort je sois à l'abri de tout retour et quel'unique héritier soit moi, James Milligan. — Soyez tranquille, ditton père, cela sera ainsi, je vous en réponds. — Je compte survous, « dit le gentleman. Et il ajouta quelques mots que je n'ai pasbien compris et que je tra<strong>du</strong>is à peu près, bien qu'ils paraissent nepas avoir de sens : « A ce moment nous verrons ce que nousauronsà en faire. » Et il est sorti. »Ma première idée, en écoutant ce récit, fut de rentrer pour demanderà mon père l'adresse de M. Milligan, afin d'avoir des nouvellesi!iIV i*-lr«.fi-Kil•lï


43SSANS FAMILLE.d'Arthur et desa mère; mais je compris presque aussitôt que c'était,folie. Ce n'était point, à un homme qui attendait avec impatience lamort de son neveu qu'il fallait demander des nouvelles de ce neveu.Et puis, d'un autre côte, n*élait-il pasimprudentd'avertir M. Milliganqu'on l'avait enten<strong>du</strong>?Arthur était vivant. 11 allait mieux. Pour le moment il y avaitassez de joie pour moi dans cette bonne nouvelle.t •::i — » ' 1 -r,- A.


. ).WMWiWW^^WWi ipiiiiiiiiillCHAPITREXXXVIT1LESNUITS DE NOËLNous ne parlions plus que d'Arthur, de M 1 "" Milligan et deM. James Milligan.Où élaient Arthur et sa mère? Où pourrions-nous bien les chercher,les retrouver?Les visites de 51. J. jNJillîgan nous avaicnL inspiré une idée cîsuggéré un plan dont le succès nous paraissait assuré : puisqueM. i. ^Milligan était venu une fois cour <strong>du</strong> Lion-ttougc, il élail à peuprès certain qu'il y reviendrait une seconde, une troisième fois:n'avait-il pas des affaires avec mon père? Alors, quand il partirait.5Iattia, qu'il ne connaissait point, le suivrait; on saurait sademeure; on ferait causer ses domestiques, et peut-être ces renseignementsnous con<strong>du</strong>iraient-ils auprès d'Arthur.Pourquoi pas? cela ne paraissait nullement impossible à nosimaginations.62


MOSANS FAMILLE.Ce beau plan n'avait pas seulement l'avantage de devoir me fairerelrouver Arthur à un moment donné, il en avait encore un autrequi, présentement, me tirait d'angoisse.Depuis l'aventure de Capi et depuis la réponse de mère Rarberin,3Ialîia ne cessait de me répéter sur tous les tons : « Retournonsen France; > c'était un refrain sur lequel il brodait chaquejour des variations nouvelles, A ce refrain, j'en opposais un autre,qui était toujours le même aussi : «Je ne dois pas quitter mafamille; » mais, sur cette question de devoir, nous ne nous entendionspas, et c'étaient des discussions sans résultat, car nous persistionschacun dans notre sentiment : « 11 faut parti]'. — Je doisrester. »Quand à mon éternel «Je dois rester» j'ajoutai : « pour retrouverArthur, » 31 allia n'eut plus rien à répliquer; il ne pouvait pasprendre parti contre Arthur : ne fallait-il pas que 31 II1C 31illiganconnut les dispositions de son beau-frère ?Si nous avions <strong>du</strong> attendre 31. James 31illigan, en sortant <strong>du</strong>matin au soir comme nous le faisions depuis noire arrivée à Londres,cela n'eût pas été bien intelligent; mais le moment approchaitoù, au lieu d'aller jouer dans les rues pendant la journée, nousirions pendant la nuit, car c'est aux heures <strong>du</strong> milieu de la nuitqu'ont lieu les icails. c'est-à-dire les concerts de Noël. Alors, reslantà la maison pendant le jour, l'un de nous ferait bonne garde, etnous arriverions bien sans doute à surprendre l'oncle d'Arthur.« Si tu savais comme j'ai envie que tu retrouves M mc Milligan !me dit un jour 3ialtia.— YJ pourquoi donc ? »Il hésita assez longtemps .« Parce qu'elle a été très bonne pour loi. »Puis il ajouta encore :« Et aussi parce qu'elle le ferait peut-être retrouver tes parents.— SI a Lli a !— Tu ne veux pas que je dise cela. Je t'assure que ce n'est pasma faute; mais il m'est impossible d'admettre une seule minute quelu es de la famille Driscoll. Regarde tous les membres de cettefamille et regarde-toi un peu; ce n'est pas seulement des cheveux


; -jLES NUITS DE NOËL. 491filasse que je parle; est-ce que lu as le mouvement de main <strong>du</strong>grand-père et son faux sourire? Est-ce que, si je n'étais pas le fils demon père, je jouerais <strong>du</strong> cornet à piston, de la clarinette, <strong>du</strong> tromboneou de n'importe quel instrument, sans jamais avoir appris?mon père était musicien, je le suis. C'est tout naturel. Toi, il sembletout naturel que tu sois un gentleman, et tu en seras un quandnous aurons retrouvé M 11 " Milligan.— Et comment cela?— J'ai mon idée.— Ycux-tu la dire, ton idée?- Oh ! non.— Parce que ?— Parce que. si elle est bête...— Eh bien ?— Elle serait trop béte, si elle était fausse; et il ne faut pas sefaire des joies qui ne se réalisent pas. Il Faut que l'expérience de laver<strong>du</strong>re de ce joli Bethnal nous serve à quelque chose; en avonsnousvu des belles prairies vertes, qui dans la réalilé n'ont été queîles mares fangeuses ! »Je n'insistai pas, car moi aussi j'avais une idée.11 est vrai qu'elle était bien vague, bien confuse, bien timide,bien plus bêle, me disais-jc, que ne pouvait rétro celle de Mallia,mais précisément par cela même je n'osais insister pour que moncamarade me dit la sienne. Qu'aurais-je répon<strong>du</strong>, si elle avait été lamême que celle qui flottait indécise comme un rêve clans monesprit? Ce n'était pas, alors que je n'osais pas me la formuler, quej'aurais eu le courage de la discuter avec lui.11 n'y avait qu'à attendre, el nous attendîmes.Tout en attendant, nous continuâmes nos courses dans Londres,car" nous n'étions pas de ces musiciens privilégiés qui prennentpossession d'un quartier où ils ont un public à eux appartenant;nous étions trop enfants, trop nouveaux venus, pour nous établirainsi en maîtres, et nous devions céder la place à ceux qui savaientfaire valoir leurs droits de propriété par des arguments auxquelsnous n'étions pas de force à résister.Combien de fois, au moment de faire notre recolle et après avoir


492 SANS FAMILLE.joué de notre mieux nos meilleurs morceaux, avions-nous étéobligés de déguerpir au plus vite devant quelque formidableEcossais aux jambes nues, au jupon plissé, au plaid, AU bonnetorné déplumes qui, par le son seul de sa cornemuse, nous mettaiten fuite! Avec son cornet à piston Mattia aurait bien couvert lebagpipc, mais nous n'étions pas de force contre lo, piper.De même nous n'étions pas de force contre les bandes de musiciensnègres qui courent les rues et que les Anglais appellent desnigger-mclodits. Ces faux nègres, qui s'accoutrent grotesquenicnt avecdes babils à queue de morue et d'immenses cols* dans lesquels leurtête est enveloppée comme un bouquet dans une feuille de papier,étaient notre terreur plus encore que les bardes écossais* Aussitôtquenous les voyions arriver, ou simplement quand nous entendionsleurs banjo, nous nous taisions respectueusement et nous nous enallions loin de là dans un quartier où nous espérions ne pas rencontrerune autre de leurs bandes ; ou bien nous attendions, en lesregardant, qu'ils eussent fini leur ebarivari.Un jour que nous étions ainsi leurs spectateurs, je vis un d'entreeux et le plus extravagant faire des signes à Mattia; je crus toutd'abord que c'était pour se moquer de nous et amuser le public parquelque scène grotesque dont nous serions les victimes, lorsque, àma grande surprise, Mattia lui répondit amicalement.« Tu le connais donc? lui demandai-je.. — C'est Bob.— Qui ça, Bob?— Mon ami Bob <strong>du</strong> cirque Gassot, un des deux clowns dont jet'ai parlé, et celui surtout à qui je dois d'avoir appris ce que je saisd'anglais.— Tu ne l'avais pas reconnu ?— Parbleu ! chez Gassot il se mettait la tête dans la farine et iciil se la met dans le cirage. »Lorsque la représentation des nigger-mclodits fut terminée, Bobvint à nous, et, à la façon dont il aborda, Mattia, je vis combien moncamarade savait se faire aimer, tin frère n'eût pas eu plus de joiedans les yeux ni dans l'accent que cet ancien clown, « qui, par suitede la <strong>du</strong>reté des temps, nous dit-il. avait été obligé de se faire itine-


th.hLES NUITS DE NOËL. 493 SiMinrant-musician. » Mais il fallut bien vite se séparer, lui pour suivre §asa bande, nous pour aller dans un quartier où il n'irait pas; et les |ndeux amis remirent au dimanche suivant le plaisir de se raconterce que chacun avait fait, depuis qu'ils s'étaient séparés. Par amitiéwpour Matlia sans doute, Bob voulut bien me témoigner de la sympathie,et bientôt nous eûmes un ami qui, par son expérience etses conseils, nous rendit la vie de Londres beaucoup plus facile• iqu'elle ne l'avait été pour nous jusqu'à ce moment. 11 prit aussiCapi en grande amitié, et souvent il nous disait avec envie que, s'ilavait un chien comme celui-là, sa fortune serait bien vile faite. Plusd'une fois aussi il nous proposa de nous associer tous les trois,c'est-à-dire tous les quatre, lui, Maltia, Capi et moi; mais, si je nevoulais pas quitter ma famille pour retourner en France voir Lise etmes anciens amis, je le voulais bien moins encore pour suivre Bobà travers l'Angleterre.Ce fut ainsi que nous gagnâmes les approches de Noël ; alors, aulieu de partir de la cour <strong>du</strong> Lion-llouge le matin, nous nousmenions en route tous les soirs vers huit ou neuf heures, et nousgagnions les quartiers que nous avions choisis.D'abord nous commençons par les squares et par "les rues où lacirculation des voitures a déjà cessé; il nous faut un certainsilence pour que notre concert pénètre à travers les portes closes,pour aller réveiller les enfants dans leur lit et leur annoncerl'approche de Noël, cette fête chère à tous les cœurs anglais. Puis, àmesure que s'écoulent les heures de la nuit, nous descendons dansles grandes rues; les dernières voitures portant les spectateurs desthéâtres passent, et une sorte de tranquillité s'établit, succédant peuà peu au tapage assourdissant de la journée. Alors nous jouons nosairs les plus tendres, les plus doux, ceux qui ont un caractèremélancolique ou religieux; le violon de Matlia pleure, ma harpegémit, et, quand nous nous taisons pendant un moment de repos, levent nous apporte quelque fragment de musique que d'autresbandes jouent plus loin. Notre concert est fini : « Messieurs etmesdames, bonne nuit et gai iNoël! »Puis nous allons plus loin recommencer un autre concert.Cela doit être charmant d'entendre ainsi de la musique, la nuit,


4g 4SANS FAMILLEt.is. • *'. i'• ï. ; t ;is• vi-dans son lit, quand on est bien enveloppé dans une bonne couverture,sous un chaud édredon ; mais pour nous, danslesrues, il n'y ani couverture, ni édredon. Il faut jouer cependant, bien que lesdoigts s'engourdissent à moitié gelés; s'il y a des ciels de coton, oùle brouillard nous pénètre de son humidité, il y a aussi des cielsd'azur et d'or où la bise <strong>du</strong> Nord nous glace jusqu'aux os; il n'y ena pas de doux et de cléments. Ce temps de Noël nous fut cruel, etcependant pas une seule nuit pendant trois semaines nous ne manquâmesde sortir.Combien de fois, avant que les boutiques fussent tout à fait fermées,nous sommes-nous arrêtés devant les marchands de volailles,les fruitiers, les épiciers, les confiseurs: oh! les belles oiesgrasses! les grosses dindes de France! les blancs poulets! Voicides <strong>mont</strong>agnes d'oranges et de pommes, des amas de marrons etde pruneaux! Comme ces fruits glacés vous font venir l'eau à labouche !Il y aura des enfants bien joyeux, et qui, tout émus de gourmandises,se jetteront dans les bras de leurs parents.Et en imagination, tout en courant les rues, pauvres misérablesque nous sommes, nous voyions ces douces fêles de famille, aussibien dans le manoir aristocratique que-dans la chaumière <strong>du</strong>pauvre.Gai Noël pour ceux qui sont aimés !Après les fêtes de Noël, il fallut sortir dans la journée, et noschances -de voir M. James Milligan diminuèrent beaucoup. Nousn'avions guère plus d'espérance que dans le dimanche: aussi restâmes-nousbien souvent à la maison, au lieu d'aller nous promeneren cette journée de liberté, qui aurait pu être une journée derécréation. ,Nous attendions.Sans dire ce qui nous préoccupait, Mattia s'était ouvert à sonami Bob et lui avait demandé s'il n'y avait pas des moyens pourtrouver l'adresse d'une dame Milligan, qui avait un fils paralysé,ou même tout simplement celle de M. James Milligan. Mais Bobavait répon<strong>du</strong> qu'il faudrait savoir quelle était cette dame Milliganet aussi quelle était la profession ou la position sociale de M. Jamesi^


-g vsIffiLES NUITS DE NOËL. 495 - p— &ÊMilligan, atten<strong>du</strong> que ce nom de Milligan était porté par un certainnombre de personnes à Londres et un plus grand nombreencore en Angleterre.Nous n'avions pas pensé à cela. Pour nous il n'y avait qu'uneM mc Milligan, qui était la mère d'Arthur, et qu'un M. James Milligan,qui était l'oncle d'Arthur.Alors Mattia recommença à me dire que nous devions retourneren France, et nos discussions reprirent de plus belle.« Tu veux donc renoncer à trouver M rae Milligan ? lui dirsais-je.— Non, assurément, mais il n'est pas prouvé que M n!c Milligansoit encore en Angleterre.11 ne Test pas davantage qu'elle soit en France. ilCela me paraît probable ; puisque Arthur a été malade, sa §mère a dû le con<strong>du</strong>ire dans un pays où le climat est bon pour sonrétablissement.— Ce n'est pas en France seulement qu'on trouve un bon climatipour la santé.r— C'est en France qu'Arthur a guéri déjà une fois, c'est enFrance que sa mère a dû le con<strong>du</strong>ire de nouveau, et puis je voudraiste voir partir d'ici. »Telle était ma situation, que je n'osais demander à Mattia pourquoiil voudrait me voir partir d'ici ; j'avais peur qu'il me réponditce que précisément je ne voulais pas entendre.« J'ai peur, continuait Mattia, allons-nous-en; tu verras qu'ilnous arrivera quelque catastrophe, allons-nous-en. »Mais, bien que les dispositions de ma famille n'eussent paschangé à mon égard, bien que mon grand-père continuât à cracherfurieusement de mon côté, bien que mon père ne m'adressât quequelques mots de commandement, bien que ma mère n'eût jamaiseu un regard pour moi, bien que mes frères fussent inépuisables àinventer de mauvais tours pour me nuire, bien qu'Annie me témoignâtson aversion dans toutes les occasions, bien que Kate n'eûtd'affection que pour les sucreries que je lui rapportais, je ne pouvaisme décider à suivre le conseil de Mattia, pas plus que je nepouvais le croire lorsqu'il affirmait que je n'étais pas le «fils deiMutiï i7 i'Fi'ri"!u


496 SANS FAMILLE.-:*7master Driscoll. » Douter, oui, je le pouvais, je ne le pouvais quetrop; mais croire fermement que j'étais ou n'étais pas un Driscoll,je ne le pouvais point.Le temps s'écoula lentement, bien lentement; mais enfin lesjours s'ajoutèrent aux jours, les semaines aux semaines, et le momentarriva où la famille devait quitter Londres pour parcourirl'Angleterre.Les deux voitures avaient été repeintes, et on les avait chargéesde toutes les marchandises qu'elles pouvaient contenir, et qu'onvendrait pendant la belle saison.Que de choses et comme il était merveilleux qu'on pût les entasserdans ces voitures : des étoffes, des tricots, des bonnets, des fichus,des mouchoirs, des bas, des caleçons, des gilets, des boutons, <strong>du</strong> lil,<strong>du</strong> coton, de la laine à coudre, de la laine a tricoter, des aiguilles,des ciseaux, des rasoirs, des boucles d'oreilles, des bagues, dessavons, des pommades, <strong>du</strong> cirage, des pierres à repasser, des poudrespour les maladies des chevaux et des chiens, des essences pourdétacher, des eaux contre le mal des dents, des drogues pour fairepousser les cheveux, d'autres pour les teindre !Et, quand nous étions là, nous voyions sortir de la cave des ballotsqui étaient arrivés cour <strong>du</strong> Lion-Rouge, en ne venant pas directementdes magasins dans lesquels on vendait ordinairement cesmarchandises.Enfin les voitures furent remplies, des chevaux furent achetés,où et comment? je n'en sais rien; mais nous les vîmes arriver, ettout fut prêt pour le départ.Et nous, qu'allions-nous faire? Resterions-nous à Londres avecle grand-père qui ne quittait pas la cour <strong>du</strong> Lion-Rouge? Serionsnousmarchands comme Allen et Ned? Ou bien accompagnerionsnousles voitures de la famille, en continuant notre métier de musiciens,et en jouant notre répertoire dans les villages, dans lesvilles qui se trouveraient sur notre chemin?Mon père, ayant trouvé que nous gagnions de bonnes journéesavec notre violon et notre harpe, décida que nous partirions aveclui, mais que nous resterions musiciens, et il nous signifia savolonté la veille de notre départ.; ; [:§


ilLES NUITS DE NOËL. 497 mî:-.îî« Retournons en France, me ditMattia, et profitons de la premièreoccasion qui se présentera pour nous sauver.— Pourquoi ne pas faire un voyage en Angleterre? 11!— Parce que je te dis qu'il nous arrivera une catastrophe. ||— Nous avons chance de trouver M rae Milligan en Angleterre. H— Moi je crois que nous avons beaucoup plus de chances pourcela en France.— Enfin essayons toujours en Angleterre; nous verrons ensuite.— Sais-tu ce que tu mérites ?— Non.— Que je t'abandonne, et que je retourne tout seul en France.— Tu as raison : aussi je t'engage à, le faire; je sais bien que jen'ai pas le droit de te retenir, et je sais bien que tu es trop bon derester avec moi : pars donc, tu verras Lise, tu lui diras...— Si je la voyais, je lui dirais que tu es bête et méchant de pouvoirpenser que je me séparerai de toi quand tu es malheureux. Tu esmalheureux," très malheureux; qu'est-ce que je t'ai fait pour que tuaies dépareilles idées? dis-moi ce que je t'ai fait; rien, n'est-ce pas?eh bien, en route alors. »Nous voilà de nouveau sur les grands chemins; mais, cette J'ois,je ne suis plus libre d'aller où je veux et de faire ce que bon mesemble; nous suivons la familleDriscoll. Cependant, c'est avec unsentiment de délivrance que je quitte Londres; je ne verrai plus lacour <strong>du</strong> Lion-Rouge, et cette trappe qui, malgré ma volonté, attiraitmes yeux irrésistiblement. Combien de fois me suis-je réveillé lanuit en sursaut, ayant vu, dans mon rêve, dans mon cauchemar,une lumière rouge entrer par ma petite fenêtre; c'est une vision,une hallucination, mais qu'importe ! j'ai vu une fois cette lumière,et c'est assez pour que je la sente toujours sous mes yeux commeune flamme bridante.Nous marchions derrière les voitures, et, au lieu des exhalaisonspuantes et malfaisantes de Betlmal-Green, nous respirons l'air purdes belles campagnes que nous traversons, et qui n'ont peut-êtrepas <strong>du</strong> green dans leur nom, mais qui ont <strong>du</strong> vert pour les yeux etdes chants d'oiseaux pour les oi'eilles. *Le jour même de notre départ, je vis comment se faisait la vente63• ÉMialm: v;I. ."•;• ï * •*s - * *i :! * ;


