message, ils affirment plutôt qu’ils <strong>les</strong> aident à « s’orienter dans leur voyage », à « avancer »(<strong>chez</strong> <strong>les</strong> Khakasses, Potapov 1981 134-135), à « s’orienter dans <strong>les</strong> pays obscurs » (<strong>chez</strong> <strong>les</strong>Évenks, Ivanov 1954, 177). Or qu’est-ce que « s’orienter », sinon établir une coordinationcognitive <strong>et</strong> sensorielle particulière entre son propre corps <strong>et</strong> l’<strong>espace</strong> environnant ? Lesindications des utilisateurs des tambours suggèrent ainsi que <strong>les</strong> dessins pourraient s’éclairer àla lumière des relations entre corps <strong>et</strong> <strong>espace</strong> dans le contexte particulier de l’action rituelle.L’enjeu est ici, pour reprendre <strong>les</strong> termes de C. Severi, de passer « d’une typologie desreprésentations à l’identification d’une logique des relations représentée par l’image au seind’une tradition. » (Severi 2011, 11). L’analyse menée par Severi (2007) des dessins utilisésdans <strong>les</strong> traditions <strong>chamaniques</strong> amérindiennes montre que, s’il s’agit bien de pictographies,leur rôle n’est pas pour autant de « représenter » de façon sémiotique une doctrin<strong>et</strong>héologique. Ces dessins constituent plutôt un « art de la mémoire » dédié à la performancerituelle. L’essentiel est alors « la relation qui s’établit entre une iconographie relativementstable <strong>et</strong> un usage rigoureusement structuré de la parole rituelle, entre iconographie organiséeen forme paralléliste <strong>et</strong> mise en mémoire. » (Severi 2007, 198).C’est bien en explorant <strong>les</strong> rapports des dessins <strong>chamaniques</strong> sibériens avec le déroulement del’action rituelle que l’on a le plus de chances de faire progresser leur compréhension. Pourautant, ces images ne se laissent pas déchiffrer à la façon d’une pictographie amérindienne :el<strong>les</strong> n’ont pas d’ordre de lecture, el<strong>les</strong> accompagnent de nombreux chants divers, de sortequ’el<strong>les</strong> sont de peu de secours pour la mémorisation d’une structure chantée.Dans le rituel sibérien, <strong>les</strong> gestes du chamane contribuent, autant sinon plus que ses chants, àévoquer au cœur de la scène rituelle l’<strong>espace</strong> invisible qui sert de cadre mental à l’action. Laperformance chamanique a en eff<strong>et</strong> ceci de particulier qu’elle accomplit une coordinationréglée entre un <strong>espace</strong> visible, généralement la maison du malade, <strong>et</strong> un <strong>espace</strong> <strong>virtuel</strong>inaccessible à l’assistance, où le chamane est supposé négocier <strong>et</strong> lutter en faveur de sonclient. C<strong>et</strong>te association singulière entre corps <strong>et</strong> <strong>espace</strong> va nous amener à proposer uneapproche « sensori-motrice » des dessins des tambours. C’est dans la motricité que corps <strong>et</strong><strong>espace</strong> se coordonnent <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te motricité s’accompagne toujours d’un engagement des sens(Berthoz 1997; Warnier 1999). Notre hypothèse est que <strong>les</strong> images des tambours jouent unrôle majeur dans la redéfinition du cadre spatial de l’action gestuelle du chamane. À cesimages sont couplées des schémas sensori-moteurs conventionnels coordonnantproprioception, <strong>espace</strong> réel <strong>et</strong> <strong>espace</strong> <strong>virtuel</strong>.Nous examinerons ici le cas des tambours khakasses qui sont parmi <strong>les</strong> plus richement ornés<strong>et</strong> <strong>les</strong> mieux documentés de Sibérie. Les Khakasses, autrefois appelés Tatars de Minoussinsk,sont un peuple turcophone réunissant plusieurs groupes, <strong>les</strong> Kačin, <strong>les</strong> Beltir, <strong>les</strong> Kyzyl, <strong>les</strong>Sagaj <strong>et</strong> <strong>les</strong> Kojbal. Ils sont établis dans la vallée du haut Iénisséï sur <strong>les</strong> contrefortsseptentrionaux des monts <strong>Saïan</strong>. Les Khakasses ont été formellement christianisés à partir duXIXe siècle, sans que l’Église ne parvienne à faire sensiblement reculer <strong>les</strong> pratiques<strong>chamaniques</strong>. La fabrication traditionnelle des tambours a cessé à l’époque des sanglantesrépressions soviétiques dans <strong>les</strong> années 1930 (cf. Stépanoff 2009).Les tambours khakassesIvanov a recensé 50 tambours khakasses portant des dessins lisib<strong>les</strong> dans <strong>les</strong> collections desmusées russes. Au total ce sont environ 1500 figures qui se laissent reconnaître sur cestambours (1955, 178). Des commentaires détaillés de chamanes expliquant <strong>les</strong> dessins ont étérelevés de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe par <strong>les</strong> <strong>et</strong>hnologues khakasses N. Katanov2
(Katanov 1897, 1907b, 2000), S.Majnagašev (archives Musée d’anthropologie <strong>et</strong>d’<strong>et</strong>hnographie de Saint-Pétersbourg) <strong>et</strong> V. Butanaev (Butanaev 2006) <strong>et</strong> par <strong>les</strong> RussesD. Klemenc (Klemenc 1890), L. Potapov (Potapov 1981) (voir aussi Ivanov 1955) 2 .Le tambour (tüür) était l’instrument principal des chamanes khakasses. Une personnereconnue comme ayant <strong>les</strong> qualités de chamane entrait en fonction par le rituel d’animation deson tambour, spécialement fabriqué par son entourage pour elle.De forme ronde, <strong>les</strong> tambours khakasses ont un diamètre de 70 cm <strong>et</strong> plus. Le cadrecylindrique, en bois de saule, est traversé par un manche vertical de bouleau, percé de part enpart de trous triangulaires. C’est par ces trous que, à l’appel du chamane, <strong>les</strong> esprits sontcensés pénétrer dans le tambour <strong>et</strong> ressortir de l’autre côté après la séance chamanique(Klemenc 1890, 25). Une tige métallique sur laquelle sont suspendus cloches, pendeloquesmétalliques <strong>et</strong> rubans traverse horizontalement le manche.La membrane est faite d’une peau d’animal : cheval hongre, cervidé ou bouqu<strong>et</strong>in. Le battoir(orba) en bois de cerf maral est couvert de fourrure <strong>et</strong> orné de rubans.Figure 1. Tambour khakasse (Beltir), Atlas Sibiri (1961) tabl.20.2 Il n’existe pas, à notre connaissance, d’enregistrements sonores ou filmiques de rituel khakasse antérieur à lapériode soviétique, aussi nous n’aborderons pas <strong>les</strong> questions touchant à la dimension musicale de laperformance.3