par Céline Chazalviel
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Sur<br />
le curatiNg<br />
Le travail du curateur 1 consiste en un placement des œuvres<br />
dans l’espace d’exposition. C’est d’ailleurs ce qui différencie le<br />
curateur de l’artiste, l’artiste ayant le privilège d’exposer des<br />
objets qui n’ont pas encore été élevés au rang d’œuvre d’art.<br />
Dans ce cas, ils gagnent précisément ce statut en étant placés<br />
dans l’espace d’exposition. Duchamp, en exposant l’urinoir, n’est<br />
pas un curateur mais un artiste, <strong>par</strong>ce que c’est à la suite de sa<br />
décision de présenter un urinoir dans le cadre d’une exposition,<br />
que cet urinoir est devenu une œuvre d’art. Cette chance est<br />
déniée au curateur. Il peut évidemment exposer un urinoir,<br />
mais seulement s’il s’agit de celui de Duchamp – c’est-à-dire,<br />
un urinoir qui a déjà acquis le statut d’œuvre d’art. Le curateur<br />
peut aisément exposer un urinoir non signé, qui n’aurait pas le<br />
statut d’œuvre, mais il sera alors seulement considéré comme<br />
un exemple d’une certaine époque du design européen, servant à<br />
contextualiser les œuvres exposées, ou remplissant quelque autre<br />
fonction secondaire. En aucun cas cet urinoir n’obtiendra le statut<br />
d’œuvre d’art – et à la fin de l’exposition, il ne rentrera pas au<br />
musée, mais d’où il venait. Le curateur peut exposer, mais il n’a<br />
pas le pouvoir magique de changer en art ce qui n’en est pas <strong>par</strong><br />
le simple fait de l’exposer. Cette capacité, selon les conventions<br />
culturelles actuelles, ap<strong>par</strong>tient à l’artiste, et à lui seul.<br />
Il n’en a pas toujours été ainsi. À l’origine, l’art devenait de<br />
l’art sur décision des commissaires, et non pas des artistes. Les<br />
premiers musées d’art sont ap<strong>par</strong>us au tournant du XIX e siècle,<br />
et se sont établis au cours de ce même siècle, à la suite des<br />
révolutions, guerres, conquêtes impériales et pillages des cultures<br />
non-européennes. Toutes sortes de « beaux » objets fonctionnels<br />
– au<strong>par</strong>avant utilisés pour divers rituels religieux, décorer les<br />
demeures de ceux qui étaient au pouvoir ou manifester la richesse<br />
privée – furent accumulés et exposés comme œuvres d’art – c’està-dire,<br />
comme des objets de contemplation pure, autonomes<br />
et défonctionnalisés. Les conservateurs qui administraient ces<br />
musées ont « créé » de l’art <strong>par</strong> des actes iconoclastes dirigés<br />
contre les icônes traditionnelles de la religion ou du pouvoir,<br />
en réduisant ces icônes à de simples œuvres d’art. L’art était<br />
initialement « juste » de l’art. Sa perception comme telle se situe<br />
1 Toutes les occurrences du terme « curator » n’ont pas été traduites <strong>par</strong> le même mot,<br />
mais, alternativement, <strong>par</strong> « curateur », « commissaire » ou « conservateur »,<br />
pour essayer d’en rendre au mieux toute la richesse de sens. (Ndt)<br />
BoriS groyS<br />
Traduit de l’anglais <strong>par</strong> Aude Launay<br />
dans la tradition des Lumières qui considéraient toutes les icônes<br />
religieuses comme « des objets profanes sécularisés » – et l’art<br />
seulement comme de beaux objets, comme de simples œuvres<br />
d’art. La question est alors de savoir pourquoi les commissaires<br />
ont-ils perdu le pouvoir de créer de l’art <strong>par</strong> son exposition, et<br />
pourquoi ce pouvoir est-il passé aux artistes ?<br />
La réponse est évidente : en exposant un urinoir, Duchamp<br />
ne dévalue pas une icône sacrée, comme avait pu le faire le<br />
conservateur de musée ; il promeut un objet produit en masse<br />
au rang d’œuvre d’art. De cette manière, le rôle de l’exposition<br />
dans l’économie symbolique a changé. Les objets sacrés furent<br />
jadis dévalués pour produire de l’art, aujourd’hui, au contraire,<br />
les objets profanes sont valorisés pour devenir de l’art. Ce qui<br />
était au dé<strong>par</strong>t un iconoclasme s’est changé en iconophilie. Mais<br />
ce déplacement dans l’économie symbolique avait déjà été amorcé<br />
<strong>par</strong> les commissaires et critiques du XIX e siècle.<br />
Toute exposition raconte une histoire, en dirigeant le<br />
spectateur à travers elle selon un ordre <strong>par</strong>ticulier ; l’espace<br />
d’exposition est toujours un espace narratif. Le traditionnel<br />
musée d’art racontait l’histoire de l’émergence de l’art et de sa<br />
victoire ultérieure. Les œuvres individuelles chroniquaient cette<br />
histoire – et ce faisant, elles ont perdu leur ancienne signification<br />
représentative ou religieuse et ont gagné un nouveau sens. Dès<br />
lors que le musée est ap<strong>par</strong>u comme le nouveau lieu de culte, les<br />
artistes ont commencé à travailler spécifiquement pour lui : les<br />
objets historiquement signifiants n’avaient plus besoin d’être<br />
dévalués pour servir d’art. À leur place, des objets profanes,<br />
tout neufs, s’inscrivaient comme des œuvres d’art <strong>par</strong>ce qu’ils<br />
auraient incarné une valeur artistique. Ces objets n’avaient pas<br />
de préhistoire ; ils n’avaient jamais été légitimés <strong>par</strong> le pouvoir ou<br />
la religion. Tout au plus pouvaient-ils être considérés comme des<br />
signes d’une « vie simple, quotidienne » d’une valeur indéterminée.<br />
Ainsi leur inscription dans l’histoire de l’art signifiait pour ces<br />
objets une valorisation, et non une dévaluation. Et les musées,<br />
de lieux d’un iconoclasme inspiré des Lumières, devinrent des<br />
lieux d’iconophilie romantique. Exposer un objet comme de l’art<br />
ne signifiait dès lors plus sa profanation, mais sa consécration.<br />
Duchamp a simplement mené cette tendance à son <strong>par</strong>oxysme<br />
lorsqu’il dévoila le mécanisme iconophile de glorification de<br />
simples choses <strong>par</strong> l’appellation d’œuvre d’art.