^98SANS FAMILLE.de ces marchandises qui avaient coulé si peu cher : nous étionsarrivés dans un gros village, et les voitures avaient été rangées surla grande place; on avait abaissé un des côtés, formés de plusieur -panneaux, et tout l'étalage s'était présenté à la curiosité des acheteurs.« Voyez les prix ! voyez les prix ! criait mon père ; vous n'entrouverez nulle part de pareils ; comme je ne paye jamais mes marchandises,cela me permet de les vendre bon marché; je ne lesvends pas, je les donne; voyez les prix! voyez les prix! »Et j'entendais des gens qui avaient regardé ces prix dire en s'enallant:a 11 faut que ce soient là des marchandises volées.— Il le dit lui-même. »S'ils avaient jeté les yeux de mon côté, la rougeur de mon frontleur aurait appris combien élaient fondées leurs suppositions.S'ils ne virent point celte rougeur, Matlia la remarqua, lui, et lesoir il m'en parla, bien que d'ordinaire il évitât d'aborder franchementce sujet.« Pourras-tu toujours supporter cette honte? me dit-il.— Ne me parle pas de cela, si tu ne veux pas me rendre celtehonte plus cruelle encore.— Ce n'est pas cela que je veux. Je veux que nous retournionsen France. Je t'ai toujours dit qu'il arriverait une catastrophe; je lele dis encore, et je sens qu'elle ne lardera pas. Comprends doncqu'il y aura des gens de police qui, un jour ou l'autre, voudrontsavoir comment master Driscoll vend ses marchandises à si basprix : alors qu'arrivera-t-il?— Mattia, je t'en prie...— Puisque tu ne veux pas voir, il faut bien que je voie pourtoi ; il arrivera qu'on nous arrêtera tous, même loi, même moi, quin'avons rien fait. Comment prouver que nous n'avons rien fait?Comment nous défendre? ]N'est~il pas vrai que nous mangeons lepain payé avec l'argent de ces marchandises ? »Cette idée ne s'était jamais présentée à mon esprit; elle mefrappa comme un coup de marteau qu'on m'aurait assené sur latête., • i


&mt & •• iLES NUITS DE NOËL. 499 ||: mU'A« Mats nous gagnons notre pain, dis-je en essayant de me défei*-i fi|fjjdre, non contre Mattia, mais contre cette idée. i|— Cela est vrai, répondit Mattia, mais il est vrai aussi que nous [fsommes associés avec des gens qui ne gagnent pas le leur. C'est làce qu'on verra, et l'on ne verra que cela. Nous serons condamnéscomme ils le seront eux-mêmes. Cela me ferait grande peine d'êtrecondamné comme voleur, mais combien plus encore cela m'en feraitilque tu le fusses ! Moi, je ne suis qu'un pauvre misérable, et je neiserai jamais que cela; mais toi, quand tu auras retrouvé ta famille,la vraie famille, quel cbagrin pour elle, quelle honte pour loi, silu as été condamné! Et puis, ce n'est pas quand nous serons enprison que nous pourrons chercher ta famille et la découvrir. Cen ? esl pas quand nous serons en prison que nous pourrons avertirM" 10 Milligan de ce que M. James Milligan prépare contre Arthur,Sauvons-nous donc pendant qu'il en est temps encore.— Sauve-toi.— Tu dis toujours la même bêtise; nous nous sauverons ensembleou nous serons pris ensemble; et, quand nous le serons, ce quine tardera pas, tu auras la responsabilité de m'avoir entraîné avecloi, et tu verras si elle le sera légère. Si tu étais utile à ceux auprèsde qui tu t'obstines à rester, je comprendrais ton obstination; celaserait beau; mais tu ne leur es pas <strong>du</strong> tout indispensable; ilsvivaient bien, ils vivront bien sans loi. Partons au plus vile.— Eh bien ! laisse-moi encore quelques jours de réflexion, et puisnous verrons.— Dépéche-toi. L'ogre sentait la chair fraîche, moi je sens ledanger. » (Jamais les paroles, les raisonnements, les prières de Mattia, ntsm'avaient si profondément troublé, et, quand je me les rappelais, jeme disais que l'irrésolution dans laquelle je me débattais était lâcheet que je devais prendre un parti en me décidant enfin à savoir ceque je voulais.Les circonstances firent ce que de moi-même je n'osais faire.Il y avait plusieurs semaines déjà que nous avions quitté Londres,et nous étions arrivés dans une ville aux environs de laquelledevaient avoir lieu des courses. En Angleterre les courses de che-'•:U• ;••y*tî"il:-;j- i"


500 SANS FAMILLE,i •vaux ne sont pas ce qu'elles sont en France, un simple amusementpour les gens riches qui viennent voir lutter trois ou quatre chevaux,se <strong>mont</strong>rer eux-mêmes, et risquer en paris quelques louis :elles sont une fête populaire pour la contrée, et ce ne sont point leschevaux seuls qui donnent le spectacle : sur la lande ou sur les<strong>du</strong>nes qui servent d'hippodrome arrivent quelquefois plusieursjours à l'avance des saltimbanques, des bohémiens, des marchandsambulants qui tiennent là une sorte de foire : nous nous étionshâtés pour prendre notre place dans celte foire, nous comme musiciens,la famille Driscoll comme marchands.Mais, au lieu de venir sur le champ de courses, mon père s'étaitétabli dans la ville même, où sans doute il pensait faire de meilleuresaffaires.Arrivés de bonne heure et n ayant pas à travailler à l'étalage desmarchandises, nous allâmes, Mattia et moi, voirie champ de coursesqui se trouvait situé à une assez courte distance delà ville, sur unebruyère. De nombreuses tentes étaient dressées, et de loin on apercevaitça et là des petites colonnes de fumée qui marquaient la placeet les limites <strong>du</strong> champ de courses. Nous ne tardâmes point à déboucherpar un chemin creux sur la lande, aride et nue en temps ordinaire,mais où ce soir-là on voyait des hangars en planches danslesquels s'étaient installés des cabarets et même des hôtels, desbaraques, des tentes, des voitures ou simplement des bivacs autourdesquels se pressaient des gens en haillons pittoresques.Comme nous passions devant un de ces feux, au-dessus <strong>du</strong>quelune marmite était suspen<strong>du</strong>e, nous reconnûmes notre ami Bob. 11se <strong>mont</strong>ra enchanté de nous voir. Il était venu aux courses avecdeux de ses camarades, pour donner des représentations d'exercicesde force et d'adresse ; mais les musiciens .sur qui ils comptaientleur avaient manqué de parole, de sorte que leur journée <strong>du</strong> lendemain,au lieu d'être fructueuse comme ils l'avaient espéré, seraitprobablement détestable. Si nous voulions, nous pouvions leurrendre un grand service : c'était de remplacer ces musiciens, larecetteserait partagée entre nous cinq ; il y aurait même une partpour Capi.Au coup d'œil que Mattia me lança, je compris que ce serait faire, tSi!Îil^ ' * * :


h.LES NUITS DE NOËL. 501plaisir à mon camarade d'accepter la proposition de Bob, et, commenous étions libres de faire ceque bon nous semblait, à la seule conditionde rapporter une bonne recette, je l'acceptai.Il fut donc convenu que, le lendemain, nous viendrions nousmettre à la disposition de Bob et de ses deux amis.Mais, en rentrant dans la ville, une difficulté se présenta quand jefis part de cet arrangement à mon père.« J'ai besoin de Capi demain, dit-il, vous ne pourrez pas leprendre. »À ce mot, je me sentis mal rassuré; voulait-on employer Capi àquelque vilaine besogne? mais mon père dissipa tout de suite mesappréhensions :a Capi a l'oreille fine, dit-il, il entend tout et fait bonne garde; ilnous sera utile pour les voitures, car, au milieu de cette confusionde gens, on pourrait bien nous voler. Vous irez donc seuls joueravec Bob, et, si A r otre travail se prolonge tard dans la nuit, ce quiest probable, vous viendrez nous rejoindre à l'auberge <strong>du</strong> GrosChêne où nous coucherons, car mon intention est de partir d'ici àla nuit tombante. »Cette auberge <strong>du</strong> Gros Chêne, où nous avions passé la nuit précédente,était située à une lieue de la en pleine campagne, dans unendroit désert et sinistre, et elle était tenue par un couple dont lamine n'était pas faite pour inspirer la confiance. Bien ne nous seraitplus facile que de retrouver cette auberge dans la nuit; la routeétait droite ; elle n'aurait d'autre ennui pour nous que d'être un peulongue après une journée de fatigue.Mais ce n'était pas là une observation à présenter à mon père,qui ne souffrait jamais la contradiction; quand il avait parlé, ilfallait obéir, et sans répliquer.Le lendemain matin, après avoir été promener Capi, lui avoirdonné à manger et l'avoir fait boire pour être bien sûr qu'il nemanquerait de rien, je l'attachai moi-même à F essieu de la voitm*equ'il devait garder, et nous gagnâmes le champ de courses, Mattiaet moi.Aussitôt arrivés, nous nous mîmes à jouer, et cela <strong>du</strong>ra sans reposjusqu'au soir; j'avais le bout des doigts douloureux comme s'ilsilriil; .1


502 SANS FAMILLE,. t\ii• r. t-• i• ir : -. i -élaient piqués par des milliers d'épines, et Mattia avait tant soufflédans son cornet à piston qu'il ne pouvait plus respirer. Cependantil fallaib~jouer toujours; Bob et ses camarades ne se lassant point defaire leurs tours, de notre côté, nous ne pouvions pas nous lasserplus qu'eux. Quand vint le soir, je crus que nous allions nous reposer;mais nous abandonnâmes notre tente pour un grand cabaret enplanches, et là, exercices et musique reprirent de plus belle. Cela<strong>du</strong>ra ainsi jusqu'après minuit; je faisais encore un certain tapageavec ma harpe, mais je ne savais plus trop ce que je jouais, et Mattiane le savait pas mieux que moi. Vingt fois Bob avait annoncé quec'était la "dernière représentation, et vingt fois nous en avions recommencéune nouvelle.Si nous étions las, nos camarades, qui dépensaient beaucoup plusde forces que nous, élaient exténués : aussi avaient-ils déjà manquéplus d'un de leurs tours. A un moment, une grande perche qui servaità leurs exercices tomba sur le bout <strong>du</strong> pied de Mattia; la douleurfut si vive, que Mattia poussa un cri ; je crus qu'il avait le piedécrasé, et nous nous empressâmes autour delui, Bob et moi. Heureusementla blessure n'avait pas cette gravité; il y avait contusion, etles chairs étaient déchirées, mais les os n'étaient pas brisés. CependantMattia ne pouvait pas marcher.Que faire?Il fut décidé qu'il resterait à coucher dans la voiture de Bob, etquemoi je gagnerais tout seulFaubcrge <strong>du</strong> Gros Chêne; ne fallait-ilpas que je susse où la famille Driscoll se rendait le lendemain?« Ne t'en va pas, me répétait Mattia, nous partirons ensembledemain.— Et si nous ne trouvons personne à l'auberge <strong>du</strong> Gros Chêne ?- Alors tant mieux! nous serons libres.— Si je quitte la famille Driscoll, ce ne sera pas ainsi; d'ailleurs,crois-tu qu'ils ne nous auraient pas bien vite rejoints? Oùveux-tu aller avec ton pied?— Eh bien! nous partirons, si tu le veux, demain; mais ne parspas ce soir, j'ai peur.— De quoi ?— Je ne sais pas, j'ai peur pour toi.7l' V*.;*.• :-f• - -t ,


41tL'i- k* •LES NUITS DE NOËL. 503 $— Laisse-moi aller, je te promets de revenir demain. ||— Et si Ton te retient?— Pour qu'on nepuisse pas me retenir, je vais te laisser maharpe;il faudra bien que je revienne la chercher. »Et, malgré la peur deMattia, je me mis en route, n'ayant nullementpeur moi-même.De qui, de quoi aurais-je eu peur? Que pouvait-on demander àun pauvre diable comme moi ?Cependant, si je ne me sentais pas dans le cœur le plus léger sentimentd'effroi, je n'en élais pas moins très ému. Cotait la premièrefois que j'étais vraiment seul, sans Capi, sans Maltia, et cet isolementm'oppressait en même temps que les voix mystérieuses de lanuit me troublaient; la lune aussi qui me regardait avec sa faceblafarde m'attristait.Malgré ma fatigue, je marchai vite et j'arrivai à la fui à l'auberge<strong>du</strong> Gros Chêne; mais j'eus beau chercher nos voitures, je ne lestrouvai point. II y avait deux ou trois misérables carrioles à bâchede toile, une grande baraque en planches et deux chariots couvertsd'où sortirent des cris de bêtes fauves quand j'approchai; maisles belles voitures aux couleurs éclatantes de la famille Driscoll, jene les vis nulle part.En tournant autour de l'auberge, j'aperçus une lumière quiéclairait une imposte vitrée, et, pensant que tout le monde n'était pascouché, je frappai à la porte. L'aubergiste à mauvaise figure, quej'avais remarqué la veille, m'ouvrit lui-même, et me braqua en pleinvisage la lueur de sa lanterne. Je vis qu'il me reconnaissait; mais,au lieu de me livrer passage, il mit sa lanterne derrière son dos,regarda autour de lui, et écoula <strong>du</strong>rant quelques secondes.« Yos voitures sont parties, dit-il, voire père a recommandé quevous le rejoigniez à Lewes sans perdre de temps, et en marchanttoute la nuit. Bon voyage! »Et il me ferma la porte au nez, sans m'en dire davantage.Depuis que j'étais en Angleterre, j'avais appris assez d'anglaispour comprendre cette courte phrase; pourtant il y avait un mot,et le plus important, qui n'avait pas de sens pour moi. Louisse }avait prononcé l'aubergiste; où était ce pays? je n'en avais aucune 1L]g^t'A'r ?.iii; 3


50kSANS FAMILLE.idée, car j'ignorais alors que Louissc était la prononciation anglaisede Lewes, nom de ville que j'avais vu écrit sur la carte.D'ailleurs aurais-je su où était Lewes, que je ne pouvais pas m'yrendre tout de suite en abandonnant Mattia : je devais donc retournerau champ de courses, si fatigué que je fusse.Je me remis en marche et, une heure et demie après, je me couchaissur une bonne botte de paille à côté de Mattia, dans la voiturede Bob, et en quelques paroles je lui racontais ce qui s'était passé,puis je m'endormais mort de fatigue.Quelques heures de sommeil me rendirent mes forces et, le matin,je me réveillai prêt à parlir pour Lewes, si toutefois Mattia, quidormait encore, pouvait me suivre.Sortant de la voiture, je me dirigeai vers notre ami Bob, qui,levé avant moi, était occupé à allumer son feu; je le regardais couchéà quatre pattes et soufflant de toutes ses forces sous la marmite,lorsqu'il me sembla reconnaître Capi con<strong>du</strong>it en laisse par unpoliceman.Stupéfait, je restai immobile, me demandant ce que cela pouvaitsignifier ; mais Capi, qui m'avait reconnu, avait donné une fortesecousse à la laisse qui s'était échappée des mains <strong>du</strong> policeman;alors, en quelques bonds, il était accouru à moi et il avait sauté dansmes bras.Le policeman s'approcha :« Ce chien esta vous, n'est-ce pas? me demanda-t-il.— Oui.— Eh bien, je vous arrête. »Et sa main s'abattit sur mon bras qu'elle serra fortement.Les paroles et le geste de l'agent de police avaient fait releverBob; il s'avança :« Eh pourquoi arrêtez-vous ce garçon? demanda-t-il.— Etes-vous son frère?— Non, son ami.— Un homme et un enfant ont pénétré cette nuit dans l'égliseSaint-George par une haute fenêtre et au moyen d'une échelle; ilsavaient avec eux ce chien pour leur donner l'éveil, si on venait lesdéranger ; c'est ce qui est arrivé ; dans leur surprise, ils n'ont pas eu.Và:.Vti Iî -


IniLES NUITS DE NOËL. 505le temps de prendre le chien avec eux en se sauvant par la fenêtre,et celui-ci, ne pouvant pas les suivre, a été trouvé dans l'église 5 avecle chien, j'étais bien sûr de découvrir les voleurs, et j'en tiens un;où est le père maintenant? »Je ne sais si cette question s'adressait a Bob ou à moi; je n'yrépondis pas, j'étais anéanti.Et cependant je comprenais ce quis'était passé; malgré moi je ledevinais : co. n'était pas pour garder les voitures que Capi m'avait étédemandé, c'était parce que son oreille était fine et qu'il pourrait avertirceux qui seraient en train de voler dans l'église; enfin ce n'étaitpas pour le seul plaisir d'aller coucher à l'auberge <strong>du</strong> Gros Chêneque les voitures étaient parties à la nuit tombante ; si elles ne s'étaientpas arrêtées dans celte auberge, c'était parce que, le vol ayant étédécouvert, il fallait prendre la fuite au plus vite.Mais ce n'était pas aux coupables que je devais penser, c'était àmoi; quels qu'ils fassent, je pouvais me défendre, et, sans les accuser,prouver mon innocence ; je n'avais qu'à donner l'emploi de <strong>mont</strong>emps pendant cette nuit.Pendant que je raisonnais ainsi, Mattia, qui avait enten<strong>du</strong> l'agentou la clameur qui s'était élevée, était sorti de la voiture et en boitantil était accouru près de moi.« Expliquez-lai que je ne suis pas coupable, dis-je à Bob, puisqueje suis resté avec vous jusqu'à une heure <strong>du</strong> matin; j'ai été àl'auberge <strong>du</strong> Gros Chêne où j'ai parlé à l'aubergiste, et aussitôt jesuis revenu ici. »Bob tra<strong>du</strong>isit mes paroles à l'agent; mais celui-ci ne parut pasconvaincu comme je l'avais espéré, tout au contraire.« C'est à une heure un quart qu'on s'est intro<strong>du</strong>it dans l'église,dit-il ; ce garçon est parti d'ici à une heure ou quelques minutesavant une heure, comme il le prétend : il a donc pu être dansl'église à une heure un quart, avec ceux qui volaient,— Il faut plus d'un quart d'heure pour aller d'ici à la ville, ditBob.— Oh ! en courant, répliqua l'agent, et puis, qui me prouve qu'ilest parti à une heure ?•— Moi qui le jure ! s'écria Bob.C4;"'î*• -*• 1.!Il*n•Ait*'«•-IA - ' 1l'Ari


