V.Revenons à la silhouette derrière <strong>le</strong> ride<strong>au</strong> et <strong>au</strong> coup<strong>le</strong> se tenantdevant, juste avant que l’homme ne sorte son revolver. Essayonsde nous mettre à <strong>le</strong>ur place. Si <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> de Parrhasios, par laperfection de son exécution – perfection cependant circonscriteà la puissance du <strong>le</strong>urre – pouvait être pris comme vrai, <strong>le</strong> porteurde cette voix qui s’adresse à ceux venus la recueillir, cachéderrière <strong>le</strong> ride<strong>au</strong>, sans visage encore, sans nom, dépourvu descontours de la certitude et réduit à l’imprécision d’une silhouette,mais doué de paro<strong>le</strong> <strong>au</strong> dire de notre ouïe, et que notre raisons’est hâtée à mode<strong>le</strong>r en une seu<strong>le</strong> et même personne, qui est-il ?Tout d’abord puisque je dis « il », sa voix l’attestant, c’est unhomme. Toutefois, l’emploi de cet adjectif possessif n’outrepasse-t-ilpas <strong>le</strong>s conditions d’écoute en présence desquel<strong>le</strong>s nousnous trouvons ? Ne repose-t-il pas sur un marchandage spéculatifqui serait du domaine de la foi ? Il nous f<strong>au</strong>t y croire pourqu’advienne l’incarnation dont <strong>le</strong>s effets, sans notre assentiment,resteraient cois. Entre sa voix et sa silhouette se joue en cetinstant ce que l’imparfaite traduction de la phrase « O utinam anostro secedere corpore possem » joue à celui qui piste l’énigmede Narcisse. À l’instant où celui-ci s’éprend de lui-même, cen’est pas son image qui <strong>le</strong> trompe, mais son corps qu’il croit partageravec el<strong>le</strong> : « Oh, que ne puis-je me séparer de notre corps »se lamente-t-il. Il dit bien notre corps et non pas mon corps <strong>au</strong>contraire de fréquentes traductions qui nous égarent plus qu’el<strong>le</strong>snous permettent de cerner <strong>le</strong> drame qui se cache en cette séparationincomprise³. L’homme derrière <strong>le</strong> ride<strong>au</strong>, entre sa voix etsa silhouette se partage <strong>au</strong>ssi un corps, que <strong>le</strong> ride<strong>au</strong> devant <strong>le</strong>quelnous sommes, dont je disais tout à l’heure qu’il ressemblaità un voi<strong>le</strong>, voi<strong>le</strong> justement <strong>le</strong> partage. Envisager quelqu’un plutôtqu’une silhouette, c’est ne voir en el<strong>le</strong> que <strong>le</strong> travestissement denotre vérité cachée derrière un ride<strong>au</strong>. C’est plier l’opacité duride<strong>au</strong> à notre bon vouloir et contourner sa fonction séparatrice.« La vérité est cachée là derrière » nous disons-nous. Notons toutefoisqu’en ce raisonnement, il nous a fallu accorder à l’imageet <strong>au</strong> son un pouvoir indiciaire que l’un et l’<strong>au</strong>tre, isolément, nepeuvent satisfaire. La voix et cette silhouette derrière <strong>le</strong> ride<strong>au</strong>ne partagent pas forcément <strong>le</strong> même corps.VI.Vous avez constaté <strong>le</strong> désagrément que peut occasionner l’écoutede sa propre voix, après qu’el<strong>le</strong> fut enregistrée, ou lorsqu’amplifiéeel<strong>le</strong> vous revient <strong>au</strong>x oreil<strong>le</strong>s comme la paro<strong>le</strong> d’un <strong>au</strong>tre.Ne vous êtes-vous jamais exprimé : « cette voix ne ressemb<strong>le</strong> pasà la mienne » ? Vous avez peut-être commis parfois la métonymiesuivante en vous exclamant : « cette voix ne me ressemb<strong>le</strong> pas ».
En quoi vous aviez raison : el<strong>le</strong> ne vous ressemb<strong>le</strong> pas, el<strong>le</strong> vousreprésente. Il est intéressant d’observer la réaction d’un acteurqui se découvre avec la voix d’un <strong>au</strong>tre. Il semb<strong>le</strong> faire la découverted’un intrus qui, en quelque sorte, lui <strong>au</strong>rait piqué soncorps <strong>le</strong> temps d’un film. À l’inverse, <strong>le</strong> doub<strong>le</strong>ur ne ressent passon intégrité physique menacée par <strong>le</strong> corps du personnage à quiil prête sa voix. C’est lui qui prête et pourtant, c’est l’<strong>au</strong>trequi se sent dépossédé.VII.Un homme d’une trentaine d’années m’expliquait avoir écouté devieil<strong>le</strong>s cassettes <strong>au</strong>dio – enregistrements de son enfance – sesparents ayant voulu sans doute immortaliser la voix de <strong>le</strong>ur filsou, plus pragmatiquement, l’archiver. Il entendait ce qu’il avaitdit vingt-cinq ans plus tôt. Il eut d’abord l’impression qu’iln’était pas cet enfant qui parlait. Les minutes d’écoute passant,il acceptait cette voix. Par résignation d’abord. Puis s’y habituant,el<strong>le</strong> finissait par lui devenir familière, comme cel<strong>le</strong> d’unproche, un ami de longue date, un parent. L’enfant qu’il écoutaitressemblait à celui dont par<strong>le</strong> Bernanos dans ses « grands cimetièressous la lune » : « Qu’importe ma vie ! Je veux seu<strong>le</strong>mentqu’el<strong>le</strong> reste jusqu’<strong>au</strong> bout fidè<strong>le</strong> à l’enfant que je fus (…), l’enfantque je fus et qui est à présent pour moi comme un aïeul ».C’était comme si, d’un instant de sa vie, il était dépossédé.Comme si cet instant pouvait exister indépendamment de lui, répétab<strong>le</strong>à souhait.Fabrice L<strong>au</strong>terjungÀ suivre…Notes(1) Michel Chion, La voix <strong>au</strong> cinéma, «Les si<strong>le</strong>nces de Mabuse», Ed.Cahiers du cinéma, p. 46.(2)Jacques Lacan, Séminaire XI, <strong>le</strong>s quatre concepts fondament<strong>au</strong>xde la psychanalyse, «Qu’est-ce qu’un tab<strong>le</strong><strong>au</strong> ?», Ed. du Seuil,p 127.(3)Voir Pierre Legendre, Dieu <strong>au</strong> miroir, L’instance de représentationpour <strong>le</strong> sujet, Ed. Fayard, p 41.