506 SANS FAMILLE.i '•'Vl-1,-5.•'i.. i— Oh ! vous, dit l'agent, faudra savoir ce que vaut votre témoignage.». Bob se fâcha.« Faites attention que je suis citoyen anglais, » dit-il avec dignité.L'agent haussa les épaules.« Si vous m'însullez, dit Bob, j'écrirai au Times.— En attendant j'emmène ce garçon; il s'expliquera devant lemagistrat. »Mattia se jeta dans mes bras, je crus quec était pour m'embrasser ;mais Mattia faisait passer ce qui était pratique avant ce qui étaitsentiment.« Bon courage ! me dit-il h l'oreille, nous ne t'abandonneronspas. »Et alors seulement il m'embrassa.« Retiens Capi, » dis-je en français à Mailla.Mais l'agent me comprit :« Non, non, dit-il, je garde le chien; il m'a fait trouver celui-ci,* il me fera trouver les autres. »C'était la seconde fois qu'on m'arrêtait, et cependant la hontequi m'étouffa fut plus poignante encore. C'est qu'il ne s'agissaitplus d'une sotte accusation comme à propos de notre vache; si jesortais innocent de cette accusation, n'aurais-je pas la douleur devoir condamner, justement condamner ceux, dont on me croyaitle complice?11 me fallut traverser, tenu par le policeman, la haie des curieuxqui accouraient sur notre passage ; mais on ne me poursuivit pasde huées et de menaces comme en France, car ceux qui venaient meregarder n'étaient point des paysans, mais des gens qui, tous ou àpeu près, vivaient en guerre avec la police, des saltimbanques, descabaretiers, des bohémiens, des tramps, comme disent les Anglais,c'est-à-dire des vagabonds. ,,La prison où l'on m'enferma n'était point une prison pour rire,comme celle que nous avions trouvée encombrée d'oignons; c'étaitune vraie prison avec une fenêtre grillée de gros barreaux de fer,dont la vue seule tuait dans son germe toute idée d'évasion. Le mo-y,•'•t.'B3


R*LES NUITS DE NOËL. 507bilier se composait d'un banc pour s'asseoir et d'un hamac pourse coucher.Je me laissai tomber sur ce banc et j'y restai longtemps accablé,réfléchissant à ma triste condition, mais sans suite, car il m'étaitimpossible de joindre deux idées et dépasser de l'une à 1* au Ire.Combien le présent était terrible, combien l'avenir était effrayant!« Bon courage ! m'avait dit Mattia, nous ne t'abandonneronspas » : mais que pouvait un enfant comme Mattia? que pouvaitmême un homme comme Bob, si celui-ci voulait bien aider Mattia?Quand on est en prison, on n'a qu'une idée fixe, celle d'ensortir.Comment Mattia et Bob pouvaient-ils, en ne m'abandonnant paset eu faisant tout pour me servir, m'aider à sortir de ce cachot?J'allai à la fenêtre et l'ouvris pour tàter les barreaux de fer qui,en se croisant, la fermaient au dehors; ils étaient scellés dans lapierre. J'examinai les murailles, elles avaient près d'un mètred'épaisseur. Le sol était dallé avec de larges pierres; la porte étaitrecouverte d'une plaque de tôle.Je retournai à la fenêtre; elle donnait sur une petite cour étroiteet longue, fermée à son extrémité par un grand mur qui avait aumoins quatre mètres de hauteur.Assurément on ne s'échappait pas de cette prison, même quandon était aidé par des amis dévoués. Que peut le dévouement deramitié contre la force des choses? le dévouement ne perce pas lesmurs.Pour moi, toute la question présentement était de savoir combiende temps je resterais dans cette prison, avant de paraître devant lemagistrat qui déciderait de mon sort.Me serait-il possible de lui dé<strong>mont</strong>rer mon innocence, malgré laprésence de Capi dans l'église ?Et me serait-il possible de me défendre sans rejeter le crime surceux que je ne voulais pas, que je ne pouvais pas accuser?Tout était là pour moi, et c'était en cela, en cela seulement, queMattia et son ami Bob pouvaient me servir. Leur rôle consistait àréunir des témoignages pour prouver qu'à une heure-un quart jene pouvais pas être dans l'église Saint-George; s'ils faisaient cetteIm-•fails••t.-.yMu'i


503 SANS FAMILLE.•i !r* ,Tuj||in• J ;ji '- * ,mi- .i-ypreuve, j'étais sauvé, malgré le témoignage muet que mon pauvreCapi porterait contre moi, et ces témoignages, il me semblait qu'iln'était pas impossible de les trouver.Ah ! si Mattia n'avait pas eu le pied meurtri, il saurait bien chercher,se mettre en peine; mais, dans l'état où il élait, pourrait-ilsortir de sa voiture? et s'il ne le pouvait pas, Bob voudrait-il leremplacer?Ces angoisses, jointes à toutes celles que j'éprouvais, ne me permirentpas de m'endormir malgré ma fatigue de la veille. Elles neme permirent même pas de toucher à la nourriture qu'on m'apporta;mais, si je laissai les aliments de côté, je me précipitai au contrairesur l'eau, car j'étais dévorépar une soif ardente, et, pendant toutela journée, j'allai à ma cruche de quart d'heure en quart d'heure,buvant à longs traits, mais sans me désaltérer et sans affaiblir legoût d'amertume qui m'emplissait la boucheQuand j'avais vu le geôlier entrer dans ma prison, j'avais éprouvéun mouvement de satisfaction et comme un élan d'espérance, car,depuis que j'étais enfermé, j'étais tourmenté, enfiévré par unequestion que je me posais sans lui trouver une réponse :« Quand le magistrat m'interrogerait-il? Quand pourrais-je medéfendre? »J'avais enten<strong>du</strong> raconter des histoires de prisonniers qu'on tenaitenfermés pendant des mois sans les faire passer en jugement ousans les interroger, ce qui pour moi élait tout un, et j'ignoraisqu'en Angleterre il ne s'écoulait jamais plus d'un jour ou deuxentre l'arrestation et la comparution publique devant un magistrat.Cette question que je ne pouvais résoudre fut donc la premièreque j'adressai au geôlier, qui n'avait point l'air d'un méchant. homme, et il voulut bien me répondre que je comparaîtrais certainementà l'audience <strong>du</strong> lendemain.Mais ma question lui avait suggéré l'idée de me questionner àcon tour; puisqu'il m'avait répon<strong>du</strong>, n 5 était-il pas juste que je luirépondisse aussi?« Comment donc êtes-vous entré dans l'église? » me demanda-t-il,A ces mots je répondis par les plus ardentes protestations d'inno-


.t.1t-E-:LES NUITS DE NOËL. 509cence; mais il me regarda en haussant les épaules; puis, commeje continuais de lui répéter que je n'étais pas entré dans l'église, ilse dirigea vers la porte, et alors, me regardant :«Sont-ils vicieux, ces gamins de Londres! » dit-il à mi-voix.Et il sortit.Cela m'affecta cruellement. Bien que cet homme ne fût pas monjuge, j'aurais voulu qu'il me crût innocent; à mon accent, à monregard, il aurait dû voir que je n'étais pas coupable.Si je ne l'avais convaincu, me serait-il possible de convaincre lejuge? Heureusement j'aurais des témoins qui parleraient pour moi.et, si le juge ne m'écoutait pas, au moins serait-il obligé d'écouter ettle croire les témoignages qui m'innocenteraient.Mais il me fallait ces témoignages.Les aurais-je?Parmi les histoires de prisonniers que je savais, il y en avait unequi parlait des moyens qu'on employait pour communiquer avecceux qui étaient enfermés : on cachait des billets dans lanourrituiv,qu'on apportait <strong>du</strong> dehors.Peut-être Mattiaet Bob s'étaient-ils servis de cette ruse, et, quandcette idée m'eut traversé l'esprit, je me mis à émictter mon pain,mais je ne trouvai rien dedans. Avec ce morceau de pain on m'avaitapporté des pommes de terre, je les ré<strong>du</strong>isis en farine; elles necontenaient pas le plus petit billet.Décidément Mattia et Bob n'avaient rien à me dire, ou, ce quiétait plus probable, ils ne pouvaient rien me dire.Je n'avais donc qu'à attendre le lendemain, sans trop me désoler,si c'était possible; mais, par malheur, cela ne me fut pas possible,et, si vieux que je vive, je garderai, comme s'il datait d'hier, lesouvenir de la terrible nuit que je passai. Ah! comme j'avais étéfou de ne pas avoir foi dans les pressentiments de Mattia et dansses peurs !Le lendemain matin, le geôlier entra dans ma prison portant unecruche et une cuvette; il m'engagea à faire ma toilette, si le cœurm'en disait, parce que j'allais bientôt paraître devant le magistrat,•et il ajouta qu'une tenue décente était quelquefois le meilleurmoyen de défense d'un accusé..Hsa!i?-•'•}'ïii11


510 SANS FAMILU:.Ma toilette achevée, je voulus m : asseoir sur mon banc; mais ilme fut impossible de rester en place, et je me mis à, tourner dansma cellule comme les bêles tournent dans leu'r cime.J'aurais voulu préparer ma défense et mes réponses; mais j'étaistrop affolé, et, au lieu de penser à l'heure présente, je pensais àtoutes sortes de choses absurdes qui passaient devant mon espritfatigué, comme les ombres d'une lanterne magique.Le geôlier revint et me dit de le suivre; je marchai à côté de lui,et, après avoir traverse plusieurs corridors, nous nous trouvâmesdevant une petite porte qu'il ouvrit.« Passez, » me dit-il.En air chaud me sou fila au visage et j'entendis un bourdonnementconfus. J'entrai et me trouvai dans une petite tribune;j'étais dans la salle <strong>du</strong> tribunal.Bien que je fusse en proie à une sorte d'hallucination et que jesentisse les artères de mon front batîre comme si elles allaientéclater, en un coup d'cei! jeté circulaircment autour de moi j'eusune vision nette et complète de ce qui m'entourait, — la salled'audience elles gens qui remplissaient.Elle était assez grande, celte salle, haute de plafond avec delarges fenêtres; elle était divisée en deux enceintes, Tune réservéeau tribunal, l'autre ouverte aux curieux.Sur une estrade élevée était assis le juge; plus bas et devant luisiégeaient trois autres gens de justice qui étaient, je le sus plustard, un greffier, un trésorier pour les amendes, et un autremagistrat qu'on nomme en France le ministère public; devant matribune était un personnage en robe et en perruque, mon avocat.Comment avais-je un avocat? D'où me venait-il? Qui me l'avaitdonné? Etaicnt-cc Matlia et Bob? c'étaient là des questions qu'iln'était pas l'heure d'examiner. J'avais un avocat, cela suffisait.Dans une autre tribune, j'aperçus Bob lui-même, ses deuxcamarades, l'aubergiste" <strong>du</strong> Gros Chêne, et des gens que je neconnaissais point, puis, dans une autre qui faisait face à celle-là, jereconnus le policeman qui m'avait arrêté; plusieurs personnesétaient avec lui; je compris que ces tribunes étaient celles destémoins.


DKVAXT MA TIMlïli.MÏ ICTAIT I;X T'Kli?OSKA


LES NUITS DE NOËL. 511L'enceinte réservée au public était pleine. Au-dessus d'une balustrade,j'aperçus Matlia ; nos yeux se croisèrent, s'embrassèrent,et instantanément je sentis le courage me relever. Je seraisdéfen<strong>du</strong>, c'était à moi de ne pa& m'abandonner et de me défendremoi-même; je ne fus plus écrasé par tous les regards qui étaientdardés sur moi.Le ministère public prit la parole, et en peu de mots, — il avaitl'air très pressé, — il exposa l'affaire : « Un vol avait été commis dansl'église Saint-George; les*voleurs, un homme et un enfant, s'étaientintro<strong>du</strong>its dans l'église au moyen d'une échelle et en brisant unefenêtre; ils avaient avec eux un chien qu'ils avaient amené pourfaire bonne garde et les prévenir <strong>du</strong> danger, s'il en survenait un;un passant attardé, il était alors une heure un quart, avait étésurpris de voir une faible lumière dans l'église, il avait écouté et ilavait enten<strong>du</strong> des craquements; aussitôt il avait été réveiller lebedeau; on était revenu en nombre, mais alors le chien avait aboyéet, pendant qu'on ouvrait la porte, les voleurs, effrayés, s'étaientsauvés par la fenêtre, abandonnant leur chien, qui n'avait pas pu<strong>mont</strong>er à l'échelle; ce chien, con<strong>du</strong>it sur le champ de courses parl'agent Jerry, dont on ne saurait trop louer l'intelligence et le zèle,avait reconnu son maître qui n'était autre que l'accusé présent surce banc; quant au second voleur, on était sur sa piste. »Après quelques considérations qui dé<strong>mont</strong>raient ma culpabilité,le ministère public se tut, et une voix glapissante cria : « Silence! »Le juge alors, sans se tourner de mon côté, et comme s'il parlaitpour lui-même, me demanda mon nom, mon âge et ma profession.Je répondis en anglais que je m'appelais Francis Driscoll et queje demeurais chez mes parents à Londres, cour <strong>du</strong>Lion-llouge, danslïethnal-Green ; puis je demandai la permission de m'expliquer enlrançais, atten<strong>du</strong>-que j'avais été élevé en France et que je n'étais en* Angleterre que depuis quelques mois.« Ne croyez pas me tromper, me dit sévèrement le juge ; je sais lefrançais. »Je fis donc mon récit en français, et j'expliquai comment il étaitde toute impossibilité que je fusse dans l'église à une heure, puisque,à••


512 SANS FAMILLE.cette heure, j'étais au champ de courses, et qu'à deux heures et demiej'étais à l'auberge <strong>du</strong> Gros Chêne.« Et où ôtiez-vous aune heure un quart? demanda le juge— En chemin.— C'est ce qu'il faut prouver. Vous dites que vous étiez sur laroute de l'auberge <strong>du</strong> Gros Chêne, et l'accusation soutient que vousétiez dans l'église. Parti <strong>du</strong> champ de courses à une heure moinsquelques minutes, A r ous seriez venu rejoindre votre complice sousles murs de l'église, où il vous attendait avec une échelle, et ce seraitaprès votre vol manqué que vous auriez été à l'auberge <strong>du</strong> GrosChêne. »Je m'efforçai de dé<strong>mont</strong>rer que cela ne se pouvait pas ; mais jevis que le juge n'était pas convaincu.« Et comment expliquez-vous la présence de votre chien dansl'église? me demanda le juge.— Je ne l'explique pas, je ne la comprends même pas; monchien n'était pas avec moi, je l'avais attaché le matin sous une denos voitures. »11 ne me convenait pas d'en dire davantage, car je ne voulais pasdonner des armes contre mon père ; je regardai Mattia, il me fitsigne de continuer, mais je ne continuai point.t.On appela un témoin, et on lui fit prêter serment sur l'Evangilede dire la vérité sans haine et sans passion.C'était un gros bonhomme, court, à l'air prodigieusement majestueux,malgré sa figure rouge et son nez bleuâtre; avant de jurer,il adressa une génuflexion au tribunal et il se redressa en se regorgeant: c'était le bedeau de la paroisse Saint-George.Il commença par raconter longuement combien il avait été troubléet scandalisé lorsqu'on était venu le réveiller brusquement pour luidire qu'il y avait des voleurs dans l'église ; sa première idée avaitété qu'on voulait lui jouer une mauvaise farce, mais, comme on nejoue pas des farces à des personnes de son caractère, il avait comprisqu'il se passait quelque chose de grave; il s'était habillé alors avectant de hâte qu'il avait fait sauter deux boutons de son gilet; enfinil était accouru; il avait ouvert la porte de l'église, et il avaittrouvé... qui? ou plutôt quoi? un chien.


•»>s.tU'.VLES NUITS DE NOËL. .513Je n'avais rien à répondre à cela; mais mon avocat qui, jusqu'àce moment, n'avait rien dit, se leva, secoua sa perruque, assura sarobe sur ses épaules et prit la parole.« Qui a fermé la porte de l'église hier soir? demanda-t-il.— Moi, répondit le bedeau, comme c'était mon devoir.— Vous en êtes sûr?— Quand je fais une chose, je suis sûr que je la fais.— Et quand vous ne la faites pas?-— Je suis sûr que je ne l'ai pas faite.— Très bien ; alors vous pouvez jurer que vous n'avez pas enferméle chien dont il est question dans l'église?— Si le chien avait été dans l'église, je l'aurais vu.— Vous avez de bons yeux?— J'ai des yeux comme tout le monde.— Il y a six mois, n'êtes vous pas entré dans un veau qui étaitpen<strong>du</strong> le ventre grand ouvert, devant la boutique d'un boucher?— Je ne vois pas l'importance d'une pareille question adressée àun homme de mon caractère, s'écria le bedeau devenant bleu.— Voulez-vous avoir l'extrême obligeance d'y répondre comme sielle était vraiment importante?— Il est vrai que je me suis heurté contre un animal maladroitementexposé à la devanture d'un boucher.— Vous ne l'aviez donc pas vu?— J'étais préoccupé.— Vous veniez de dîner quand vous avez fermé la porte deréélise?— Certainement.— Et quand vous êtes entré dans ce veau, est-ce que vous neveniez pas de diner?— Mais...— Vous dites que vous n'aviez pas dîné?— Si.— Est-ce de la petite bière ou de la bière forte que vous buvez?— De la bière forte.— Combien de pintes?— Deux.65-;i".-"'•fi.•J)-,


514 SANS FAMILLE.— Jamais plus?— Quelquefois trois.— Jamais quatre? Jamais six?— Cela est bien rare.— Vous ne prenez pas de grog après votre dîner?— Quelquefois.— Vous l'aimez fort ou faible?— Pas trop faible.— Combien de verres en buvez-vous?— Cela dépend.— Est-ce que vous êtes prêt à jurer que vous n'en prenez pasquelquefois trois et même quatre verres?»Comme le bedeau, déplus en plus bleu, ne réponditpas, l'avocatse rassit et, tout en s'asseyant, il dit :« Cet interrogatoire suffit pour prouver que le chien a pu èlreenfermé dans l'église par le témoin qui, après dîner, ne voit pas lesveaux parce qu'il est préoccuné; c'était tout ce que je désiraissavoir. »Si j'avais osé. j'aurais embrassé mon avocat; j'étais sauvé.Pourquoi Capi n*aurail-il pas été enfermé dans l'église? Celaétait possible. Et s'il avait été enfermé de celle façon, ce n'était pasmoi qui l'avais intro<strong>du</strong>it : je n'étais donc pas-coupable, puisqu'iln'y avait que cette charge contre moi.Après le bedeau ou entendit les gens qui raccompagnaient lorsqu'ilétait entré dans l'église; mais ils n'avaient rien vu, si ce n'estla fenêtre ouverte par laquelle les voleurs s'étaient envolés.Puis on entendit mes témoins : J5ob, ses camarades, l'aubergiste,qui tous donnèrent l'emploi de mon temps: cependant un seulpoint ne fut point éclairci, et il était capital, puisqu'il portait surl'heure précise à laquelle j'avais quitté le champ de courses.Les interrogatoires terminés, le juge me demanda si je n'avaisrien à dire, en m'avertissant que je pouvais garder le silence, si jele croyais bon.Je répondis que j'étais innocent, et que je m'en remettais à lajustice <strong>du</strong> tribunal.Alors le juge fit lire le procès-verbal des dépositions que je venais


LES NUITS DE NOËL. 515d'cnlendre, puis il déclara que je serais transféré dans la prison <strong>du</strong>comté pour y attendre que le grand jury décidât si je serais ou neserais pas tra<strong>du</strong>it devant les assises.Les assises !Je m'affaissai sur mon banc ; hélas ! que n : avais-je écouléMalliai\.- • >.


CHAPITRE XXXIXBÛUCe ne fut que longtemps après que je fus réintégré dans ma prison que je trouvai une raison pour iif expliquer comment je n'avaispas été acquitté : le juge voulait attendre l'arrestation de ceux quiétaient entrés dans l'église, pour voir si je n'étais pas leur complice.On était sur leur piste, avait dit le ministère public; j auraisdonc la douleur et la honte de paraître bientôt sur le bancdes assises à côté d'eux.Quand cela arriverait-il? Quand serais-jc transféré dans la prison<strong>du</strong> comté? Quêtait celte prison? Où se trouvait-elle? Etait-elle plustriste que celle dans laquelle j'étais?11 y avait dans ces questions de quoi occuper mon esprit, et letemps passa plus vite que la veille; je n'étais plus sous le coup del'impatience qui donne la fièvre; je savais qu'il fallait attendre.Et tantôt me promenant, tantôt m'asseyant sur mon banc, j'attendais.


BON. 517Un peu avant la nuit j'entendis une sonnerie de cornet à piston,et je reconnus la façon de jouer de Mattia. Le bon garçon, il voulaitme dire qu'il pensait à moi et qu'il veillait. Cette sonnerie m*arrivaitpar-dessus le mur qui faisait face h ma fenêtre; évidemmentMattia était de l'autre côté de ce mur, dans la rue, et une courtedistance nous séparait, quelques mètres à peine. Par malheur lesyeux ne peuvent pas percer les pierres. Mais, si le regard ne passe pasà travers les murs, le son passe par-dessus. Aux sons <strong>du</strong> cornets'étaient joints des bruits de pas, des rumeurs vagues, et je comprisque Mattia et Bol) donnaient là sans doute une représentation.Pourquoi avaient-ils choisi cet endroit? Etait-ce parce qu'il leurétait favorable pour la recette, ou bien voulaient-ils me donner unavertissement? Tout à coup j'entendis une voix claire, celle de Mattia,crier en français: « Demain matin au petit jour! » Puis aussitôtreprit de plus belle le tapage <strong>du</strong> cornet.Il n'y avait pas besoin d'un grand effort d'intelligence pour comprendre(pie ce n'était pus à son public anglais que Mattia adressaitces mois: « Demain matin au peut jour, >» c'était à moi; mais, parcontre, il n'était pas aussi facile de deviner ce qu'ils signifiaient, etde nouveau je me posai toute une série de questions auxquelles ilm'était impossible île trouver des réponses raisonnables.Lin seul fait était clair et précis: le lendemain matin au petit jourje devais être éveillé et me tenir sur mes gardes ; jusque-là je n'avaisqu'à prendre patience, si je le pouvaisAussitôt que la nuit fut tombée, je me couchai dans mon hamacet je tachai de m'endorinir ; j'entendis plusieurs heures sonnersuccessivement aux horloges voisines, puis, à la fin, le sommeil meprit et m'emporta sur ses ailes.Quand je m'éveillai, la nuit était épaisse, les étoiles brillaientdans le sombre azur, et l'on n'entendait aucun bruit ; sans doutele jour était loin encore. Je revins m'asseoir sur mon banc, n'osantpas marcher de peur d'appeler l'attention, si par hasard on faisaitune ronde, et j'attendis. Bientôt une horloge sonna trois coups : jem'étais éveillé trop tôt; cependant je n'osai pas me rendormir, etd'ailleurs je crois bien que, quand même je l'aurais voulu, je nel'aurais pas pu; j'étais trop fiévreux, trop angoissé.


518 SANS FAMILLE.a ii!I •:Ma seule occupation était de compter les sonneries des horloges ;mais combien me paraissaient longues les quinze minutes quis'écoulaient entre l'heure et le quart, entre le quart et la demie;si longues que parfois je m'imaginais que j'avais laissé l'horlogesonner sans l'entendre ou qu'elle était détraquée!Appuyé contre la muraille, je tenais mes yeux fixés sur la fenêtre;il me sembla que l'étoile que je suivais perdait de son éclat,et que le ciel blanchissait faiblement.C'était l'approche <strong>du</strong> jour; au loin des coqs chantèrent.Je me levai, et, marchant sur la pointe des pieds, j'allai ouvrirma fenêtre; ce fut un travail délicat de l'empêcher de craquer,mais enfin, en m'y prenant avec douceur, et surtout avec lenteur,j'en vins à bout.Quel bonheur que ce cachot eût été aménagé dans une anciennesalle basse dont on avait fait une prison, et qu'on se fût confié auxbarreaux de fer pour garder les prisonniers, car, si ma fenêtre nes'était pas ouverte, je n'aurais pas pu répondre à l'appel de Mattia.Mais ouvrir la fenêtre n'était pas tout; les barreaux de fer restaient,les épaisses murailles aussi, et aussi la porte bardée de tôle.C'était donc folie d'espérer la liberté, et cependant je l'espérais.Les étoiles pâlirent de plus en plus, et la fraîcheur <strong>du</strong> matinme fit grelotter; cependant je ne quittai pas ma fenêtre, restant là,debout, écoutant, regardant, sans savoir ce que je devais regarderet écouter. Un grand voile blanc <strong>mont</strong>a au ciel, et sur la terre lesobjets commencèrent à se dessiner avec des formes à peu près distinctes;c'était bien le petit jour dont Mattia m'avait parlé. J'écoutaien retenant ma respiration, je n'entendis que les battementsde mon cœur dans ma poitrine.Enfin, il me sembla percevoir un grattement contre le mur,mais comme avant je n'avais enten<strong>du</strong> aucun bruit dp pas, je crusm'être trompé. Cependant j'écoutai. Le grattement continua; puis,tout à coup j'aperçus une tête s'élever au-dessus <strong>du</strong> mur; tout desuite je vis que ce n'était pas celle de Mattia, et, bien qu'il fitencore sombre, je reconnus Bob.. Il me vit collé contre mes barreaux,« Chut! » dit-il faiblement


BOB. 519Et de la main il me fit un signe qui me sembla signifier que jedevais m'cloigner de la fenêtre. Sans comprendre, j'obéis. Alors,son autre main me parut armée d'un long tube brillant comme s'ilétait en verre. Il le porta à-sa bouche^ Je compris que c'était unesarbacane. J'entendis un soufflerncnt, et en même temps je vis unepetite boule blanche passer dans l'air pour venir tomber à mespieds. Instantanément la tête de Bob disparut derrière le mur, etje n'entendis plus rien.Je me précipitai sur la boule; elle était en papier fin roulé etentassé autour d'un gros grain de plomb. Il me sembla que descaractères étaient tracés sur ce papier, mais il ne faisait pas encoreassez clair pour que je pusse les lire : je devais donc attendre le jourJe refermai ma fenêtre avec précaution et vivement je me couchaidans mon hamac, tenant la boule de papier dans ma main.Lentement, bien lentement pour mon impatience, l'aube jaunit,et à la fin une lueur rose glissa sur mes murailles; je déroulaimon papier et je lus :« Tu seras transféré demain soir dans la prison <strong>du</strong> comté; tuvoyageras en chemin de fer dans un compartiment de secondeclasse avec un policeman; place-toi auprès de la portière parlaquelle tu <strong>mont</strong>eras; quand vous aurez roulé pendant quarantecinqminutes (compte-les bien), votre train ralentira sa marchepour une jonction; ouvre alors la portière et jette-toi à bas bravement; élance-loi, étends tes mains en avant et arrange-toi pourtomber sur les pieds; aussitôt à terre, <strong>mont</strong>e le talus de gauche,nous serons là avec une voiture et un bon cheval pour t'emmener;ne crains rien; deux jours après nous serons en France; bon courageeL bon espoir; surtout élance-toi au loin en sautant et tombesur tes pieds. »Sauvé! Je ne comparaîtrais pas aux assises; je ne verrais pasce qui s'y passerait! Ah! le brave Mattia, le bon Bob! car c'étaitlui, j'en étais certain, qui aidait généreusement Mattia : « Nousserons là avec un bon cheval; » ce n'était pas Mattia qui tout seulavait pu combiner cet arrangement.Et je relus le billet : « Quarante-cinq minutes après le départ;le talus de gauche; tomber sur les pieds. » Certes oui, je m'éiani:tiil ,:I. II •


I'2520 SANS FAMILLE.ccrais bravement, <strong>du</strong>ssé-je me tuer. Mieux valait mourir que dese faire condamner comme voleur. Ah! comme tout cela était bieninventé : « Deux jours après nous serons en France ! »Cependant, dans mon transport de joie, j'eus une pensée de tristesse: et Capi? Mais bien vile j'écartai celte idée. Il n'était paspossible que Mattia voulût abandonner Capi; s'il avait trouvé unmoyen pour me faire évader, il en avait trouvé un aussi certainementpour Capi. Je relus mon billet deux ou trois fois encore,puis, l'ayant mâché, je l'avalai ; maintenant je n'avais plus qu'àdormir tranquillement, et je m'y appliquai si bien, que je nem'éveillai que quand le geôlier m'apporta à manger.Le temps s 1 écoula assez vile, cl, le lendemain, dans l'après-midi,un policeman que je ne connaissais pas entra dans mon cachotet me dit de le suivre. Je vis avec satisfaction que c'était unhomme d'environ cinquante ans qui ne paraissait pas très souple.Les choses purent s'arranger selon les prescriptions de Mattia,et, quand le train se mit en marche, j'étais placé près de la portièrepar laquelle j'étais <strong>mont</strong>é; j'allais a reculons; le policemanétait eu face de moi; nous étions seuls dans notre compartiment.« Vous parlez anglais? me dit-il.— Un peu.— Vous le comprenez?— A peu près, quand on ne parle pas trop vite.— Eh bien, mon garçon, je veux vous donner un bon conseil :ne faites pas le malin avec la justice, avouez; vous vous concilierezla bienveillance de tout le monde. Rien n'est plus désagréableque d'avoir affaire à des gens qui nient contre l'évidence, tandisqu'avec ceux qui avouent on a toutes sortes de complaisances, debontés. Ainsi moi, vous me diriez comment les choses se sont passées,je vous donnerais bien une couronne; vous verriez commel'argent adoucirait votre situation en prison. »Je fus sur le point de répondre que je n'avais rien à avouer; maisje compris que le mieux pour moi était de me concilier la bienveillancede ce policeman, selon son expression, et je ne répondis rien.« Vous réfléchirez, me dit-il en continuant, et quand en prisonvous aurez reconnu la bonté de mon conseil, vous me ferez appe-


•i CuM.MKNT CILLA YA-T-IL? » MK IHI.MANDA liOlï KN SLÎ lilîTOUlïNANT(i>. 521;


BOB. 5211er, parce que, voyez-vous, il ne faut pas avouer au premier venu,il faut choisir celui qui s'intéressera à vous, et moi, vous voyezbienque je suis tout disposé à vous servir. >->Je fis un signe affirmatif..« Faites demander Dolphin; vous retiendrez bien mon nom,n'est-ce pas?•— Oui, monsieur. »J'étais appuyé contre la portière dont la vitre était ouverte; jelui demandai la permission de regarder le pays que nous traversions,et, comme il voulait « se concilier ma bienveillance, » il merépondit que je pouvais regarder tant que je voudrais. Qu'avait-ilà craindre? le train marchait à grande vitesse.Bientôt, l'air qui le frappait en face l'ayant glacé, il s'éloignade la portière pour se placer au milieu <strong>du</strong> wagon. Pour moi, jen'étais pas sensible au froid; glissant doucement ma main gaucheen dehors je tournai la poignée et de la droite je retins la portière.Le temps s'écoula; la machine siffla et ralentit sa marche.. Lemoment était venu; vivement je poussai la portière et sautai aussiloin que je pus; je fus jeté dans le fossé; heureusement mes mainsque je tenais en avant portèrent contre le talus gazon né; cependantle choc fut si violent que je roulai à terre, évanoui.Quand je revins à moi, je crus que j'étais encore en chemin de1er, car je me sentis emporté par un mouvement rapide, et j'entendisun roulement; j'étais couché sur un lit de paille.Chose étrange! ma figure était mouillée, et, sur mes joues, surmon front, passait une caresse douce et chaude.J'ouvris les yeux;.un chien, un vilain chien jaune était penchésur moi et me léchait. Mes yeux rencontrèrent ceux de INÎattia, quise tenait agenouillé a côté de moi.« Tu es sauvé, me dit-il en écartant le chien et en m'embrassant.— Où sommes-nous?— En voiture; c'est Bob qui nous con<strong>du</strong>it.— Comment cela va-t-il? me demanda Bob en se retournant.— Je ne sais pas; bien, il me semble.— Remuez les bras, remuez les jambes, » cria Bob.J'étais allongé sur de la paille, je fis ce qu'il me disait.66


522 SANS FAMILLE.« Bon, dit Mattia, rien de cassé.— Mais que s'est-il passé?— Tu as sauté <strong>du</strong> train, comme je te l'avais recommandé; maisla secousse t'a étourdi, et tu es tombé dans le fossé; alors ne tevoyant pas venir, Bob a dégringolé le talus tandis que je tenais lecheval, et il t'a rapporté dans ses bras. Nous t'avons cru mort.Quelle peur! quelle douleur! mais te voilà sauvé.— Et le policeman ?— Il continue sa route avec le train, qui ne s'est pas arrêté. »Je savais l'essentiel; je regardai autour de moi et j'aperçus lechien jaune qui me regardait tendrement avec des yeux qui ressemblaientà. ceux de Capi; mais ce n'était pas Capi, puisque Capiétait blanc.« Et Capi! dis-je, où est-il? »Avant que Mattia m'eût répon<strong>du</strong>, le chien jaune avait sauté surmoi et il me léchait en pleurant.« Mais le voilà, dit Mattia, nous l'avons fait teindre. »Je rendis au bon Capi ses caresses, et je l'embrassai.« Pourquoi l'as-tu teint? dis-je.— C'est une histoire, je vais te la conter. »Mais Bob ne permit pas ce récit.« Con<strong>du</strong>is le cheval, dit-il à Mattia, et tiens-le bien; pendantce temps-là je vais arranger la voiture pour qu'on ne la reconnaissepas aux barrières. »Cette voiture était une carriole recouverte d'une bâche en toileposée sur des cerceaux ; il allongea les cercles dans la voiture et,ayant plié la bâche en quatre, il me dit de m'en couvrir; puis ilrenvoya Mattia en lui recommandant de se cacher sous la toile.Par ce moyen la voiture changeait entièrement d'aspect, elle n'avaitplus de bâche et elle ne contenait qu'une personne au lieu de trois.Si on courait après nous, le signalement que les gens qui voyaientpasser cette carriole donneraient dérouterait les recherches.« Où allons-nous? demandai-je à Mattia lorsqu'il se fut allongéà côté de moi.— À Liulehampton : c'est un petit port sur la mer, où Bob a unfrère qui commande un bateau faisant les voyages de France pour


B 0 B S9.3i lIf 1 'v; - -iirî •* *î •'••.[Ipj^\ÊWl$&:\^jv-aller chercher <strong>du</strong> beurre et des œufs en Normandie, à Isigny; sinous nous sauvons, — et nous nous sauverons, — ce sera à Bobque nous le devrons. Il a tout fait; qu est-ce que j'aurais pu fairepour toi, moi,"pauvre" misérable ! C'est Bob qui a eu l'idée de te fairesauter <strong>du</strong> train, de te souffler mon billet, et c'est lui qui a décidé sescamarades à nous prêter ce cheval; enfin c'est lui qui va nous procurerun bateau pour passer en France, car tu dois bien croire que,si tu voulais l'embarquer sur un vapeur, tu serais arrêté. Tu voisqu'il fait bon avoir des amis.— Et Capi, qui a eu l'idée de l'emmener?— Moi, mais c'est Bob qui a eu l'idée de le teindre en jaune pourqu'on ne le reconnaisse pas, quand nous l'avons volé à l'agent Jerry,l'intelligent Jerry, comme disait le juge, qui cette fois n'a pas ététrop intelligent, car il s'est laissé souffler Capi sans s'en apercevoir;il est vrai que Capi, m'ayant senti, a presque tout fait, et puis Bobconnaît tous les tours des voleurs de chiens.— Et ton pied?— Guéri, ou à peu près, je n'ai pas eu le temps d'y penser. »Les routes d'Angleterre ne sont pas libres comme celles de France;de place en place se trouvent des barrières où Ton doit payer unecertaine somme pour passer. Quand nous arrivions à l'une de cesbarrières, Bob nous disait de nous taire et de ne pas bouger, et lesgardiens ne voyaient qu'une carriole con<strong>du</strong>ite par un seul homme ;Bob leur disait des plaisanteries et passait.Avec son talent de clown pour se grimer, il s'était fait une tête defermier, et ceux mêmes qui le connaissaient le mieux lui auraientparlé sans savoir qui il était.Nous marchions rapidement, car le cheval était bon et Bob étaitun habile cocher. Cependant il fallut nous arrêter pour laissersouffler un peu le cheval, et pour lui donner à manger ; mais pourcela nous n'entrâmes pas dans une auberge. Bob s'arrêta en pleinbois, débrida son cheval et lui passa au cou une musette pleined'avoine qu'il prit dans la voiture; la nuit était noire, il n'y avaitpas grand danger d'être surpris. Alors je pus m'entretenir avec Bobet le remercier par quelques paroles de reconnaissance émue; maisil ne me laissa pas lui dire tout ce que j'avais dans le cœur.• • ' i ;> • '- •11]^j¥,SU! i:. * "• .-;>:..: -'•*''•*,*i ; V*'-;î ;::É& •! - -..il.'i-î-il-Ut.,' .' I -.m.-: r t-. . 1 ••'• : i,• r4 -!\i"hr I 1 • ^!; (. •:-:'MM• '.y ï •- *~é* i"L , '* V:j .; \.'•;•••«•''•.i'r.'** PTVol.'." '-t.1;*|;II'il'!';:• ;i-:'vl!•s -- •'!'•'1*.• i


kSANS FAMILLE.« Vous m'avez obligé, répondit-il en me donnant une poignée demain, aujourd'hui je vous oblige, chacun son tour; et puis vouseles le frère de Mattia, et, pour un bon garçon comme Maltia, on faitbien des choses. »Je lui demandai si nous étions éloignés de Litllehampton; il merépondit que nous en avions encore pour plus de deux heures, elqu'il fallait nous hâter, parce que le baleau de son frère parlait tousles samedis pour Isigny, et qu'il croyait que la marée avait lieu debonne heure : or, nous étions le vendredi. Nous reprîmes place surla paille, sous la bâche, et le cheval reposé partit grand train.« As-tu peur? me demanda Maltia.— Oui et non; j'ai très peur d'être repris; mais il me semblequ'on ne me reprendra pas. Se sauver, n'est-ce pas avouer qu'onest coupable? Voilà surtout ce qui me tourmente; que dire pour madéfense?— ISous avons bien pensé à cela, mais Bob a cru qu'il fallait toutfaire pour que tu ne paraisses pas sur le banc des assises, cela estsi triste d'avoir passé là, même quand on est acquitté; moi je n'aiosé rien dire, parce que, avec mon idée fixe de l'emmener en France,j'ai peur que cette idée ne me conseille mal.— Tu as bien fait; et, quoi qu'il arrive, je n'aurai que de lareconnaissance pour vous.— Il n'arrivera rien, va, sois tranquille. A l'arrêt <strong>du</strong> train tonpoliceman aura fait son rapport; mais, avant qu'on organise lesrecherches, il s'est écoulé <strong>du</strong> temps, et nous, nous avons galopé; etpuis; ils ne peuvent pas savoir que c'est à Litllehampton que nousallons nous embarquer. »11 était certain que, si on n'était pas sur notre piste, nous avionsla chance de nous embarquer sans être inquiétés; mais je n'étaispas, comme Maltia, assuré qu'après l'arrêt <strong>du</strong> train le policemanavait per<strong>du</strong> <strong>du</strong> temps pour nous poursuivre; là était le danger, etil pouvait être grand.Cependant notre cheval, vigoureusement con<strong>du</strong>it par Bob, continuaitde détaler grand train sur la route déserte. De temps en tempsseulement nous croisions quelques voitures, aucune ne nous dépassait.Les villages que nous traversions étaient silencieux, et rares


^


V526 SANS FAMILLE.il va vous con<strong>du</strong>ire, cl nous allons nous séparer, car il est inutilequ'on sache que je suis venu ici. »Je voulus remercier Bnb: mais il me coupa la parole en niedonnant une poignée de main.« Ne parlons pas de ça, dil-ii, il faut s'enlr'aider, chacun sonlour; nous nous reverrons un jour; je suis heureux d'avoir obligéMaltia. »Nous suivîmes le frère de Bob, et bientôt nous entrâmes clansles rues silencieuses delà ville, puis, après quelques détours, nousnous trouvâmes sur un quai, et le vent de la mer nous frappa auvisage. Sans rien dire, le frère de Bob nous désigna de la main unnavire grec en sloop; nous comprimes que c'était le sien; enquelques minutes nous fûmes à bord; alors il .nous fit descendredans une petite cabine.« Je ne partirai que dans deux heures, dit-il ; restez là et ne faitespas de bruit. »>Quand il eut refermé h clef la porte de cette cabine, ce fut sansbruit que Maltia se jeta dans mes bras et m'embrassa; il ne tremblaitplus.


. i• VCI-IA PIT R E X LLECYGNEApres le départ <strong>du</strong> frère de Bob, le navire resta silencieux pendantquelque temps, et nous n'entendîmes que le bruit <strong>du</strong> vent dans lamature et le clapotement de l'eau contre la carène; mais peu à peuil s'anima; des pas retentirent sur le pont; on laissa tomber descordages; des poulies grincèrent; il y eut des enroulements et desdéroulements de chaîne ; on vira au cabestan ; une voile fut hissée ; legouvernail gémit, et tout à coup, le bateau s'étant incliné sur le côtégauche, un mouvement de tangage se pro<strong>du</strong>isit. Nous étions enroute, j'étais sauvé.Lent et doux tout d'abord, ce mouvement de tangage ne lardapas à devenir rapide et <strong>du</strong>r; le navire s'abaissait en roulant, etbrusquement de violents coups de mer venaient frapper contre sonétrave ou contre son bordaae de droite.« PauvreMattia! dis-jc à mon camarade en lui prenant la main.


528 SANS FAMILLE.— Cela ne fait rien, dit-il,tu es sauvé; au reste, je me doutaisbien que cela serait ainsi. Quand nous étions en voiture, je regardaisles arbres dont le vent secouait la cime, et je me disais quesur la mer nous allions danser ; ça danse. »A ce moment la porte de notre cabine fut ouverte :« Si vous voulez <strong>mont</strong>er sur le pont, nous dit le frère de Bob, iln'y a plus de danger,— Où est-on moins malade? demanda Mattia.— Couché.— Je vous remercie, je reste couché. »Et il s'allongea sur les planches.« Le mousse va vous apporter ce qui vous sera nécessaire, dit lecapitaine.— Merci! s'il peut n'être pas trop longtemps à venir, cela sera àpropos, répondit Mattia.— Déjà?— Il y a longtemps que c'est commencé. »Je voulus rester près de lui, mais il m'envoya sur le pont en merépétant :« Cela ne fait rien, tu es sauve; mats c est égal, je ne me seraisjamais imaginé que cela me ferait plaisir d'avoir le mal de mer. »Arrivé sur le pont, je ne pus me tenir debout qu'en me cramponnantsolidement à un cordage. Aussi loin que la vue pouvaits'étendre dans les profondeurs de la nuit, on ne voyait qu'unenappe blanche d'écume, sur laquelle notre petit navire courait,incliné comme s'il allait chavirer; mais il ne chavirait point, aucontraire, il s'élevait légèrement, bondissant sur les vagues, porté,poussé par le vent d'ouest.Je me retournai vers la terre; déjà les lumières <strong>du</strong> port n'étaientplus que des points dans l'obscurité vaporeuse, et, les regardantainsi sîaffaiblir et disparaître les unes après les autres, ce fut avecun doux sentiment de délivrance que je dis adieu à l'Angleterre.« Si le vent continue ainsi, me dit le capitaine, nous n'arriveronspas tard, ce soir, à Isigny ; c'est un bon voilier que Y Éclipse. »Toute une journée de mer, et même plus d'une jom*née, pauvreMattia! et cela lu/ faisait plaisir d'avoir le mal de mer.


•: ( t-i,:ilr.LE CYGNE. 529mlu;:!(•: ri, Jï'm"M:Cile s'écoula cependant, cette journée, et je passai mon temps àvoyager <strong>du</strong> pont à la cabine, et de la cabine au pont; à un certainmoment, comme je causais avec le capitaine, il étendit sa maindans la direction <strong>du</strong> sud-ouest, et j'aperçus une haute colonneblanche qui se dessinait sur un fond bleuâtre.« Barfleur, » me dit-il.Je dégringolai rapidement pour porter cette bonne nouvelle àMattia : nous étions en vue de France; mais la distance est longueencore de Barfleur à Isigny, car il faut longer toute la presqu'île<strong>du</strong> Cotentin avant d'entrer dans la Vire et dans l'Aure.Comme il était tard lorsque Y Éclipse accosta le quai d'Isigny, lecapitaine voulut bien nous permettre de coucher à bord, et ce futseulement le lendemain matin que nous nous séparâmes de lui,après l'avoir remercié comme il convenait.« Quand vous voudrez revenir en Angleterre, nous dit-il en nousdonnant une rude poignée de main, Y Eclipse part d'ici tous lesmardis; à votre disposition. »Celait là une gracieuse proposition, mais que nous n'avions aucuneenvie d'accepter, ayant chacun nos raisons, Mattia et moi,pour ne pas traverser la mer de sitôt.Nous débarquions en France, n'ayant que nos vêtements et nosinstruments, — Mattia ayant eu soin de prendre ma harpe, quej'avais laissée dans la tente de Bob, la nuit où j'avais été à l'auberge<strong>du</strong> Gros-Chêne. Quant à nos sacs, ils étaient restés avec leurcontenu dans les voitures de la famille Driscoll ; cela nous mettaitdans un certain embarras, car nous ne pouvions pas reprendrenotre vie errante sans chemises et sans bas, surtout sans carte. Parbonheur, Mattia avait douze francs d'économies et en plus notre.part de recette provenant de notre association avec Bob et ses camarades,laquelle s'élevait à vingt-deux, shillings, ou vingt-sept francscinquante; cela nous constituait une fortune de près de-quarantefrancs, ce qui était considérable pour nous. Mattia avait voulu donnercet argent à Bob pour subvenir aux frais de mon évasion; maisBob avait répon<strong>du</strong> qu'on ne se faitpas payer les services qu'on rendpar amitié, et il n'avait voulu rien recevoir.Notre première occupation, en sortant de YÉclipse, fut donc de67!}$•'•• ... ).:.•m.m:m•Si;•'tvS'i; ir:!r-.* • nï r•!'-;i : :-•i'\t'•'.!••&•mi, v •, '


£30 SANS FAMILLE,chercher un vieux sac de soldat et d'acheter ensuite deux chemises,deux paires de bas, un morceau de savon, un peigne, <strong>du</strong> fil, desboutons, des aiguilles, et enfin ce qui nous était plus indipensaWeencore que ces objets, si utiles cependant, — une carte de France.En effet, où aller maintenant que nous étions en France? Quelleroute suivre? Comment nous diriger?Ce fut la question que nous agitâmes en sortant d'isigny par ] aroute de Bayeux.« Pour moi, dit Mattia, je n'ai pas de préférence, et je suis prêtà aller à droite ou à gauche; je ne demandé qu'une chose.— Laquelle?— Suivre le cours d'un fleuve, cl une rivière ou d'un canal, parceque j'ai une idée. »Comme je ne demandais pas à Mattia de médire son idée, il continua:« Je vois qu'il faut que je te l'explique, mon idée : quand Arthurétait malade, M I,,e Milligan le promenait en bateau, et c'est de cettefaçon que tu Tas rencontrée sur le Cygne.— Il n'est plus malade.— C'est-à-dire qu'il est mieux; il a été très malade, au contraire,et il n'a été sauvé que par les soins de sa mère. Alors mon idée estque, pour le guérir tout à fait, M nie Milligan le promène encoreen bateau sur les fleuves, les rivières, les canaux qui peuvent porterle Cygne; si bien qu'en suivant le cours de ces rivières et de cesfleuves, nous avons chance de rencontrer le Cygne.— Qui dit que le Cygne est en France?— Rien. Cependant, comme le Cygne ne peut pas aller sur lamer, il est à croire qu'il n'a pas quitté la France; nous avons deschances pour le trouver. Quand nous n'en aurions qu'une, est-ce quetu n'espasd'avis qu'il faut la risquer? Moi je veux que nous retrouvionsM me Milligan, et mon avis est que nous ne devons rien négligerpour cela.— Mais Lise, Alexis, Benjamin, Etiennette!—- Nous les verrons en cherchant M me Milligan : il faut doncque nous gagnions le cours d'un fleuve ou d'un canal. Cherchonssur ta carte quel est le fleuve le plus près. »


•fi 11^• l • i !mLE CYGNE.5CîLa carte fut étalée sur l'herbe <strong>du</strong> chemin, et nous cherchâmes lefleuve le plus voisin ; nous trouvâmes que c'était la Seine.« Eh bien ! gagnons la Seine, dit Mattia.— La Seine passe à Paris. ;— Qu'est-ce que cela fait?— Cela fait beaucoup; j'ai enten<strong>du</strong> dire à Vitalis que, quand onvoulait trouver quelqu'un, c'était à Paris qu'il fallait le chercher.Si la police anglaise me cherchait pour le vol de Féglise Saint-George, je ne veux pas qu'elle me trouve; ce ne serait pas la peined'avoir quitté l'Angleterre.— La police anglaise peut donc te poursuivre en France ?—- Je ne sais pas ; mais, si cela est, il ne faut pas aller à Paris.— Ne peut-on pas suivre la Seine jusqu'aux environs de Paris,la quitter et la reprendre plus loin; je ne tiens pas à voir Garofoli.— Sans doute.— Eli bien, faisons ainsi; nous interrogerons les mariniers, leshaleurs, le long de la rivière, et, comme le Cygne avec sa vérandahne ressemble pas aux autres bateaux, on l'aura remarqué, s'il apassé sur la Seine; si nous ne le trouvons pas sur la Seine, nous lechercherons sur la Loire, sur la Garonne, sur toutes les rivières de•France, et nous finirons par le trouver. »Je n'avais pas d'objections à présenter contre l'idée de Matlia : ilfut donc décidé que nous gagnerions le cours de la Seine pour lecôtoyer en le re<strong>mont</strong>ant.Après avoir pensé à nous, il était temps de nous occuper de Capi ;teint en jaune, Capi n'était pas pour moi Capi; nous achetâmes <strong>du</strong>savon mou, et, à la première rivière que nous trouvâmes, nous lefrottâmes vigoureusement, nous relayant quand nous étions fatigués.Mais la teinture de notre ami Bob était d'excellente qualité; ilnous fallut de nombreuses baignades, de longs savonnages, il nousfallut surtout des semaines et des mois pour que Capi reprît sacouleur native. Heureusement la Normandie est le pays de l'eau, etchaque jour nous pûmes le laver.Par Bayeux, Caen, Pont-l'Evêque et Pont-Àudemer, nous gagnâmesla Seine à La Bouille.H 1 : i •mi !•:";'te;»:.i,' 1 1.5 'mm, ». Ilivi:iijiiÉ '*- C ' Lim- ; . I!!• î••• J• » I 'ï r. ii. i • • ^i-:iiX"


532 SANS FAMILLE.Quand, <strong>du</strong> haut de collines boisées et au détour d'un chemin ombreux,dont nous débouchâmes après une journée de marche, Mattiaaperçut tout à coup devant lui la Seine, décrivant une large courbeau centre de laquelle nous nous trouvions, et promenant doucementses eaux calmes et puissantes, couvertes de navires aux blanchesvoiles et de bateaux à vapeur, dont la fumée <strong>mont</strong>ait jusqu'à nous,il déclara que cette vue le réconciliait avec l'eau, et qu'il comprenaitqu'on pouvait prendre plaisir à glisser sur cette tranquille rivière,au milieu de ces fraîches prairies, de ces champs bien cultivéset de ces bois sombres qui l'encadraient de ver<strong>du</strong>re.« Sois certain que c'est sur la Seine que M mc Milligan a promenéson fils malade, me dit-il.— C'est ce que nous allons bientôt savoir, en faisant causer lesgens <strong>du</strong> village qui est au-dessous ».Mais j'ignorais alors qu'il n'est pas facile d'interroger les Normands,qui répondent rarement d'une façon précise et qui, au contraire,interrogent eux-mêmes ceux qui les questionnent.« Ccst-y un baiiau <strong>du</strong> Havre ou un baliau de Rouen que vousdemandez? — Ccst-y un bachot? — Cest-y une barquette, un chaland,une péniche? »Quand nous eûmes bien répon<strong>du</strong> à toutes les questions qu'onnous posa, il fut à peu près certain que le Cj/^/ien'étaitjamais venuà La Bouille, ou que, s'il y avait passé, c'était la nuit, de sorte quepersonne ne l'avait vu.De La Bouille nous allâmes à Rouen, où nos recherches recommencèrent,mais sans meilleur résultat; à Elbcuf, on ne put pasnon plus nous parler <strong>du</strong> Cygne; a Poses, où il y a des écluses et oùpar conséquent on remarque les bateaux qui passent, il en fut demême encore.Sans nous décourager, nous avancions, questionnant toujours,mais sans grande espérance, car le Cygne n'avait pas pu partir d'unpoint intermédiaire. Que M me Milligan et Arthur se fussent embarquésà Quillebeuf ou à Caudebec, cela se comprenait, à Rouenmieux encore; mais, puisque nous ne trouvions pas trace de leurpassage, nous devions aller jusqu'à Paris, ou plutôt au delà deParis.


.'»•ils; " M:ïj-'3f:" i"t.I >LE CYGNE. 533 ijfïïiComme nous ne marchions pas seulement pour avancer, maisqu'il nous fallait encore gagner chaque jour notre pain, il nous fallutcinq semaines pour aller d'Isigny à Charenton.Là une question se présentait : devions-nous suivre la Seine, oubien devions-nous suivre laMarne? C'était cequeje m'étais demandébien souvent en étudiant ma carte, mais sans trouver de meilleuresraisons pour une route plutôt que pour une autre.Heureusement, en arrivant à Charenton, nous n'eûmes pas à balancer,car, à nos demandes, on répondit pour la première fois qu'onavait vu un bateau qui ressemblait au Cygne; c'était un bateau deplaisance, il avait une vérandah.Mattia fut si joyeux qu'il se mit à danser sur le quai; puis, toutà coup, cessant de danser, il prit son violon et joua frénétiquementune marche triomphale.Pendant ce temps, je continuais d'interroger le marinier qui avaitbien voulu nous répondre : le doute n'était pas possible, c'était bienle Cygne ; il y avait environ deux mois qu'il av^ait passé à Charenton,re<strong>mont</strong>ant la Seine.Deux mois! Cela lui donnait une terrible avance sur nous*. Maisqu'importait! En marchant nous finirions toujours par le rejoindre,bien que nous n'eussions que nos jambes, tandis que lui il avaitcelles de deux bons chevaux.La question de temps n'était rien; le fait capital extraordinaire,merveilleux, c'était que le Cygne était retrouvé.« Qui a eu raison? » criait Mattia.Si j'avais osé, j'aurais avoué que mon espérance était vive aussi,très vive; mais je n'osais pas préciser, même pour moi seul, toutesles idées, les folies qui faisaient s'envoler mon imagination.Nous n'avons plus besoin de nous arrêter maintenant pour interrogerles gens, le Cygne est devant nous; il n'y a-qu'à suivre laSeine.Mais à Moret, le Loing se jette dans la Seine, et il faut recommencernos questions.Le Cygne a re<strong>mont</strong>é la Seine.À Monlercau il faut les reprendre encore.Celte ibis le Cygne a abandonné la Seine jour l'Yonne ; il y a un•f-.:li: -Sit. T ï .• * 1 -* h." • "Sir.--;i' : •-Kir-,i>î' •t h..'5: •. . - P . . 'r; • ;i '. 1 . .4ht :t. :


53^SANS FAMILLE.peu plus de deux mois qu'il a quitté Montereau ; il a à son bord unedame anglaise et un jeune garçon éten<strong>du</strong> sur son lit.Nous nous rapprochons de Lise en même temps que nous suivonsle Cygne, et le cœur me bat fort, quand, en étudiant ma carte, jeme demande si, après Joigny, M mc Milligan aura choisi le canal deBourgogne ou celui <strong>du</strong> Nivernais.Nous arrivons au confluent de l'Yonne et de l'Armençon; leCygne a continué de re<strong>mont</strong>er l'Yonne : nous allons donc passer parDreuzy et voir Lise ; elle-même nous parlera de M n,e Milligan etd'Arthur.Depuis que nous courions derrière le Cygne, nous ne donnionsplus grand temps à nos représentations, et Capi, qui était un artisteconsciencieux, ne comprenait rien à notre empressement : pourquoine lui permettions-nous pas de rester gravement assis la sébileentre les dents devant «l'honorable société», qui lardait à mettrela main à la poche? Il faut savoir attendre.Mais nous n'attendions plus : aussi les recettes baissaient-elles,en même temps que ce qui nous ôlait resté sur nos quarante francsdiminuait chaque jour. Loin de mettre de l'argent de côté, nousprenions sur notre capital.« Dépêchons-nous, disait Mattia, rejoignons le Cygne. »Et je disais comme lui : «Dépêchons-nous.»Jamais le soir nous ne nous plaignions de la fatigue, si longuequ'eût été retape;-et, tout au contraire, nous étions d'accord pourpartir le lendemain de bonne heure.«Eveille-moi, » disait Mattia, qui aimait à dormir.Et quand je l'avais éveillé, jamais il n'était long à sauter sur sesïambes.Pour faire des économies, nous avions ré<strong>du</strong>it nos dépenses, et,comme il faisait chaud, Mattia avait déclaré qu'il ne voulait plusmanger de viande « parce qu'en été la viande est malsaine; » nousnous contentions d'un morceau de pain avec un œuf <strong>du</strong>r que nousnous partagions, ou bien d'un peu de beurre; et, quoique nous fussionsdans le pays <strong>du</strong> vin, nous ne buvions que de l'eau.Que nous importait!Cependant Mattia avait quelquefois des idées de gourmandise.


• • vLE CYGNE. 53£ V&H-t:.;^*.-]%« Je voudrais bien que M me . Milligan eût encore la cuisinière quite faisait de si bonnes tartes aux confitures, disait-il, cela doit êtrejoliment bon, des tartes à l'abricot.— Tu n'en as jamais mangé?— J'ai mangé des chaussons aux pommes, mais je n'ai jamaismangé des tartes àFabricot, seulement j'en ai vu. Qu'est-ce que c'estque ces petites choses blanches qui sont collées sur la confiture jaune?— Des amandes.— Oh ! »Et Mattia ouvrait la bouche comme pour avaler une tarte entière.Comme l'Yonne faitbeaucoup de détours entre Joigny et Auxerre,nous regagnâmes, nous qui suivions la grande route, un peu detemps sur le Cygne; mais, à partir d'Auxerre, nous en reperdîmes,car le Cygne^ ayant pris le canal <strong>du</strong> Nivernais, avait couru vite surses eaux tranquilles.A chaque écluse nous avions de ses nouvelles, car, sur ce canal oùla navigation n'est pas très active, tout le monde avait remarqué cebateau qui ressemblait si peu à ceux qu'on voyait ordinairement.Non seulement on nous parlait <strong>du</strong> Cygne, mais on nous parlaitaussi de jM" le MiHigan, « une dame anglaise très bonne, » et d'Arthur,« un jeune garçon qui se tenait presque toujours couché dans unlit placé sur le pont, à l'abri d'une vérandah garnie de ver<strong>du</strong>re etde fleurs, mais qui se levait aussi quelquefois. »Arthur était donc mieux.Nous approchions de Dreuzy ; encore deux jours, encore un,encore quelques heures seulement.Enfin nous apercevons les bois dans lesquels nous avons jouéavec Lise à l'automne précédent, el nous apercevons aussi l'écluseavec la maisonnette de dame Catherine.Sans nous rien dire, mais d'un commun accord, nous avonsforcé le pas, Mattia et moi, nous ne marchons plus, nous courons;Capi, qui se retrouve, a pris les devants au galop.Il va dire à. Lise que nous arrivons; elle va venir au-devant denous.. Cependant ce n'est pas Lise que nous voyons sortir de la maison,c'est Capi qui se sauve comme si on l'avait chassé.t.-t.. ••ii-^ny.-il .ïî.i-i,3 V••': 1s s-• 1.v 1 i •'-••••y-1:1.-l'i - ïJ!'; -• ••i ;>| :


536 SANS FAMILLE.Nous nous arrêtons tous les deux instantanément, et nous nousdemandons ce que cela peut signifier ; que s'est-il passé? Mais celtequestion^ nous ne la formulons ni l'un ni l'autre, et nous reprenonsnotre marche.('api est revenu jusqu'à nous, et il s'avance, penaud, sur nostalons.Un homme est en train de manœuvrer une vanne de l'écluse; cen'est pas l'oncle de Lise.Nous allons jusqu'à la maison; une femme que nous ne connaissonspas va et vient dans la cuisine.« Madame Suriot? » demandons-nous.Elle nous regarde un moment avant de nous répondre, comme sinous lui posions une question absurde.« Elle n'est plus ici, nous dit-elle à la fin.— Et où est-elle?— En Egypte. »Nous nous regardons, Maltia et moi, interdits En Egypte ! Nousne savons pas au jusle ce que c'est que l'Egypte, et où se trouve cepays; mais, vaguement, nous pensons que c'est loin, très loin,quelque part au delà des mers.« Et Lise? Vous connaissez Lise?-— Pardi! Lise est partie en bateau avec une dame anglaise. »Lise sur le Cygne! Révons-nous?La femme se charge de nous répondre que nous sommes dans laréalité.« C'est vous Rémi ? me demaiule-t-elle.— Oui.— Eh bien, quand Suriot a été noyé... nous dit-elle.— Nové !— Noyé dans l'écluse. Ah! vous ne saviez pas (pic Suriot étaittombé à l'eau et qu'étant passé sous une péniche il était restéaccroché à un clou; c'est le métier qui veut ça trop souvent. Pourlors, quand il a été noyé, Catherine s'est trouvée bien embarrassée,quoiqu'elle fut une maîtresse femme. Mais que voulez-vous! quandl'argent manque, on ne peut pas le fabriquer <strong>du</strong> jour au lendemain,et l'argent manquait. Il est vrai qu'on offrait à Catherine d'aller en


I,K CYGNE. 5371-lgyptc pour élever les enfants d'une dame dont elle avait été lanourrice; mais ce qui la gênait, c'était sa nièce, la pelite Lise.Comme elle était à se demander ce qu'il fallait faire, voilà qu'unsoir s'arrête à l'écluse une dame anglaise qui promenait son garçonmalade. On cause. Et la dame anglaise, qui cherchait un enfantpour jouer avec son (ils qui s'ennuyait tout seul sur son bateau,demande qu'on lui donne Lise, en promettant de se charger d'elle,de la faire guérir, enfin de lui assurer un sort. Celait une bravedame, bien bonne, douce au pauvre monde. Catherine accepte, et,tandis que Lise s'embarque sur le bateau de la dame anglaise,Catherine part pour s'en aller en Egypte. C'est mon mari qui remplaceSuriot. Alors, avant de partir, Lise, qui ne peut pas parler,quoique les médecins disent qu'elle parlera peut-être un jour, alorsLise veut que sa tante m'explique que je dois vous raconter toutcela, si vous venez pour la voir. Et voilà. »J'étais tellement abasourdi, que je ne trouvai pas un mot; maisMaltia ne perdit pas la té te comme moi.« Et où la dame anglaise allait-elle ? demanda-t-il.— Dans le midi de la France ou bien en Suisse ; Lise devait mefaire écrire pour que je vous donne son adresse, mais je n'ai pasreçu de lettre. »-J=£gd~V>.~_68


V. - -•"-. c- - ;* _.;^ it. _ -:-•--/•.' i «....,.....'-.CHAPITRE XLLES BEAUX LANGES ONT DIT VRAIComme je restais interdit, Mattia fit ce que je ne pensais pas àfaire.« Nous vous remercions bien, madame, » dit-il.Et me poussant doucement, il me mit hors la cuisine.« En route, me dit-il, en avant ! Ce n'est plus seulement Arthuret ]M mc Milligan que nous avons à rejoindre, c'est encore Lise.Comme cela se trouve bien ! Nous aurions per<strong>du</strong> <strong>du</strong> temps à Drcuzy,tandis que maintenant nous pouvons continuer notre chemin ; c'estce qui s'appelle une chance. Nous en avons eu assez de mauvaises,maintenant nous en avons de bonnes; le vent a changé. Qui sait toutce qui va nous arriver d'heureux ! »Et nous continuons notre course après le Cygne, sans perdre detemps, ne nous arrêtant juste que ce qu'il faut pour dormir et pourgagner quelques sous.


LES BEAUX LANGES ONT DIT VRAI. 539A Decize, où le canal <strong>du</strong> Nivernais débouche dans la Loire, nousdemandons des nouvelles <strong>du</strong> Cygne : il a pris le canal latéral, etc'est ce canal que nous suivons jusqu'à Digoin ; là nous prenonsle canal <strong>du</strong> Centre jusqu'à Chalon.Ma carte me dit que, si par Charolles nous nous dirigions directementsur Mâcon, nous éviterions un long détour et bien des journéesde marche ; mais c'est là une résolution hardie dont nousn'osons ni l'un ni l'autre nous charger après avoir discuté le pouret le contre, car le Cygne peut s'être arrclé en route, et alors nousle dépassons : il faudrait donc revenir sur nos pas et, pour avoirvoulu gagner <strong>du</strong> temps, en perdre.INous descendons la Saône depuis Chalon jusqu'à Lyon.C'est là qu'une difficulté vraiment sérieuse se présente : le Cygnea-L-il descen<strong>du</strong> le Rhône ou bien l'a-t-il re<strong>mont</strong>e? en d'autres termes,M" 1C Milligan a-l-elle été en Suisse ou dans le midi de la France?Au milieu <strong>du</strong> mouvement des bateaux, qui vont et viennent, surle Rhône et sur la Saône, le Cygne peut avoir passé inaperçu. JXOUSquestionnons les mariniers, les bateliers et tous les gens qui viventsur les quais, cl à la fin nous obtenons la certitude que M" ,c Milligana çaené la Suisse : nous suivons donc le cours <strong>du</strong> Rhône.« De la Suisse on va en Italie, dit Mattia, en voilà encore unechance; si., courant après M mc Milligan, nous arrivions à Lucca,comme Cristina serait contente! »Pauvre cher Mattia, il m'aide à chercher ceux que j'aime, et moije ne lais rien pour qu'il embrasse sa petite sœur.A partir de Lyon nous gagnons sur le Cygne, car le Rhône aux.eaux rapides ne se re<strong>mont</strong>e pas avec la même facilité que la Seine.A Culoz, il n'a plus que six: semaines d'avance sur nous; cependant,en étudiant la carte, je doute que nous puissions le rejoindre avantla Suisse, car j'ignore que le Rhône n'est pas navigable jusqu'aulac de Genève, et nous nous imaginons que c'est sur le Cygne que*M me Milligan veut visiter la Suisse, dont nous n'avons pas la carte.ÏNous arrivons à Seyssel, qui est une ville divisée en deux par lefleuve au-dessus <strong>du</strong>quel est jeté un pont suspen<strong>du</strong>, et nous descendonsau bord de la rivière; quelle est ma surprise, quand de loinje crois reconnaître le Cygne!


540 SANS FAMILLE.Nous nous mettons à courir : c'est bien sa forme, c'est bien lui,et cependant il a l'air d'un bateau abandonné; il est solidementamarré derrière une sorte d'estacade qui le protège, et tout est ferméà bord ; il n'y a plus de fleurs sur la vérandah.Que s'est-il passé? Qu'est-il arrivé à Arthur?Nous nous arrêtons, le cœur étouffé par l'angoisse.Mais c'est une lâcheté, de rester ainsi immobiles; il faut avancer,il faut savoir.Un homme que nous interrogeons veut bien nous répondre; c'estlui qui justement est chargé de garder le Cygne.« La dame anglaise qui était sur le bateau avec ses deux enfants,un garçon paralysé et une petite fille muette, est en Suisse. Elle aabandonné son bateau parce qu'il ne pouvait pas re<strong>mont</strong>er le Rhôneplus loin. La dame et les deux enfants sont partis en calèche avecune femme de service; les autres domestiques ont suivi avec lesbagages; elle reviendra à l'automne pour reprendre le Cygne, descendrele Rhône jusqu'à la mer, et passer l'hiver dans le Midi. »Nous respirons. Aucune des craintes qui nous avaient assaillisn'était raisonnable: nous aurions dû imaginer le bon. au lieu d'allertout de suite au pire.« Et où est cette dame présentement? demanda Maltia.— Elle est partie-pour louer une maison de campagne au bord<strong>du</strong> lac de Genève, <strong>du</strong> côté de Vcvey; mais je ne sais pas au justeeu ; elle doit passer là l'été. »En route pour Yevey ! A Genève nous achèterons une carte de laSuisse, et nous trouverons bien cette ville ou ce village. Maintenantle Cygne ne court plus devant nous, et, puisque M mc Milligan doitpasser l'été dans sa maison de campagne, nous sommes assurés dela trouver; il n'y a qu'à chercher.Et, quatre jours après avoir quitté Seyssel, nous cherchons, auxenvirons de Yevey, parmi les nombreuses villas qui, à partir <strong>du</strong> lacaux eaux bleues, s'étagent gracieusement sur les pentes vertes etboisées de la <strong>mont</strong>agne, laquelle est habitée par M nic Milligan, avecArthur et Lise. Enfin, nous sommes arrivés; il est temps, nousavons trois sous en poche, et nos souliers n'ont plus de semelles.Mais Yevey n'est point un petit village comme nous l'avions tout


• m :11Sir. •LES BEAUX LANGES ONT DIT VRAI.5Uh •lïr"Vd'abord imaginé ; c'est une ville, et même plus qu'une ville ordinaire,puisqu'il s'y joint, jusqu'à Villeneuve, une suite de villages ou defaubourgs qui ne font qu'un avec elle : Blonay, Corsier, Tour-de-Peilz, Clarens, Cliernex, Veyteaux, Cbillon. Quant à demanderM me Millîgan, ou tout simplement une dame anglaise accompagnéede son fils malade et d'une jeune fille .muette, nous reconnaissonsbien vite que cela n'est pas pratique. Vevey et les bords <strong>du</strong> lac sonthabites par des Anglais et des Anglaises, comme le serait une villede plaisance des enviroîis de Londres.Le mieux est donc de chercher et de visiter nous-mêmes toutesles maisons où peuvent loger les étrangers; en réalité cela n'est pasbien difficile, nous n'avons qu'à jouer notre répertoire dans toutesles rues.En une journée nous avons parcouru tout Vevey et nous avonsfait une belle recette. Autrefois, quand nous voulions amasser del'argent pour notre vache ou la poupée de Lise, cela nous eût donnéune heureuse soirée ; mais maintenant ce n'est pas après l'argentque nous courons. Nulle part nous n'avons trouvé le moindre indicequi nous parlât de M mc Millîgan.Le lendemain, c'est aux environs de Vevey que nous continuonsnos recherches, allant droit devant nous au hasard des chemins,jouant devant les fenêtres des maisons qui ont une belle apparence,que ces fenêtres soient ouvertes ou fermées; mais le soir nous rentronscomme déjà nous étions rentrés la veille; et cependant, nousavons été <strong>du</strong> lac à la <strong>mont</strong>agne et de la <strong>mont</strong>agne au lac, regardantautour de nous, questionnant de temps en temps les gens que surleur bonne mine nous jugeons disposés à nous écouter et à nousrépondre.Ce jour-là, on nous donna deux fausses joies, en nous répondantque, sans savoir son nom, on connaissait parfaitement la dame dontnous parlions. Une fois on nous envoya à un chalet bâti en pleine<strong>mont</strong>agne, une autre fois on nous assura qu'elle demeurait au bord<strong>du</strong> lac. C'étaient bien des dames anglaises qui habitaient le lac et la<strong>mont</strong>agne, mais ce n'était point M mc Millîgan.Après avoir consciencieusement visité les environs de Vevey, nousnous en éloignâmes un peu <strong>du</strong> côté de Clarens et de Montreux,!:•'•' -';ij'U.•V".; 4 .ib;•!-(-•


5fc2SANS FAMILLE.fâchés <strong>du</strong> mauvais résultat de nos recherches, mais nullement découragés;ce qui n'avait pas réussi un jour réussirait le lendemainsans doute.Tantôt nous marchions dans des routes bordées de murs de chaquecôté, tantôt dans des sentiers tracés à travers des vignes et desvergers, tantôt dans des chemins ombragés par d'énormes châtaigniersdont l'épais feuillage, in terceptant l'air et la lumière, ne laissaitpousser sous son couvert que des mousses veloutées. À chaque pas,dans ces routes et ces chemins, s'ouvrait une grille en fer ou unebarrière en bois, et alors on apercevait des allées de jardin biensablées, serpentant autour de pelouses plantées çà et là de massifsd'arbustes et de fleurs; puis, cachée dans la ver<strong>du</strong>re, s'élevait unemaison luxueuse ou une élégante maisonnette enguirlandée deplantes grimpantes ; el presque toutes, maisons comme maisonnettes,avaient à travers les massifs d'arbres ou d'arbustes des points devue habilement ménagés sur le lac éblouissant et son cadre de sombres<strong>mont</strong>agnes.Ces jardins faisaient souvent notre désespoir, car, nous tenant àdistance des maisons, ils nous empêchaient d'être enten<strong>du</strong>s de ceuxqui se trouvaient dans ces maisons, si nous ne jouions pas et si nousne chantions pas de toutes nos forces, ce qui, à la longue, et répété<strong>du</strong> matin au soir, devenait fatigant.Une après-midi, nous donnions ainsi un concert en pleine rue,n'ayant devant nous qu'une grille pour laquelle nous chantions,et derrière nous qu'un mur dont nous ne prenions pas souci. J'avaischanté à tue-tête la première strophe de ma chanson napolitaine etr j'allais commencer la seconde, quand tout à coup nous entendîmesderrière nous, au delà de ce mur, un cri; puis on chanta cette!seconde strophe, faiblement et avec une voix étrange :Vorria arreventare no piccinoUo,Cona lanceîla oghi vennenno acqua.Quelle pouvait être cette voix ?« Arthur?» demanda Mattia.Mais non, ce n'était pas Arthur, je ne reconnaissais pas sa voix;


ftt.:'••M•\\i\u-::LES BEAUX LANGES ONT DIT VRAI. 543et cependant Capi poussait des soupirs étouffés et donnait tous lessignes d'une joie vive en sautant contre le mur.Incapable de me contenir, je m'écriai :« Qui chante ainsi ? •*>Et la voix répondit :« Rémi ! »[Mon nom au lieu d'une réponse. Nous nous regardâmes interdits,Mattia et moiComme nous restions ainsi stupides en face l'un de l'autre, j'aperçusderrière Mattia, au bout <strong>du</strong> mur et par-dessus une baie basse,un mouchoir blanc qui voltigeait au vent ;nouscourûmesde ce côté-Ce fut seulement en arrivant à cette haie que nous pûmes voir lapersonne à laquelle appartenait le bras qui agitait ce mouchoir, —Lise !Enfin nous l'avions retrouvée, et avec elle M n,c Milligan et "Arthur.Mais qui avait chanté? Ce fut la question que nous lui adressâmesen même temps, Mattia et moi, aussitôt que nous pûmes trouverune parole.« Moi, » dit-elle.Lise chantait ! Lise parlait !Il est vrai que j'avais mille fois enten<strong>du</strong> dire que Lise recouvreraitla parole un jour, et très probablement sous la secousse d'une violenteémotion ; mais je n'aurais pas cru que cela fût possible.Et voilà cependant que cela s'était réalisé; voilà qu'elle parlait;voilà que le miracle s'était accompli; et c'était en m'entendantchanter, en me voyant revenir près d'elle, alors qu'elle pouvait mecroire per<strong>du</strong> à jamais, qu'elle avait éprouvé cette violente émotion !A cette pensée, je fus moi-même si fortement secoué, que je fusobligé de me retenir de la main à une branche de la haie.Mais ce n'était pas le moment.de s'abandonner :« Où est M mc Milligan ? dis-je, où est Arthur? »Lise remua les lèvres pour répondre; mais de sa bouche ne sortirentque des sons mal articulés. Alors, impatientée, elle employale langage des mains pour s'expliquer et se faire comprendre plusvite, sa langue et son esprit étant encore mal habiles à se servir dela parole.Il . ". i -- '< r!î:• i;i~- •T.; V-: 4,*•.' \ -•J ".


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T^l.^\« j'Ai vi;i: r.iiï.ii KMANT! » Dir-ia.i.i: (i*. ofioj


LES BEAUX LANGES OINT DIT VRAI.5Wpas trompés, lorsque enfin je le vis revenir accompagné de M mc Milligan.Je courus au-devant d'elle et, lui saisissant la main qu'elle metendait, je la baisai ; mais elle me prit dans ses bras et^ se penchantvers moi, elle m'embrassa sur le front tendrement.C'était la seconde fois qu'elle m'embrassait; mais il me semblaque la première fois elle ne m'avait pas serré ainsi dans sesbras.'« Pauvre cher enfant! » dit-elle.Et de ses beaux, doigts blancs et doux elle écarta mes cheveuxpour me regarder longuement.« Oui... oui... » murmura-t-clle.Ces paroles répondaient assurément a sa pensée intérieure; maisdans mon émotion j'étais incapable de comprendre cette pensée. Jesentais la tendresse, les caresses des yeux deM me Milligan, cl j'étaistrop heureux pour chercher au delà de l'heure présente.«Mon enfant, dit-elle sans me quitter des yeux, votre camaradem'a rapporté des choses bien graves; voulez-vous de votre côté meraconter ce qui touche à voire arrivée dans la famille Driscoll etaussi à la visite de M. James Milligan. »Je fis le récit qui m'était demandé, et M mo Milligan ne m'interrompitque pour m'obliger à préciser quelques points importants.Jamais on ne m'avait écouté avec pareille attention, ses yeux nequittaient pas les miens. . .Lorsque je me tus, elle garda le silence pendant assez longtempsen me regardant toujours; enfin elle me dit :« Tout cela est d'une gravité extrême pour vous, pour nous tous :nous ne devons donc agir qu'avec prudence et après avoir consultédes personnes capables de nous guider; mais, jusqu'à ce moment,vous devez vous considérer comme le camarade, comme l'ami, —elle hésita un peu, — comme le frère d'Arthur, et vous devez, dèsaujourd'hui, abandonner, vous et votre jeune ami, votre misérableexistence. Dans deux heures vous vous présenterez donc à Terri te t,à l'hôtel des Alpes, où je vais envoyer une personne sûre vous retenirvotre logement; ce sera là que nous nous reverrons, car je suisobligée de vous quitter. »69'-


546 SANS FAMILLE.De nouveau elle m'embrassa et, après avoir donné la main àMattia, elle s'éloigna rapidement.« Qu'as-tu donc raconté à M me Milligan? demandai-je à Mattia.— Tout ce qu'elle vient de te dire et encore beaucoup d'autreschoses; ah ! la bonne dame ! la belle dame !— Et Arthur, l'as-tu vu ?— De loin seulement, mais assez pour trouver qu'il à l'air d'unbon garçon, »Je continuai d'interroger Mattia; mais il évita de me répondre,ou il ne le fit que d'une façon détournée. Alors nous parlâmes dechoses indifférentes jusqu'au moment où, selon la recommandationde M" 10 Milligan, nous nous présentâmes à l'hôtel des Alpes.Quoique nous eussions notre misérable costume de musiciens desrues, nous fûmes reçus par un domestique en habit noir et encravate blanche qui nous con<strong>du</strong>isit à notre appartement. Commeelle nous parut belle, notre chambre! elle avait deux lits blancs;les fenêtres ouvraient sur une vérandah suspen<strong>du</strong>e au-dessus <strong>du</strong> lac,et la vue qu'on embrassait de là était une merveille. Quand nousnous décidâmes à revenir dans la chambre, le domestique étaittoujours immobile attendant nos ordres, et il demanda ce que nousvoulions pour notre dîner qu'il allait nous faire servir sur notreYérandah.« Vous avez des tartes? demanda Mattia.— Tarte à la rhubarbe, tarte aux fraises, tarte aux groseilles.— Eh bien ! Vous nous servirez de ces taries.— Des trois ?— Certainement.— Et comme entrée ? comme rôti ? comme légumes ? »A chaque offre, Mattia ouvrait les yeux, mais il ne se laissa pasdéconcerter.« Ce que vous voudrez, » dit-il.Le garçon sortit gravement.« Je crois que nous allons dîner mieux ici que clans la familleDriscoll, » dit Mattia.Le lendemain, M me Milligan vint nous voir; elle était accompa-


i::'-'il : :Si ilLES BEAUX LANGES ONT DIT VRAI. \5Wgnée d'un tailleur et d'une lingère, qui nous prirent mesure pourdes habits et des chemises.Eile nous dit que Lise continuait à s'essayer de parler, et que lemédecin avait assuré qu'elle était maintenant guérie; puis, aprèsavoir passé une heure avec nous, elle nous quitta, m'embrassanttendrement et donnant la main à Mattia.Elle vint ainsi pendant quatre jours, se <strong>mont</strong>rant chaque foisplus affectueuse et plus tendre pour moi, mais avec quelque chosede gêné cependant, comme si elle ne voulait pas s'abandonner à cettetendresse et la laisser paraître.Le cinquième jour, ce fut la femme de chambre que j'avais vueautrefois sur le Cygne qui vint à sa place ; elle nous dit queM rac Milligan nous attendait chez elle, et qu'une voiture était à laporte de l'hôtel pour nous con<strong>du</strong>ire. C'était une calèche découvertedans laquelle Mattia s'installa sans surprise et très noblement, commesi depuis son enfance il avait roulé carrosse ; Capi aussi grimpa sansgêne sur un des coussins.Le trajet fut court; il me parut très court, car je marchais dansun rêve, la tête remplie d'idées folles ou tout au moins que je croyaisfolleB; on nous fit entrer dans un salon, où se trouvaient M mc Milligan,Arthur éten<strong>du</strong> sur un divan, et Lise,Arthur me tendit les deux bras; je courus à lui pour l'embrasser;j'embrassai aussi Lise, mais ce fut M mc Milligan qui m'embrassa.« Enfin, me dit elle, l'heure est venue où vous pouvez reprendrela place qui vous appartient. »Et comme je la regardais pour lui demander l'explication de cesparoles, elle alla ouvrir une porte, et je vis entrer mère Barberin,portant dans ses bras des vêtements d'enfant, une pelisse en cachemireblanc, un bonnet de dentelle, des chaussons de tricot.Elle n'eut que le temps de poser ces objets sur une table, avantque je la prisse dans mes bras ; pendant que je l'embrassais, M raeMilligan donna un ordre à un domestique, et je n'entendis que lenom de M. James Milligan, ce qui me lit pâlir.« Vous n'avez rien à craindre, me dit-elle doucement, au contraire;venez ici près de moi et mettez votre main dans la mienne.À ce moment la porte <strong>du</strong> salon s'ouvrit devantM. James Milligan,•: vi'" Lt-V-.' ?•!' r'•.Vi'til!


54& SANS FAMILLE,souriant et <strong>mont</strong>rant ses dents pointues ; il m'aperçut, et instantanémentce sourire fut remplacé par une grimace effrayante.M mc Milligan ne lui laissa pas le temps de parler.« Je vous ai fait appeler, dit-elle d'une voix lente, qui tremblaitlégèrement, pour vous présenter mon fils aîné que j'ai eu enfin lebonheur de retrouver, — elle me serra la main ; — le voici ; maisvous le connaissez déjà, puisque, chez l'homme qui l'avait volé, vousavez été le voir pour vous informer de sa santé.— Que signifie? dit M. James Milligan, la figure décomposée.— ... Cet homme, aujourd'hui en prison pour un vol commisdans une église, a fait des aveux complets; voici une lettre qui leconstate; il a dit comment il avait volé cet enfant, comment ill'avait abandonné à Paris, avenue de Brcleuîl ; enfin comment ilavait pris ses précautions en coupant les marques <strong>du</strong> linge de l'enfantpour qu'on ne le découvrit pas. Voici encore ces linges quiont été gardés par l'excellente femme qui a généreusement élevémon fils; voulez-vous voir celle lettre? voulez-vous voir ces linges? »M. James Milligan resta un moment immobile, se demandantbien certainement s'il n'allait pas nous étrangler tous; puis il sedirigea vers la porte; mais prêt à sortir, il se retourna :« Nous verrons, dit-il, ce qnc les tribunaux penseront de cettesupposition d'enfant. »Sans se troubler, M mc Milligan. — maintenant je peux dire mamère,— répondit :« Vous pouvez nous appeler devant les tribunaux; moi je n'ycon<strong>du</strong>irai pas celui qui a été le frère de mon mari. »La porte se referma sur mon oncle ; alors je pus me jeter dansles bras que ma mère me tendait et l'embrasser pour la premièrefois en même temps qu'elle m'embrassait elle-même.Quand notre émotion se lut un peu calmée, Mattia s'approcha :« Veux-tu répéter à ta maman que j'ai bien gardé son secret?dit-il.•— Tu savais donc tout? » dis-je.Ce fut ma mère qui répondit :« Quand Mattia m'eutfaitson récit, je lui recommandai le silence,car, si j'avais la conviction que le pauvre petit Rémi était mon fils.


LES BEAUX LANGES ONT DTT VRAI. 5*9il me fallait des preuves certaines que Terreum'élait pas possible.Quelle douleur pour vous, cher enfant, si, après vous avoir embrassécomme mon fils, j'étais venue vous dire que nous nous étions trompés! Ces preuves, nous les avons, et c'est pour jamais maintenantque nous sommes réunis; c'est pour jamais que vous vivrez avecvotre mère, votre frère, — elle <strong>mont</strong>ra Lise ainsi que MalLia, — etceux qui vous ont aimé malheureux. »r~p •


VrfCHAPITRE XLIIENFAMILLELes années se sont écoulées. — nombreuses, mais courtes, carelles n'ont été remplies que de belles et douces journées.J'habile en ce moment l'Angleterre, Milligan-Park, le manoir demes pères.L'enfant sans famille, sans soutien, abandonné et per<strong>du</strong> dans lavie, ballotté au caprice <strong>du</strong> hasard, sans phare pour le guider aumilieu de la vaste mer où il se débat, sans port de refuge pour le recevoir,a non seulement une mère, un frère qu'il aime et dont ilest aimé, mais encore il a des ancêtres qui lui ont laissé un nomhonoré dans son pays et une belle fortune.Le petit misérable, qui, enfant, a passé tant de nuits dans lesgranges, dans les étables ou au coin d'un bois â la belle étoile, estmaintenant l'héritier d'un vieux château historique que visitent lescurieux et que recommandent les guides.


EN FAMILLE.OdC'est à une vingtaine; de lieues à l'ouest de l'endroit où je m'embarquai,poursuivi par les gens de justice, qu'il s'élève à mi-côtedans un vallon bien boisé, malgré le voisinage delà mer. Bâti surune sorlc d'esplanade naturelle, il a la l'orme d'un cube, et il estflanque d'une grosse tour ronde à chaque coin. Les deux façadesexposées au sud et à l'ouest sont enguirlandées de glycines et derosiers grimpants; celles <strong>du</strong> nord et de l'est sont couvertes de lierredont les troncs, gros comme le corps d'un homme à leur sortie deterre, attestent la vétusté, et il faut tous les soins vigilants des jardinierspour que leur végétation envahissante ne cache point sousson vert manteau les arabesques et les rinceaux finement sculptesclans la pierre blanche <strong>du</strong> cadre et des meneaux des fenêtres. Unvaste parc l'entoure ; il est planté de vieux arbres que ni la serpeni la hache n'ont jamais touchés, et il est arrosé de belles eauxlimpides qui font ses gazons toujours verts. Dans une futaie de hêtresvénérables, des corneilles viennent percher chaque nuit, annonçantpar leurs croassements le commencement et la fin <strong>du</strong> jour.C'est ce vieux manoir de Milligan-Park que nous habitons en famille,ma mère, mon frère, ma femme et moi.Depuis six mois que nous y sommes installés, j'ai passé bien desheures dans le chartricr où sont conservés les chartes, les titres depropriété, les papiers de la famille, penché sur une large table enchône noircie par les ans, occupé à écrire ; ce ne sont point cependantces chartes ni ces papiers de famille que je consulte laborieusement,c'est le livre de mes souvenirs que je feuillette et mets enordre.Nous allons baptiser notre premier enfant, notre fils, le petitMattia, et, à l'occasion de ce baptême, qui va réunir tous ceux quiont été mes amis des mauvais jours, je veux offrir à chacun d'euxun récit des aventures auxquelles ils orl été mêlés, comme un témoignagede gratitude pour le secours qu'ils m'ont donné ou l'affectionqu'ilsont eue pour le pauvre enfant per<strong>du</strong>. Quand j'ai achevéun chapitre, je l'envoie àDorchcstcr, chez le lithographe ; et, ce jourmême, j'attends les copies aulographiôes de mon manuscrit pour endonner une à chacun de mes invités.Cette réunion est une surprise que je leur fais, et que je fais aussi


552 SANS FAMILLE.à ma femme, qui va voir son père 3 sa sœur, ses frères, sa tantequ'elle n'attend pas; seuls ma mère et mon frère sont dans le secret.Si aucune complication n'entrave nos combinaisons, tous logerontce soir sous mon toit et j'aurai la joie de les voir autour dema table.Un seul manquera à cette fête, car, si grande que soit la puissancede la fortune, elle ne peut pas rendre la vie à ceux qui nesont plus. Pauvre cher vieux maître, comme j'aurais été heureuxd'assurer votre repos I Vous auriez déposé \a.piva, la peau de moutonet la veste de velours; vous n'auriez plus répété : « En avant,mes enfants! » une vieillesse honorée vous eût permis de relevervotre belle tête blanche et de reprendre votre nom; Yitalis, le vieuxvagabond, fût redevenu Carlo Balzani le célèbre chanteur. Mais ceque la mort impitoyable ne m'a pas permis pour vous, je l'ai faitau moins pour votre mémoire ; et, à Paris, dans le cimetière Montparnasse,ce nom de Carlo Balzani est inscrit sur la tombe que mamère, sur ma demande, vous a élevée; et votre buste en bronze,sculpté d'après les portraits publiés au temps de votre célébrité,rappelle votre gloire à ceux qui vous ont applaudi. Une copie de cebuste a été coulée pour moi ; elle est là devant moi ; et, en écrivant lerécit de mes premières années d'épreuves, alors que la marche desévénements se déroulait, mes yeux bien souvent ont cherché lesvôtres. Je ne vous ai point oublié, je ne vous oublierai jamais,soyez-en sûr; si, dans cette existence .périlleuse d'un enfantper<strong>du</strong>, jen'ai pas trébuché, je ne suis pas tombé, c'est à YOUS que je le dois,à YOS leçons, à vos exemples, ô mon vieux maître! et dans toutefête votre place sera pieusement réservée.pMais voici ma mère qui s'avance dans la galerie des portraits;Tâge n'apoint terni sa beauté; et je la vois aujourd'hui telle qu'ellem'est apparue pour la première fois, sous la vérandah <strong>du</strong> Cygne,avec son air noble, si rempli de douceur et de bonté; seul le voilede mélancolie alors continuellement baissé sur son visage s'esteffacé.Elle s'appuie sur le bras d'Arthur, car maintenant ce n'est plusla mère qui soutient son fils débile et chancelant, c'est le fils devenuun beau et vigoureux jeune homme, habile à tous les exercices <strong>du</strong>


EN FAMILLE. 553'icorps, élégant écuyer, solide rameur, intrépide chasseur, qui, avecune affectueuse sollicitude,offre son bras à sa mère : ainsi, contrairementau pronostic de notre oncle M. James Milligan, le miracle s'estaccompli : Arthur a vécu, et il vivra.A quelque distance derrière eux, je vois venir une vieille femmevêtue comme une paysanne française et portant sur ses bras untout petit enfant enveloppé dans une pelisse blanche; la vieillepaysanne, c'est mère Barberin, et F enfant, c'est le mien, c'est monfils, le petit Mattia.Après avoir retrouvé manière, j'avais voulu que mère Barberinrestât près de nous; mais elle n'avait pas accepté.« Non, m'avait-elle dit, mon petit llémi, ma place n'est pas chezta mère en ce moment. Tu vas avoir à travailler pour t'instruire etpour devenir un vrai monsieur par l'é<strong>du</strong>cation, comme tu en es unpar la naissance. Que ferais-je auprès de toi? Ma place n'est pasdans la maison de la vraie mère. Laisse-moi retourner à Chavïmon.Mais pour cela notre séparation ne sera peut-être pas éternelle.Tu vas grandir ; tu le marieras, tu auras des enfants. Alors,si tu le veux, et si je suis encore en vie, je reviendrai près de loipour élever tes enfants. Je ne pourrai pas être leur nourrice commej'ai été la tienne, car je serai vieille; mais la vieillesse n'empêchepas de bien soigner un enfant; on a l'expérience; on ne dort pastrop. Et puisjeFaimerai, ton enfant, et ce n'est pas moi, tu peux enêtre certain, qui me le laisserai voler comme on t'a volé toi-même.Il a été fait comme mère Barberin désirait; peu de temps avantla naissance de notre enfant, on est allé la cherchera Chavanon, etelle a tout quitté, son village, ses habitudes, ses amis, la vacheissue de la nôtre, pour venir en Angleterre près de nous. Notre petitMattia est nourri par sa mère; mais il est soigné, porté, amusé,cajolé par mère Barberin, qui déclare que c'est le plus bel enfantqu'elle ait jamais vu.Arthur tient dans sa main un numéro <strong>du</strong> Times; il le dépose surma table de travail en me demandant si je l'ai lu, et, sur ma réponsenégative, il me.<strong>mont</strong>re <strong>du</strong> doigt une correspondance de Vienns queje tra<strong>du</strong>is :« Vous aurez prochainement à Londres la visite de Mattia; mal-70i


ôhkSANS FAMILLE.gré le succès prodigieux qui a accueilli la série de ses concerts ici, ilnous quitte, appelé en Angleterre par des engagements auxquels ilne peut manquer. Je vous ai déjà parlé de ces concerls; ils ontpro<strong>du</strong>it la plus vive sensation autant par la puissance et par l'originalité<strong>du</strong> virtuose que par le talent <strong>du</strong> compositeur; pour toutdire, en un mot, Mattia est le Chopin <strong>du</strong> violon. »Je n'ai pas besoin de cet article pour savoir que le petit musiciendes rues, mon camarade et mon élève, est devenu un grandartiste; j'ai vu Mattia se développer et grandir, et si, quand noustravaillions tous trois ensemble sous la direction de notre précepteur,lui, Arthur et moi, il faisait peu de progrès en latin et engrec, il en faisait de tels en musique avec les maîtres que ma mèrelui donnait, qu'il n'était pas difficile de deviner que la prédictiond'Espinassous, le perruquier-musicien de Mende, se réaliserait.Cependant, cette correspondance de Vienne me remplit d'une joieorgueilleuse comme si j'avais ma-part des applaudissements dontelle est l'écho; mais ne l'ai-je pas réellement? Mattia n'est-il pas unautre moi-même, mon camarade, mon ami, mon frère? Ses triomphessont les miens, comme mon bonheur est le sien.À ce moment, un domestique me remet une dépêche télégraphiquequ'on vient d'apporter :« C'est peut-être la traversée la plus courte, mais ce n'est pas laplus agréable ; en est-il d'agréable, d'ailleui's? Quoi qu'il en soit,j'ai été si malade que c'est à lled-Ilill seulement que je trouve laforce de te prévenir ; j'ai pris Cristina en passant à Paris ; nousarriverons à Cheglbrd à quatre heures dix minutes, envoie une voitureau-devant de nous.« MATTIA. »En parlant de Cristina, j'avais regardé Arthur, mais il avaitdétourné les yeux ; ce fut seulement quand je fus arrivé à la fin dela dépêche qu'il les releva.« J'ai envie d'aller moi-même à Chegford, dit-il, je vais faireatteler le landau.


EN FAMILLE. 555- C'est une excellente idée ; tu seras ainsi au retour vis-à-visde Cristina ».Sans répondre, il sortit vivement; alors je me tournai vers mamère. *« Vous voyez, lui dis-je, qu'Arthur ne cache pas son empressement;cela est significatif.— Très significatif. »Il me sembla qu'il y avait dans le ton de ces deux mots commeune nuance de mécontentement; alors, me levant, je vins m'asseoirprès de ma mère, et, lui prenant les deux mains que je baisai :« Chère maman, lui dis-je en français, qui était la langue dontje me servais toujours quand je voulais lui parler tendrement, enpetit enfant; chère maman, il ne faut pas être peinée parce qu'Arthuraime Cristina. Cela, il est vrai, l'empêchera de faire un beaumariage, puisqu'un beau mariage, selon Fopinion <strong>du</strong> monde, estcelui qui réunit la naissance à la richesse. Mais est-ce que monexemple ne <strong>mont</strong>re pas qu'on peut être heureux, très heureux,aussi heureux que possible, sans la naissance et la richesse dans lafemme qu'on aime? Ne veux-tu pas qu'Arthur soit heureux commemoi? La faiblesse que tu as eue pour moi, parce que tu ne peuxrien refuser à l'enfant que tu as pleuré pendant treize ans, ne l'auras-tupas pour ton autre fils? serais-tu donc plus in<strong>du</strong>lgente pourun frère que pour l'autre? »Elle me passa la main sur le front, et m'embrassant :« Oh! le bon enfant, dit-elle, le bon frère! quels trésors d'affectionil y a en toi I— C'est que j'ai fait des économies autrefois ; mais ce n'est pasde moi qu'il s'agit, c'estd'Arthur. Dis-moi un peu où il trouvera unefemme plus charmante que Cristina? n'est-elle pas une merveillede beauté italienne? Et l'é<strong>du</strong>cation qu'elle a reçue depuis que nous .sommes allés la chercher à Lucca ne lui permet-elle pas de tenir saplace, et une place distinguée, dans la société la plus exigeante?— Tu vois dans Cristina la sœur, de ton ami Mattia.— Cela est vrai, et j'avoue sans détours que je souhaite de toutmon cœur un mariage qui fera entrer Mattia dans notre famille.— Arthur t'a-t-il parlé de ses sentiments et de ses désirs?


556 SANS FAMILLE.— Oui, chère maman, dis-je en souriant, il s'est adressé à moicomme au chef de la famille.— Et le chef de famille?...— ... À promis de l'appuyer. »Mais ma mère m'interrompit.« Voici ta femme, dit-elle; nous parlerons d'Arthur plus tard. »Ma femme, vous l'avez deviné, et il n'est pas besoin que je ledise, n'est-ce pas? ma femme, c'est la petite fille aux yeux étonnés,au visage parlant que vous connaissez, c'est Lise, la petite Lise,fine, légère, aérienne. Lise n'est plus muette ; mais elle a parbonheur conservé sa finesse et sa légèreté qui donnent à sa beautéquelque chose de céleste. Lise n'a point quitté ma mère, qui Tafait élever et instruire sous ses yeux, et elle est devenue une bellejeune fille, la plus belle des jeunes filles, douée pour moi de toutesles qualités, do tous les mérites, de toutes les vertus, puisque jel'aime. J'ai demandé a ma mère de me la donner pour femme, et,après une certaine résistance, basée sur la différence de condition,ma mère n'a pas su me la refuser, ce qui a fâché et scandaliséquelques-uns de nos parents. Sur quatre qui se sont ainsi fâchés,trois sont déjà revenus, gagnés par la grâce de Lise, et le quatrièmen'attend, pour revenir à son tour, qu'une visite de nous dans laquellenous lui ferons nos excuses d'être heureux, et cette visite est fixéeà demain.« Eh bien, dit Lise en entrant, que se passe-t-il donc? on secache de moi ; on se parle en cachette ; Arthur vient de partir pourla station de Chegford, le break a été envoyé à celle de Ferry. Quelest ce mystère, je vous prie? »Nous sourions, mais nous ne lui répondons pas.Alors elle passe un bras autour <strong>du</strong> cou de ma mère, et l'embrassanttendrement :« Puisque vous êtes <strong>du</strong> complot, chère mère, dit-elle, je ne suispas inquiète, je suis sûre à l'avance que vous avez, comme toujours,travaillé pour notre bonheur; mais je n'en suis que plus curieuse. »L'heure a marché, et le break que j'ai envoyé à Ferry, au-devantde la famille de Lise, doit arriver d'un instant à l'autre. Alors, voulantjouer avec cette curiosité, je prends une longue-vue qui nous


. 1t!1.EN FAMILLE. 557sert à suivre les navires passant au large ; mais, au lieu de la braquersur la mer, je la tourne sur le chemin par où doit arriver le break.« Regarde dans cette longue-vue, lui dis-je, et la curiosité serasatisfaite. »Elle regarde, mais sans voir autre chose que la route blanche,puisque aucune voiture ne se <strong>mont</strong>re encore.Alors, à mon tour, je mets l'œil à l'oculaire ;« Comment n'as-tu rien vu dans cette lunette? dis-je <strong>du</strong> ton deVitalis faisant son boniment ; elle est vraiment merveilleuse : avecelle je passe au-dessus de la mer et je vais jusqu'en France; c'estune coquette maison aux environs de Sceaux que je vois ; un hommeaux cheveux blancs presse deux femmes qui l'entourent: « Allonsvite, dit-il, nous manquerons le train, et je n'arriverai pas en Angleterrepour le baptême de mon petit-fils; dame Catherine, hâte-toiun peu, je t'en prie; depuis dix ans que nous demeurons ensemble,tu as toujours été en retard. Quoi? que veux-tu dire, Eliennette?voilà encore M Ue Gendarme ! Le reproche que j'adresse à Catherineest tout amical. Est-ce que je ne sais pas que Catherineest la meilleure des sœurs, comme toi, Tiennette, tu es la meilleuredes filles? où trouve-t-on une bonne fille comme toi, qui ne semarie pas pour soigner son vieux père,' continuant grande le rôled'ange gardien qu'elle a rempli enfant, avec ses frères et sa sœur?»Puis avant de partir il donne des instructions pour qu'on soigneses fleurs pendant son absence : « N'oublie pas que j'ai été jardinier,dit-il à son domestique, et que je connais l'ouvrage. »Je change la lunette de place comme si je voulais regarder d'unautre côté :« Maintenant, dis-je, c'est un vapeur que je vois, un grandvapeur qui revient des Antilles et qui approche <strong>du</strong> Havre : à bordest un jeune homme revenant de faire un voyage d'explorationbotanique dans la région de l'Amazone ; on dit qu'il rapporte toutune flore inconnue en Europe, et la première partie de son voyage,publiée par les journaux, est très curieuse; son nom. BenjaminAcquin, est déjà célèbre; il n'a qu'un souci : savoir s'il arrivera àtemps au Havre pour prendre le bateau de Soulhampton et rejoindresa famille à Milligan-Park ; ma lunette est tellement merveilleuse


658 SANS FAMILLE.qu'elle le suit; il a pris le bateau de Soutliampton ; il va arriver. »De nouveau ma lunette est braquée dans une autre direction etje continue :«Non seulement je vois, mais j'entends : deux hommes sont en"wagon, un vieux et un jeune : « Comme ce voyage va être intéressantpour nous! dit le vieux. — Très intéressant, magister. — Nonseulement, mon cher Alexis, tu vas embrasser ta famille, non seulementnous allons serrer la main de Rémi qui ne nous oublie pas,mais encore nous allons descendre dans les mines <strong>du</strong> pays deGalles; tu feras là de curieuses observations, et, au retour, tu pourrasapporter des améliorations à laTruyère, ce qui donnera de l'autoritéà la position que tu as su conquérir par ton travail ; pourmoi, je rapporterai des échantillons et les joindrai à ma collectionque la ville de Yarscs a bien voulu accepter. Quel malheur queGaspard n'ait pas pu venir! »J'allais continuer, mais Lise s'était approchée de moi; elle me pritla tête dans ses deux mains et, par sa çaresse,elle m'empêcha de parler.« 0 la douce surprise ! dit-elle, d'une voix que l'émotion faisaittrembler.— Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, c'est maman, qui avoulu réunir tous ceux qui ont été bons pour son fils abandonné ;si tu ne m'avais pas fermé la bouche, tu aurais appris que nousattendons aussi cet excellent Bob, devenu le plus fameux shoiomande l'Angleterre, et son frère qui commande toujours Y Éclipse. »A ce moment, un roulement de voiture arrive jusqu'à nous, puispresque aussitôt un second ; nous courons à la fenêtre et nous apercevonsle break dans lequel Lise reconnaît son père, sa tante Catherine,sa sœur Etiennette, ses frères Alexis et Benjamin ; prèsd'Alexis est assis un vieillard tout blanc et voûté, c'est le magister.Du côté opposé, arrive aussi le landau découvert dans lequel Mattiaet Cristinanous font des signes de main. Puis, derrière le landau,vient un cabriolet con<strong>du</strong>it par Bob lui-même; Bob a toute la tournured'un gentleman, et son frère est toujours le rude marin quinous débarqua à Isigny.Nous descendons vivement l'escalier pour recevoir nos hôtes aubas dû perron.•a


EN FAMILLE. 559Le dîner nous réunit tous à la même table, et naturellement onparle <strong>du</strong> passé.« J'ai rencontré dernièrement à Bade, dit Mattia, dans les sallesde jeu, un gentleman aux dents blanches et pointues qui souriaittoujours malgré sa mauvaise fortune; il ne m'a pas reconnu, et ilm'a fait l'honneur de me demander un florin pour le jouer sur unecombinaison sûre; c'était une association; elle n'a pas été heureuse: M. James Milligan a per<strong>du</strong>.— Pourquoi racontez-vous cela devant Rémi, mon cher Mattia?dit ma mère ; il est capable d'envoyer un secours à son oncle.— Parfaitement, chère maman.— Alors où sera l'expiation? demanda ma mère.— Dans ce fait que mon oncle, qui a tout sacrifié à la fortune,devra son pain à ceux qu'il a persécutés et dont il a voulu lamort.— J'ai eu des nouvelles de ses complices, dit Bob.— De l'horrible Driscoll? demanda Mattia.— Non de Driscoll lui-même, qui doit être toujours au delà desmers, mais de la famille Driscoll ; M rac Driscoll est morte brûlée unjour qu'elle s'est couchée dans le feu au lieu de se coucher sur làtable^ et Allen et Ned viennent de se faire condamner à la déportation; ils rejoindront leur père.— EtKate?— La petite Kate soigne son grand-père toujours vivant; ellehabite avec lui la cour <strong>du</strong> Lion-Rouge ; le vieux a de l'argent, ilsne sont pas malheureux.— Sicile est frileuse, dit Mattia en riant, je la plains; le vieuxn'aime pas qu'on approche de sa cheminée. »Et, dans cette évocation <strong>du</strong> passé, chacun place son mot. Tousn'avons-nous pas des souvenirs qui nous sont communs et qu'ilest doux d'échanger? c'est le lien qui nous unit.Lorsque le dîner est terminé, Mattia s'approche de moi et, meprenant à part dans l'embrasure d'une fenêtre :« J'ai une idée, me dit-il; nous avons fait si souvent de la musi^que pour des indifférents, que nous devrions bien en faire un peupour ceux que nous aimons.


560 SANS FAMILLE.— Il n'y a donc pas de plaisir sans musique pour toi? quandmême, partout et toujours de la musique; souviens-toi de la peurde nôtre vache*— Yeux-tu jouer ta chanson napolitaine?— Avec joie, car c'est elle qui a ren<strong>du</strong> la parole à Lise. »Et nous prenons nos instruments; dans une belle boîte doubléeen velours, Mattia atteint un .vieux violon qui vaudrait bien deuxfrancs, si nous voulions le vendre, et moi je retire "de son enveloppeune harpe dont le bois lavé par les pluies a repris sa couleurnaturelle.On fait cercle autour de nous; mais, à ce moment, un chien, uncaniche, Capi, se présente. Il est bien vieux, le bon Capi, il estsourd, mais il a gardé une bonne vue; <strong>du</strong> coussin sur lequel ilhabite il a reconnu sa harpe, et il arrive en clopinant «pour lareprésentation »; il tient une soucoupe dans sa gueule; il veut fairele tour « de l'honorable société» en marchant sur ses pattes de derrière,mais la force lui manque; alors il s'assied et, saluant gravement« la société», il met une patte sur cœur.Notre chanson chantée, Capi se relève tant bien que mal « et faitla quête»; chacun met son offrande dans la soucoupe, et Capi,émerveillé de la recette, me rapporte. C'est la plus belle qu'il aitjamais faite; il n'y a que des pièces d'or et d'argent : — 170 francs !Je l'embrasse sur le nez comme autrefois, quand il me consolait,et ce souvenir des misères de mon enfance me suggère une idée quej'explique aussitôt :« Cette somme sera la première mise destinée à fonder une maisonde secours et de refuge pour les petits musiciens des rues; mamère et moi nous ferons le reste.— Chère madame, dit Mattia en baisant la main de ma mère, jevous demande une toute petite part dans votre œuvre ; si vous levoulez bien, le pro<strong>du</strong>it de mon premier concert à Londres s'ajouteraà la recette de Capi. »Une page manque à mon manuscrit, c'est celle qui doit contenir,ma chanson napolitaine ; Mattia, meilleur musicien que moi, écritcelte chanson, et la voici :L


SANS FAMILLE 561CHANTAllegretto,4=0:i £$ = *. r ^*_yE^^H^S^SëS^Fe-nes-la vasciae palrona cru-deYor-riaar-re - ven-ta-reno pîc-cinol -PIANOm P^3=6:->?-?-ZêL^F=*=p£^3=2*£Y7* ,'-7-•*-7-feà-¥—7- -7- -7^3 y 7fe£#*ÈS g î i il3E:j=E — £ ==£.le.to..jç ? ¥-Quan - ta sos-pi-re m'ajc fat-to jet-Co - nalan-cella a glu ven-nennoà^£^=fe£ ife£ te=â? ? 3 ;i=s:Np^gpg-*-*•m-¥--- ^ ?-a-¥•—?• 3 -¥-î#-mt_ç_y—ç-M'ar- de s(o-co - rc comm'ana can-Pem-mc-nne i da chisle pa-lazmS=laarccqua,p^H^I^fgmtsr.l w.1 X, . * -¥—?^^-ï -Ç—ï *-•?-IFp ^ l ^ ^ ^ È ^ t e f e *è =;fe£ = f c f e3: §SiEÉiilS **=F 2E -± 3s "¥• 7 *r S:nezuotm T=* 3E^=fe=fetate.£. SJ_-¥ *-î=3 3 tefefe^è éEPêEHr—i= — y—rf=*Bel - la quan-no teBel - le fem-me ne3=S=ï zfe=—>71


562 SANS FAMILLE1 e®— ' * ~ ?y i—i —scnlo au-no nie - name je a chi vo arc.cqua ?OjcSe. «•EM-s—i3P= -!sr:z^jtrz:?»-.—-S-?;-^^ 1 i 1 !--N-, ÏL-^.-h. _v_ N-V-tfK_,-ÎVHg^^E^-^Erïî*• y— «,—.pi -glîa la spe-rien-zia del-la nevo - la na ncn - uel - ïa da là 'ncop-*=^ï.^iqvcpatm-\—?-*'? > > -*T—-S^-ff-j -# -âl£_; ^ I i 1—• ^ i •zzzl:«zzLa neve è lYed-dacsc fu-ma-ni a«Gliic slo nin-iio-chc va veimcnno ac-N—^-/îzzzr:.?_ zî zzi ~ZTH — ~ - z>zzj—


SANS FA Ml LUS. 563mJ"K-- N"r=Uz£_---» >—•p— j , ---*-*=non mmovuoaju - la.mo - re. c nonc acrc.qilîl.—i—i-y- - rcriKi_ _ __J 1= i *_ -ET—x_—>


PREMIÈRE PARTIE•ClIAP. I.II.III.IV.Y.VI.VII.VIII.IX.Au VILLAGE 1UN PèRE NOURRICIER 10LA TROUPE DU SIGNOR VITALIS 19LA MAISON MATERNELLE 31EN ROUTE 40MES DéBUTS 47J'APPRENDS A LIRE 59PAR MONTS ET PAR VAUX 63JE RENCONTRE UN GéANT CHAUSSé DE HOTTES DESEPT LIEUES 72X.XI.XII.XIII.XIV.XV.XVI.XVII.XVIII.XIX.XX.XXI.DEVANT LA JUSTICE 81EN RâTEAU 93MON PREMIER AMI 117ENFANT TROUVé. 132NEIGE ET LOUP s 141MONSIEUR JOLI-CœUR 165ENTRéE A PARIS 178UN PADRONE DE LA RUE DE LOURCINE 187LES CARRIèRES DE GENTILLY 204LISE 214JARDINIER 226LA FAMILLE DISPERSéE 236SECONDEPARTIEGIIAP. XXII.— XXIII.— XXIV.EN AVANT 255UNE VILLE NOIRE 277ROULEUR 291


566 TABLE DES MATIÈRESCHAT XV. L 1 INONDATION . 302— XXVI. DANS LA REMONTéE 317— XXVII. SAUVETAGE 332— XXVIIL UNE LEçON DE MUSIQUE 355— XXIX. LA VACHE nu PRINCE 367— XXX. MèRE BARBKRîN 3S3— XXXI. L'ANCIENNE ET LA NOUVELLE FA MILLE 404— XXXII. BARBERIN 415— XXXIII. RECHERCHES 431— XXXIV. LA FAMILLE DRISCOLI 447— XXXV. PèRE ET MèRE HONORERAS 459— XXXVI. CARI P ï; R Y E R T I 471— XXXVII. LES BEAUX LANGES ONT MENTI 477— XXXVIII. LES NUITS DE NOEI 4S9— XXXIX. BOB 516— XL. LE CYGNIS 527— XLI. LES BEAUX LANGES ONT DIT VRAI 53SXLIL EN FAMILLE. . . - 550\~V. - --


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